par l'esprit Emmanuel
Xavier Candido Francisco
CINQUANTE ANS PLUS TARD
Xavier Candido Francisco
CINQUANTE ANS PLUS TARD
Dans ce roman, Emmanuel nous raconte une histoire liée au christianisme du Ile siècle. Certains personnages du livre "Il y a deux mille ans" reviennent séjourner sur terre et sont touchés, de manière évidente, par la loi de cause à effet.
L'un des protagonistes de cette oeuvre, le sénateur Publius Lentulus est présent ici sous un nouveau visage, il incarne en tant qu'esclave: Nestor.
Cet esclave a, lors de son retour sur terre, une attitude plus humble; il se trouve maintenant dans une classe sociale que son coeur orgueilleux avait opprimée lors de son expérience antérieure. La miséricorde du Seigneur lui permet de racheter, sous la personnalité de Nestor, les erreurs et les actes arbitraires commis dans le passé, à l'époque où, investi d'une autorité publique, il présumait fièrement avoir entre ses mains tous les droits et tous les pouvoirs.
Le personnage central de ce livre, néanmoins, est une femme, Célia, au coeur sublime, dont l'héroïsme divin a été, selon Emmanuel, une lumière constante sur la route des nombreux Esprits amers et souffrants. Elle a compris et vécu les leçons de Jésus pendant son passage douloureux sur terre.
Francisco Candido Xavier
CINQUANTE ANS PLUS TARD
EPISODES DE L'HISTOIRE DU CHRISTIANISME AU TROISIEME SIÈCLE
ROMAN D'EMMANUEL
Tome 2
EDITION ORIGINALE
OUVRAGES DEJA TRADUITS EN FRANÇAIS
Série : André Luiz (Collection La vie dans le monde Spirituel) 1-16
Nosso Lar, la Vie dans le Monde Spirituel,
Les Messagers
Missionnaires de la Lumière
Ouvriers de la Vie Eternelle
Dans le Monde Supérieur
Agenda Chrétien
Libération, par l'esprit André Luiz
Entre le Ciel et la Terre
Dans les Domaines de la Médiumnité
Action et Réaction
Evolution entre deux Mondes
Mécanismes de la Médiumnité
Et la Vie Continue
Conduite spirite
Sexe et destin
Désobsession
Série : Emmanuel Les Romans de l'histoire
Il y a deux mille ans
50 ans plus tard
Paul et Etienne
Renoncement
Avé Christ
Série: Source Vive
Chemin, Vérité et Vie.
Notre Pain
La Vigne de Lumière
Source de Vie
Divers
Argent
Choses de ce Monde (Réincarnation Loi des Causes et Effets)
Chronique de l'Au-delà
Contes Spirituels
Directives
Idéal Spirite
Jésus chez Vous
Justice Divine
Le Consolateur
Lettres de l'autre monde
Lumière Céleste
Matériel de construction
Moment
Nous
Religions des Esprits
Signal vert
Vers la lumière
SOMMAIRE
Lettre au lecteur 7
PREMIÈRE PARTIE 9
Une famille romaine 9
Un ange et un philosophe 20
Ombres domestiques 40
Sur la voie Momentané 57
Prêcher l'Évangile 66
Une visite en prison 78
106
106 118 139 154 177 194 214
Aux fêtes d'Hadrien 92
DEUXIEME PARTIE
La mort de Cneius Lucius
Calomnie et sacrifice
La route de l'amertume
De Minturnes à Alexandrie
Le chemin expiatoire
Dans le jardin de Célia
224 227
Dans les sphères spirituelles
Biographie
Liste des ouvrages en langue brésilienne
LETTRE AU LECTEUR
Mon ami, que Dieu t'accorde la paix.
Si tu as parcouru les simples pages de l'œuvre « Il a 2000 Ans... », il est probable que tu cherches dans ce livre la suite des luttes intenses vécues par ses personnages réels dans l'arène des combats rédempteurs livrés sur terre. Raison pour laquelle, je me sens dans l'obligation de te donner quelques informations sur le déroulement de cette nouvelle histoire.
Cinquante ans après la ruine de Pompéi réduite en cendres, là où l'impitoyable sénateur Publias Lentulus avait à nouveau quitté le monde pour mesurer la valeur de ses douloureuses expériences, nous allons le retrouver dans ces pages portant l'habit misérable des esclaves que son cœur orgueilleux avait piétines autrefois. La miséricorde du Seigneur lui permettait de réparer à travers la personnalité de Nestor, les désobéissances et les conduites arbitraires commises dans le passé alors qu'il était un homme public arrogant qui, par un injustifiable droit divin, supposait avoir entre ses mains tous les pouvoirs. En observant cet être captif, tu reconnaîtras dans chacun des signes de sa souffrance, le rachat providentiel d'un passé marqué par des fautes fracassantes.
Néanmoins, je me sens dans le devoir d'assouvir ta curiosité concernant ses compagnons les plus proches dans leur nouveau pèlerinage sur terre, dont ce livre est un témoignage authentique.
Bien qu'étant présents à la même époque, les membres de la famille Sévères, Flavia et Marcus Lentulus, Saul et André de Gioras, Aurélia, Sulpicien, Fulvia, avec d'autres comparses qui avaient partagé le même drame, étaient aussi mis à l'épreuve mais dans d'autres zones de souffrances bénies. Us ne participeront pas à cette histoire où le sénateur Publius Lentulus se dévoile à tes yeux dans cet habit d'esclave à un âge avancé déjà, comme élément intégrant un nouveau contexte.
De tous les protagonistes participant à « il y a 2000 ans », l'un d'eux cependant ressurgit ici parmi d'autres figures du passé, il s'agit de Polycarpe, bien que n'étant pas nommé dans le livre précédent. Par les liens affectifs qu'ils avaient tissés, il était devenu pour Publius un frère dévoué et aimant dans les débats politiques et dans les conflits sociaux émergeant dans la Rome de Néron et de
Vespasien. Je fais référence à Pompilius Crassus, ce même frère qui lui avait été donné par la destinée lors de la destruction de Jérusalem et dont le cœur palpitant avait été arraché de sa poitrine par Méandre obéissant aux terribles ordres d'un chef cruel et vindicatif.
Dans ces quelques pages, Pompilius Crassus est devenu Helvidius Lucius, revenu au monde pour le travail rénovateur. Et faisant allusion à un ami cher et généreux, je souhaite te dire que ce livre n'a pas été écrit par nous et pour nous dans l'intention de décrire nos
épreuves transitoires dans le monde terrestre. Ce récit détient la vérité sur un cœur sublime de femme transformée en sainte, dont l'héroïsme divin a été une lumière ardente sur la route de nombreux Esprits souffrants, remplis d'amertume.
Dans « Il y a 2000 Ans... », nous avons cherché à mettre en exergue une période de lumières et d'ombres où le matérialisme romain et le christianisme se disputaient la possession des âmes dans un scénario de misères et de splendeurs, entre les merveilleuses constructions de Jésus-Christ et les exaltations extrêmes de César auxquelles Publius Lentulus participait, entouré de déchéances morales et d'éblouissements transitoires ; ici, cependant, avec l'esclave Nestor, c'est une âme que l'on observe. Je veux parler de Célia, la figure centrale des pages de cette histoire, dont le cœur aimant et sage a compris et a appliqué toutes les leçons du Divin Maître pendant le douloureux cours de sa vie. A travers ce roman et la suite des événements qui l'animent, tu suivras ses pas de jeune fille et déjeune femme, comme si tu observais un ange planant au-dessus de toutes les contingences de la terre. Sainte par ses vertus et pour les actes de son existence édifiante, son Esprit était bien le lys né de la boue des passions du monde, venu parfumer la nuit de la vie terrestre des douces senteurs des plus divins espoirs du ciel.
Nous pouvons donc affirmer, cher ami lecteur, que ce volume ne raconte pas d'une manière intégrale, la suite des expériences purificatrices de l'ancien sénateur Lentulus dans les cycles de rédemption par le labeur sur terre. C'est l'histoire d'un cœur de femme admirable qui s'est divinisé par sacrifice et par abnégation, confiant en Jésus, dans les larmes de sa nuit de douleur et d'épreuves, de réparation et d'espoir. L'Église romaine garde encore aujourd'hui dans ses archives vieillies ses généreuses traditions, quoique les dates et les dénominations, les descriptions et les notes soient restées confuses et obscures sous le doigt vicié des narrateurs humains.
Mais toi, mon frère et mon ami, ouvre ces pages en pensant au tourbillon de larmes qui reste prisonnier dans le cœur humain et réfléchis à ta part d'expériences amères que les jours transitoires de la vie t'ont apportée. R est possible que tu aies aussi beaucoup aimé et souffert. R t'est arrivé de ressentir le souffle froid de l'adversité glaçant ton cœur. Ou bien, on a blessé ton âme bien intentionnée et sensible de la calomnie ou de la désillusion. En certaines circonstances, tu as, toi aussi, regardé le ciel et tu as demandé en silence où pouvaient se trouver la vérité et la justice, en invoquant la miséricorde de Dieu dans de douloureuses prières. Reconnaissant, cependant, que toutes les douleurs ont une finalité glorieuse dans la rédemption de ton esprit, lis cette histoire réelle et médite. Les exemples d'une âme sanctifiée dans la souffrance et dans l'humilité, t'enseigneront à aimer le travail et les peines de chaque jour. En observant les martyres moraux et en sentant de près sa prof onde foi, tu éprouveras une douce consolation, renouvelant tes espoirs en Jésus-Christ.
Cherche à comprendre l'essence de cette source de vérités réconfortantes et, du plan spirituel, l'Esprit purifié de notre héroïne versera dans ton cœur le baume consolateur des espoirs sublimes.
Profite de cet exemple, comme nous l'avons fait en des temps reculés de luttes et d'expériences du passé, voilà ce que te souhaite un frère et un humble serviteur.
EMMANUEL Pedro Leopoldo, le 19 décembre 1939.
PREMIERE PARTIE
1
UNE FAMILLE ROMAINE
Parcourant la foule rassemblée sur la grande place Smyrne par un clair matin de l'année 131 de notre ère, avançait un tas d'esclaves jeunes et athlétiques qui accompagnaient une litière richement décorée au goût de l'époque.
De temps en temps, on entendait les voix des porteurs s'écrier :
- Laissez passer le noble tribun Caius Fabrice ! Place au noble représentant d'Auguste. Faites place !... Faites place!...
Les petits groupes populaires formés rapidement autour du marché aux poissons et aux légumes se trouvant dans les artères de la ville s'écartaient, alors que le visage d'un patricien romain surgit entre les rideaux de la litière, avec des airs d'ennui tout en observant la foule agitée.
Suivant la litière, un homme dans les quarante cinq ans marchait laissant percevoir dans ses traits un profil Israélite très caractéristique et un orgueil silencieux et réticent. Son humble attitude, cependant, dénonçait sa condition inférieure et bien que ne participant pas à l'effort des porteurs, on pouvait deviner sur son visage contrarié sa douloureuse situation d'esclave.
Au bord du golfe splendide, on respirait l'air parfumé des vents de la mer Egée venant du grand archipel.
L'agitation de la ville avait beaucoup grandi en ces temps inoubliables qui avaient suivi la dernière guerre civile qui avait dévasté la Judée pour toujours. Des milliers de pèlerins l'envahissaient par tous les flancs fuyant les tableaux terrifiants de la Palestine dévastée par les fléaux de la dernière révolution, destructrice des ultimes liens de cohésion entre tribus laborieuses d'Israël, les déterrant de leur patrie.
Les restes des anciennes autorités et des nombreux ploutocrates de Jérusalem, de Césarie, de Bétel et de Tibériade, se côtoyaient faméliques et étaient livrés aux tourments de la captivité après les victoires de Julius Sextus Sévère sur les fanatiques partisans du célèbre Bar-Koziba
Triomphant des mouvements instinctifs de la foule, la litière du tribun s'est arrêtée devant un magnifique édifice dont les styles grec et romain se mariaient harmonieusement.
Dès qu'elle fut garée, elle fut annoncée à l'intérieur où un patricien relativement jeune, dans la quarantaine, l'attendait avec un intérêt évident.
Par Jupiter ! - s'exclama Fabrice en étreignant son ami Helvidius Lucius - je ne pensais pas te trouver si robuste et si élégant à faire envie aux propres dieux !
Voyons, voyons ! - a répliqué l'interpellé dont le sourire laissait paraître la satisfaction que de telles marques d'affection et d'amitié lui causaient - ce sont les miracles de notre temps. D'ailleurs, si quelqu'un mérite de tels éloges, c'est bien toi, à qui Adonis a toujours rendu hommage.
Pendant ce temps, un esclave encore jeune apportait un plateau d'argent où se trouvaient posés des petits vases de parfum et des couronnes ornées de rosés.
Délicatement, Helvidius Lucius se servit tout en remerciant d'un léger signe de tête.
Mais, dis-moi ! - continua son hôte sans dissimuler la satisfaction que lui causait sa visite - j'attends ton arrivée depuis longtemps, de sorte que nous partirons pour Rome le plus rapidement possible. Depuis deux jours la galère est à notre disposition, notre départ ne dépendait plus que de ton arrivée !...
Lui tapotant amicalement l'épaule, il conclut :
Pourquoi as-tu tant tardé ?...
Eh bien, tu sais - lui expliqua Fabrice - résumer les dégâts de la dernière révolution est une tâche plutôt difficile à réaliser en quelques semaines, raison pour laquelle, malgré le retard auquel tu fais allusion, je n'apporte pas au gouvernement impérial un rapport minutieux et complet, mais juste quelques données générales.
Et à propos de la révolution en Judée, quelle est ton impression personnelle des événements ?
Caius Fabrice esquissa un léger sourire, ajoutant avec amabilité :
Avant de donner mon avis, je sais que tu as su profiter de la situation très positivement.
Bon, mon ami - a dit Helvidius comme s'il voulait se justifier -, s'il est vrai que la vente de tout mon élevage de chevaux d'Idumée aux forces en action a consolidé mes finances, assurant l'avenir de ma famille ; cela ne m'empêche pas de penser à la laborieuse situation de ces milliers de créatures qui sont ruinées pour toujours. D'ailleurs, si la chance m'a été favorable sur le plan matériel, je le dois principalement à l'intervention de mon beau-père auprès du préfet Lolius Urbicus.
Le censeur Fabien Corneille a donc ainsi agi aussi décisivement en ta faveur ? - a demandé Fabrice, un peu admiratif.
-Oui.
Très bien - lui dit Caius ne s'en souciant déjà plus -, je n'ai jamais rien compris à l'élevage de chevaux d'Idumée ou de bêtes de Ligurie. D'ailleurs, le succès de tes affaires ne modifie pas notre vieille et cordiale amitié. Par Polux !... tant d'explications en ce sens sont bien inutiles.
Et après avoir absorbé un peu de vin de Falerne respectueusement servi, il a continué, comme s'il analysait ses souvenirs les plus intimes :
La province est dans un état déplorable et à mon avis, les juifs ne trouveront jamais plus en Palestine l'atout réconfortant d'un foyer et d'une patrie. Plus de cent quatre-vingts mille Israéliens sont morts dans divers conflits selon les estimations avérées de la situation. Les bourgs ont presque tous été détruits. Dans la zone de Bétel la misère a atteint des proportions inédites. Des familles entières abandonnées et désarmées ont été lâchement assassinées. Alors que la faim et la désolation mènent à la ruine générale, arrive aussi la peste surgissant de l'exhalation des cadavres non enterrés. Je n'avais jamais pensé revoir la Judée dans de telles conditions...
Mais qui devons-nous blâmer de tout cela ? Le gouvernement d'Hadrien n'a-t-il pas été marqué par sa rectitude et son sens de la justice ? - a demandé Helvidius Lucius avec beaucoup d'intérêt.
Je ne peux l'affirmer avec certitude - a répondu Fabrice avec prudence - ; cependant, je considère pour ma part que le grand coupable a été Tineius Rufus, légat propréteur de la province. Son incapacité politique a été manifeste dans tout le développement des faits. La réédification de Jérusalem lui donnant le nom d'Aelia Capitolina, obéissant ainsi aux caprices de l'Empereur, terrifia les Israéliens tous désireux de conserver les traditions de la ville sainte. Le moment exigeait un homme aux qualités exceptionnelles au devant des affaires de la Judée. Mais, Tineius Rufus n'a fait qu'exacerber l'animosité populaire avec des impositions religieuses de tous genres, contrariant la tradition classique de tolérance de l'Empire dans les territoires conquis.
Helvidius Lucius écoutait son ami avec un singulier intérêt et comme s'il désirait voir s'éloigner quelques souvenirs amers, il murmura :
Fabrice, mon cher, ta description de la Judée me terrifie l'esprit... Les années que nous avons passées en Asie Mineure me ramènent à Rome le cœur plein d'appréhension. Dans toute la Palestine vivent des superstitions totalement contraires à nos traditions les plus respectables et ces croyances étranges envahissent l'ambiance même de nos familles, rendant plus difficile notre tâche d'instituer l'harmonie domestique...
Je sais - lui a répliqué l'ami prévenant -, tu fais certainement allusion au christianisme avec ses innovations et son esprit sectaire. Mais... - ajouta Caius, lui parlant sur un ton de confidence -, serait-ce qu'Alba Lucinie aurait cessé d'être la vestale protectrice de ta maison ? Serait-ce possible ?
