Dernière partie LE PIÈGE

Chapitre bonze(ou bronze, ou gonze… Tu choisis, je m'en fous !)

Mon piège était tendu, je pouvais donc savourer ce que l'on nomme « le repos du guerrier » dans les romans plus zhuppés que les miens[33].


Félicie se trouvait toujours au chevet de la cousine Adèle dont la tentative de suicide oléagineux nécessitait un suivi psychologique, le remplacement de la moquette et une surveillance de chaque instant pour parer à toute récidive qui aurait conduit la maison Lesieur à la rupture de stock.

En bon père de famille moyenne, le survête en moins, j'ai emmené Marie-Marie et ma petite Antoinette dans un Macdo pas plus Bové que les autres. La gamine a picoré trois frites, pompé avec sa paille une gorgée de Coca avant de le renverser, s'est payé douze tours de manège et huit de toboggan. Dès qu'elle a eu vomi on est rentrés à Saint-Cloud, on l'a couchée et elle s'est endormie après avoir écouté une version soft du Petit Poucet. J'ai alors interprété la version hard du Gros Poucet à ma Musaraigne de femme.

Si bien qu'à l'heure où je te reviens au présent, elle ondule en gémissant sur mon ventre car elle adore me chevaucher. Je l'attrape par les hanches pour augmenter la cadence. Je remarque alors la porte de notre chambre qui pivote lentement sur ses gonds. Ma première crainte est de voir paraître ma fille, suite à un cauchemar digestif. Je ramène le drap sur le cul de Marie-Marie. Ma seconde idée est qu'un petit malin pourrait avoir envie de me plomber en plein coït. Mon flingue fleurit dans ma pogne comme un tournesol à midi. Tout ça ne m'a pas pris plus d'un centième de seconde. Marie-Marie ne s'est aperçue de rien.

Je suis vite rassuré en découvrant Maria notre bonne éternelle qui s'encadre discrètement. Sa robe de chambre est largement ouverte pour me permettre d'apprécier à sa juste valeur son luxuriant tablier de sapeur qu'elle astique sans ménagement de trois doigts fougueux. Je lui adresse un clin d'œil de connivence et redouble d'ardeur. Elle jouit en même temps que nous, larguant une giclée de mouillette que la moquette de haute laine ne tardera guère à éponger. Puis elle referme la porte et s'en retourne comme elle est velue[34]. Ça, c'est du personnel surchoix !

A l'instant même, le biniou se met à carilloner. J'ai un Roykeau surexcité au bout du fil. La trappe a fonctionné. Nicolas Godemiche a été intercepté à la gare de Nogent-le-Rotrou alors qu'il débarquait d'un train en provenance de Chartres. On va le conduire de ce pas dans le bureau du la juge Annick Hatouva. On m'attend au plus vite. Je reluque ma tocante, elle affiche un dix heures dix très gaullien. Le temps d'un baiser sur les miches de Marie-Marie, et de me laver la biroute, je serai sur place dans une heure.

Je fus un peu en retard car Maria m'attendait à la salle de bains pour me débarbouiller Popaul. Ce qu'elle fit avec une technique labiale et linguale qui n'appartient qu'à elle.

Viva Maria !

* * *

— Vous la servez comment-est-ce M'âme Martha, vot' tarte aux pommes ? questionne Béru, frisant l'apoplexie.

— Caramélisée, flambée au calvados et nappée de crème fraîche, raconte la brave paysanne.

Le Mastard apprécie.

— Léger comme j'aime. Mais si ça serait un effet de vot' bonté, j' reprendrerais bien un peu d' potée avant le dessert.

— Y a le Livarot, aussi, m'sieur l'inspecteur ! précise Anatole Blondeau.

— J'oublille pas, fait le Gravos. La potée est tellement si bonne qu'elle a un goût de reviendez-y. Juste une p'tite assiette échantillon : un jambonneau, deux trois saucisses, quèques patates avec du chou. Je vais faire l'impasse sur les carottes vu que j'ai déjà les fesses roses !

La-dessus, il éclate d'un rire postillonnant, tandis que la mère Blondeau lui remplit son écuelle l'air tellement las que son mari prend le relais.

