Petit retour en arrière de quelques heures…
Peu après le départ de son père du palais de justice, une fourgonnette de police vint prendre livraison d'Antoine pour le transférer à la prison de la rue des Lys.
Junior était abattu. Il refusait ce sort qui s'acharnait contre lui. Tout en descendant l'escalier de marbre, encadré, menotté, infamé[25], il réalisa que l'esprit san-antonien circulait dans ses veines en lieu et place d'un sang dont il reniait l'origine. Il repéra le seau et la serpillière abandonnés par une personne de ménage convoquée de toute urgence aux cagoinsses pour cause de melonite aiguë, et se prit volontairement les pinceaux dedans.
Sa chute fut spectaculaire. Il déboula un demi-étage tête par-dessus cul, cul par-dessus tête.
« Ce serait un cas rare que sur ce marbre le prisonnier ne se fût pas rompu le cou… » songea l'un des flicards, plus intelligent que la moyenne des moyens.
Pas le cou, pas le nez, pas le bec, alouette, mais la cheville. C'était un moindre mal. San-Junior souffrait d'une vive entorse et paraissait incapable de marcher.
On fit venir une turbulence diesel pour l'emmener à l'hôpital. Aux urgences, un interne demanda d'un ton pète-sec qu'on retirât les menottes au blessé. On allongea Antoine sur un chariot et le laissa poireauter selon l'usage une demi-plombe dans un couloir fraîchement repeint à la pisse de malades. Personne ne s'occupant de lui, Junior eut envie de se dégourdir les guibolles et s'aventura sans boitiller la moindre dans la salle des ambulanciers.
Il enfila une blouse blanche qui traînait sur un siège et poursuivit sa déambulation.
Devant la porte des admissions, les policiers grillaient peinardement des clopes pour tuer le temps, comme si le temps ne nous tuait pas assez ! Ils n'avaient pas à s'inquiéter : pour sortir des urgences, le prévenu était obligé de passer devant eux.
C'est exactement ce qu'il fit, quelques instants plus tard, au volant d'une ambulance, pin-pon et girophare en batterie.
« Encore un carton sur l'autoroute A 10 ! » songea l'un des flicards moins intelligent que la moyenne des moyens.
Se référant aux panneaux indicateurs, Antoine se rendit à la gare de Chartres, rangea ostensiblement son véhicule en double file et courut acheter un billet pour Paris qu'il composta en toute hâte car le train n'allait pas tarder à démarrer. Il grimpa dans un wagon désert, retira sa blouse, la fourra sous un siège en laissant dépasser un long pan. Puis il ressortit par la porte côté voie et se fondit dans la nature.
Toute la volaille du cru penserait ainsi qu'il avait regagné la capitale. Ce n'était pas dans ses projets. Il voulait retourner dans les plaines de Beauce où son instinct l'attirait.
Comment se déplacer rapidement sans attirer l'attention ? Le train, le car, la location de voiture lui étaient interdits. Voler une bagnole ? Pourquoi pas ? Il avait parcouru en cachette le dossier de ses parents biologiques. Eux, n'auraient pas hésité à braquer une caisse. Mais Junior se voulait différent. C'était son obsession.
En passant devant un magasin de sports il eut la révélation.
Il est une plombe du mat' lorsqu'on arrive à la gendarmerie de Bourg-Moilogne, le Gravos et moi. Le lieutenant Deport nous accueille, prévenu qu'il était par son chef, suivant l'admirable tournure mise au point par Thierry Toutafait. Le gars se fend d'un salut militaire que Béru, pas encore débeurré, lui rend en fourrant un doigt dans sa braguette.
Nous arrivons à point nommé car les mecs de l'Identité judiciaire sont en train de charger la victime dans un fourgon.
— Aucun papier, vêtements anodins, visage, seins et ventre saccagés, la fille ne va pas être facile à identifier ! explique Deport.
— Le visage aussi ? m'étonné-je. Ce n'était pas le cas de Mélanie.
— Cette fille s'est débattue. L'assassin lui a écrasé la tête avec une grosse pierre.
Il se tourne vers ses sbires.
— C'est bon. Vous pouvez embarquer le corps.
— Un instant ! crié-je.
Crois-moi, le spectacle de ce cadavre atrocement mutilé ne sera jamais monté au Casino de Paris. Je dois mobiliser tout mon courage et endiguer une gerbe véhémente pour le contempler. Un détail attire mon attention : la couleur des cheveux de la victime. Malgré l'obscurité ambiante, la boue et le sang qui la souillent, la chevelure de la fille s'impose dans des dominantes rousses. J'observe son visage. Un Picasso sanguinaire lui a refait le portrait. On ne sait plus où se trouve l'œil gauche par rapport à la bouche, au nez et à l'autre œil.
Surmontant ma répulsion, je fais basculer la morte sur le ventre et soulève les lambeaux de sa jupe pour découvrir ses fesses. J'attrape la torche d'un des policiers et en braque le faisceau sur le haut de la cuisse droite.
« Bingo ! » m'exclamé-je en aparté, ce qui ne fait guère de bruit.
Cette tache de vin ressemblant à l'Australie en miniature, je l'avais remarquée tandis que la gamine grugeait le mollusque de sa patronne.
La suppliciée n'est autre que Suzie, la petite bonne de la ferme du Pinson-Tournan. Mais cette info, je la garde pour ma pomme, jusqu'à nouvel ordre.
L'adjudant Delait nous a concocté un café de première bourre. Outre trois grains d'arabica, il a fait bouillir les chaussettes de la gendarmerie, plus un ou deux caleçons, pour renforcer le côté robusta. On s'extasie. Béru, refaisant surface, réclame un coup de gnole. Panique à bord. L'alcool est théoriquement prohibé en ces murs. Mais un gendarme se remémore une saisie chez un bouilleur de cru pas trop franc du collier et fonce à la cave.