Non - répliqua Helvidius soucieux de se faire comprendre -, il ne s'agit pas de ma femme, sentinelle éclairée de tous les faits touchant à ma vie depuis de si longues années, mais de l'une de mes filles qui, contrairement à toutes prévisions, s'est laissée imprégner de tels principes, causant parmi nous le plus grand chagrin.
Ah ! Je me souviens d'Helvidia et de Célia qui, encore enfants, étaient deux sourires des dieux dans ton foyer. Mais si jeunes et déjà portées à des cogitations philosophiques ?
Helvidia, la plus âgée, ne s'est pas intéressée à de telles sorcelleries ; mais notre pauvre Célia semble bien atteinte par les superstitions orientales, de sorte qu'en retournant à Rome, je prévois de la laisser en compagnie de mon père pendant quelques temps. Nous pensons que ses leçons de vertu domestique ramèneront son cœur à la raison.
C'est vrai - acquiesça Fabrice -, le vénérable Cneius Lucius convertirait aux traditions romaines les sentiments les plus barbares de nos provinces.
Ils firent une courte pause alors que Caius tambourinait avec ses doigts, laissant percevoir son Inquiétude comme si de pénibles souvenirs lui venaient à l'esprit.
Helvius - a murmuré le tribun fraternellement -, ton retour à Rome saurait inquiéter tes fidèles amis. Parlant de ton père, je me suis instinctivement souvenu de
Silain, le petit enfant abandonné qu'il a presque adopté officiellement comme son propre fils, désireux qu'il était de te libérer de la calomnie qui t'était imputée à l'aube de ta jeunesse...
Oui - lui dit son hôte, comme s'il s'était soudainement éveillé -, encore heureux que tu es au courant de la calomnieuse accusation qui a pesé sur moi. D'ailleurs, mon père ne l'ignore pas.
Malgré tout, ton vénérable père n'a pas hésité à garder cet enfant qui se présentait, lui manifestant la plus grande affection...
Après avoir passé nerveusement sa main sur son front, Helvidius Lucius a ajouté :
Et Silain ? Tu sais ce qu'il est devenu ?
Aux dernières nouvelles, on a su qu'il s'était engagé dans nos phalanges qui maintiennent l'ordre en Gaules comme simple soldat de l'armée.
Parfois - a continué Helvidius inquiet je pense à la chance de ce jeune garçon, pupille de la générosité de mon père, depuis ma jeunesse. Mais que faire ? Depuis que je me suis marié, j'ai tout fait pour l'amener à vivre avec nous. Ma propriété d'Idumée pourrait lui offrir une existence simple et dans le plus grand confort, sous mes vigilantes orientations. Cependant, Alba Lucinie s'est finalement opposée à mes projets, rappelant non seulement les commentaires calomnieux dont j'avais été la cible par le passé, mais alléguant aussi ses droits exclusifs à mon affection, ce à quoi j'ai été obligé de me conformer, considérant les nobles qualités de son âme généreuse.
Bon, tu sais que ma femme doit recevoir mes attentions les plus respectueuses. Je n'ai d'autre solution que d'accepter volontiers ses requêtes.
Helvidius, mon bon ami - s'exclama Fabrice, démontrant une certaine prudence -, je ne dois pas, ni ne peux intervenir dans ta vie privée. Il est des problèmes dans la vie, que seuls les conjoints peuvent résoudre entre eux dans l'intimité sacrée du foyer ; mais ce n'est pas seulement le cas de Silain qui me préoccupe concernant ton retour.
Et fixant son ami bien dans les yeux, il compléta :
Tu te souviens de Claudia Sabine ?
Oui... - a-t-il vaguement répondu.
Je ne sais si tu es bien informé à son sujet, mais Claudia est aujourd'hui la femme de Lolius Urbicus, le préfet des prétoriens. Tu n'es pas sans ignorer que cet homme est la personnalité du jour, dépositaire de la plus grande confiance de l'Empereur.
Helvidius Lucius a passé sa main sur son front comme s'il désirait fuir de pénibles souvenirs du passé, répondant enfin avec tranquillité :
Je ne souhaite pas exhumer le passé car aujourd'hui je suis un autre homme; mais s'il s'avérait nécessaire d'être honoré dans la capitale de l'Empire, il ne faudrait pas oublier que mon beau-père est aussi une personne qui a toute la confiance du préfet non seulement, auquel tu fais référence, comme celle de toutes les autorités administratives.
Oui, je sais, mais je n'ignore pas aussi que le cœur humain a des alcôves bien mystérieuses... Je ne crois que Claudia, aujourd'hui élevée au rang de la plus haute aristocratie par les caprices du destin, ait oublié l'humiliation de son amour violent de plébéienne, piétiné en d'autres temps.
Oui - a confirmé Helvidius Lucius le regard fixe plongé dans l'abîme de ses souvenirs les plus intimes -, combien de fois ai-je déploré avoir nourri dans son cœur une affection aussi intense ; mais que faire ? La jeunesse est sujette à de nombreux caprices et très souvent, aucun avertissement ne peut rompre le voue de sa cécité....
Et serais-tu aujourd'hui moins jeune pour te sentir exempté des nombreux caprices de notre temps ?
L'interpellé a compris toute la portée de ces commentaires sages et prudents, mais comme s'il n'approuvait pas l'examen des circonstances et des faits dont l'angoissant souvenir le tourmenterait, il répliqua sans perdre son évidente bonne humeur, bien que ses yeux dénotent d'une amère inquiétude :
Caius, mon bon ami, par la barbe de Jupiter ! Ne me renvoie pas aux abimes profonds du passé. Depuis que tu es arrivé, tu n'as fait que parler de sujets pénibles et sombres. D'abord la misère de Judée à faire dresser les cheveux sur la tête avec ses paysages de désolation et de ruine et puis, te voici tourné vers ce fâcheux passé, comme si les difficultés actuelles ne nous suffisaient pas... Mais parle-moi plutôt de quelque chose qui confortera mon calme intérieur. Bien que ne sachant pas en expliquer la raison, j'ai le cœur appréhensif quant à l'avenir. La machine des intrigues de la société romaine trouble mon esprit qui n'a jamais trouvé les moyens de fuir son ambiance détestable. Mon retour à Rome est perturbé par de pénibles perspectives, bien que je n'ose l'admettre !...
Fabrice l'écoutait, attentif et affecté. Les paroles de son ami dénonçaient la profonde crainte de retourner au passé si plein d'aventures. Cette attitude de supplique dénonçait que des souvenirs palpitaient encore dans son cœur, malgré les efforts qu'il faisait pour tout oublier.
Réprimant ses propres craintes, il lui dit alors affectueusement :
D'accord, nous ne parlerons plus de cela.
Et faisant ressortir la joie que lui causait cette rencontre, il a continué ému :
Mais alors, comment aurais-je pu oublier ce que tu m'avais demandé ?
Sans plus tarder, il s'est dirigé vers l'atrium où des serviteurs de confiance attendaient ses ordres, revenant dans la pièce accompagné de l'inconnu marqué par l'humble attitude des esclaves et qui avait suivi sa litière.
Helvidius Lucius fut surpris par le personnage Intéressant qui lui était présenté.
Il a tout de suite identifié sa condition d'assujetti, mais l'étonnement lui venait de la profonde affection que cette figure lui inspirait.
Ses traits Israélites étaient inéluctables, néanmoins, il portait dans son regard la vibration d'un noble orgueil tempéré d'une singulière humilité. Sur son large front, on pouvait déjà remarquer des cheveux blancs, si bien que son physique dénonçait beaucoup d'énergie dans la force de l'âge mûr. Cependant, son apparence extérieure était celle d'un homme profondément désenchanté par la vie. Sur son visage, on pouvait percevoir des signes de tortures et de souffrances infinies, des impressions douloureuses, d'ailleurs compensées par la lueur énergique de son regard transparent de sérénité.
Voici la surprise - a souligné Caius Fabrice joyeusement : - en souvenir j'ai acheté ce joyau à la foire de Térébinthe, alors que certains de nos compagnons décimaient la dépouille des vaincus.
Helvidius Lucius semblait ne pas entendre, comme s'il cherchait à se plonger au plus profond de ce curieux personnage devant ses yeux, dont la sympathie impressionnait ses fibres les plus sensibles et les plus intimes.
Tu es admiratif ? - a insisté Caius désireux d'entendre ses appréciations directes et franches. -Voulais-tu par hasard que je t'apporte un effrayant Hercules ? J'ai préféré te flatter avec un rare exemple de sagesse.
Helvidius le remercia d'un signe expressif, tout en s'approchant de l'esclave silencieux avec un léger sourire sur les lèvres.
Comment t'appelles-tu ? - a-t-il immédiatement demandé.
Nestor.
Où es-tu né ? En Grèce ?
Oui - a répondu l'interpellé avec un pénible sourire.
Comment as-tu pu atteindre Térébinthe ?
Seigneur, je suis d'origine judéenne bien que je sois né à Éphèse. Mes ancêtres se sont installés en lonie, il y a quelques décennies, fuyant les guerres civiles en Palestine. J'ai grandi sur les bords de la mer Egée où plus tard j'ai composé ma propre famille. La chance, néanmoins, n'a pas été de mon côté. J'ai d'abord perdu ma compagne, prématurément, j'ai eu beaucoup de chagrin, et peu après, sous le joug de persécutions implacables, j'ai été asservi par d'illustres Romains qui m'ont conduit à l'ancien pays de mes aïeux.
Et c'est là que la révolution t'a surpris ? -Oui.
Où te trouvais-tu ?
Aux alentours de Jérusalem.
Tu as parlé de ta famille. Tu avais seulement une femme ?
Non, Seigneur, j'avais aussi un fils.
Lui aussi est mort ?
Je l'ignore. Mon pauvre fils, encore enfant, est tombé, comme son père dans la pénible nuit de la captivité. Séparé de moi, je l'ai vu partir le cœur lacéré de douleur et de nostalgie. Il a été vendu à de puissants négociants du sud de la Palestine.
Helvidius Lucius a regardé Fabrice comme pour exprimer son admiration face aux réponses courageuses de l'inconnu, mais continua néanmoins à l'interroger :
Qui servais-tu à Jérusalem ?
Calius Flavius.
Je l'ai connu de nom. Qu'est-il arrivé à ton maître ?...
Ce fut le premier à mourir lors des combats qui eurent lieu à proximité de la ville entre les légionnaires de Tineius Rufus et les renforts juifs arrivés de Bétel.
Toi aussi tu as combattu ?
Seigneur, il ne m'appartenait pas de combattre sauf pour répondre à mes obligations vis-à-vis de celui qui, par son grand cœur, me gardait captif aux yeux du monde, mais depuis longtemps m'avait rendu ma liberté. Mes armes étaient celles de l'assistance nécessaire à son esprit loyal et juste. Calius Flavius n'était pas pour moi un bourreau, mais un ami et un protecteur de tous les instants. À ma profonde consolation, j'ai pu lui prouver mon dévouement quand j'ai dû lui fermer les yeux dans ses derniers instants.
Par Jupiter ! - s'exclama Helvidius s'adressant à voix haute à son ami - c'est la première fois que j'entends un esclave bénir un maître.
Il n'y a pas que ça - a répondu Caius Fabrice de bonne humeur, alors que l'esclave les observait droit et digne -, Nestor est la personnification du bon sens. Malgré ses liens de sang avec l'Asie Mineure, sa culture concernant l'Empire est des plus vastes et des plus remarquables.
Serait-ce possible ? - lui dit Helvidius admiratif.
Il connaît l'histoire romaine aussi bien que l'un de nous.
Mais lui est-il arrivé de vivre dans la capitale du monde ?
Non. Selon ce qu'il dit, il ne la connaît que par ses traditions.
Invité par les deux patriciens, l'esclave s'est assis pour démontrer ses connaissances.
Sans le moindre embarras, il a parlé des légendes charmantes qui retraçaient la naissance de la ville célèbre, entre les vallées de l'Étrurie et les délicieux paysages de Campanle. Romulus et Rémus, le souvenir d'Acca Larentia, le rapt des Sabines, étaient des images qui, dans la bouche d'un esclave, prenaient des nuances tout à la fois nouvelles et intéressantes. Ensuite, il s'est mis à expliquer l'extraordinaire développement économique et politique de la ville. L'histoire de Rome n'avait pas de secrets pour son intellect. En retraçant l'époque de Tarquin l'Ancien, il a parlé de ses constructions merveilleuses et gigantesques, s'arrêtant plus particulièrement au célèbre réseau d'égouts se jetant dans les eaux boueuses du Tibre. Il s'est souvenu de Servius Tullius, divisant la population romaine en classes et centuries. Numa Pompilius, Ménénius Agrippa, les Gracques, Sergius Catilina, Scipion Nasica et tous les personnages célèbres de la République ont été évoqués dans son exposition où les concepts chronologiques s'alignaient avec une admirable précision. Les dieux de la ville, les coutumes, les conquêtes, les généraux intrépides et vaillants étaient gravés dans sa mémoire avec des détails indélébiles. En suivant le cours de ses connaissances, il est remonté aux débuts de l'Empire faisant ressortir ses réalisations prodigieuses depuis le fastueux brio de la cour d'Auguste. Les magnificences des Césars, à travers son habile dialectique, se présentaient sous de nouvelles nuances historiques face aux considérations psychologiques concernant toutes les situations politiques et sociales.
Nestor a longuement parlé de ses connaissances du passé quand Helvidius Lucius sincèrement surpris l'a interpellé :
D'où tiens-tu toute cette culture remontant à nos plus lointaines traditions ?...
Maître, depuis ma jeunesse, j'ai manié tous les livres d'éducation romaine à ma portée. En outre, sans que je puisse me l'expliquer, la capitale de l'Empire exerce sur moi la plus singulière de toutes les séductions.
Et bien - ajouta Caius Fabrice satisfait - Nestor connaît aussi bien un livre de Salluste qu'une page de Petronius. Les auteurs grecs, également, n'ont pas de secrets pour lui. Considérant, cependant, sa prédilection pour les sujets romains, je veux croire qu'il est comme né au bas de notre porte.
L'esclave a légèrement souri, alors qu'Helvidius Lucius a ajouté :
De telles connaissances prouvent un intérêt injustifiable de la part d'un captif.
Et après une pause, comme s'il était en train d'échafauder un projet intime, tout en s'adressant à son ami, il dit :
Mon cher, je loue ton bon souvenir. Mon souci actuellement était justement de trouver un serviteur cultivé qui puisse se charger d'enrichir l'éducation de mes filles, en m'assistant simultanément dans le traitement des affaires de l'État qui, en vertu de ma nouvelle position, seront à ma charge.
Son hôte avait à peine fini de le remercier que sont apparues dans la salle sa femme et ses filles, dans un gracieux cadre familial.
Alba Lucinie, qui n'avait pas encore atteint les quarante ans, conservait sur son visage les plus beaux traits de la jeunesse qui illuminaient son profil de madone. À ses côtés, ses filles, deux printemps souriants, donnaient à son allure la noble expression d'une vestale se confondant avec elles deux comme si elle était leur sœur plus âgée, plutôt que leur mère tendre et aimante.
Helvidia et Célia, cependant, bien qu'ayant une profonde ressemblance, laissaient spontanément transparaître une différence de tempérament et de penchants spirituels. La première laissait entrevoir dans ses yeux une inquiétude propre à son âge, accusant les rêves fébriles qui peuplaient son âme, alors que la seconde portait dans le regard une réflexion calme et profonde, comme si l'esprit de la jeunesse avait chez elle prématurément vieilli.
Toutes trois exhibaient gracieusement sur leur habit domestique les délicats ornements des « péplums », leurs cheveux étaient attachés par de précieux filets dorés, et elles offraient à Fabrice un sourire accueillant.
De grâce - a murmuré l'invité avec une vivacité propre à son génie expansif tout en s'avançant vers la maîtresse de maison -, mon grand ami Helvidius a trouvé l'autel des Trois Grâces intronisées exclusivement dans son foyer. D'ailleurs ici nous sommes dans la région de la mer Egée, berceau de toutes les divinités !...
Avec beaucoup de courtoisie, ils se saluèrent tous.
Non seulement Alba Lucinie mais aussi Helvidia et Celia se réjouissaient de la présence de ce chaleureux ami de la famille, de longue date.
Rapidement, le petit groupe échangeait des propos amicaux et bienveillants. Le brouhaha des nouvelles sur Rome se mélangeait aux impressions sur l'Idumée et les autres régions de la Palestine où Helvidius Lucius avait séjourné avec ses proches, partageant leurs avis charmants et personnels sur des petits riens de tous les jours.
À un certain moment, le maître de maison a attiré l'attention de sa femme sur Nestor retranché dans un coin de la pièce, lui disant avec enthousiasme :
Lucinie, voici le cadeau royal que Caius nous a apporté de Térébinthe.
Un esclave ?!... - a demandé la madone sur un ton charitable.
Oui. Un précieux esclave. Sa capacité mnémonique est un des phénomènes les plus intéressants qui m'ait été donné d'observer de toute ma vie. Imagine qu'il a dans son cerveau la longue histoire de Rome sans en omettre les moindres détails. Il connaît nos traditions et nos coutumes comme s'il était né au Palatin. Je désire sincèrement le prendre à mon service personnel, l'utilisant en même temps pour instruire nos filles.
