Je suis sans nouvelles de moi.
Ce fut sans doute l'un des plus beaux matins du monde, puisque ce fut celui où IL mourut.
La lune, quand elle est pleine, et toi aussi, te fait penser à un cul, admets ? Eh bien, cette nuit-là, pas du tout. C'était une lune fielleuse, plus blanche qu'un lilas offert à une jeune tuberculeuse, zébrée de nuages noirâtres aux allures de crapauds, de vampires et de hiboux (lorsqu'ils n'ont rien à voir avec les joujoux, les bijoux et les sapajous). Une lune à laquelle aucun cinéaste n'aurait osé crever l'œil avec un obus par peur de voir surgir de l'orbite défoncée tous les personnages maléfiques hantant sa pensée. Une lune d'hiver, engendresse de froidure et de brumes. Elle projetait sur le sol cahoteux, chaotique et glacé de la petite commune de Saint-Jean-Nivers une pâleur bizarrement contrastée qui conférait à notre astre un aspect angoissant. Les branches squelettiques des pommiers du verger s'étaient chargées de givre et menaçaient de se rompre à tout instant, comme des cols de fémur dans un hospice pour génaires[2].
Anatole Blondeau était agrippé au volant de son tracteur. Ses fesses débordaient de la selle de cuir comme les joues du regretté Louis-Philippe sur son jabot de dentelle. L'engin progressait dans la fantomatique blancheur du petit jour qu'accentuait la danse de ses phares. Le passage des pneus dans la gelée abandonnait une traînée baveuse d'escargot en balade sur un voile de mariée. Curieusement, ni la pétarade du moteur, ni le brinquebalis du tombereau ne semblaient troubler la quiétude de l'endroit.
Parvenu au sommet d'une butte, le paysan éteignit ses phares et coupa le contact. Petit à petit, les bâtiments de sa modeste ferme située en contrebas commencèrent à se dessiner sur sa rétine. Il ne lui restait plus qu'à laisser son mastodonte descendre doucement le chemin, en contrôlant la vitesse à l'aide du frein à main.
L'équipage s'arrêta dans un crissement auprès d'une espèce de marigot qui de jour se révélait être une vaste fosse à purin. Rétablissant le moteur, Anatole manœuvra de façon à mettre à cul le tombereau au-dessus de l'ignoble liquide.
Anatole sauta de son poste de conduite, témoignant d'une souplesse surprenante pour un homme de sa corpulence. Il faut dire qu'il était encore jeune, bataillant à peine sur les frontières de la cinquantaine. Il retira les goupilles de la ridelle arrière, découvrant une masse imposante qui occupait le centre du plateau.
Il s'agissait d'un corps humain auquel trois grosses pierres étaient attachées.
Le cultivateur actionna une manette qui provoqua le soulèvement de la benne. Malgré l'inclinaison, le cadavre restait plaqué au fond par le poids de son lest.
— T'veux pas y alla, t'vas y alla quand même, s'impatienta Anatole.
S'emparant de sa fourche, il la planta sans répulsion dans la viande morte, pour aider le corps à glisser contre le métal et à plonger dans le lisier. Il y eut d'abord un gros floc, quelques remous dans le purin, un bruit d'égout en vidange puis le calme, le silence.
— V'là une tombe pour toi, mon salaud, murmura le paysan en se signant comme tout bon chrétien en pareille circonstance.
Une lumière venait de s'allumer au rez-de-chaussée de la fermette et une silhouette de femme replète se découpait sur le pas de la porte.
— Natole ! Tu travailles déjà à c't'heure ?
— Les bêtes, ça attend pas, ma pauvre Martha, fit le gros homme en s'approchant.
— Tu vas y laisser ta santé.
— Elle me sert à quoi ma santé, maintenant que Juliette est morte ?
Martha se jeta dans les bras de son mari.
— Ne parle plus de ça, je t'en supplie.
Elle portait pour tout vêtement cette robe de chambre en pilou grisâtre qu'il lui avait toujours connue. Anatole glissa sa main entre deux cuisses encore fermes, remonta jusqu'à une humide touffeur qu'il fourragea sans retenue. Puis il porta ses doigts à son nez, les huma longuement et décela sur son index le délicat fumet d'une potée en bonne voie de digestion. Ipso facto, il identifia l'aigrelette salinité de son médius. Satisfait, il claqua le fessier de sa femme.
— Prépare un café fort, Martha. La nuit a été rude…