Dix minutes plus tard, le Mastard est à nouveau pété comme un coing et moi j'entreprends le lieutenant Deport. Parce que j'ai besoin de consigner les éléments d'une enquête pour bien m'en pénétrer, je les note de façon lapidaire sur l'un de mes petits carnets. Je t'ai déjà parlé de cet inépuisable stock qu'on a retrouvé dans le grenier, Félicie et moi, après la mort de papa. On n'a jamais su à quoi pouvaient lui servir ces calepins, surtout par caisses de cent ! Un jour ou l'autre, un journaliste plus naleux que les autres les décrétera « culte », ces carnets où j'aurai griffonné les bases de ma modeste prose. Aujourd'hui, ce qui survit plus de trois mois dans la mémoire connective est baptisé « culte ». Série culte, chanson culte, film culte, tout est culte, mêmes les troudus.
— L'heure du crime ? bille-en-têté-je.
— Selon le toubib, lorsqu'il a découvert le corps, la fille venait tout juste de mourir. Mais comme c'est un alcoolique notoire, il faudra attendre l'avis du légiste, récite Deport en flic consciencieux.
— L'heure de la découverte ?
— 18 h 30.
— Donc bien après que Nicolas eut tiré sur votre patron et se fut enfui ?
— Sans vouloir me glorifier, commissaire, je me suis tenu le même raisonnement.
— Aucune piste, de ce côté-là ?
Deport fait la moue.
— Rien ! Le 4 × 4 du fuyard n'a été signalé nulle part. C'est comme s'il s'était volatilisé au milieu de la Beauce.
Centrer ! Toujours centrer ! Au foot, au rugby et dans une enquête. C'est dans le noyau que se trouvent les forces vives d'une cellule, d'un jeu, d'un être.
— Revenons à hier soir, centré-je-t-il donc. Le médecin du village découvre le cadavre de la fille dans un petit bois. Bien. Que faisait-il dans ce petit bois ?
— D'après ses déclarations, une envie pressante l'a poussé à s'arrêter, précise Deport. Ce bosquet est le seul entre Chartres et Bourg-Moilogne. Il a été baptisé « gratte-merde » par les autochtones.
— Je vois. Le toubib s'arrête, dégrafe son bénouze… et après ?
— Des phares l'aveuglent, surgissant du néant, poursuit le lieutenant avec un sens incontestable de la dramaturgie. Un véhicule qui déboulait de l'intérieur du bois a obligé le médecin à plonger dans les broussailles.
— Vous avez relevé des traces de pneus ?
— Rien de significatif. Le sol est gelé et marque peu… A mon avis, c'est l'assassin que le docteur a croisé.
Je hoche la tête, pensif.
— Oui. A moins que ce médecin ait menti. Où est-il ?
— Chez lui, suppose le flic, commençant à déconfire.
— Vous l'avez laissé repartir ?
— Eh bien… Il a reçu un bip d'urgence… Ce toubib exerce dans la région depuis vingt-cinq ans… Je lui ai demandé de venir faire sa déposition demain matin au commissariat de Chartres.
— Vous avez bien fait, admèche, car il m'arrive parfois de ne point être cruel.
Manière de me certifier son allégeance, Deport m'aide à charger Béru à l'arrière de sa poubelle et me fournit l'adresse du médecin témoin. Tandis que je m'installe au volant du tas de boue, je pose au jeune flic la question qui me taraude.
— Dites-moi, lieutenant Deport, vous vous prénommez Franco, j'espère ?
— Affirmatif, commissaire ! dit le type en rosissant d'émotion. Comment avez-vous su ?
— Une intuition.
La baraque du toubib est une fermette de briques et de broc située à la sortie de la bourgade. Sur l'un des pilastres (en pierre ponce) une plaque de cuivre mentionne : « Docteur Albert Collot (Al, pour les intimes) Ex-interné de la Faculté de Setaire. »
Le portail n'est pas fermé, aussi le poussé-je et m'aventuré-je dans le jardinet. J'ai préféré laisser Béru sur la touche. A demi éveillé, le Goret effectue des gammes sonores et odorantes qui, grâce à une déchirure judicieusement disposée dans le fond de son pantalon, marquent au pochoir les banquettes surmenées de sa vieille Citroën.
J'avale les trois marches du perron d'une seule foulée. Je m'apprête à presser la sonnette mais constate que la porte d'entrée de la cagna est plus ouverte qu'une moule explorée par l'appendice du Gravos. Pareille circonstance ne me dit rien qui vaille. Je dégaine mon feu et progresse dans la maison à la seule lueur de la mini-torche planquée dans la poche revolver de mon slip. Je parcours un bref corridor, une salle d'attente habitée par un philodendron galeux et la reproduction d'un clown de Buffet à peine meilleure que l'original, puis je pénètre dans le cabinet médical.
Et là, mes enfants, je suis accueilli par un squelette vert fluo qui m'arrache un gloussement de stupeur. Je tâtonne à la recherche de l'interrupteur et donne la lumière. Spectacle grand-guignolesque, le corps du toubib se trouve debout, coincé à l'intérieur d'un appareil de radioscopie remontant aux premières règles de Marie Curie.
Je manœuvre l'engin pour dégager le cadavre qui s'effondre à terre, récupérant une position plus confortable pour un macchabée. Je le pubodorais, Al Collot est le médecin qui pansa naguère le museau de Nicolas escagassé par mes soins. La mort a transformé la couperose de ses joues en une horrible mantille verdâtre. En guise de cadeau Bonux, une hache fend son crâne en deux comme une bille de bois. Je ne peux m'empêcher d'évoquer Martial, le fils du contremaître de la ferme où officiait Suzie, frappant tel un mulet à grands coups de cognée. Seulement tu l'imagines, toi, ce Gol, installant sa victime derrière la plaque de la radioscopie ? Ce genre de mise en scène est l'œuvre d'un sinoque, sans doute, mais pas d'un débile.