Alba Lucinie a regardé l'inconnu prise d'étonnement et d'affection. À leur tour, les deux jeunes filles le dévisagèrent admiratives.
Cependant, sortant de sa stupéfaction, la noble matrone réfléchit avec pondération :
Helvidius, j'ai toujours considéré la mission domestique comme étant la plus délicate dans notre vie. SI cet homme a donné les preuves de ses connaissances, il devra aussi donner celles de ses vertus pour que nous puissions lui confier, en toute tranquillité, l'éducation de nos filles ?
Face à une question aussi raisonnable qu'opportune, son mari se sentit embarrassé, mais Caius vint à son secours avec des propos éclairés :
Je m'en porte garant, Madame : si Helvidius peut justifier de sa sagesse, je peux témoigner de ses nobles qualités morales.
Alba Lucinie sembla réfléchir le temps d'un instant encore et ajouta finalement avec un sourire satisfait :
D'accord, nous accepterons la garantie de ta parole.
Puis, la gracieuse dame a regardé Nestor avec charité et douceur, comprenant que si son aspect affligeant était bien celui d'un esclave, ses yeux révélaient une sérénité supérieure pleine d'une étrange fermeté.
Après une minute d'observation attentive et silencieuse, elle s'est tournée vers son mari lui disant quelques mots d'une voix presque imperceptible, comme si elle demandait son accord avant de réaliser certains de ses désirs. Helvidius, à son tour, a délicatement souri, faisant un signe d'approbation de la tête.
Se tournant alors vers tout le monde, la noble femme a dit sur un ton ému :
Caius Fabrice, mon mari et moi, avons décidé que nos filles recevront la coopération intellectuelle d'un homme libre.
Et prenant une minuscule baguette posée dans une jarre orientale dans un coin de la pièce, elle a légèrement touché le front de l'esclave, obéissant ainsi aux cérémonies familiales par lesquelles on libérait les esclaves dans la Rome impériale, tout en s'exclamant :
Nestor, notre maison te déclare libre pour toujours !...
- Mes filles - a-t-elle continué émue s'adressant à elles deux -, jamais vous n'humilierez la liberté de cet homme qui pourra accomplir ses devoirs en toute indépendance !...
Caius et Helvidius se sont regardés satisfaits. Alors qu'Helvidia, de loin, faisait ses compliments au libéré, Célia avec un léger penchement de tête, digne, s'est approchée de l'émancipé qui avait les yeux humides de larmes et lui a tendu sa main aristocratique et délicate dans un geste sincère et tendre. Ses yeux croisèrent le regard de l'ex-esclave dans une vague d'affection et d'attraction indéfinissable. Le libéré, visiblement ému, ili'est incliné et a respectueusement baisé la main généreuse que la jeune patricienne lui offrait.
La scène émouvante dura quelques instants quand, à Id surprise générale, Nestor s'est levé du coin où il se trouvait et, marchant jusqu'au centre de la pièce, s'est agenouillé devant ses bienfaiteurs et a humblement baisé |p» pieds d'Alba Lucinie.
UN ANGE ET UN PHILOSOPHE
Le palais résidentiel du préfet Lolius Urbicus se trouvait sur l'une des plus belles hauteurs de la colline où se dressait le Capitole.
La fortune de son propriétaire était des plus opulentes à Rome et sa situation politique était des plus enviables par son prestige et ses privilèges particuliers.
Bien que descendant d'une ancienne famille de la noblesse, il n'avait pas reçu un héritage conséquent de ses ancêtres les plus illustres, toutefois, très tôt l'Empereur l'avait pris sous sa protection.
Au début, il en fit un tribun militaire plein d'espoirs et de perspectives prometteuses, pour le promouvoir ensuite aux grades les plus éminents. Par la suite, il l'avait transformé en l'homme qui avait toute sa confiance. Il lui fit don de biens précieux comme des propriétés et des titres de noblesse. Cependant l'aristocratie de la ville fut étonnée quand Hadrien lui recommanda de se marier avec Claudia Sabine, une plébéienne d'un talent exceptionnel et d'une rare beauté qui avait su par favoritisme s'octroyer les grâces les plus convoitées de la cour.
Lolius Urbicus n'a pas hésité et obéit à la volonté de son protecteur et plus grand ami.
Il se maria négligemment comme si le mariage pouvait garantir ses intérêts personnels, poursuivant cependant sa vie d'aventures joyeuses lors des nombreuses campagnes en tant qu'autorité militaire que ce soit dans la capitale de l'Empire ou dans les villes des nombreuses provinces.
Maintenant honorée de son nom, cette femme avait acquis l'une des places les plus en vue au sein de la noblesse romaine. Peu encline aux devoirs de matrone1, elle ne tolérait pas l'environnement domestique, se livrant aux aberrations de la vie mondaine, suivant parfois les projets de ses amis ou organisant à son tour d'illustres fêtes, célèbres pour leur vision artistique et pour le libertinage discret qui les caractérisait.
1 N.T. : Dans l'antiquité romaine, une matrone est une dame, une femme mariée.
La société romaine, qui avançait franchement vers la décadence des anciennes coutumes familiales, adorait ses manières libres, alors que l'esprit mondain de l'Empereur et la volupté des courtisans se réjouissaient de ses agissements dans le tourbillon des initiatives joyeuses du contexte social de l'aristocratie.
Claudia Sabine avait acquis l'un des rangs les plus avancés dans les cercles élégants et frivoles. Ayant l'art de transformer l'intelligence en arme dangereuse, elle se valait de sa position pour augmenter chaque fois davantage son propre prestige, s'élevant aux sommets de l'entourage où elle vivait, plein de créatures d'une noblesse improvisée, pour aisément satisfaire ses caprices. C'est ainsi qu'autour du précieux don de sa beauté physique toutes les attentions et tous les intérêts papillonnaient.
Le soir venu.
Dans l'élégant palais près du temple de Jupiter Capitolin planait une ambiance lourde de solitude et de tranquillité.
Reposant sur un divan de la terrasse, nous allons retrouver Claudia Sabine échangeant des propos confidentiels avec une femme du peuple, dans la plus grande intimité.
Hatéria - lui disait-elle, concernée et avec beaucoup de discrétion -, je t'ai fait appeler afin de profiter de ton vénérable dévouement pour te charger d'une affaire.
Ordonnez - répondit la femme à l'aspect modeste et aux manières simples et forcées. - Je suis toujours disposée à accomplir vos ordres, quels qu'ils soient.
Serais-tu prête à me servir aveuglement dans une autre maison ?
Sans aucun doute.
Très bien, jusqu'à présent je n'ai vécu que pour me venger d'une terrible humiliation du passé.
Madame, je me rappelle de vos déceptions au sein de la plèbe.
Heureusement que tu as connu mes souffrances. Écoute continua Claudia Sabine en baissant la voix intentionnellement -, sais-tu qui sont les Lucius à Rome ?
Qui ne connaît pas le vieux Cneius, Madame ? Avant de me parler de vos peines, je dois dire que je connais aussi vos chagrins et l'ingratitude du fils.
Alors, il n'est pas nécessaire de te dire ce qu'il me reste à faire maintenant. Peut-être ignores-tu qu'Helvidius Lucius et sa famille arriveront dans cette ville dans quelques jours, de retour d'Orient. Je prévois de te placer au service de sa femme afin que tu m'aides à réaliser tous mes projets.
Ordonnez et j'obéirai aveuglément.
Connais-tu Tullia Cevina ?
La femme du tribun Maximin Cunctator ?
Elle même. D'après ce que je sais, Tullia Cevina a été chargée par son amie d'enfance de trouver deux ou trois servantes d'une entière confiance et capables de répondre aux besoins du quotidien à Rome. Ainsi, il faut que tu te présentes le plus tôt possible comme candidate à ces fonctions.
Comment ? Pensez-vous que la femme du tribun pourrait accepter mon humble offre sans références qui répondent à ses critères ?
Pour cela, nous devons faire preuve d'une grande prudence. Tullia ne devra jamais apprendre que tu es une personne de ma connaissance. Tu pourrais présenter des références spéciales de Grisotemis ou de Musonia, mes amies très proches ; toutefois, cela n'irait pas non plus. Cela susciterait, peut-être, quelques soupçons quand j'aurais le plus besoin de ton intervention ou de tes services.
Que faire, alors ?
Avant tout, il faut que nous traitions de l'utilité de ton assistance dans l'intérêt de nos projets. Trouver une humble servante est une chose précieuse et rare. Présente-toi à Tullia avec la plus grande simplicité. Parle-lui de tes besoins, explique-lui tes bonnes intentions. Je suis presque sûre qu'il suffira de cela pour gagner cette première étape. Ensuite, comme je l'espère, tu seras Admise dans l'enceinte familiale d'Alba Lucinie, l'usurpatrice de mon bonheur. Tu la serviras avec humilité, soumission et dévouement jusqu'à ce que tu aies Conquis toute sa confiance. Tu n'auras pas besoin de venir me voir souvent pour ne pas éveiller les soupçons sur notre arrangement. Tu viendras ici une fois par mois afin de nous mettre d'accord sur la suite des événements. Au début, tu étudieras l'ambiance et tu m'informeras de toutes les nouveautés et de toutes les découvertes de la vie intime du couple. Ce n'est que plus tard que nous verrons la nature des services à exécuter.
Je peux compter sur ton dévouement et ton silence ?
Je suis entièrement à vos ordres et j'accomplirai vos instructions avec une absolue
fidélité.
J'ai confiance en toi.
Une fois cela dit, Claudia Sabine livra à sa comparse quelques centaines de pièces en gage de leurs mutuels engagements.
Avidement, Hatéria a immédiatement pris la somme d'argent lançant un regard cupide à la bourse et s'exclamant empressée :
Vous pouvez être sûre que je serai vigilante, humble et discrète.
Les ombres de la nuit tombaient sur les Monts Albans quand l'émissaire de Claudia est allée voir Tullia Cevina quelques heures plus tard, aux fins qui nous sont connues.
La femme du tribun Maximin Cunctator, patricienne au cœur bon et aimable reçut cette femme du peuple avec générosité et douceur. Les sollicitations insistantes d'Hatéria l'émurent beaucoup. Elle avait commenté la demande de son amie Alba Lucinie dans le cercle très restreint de ses amitiés les plus intimes ; néanmoins, cette servante inconnue n'apportait pas les références de l'unes de ses amies avec qui elle s'était mise d'accord. Mais elle attribua cela au bavardage de quelques esclaves qui aurait été mise indirectement au courant lors d'une conversation insouciante.
L'humilité et la simplicité d'Hatéria lui semblèrent adorables. Ses manières révélaient une extraordinaire capacité de soumission, empressée et affectueuse.
Tullia Cevina l'accepta et s'apitoyant sur son sort, l'accueillit le soir même et l'installa avec ses domestiques. Quelques jours plus tard, à la porte d'Ostie, il y avait une singulière agitation. Des véhicules luxueux se dirigeaient vers le port où la galère de nos personnages avait déjà été ancrée.
Sur les structures de la plage ensoleillée éclataient les manifestations de joie et d'émotion. Quantité d'amis et de représentants de la vie sociale et politique étaient venus recevoir Helvidius et Caius dans un déluge d'accolades affectueuses.
Lolius Urbicus et sa femme arrivaient aussi aux côtés de Fabien Corneille et de son épouse Julia Spinter, une vieille patricienne connue pour sa fière loyauté aux traditions en vigueur. Tullia Cevina et Maximin Cunctator se trouvaient également présents, soucieux de saluer fraternellement leurs amis qui étaient restés absents pendant de longues années. Plusieurs parents et proches se disputaient entre eux l'instant d'étreindre chaleureusement les chers arrivants, mais parmi toute cette foule se détachait la figure vénérable de Cneius Lucius, auréolé de ses cheveux blancs, que les pénibles expériences de la vie avaient sanctifié. Une atmosphère d'amour et de vénération planait autour de sa personnalité vibrante de culture et de générosité que ses soixante quinze ans de luttes n'avaient pas réussi à éteindre. La société romaine avait suivi chacun de ses pas, reconnaissant toute la noblesse et toute la loyauté de son caractère respectant l'un des exemples les plus sacrés de l'éducation ancienne pleine de la beauté de Rome dans ses principes les plus austères et les plus simples.
Cneius Lucius avait su mépriser toutes les positions de domination, comprenant que l'esprit de militarisme menait à la décadence de l'Empire, s'esquivant de toutes les situations matérielles notables afin de conserver son ascendant spirituel. Dans le cadre de ses nombreux services rendus à la collectivité, il avait pris des mesures dans le gouvernement impérial en faveur des esclaves qui enseignaient les bases de la lecture et de l'écriture aux enfants de leurs maîtres, sans parler de toutes les oeuvres de bienfaisance sociale au profit des plus pauvres et des plus démunis que la chance n'avait pas favorisés.
Son nom était respecté, non seulement dans le milieu aristocratique du Palatin, mais aussi à Suburra où s'entassaient les familles anonymes et pauvres.
Ce matin-là, le visage du vieux patricien laissait entrevoir la joie calme qui vibrait dans son âme.
Il a longuement étreint ses enfants contre son cœur, pleurant de joie en les embrassant; baisa ses petites-filles avec une affection toute paternelle. Mais alors que les salutations les plus festives étaient échangées dans le tourbillon des démonstrations expressives d'affection et d'émotion, Cneius Lucius a remarqué que Lolius Urbicus dévisageait avec insistance le profil de sa belle-fille, pendant que Claudia Sabine, feignant d'avoir complètement oublié le passé, concentrait son attention sur Helvidius avec des regards furtifs qui disaient tout à son cœur plein d'expérience, fatigué de lutter contre les capricieuses désillusions du monde.
Nestor, à son tour, débarqué en Ostie pour satisfaire son vieux rêve de connaître la ville célèbre et puissante, sentait des émotions inconnues vibrer en son for intérieur, comme s'il revoyait des lieux accueillants et chers. Il avait maintenant l'entière conviction que le paysage qui se dévoilait à ses yeux avides, lui était familier depuis des temps reculés. Il n'arrivait pas à préciser la chronologie de ses souvenirs, mais il conservait la certitude que, par un processus mystérieux, Rome était vraiment là dans le souvenir de ses réminiscences les plus profondes.
Ce même jour, alors qu'Alba Lucinie et ses filles accompagnées de Fabien Corneille et de sa femme se dirigeaient vers la ville, Helvidius Lucius prenait place aux côtés de son vieux père et partait en direction de la banlieue, ne prêtant aucune attention au temps qui passait ou au charmant paysage en chemin, complètement plongés qu'ils étaient dans leurs confidences les plus intimes.
Helvidius confia à son père toutes les impressions qu'il rapportait d'Asie Mineure, se rappelant des scènes vécues ou évoquant de doux souvenirs, faisant ressortir néanmoins ses profondes inquiétudes morales concernant sa fille dont les connaissances prématurées en matière de religion et de philosophie le hantaient, depuis qu'accidentellement, elle avait pris plaisir à écouter les esclaves de la maison parler des dangereuses superstitions de la nouvelle croyance qui envahissait l'Empire de toute part. Il expliqua, ainsi, au délicat et généreux mentor spirituel de son existence, toute la situation familiale, lui présentant les détails et les circonstances sur le sujet.
Après l'avoir écouté attentivement, le vieux Cneius Lucius dont la pratique éducative expérimentée lui serait d'un grand secours pour trouver une solution, promit de lui apporter son soutien moral sur la question.
Peu de temps après, nos amis s'installaient dans leur magnifique résidence du Palatin, initiant un nouveau cycle de vie citadine.
Helvidius Lucius était satisfait de sa nouvelle position, soulignant que comme adjoint substitut de son beau-père dans les fonctions de censeur, un rôle important lui était réservé dans la vie de la ville sous le regard bienveillant de l'Empereur. Quant à Alba Lucinie, assistée de Tullia, grâce à ses capacités artistiques innées, transformait la vieille propriété, conformément au goût de l'époque, édifiant dans chaque coin un peu de l'harmonie de son foyer où son mari et ses filles pourraient se reposer dans les moments de grande agitation de la vie.
Inutile de dire qu'engagée par Tullia, Hatéria fut admise dans le foyer d'Alba Lucinie, s'imposant à tous par son humilité habile, elle gagna toute la confiance de ses maîtres en quelques jours à peine.
La semaine suivante, sous prétexte de vouloir se reposer quelque temps chez son grand-père qu'elle Idolâtrait, Célia fut conduite par ses parents à sa résidence sur l'autre rive du Tibre, aux pieds de l'Aventin.
Cneius Lucius habitait dans un palais très confortable au style romain accentué en compagnie de deux de ses filles déjà âgées qui le remplissaient d'affection couvrant d'étoiles la nuit de sa vieillesse.
Il reçut sa tendre petite-fille avec les preuves de satisfaction les plus évidentes.
Le lendemain dans la matinée, il ordonna de faire préparer sa litière personnelle pour aller offrir un sacrifice au temple de Jupiter capitolin en sa compagnie.
Célia l'accompagna calme et agréable bien qu'elle remarqua le regard expressif avec lequel l'ancien l'observait, soucieux peut-être de maîtresse ses sentiments les plus intimes.
Cneius Lucius ne s'arrêta pas seulement au sanctuaire de Jupiter mais il se dirigea, également, au temple de Sérapis où il se mit à parler à sa petite-fille des plus anciennes traditions de la famille romaine. La fillette ne contredisait pas ses paroles, ni n'interrompait son affectueux discours, se soumettant avec la plus grande obéissance à tout ce qui se rapportait au rituel des temples conformément aux règles instituées à Rome par les flamines.