— Tu tiens plus debout, ma grande. Monte te coucher, je vais m'occuper de notre invité.

— C'est pas de refus.

La femme dénoue son tablier, embrasse son époux sur le front, serre la main de Béru et s'évacue d'un pas pesant dans l'escalier. Sitôt qu'elle a quitté la pièce, Anatole se confie à Alexandre-Benoît.

— Depuis l'assassinat de Juliette, elle n'a pas fermé l'œil, moi non plus, d'ailleurs.

Tout en ingurgitant sa platée de victuailles, Béru compatit avec sa délicatesse coutumière.

— Je sais c' que c'est ! Y a deux ans on a perdu Dick, un épagneul-labrador de toute beauté. Ecrasé par un taxi. Eh ben j' vous jure que les premiers temps, fallait qu' j' me force pour avaler mes apéros.

Un long silence s'établit entre les deux hommes, à peine troublé par les déglutitions de fortes lampées de cidre. Le paysan sort d'un tiroir la dernière édition de La République du Perche et la brandit devant Béru. En première page on peut lire le titre qui fait la manchette de tous les quotidiens et la une des journaux radio et télé : « Le père a vu l'assassin de sa fille, pourquoi refuse-t-il de le dénoncer ? »

— Je me demande à quoi ça sert, toutes vos manigances, grommelle-t-il. J'ai rien vu.

— On le sait bien, mais c'est un piège !

— Pour pas inquiéter Martha, j'ai caché le journal et je lui ai dit que vous étiez simplement ici pour les besoins de l'enquête.

— V' z' avez bien fait, M'sieur Anatole, explique l'Obèse. Mon supérieur rachitique, le commissaire San-Antonio qu' vous connaissez, s' sert de vous comme chèvre, pour empâter le céréales killer qui tue en série. La vérité, c'est que j' sus là pour vous protéger.

— Vous croyez que j'ai besoin d'être protégé ? ricane le cul-terreux en désignant un fusil accroché au mur.

— C't' une mesure de sécurité qu'on prend par précaution, pléonasme Béru, en se servant d'autorité la moitié du Livarot. Vous z'aureriez rien de plus musclé à boire pour accompagner le from'ton ?

— Ma gnole ? Propose Anatole. Ou mon calva ?

— Voilà des mots que j'aime entendre, poétise le Mastard en se pourléchant les babines. Apportez les deux, on va trier.

A l'étage, Martha fermait les volets de sa chambre. Elle ne remarqua pas que le coffre de la vieille D.S. de Bérurier se soulevait et qu'une ombre s'en évadait.

* * *

Nicolas Godemiche a l'air de ce que l'on nomme dans sa Beauce natale « une corneille pouilleuse » et en Bretagne « une mouette mazoutée ». Il a perdu toute sa superbe et son teint est plombé comme un wagon en partance pour Auschwitz.

Malgré l'heure tardive, la juge Hatouva s'est fardée façon marquise de Pompadour et sa jupe est si courte qu'elle cache à peine l'amorce dentellière de ses bas jarretières. En l'absence de sa greffière, elle tape elle-même la déposition sur l'ordinateur.

Nicolas, profil bas, commence par s'excuser auprès du commissaire Roykeau. S'il lui a tiré dessus, c'était pour récupérer les lettres de Mathilde. Il ne voulait pas que son père apprenne sa liaison avec sa belle-sœur.

Refusant de me laisser embarquer sur un terrain qui ne m'intéresse pas, je reviens au cœur du débat.

— Que faisiez-vous dans ce train pour Nogent, le vouvoie-je-t-il, car il est de mauvais goût de tutoyer un prévenu en présence d'un juge.

— Je venais tuer Anatole Blondeau, répond-il, le plus simplement du monde.

— Pour quelle raison ? questionne la juge.

— J'avais peur qu'il me dénonce…

— … d'avoir assassiné sa fille Juliette ? interviens-je.

— C'est ça, admet Nicolas.

— Comme vous avez tué le Dr Collot parce qu'il avait remarqué votre voiture ? insiste Annick Hatouva.

— C'est ça, répète le jeune homme.