Je musarde dans le cabinet sans dénicher d'indice intéressant. L'assassin a manifestement pris soin d'effacer toutes traces de son passage. Un clignotement rouge attire mon attention. Il provient d'un répondeur. Un seul message, émis à 18 h 55, soit moins d'une demi-heure après la découverte du corps de la fille par le docteur. L'annonce du toubib signale que l'appel sera relayé sur son bip. Puis une voix nasillarde se fait entendre : « Ici, les pompiers de Verneuil-Debronze, on vous amène un type qui s'est fracturé le bras en tombant d'un fraisier ». Sur le mort, je dégotte le bip et le numéro de cet appel. Il ne me faut pas plus de trois minutes pour découvrir que le coup de fil n'émanait pas d'une caserne de sapeurs, mais d'une cabine téléphonique plantée à moins de cent mètres de chez le Dr Collot.
Je sors mon inéluctable calepin et note mes premières conclusions. De toute évidence, le médecin a croisé la voiture de l'assassin de Suzie. Cet assassin l'a vu et a craint d'être reconnu. D'où ce coup de fil pour l'éloigner au plus vite des flics.
Une pensée me hante. Le toubib connaissait-il la rouquine ? En farfouillant dans ses dossiers, je découvre que la petite bonne le consultait régulièrement depuis plusieurs mois. Est-il possible que Collot ne l'ait pas identifiée ? L'ivresse perturbe les réflexes et la réflexion, mais pas le sens de l'observation !
Alors pourquoi n'a-t-il pas révélé aux autorités le nom de la jeune fille ? Comme moi, pour garder une longueur d'avance sur les flics ? Ou pour négocier avec celui ou celle qu'il estimait coupable de cet horrible meurtre ?
Un entretien avec la pétulante Mathilde s'impose, non ?
Cette fois, la bétaillère de Béru est devenue irrespirable, signe qu'il a recouvré toutes ses facultés.
Avant de quitter l'habitacle, il palpite des narines, dubitatif.
— J'croive que j'sus tombé sur un pois chiche pourri ! affirme-t-il.
— C'est ta ventraille qui est pourrie, gros sac ! tonné-je en m'extrayant de sa guinde.
— Possib', admet-il loyalement.
Il fait quelques pas dans la cour, broyant les gravillons sous son tonnage. Une lune gibbeuse et froide comme un clitoris de Lapone darde des rayons blêmes sur le magnifique ensemble de la ferme du Pinson-Tournan.
— Putain ! éructe le Mastard, elle sent pas l' pâté, cette turne. C'est Berthaga qu'apprécillerait de viv' dans un décor commac !
— Ni coiffeur, ni livreur, ni taureau ! Elle se ferait tarter, ici, ta Gravosse.
Quelque part dans les viscères d'un bâtiment, un corniaud se met à aboyer. « Ta gueule ! » lui intime la voix de son maître. Comme le clébard persiste dans ses vociférations, deux ou trois coups de fouet le rangent à la raison : « kaï-kaï-kaï ! ! ! ».
Brouhaha bienfaiteur que nous mettons à profit pour crocheter la serrure de la maison principale. Inutile de sortir de Polytechnique pour piger que la baraque a été sérieusement visitée. Pas un siège qui ne soit éventré, pas un objet qui ne soit réduit en morceaux minuscules, pas un tableau qui n'ait été démonté, lacéré. Attila en personne aurait jugé ce saccage « hun peu too much » !
— Quel bordel ! grommelle l'Ignoble, en avisant les décombres.
Je te rassure tout de suite, on ne dégauchit aucun macchab sur place ! Mais j'ai franchement du mal à entraver ce que venaient faire ces vandales dans la maison de Mathilde. La mort de Suzie est-elle liée à cette razzia ? Il y a un truc qui m'échappe…
Poussé par son instinct de retriever, Alexandre-Benoît déniche une boutanche de vodka échappée au massacre. Il la déponne et s'en octroie une forte lampée (d'où ça ?)
— Pouah ! Dégueulasse et tiédasse…
— Attends, le réconforté-je, je vais essayer de trouver deux verres et des glaçons.
La cuisine devait être plutôt smart, mais il n'en reste plus grand-chose. L'évier a été descellé, la cuisinière évidée, la porte du frigo désossée. Pour la glace, on est chocolat. Le frigidaire martyrisé est en plein dégivrage. Je jette machinalement un œil à l'intérieur. Trois tranches de jambon en perdition, un croûton de gruyère qui lance des S.O.S., deux rafles de raisin racornies et une cannette de bière éventée… le tout ruisselant de flotte. Je vais pour rebrousser vers le salon lorsque mon regard tombe sur le compartiement freezer. Les glaçons ont fondu dans les deux bacs. Je les vire sans ménagement car il me semble que dessous…
Je grattouille du bout des ongles et racle un rectangle de bristol glissé dans une pochette de plastique souple.
Je secoue le tout au-dessus de l'évier et fais signe à Béru de rappliquer.
— Viens voir, Gros !
Il contemple la photo d'un œil atone qui s'enlubrique à vitesse grand V. L'image montre Mathilde, nue, à quatre pattes, tandis que son neveu Nicolas dans le même appareil la chevauche à la cosaque.
— Voilà ce que cherchaient les mecs ! ricane Béru. Et si y z'avaient pas niqué l' frigo, on n'aurait pas trouvé non plus !
La gravité de mon faciès enraye la jubilation de l'Immonde.
— Réfléchis, A.-B.B., pas les mecs, le mec ! Qui avait intérêt à retrouver ce cliché ?
— Nicolas ! reconnaît le Pachyderme qui débiture aussi vite que son ombre.