Le soir tombait quand le généreux vieillard considéra leur pèlerinage terminé à travers les édifices religieux de la ville. Alors que le soleil se couchait, Cneius Lucius désireux de connaître toute l'intensité des nouvelles pensées de sa petite-fille, la conduisit finalement à l'autel familial où étaient alignées les magnifiques icônes en ivoire des dieux domestiques.
Célia, ma chérie - a-t-il dit enfin se reposant sur un grand divan devant les idoles - je t'ai emmenée aujourd'hui aux temples de Jupiter et de Sérapis où j'ai offert des sacrifices pour notre bonheur ; mais plus que notre bonheur, je désire ma chère enfant le tien. J'ai remarqué que tu accompagnais mes gestes et, néanmoins, tu ne démontrais pas une dévotion sincère et ardente. Peut-être, as-tu rapporté de la province quelque idée nouvelle, contraire à nos croyances?!...
Elle écouta les paroles de son vénérable grand-père, l'âme perdue dans de profonds schismes. Elle comprit d'un regard toute la situation et habituée aux rigoureuses traditions de la famille, elle devina que son père avait sollicité une telle intervention dans l'intention de la faire revenir sur ses idées ainsi que sur ses convictions les plus intimes.
Cher grand-père - a-t-elle répondu les yeux humides où transparaissait sa sublime innocence -, je vous ai toujours aimé de toute mon âme et vous m'avez enseigné à dire toute la vérité en toutes circonstances.
Oui - s'exclama Cneius Lucius admiratif devinant les émotions de l'adorable enfant , à tout instant tu es présente dans mon cœur. Parle, mon enfant, avec la plus grande franchise! Je n'ai appris d'autre chemin que celui de la vérité face à nos traditions et à nos dieux...
D'abord je dois vous dire que je pense que c'est mon père qui vous a demandé de m'amener à changer mes sentiments religieux actuels.
La vénérable ancien a fait un geste d'étonnement en raison de ce commentaire inattendu.
Oui - a continué la fillette -, peut-être que mon père ne peut me comprendre... Il ne pourrait jamais m'entendre avec bienveillance sans protester énergiquement, mais même ainsi, je continuerai toujours à l'aimer, malgré son cœur qui ne me comprend pas.
Alors, mon enfant, pourquoi nier à Helvidius tes plus Intimes confidences ?...
J'ai essayé de lui parler un jour alors que nous étions encore en Judée, mais j'ai immédiatement compris que mon père jugerait mal mes paroles les plus sincères, percevant ainsi que la vérité pour être totalement comprise doit être examinée par des cœurs du même âge spirituel.
Mais, ma fille, que fais-tu des liens sacrés de la famille ?
Ils sont dans l'amour et dans le respect que j'ai toujours cultivés ; toutefois grand- père, sur le terrain des idées, les liens de sang ne signifient pas toujours l'harmonie des idées entre ceux que le ciel a unis dans le cocon familial. Vénérant et estimant mon père de mon affection filiale, tout en respectant les traditions de son nom, j'ai épousé des idées auxquelles je ne pouvais adhérer à son avis, pour l'instant...
Mais que veux-tu dire par âge spirituel ?...
Que la jeunesse et la vieillesse, comme nous les voyons de par le monde, ne sont que l'expression d'une vie physique qui finit avec la mort. Il n'y a pas de jeunes, ni de vieux mais des âmes jeunes dans leur façon de raisonner ou profondément riches dans le domaine des expériences humaines.
Que veux-tu dire par là ? - a demandé l'ancien fort admiratif. - As-tu une aussi vaste connaissance des auteurs grecs ?! Cela est bien étrange, ton père vient juste de trouver un esclave cultivé destiné tout spécialement à enrichir ton éducation et celle de ta sœur.
Grand-père, vous connaissez bien ce profond désir d'apprendre qui m'a toujours poussée dès mon enfance. Bien qu'étant jeune, je sens dans mon esprit le poids d'un âge millénaire. Pendant toutes ces années d'absence en province, j'ai passé mon temps disponible à dévorer la bibliothèque que mon père ne pouvait emporter dans ses déplacements en Idumée.
Mais ma fille - s'exclama le respectable ancien sincèrement consterné -, tu n'aurais pas agi comme les malades qui, à force de chercher la vertu dans tous les médicaments à portée de main, finissent lamentablement intoxiqués ?!...
Non, cher grand-père, je ne me suis pas empoisonnée. Et si une telle chose est arrivée, depuis plus de deux ans je porte dans le cœur le meilleur des antidotes contre l'influence nocive de toutes les toxines de ce monde.
Lequel ? - a interrogé Cneius Lucius de plus en plus surpris.
Une croyance fervente et sincère.
As-tu soumis de telles pensées à l'invocation de nos dieux?...
Non, cher grand-père, j'ai du mal à l'admettre, mais Je sens dans votre âme la même capacité de compréhension qui vibre dans la mienne et je dois être Sincère. Les dieux de nos anciennes traditions ne me satisfont déjà plus...
Comment cela, mon enfant ? À quelles entités des Cieux confies-tu aujourd'hui ta foi sublime et fervente ?...
Et comme si dans ses grands yeux vibraient une étrange lumière, Célia a répondu calmement :
A présent, je dépose ma foi en Jésus-Christ, le Fils de Dieu Vivant.
Tu te déclares chrétienne ? - a demandé son vieux grand-père devenu blême.
Il ne me manque que le baptême.
Mais, fille - a dit Cneius Lucius donnant à sa voix une douce inflexion de tendresse -, le christianisme est en contradiction avec tous nos principes car il élimine toutes les notions religieuses et sociales fondamentales à notre conception de l'état et de la famille. En outre, ne sais-tu pas qu'adopter cette doctrine, c'est marcher au sacrifice et à la mort ?...
Grand-père, malgré vos études longues et poussées, je pense que vous ne connaissez pas les principes de Jésus et la douce clarté de ses enseignements. Si vous aviez idée de sa doctrine dans son intégralité, si vous entendiez directement ceux qui sont emprunts de sa foi, vous auriez enrichi bien davantage le trésor de bonté et de compréhension de votre esprit.
Mais on ne peut comprendre qu'une idée aussi pure achemine ses adeptes à la condamnation et au martyre depuis presque un siècle.
Néanmoins, grand-père, vous n'avez peut-être pas encore considéré les circonstances de cette condamnation car Jésus a promis les joies de son royaume à tous ceux qui souffrent sur terre par amour en son nom.
Tu délires, ma chérie, il ne peut être une divinité plus grande que notre Jupiter, ni ne peut exister un royaume supérieur à notre Empire. En outre, le prophète nazaréen, d'après ce que je sais, a prêché une fraternité impossible et une humilité que nous autres ne pouvons comprendre.
Il a posé sur sa petite-fille un regard calme plein d'une mystérieuse charité, ressentant pourtant une émotion plus intense lorsqu'il croisa ses yeux sereins, miséricordieux, transparents d'une candeur indéfinissable.
Grand-père - a-t-elle continué le regard abstrait comme si son esprit agitait des souvenirs chers et lointains -, Jésus-Christ est l'agneau de Dieu qui est venu arracher le monde de l'erreur et du péché. Pourquoi ne pas comprendre les divins enseignements si nous avons faim d'amour en notre âme ? Apparemment je suis jeune et vous un homme âgé pour le monde ; cependant, je sens en moi qu'à la base de la connaissance spirituelle nos Idées sont analogues...
De la terre entière nous viennent des clameurs de révolte et des cris de combat... Le fiel des opprimés se mêle aux larmes de tous ceux qui souffrent dans l'humiliation et dans la captivité !...
Vous avez connaissance de tous ces tourments Insondables qui assaillent le monde entier ! Vos livres parlent des angoisses indéfinissables à votre esprit sensible et affectueux. Ces cris de souffrance arrivent jusqu'à vos oreilles, à tout moment !
Où sont donc nos dieux d'ivoire qui ne nous sauvent pas de la décadence et de la ruine ?! Où est Jupiter qui ne descend pas sur la scène du monde pour rétablir l'équilibre de la merveilleuse balance de la justice divine ?! Pourrions-nous accepter un dieu froid, impassible qui se Complaît à soutenir toutes les turpitudes des puissants contre les plus pauvres et les plus malheureux ? Serait-ce que la providence du ciel est égale à celle de César pour Qui les plus grands pouvoirs vont à celui qui lui apporte les plus riches offrandes ? Alors Jésus de Nazareth a apporté au monde un nouvel espoir. Aux orgueilleux, il a averti que toutes les vanités de la terre restent aux portes obscures de la tombe ; aux puissants il a donné les leçons de résignation quant aux biens transitoires du inonde, enseignant que les plus belles acquisitions sont les vertus morales, impérissables valeurs du ciel. Il a donné l'exemple dans tous ses actes de lumière indispensables à notre construction spirituelle vers Dieu tout- puissant, Père de miséricorde infinie, au nom de celui qui nous a apporté sa doctrine d'amour avec son serment de vie et de rédemption.
Par-dessus tout, Jésus est le seul espoir des êtres tristes et désemparés de la terre puisque conformément à ses douces promesses, tous les malheureux du monde recevront les dons du ciel par les bénédictions de la simplicité et de la paix, par miséricorde et par la pratique du bien.
Cneius Lucius écoutait sa petite-fille dans un silence émouvant se sentant touché d'inquiétude mêlée d'enchantement, comme un philosophe du monde qui entendrait les plus tendres révélations de la vérité par la bouche d'un ange.
La petite, à son tour, laissant libre cours aux inspirations sacrées qui remplissaient son âme ne cessait de parler creusant le trésor de ses souvenirs les plus chers à son cœur :
Pendant longtemps, nous sommes restés à Antipatris, en pleine Samarie, près de la Galilée... Là, la tradition de Jésus vit encore dans tous les esprits. J'ai connu de près la génération de bon nombre qui ont bénéficié du pouvoir de ses mains miséricordieuses, j'ai découvert l'histoire des lépreux guéris au contact de son amour ; des aveugles dont les yeux éteints ont vu naître une vibration nouvelle de vie grâce à sa parole aimante et souveraine ; des pauvres de tous genres qui se sont enrichis de sa foi et de sa paix spirituelle.
Au bord du lac, là où il prononça ses sermons Inoubliables, il m'a semblé voir encore la marque lumineuse de ses pas, quand l'âme plongée dans la prière, je suppliais les douces bénédictions du Maître de Nazaré!...
Mais Jésus nazaréen n'était-il pas un dangereux visionnaire ? - a demandé Cneius Lucius, profondément surpris. - Ne promettait-il pas un autre royaume en méprisant les traditions de notre Empire ?
Grand-père - a-t-elle répondu sans se troubler -, le Fils de Dieu n'a jamais désiré établir un royaume belliqueux et périssable comme celui des peuples de la terre. Il n'a d'ailleurs jamais cessé de dire que son royaume n'est pas encore de ce monde, mais a plutôt enseigné que sa fondation se destine aux âmes qui désirent vivre loin du tourbillon des passions terrestres.
Serait-elle révolutionnaire la parole qui bénit tous les affligés et les déshérités ? La parole qui ordonne de pardonner l'ennemi soixante-dix-sept fois ? Qui enseigne le culte à
Dieu avec le cœur, sans les pompes des vanités humaines ? Qui recommande l'humilité en gage de toutes les réalisations pour le ciel ?...
L'Évangile du Christ que j'ai en partie eu l'occasion de lire sur un parchemin qui se trouvait en possession de nos esclaves, est un cantique de sublimes espoirs sur le chemin des larmes de la terre, en marche vers les gloires suprêmes de l'infini.
Le respectable ancien a esquissé un sourire complaisant, s'exclamant avec bonté :
Mon enfant, pour nous l'humilité et le détachement sont deux postulats qui nous sont inconnus. Nos aigles symboliques ne pourront jamais descendre de leur position dominante, ni nos coutumes ne peuvent s'accommoder du pardon comme règle d'évolution ou de conquête...
Tes considérations, cependant, m'intéressent beaucoup. Mais dis-moi : où as-tu acquis de telles connaissances ? Comment as-tu pu baigner ton esprit de cette nouvelle foi au point d'argumenter avec ferveur contre nos traditions les plus anciennes ?... Raconte-moi tout avec la même sincérité que je t'ai toujours connue !...
D'abord, c'est par curiosité que j'ai découvert les enseignements de l'Évangile en entendant les conversations des esclaves à la maison...
Après avoir prononcé ces paroles avec réserve, Célia a semblé gravement réfléchir, comme si elle éprouvait une difficulté indéfinissable à répondre à la demande de son cher grand-père, à ce moment-là.
Ensuite, elle parut entamer avec elle-même un dialogue silencieux, entre la raison et les sentiments, puis elle rougit comme si elle craignait d'exposer toute la vérité.
Cneius Lucius a immédiatement identifié cette attitude mentale et s'exclama :
Parle, ma fille ! Ton vieux grand-père saura comprendre ton cœur.
Je dirai - répondit-elle rougissante lui adressant un regard déchirant avec cette timidité d'enfant et de jeune femme. - Grand-père, serait-ce un péché que d'aimer ?!
Bien sûr que non - a répondu le vieillard devinant un monde de révélations inopinées à cette question.
Et quand on aime un esclave ?
Le vénérable patricien a ressenti une émotion affligeante à entendre cette pénible révélation de la part de sa petite-fille adorée ; néanmoins, il a répondu sans hésiter :
Mon enfant, nous sommes très loin d'une société où la fille d'un patricien peut unir son destin à celui d'un serviteur.
Mais - a-t-il ajouté après une courte pause - en es-tu arrivée à tant vouloir un homme sujet à une si pénible situation ?
Et voyant que les yeux de la jeune fille devenaient humides, il devina les émotions déchirantes et contraignantes face à ces confidences. Il l'attira alors contre son cœur pour l'embrasser, lui murmurant à l'oreille d'un ton affectueux :
Ne crains pas le jugement de ton grand-père tout dévoué à ton bien-être. Révèle- moi tout sans omettre aucun détail de la vérité aussi pénible soit elle. Je saurai comprendre ton âme par-dessus tout. Même si tes aspirations aimantes et tes rêves dorés de fillette se sont posés sur l'être le plus abject et le plus méprisable, je ne t'en aimerai pas moins pour autant, et ayant confiance en toi, je saurai respecter ta douleur et ton dévouement !
Réconfortée par ces paroles qui laissaient transparaître toute sa générosité et une sincérité absolue, Célia a continué :
Il y a deux ans, papa nous a emmenés faire une excursion charmante sur le grand lac dans la région où nous possédons notre maison. En plus de maman Helvidia et moi, il y avait avec nous un jeune esclave acquis la veille et qui aidait à ouvrir le chemin le long des eaux, vu son habileté à ramer.
Cet esclave de vingt ans que la volonté du ciel a voulu qu'il s'arrête à notre maison, s'appelle Cirus. Nous étions tous joyeux à observer la ligne de l'horizon et le découpage des nuages dans le clair miroir des eaux agitées. De temps en temps, Cirus me jetait un regard lucide et calme qui produisait sur moi une étrange émotion de plus en plus intense.
Qui pourra expliquer ce saint mystère de la vie ? Dans ce divin secret du cœur, il suffit parfois d'un geste, d'un mot, d'un regard, pour que l'esprit s'attache à un autre pour toujours...
Elle fit une pause à l'exposition de ses réminiscences, et, observant son émotion qui débordait de ses yeux humides, Cneius Lucius la stimula à continuer :
Allez ma fille. Je t'écoute, je veux à tout prix connaître toute ton histoire.
Notre promenade - lui dit-elle avec les yeux de l'âme plongés dans le tableau de ses plus intimes souvenirs - se passait calmement et sans encombres quand soudain, poussée par le vent fort, une grande vague s'est levée. Une secousse plus violente, exactement au point où je m'étais installée m'a fait tomber, absorbée que j'étais dans mes pensées, me jetant dans les eaux profondes...
J'ai encore eu le temps d'entendre les premiers cris de mère et de ma petite sœur croyant m'avoir perdue pour toujours ; mais alors que je me débattais inutilement pour vaincre le poids énorme qui m'opprimait la poitrine sous la masse liquide, j'ai senti que deux bras vigoureux m'arrachaient du fond boueux du lac, me ramenant à la surface dans un immense effort désespéré.
C'était Cirus qui, avec son esprit de sacrifice et de loyauté, me sauvait d'une mort certaine, conquérant par cet acte spontané la gratitude sans limites de mon père, et de nous toutes une tendre et sincère reconnaissance.
Le lendemain, très ému par les succès de la veille, mon père lui a accordé la liberté.
A l'Instant de son émancipation, le jeune libéré m'a baisé les mains avec les yeux humides de sa gratitude profonde et sincère. Mon père le garda attaché à notre maison, comme un serviteur de confiance affranchi, presque un ami, si les conditions de sa naissance avaient été autres.
Toutefois Cirus n'a pas seulement conquis ma gratitude et une estime à toute épreuve, mais aussi toute l'affection spontanée et profonde de mon âme.
Par un après-midi calme et clair, sous les arbres du verger, il m'a raconté sa singulière histoire, pleine d'épisodes intéressants et émouvants.