— Vous l'avez tué avec une hache que vous avez dérobée chez Aimé, le contremaître du Pinson-Tournan ? interviens-je.

— C'est ça, dit encore Godemiche junior.

Je décide de lui mettre la pression.

— Vous êtes également le meurtrier de Mélanie ?

— Bien sûr.

— Parce qu'elle vous faisait chanter ?

— Bien sûr.

— Avec ce cliché ?

Je lui tends la photo compromettante. Il n'y jette même pas un œil et se contente de murmurer : « Vous avez réussi à la trouver ? Pas moi ! »

A son tour, la juge observe le tirage et ses pommettes de cochonne s'empourprent légèrement.

— Pourquoi avoir tué Suzie ? à-brûle-pourpointé-je.

Nicolas paraît soudain désemparé.

— Parce que… parce qu'elle avait découvert la photo et me faisait chanter à son tour.

— Bien.

Je marque un temps et repars à l'assaut.

— Je comprends mal le meurtre de Juliette. Cette fille vous aidait, elle vous cachait, n'est-ce pas ?

— Elle semblait craquer, elle allait me trahir.

— Votre sentiment, madame le juge ?

La femme hésite à peine.

— Je prononce la mise en examen de M. Nicolas Godemiche pour homicide volontaire sur les personnes de Mélanie Godemiche, Suzie Morrand, Albert Collot et Juliette Blondeau.

Elle demande à Roykeau et aux deux autres poulets qui l'accompagnent d'évacuer l'inculpé. Nous nous retrouvons seuls, elle et moi. Calmement, Mme le juge va donner deux tours de clé à la porte de son bureau. Puis elle revient à sa table de travail, la balaye d'un revers de bras et s'y assoit jambes ouvertes.

Tu me crois si je te dis qu'elle n'a pas de culotte ?

* * *

— Sur le palier, Anatole désigna une porte à Béru.

— Tu couches là[35].

Le Gravos fit la moue.

— Et ta chambre, c'est laquelle-t-est-ce ?

— L'autre.

Alexandre-Benoît se frictionna le menton.

— C'est pas prudent que tu dormasses dans ta piaule, rapport à l'assassin qui rôde. Faudrait mieux que tu prisses la chamb' d'amis et que moi je monte la garde dans ta carrée.

— Tu crois ?

— J' suis sûr !

— Mais ma femme ?

— J' vais m'faire tout p'tit pour pas la déranger.

Lorsque Martha se réveilla, il était trop tard. L'anaconda de Bérurier l'avait investie jusqu'en des profondeurs qui constituent un point de non-retour. Elle prit le parti de jouir en silence, mais ses ébats firent néanmoins chuter le téléphone qui se décrocha.

Ce petit incident ne fut pas sans conséquences.

* * *

Tu sais à quoi je gamberge en fonçant pied au plancher en direction de la Vieille-Nave ? Pas à la troussette sur le burlingue de la belle Annick ! C'est pourtant une mouilleuse d'exception. Je parie que la greffière, demain, va se faire un sandwich avec le buvard de son sous-main.

Non, je repense aux trois gros mensonges du fils Godemiche ! Tu veux que je les énumère où tu les as pointés toi-même ? Bon, alors, j'y vais. Pour assister ma mémoire, j'ai pris la précaution d'enregistrer l'interrogatoire, ce qui est strictement interdit dans le bureau d'un juge d'instruction. Mais tu ne crois pas qu'après une fourrée pareille, Miss Hatouva risque de porter le pet ?

Ecoute l'enregistrement en remontant de la fin vers le début.

Question posée par le gars moi-même : « Je comprends mal le meurtre de Juliette. Cette fille vous aidait, elle vous cachait, n'est-ce pas ? »

Réponse de Nicolas : « Elle semblait craquer, elle allait me trahir. »

Comment croire cette baliverne ? Si Juliette voulait dénoncer Nicolas, elle l'aurait fait en la présence de ses parents. Elle aurait appelé la police et ne lui aurait pas porté un plateau-repas dans la grange. Tu me suis ?