— Banco ! Il était l'amant de la seconde femme de son oncle…
— Et joliment même, apprécie Bérurier en contemplant à nouveau la photo. Moive, j'y aurais trituré le berlingot putôt qu'de laisser traîner ma pogne sur l'plumard. M'enfin, on peut pas tout savoir à c't'âge-là.
Je ne me laisse pas démonter par les digressions de l'Ineffable.
— Mélanie les surprend, les photographie. Elle montre le cliché à Nicolas avant de le planquer dans le freezer. A partir de ce moment le cousin doit en passer par ses quatre volontés, sinon elle balance tout à Jacquemart-André. C'est sous cette pression que Nicolas a dévalisé son père et payé la drogue à Paco-le-Balafré.
— Je dis pas le contraire, poursuit Verrat-Cruz, obsédé par la photo, n'empêche que moive j'y aurais mis un doigt dans l'oigne, à la belle-mère, ça agrémente.
Un bruit de moteur puissant et velouté met fin à nos enculubrations. C'est Mathilde qui rapplique à bord de sa Lamborghini. Je l'accueille sur le pas de la porte. Elle est à peine surprise de me voir au milieu de la nuit.
— Bonsoir, madame Mathilde, dis-je en la gratifiant d'un baisemain entre moelleux et liquoreux.
— Il y a un problème ? se rebiffe-t-elle.
— Vous avez déjà vu des flics venir en pleine nuit annoncer de bonnes nouvelles ? lui soufflé-je à l'oreille.
En guise de réponse, je lui plante le cliché compromettant devant les yeux.
— La petite garce, elle nous épiait.
— Et elle faisait chanter Nicolas. Vous aussi, je présume ?
— Jamais, je fais ce que je veux de mon cul et elle le savait bien.
— Nicolas est donc votre amant.
— Etait ! rectifie la femme. Il ne l'est plus depuis la mort de mon mari.
— Pour quelle raison ?
Elle hésite à peine.
— Parce que ce petit con l'a assassiné !
— Z'en n'êtes sûre et certaine ? réagit Béru, jaillissant de l'ombre.
Mathilde est déstabilisée devant ce gnafron concupiscent.
— Il voulait que l'on vive tous les deux, mais moi, je ne tenais pas à quitter mon mari, réplique-t-elle. Alors, quand Léonard a été tué au cours d'une partie de chasse, je me suis dit que…
Ça coince au niveau de la confession. Un petit coup de pouce me paraît indispensable.
— … que Nicolas avait flingué son oncle ?
— J'en suis persuadée et je n'ai plus jamais eu de rapport avec lui.
— Cet après-midi, où étiez-vous ? questionné-je.
— A Metz !
— Quelle idée ? s'étonne l'Innommable.
— Voir ma mère. Le directeur de l'hospice m'a fait prévenir qu'elle était au plus mal.
Je flaire instantanément l'arnaque.
— Et votre mère se portait comme un charme ?
— Un vieux charme, mais elle se portait bien, admet Mathilde.
— J'ai pigé ! braille Béru en se grattant les roustons, signe chez lui d'une proche miction. Nicolas vous a éloignée pour fouiller la casbah et récupérer la photo. Mais il a fait chou blanc.
— Comment ça ? s'inquiète la femme, nous bousculant pour investir sa maison.
Je juge le moment prématuré et j'endigue sa fougue.
— Et Suzie, où était-elle aujourd'hui ?
— Le mercredi, c'est son jour de congé. Elle en profite pour faire du jogging.
— Où ça ?
— Du côté du petit bois. Pourquoi ?
Un bruit de cataracte captive son attention. Elle pousse un cri d'or frais en avisant Béru soulageant sa vessie contre la porte d'entrée.
— Non, mais je rêve ! Ce gros porc est en train d'uriner sur mon perron !
— Oui, mais si, vous voyiez avec quoi, Mathilde ! plaidé-je.
Folle de rage, elle se précipite, découvre la chopine du Gravos et tombe à genoux devant.
— Oh ! mon Dieu, la belle lance ! Permettez que je l'engame ?
— C'-t-à-dire qu' j'ai pas t't' à fait fini.
— C'est pas grave… glllblllglll ! rétorque la nymphe, gargouillant mieux que la fontaine Trevi.
Tout debout sur le perron, qu'il emmanche la Mathilde, mon Béru. Il a juste fait glisser son grimpant et l'effroyable calbute qui colle après, entre jambons et jambonneaux, à la pliure des genoux.
Il faut une fois dans sa vie avoir vu le dard de Sa Majesté coulisser dans la foune d'une donzelle pour bien comprendre le rôle du piston dans le cylindre d'un moteur à explosion.
Ce spectacle devrait être inscrit au programme des écoles de mécanique appliquée.
Jupaille et chemisier retroussés en bourrelet sous le cou, Mathilde hurle de plaisir et ses beuglements se répercutent dans la cour carrée.
— Vvvvvvvvouiiiiiii ! s'égosille-t-elle. Casse-moi le cul ! Défonce-moi ! Pète-moi le prose ! Fais-moi éclater la charnière…
— T'en veux ? gronde le Mastard. Tu vas en avoir, salope !
— Tu le sens comme le con de la rivière poisse ? insiste la fulminante fermière, grande amatrice de David Lean au demeurant.
Béru grasdouble d'ardeur. Je crains même que son membre démesuré ne traverse l'abdomen de sa partenaire. Mais elle est souple, Mathilde, et sa viandasse intime a déjà connu d'impitoyables outrances.
— Tu voyes, me jette un Béru extatique, c' qui m' fait surtout bander avec c'te bourgeoise, c'est l'impression d' jouer un remarque d' l'Amant de Lady Châtelet !