Pendant sa tendre enfance, il avait été vendu à un riche maître qui l'avait bientôt conduit au pays du Ganges - sur une terre mystérieuse et incompréhensible à nous les Romains -, là il avait eu l'occasion de connaître les principes populaires de réconfortantes philosophies religieuses.
Dans cette région d'Orient, pleine de secrets réconfortants, il avait appris que l'âme n'a pas seulement une existence, mais passe par de nombreuses vies, moyennant quoi elle acquiert de nouvelles facultés, se purifiant en même temps des erreurs passées dans d'autres corps, ou se rachetant des afflictions dans la pénible réparation de ses crimes ou des détours de son passé.
Néanmoins, après l'acquisition de ces connaissances, il fut emporté en Palestine où il s'est pénétré des enseignements chrétiens, devenant un adepte fervent du Messie de Nazaré !...
Il fallait voir alors comme sa parole s'imprégnait d'une lumineuse inspiration divine !...
Passionné par les généreuses idées qu'il avait rapportées de l'influence religieuse de l'Inde concernant les beaux principes de la réincarnation, il savait interpréter pour moi avec une simplicité et une clarté de raisonnement de nombreux passages évangéliques quelque peu obscures à mon entendement, comme celui où Jésus affirme que « personne ne pourra atteindre le royaume des cieux sans naître à nouveau » !...
Que ce soit par un langoureux crépuscule de Palestine ou au clair de lune caressant de ses nuits étoilées, quand il se reposait de la fatigue du travail du Jour, il me parlait des sciences de la vie et de la mort, des choses de la terre et du ciel avec les dons divins de son intelligence, gardant mon esprit en émoi entre les émotions de la vie physique et les glorieux espoirs de la vie spirituelle.
Transportée par la douce caresse de ses expressions et de ses gestes de tendresse, je me figurais qu'il était l'âme jumelle de ma destinée qui m'avait été réservée par Dieu pour m'estimer et me comprendre depuis les vies les plus lointaines.
Nous avons passé toute une année sur une mer de rosés parce que nous nous aimions intensément. Portés par notre calme idylle, nous parlions de Jésus et de ses gloires divines, et quand j'évoquais la possibilité de notre union à la face de ce monde, Cirus nie disait que nous devions attendre le bonheur du Règne du Seigneur, alléguant que sur terre, il n'était pas encore possible de vivre un mariage heureux entre un esclave misérable et une jeune patricienne.
Parfois, il m'attristait avec ses propos dénués d'espoirs terrestres, mais ses inspirations étaient si élevées et si pures que le temps d'un regard, son cœur savait transporter le mien sur le chemin de la foi qui mène à tout attendre, non pas de la terre ou des hommes, mais du ciel et de l'amour infini de Dieu.
Le valeureux ancien entendait tout, sans un reproche, bien que son attitude mentale fût marquée par la plus grande consternation.
Observant que sa petite-fille faisait une pause à son récit charmant et triste, Cneius Lucius l'a interrogée avec bienveillance :
Quelle fut l'attitude de ce jeune envers ton père ?
Cirus admirait sa générosité franche et spontanée, révélant intérieurement sa plus sainte gratitude pour son acte de fraternité quand il le libéra pour toujours. A tout instant, il m'incitait à le respecter chaque fois davantage et à découvrir ses qualités les plus nobles ; il me parlait sans cesse de ses attitudes généreuses avec enthousiasme, admirant son dévouement au travail et sa singulière énergie.
Et Helvidius n'a jamais découvert tes sentiments ? - demanda son grand-père admiratif.
Il l'a su, si - a répondu Célia humblement. - Je vous raconterai tout sans omettre un seul détail.
Dans notre maison, il y avait un chef de service qui dirigeait les activités de tous les employés de la famille. Pausanias avait un cœur qui aimait le scandale et n'avait rien de sincère. Mon père, ayant besoin de voyager constamment, le considérait presque comme mandataire de sa volonté, étant donné les nombreuses capacités dont il était doté, et Pausanias a très souvent abusé de cette confiance généreuse pour gérer la discorde dans notre foyer. Comme il avait remarqué mon intimité avec le jeune libéré dont les dons moraux avaient si fortement Impressionné mon cœur, il a attendu, et un beau jour au retour de mon père d'un voyage en Idumée, il a empoisonné son esprit avec des insinuations calomnieuses sur ma conduite.
Et qu'a fait Helvidius ? - a interrogé le vieil homme lui coupant brusquement la parole, comme s'il devinait le déroulement de toutes les scènes produites à distance.
Il a sèchement réprimandé ma mère, l'accusant, et m'a fait appeler en sa présence, de sorte que j'ai reçu ses réprimandes et ses conseils, sans jamais me permettre de tout lui exposer avec sincérité et franchise comme je le fais maintenant.
Et qu'est-il advenu du libéré ?... - a demandé Cneius Lucius soucieux de connaître la fin de l'histoire.
Il l'a fait mettre aux fers, commandant à Pausanias de lui appliquer la punition qu'il jugeait nécessaire.
Attaché au tronc, Cirus a été battu à plusieurs reprises pour le crime de m'avoir enseigné à aimer de tout cœur et en esprit avec le plus tendre respect toutes les traditions du monde et de la famille sur l'autel du dévouement silencieux et du sacrifice spirituel.
Le second jour de ses indicibles souffrances, j'ai réussi à le voir, malgré la surveillance extrême que tout le monde avait décidé d'exercer sur ma personne.
Comme pendant les jours de notre tranquillité heureuse, Cirus m'a reçue avec un sourire de bonheur, ajoutant que je ne devais nourrir aucun sentiment de rancœur pour la décision prise par mon père, considérant que son esprit était bon et généreux et que, si nous ne pouvions pas casser les préjugés millénaires de la terre, nous ne devions pas non plus abriter l'ingratitude dans nos coeurs.
La souffrance, néanmoins - continua-t-elle, séchant les larmes de ses souvenirs -, me déchirait l'âme.
Reconnaissant la douloureuse situation de celui qui concentrait tous mes espoirs, j'en suis arrivée à maudire sincèrement ma position privilégiée. A quoi donc servaient les attentions de ma famille et les prérogatives de mon nom, si l'âme jumelle de ma destinée était incarcérée dans une affreuse nuit de souffrances ?...
Je lui ai alors exposé ma torture intime et mes amères pensées. Cirus m'a entendue avec résignation et douceur, me répondant ensuite que tous deux nous avions un modèle, un maître, qui n'était pas de ce monde, et que le Sauveur nous garderait au ciel un nid de bonheur si nous savions souffrir avec résignation et simplicité à la manière des bienheureux de sa parole sage et douce. Il a ajouté que le Christ aussi avait beaucoup aimé et, cependant, il avait parcouru les chemins de l'incompréhension terrestre, seul et abandonné ; si nous étions victimes de préjugés ou de persécutions, de telles souffrances devaient être justifiées, compte tenu des dérives de notre passé spirituel, en des temps anciens, ajoutant que Jésus s'était sacrifié pour l'humanité toute entière, bien que son cœur fut immaculé comme le lys et doux comme l'agneau.
- Que sont nos souffrances comparées aux siennes en haut de la croix de l'impiété et de la cécité humaine ? -me disait-il valeureusement. - Célia, ma chérie, lève les yeux à Jésus et marche !... Qui mieux que nous pourra comprendre ce doux mystère de l'amour par le sacrifice ?... Nous savons que les plus heureux ce ne sont pas ceux qui dominent et jouissent en ce monde, mais ceux qui comprennent les desseins divins et les respectent dans la vie de tous les jours, quand bien même ces créatures nous semblent les plus méprisables et les plus Infortunées... En outre, chérie, pour ceux qui s'aiment par les liens sacro-saints de l'âme, il n'existe pas de préjugés ni d'obstacles dans l'espace et dans le temps. Nous nous aimerons toujours ainsi, attendant la lumière du Règne du Seigneur. L'instant de la pénible séparation retentit maintenant mais, ici ou ailleurs, tu seras toujours vivante dans mon cœur parce que je t'aimerai toute la vie, comme un ver quelconque qui aurait reçu le doux sourire d'une étoile... Pourraient-ils se séparer ceux qui marchent avec Jésus à travers les brumes de l'existence matérielle ? Le Maître n'a-t-il pas promis son heureux royaume à tous ceux qui souffrent les yeux tournés vers l'amour infini de son cœur ? Résignons-nous et ayons du courage !... Au- delà des épines, il est des routes fleuries où nous nous reposerons un jour sous la lumière de l'infini. Si nous souffrons maintenant, il doit y avoir une cause juste, venant d'un sinistre passé lors d'existences successives sur terre. Mais la vie réelle n'est pas celle-ci, c'est celle que nous vivrons demain, sur le plan illimité de la spiritualité radieuse!...
Alors que ses propos réconfortants fortifiaient mon âme abattue, je voyais son visage décomposé et ses cheveux empâtés par une abondante sueur qui me laissaient entrevoir une souffrance physique infinie qui le martyrisait.
Malgré sa pâleur extrême, Cirus me souriait et me réconfortait. Sa leçon de patience et de foi embaumait mon cœur et cette courageuse sérénité devait être pour moi, une précieuse incitation à la force morale, face aux épreuves.
Je fis de mon mieux pour le consoler en lui témoignant ma profonde et sincère compréhension quant au sens de ses propos pleins de bonté et d'enseignement, compréhension que je garderai en mon for intérieur pour toujours.
Nous nous sommes réciproquement promis le calme le plus absolu et toute notre confiance en Jésus, ainsi qu'une éternelle fidélité en ce monde pour que nous soyons unis un jour dans les cieux.
Une fois ces courtes minutes passées pendant lesquelles j'avais réussi à parler au prisonnier, j'ai rassemblé les énergies intérieures de ma foi, séchant courageusement mes larmes.
Je suis allée voir ma mère, j'ai imploré son Intercession aimante afin de faire cesser les cruelles punitions que Pausanias imposait au bien-aimé de mon âme, l'informant du terrible spectacle dont j'avais été témoin.
Mon récit l'a profondément émue et elle obtint de mon père l'ordre de faire libérer Cirus sous certaines conditions qui, bien que douloureuses, ont été pour moi un grand soulagement !
Quelles conditions ? - a demandé Cneius Lucius admiratif face à l'émouvante romance de sa petite-fille dont ses dix-huit ans certifiaient toute l'intensité de sa souffrance.
Mon père accepta moyennant que je ne revoie pas le Jeune libéré pour lui faire mes
adieux.
Il s'arrangea pour que la nuit même, escorté par deux esclaves de confiance jusqu'à Césarée, il fut emprisonné sur une galère romaine, exilé par ceux qui la commandaient !...
En es-tu arrivée, ma fille, à nourrir quelque rancœur à l'égard d'Helvidius en raison de son attitude ?
Non - répondit-elle avec une sincérité toute spontanée. - Si je devais nourrir de la rancœur, ce serait contre ma propre destinée.
D'ailleurs, Cirus m'a toujours enseigné que ceux qui n'honorent pas père et mère ne peuvent marcher vers Jésus conformément aux règles divines.
Cneius Lucius était éminemment surpris. Quand Helvidius avait sollicité son intervention morale auprès de sa petite-fille, il était loin de présumer d'une aussi pénible histoire d'amour dans un cœur de dix-huit ans plein de jeunesse et de miséricorde.
Son esprit qui connaissait le virus destructeur qui menait à la décadence de la société plongée dans un abîme d'ombres, s'extasiait à l'écoute de ce simple récit plein d'un amour sensible et chrétien qui attendait patiemment le ciel pour toutes les réalités divines. Aucune voix de la jeunesse ne lui avait encore parlé avec tant de pureté au bout des lèvres.
Admiratif et attendri, il a posé son visage ridé sur sa main droite à moitié tremblante, se livrant à une longue pause pour organiser ses idées.
Après quelques minutes, remarquant que sa petite-fille attendait ses paroles avec anxiété, il lui a demandé avec la même bienveillance :
Mon enfant, ce jeune esclave n'a jamais abusé de ta confiance ou de ton innocence ?
Elle a fixé dans ses yeux un regard serein dans la lueur cristalline duquel pouvait se lire une candeur pleine de sincérité à toute épreuve, s'exclamant sans hésiter :
Jamais ! Jamais Cirus n'aurait permis que mes propres sentiments puissent être souillés d'une influence indigne. Pour vous démontrer l'élévation de sa pensée, je veux vous raconter qu'un jour, alors que nous parlions à l'ombre d'un vieil olivier, j'ai remarqué que sa main s'était légèrement posée sur mes cheveux, mais au même instant, comme si nos cœurs étaient pris d'une autre impulsion, il l'a immédiatement retirée en me disant ému :
Célia, ma chérie, pardonne-moi. Ne gardons pas d'émotions qui puissent nous faire participer des inquiétudes du monde, parce qu'un jour, nous nous embrasserons au ciel où les clameurs de la malice humaine ne pourront nous atteindre.
Cneius Lucius a regardé sa petite-fille dont la sincérité diamantine rayonnait dans ses yeux candides et valeureux et lui dit :
Oui, ma fille, l'homme auquel tu te consacres possède un cœur généreux et différent de ce que l'on pourrait présumer dans la poitrine d'un esclave, il t'inspire un amour bien lointain des idées de la jeunesse actuelle.
Il ponctua ces paroles comme pour lui donner de nouvelles forces et se reprendre lui- même, puis il continua après une légère pause :
En outre, cette nouvelle doctrine, telle que tu l'as acceptée, dois contenir une essence profonde, vu le merveilleux élixir d'espoir qu'elle distille dans les âmes souffrantes.
Maintenant, je dois dire qu'Helvidius n'a pas suffisamment étudié la question pour la connaître sous ses différentes facettes.
C'est vrai, grand-père - a-t-elle répondu réconfortée comme si elle avait trouvé un baume à ses blessures les plus profondes -, mon père, au début, ne craignait pas que nous analysions les études évangéliques, les considérant dangereuses ; ce n'est qu'après les intrigues de Pausanias, qu'il a supposé que les doctrines du Christ avaient causé en moi une déficience mentale, en vertu de mon inclination pour le jeune libéré.
Oui, ton père ne pouvait comprendre un sentiment de cette nature dans ton esprit de jeune fille heureuse.
Mais dis-moi : puisque tu m'as parlé avec une telle pondération qui ne laisse la place à aucune réprobation ou punition, qu'elles sont tes perspectives d'avenir ? En ce qui concerne ta soeur, tes parents m'ont déjà parlé des plans qu'ils convoitent pour elle. D'ici à quelques mois, après avoir complété son éducation, dans le contexte de la vie romaine, Helvidia épousera Caius Fabricius, dont l'affection la conduira à l'une des conditions les plus en vue socialement parlant, conformément à nos mérites familiaux. Mais, et toi ? Persisteras-tu, par hasard, dans de tels sentiments ?!...
Grand-père - a-t-elle répondu avec humilité -, d'un âge mûr, Caius Fabricius qui a trente-cinq ans, plein de délicatesse et de générosité, fera le bonheur de ma sœur qui en est digne. Devant Dieu, Helvidia mérite bien les joies sacrées de créer un foyer et une famille. Auprès de son cœur en battra un autre qui remplira son existence de gentillesse et de tendresse...
Quant à moi, je pressens que je ne trouverai pas le bonheur comme nous le rêvons sur
terre !
Dès mon enfance, j'ai été triste et l'amie de la méditation, comme si la miséricorde de Jésus me préparait de toutes les manières possibles à ne pas manquer à mes devoirs spirituels au moment opportun.
Et fixant son regard percutant et calme dans celui de l'ancien, elle continua :
Je sens que pèsent en moi de nombreux siècles d'angoisses... Je dois être un Esprit très coupable qui vient en ce monde pour se rédimer de sinistres passés !...
Depuis la Palestine, mes nuits sont peuplées de rêves étranges et émouvants dans lesquels j'entends des voix aimantes qui m'exhortent à la soumission et au sacrifice.
Accusée de chrétienne au sein de ma famille, je sens que toute mon affection reste sans rétribution et toutes mes paroles affectueuses meurent sans écho ! Je me considère cependant immensément heureuse de croire que votre cœur vibre en harmonie avec le mien, comprenant mes intentions et mes pensées.
Et mélancoliquement, comme si elle discernait à l'avenir un chemin d'ombres s'ouvrant devant ses yeux spirituels, Célia a continué à parler le cœur attendri à son vieux grand-père qui l'idolâtrait :
Oui !... Dans mes rêves prophétiques, j'ai vu une croix que je devrai étreindre avec résignation et humilité !... Je sens dans mon cœur un poids énorme, grand-père !... Très souvent, j'aperçois devant moi de sinistres tableaux qui doivent venir de mes existences antérieures. Je pressens que je suis née en ce monde pour me racheter et me rédimer. Quand je prie et que je médite, les pondérations d'une âme anxieuse me viennent à l'esprit !... Je ne dois pas m'attendre à des printemps souriants, ni aux fleurs de l'illusion qui me feraient oublier l'âpre chemin de l'esprit destiné à la rédemption ; mais à des hivers de douleur et de rudes épreuves, des jours de luttes accablantes qui me conduiront à Jésus, par la divine clarté de l'expérience !...
Cneius Lucius avait les yeux pleins de larmes face aux paroles émouvantes de sa petite-fille qui depuis sa plus tendre enfance avait conquis toute son adoration.