Autre question : « Vous l'avez tué (on parle du Dr Collot) avec une hache que vous avez dérobée chez Aimé, le contremaître du Pinson-Tournan ? »

Réponse de Godemiche junior : « C'est ça ! »

Faux, archi-faux ! Aimé m'a certifié avoir prêté cette hache à Nicolas l'hiver dernier. Le jeune homme ne l'a donc pas volée. En fait, il ne sait pas de quelle hache il s'agit. Ce qui prouve qu'il n'a pas assassiné le toubib, contrairement à ses aveux.

Troisième question de ma part : « Pourquoi avoir tué Suzie ? »

Réponse de l'inculpé : « Parce que… parce qu'elle avait découvert la photo et me faisait chanter à son tour. »

Encore un mensonge. Le cliché, nous l'avons trouvé Béru et moi, dans le freezer dégivré bien après la mort de Suzie.

J'ai la ferme conviction que Nicolas n'est pas le psychopathe que nous traquons.

Alors ?

Un étrange gargouillis parcourt mon œsophage.

Antoine aurait-il pu m'abuser à ce point ?

* * *

Quand je pénètre dans la cour en faisant crisser les gravillons, le château de la Vieille-Nave baigne dans le silence et la solitude. Le disque lunaire blanc et glacial propage une lueur macabre sur la vaste demeure.

La BMW de Jacquemart-André n'est pas là. Je me précipite à l'entrée principale. Je frappe, sonne, braille. Aucune réponse. Dommage, car j'aurais voulu l'interroger sur un point qui me turlupine et me tord la pine. Il prétend avoir vu le roller-man, donc Antoine, lesté d'un sac à dos et de haches. Mon fils nie le sac à dos et les haches.

Qui ment ?

Les deux admettent que la rencontre a eu lieu à 20 heures, le soir du meurtre de Suzie. Ce que corrobore le reçu de péage du vieux Godemiche.

Un truc me frappe soudain. Jacquemart est absent. Comme il était absent le soir de la rave-party et l'après-midi de l'assassinat de Suzie. Je sors mon téléphone et me lance dans une recherche simple : où se trouvait Jacquemart-André lorsqu'il m'a rappelé soi-disant depuis le salon agricole de la porte de Versailles ? Trois minutes plus tard, j'ai la réponse. L'appel de Godemiche father a été transmis par la borne de Chartres-Cathédrale. Cet enfoiré n'était pas à Paris, mais bien dans la région du meurtre de Suzie !

Ma tête chavire. J'ai du mal à rassembler les pièces de ce macabre puzzle. Je n'ai jamais suspecté Jacquemart grâce à son abord sympathique, et à cause de ce ticket de péage qu'il ne m'a pas présenté spontanément. C'était magnifiquement joué, de me le laisser découvrir par hasard. Un chef-d'œuvre psychologique ! S'il m'avait brandi le reçu sous le nez, j'aurai vérifié son alibi avec davantage de minutie.

En vérité, il a eu le temps nécessaire pour éventrer Suzie, fendre le crâne du docteur Collot, repartir pour Saint-Arnoult par la nationale 10 et reprendre l'autoroute en direction de Chartres. Ticket acquitté à 19 h 48, sans bavure !

Plus question de tergiverser. Je sors mon sésame et crochète la serrure du château en moins de temps qu'il ne t'en faut pour contourner l'élastique du slip de ta secrétaire.

Je trace direct à la chambre de Nicolas et me plante devant le coffre. Ma boîte à idées est en ébullition. Je me concentre pour retrouver le code d'ouverture du coffiot.

« Souviens-toi, mec ! m'exhorté-je. La date de la mort de Mme Godemiche. C'était un jour funeste… le 13 ! Je suis sûr que c'était le 13. »

Je compose ces deux chiffres sur la molette et gamberge à nouveau. Elle est morte il y a sept mois, m'a dit Jacquemart. Compte à rebours… ce devait être en Avril… 04. Bingo ! La porte blindée pivote.

Je plonge la main et happe le dossier médical entr'aperçu naguère. Je le feuillette en mouillant mes doigts, comme lorsque tu es parvenu à l'intérieur de la culotte de la même secrétaire (ou d'une autre, c'est ta vie privée, mon pote !).