Quelque part dans la ferme, le corniaud se remet à aboyer et une lumière s'éclaire au premier étage du bâtiment nord. Les mugissements de la mère Godemiche s'intensifiant autant que les grognements porcins du Gravos, je m'éloigne discrètement de ce lieu de turpitudes.
Mes pas m'emmènent vers la loge où s'entasse le bois pour l'hiver. Je bascule le bouton d'un commutateur gros comme un mamelon de Berthe et la lumière est. Il a dû s'acharner sur son billot, le Martial, car la pile de bûches s'est allongée d'au moins dix mètres depuis ma première visite. Un bon ouvrier a toujours de bons outils, me répétait Félicie quand, écolier, je rongeais mes crayons et déchiquetais mes gommes. Alors Simplet doit être un bon bûcheron car ses haches sont parfaitement entretenues. Manche ciré, cognée huilée, elles sont alignées par rang de taille contre le mur en une impeccable panoplie. L'une des haches, la seconde en partant de la plus petite, brille par son absence, comme l'écrivait si joliment un auteur à insuccès dans son dernier roman consacré à Sainte-Thérèse-du-Bouddha.
J'ai la certitude qu'elle se trouve actuellement fichée dans le crâne du toubib de Bourg-Moilogne.
Une bise glaciale souffle sur la plaine, me portant les échos de la joute salace qui se déroule sur le perron. Avis à la copulation, Mme Mathilde n'est pas loin du fade. Ses gémissements sont ceux d'une laie voyant son fils aîné devenir marcassin Grand Veneur.
Je cligne des paupières car une bourrasque plus virulente que les autres m'a expédié une brassée de paille et de poussière au visage. Je constate que cette paille s'échappe de sous l'immense porte à double battant d'une grange. Je l'ouvre. Le vent, en s'engouffrant envoie claquer un vantail contre le mur tandis que l'autre se rabat violemment sur moi.
J'évite la charge et peine à fixer les deux battants avec les crochets étudiés pour. Je dégotte le second mamelon de Berthe (on s'en fout d'attraper l'aréole), et allume une rampe de néons chassieux et chiasseux.
Ce local sert à entreposer les gigantesques rouleaux de paille concoctés par les moissonneuses modernes, terminators agricoles capables de rouler un arpent de céréales comme un vulgaire paillasson. Un truc me frappe illico, l'une de ces colossales bobines, celle d'où s'évadent les fétus qui ont attiré mon attention, a été déplacée. Elle se trouve très en avant des autres balles.
Tu comprends que l'envie me prenne de voir ce qui se passe derrière ? Seulement, ce n'est pas avec une fourche que tu déménages la paille, aujourd'hui. D'antan, les costauds du village soulevaient à bout de bras des gerbes plus lourdes qu'eux. O tampax ! O morback ! comme dit le proverbe.
C'est à l'aide d'un fenwick, bon petit diable des temps modernes, que je manœuvre le rouleau. Et là, devine ce que je découvre derrière, bien nichée entre les autres meules ? Un 4 × 4 japonouille, celui-là même qui permisit à Nicolas de nous faussasser compagnie hier après-midi ! Le lieutenant Franco Deport se trompait. Ce véhicule ne s'est pas volatilisé, il s'est empaillé.
Comme je ressors de la grange, la gueule d'un fusil de chasse s'applique contre mon front. Le canon de l'arme est suivi d'une crosse, elle-même pourvue d'une détente sur laquelle un doigt est crispé. Ce doigt appartient à une main prolongeant un bras relié à un tronc assez logiquement surmonté d'une tête qui ne m'est pas inconnue.
— Bonsoir, Aimé, articulé-je.
— Vous, commissaire ?
— Moi.
Le contremaître abaisse son arme et pousse un long soupir.
— C'est pas une heure pour visiter une ferme…
— Il n'y a pas d'heure pour ce genre de découverte, dis-je en lui montrant la japonaiserie-quattro. Donnez-moi votre fusil.
Avant de me tendre sa carabine, Aimé la casse pour me montrer qu'elle n'était pas chargée. J'apprécie le détail à sa juste valeur.
— Je crois qu'une explication est nécessaire, mon vieux. Que fait la voiture de Nicolas dissimulée sous ces tonnes de paille ?
N'importe quel mec accablé, t'as remarqué, baisse la tête. L'humain partage avec la bête de somme l'art de courber l'échine quand une force s'impose à lui.
— Monsieur Nicolas savait la vérité…
— A propos de quoi ?
— De la mort de son oncle.
— Léonard ? Le mari de Mathilde ? le harcelé-je.
Aimé ne peut réprimer un sanglot.
— La balle qui l'a tué, c'est Martial qui l'a tirée ! Accidentellement, bien sûr. Il m'avait chipé mon fusil. Il voulait participer à la battue…
Le type s'accroche à mon revers, le visage inondé de larmes.
— Martial est un garçon costaud. Il ignore que son mental n'est pas à la hauteur de ses muscles ! Si les flics avaient su… ils l'auraient fait interner. Je ne voulais pas qu'on me le prenne ! Sa mère nous a quittés le jour où elle a appris qu'il n'était pas tout à fait normal. Il est heureux avec moi, je vous assure !
D'un geste ferme mais courtois, je me dégage du contremaître.
— Calmez-vous, Aimé. Personne ne vous retirera votre gosse, je vous le promets ! Seulement… il faut que vous m'aidiez !
— Je suis prêt à tout pour garder mon fils, lâche-t-il, la gorge nouée.
L'homme me regarde. Je sens qu'il est sincère.
— Après avoir caché le 4 × 4, vous avez prêté votre voiture à Nicolas ?
Aimé hoche son pauvre visage en signe d'assentiment.
— Quel type de véhicule ?
— Une Clio blanche.
— Je commence à comprendre… Nicolas vous tenait, et vous avez été obligé de lui obéir.
L'insurgeance[26] du contremaître est telle qu'il me saute à la gorge.