Mon enfant - s'exclama-t-il avec bonté -, je ne peux comprendre tant de découragement dans un cœur aussi jeune. Le nom de notre famille ne permettra pas un tel abandon de toi-même...
Et pourtant, cher grand-père, je ne dédaignerai pas la pénible réalité du sacrifice, sachant d'avance que sa coupe m'est réservée...
Et tu n'attends rien sur terre en ce qui concerne un possible bonheur en ce monde ?!...
Le bonheur ne peut être là où nous le plaçons avec toute notre cécité terrestre, mais en comprenant la Volonté Divine qui saura le trouver pour nous de la façon la plus opportune.
Nous ne vivons pas une seule et unique vie. Nous en aurons beaucoup.
Le secret de la joie se trouve dans nos réalisations pour Dieu, à l'infini. Pas à pas, d'expérience en expérience, notre âme avance vers les gloires suprêmes de la spiritualité, comme si nous faisions la laborieuse ascension d'un escalier rude et long... Nous nous aimerons toujours, mon cher grand-père, à travers ces nombreuses existences. Elles seront comme les anneaux de la chaîne de notre union heureuse et indestructible. Alors, plus tard, vous verrez que votre petite-fille, dans sa réalité spirituelle, se trouvera avec vous, avec la même compréhension et avec le même amour impérissable dans les régions de la vraie félicité quand la mort nous ouvrira ses portes avec ses tombes de cendres d'amertume !...
Actuellement, à vos yeux, peut-être, serai-je toujours triste et malheureuse ; mais, au fond, je garde la certitude que mes douleurs sont le prix de ma rédemption qui mène à la lumière de l'éternité.
D'après ce que me disent les augures du cœur par leurs voix silencieuses et secrètes, je n'aurai pas un foyer à moi, pour mon salut dans cette vie !... Je vivrai Incomprise, le cœur lacéré sur l'amer chemin des larmes miséricordieuses ! Néanmoins, mon sacrifice sera doux parce que dans l'exaltation, je sens que je trouverai la route lumineuse du royaume de la vérité et de l'amour que Jésus promet à tous les cœurs qui confient en son nom et en sa miséricorde bénie !
Les yeux de Célia se sont levés vers le ciel comme si son esprit attendait là, auprès de son vieux grand-père, les grâces divines entrevues par sa croyance pleine de luminosité et d'espoir.
Cneius Lucius l'a doucement étreinte contre son cœur comme s'il s'agissait d'un enfant lui parlant avec une grande tendresse :
Mon enfant, tu es fatiguée ! Ne te justifie pas plus longtemps. Je parlerai avec Helvidius concernant tes plus intimes pensées, j'éluciderai ta situation face à sa manière de voir.
Et appelant Marcia, sa fille la plus âgée qui avait dans sa douce vieillesse le rôle d'un ange protecteur et aimant, le respectable patricien lui dit :
Marcia, notre petite Célia a besoin de tranquillité et de repos physique. Conduis-la dans sa chambre et fais en sorte qu'elle se repose.
Sa petite-fille l'a tendrement embrassé sur le front, se retirant avec sa tante aimable et généreuse qui la prit par le bras, la conduisant à l'intérieur.
La nuit était déjà bien avancée remplissant le ciel romain de capricieuses lueurs.
Cneius Lucius, absorbé par de profondes considérations, s'enfonça dans une mer de conjectures.
Son vieux cœur était fatigué de battre dans l'incompréhension des arcanes du monde. Lui aussi avait été jeune, lui aussi avait nourri des rêves. Dans sa lointaine jeunesse, tant de fois il avait annihilé ses aspirations les plus nobles et ses intentions les plus généreuses, au profit du tumultueux choc des passions matérialistes et violentes.
Seules les brises caressantes de la réflexion, à l'âge mûr, avaient tempéré ses conceptions spirituelles sur la voie d'une compréhension chaque fois plus grande de la vie et de ses lois profondes.
Depuis qu'il s'était habitué à méditer sincèrement, les fantômes de la douleur et les étonnants contrastes des destins humains hantaient son esprit. Bien qu'attaché aux traditions les plus pures de ses ancêtres et les ayant transmises avec fidélité et amour à ses descendants, son cœur ne pouvait accepter toute la vérité divine incarnée en Jupiter, symbole ancien qui alimentait toutes les vieilles croyances.
Désireux de donner une bonne leçon à cette enfant par soucis d'éducation, c'est son esprit qui s'en était trouvé ébranlé, ému qu'il fût par les nouveaux concepts portés aux lèvres pures d'un ange. Lui qui avait l'habitude d'enquêter sur les causes profondes de la douleur, de sentir les souffrances de ceux qui gémissaient dans la captivité, venait de recevoir une merveilleuse clé pour résoudre les capricieuses énigmes de la destinée. La vision des existences successives, la loi des compensations, les routes du rachat spirituel par l'expiation et par la souffrance, étaient maintenant accessibles à son raisonnement, comme des solutions providentielles.
Sa culture des auteurs grecs lui laissait présumer que le sujet ne lui était pas totalement étranger, mais la parole affectueuse et convaincante de sa petite-fille, témoignant de la vérité par ses souffrances prématurées, ouvrait à son esprit un sentier nouveau à toutes les cogitations en ce sens.
La tête penchée sur le divan du balcon, ses yeux contemplaient l'image magnifique de Jupiter Stator taillée dans l'ivoire, au centre des autres dieux de sa famille et de sa maison, le cœur pris d'angoisses.
Il s'est levé et a marché posément autour des niches illuminées et ornées de fleurs. L'image de Jupiter n'éveillait déjà plus en lui les sentiments de vénération miséricordieuse des nuits précédentes.
Face aux révélations douces et profondes de Célia, il ressentait en son for intérieur l'amer soupçon que tous les dieux de ses respectables ascendants basculaient et roulaient des autels, se confondant au tourbillon des désillusions des vieilles croyances. L'âme oppressée, le vénérable patricien observait que de nouvelles équations philosophiques et religieuses obsédaient d'un seul coup son cœur... Puis, appréhensif et perplexe, Cneius Lucius se mit à entendre intérieurement la douce rumeur d'une marche divine... Il lui semblait que la figure douce et énergique du prophète de Nazareth dont il connaissait la philosophie de pardon et d'amour à travers les exhortations courantes, apparaissait au monde pour faire voler en éclats toutes les idoles en pierre et dominer le cœur humain pour toujours !...
Si le respectable ancien était l'ami de la vérité, il ne T'était pas moins du sanctuaire sacré des traditions austères.
Dans l'abri consacré aux divinités du foyer, il sentit que l'atmosphère asphyxiait son cœur et son entendement. Instinctivement, il a ouvert l'une des fenêtres les plus proches par où l'air de la nuit a pénétré en bourrasque, rafraîchissant son front tourmenté.
Il s'est penché pour contempler la ville presque endormie. Sa conversation avec sa petite-fille lui avait semblé avoir duré un temps indéfini, si grand fut l'effet de ses affirmations profondes et irrésistibles...
Les yeux humides, il a regardé le cours du Tibre dans toute l'extension de ce paysage que son regard pouvait atteindre, calmant ses réflexions, abattu par les effets de lumière que la clarté lunaire opérait capricieusement sur les eaux.
Pendant combien d'heures avait-il contemplé les constellations fulgurantes, sondant les mystères divins du firmament ?
Ce n'est que bien plus tard, à l'orée du jour, que la voix caressante de Marcia est venue le sortir de ses cogitations graves et intenses, l'invitant à aller se coucher.
Cneius Lucius s'est alors dirigé vers sa chambre à pas lents, le front ridé d'angoisses, les yeux profonds et tristes, comme quelqu'un qui aurait amèrement pleuré.
OMBRES DOMESTIQUES
La vie de nos personnages à Rome a recommencé sans grand événement, ni surprise.
Malgré tout son amour pour la province, Helvidius Lucius avait l'agréable sensation d'être retourné à son ancien milieu, occupant une position plus élevée qui lui permettrait d'enrichir, avant tout, ses compétences dans le cadre de sa vocation politique au service de l'État.
En accordant la liberté à Nestor, il voulait lui faire partager les tâches qui relevaient de sa position et l'assigner aux travaux de sa maison comme le citoyen cultivé et indépendant qu'il était.
C'est ainsi que l'ancien esclave loua une chambre d'habitation collective dans les environs de la porte Salarienne ; il devint l'enseignant de ses filles et l'assista dans ses travaux huit heures par jour, recevant pour ces services une rémunération régulière.
En dehors, l'affranchi était entièrement libre de s'occuper de ses intérêts personnels.
Et il sut profiter de ses loisirs, saisissant cette occasion pour consolider l'amélioration de sa situation. C'est ainsi que le soir venu, il donnait des cours d'alphabétisation à des pauvres qui engageaient ses services, s'attirant ainsi de nombreuses relations et laissant libre cours à ses aspirations lors de réunions amicales qui donnaient un peu de baume à son cœur.
Un mois suffit pour qu'il découvre les centres d'intérêt les plus importants de la ville, ses hommes illustres, ses monuments, sa classe sociale, se faisant des relations amicales solides dans l'humble milieu où il vivait.
Passionné de christianisme, ce qu'Helvidius Lucius ignorait bien sûr, il ne s'est pas privé du plaisir de connaître ses compagnons d'idéal afin de coopérer à sa manière à la tâche bénie d'élever les âmes à Jésus par ces temps si difficiles que la pensée chrétienne traversait entre les grandes vagues d'incompréhension et de sang.
La facilité d'expression de Nestor, alliée aux circonstances de ses relations personnelles avec le prêtre Johanes, grand disciple de Jean l'Évangéliste de l'église d'Éphèse, l'incitaient à s'imprégner d'une plus large connaissance des traditions de Jésus, ce qui lui octroya, immédiatement, une place spéciale parmi ses compagnons de foi qui, deux fois par semaine, se réunissaient dans la soirée à l'intérieur des catacombes de la voie Nomentane pour étudier les passages de l'Évangile et implorer l'assistance du divin Maître.
Le règne d'Hadrien, bien que libéral et juste au début, se caractérisa par la persécution et par la cruauté après les terribles événements de la guerre civile en Judée.
Postérieurement en 131, tous les chrétiens se virent obligés de se réfugier à nouveau dans les catacombes pour prier. Des persécutions tenaces et implacables étaient ordonnées par l'autorité impériale dans tous les cercles d'idées ou de nature hébraïque. En ville, les adeptes de Jésus ne se reconnaissaient entre eux que par un vague signe de croix qui les identifiait fraternellement où qu'ils soient.
Nestor ne méconnaissait pas le climat de danger qui régnait, cherchant, autant que possible, à s'adapter à la situation de sorte à toujours servir le Christ dans sa foi intime, sans trahir l'exécution de ses devoirs en toute conscience.
Il vouait à Helvidius Lucius et à sa famille un profond respect et une sincère estime. Jamais il ne pourrait oublier qu'il avait reçu de leurs mains généreuses la liberté. Pour autant, il assumait ses responsabilités avec satisfaction et dévouement.
En peu de temps, il en était arrivé à la conclusion que les deux jeunes filles étaient dûment préparées pour la vie, étant donné l'ensemble des connaissances acquises à travers la lecture ; mais, Helvidius Lucius qui avait apprécié sa compagnie dès la première heure, le conserva dans son cabinet de travail où le libéré eut l'occasion de manifester sa reconnaissance et son admiration en renforçant chaque fois davantage leurs liens d'amitié réciproque.
Cela faisait déjà un mois que nos amis étaient revenus à Rome, quand le censeur Fabien Corneille voulut ouvrir les portes de son palais pour présenter ses enfants à toutes les personnalités de l'aristocratie.
À cette fête d'une large portée sociale, Hadrien lui-même était présent avec le préfet et Claudia Sabine, exaltant la splendeur de l'événement.
En cette nuit mémorable pour la destinée de nos personnages, un éblouissement de lumière et de fleurs régnait dans la somptueuse résidence de l'ancien quartier des Carines.
Dans les jardins luxuriants brillaient des torches artistiquement disposées, alors que sur le lac improvisé des musiciens et des chanteurs étaient rassemblés sur de gracieuses embarcations. La mélodie des harpes se mêlait au son des flûtes, des luths et des timbales où des esclaves sveltes et jeunes chantaient d'une voix douce et cristalline.
Mais ce n'était pas tout.
Fabien Corneille et Julia Spinter, disposant de larges moyens matériels, présentèrent une cérémonie de qualité dont la société romaine devait garder un souvenir indélébile.
Des lumières en profusion, des tables richement garnies, des fleurs précieuses, des ornementations extravagantes venues d'Orient, des chanteurs et des danseurs célèbres, des présentations d'antilopes gigantesques qui combattaient avec des esclaves athlétiques dans l'arène préparée tout spécialement à cet effet, des gladiateurs et des artistes se mêlaient à la légion d'invités dans le magnifique tableau d'une grande jovialité.
Amenant l'Empereur à s'adresser directement à sa personne et à s'intéresser à ses agissements, après quelques efforts, Claudia Sabine réussit à attirer l'attention d'Helvidius Lucius qui se montrait lointain. Elle faisait de temps en temps une insinuation aimable et vague que le patricien recevait contrarié, craignant de se rappeler des souvenirs touchant au temps embarrassant de sa jeunesse.
Pendant cela, Lolius Urbicus, offrant le bras à Alba Lucinie, la conduisait tranquillement sur les longues allées fleuries tout autour du lac artificiel qui brillait à la lumière de la nuit dans un éblouissement sans commune mesure.
Retenu à dessein par Claudia auprès de l'Empereur, Helvidius écoutait les généreux propos de César tout en démontrant un intérêt évident pour sa personne :
Helvidius Lucius - s'exclama Hadrien avec un sourire aimable et attentionné -, j'aurais plaisir à vous revoir dans notre entourage.
Et désignant Claudia Sabine, debout à ses côtés, il ajouta :
Notre amie m'a parlé de votre précieuse capacité de travail et je vous félicite. J'ai actuellement de nombreuses Genres d'importance dans Tibur où j'aurais besoin du concours d'un homme opérationnel et intelligent qui apprécierait ces activités.
Il est vrai que ces constructions arrivent bientôt à leur terme, mais certaines installations exigent la contribution d'une personne avec une bonne connaissance de nos réalités pratiques. J'ai confié à Claudia la solution de nombreux problèmes artistiques où brille sa sensibilité féminine, mais j'ai besoin d'une coopération comme la vôtre, dévouée et persévérante, concernant la partie administrative. Vous serait-il agréable de collaborer avec notre amie pendant quelque temps à Tibur ?
Helvidius comprit immédiatement la situation difficile qui avait été préparée.
En toute conscience, il ne pouvait accepter avec plaisir une telle charge, mais les désirs de César étaient des ordres.
Auguste - a répondu l'interpellé avec révérence -, votre bienveillance honore mes efforts. Le respect d'une telle responsabilité est à mes yeux un devoir du cœur.
Claudia Sabine a esquissé un sourire de bonne humeur, s'adressant satisfaite à l'Empereur :
Merci, César, pour le choix d'un collaborateur aussi précieux. Je sens que les œuvres de Tibur seront la merveille insurpassable de l'Empire.
Flatté, Hadrien a souri tout en disant amicalement comme s'il faisait une faveur toute spéciale:
Très bien ! Nous traiterons du sujet le moment opportun venu.
Et plongeant son regard énigmatique sur les allées harmonieuses et fleuries où de nombreux couples défilaient manifestant une joie évidente, il a ajouté :
Mais que faites-vous ici jeunes gens à écouter mes propos pleins d'ennui et d'austérité ?... Amusez-vous ! La vie romaine doit être un beau jardin de plaisirs !...
Contraint par les circonstances, Helvidius Lucius a donné le bras à la séductrice favorite avançant lentement en sa compagnie sous les yeux généreux et complaisants d'Auguste.
Claudia Sabine ne réussit pas à dissimuler l'Irrépressible émotion qui l'affligeait intérieurement en raison de la situation qui l'avait conduite au bras de l'homme qui concentrait toutes ses aspirations de femme et après quelques pas, elle fut la première à rompre le silence accablant qui régnait entre eux deux :
Helvidius - a-t-elle dit le suppliant presque -, je reconnais tout à fait la limite des responsabilités sociales qui nous séparent, mais serait-il possible que tu m'aies oubliée ?
Madame - a répondu le patricien ému et respectueux -, en notre for intérieur, tout le passé doit être mort. Si je vous ai offensée à une époque, je vous suis reconnaissant de cet oubli. Par ailleurs, tout rapprochement entre nous serait une forme d'existence odieuse et impossible.
La favorite d'Hadrien a ressenti au fond la fermeté de ces propos qui gelaient son cœur inquiet et insatiable, rétorquant toutefois sans hésiter :
Une femme conquise ne pourra jamais se considérer comme une femme offensée.
Les mains que nous aimons ne peuvent jamais blesser, et en ce qui me concerne, je n'ai jamais oublié ton affection.
Donnant à sa voix un ton d'humilité, elle ajouta :
Helvidius, j'ai beaucoup souffert mais je t'ai attendue toute ma vie. Vaincue et humiliée dans la jeunesse, je n'ai pas succombé au désespoir pour attendre, confiante, ton retour à mon amour. Voudrais-tu par hasard m'annihiler maintenant que je viens humblement t'offrir tous les trésors de la vie accumulés avec zèle pour te les offrir ?