Même si je n'ai pas fait chirurgie en première langue, je pige tout de suite que le cancer de l'épouse Godemiche a nécessité l'ablation de l'utérus et des ovaires, ainsi que le retrait des glandes mammaires.

Un bruit dans les étages m'extirpe de ma torpeur. Je repense alors à ce grenier si propre qu'on y mangerait par terre. Le vieux Jacquemart ne se planquerait-il pas dans ses combles ?

Je fuse dans les escadrins comme un Scud durant la guerre du Golfe. Je retrouve la pièce telle qu'en elle-même. Clean mais imprégnée d'une odeur âcre de mauvais aloi. Je constate que la fenêtre de la lucarne est ouverte et qu'une chouette tente de se cacher sous une poutre. C'est elle que j'ai entendue marcher.

J'essaie de la rassurer en lui parlant avec douceur.

— N'aie pas peur, ma petite mère ! Je n'ai jamais fait de mal à un bipède, pourvu qu'il ait des ailes.

Tout en parlant, je remarque un fil électrique qui court depuis la loupiote centrale jusqu'à une cloison. Je tapote la paroi constituée de lambris de pin et finis par dégauchir la faille. Un espace plus large entre les lattes dissimule un piton. J'appuie dessus. Cette action déclenche l'ouverture d'une porte dérobée.

Je tâtonne pour trouver l'interrupteur et la lumière fut. Je regretterai toute ma vie ce geste inconsidéré. Le spectacle est l'un des plus insoutenables qu'il m'ait été donné de contempler.

Allongée sur un divan, Madame Godemiche m'accueille, cheveux cendrés, bouclés et ténus comme les fils d'une toile d'araignée. Ses yeux et son nez ne sont plus que trois trous dans un faciès verdâtre et parcheminé. La robe recouvrant son squelette commence à être rongée par la vermine.

Au pied de ce catafalque, un tabouret a été disposé en guise d'autel, décoré d'un napperon de dentelle. Un bocal repose dessus. A l'intérieur, dans un bain de formol, flottent les utérus et les ovaires des jeunes femmes suppliciées.

Je réprime un haut-le-cœur et décide de réagir. Sur mon portable, je compose fébrilement le numéro privé de Roykeau.

Réveillé en sursaut, le commissaire de Chartres m'apprend que les barrages ont été levés, puisque le serial killer est en cabane. Il ne sait pas pourquoi je le traite de gros con. C'est à moi que je m'adresse !

Second coup de fil pour alerter Béru.

Bip… bip… bip… déclare la ligne occupée.

Je t'avais bien dit que ce téléphone décroché ne serait pas sans conséquences !

* * *

La BMW de Jacquemart-André pénètre en roue libre dans la cour de la ferme des Blondeau. Le conducteur coupe la lumière de son plafonnier avant de quitter le véhicule. Il s'empare d'une carabine qu'il arme de quatre balles, et va se planter sous les fenêtres d'Anatole.

— Blondeau ! hurle-t-il d'une voix de centaure[36] ! Blondeau ! Ton frère Aimé vient d'avoir une attaque…

Presque aussitôt, un volet s'ouvre. Mais pas celui que Godemiche escomptait. Une silhouette s'encadre au premier étage.

— Il est mort ? demande Anatole.

Le temps de changer l'axe de son tir, Jacquemart-André reçoit un manche de pioche en plein visage. Son coup part dans les nuages. Il se retourne et s'apprête à faire feu sur son agresseur lorsque des phares l'éblouissent. Il tire sa seconde balle. A côté de la cible qui vient de s'échapper en un magnifique plongeon.

Jacquemart panique, saute dans sa voiture et démarre en trombe. La seule issue possible, c'est ce chemin de terre qui grimpe sur le flanc de la mare à purin.

* * *

Je jaillis de mon Audi, flingue en pogne.

— Tu n'as pas de mal, Antoine ? crié-je, fou d'angoisse.

No problem, father ! dit-il en se relevant.

Le soupir que je pousse va être baptisé Norma par les météorologues de la Floride et faire trembler la péninsule pendant trois jours.