— Je vous interdis de proférer de pareilles ignominies ! hurle-t-il.
Je suis contraint de lui aligner une tarte pour le ramener à la raison. Il se confesse alors complet. Il est formel, je fais fausse route. Nicolas n'a jamais exercé de pression sur lui, bien au contraire. S'il avait dénoncé Martial, il se serait innocenté aux yeux de Mathilde et ne l'aurait pas perdue pour toujours. Mais jamais ce jeune garçon n'a eu la tentation de trahir le secret. « Je le connais depuis qu'il est haut comme ça. C'est un garçon bien. »
— Il a quand même tiré sur un flic, objecté-je.
— Il était terrorisé à l'idée que son père puisse découvrir sa correspondance.
— C'est ce qu'il emportait dans sa grosse enveloppe ?
— Les lettres de Mathilde, oui. Personne ne les retrouvera jamais. Je les ai brûlées moi-même. Maintenant, vous pouvez m'arrêter, commissaire, mais je vous jure que je n'ai jamais rien fait de mal. Et mon Martial encore moins, à part une maladresse avec mon fusil.
Sautant du coq à l'âne, je demande à Aimé où pourrait bien se trouver la hache manquant à la collection.
— Il y a longtemps que je l'ai prêtée.
Il regrette aussitôt d'avoir moufté trop vite.
— Prêtée à qui ? insisté-je.
— A Nicolas, l'hiver dernier.
Un cri de jouissance éperdue traverse la cour, déchiré, suppliquant, magistral, prolongé d'un râle interminable de goret égorgé. Il ne fait pas dans la dentelle, mon Béru, quand il prend son panard.
C'est à bord du 4 × 4 nippon-ni-mauvais de Nicolas que nous nous rendons au château de la Vieille-Nave, la limousine du Gravos ayant refusé de démarrer pour cause de froidure.
— Tu voyes, me dit Béru en s'étirant sur le siège passager, les deux victimesses sont des filles d' la campagne. A mon avis, on a z'affaire à un céréales killer[27].
— D'accord avec toi, opinel-je. Avec une nuance, cependant : les serial killers frappent une catégorie de filles bien précise, mais au hasard. Ici, le meurtrier s'acharne sur un même microcosme. Comme s'il voulait punir les femmes de son entourage.
— Pas d'accord ! réfute le Mastard. Au cours durant la partie d'rave, le céréales killer repère la Mélanie. Il la massac', mais il a également aussi flashé sur la Suzie. Y r'vient hier pour lu' faire sa joie d'viv ! Logique !
— Illogique ! laguiolé-je, ce qui est le contraire d'opineller. Suzie se trouvait aux Seychelles le soir de la rave-party. Or, celui ou celle qui l'a tuée savait que le mercredi la rouquine allait faire son jogging vers le bois Gratte-Merde.
— Conclusion ?
— On va réveiller Jacquemart-André.
— L'dab à Nicolas ? questionne Béru. Tu penses que…
— Je pense qu'il sait peut-être où se trouve son fils.
— Et toi ? Tu sais au moinsse où c' qu'y s'trouve, le tien ? fait cruellement l'Implacable.
Nous pénétrons phares éteints dans la cour d'honneur gravillonnée du château. Tout est calme, sombre et serein. Il me semble apercevoir une lueur furtive faisant miroiter un instant l'une des lucarnes au dernier étage de la bâtisse.
— Tu as vu ? demandé-je à Béru.
— Quoi t'est-ce ?
L'effet de mon imagination ? Un éclat de lune ou d'étoile polaire sur une vitre ?
— Rien, Gros, une vague impression.
On tambourine à la porte principale. Tu me feras remarquer qu'à trois plombes du mat', on se situe bien en deçà et delà des heures légales. Mais la légalité de mes actes m'importe moins que leur légitimité.
D'ailleurs Jacquemart-André, en pyjama de soie, nous accueille à bras ouverts. Il dégaine sur-le-champ une bouteille d'Armagnac d'un millésime remontant à Napoléon III. Inutile de te dire que Sa Majesté est sensible à cet honneur rendu tant à son ascendance[28] qu'à son alcoolisme chronique. Ça trinque tous azimuts. Mieux vaut donc poser les questions pendant qu'on peut encore espérer des réponses.
— Mon cher Godemiche, sais-tu que Suzie, la bonne de Mathilde est morte ?
— Sida ! pronostique le châtelain-fermier.
— Et le docteur Collot aussi.
— Cirrhose !
— Assassinés ! Tous les deux ! Et peut-être par ton fils.
Cette fois sa désinvolture s'effrite comme un mur belge. Il s'attrape la tête à deux mains.
— J'étais sûr qu'il s'était embringué dans un mauvais coup, soupire-t-il.
Béru lui tend son glass.
— Tiens, mec, bois ! C'est pas quand on a des soucis qu'y faut s'arrêter d' picoler.
J.-A. avale une gorgée, machinalement.
— Il vaut mieux que je déballe mon sac, dit-il d'un ton pitoyable.
— On t'écoute, l'incité-je.
— La rumeur court que Nicolas a tué mon frère Léonard, mais à mon avis quelqu'un le tient et le fait chanter. C'est pour ça qu'il a piqué dans mon coffre.
— Et qu't'as pas porté plainte ? poursuit Alexandre-Benoît.
— Exact. Ça expliquerait aussi pourquoi il s'est enfui après avoir tiré sur votre collègue.
Je laisse passer un ange dont le vol est délicatement escorté par une escadrille de la Louf-tant-que-ça signée Béru.
— Il est vrai que Mélanie exerçait une pression sur ton fils et c'est pour régler un deal de coke qu'il lui a refilé ton pognon. Mais ce n'est pas lui qui a tué ton frère, ni volontairement, ni même accidentellement.
Requinqué par mes paroles, Jacquemart-André brandit son verre et lance son fameux cri de ralliement.