Ces derniers mots furent marqués d'un profond désenchantement sur son visage et Helvidius Lucius comprenant sa déception, a continué sans hésiter :
Vous devez comprendre que j'ai juré fidélité et dévouement à une créature généreuse et loyale, sans compter que vous aussi êtes compromise avec un homme noble et digne. Souhaiteriez-vous par hasard briser le vœu contracté devant nos dieux ?...
Nos dieux ? - a répété l'interpellée avec une pointe d'ironie. Et arrivent-ils à empêcher les divorces de tant de personnalités au sein de la cour ? Et ces exemples par hasard, ne nous viennent-il pas d'en haut, des hauts rangs où l'autorité directe de l'Empereur prédomine ? Je ne pense pas en termes de situation, car avant tout, je souhaite satisfaire ma sensibilité féminine.
On voit bien - a répliqué Helvidius ironique - que vous méconnaissez la tradition du respect d'un nom. Ceux qui désirent perpétuer les valeurs des siècles passés, ne peuvent s'essayer aux nouveautés du temps, de sorte à rester fidèles au patrimoine reçu de leurs ancêtres.
Claudia Sabine se mordit nerveusement les lèvres en recevant cette allusion directe à son ancienne situation de plébéienne et murmura fièrement :
Je ne suis pas d'accord avec toi à ce sujet. Les triomphateurs ne peuvent pas être les traditionalistes qui reçoivent un nom fait pour briller dans le monde, mais bien ceux qui triomphent de leur condition et de leur environnement, qui savent s'élever aux plus hauts rangs, comme des aigles de l'intelligence et des sentiments, obligeant le monde à révérer leurs conquêtes et leurs mérites.
À cette réponse, l'orgueilleux romain ressentit toute sa rancœur, sans toutefois trouver les moyens sur le coup de répondre avec les mêmes armes, alors que l'ancienne plébéienne ajoutait avec un sourire énigmatique :
Malgré ton impassibilité, je garderai espoir. Je crois que tu ne renonceras pas à l'honorable charge offerte par Auguste pour conclure les oeuvres de Tibur qui sont actuellement sa préoccupation de tous les instants.
Oui - a murmuré le patricien un peu attristé -, je devrai accomplir les décisions de
César.
La favorite se préparait à répondre quand Publicius Marcel, compagnon de Lolius Urbicus dans ses remarquables faits d'armes, s'est approché bruyamment, les empêchant de continuer leurs confidences et leur lança une invitation aimable :
Les amis - s'exclama-t-il avec effusion -, approchons-nous du lac ! Vergilius Priscus va chanter l'une de ses plus belles compositions en hommage à César !
Helvidius et Claudia emportés par une vague d'appels joyeux, se sont séparés involontairement pour répondre aux invitations faites.
En effet, sur les bords de la grande piscine entourée d'arbres touffus, la foule d'invités se pressait impatiente. Encore quelques instants et la voix veloutée de Vergilius remplissait l'atmosphère de sonorités d'où se détachaient les notes mélodieuses des cithares et des luths qui l'accompagnaient.
Du haut du trône improvisé, Hadrien écoutait ivre de plaisir l'hommage rendu par ses fidèles sujets à ses vanités impériales.
Une courte rétrospective nous ramène à Alba Lucinie et Lolius Urbicus faisant leur petit tour dans les allées claires et fleuries.
Auguste pour conclure les oeuvres de Tibur qui sont actuellement sa préoccupation de tous les instants.
Oui - a murmuré le patricien un peu attristé -, je devrai accomplir les décisions de
César.
La favorite se préparait à répondre quand Publicius Marcel, compagnon de Lolius Urbicus dans ses remarquables faits d'armes, s'est approché bruyamment, les empêchant de continuer leurs confidences et leur lança une invitation aimable :
Les amis - s'exclama-t-il avec effusion -, approchons-nous du lac ! Vergilius Priscus va chanter l'une de ses plus belles compositions en hommage à César !
Helvidius et Claudia emportés par une vague d'appels joyeux, se sont séparés involontairement pour répondre aux invitations faites.
En effet, sur les bords de la grande piscine entourée d'arbres touffus, la foule d'invités se pressait impatiente. Encore quelques instants et la voix veloutée de Vergilius remplissait l'atmosphère de sonorités d'où se détachaient les notes mélodieuses des cithares et des luths qui l'accompagnaient.
Du haut du trône improvisé, Hadrien écoutait ivre de plaisir l'hommage rendu par ses fidèles sujets à ses vanités impériales.
Une courte rétrospective nous ramène à Alba Lucinie et Lolius Urbicus faisant leur petit tour dans les allées claires et fleuries.
La noble femme gardait la sévérité gracieuse de ses traits de madone, alors que son compagnon se montrait éminemment ému.
Conversant insouciamment en apparence, le préfet des prétoriens semblait s'éloigner intentionnellement des nombreux groupes, désireux de manifester les pensées secrètes qui le tourmentaient profondément, inconsolable qu'il était.
À un moment donné, très pâle, il s'exclama sur un ton de supplique :
Madame, il y a plus de vingt ans déjà que je vous ai vue pour la première fois... Vous célébriez vos fiançailles avec un homme digne, et comme j'ai déploré de ne pas être arrivé plus tôt pour disputer votre cœur !... J'imagine que mes révélations inopportunes vous alarment, mais que faire, si l'homme passionné est cet enfant de toujours qui ne mesure ni les situations ni les circonstances désirant être sincère ?... Pardonnez-moi si j'offense votre susceptibilité supérieure et généreuse, mais j'ai un besoin inéluctable de vous affirmer de vive voix mon amour...
Alba Lucinie l'écoutait, péniblement impressionnée par ces déclarations sincères et péremptoires. Elle désira lui répondre avec toute l'austérité de ses principes élevés, comme une femme et une mère, mais une âpre émotion semblait paralyser ses cordes vocales dans de si difficiles circonstances.
Reprenant la parole et devenant plus véhément, Lolius Urbicus continua :
J'ai gaspillé ma jeunesse avec les plus désolants regrets... Mon âme a cherché, en vain, de toute part quelqu'un qui vous ressemble. Je suis passé par des aventures scabreuses dans mes tristes faits militaires, anxieux de trouver le cœur que je devine dans votre poitrine ! Mon existence, bien que fortunée, est pleine d'amertumes infinies... Serait-ce que vous ne m'accorderez pas la consolation d'un espoir ? Devrais-je mourir ainsi, étranger et incompris?... Dans l'indifférence, j'ai donné mon nom et ma position sociale à une femme qui ne peut satisfaire les expressions élevées de l'esprit. Dans notre foyer, nous sommes deux inconnus...Toutefois Madame, je n'ai jamais pu oublier votre profil de madone, ce regard divin et calme où je lis maintenant les pages de lumière de votre vertu souveraine !...
Ma condition sociale m'offre tout ce qu'un homme est susceptible de désirer : la fortune, les privilèges politiques, la renommée et un nom, des étapes que j'ai facilement franchies au sein des classes les plus nobles ; mon cœur, cependant, vit un découragement irrémédiable, inhalant un bonheur inaccessible... Tant que vous étiez en province, il m'était possible de calmer ma mélancolie ; mais maintenant que je vous ai revue, je sens dans mon âme se déchaîner un Vésuve de flammes !... Je vis des nuits peuplées d'inquiétudes et de tourments, comme un naufragé qui voit à l'horizon, l'île de son bonheur lointain et inaccessible.
Dites que votre cœur accueille mes suppliques, que vous me verriez avec sympathie à vos côtés. Si vous ne pouvez rétribuer cette passion, trompez-moi au moins de votre vénérable amitié qui m'honorera, voyant en moi à peine l'un de vos serviteurs...
La noble femme est devenue blême, son cœur battait alarmé à un rythme violent :
Monsieur le préfet - réussit-elle à balbutier, presque défaillante -, je suis sincèrement désolée d'avoir pu vous inspirer des sentiments de cette nature et je ne peux m'honorer de votre hommage affectif, puisque vos propos prouvent la violence d'une passion insensée et désastreuse. Mes devoirs sacrés de femme et de mère, m'empêchent de prendre en considération ce que vous évoquez. J'ai pour ferme intention de vous considérer comme un homme illustre et digne, l'ami dévoué et honnête de mon père et de mon mari à qui mon destin est lié pour toujours par une affection toute naturelle.
Habitué aux condescendances féminines de la cour, en raison de sa position et de ses qualités, Lolius Urbicus est soudainement devenu pâle en entendant ce refus noble et digne. D'un regard, il a évalué la supériorité spirituelle de la créature ardemment convoitée depuis tant d'années. En son for intérieur se mélangeaient son amour-propre humilié et une pointe de honte.
Cependant, baissant son regard dépité, il lui dit presque sur un ton suppliant :
Je ne désir pas passer à vos yeux pour un esprit brut et incompréhensif ! La vérité, néanmoins, est que je continuerai à vous aimer de la même manière. Votre refus formel et délicat aggrave mon ambition de vous posséder. Pendant combien de temps, ô dieux de l'Olympe, continuerai-je ainsi incompris et torturé ?
Levant les yeux, il a remarqué qu'Alba Lucinie pleurait attristée. Cette douleur calme et juste a pénétré son cœur comme la pointe d'une épée.
Pour la première fois, Lolius Urbicus a senti que la nature de sa passion produisait des sentiments d'angoisse et de pitié.
Madame - s'est-il exclamé pris d'émoi -, pardonnez-moi si je vous ai fait pleurer par l'expression malavisée de mes tristes souffrances. Je vous veux tellement, tellement... Vous avez épousé un homme honnête et digne et je viens de commettre la folie de vous proposer son déshonneur et son malheur... Pardonnez-moi ! J'ai été victime le temps d'un instant d'une criminelle démence... Ayez pitié de moi car j'ai vécu jusqu'à présent abattu et inconsolable.
Un mendiant de l'Esquilin est plus heureux que moi, bien qu'il tende la main à la charité publique ! Je suis un misérable... Compatissez de ma souffrance oppressante. Pendant tant d'années, j'ai gardé en moi ces émotions rudes et pénibles et vous savez que l'âme d'un soldat doit être cruelle et impassible, réfrénant les pensées les plus généreuses !... Je n'ai jamais trouvé un cœur qui comprenne le mien, raison pour laquelle je n'ai pas hésité à offenser votre dignité irréprochable !...
Alba Lucinie écoutait ses suppliques sans comprendre les contrastes de cette âme violente et sensible. Il y eut un silence difficile pour tous deux, quand quelqu'un, traversant la rangée d'arbres, s'est exclamé d'une voix forte, juste à leurs oreilles :
- Venez entendre Vergilius Priscus ! Joignons-nous aux hommages rendus à César !...
Lolius Urbicus nota qu'il lui était impossible de continuer ses confidences et offrant le bras à la noble dame qui l'accompagna avec un triste sourire, ils ont marché en direction du lac où, quelques instants auparavant, nous avions vu arriver Helvidius et Claudia Sabine.
Autour du chanteur se réunissaient tous les convives, une assemblée compacte et distinguée était attentive à l'hommage que l'Empereur recevait, serein et fier.
La chanson commandée par les hôtes était un long poème à la mode de l'époque où les faits d'Hadrien surpassaient, glorifiés, toutes les réalisations précédentes de l'Empire. D'après les expressions flatteuses de l'artiste, aucun héros à Rome ne l'avait dépassé dans ses brillants exploits. Les généraux, poètes, consuls et sénateurs célèbres étaient restés en deçà de celui qui avait eu le bonheur d'être le fils adoptif de Trajan.
Du haut du trône qui avait été dressé là pour le besoin du moment, l'Empereur donnait libre cours à sa vanité personnelle avec de francs sourires.
Tout le monde l'entourait. De nombreuses autorités étaient présentes, s'associant à l'honorable hommage de Fabien Corneille et de sa famille.
Nous ne pouvons oublier qu'Helvidia et Caius Fabricius se trouvaient là, ensembles, ivres de leur printemps d'amour rieur, alors que Cneius Lucius, contraint par les circonstances à comparaître, se soutenait au bras de Célia, à moitié tremblant dans sa vieillesse avancée, désireux qu'il était de montrer à ses enfants que son cœur participait aussi de l'enthousiasme général.
Une fois que les luths se furent tus, une légion de jeunes répandit les pétales de centaines de couronnes de rosés apportées par des esclaves sur de grands plateaux en argent enveloppant le trône dans un nuage odorant.
De nouvelles harmonies vibraient et le chœur des danseurs exhiba des ballets inédits riches de figures intéressantes et étranges.
Le vin coulait à flot remplissant presque tous les fronts de fantaisie et la fabuleuse chasse aux antilopes clôtura la fête qui est restée gravée pour toujours dans l'esprit de toute l'aristocratie.
Helvidius Lucius et Alba Lucinie retournèrent chez eux supportant le poids d'une indéfinissable angoisse.
Surpris par les événements inattendus concernant les consternantes émotions dont ils avaient été victimes, on pouvait voir en chacun d'eux l'effet partagé d'une confidence désagréable et pénible.
Néanmoins, une fois de retour à l'intimité de leur foyer, la noble femme dit à son mari sur un ton d'amertume :
Helvidius, très souvent j'ai désiré ardemment revenir à Rome, nostalgique que j'étais de nos amis et de l'incomparable environnement citadin ; mais aujourd'hui je comprends mieux le calme de la campagne où nous vivions sans attentions éprouvantes. Les années en province m'ont déshabituée aux intrigues de la cour et à ses cérémonies qui maintenant fatiguent profondément mon cœur.
Helvidius l'écoutait, sentant que son état d'âme était bien le même, tel était l'ennui qui s'était emparé de lui après les spectacles qu'il avait observés, considérant aussi les émotions malaisées que cette nuit lui avait apportées.
Oui, chérie - a-t-il répliqué un peu réconforté -, tes paroles me font un grand bien. En revenant à Rome, je reconnais que je suis moi-même rassasié des ambiances conventionnelles et hypocrites. Je crains la ville avec ses nombreux dangers pour notre bonheur que nous désirons impérissable !
Et se rappelant plus particulièrement des embarrassantes impressions ressenties quelques heures auparavant avec les confidences de Sabine, il a attiré sa femme contre son cœur ajoutant le regard Incendié d'un soudain éclat :
Lucinie, une nouvelle idée me vient à l'esprit ! Que dirais-tu de retourner à notre campagne accueillante et tranquille ? Souvenons-nous, chérie, que la révolution est finie et nous n'aurions aucun mal à réacquérir nos anciennes propriétés de la Palestine.
Nous retrouverions ainsi notre existence tranquille sans les préoccupations accablantes et pénibles qui nous assaillent ici. Tu soignerais tes fleurs et je continuerais à veiller aux intérêts de notre maison.
Je promets que je ferais mon possible pour te rendre la vie moins triste, loin de tes parents ! Nous ne garderions avec nous que tes esclaves préférés et je te demanderais constamment conseil quant à la façon de gérer nos activités !...
Je t'emmènerais avec moi partout où j'irais... jamais plus je ne te laisserais seule à la maison, inquiète et nostalgique...
Helvidius Lucius donnait à sa voix un ton singulier et profondément expressif, comme s'il dépeignait aux yeux de sa femme émue, les douces perspectives d'un tableau printanier.
Qui sait - continua-t-il le regard brillant - nous pourrions retourner en Judée pour vivre encore plus heureux ?! Notre Helvidia a l'avenir assuré avec son proche mariage et Célia resterait avec nous pour enrichir notre bonheur domestique !... Une fois là-bas, nous pourrions parcourir toute la Grèce afin de visiter le plus ancien jardin des dieux et lorsque nous serions en Samarie et en Idumée, tu verrais les miracles de mon cœur empressé faire ta joie et te combler ! Nous nous promènerions alors ensemble comme autrefois sur les routes au clair de lune, dans le silence profond des nuits calmes pour que nous sentions toute la grandeur de notre merveilleux amour.
Ici à tout instant, je sens notre paix domestique menacée... Les intrigues de la cour me tourmentent !... Nous sommes encore jeunes, nous avons devant nous un avenir prometteur.
Crois bien, chérie, que je nourris le plus grand désir de retourner à notre havre de paix, au sein de la nature calme et généreuse !...
Alba Lucinie l'écoutait, soulagée de ses propres angoisses. Une larme brillait au bord de ses yeux, elle avait le cœur transporté à l'idée réjouissante de retrouver la tranquillité de la vie provinciale.
Cependant, malgré la joie de telles espérances, son attitude mentale était marquée par une profonde réflexion.
Helvidius - s'exclama-t-elle réconfortée -, la perspective de reprendre le cours de notre vie bucolique avec notre bonheur et notre amour, me console moi qui suis abattue. Mais, dis-moi : et nos devoirs ? Que dira mon père de notre attitude, après avoir tant lutté pour réajuster ta situation à la politique administrative de l'Empire ? Enfin, je désirerais savoir si tu n'aurais pas assumé d'engagement plus sérieux.
À entendre ses sereines pondérations, le patricien s'est soudainement rappelé de son engagement avec l'Empereur concernant les constructions de Tibur et a senti son sang glacer dans ses veines après l'éclosion de ses espoirs pleins d'enthousiasme.
Il a alors informé sa compagne de la demande de César et elle lui a répondu avec un lourd soupir.
Dans ce cas - lui dit Alba Lucinie avec une pointe de contrariété dans le ton employé-, il est trop tard pour cogiter d'un retour immédiat en province.