Anatole et Béru débarquent en catastrophe de la cagna. Le Gravos a juste eu le temps d'enfiler un slip kangourou dont la poche ventrale laisse pendouiller sa queue de castor.

— Un peu de pudeur, inspecteur, rouscaille le péquenot. Imaginez que ma femme se réveille ?

Martha ne risquait pas de sortir des limbes. Après une transfusion de sperme béruréen, elle dormirait jusqu'au petit jour.

* * *

Blondeau a estimé qu'il valait mieux poursuivre le fuyard avec son tracteur qu'avec ma bagnole. Les labours de la colline ne permettent à aucune voiture de circuler, tant ils sont profonds et gelés.

Je prends place à ses côtés dans la cabine de l'engin, tandis que Béru et Antoine s'installent dans le tombereau.

— Pas confortable ! grogne le Mastard, en se frottant les reins.

— Mais mieux que le coffre de ta D.S., ricane Antoine.

Nous n'avons guère de chemin à parcourir avant de repérer la BMW de Godemiche, couchée sur le flanc. Un peu plus loin, nous découvrons Jacquemart-André. Il s'est tordu la cheville dans une profonde ornière. Je m'approche de lui, compatissant.

— J'ai tout compris, mon vieux.

En guise de bienvenue, il me largue une bastos qui me rase le temporal. Je plonge au sol en gueulant.

— Arrête tes conneries, Jacquemart !

— Attention ! Il me reste encore une balle !

Je demeure un long moment couché dans mon sillon avant de relancer le débat.

— Pourquoi ? Dis-moi, pourquoi tant de meurtres ?

— Ma femme avait besoin d'une greffe.

— La greffe de vie, ça n'existe pas.

— Si ! Moi, je vais lui faire sa transplantation ! Elle revivra !

Mieux vaut changer de sujet.

— Pourquoi as-tu marqué les lieux de tes crimes sur la carte routière de ton fils ? Pourquoi avoir utilisé sa hache contre le Dr Collot ? Pour le faire arrêter à ta place ?

Surmontant sa douleur, Jacquemart se redresse.

— Nicolas est une petite ordure. Pendant que sa mère mourait, il baisait sa tante. Il fallait qu'il paie et que moi je poursuive mon œuvre !

— Cette petite ordure a accepté de prendre tes crimes en charge ! grondé-je. Il s'est accusé pour toi.

Je pousse un hurlement car Antoine bondit vers le forcené ! Le coup part. Mon fils est stoppé net. Il gémit et bascule en arrière. Je me précipite en même temps qu'Anatole. Mais lui s'est emparé d'une fourche trident qu'il enfonce de tout son poids dans les poumons de Jacquemart.

Je n'oublierai jamais le son de ce poitrail perforé, ni la lente agonie de ce pauvre malade.

Antoine n'est que superficiellement touché au bras. Il nous faut plusieurs minutes pour recouvrer notre calme.

— Je vais aller en taule ! gémit Blondeau. J'm'en fous, pour moi. Mais mes bêtes ? Et ma femme ? Qu'est-ce qu'elle va devenir, ma femme, sans sa fille ni son homme ?

Bérurier se gratte le fion, renifle ses doigts et prend la décision du siècle.

— Faut qu'on fait disparaître le cadav' !

Antoine que je viens de garrotter réagit aussi sec.

— Hé ! En l'absence du coupable, je reste le seul suspect !

— Rassure-toi, mon garçon, j'ai toutes les preuves de la culpabilité de Jacquemart-André. Suffit d'explorer son grenier.

— Ouais… marmonne Anatole. J'ai bien une idée pour ce salaud, seulement je sais pas quoi faire de sa voiture.

— La bagnole, on s'en charge ! décidé-je.

* * *

« La lune, quand elle est pleine et toi aussi, te fait penser à un cul, admets ? Et bien cette nuit-là, pas du tout. C'était une lune fielleuse, plus blanche qu'un lilas offert à une jeune tuberculeuse… »

Tu connais la suite, non ?

Ce fut sans doute l'un des plus beaux matins du monde, puisque ce fut celui où IL mourut.

FIN FINALE
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