— Ça s'arrose !
— Santé ! brame le Gravos.
Moi, comme se plaisait à le souligner ma grand-mère paternelle quand j'ai quelque chose dans la tête, je ne l'ai pas ailleurs.
— As-tu une idée de l'endroit où pourrait se cacher Nicolas ?
— Pas la moindre. Il a beaucoup de relations, mais pas d'amis. Je crois que le seul type sur qui il puisse compter, c'est Aimé. A part moi, bien sûr.
— Si par hasard il te contactait, hasardé-je, tu me préviendrais ?
Le colosse éclate de son rire tonitruant.
— Bien sûr que non ! Tu ne me vois quand même pas balancer mon propre fils, même si c'est un petit glandeur ? Non… Je lui conseillerais de se constituer prisonnier avant de commettre l'irréparable.
— S'il ne l'a pas déjà commis, souligné-je perfidement.
— Non. Nicolas n'est pas un tueur. Avec son adresse, s'il avait voulu vous descendre, Roykeau et toi, ça ne faisait pas un pli.
— A quelle heure es-tu rentré de Paris, hier ?
— Vers 20 heures.
— Tu es passé par l'autoroute ?
— Evidemment.
— Tu dois pouvoir présenter le ticket de péage, alors ?
Il hausse les épaules.
— J'en sais rien. En général, je le balance.
Je tords le naze.
— Après mon coup de fil t'apprenant que Nicolas avait tiré sur un flic, tu n'es pas rentré précipitamment ? m'étonné-je.
— J'ai appelé le préfet, répond Jacquemart, d'un ton indolent. C'est un copain. J'ai rendez-vous demain matin avec lui pour évoquer l'affaire.
— En rentrant, tu n'as rien remarqué de spécial, du côté du bois Gratte-Merde ?
— Si. Une voiture de gendarmerie.
— Ça ne t'a pas étonné ? le harcelé-je.
— Pourquoi ? Dans la maréchaussée on chie comme tout le monde.
— Je te trouve bien peu concerné par ce qui se passe autour de toi, maugréé-je. Ça ne t'intéresse pas de savoir comment Suzie est morte ?
— Pas spécialement.
— Eventrée ! comme Mélanie.
— C'est son problème…
Godemiche liquide son verre cul sec et me sourit.
— Je vais te faire une confidence, San-A, depuis la mort de ma femme, les événements glissent sur moi mieux que l'averse sur le plumage d'un canard.
Jacquemart-André affiche brusquement un impressionnant coup de bambou. Son faciès devient livide, ses mains tremblent et son corps est animé d'incontrôlables vibrations. Idem notre premier entretien.
— Dis donc, y tient pas le litre, ton pote ! s'indigne Béru.
— Epilepsie.
Je cherche dans les poches de Jacquemart et trouve sa tablette de médicament. L'ayant vu faire par son fils, je lui fourre trois pilules dans la gueule et presque aussitôt son agitation s'apaise.
— Normalement, il va récupérer, expliqué-je au Gros. Tu le veilles. Moi, je vais faire un tour du propriétaire.
L'œil plus brillant qu'une météorite s'abattant sur la tour Eiffel un soir de feu d'artifice, l'Infernal me désigne la boutanche d'Armagnac.
— Pas de souci, mec ! On est deux infirmières à son chevet !
Poussé par mon démon-gardien, je ne puis m'empêcher d'aller reluquer dans les étages, du côté de la lucarne qui m'a fait de l'œil lorsque nous sommes arrivés. J'emmanche plusieurs escadrins, me fiant à mon sens suraigu de l'orientation et débarque dans un grenier devant une porte bouclée à double tour. Tu n'as pas oublié les vertus de mon sésame, toi mon Fidèle que j'aimais déjà inconstant ? Clic, clac, et la bobinette rend l'âme.
Je pénètre dans une pièce ménagée sous un comble brisé qu'un auteur moins sourcilleux du détail aurait appelé une mansarde. J'allume ma torche de calbute et la promène autour de moi. L'endroit me déçoit car il est plus vide que ta dernière pensée du jour. En revanche, je suis surpris par la propreté des lieux. Pas une toile d'araignée, pas une crotte de mulot, pas une chiure de mouche, pas un grain de poussière. On croirait que le ménage est fait tous les matins dans ce vieux galetas, alors que les corridors qui y conduisent font penser à la partie la plus sordide d'un train fantôme ou du musée des horreurs.
La lucarne d'où il m'a semblé voir danser une loupiote est close. Je l'ouvre en grand pour évacuer l'odeur de renfermé un peu âcre et fétide de l'insolite pièce. Je me demande si ce grenier ne servirait pas de refuge à quelqu'un.
Je jette un œil dans la cour. Mes quinquets s'accoutumant à l'obscurité, je remarque une silhouette qui tourne autour du 4 × 4 de Nicolas.
Je referme silencieusement la fenêtre et bondis dans les escaliers. M'appuyant sur la rampe, je dévale les marches à la vitesse d'un bobsleigh lorsque le Prince de Moncaca pousse par-derrière.
Au salon, ces messieurs ont entonné le grand répertoire. J'entends Jacquemart bramer le plus élégant couplet des « Cent Louis d'or ».
« Au premier relais sur la rouououououte
Nous descendîmes promptement
Au cul, il faut que je te fouououououte
Ne pouvant te foutre autrement »
L'organe béruréen, viné à souhait, reprend en canon.
« Ne pouvant te foutre autrement
Je t'enculai toute la nuiiiiiiiiit »
Je jaillis hors du château et les flonflons de cette gracieuse mélopée s'estompent tandis que je cours dans les graviers. Oyant ma cavalcade, le rôdeur, pas manchot côté réflexes, grimpe dans la bagnole et démarre. Je suis vraiment un lavedu, car j'ai laissé les clés flotter sous le volant. Une gerbe de caillasse me fuse à la poire et l'engin s'esbigne façon Ariane 5 vers la sortie de la cour.
Putain d'Adèle ! Je ne vais pas me laisser niquer cette chignole une seconde fois ! Je reluque alors la BMW triple-hémorroïde-culbutée de Godemiche garée à deux jets de sperme de là, et l'investis avec la délicatesse de la division Das Reich pénétrant dans Oradour-sur-Glane. Hélas, ce grand con, lui, a empoché ses chiave et sa bagnole de deux tonnes ne m'est pas plus utile qu'un haricot de mouton. Force m'est de regarder le 4 × 4 me tirer un pied de nez avec son pot d'échappement, ce qui, tu en conviendras, est plus insultant (du Maroc) qu'un bras d'honneur.
Les pistes, les fausses pistes et les culs-de-sac s'entrecroisent avec opiniâtreté dans cette enquête, non ? Je m'y sens aussi à l'aise que le Minotaure dans le labyrinthe de Dédale. Mon moral est à peu près celui d'un mec qui poireaute depuis dix minutes devant la porte des chiottes d'un « trois étoiles Michelin », se demandant si sa gonzesse n'est pas en train de changer le filtre de sa Marlboro rouge, ce qui nuirait gravement à la santé de ses projets culiers.
Je quitte la guinde et lorsque je claque la portière, un petit rectangle de papelard danse comme un papillon dans la nuit. Je le chope avant qu'il n'atteigne le sol et le déchiffre. Il s'agit du reçu acquitté en carte bleue, attestant que Jacquemart-André a franchi le péage de Chartres hier soir à 19 h 48. Ce qui est conforme à ses déclarations et prouve qu'il est arrivé dans la région bien après les meurtres de Suzie et du Dr Albert Collot. Dont acte.
Plus morose que le jour où ta femme t'a crié « plus fort Lucien » alors que tu t'appelles Gilbert, je me dirige vers l'entrée du château. Je bute sur un objet que je ramasse. C'est un roller d'un genre très perfectionné. J'active le pas et regagne au plus vite le salon.
Mes zèbres en sont à « la pompe à merde », romantique ritournelle dont les paroles fusent d'un Godemiche à la limite du hors jeu :
« … Et pompons-la gaîment
Et envoyons faire foutre ceux qui sont pas des frères
Pompons la merde et pompons-la gaîment
Et envoyons faire foutre ceux qui sont pas contents »
— T'es nul ! proteste Béru. La seule chanson qui vailliasse la peine qu'on s' fasse péter le lynx et toutes les cordes vocables, c'est les Matelassiers !
« Cardons, cardons,
Nous sommes les matelassiers »
C'est le moment pour moi d'intervenir, car lorsque Bibendum attaque cette chanson, ça veut dire qu'il a dépassé la cote d'alerte.
Je pousse une beuglante de barreur d'aviron.
— Hé ! Ho !
Le tandem de poivrots me considère en papillotant de leurs paupières plus légères que des cormorans après le passage de l'Erica.
— C't' à quel sujet ? savonne Béru.
— De ça ! gueulé-je, en agitant le roller comme une pendule.
— Héhéhé ! Marrant ! fait Jacquemart.
— Pourquoi ?
— Hier soir, en rentrant… J'ai vu un jeune mec qui roulait sur des machins pareils. Mais il en avait deux !
— Comme moi ! rajoute l'Immonde, plus bourré que chez Bourré.
— A quel endroit ? demandé-je, irrité de l'intervention du Gros.
— Pas loin d'ici, précise Godemiche en s'efforçant au sérieux. Il fonçait presque aussi vite que moi.
— T'es sûr que t'as pas eu une hallucination collective pour toi tout seul ? s'étonne le Mastard.
— Non ! Il portait un sac à dos. Je me suis dit que ça devait être un bûcheron…
— Un bûcheron ?
— A cause des haches !
— Quelles haches ? insisté-je.
Jacquemart-André frictionne sa barbe naissante.
— Il me semble qu'il trimbalait des haches dans sa sacoche.
Le lendemain matin, un garago du coin est venu changer la batterie de la D.S. de Béru à la ferme du Pinson-Tournan et nous avons pu rallier le commissariat de Chartres.
En homme courageux, Roykeau avait déjà regagné son bureau. Sa main blessée ressemblait à un coussin de pianiste et sa mine affichait le hâle d'un Pierrot tuberculeux.
Lui et son adjoint Deport nous ont fait le point de l'enquête. Un seul des trois spermes trouvé dans le corps de Mélanie a pu être identifié. C'est celui de…
Mais laissons passer une page de publicité.
Je t'ai fait chier, là, hein ? Et pourtant, il ne t'a pas fallu plus de cinq secondes pour sauter d'un paragraphe à l'autre. Alors t'imagines à la télé quand tu dois t'appuyer la météo qui t'annonce de la chiasse pour le restant de tes jours, le tirage du loto dont t'as perdu le billet, le résultat d'un tiercé que t'as pas joué. Et la pub pour le parfum de la gonzesse qui vient de te plaquer.
Lis San-A ! Je suis de tout cœur et j'te fais pas cocu.
Le sperme ? C'est celui de Nicolas.
Copulation consentie ou viol ? Il faudra le démontrer !
Autre information : Suzie, elle, n'a pas été violée. On lui a simplement démoli le portrait, déchiqueté les nibards et sucré les légumes.
Un petit détail : les flics ont établi la preuve que mon fils n'avait pas quitté Chartres. Un cheminot l'a vu sauter du train pour Paris et gagner le centre ville.
Paquet cadeau : la vendeuse d'un magasin de sport affirme que mon Antoine lui a acheté une paire de rollers.
Elle est pas belle, la vie quand elle s'en mêle ?