Peiné, son mari reconnut toute la justesse d'une telle considération, mais il a ajouté :
Quoi qu'il en soit, demain j'irai voir Fabien Corneille et lui exposerai mes appréhensions à ce sujet et même s'il n'approuve pas notre retour, gardons espoirs, car plus tard les dieux le permettront !...
Malgré la profonde intimité de ces déclarations, ni l'un ni l'autre eut le courage de révéler les embarrassantes émotions vécues dans la soirée.
Et le lendemain, tous deux souffraient encore du premier choc des luttes sentimentales qui les attendaient dans l'entourage de la grande métropole.
À son beau-père, Helvidius Lucius a exposé sans réserve leurs plans et leurs désirs. Il lui a parlé de leur intention de retourner en Palestine et il a également évoqué la prétention impériale d'utiliser ses services personnels à la finition des œuvres de Tibur.
Fabien Corneille écouta ces allégations avec étonnement, désapprouvant les projets de son gendre et ajouta qu'une telle nouvelle démontrait à ses yeux un certain infantilisme de sa part dans de telles conditions. Sa situation financière n'en serait-elle pas consolidée ? Sa permanence à Rome aux côtés de toute sa famille ne serait-elle pas un facteur de paix ? N'avait-il pas obtenu les grâces d'Hadrien au point de s'intégrer dans le processus politico- administratif avec tous les honneurs d'un tribun militaire ?
Face à un refus aussi obstiné, à voix basse et sur un ton discret, Helvidius a raconté à son beau-père ses aventures de jeunesse, l'informant des nouvelles prétentions de Claudia Sabine et de sa situation domestique difficile dans le refuge sacré de sa famille.
Le vieux censeur a écouté ses confidences un peu surpris, mais répondit avec mesure :
Mon fils, je comprends tes scrupules ; néanmoins, je dois te parler avec la même franchise avec laquelle tu t'es ouvert à moi, en t'expliquant que dans ma situation actuelle, je dépends entièrement de l'aide de Lolius Urbicus et de sa femme, dans le monde de la politique et des affaires. Ma position financière, malheureusement, est maintenant assez précaire vu les nombreuses dépenses imposées par les circonstances. Et s'il t'est possible de m'aider, alors fais-le. Ne refuse pas l'occasion qu'Hadrien t'offre à Tibur, et fais ton possible pour ne pas contrarier l'esprit vindicatif de Claudia, surtout dans les conditions présentes.
Helvidius comprit qu'il lui était impossible d'abandonner son vieux beau-père et son sincère ami dans une telle conjoncture et chercha à se pourvoir d'énergies intimes, afin de ne pas laisser transparaître tout son malaise.
De plus - s'est exclamé le censeur en essayant de faire de l'humour pour dissiper les ombres de l'atmosphère sentimentale qu'ils partageaient -, j'espère que dans les moments les plus difficiles, tu ne te perdras pas dans des craintes puériles... N'aie pas peur, mon fils, de telle ou telle contingence !...
Esquissant un sourire bienveillant, il a ajouté :
Tu sais ce que disait Lucrèce, il y a plus de cent ans ? - « que la femme est le petit animal sacré des dieux ! »
Entre eux s'est alors esquissé un rire franc et optimiste même si dans son for intérieur Helvidius Lucius gardait toutes ses appréhensions.
À son tour, le matin du même jour, Alba Lucinie est allée demander conseil à sa mère concernant ses affligeantes réflexions ; mais Julia Spinter, après l'avoir écoutée au sujet des événements de la veille, le cœur pris de pressentiments angoissants pour sa fille, a répliqué avec compassion, sans perdre cependant sa force morale :
Ma fille - a-t-elle dit en l'embrassant -, nous traversons une phase de luttes amères, nous devons faire preuve d'une grande capacité de résistance. Je peux mesurer ton angoisse intérieure parce que dans ma jeunesse, j'ai aussi éprouvé ces difficiles émotions dans le tourbillon des activités sociales. Si cela m'était possible, je romprais avec cette situation et avec tout le monde dans l'intérêt de ta tranquillité, mais...
Ces réticences signifiaient un tel découragement qu'Alba Lucinie fut troublée, et l'interpella.
Que dis-tu, mère ? Ce « mais » si amer en arrive à me surprendre comme si je devinais dans ton esprit des inquiétudes plus graves que les miennes.
Écoute mon enfant, en tant que mère je suis amenée à m'intéresser à ton bonheur comme si c'était le mien... Cependant, je suis au courant des affaires de ton père et des liens qui le retiennent à la politique du préfet des prétoriens, j'en conclus que sans de graves préjudices financiers, Fabien ne pourrait actuellement se couper de Lolius Urbicus. Tous deux se trouvent très impliqués dans la présente situation, de sorte que malgré la franchise avec laquelle j'ai toujours marqué mes propos et mes actes, je suis amenée à te conseiller le maximum de prudence pour la tranquillité de ton père qui mérite nos sacrifices.
Les paroles de la noble matrone étaient prononcées sur un ton d'une âpre tristesse. Après avoir entendu ces déplorables confidences, très pâle, Alba Lucinie demanda :
Mais la situation financière de mon père est si précaire ? La cérémonie d'hier me laissait supposer du contraire...
Oui - a déclaré Julia Spinter résignée -malheureusement les faits viennent confirmer toutes mes craintes. Tu connais le tempérament de ton père et tu connais mon souhait de répondre à ses caprices. À mes yeux, une fête comme celle d'hier n'était pas nécessaire pour t'exprimer toute l'estime que je te porte. Je pense que ces manifestations doivent se faire dans l'intimité du cœur et de la famille ; mais ton père pense différemment et je dois le suivre. Les dépenses de cette nuit se sont élevées à plusieurs milliers de sesterces. Et ce n'est pas tout. Tes frères ont dilapidé presque tout le patrimoine de la famille en assumant des engagements de tous genres, de sorte que ton père est obligé de les aider portant sérieusement préjudice à notre maison. Comme tu le sais déjà, les scandales de Lucile Veintus ont obligé Asinius à s'absenter pour l'Afrique où il séjourne et d'après ce que l'on sait toujours en quête de plaisirs faciles. Quant à Rutrius, il a fallu que ton père lui obtienne un poste en Campanie afin de restaurer notre équilibre financier. Mais tu n'es pas sans ignorer ma fille que la société exige de nous que nous reflétions le bonheur... Au départ, je n'approuvais pas l'attitude de Fabien voulant réaliser des fêtes comme celle d'hier, mais en même temps, je suis forcée de lui donner raison puisqu'un censeur doit se conformer aux conventions sociales.
À ces confidences, Alba Lucinie se prit de compassion pour sa mère et lui dit :
Cela suffit, mère ! Je peux te comprendre. Ce sujet doit rester entre nous et je saurai me conduire et dépasser toutes les difficultés. Hier encore, HeMdius et moi cogitions de retourner en province, mais je vois maintenant que papa a besoin de notre concours et je reconnais que ton cœur a besoin du mien pour affronter les circonstances de la vie !...
Tout en remarquant son regard brillant comme si elle pressentait un danger pour son bonheur, Julia Spinter, émue, a étreint sa fille.
Que les dieux te bénissent ! - s'exclama-t-elle presque rayonnante - tu resteras avec moi, oui, car ici j'ai vécue très incomprise et très solitaire !... Seule notre chère Tullia est restée fidèle à mon affection de longue date, trouvant en moi la mère adoptive que la providence lui a accordée!...Très tôt, mes garçons se sont éloignés du foyer pour suivre de mauvais chemins et ton père est toujours occupé à des conférences et des affaires de l'État...
Pendant quelques temps encore, mère et fille se sont entretenues sur des sujets confidentiels et chaleureux.
La situation générale est restée inchangée. Alba Lucinie et son mari, abandonnant leur intention de retourner à l'environnement provincial, firent de leur mieux pour répondre aux besoins de nature domestique, installés maintenant dans la capitale de l'Empire.
Peu de temps après, laissant Nestor assister son beau-père, Helvidius Lucius est parti pour Tibur répondre aux décisions impériales, y trouvant Claudia Sabine Installée dans une position de prestige. Que ce soit par désir de se faire remarquer aux yeux du patricien, voulant gagner son estime, ou pour favoriser le développement de ses vocations innées dans les mesures prises dans l'administration des œuvres artistiques confiées à sa sensibilité féminine, la femme du préfet était brillante.
Helvidius Lucius fut contraint par les circonstances à s'approcher d'elle, découvrant de près ses surprenantes aptitudes, il admirait sincèrement ses initiatives, mais restait très prudent évitant toute tentative de retour au passé. Claudia Sabine, quant à elle, malgré le changement tactique dans ses attitudes sentimentales, gardait en son for intérieur les mêmes prétentions de toujours.
Pendant cela, Alba Lucinie commençait à ressentir à Rome, ce qui serait une longue suite de souffrances morales. Conscient de ses nobles vertus conjugales, Lolius Urbicus n'avait pas pour autant renoncé à ses intentions, il avait cependant modéré ses impulsions. La société romaine d'alors, aimait les sports et était attentive au fait de conserver les traditions de liberté dans le mécanisme des relations familiales, circonstances qui lui permettaient de se rendre chez le patricien absent sous le regard bienveillant de Fabien Corneille qui voyait, à cet intérêt manifeste, une distinction honorable pour sa famille. À son tour, la noble femme, qui connaissait les besoins de son père, n'avait pas le courage de confier au vieux censeur ses craintes fondées, s'astreignant ainsi à tolérer l'amitié que le préfet lui témoignait, l'acceptant de son caractère intangible.
Tous les quinze jours, Helvidius Lucius rentrait chez lui. Néanmoins, ses apparitions à Rome étaient très rapides car il devait traiter et résoudre avec sa femme des sujets qui les occupaient.
Et le temps passait, apportant toujours ce précieux entrain.
Quelqu'un cependant s'intéressait beaucoup aux agissements du préfet, espionnant facilement ses moindres pas. Ce quelqu'un, c'était Hatéria, qui chez ses maîtres, pouvait observer son ardeur, entendre ses impressions et ses entretiens, accompagner ses attitudes sentimentales.
Deux longs mois étaient passés dans ces circonstances quand un jour, nous allons retrouver Lucinie et Tullia dans la plus grande intimité à échanger des propos délicats et bienveillants.
Après avoir abordé les frivolités de la vie sociale, l'épouse d'Helvidius lui raconta en toute confidentialité ses éprouvantes impressions intimes, exposant à son amie d'enfance ses craintes face à la séparation prolongée de son époux qui répondant aux déterminations capricieuses du destin, s'était indéfiniment absenté dans la ville qui avait la préférence impériale.
Tullia Cevina l'a regardée fixement murmurant sur un ton discret :
Je sais que tes appréhensions sont justifiées, d'autant qu'Helvidius est auprès de Claudia!...
Pourquoi donnes-tu tant d'importance à cela ? - lui dit Alba Lucinie admirative.
Tu n'as jamais su, alors ?
Quoi ? - dit l'autre doublement intriguée.
Tullia comprit que son amie, loin des bruits de la cour pendant tant d'années n'avait pas eu connaissance du passé dans ses moindres détails.
Il y a longtemps, j'ai entendu dire que dans leur jeunesse, Claudia Sabine et Helvidius Lucius avaient eu une romance. Je sais que tu n'ignores pas que cette créature a été porteuse d'une singulière beauté en d'autres temps, bien avant que le destin l'arrache à la pauvreté de sa condition sociale...
Je ne l'ai jamais su - a murmuré Alba Lucinie visiblement surprise -, mais, raconte moi tout ce que tu sais à ce sujet.
Et tu n'as jamais entendu parler de l'histoire de Silain ? - a ajouté Tullia Cevina, augmentant l'intérêt suscité par ses propos.
Si, je sais que Silain est un jeune homme que mon beau-père a adopté dans son enfance comme son propre fils. Je sais également que quand il est né beaucoup de gens ont cru qu'il était le fils d'Helvidius avec une créature du peuple, issu de ses aventures de jeunesse.
Mais, connais-tu toute l'histoire dans ses moindres détails ?
Je sais à peine que l'enfant a été abandonné sur le pas de la porte de la résidence de Cneius Lucius qui l'a accueilli avec son habituelle générosité.
Très bien, mon amie, mais encore jeune et plébéienne, Claudia Sabine a été aperçue abandonnant l'enfant, à l'aube, là où tu l'as dit, laissant un billet significatif à Cneius Lucius.
De toute évidence - a clarifié Alba Lucinie, bien qu'impressionnée par cette révélation -, je crois qu'Helvidius a été victime d'une infâme calomnie.
Je ne dis pas le contraire - répondit son amie -, d'autant plus que Sabine, d'après ce que l'on dit, était une créature qui vivait entourée de nombreux soupirants...
L'épouse d'Helvidius ressentait une douleur immense en son for intérieur. Elle aurait voulu pleurer pour soulager les peines qui oppressaient son cœur mais sa force morale dépassait chez elle tous ses sentiments. Cependant, elle ne réussit pas à dissimuler sa souffrance devant la chère sœur spirituelle de sa jeunesse, laissant ainsi transparaître dans ses yeux larmoyants, sa tristesse et ses craintes.
Tullia Cevina l'a longuement embrassée en lui disant à demi-voix :
Chère Lucinie, moi aussi j'ai déjà souffert des angoisses que tu ressens actuellement, mais j'ai trouvé un remède efficace. Veux-tu l'essayer ?
Sans aucun doute. Où trouver un tel remède ?
Écoute-moi - lui dit son amie avec une bonté confiante, presque infantile -, tu as certainement déjà entendu parler de Lucile Veintus et de ses scandales à la Cour. Un beau jour, Maximin a laissé paraître ses penchants pour cette femme en arrivant même à sérieusement perturber notre bonheur domestique ; mais Salvia Subria m'a suggérée de me rendre à une réunion chrétienne où j'ai fait appel aux prières d'un vénérable ancien qui pontifie là en tant que prêtre. Depuis que j'ai utilisé de tels recours, mon mari est revenu à la douceur du foyer, augmentant notre bonheur conjugal.
Mais, as-tu été obligée d'engager ta parole ? - a interrogé Alba Lucinie fort intéressée par le sujet.
Aucunement.
Mais les chrétiens ont-ils jeté quelque sortilège en ta faveur ?
Non plus. Ils m'ont informée que la vertu de la prière se trouve dans le fait qu'elle est dirigée à un nouveau dieu que les croyants appellent Jésus de Nazareth.
Ah ! - lui fit Alba Lucinie se rappelant de la Judée et des convictions de sa fille - la doctrine chrétienne ne m'est pas étrangère mais mon mari ne la tolère pas, ses déclarations sont contraires à nos dieux. En conséquence, je pense qu'avant de prendre une résolution de cette nature, il conviendrait que j'en parle à ma mère pour suivre ses conseils.
Ça non.
Pourquoi ?
Parce qu'après que Salvia m'en ait parlé, je suis aussi allée voir ta mère pour lui demander son avis, mais son esprit sectaire et sa franchise intransigeante firent qu'elle s'est montrée hostile à mes idées, alléguant que la femme romaine dispense tous nouveaux dieux car elle est la matrone incorruptible devant la société et la famille. Malgré tout, j'ai décidé de faire appel à ces recours et j'ai obtenu les meilleurs résultats.
Ma mère doit avoir raison - dit Alba Lucinie convaincue. - De plus, je ne peux me résoudre à la promiscuité de ces rassemblements plébéiens.
Sincèrement désireuse de collaborer à la réédification du bonheur de son amie, Tullia écoutait ses pondérations et objecta délicatement :
Écoute Lucinie - je sais que ton tempérament n'apprécie pas les réunions de cette nature, mais si tu veux, j'irai à ta place comme j'y suis allée pour moi... À ces assemblées, préside un homme saint qui se nomme Polycarpe. Sa parole nous parle du nouveau dieu avec une foi si pure et une sincérité si grande qu'aucun cœur ne résiste à la beauté spirituelle de ses affirmations... Ses expressions ravissent notre âme et nous portent au royaume du bonheur éternel où Jésus nazaréen doit être face à tous nos dieux, à nous attendre au-delà de cette vie avec les bénédictions d'un bonheur éternel...
Je ne suis pas chrétienne, comme tu le sais, mais j'ai bénéficié de ces prières et, à. l'inverse de ce que l'on affirme, je suis témoin que les adeptes de Jésus sont pacifiques et bons!...
L'épouse d'Helvidius accueillait ces suggestions pleines d'affection avec beaucoup de sensibilité.
Et tu irais seule sans la protection d'un garde ? - a-t-elle demandé avec admiration.
Pourquoi cette question ? Les chrétiens sont victimes de mesures vexatoires de la part des autorités gouvernementales. Or, il s'agit de ton bonheur personnel, je vais donc les voir en toute confiance.
Tu as une si grande foi en une telle providence ?!... - demanda Lucinie avec intérêt et reconnaissance.
Une totale confiance.
Et faisant un geste expressif, comme si elle se souvenait d'un nouvel argument, elle
ajouta :
Écoute, ma chère : depuis que tu m'as parlé des prédilections de Célia pour cette doctrine, malgré notre secret familial sur le sujet, pourquoi ne me donnes-tu pas le plaisir de ta compagnie ? Ces réunions ont lieu dans les vieilles catacombes de la voie Nomentane, dans un endroit distant. Je suis sûre du succès de ces prières et il suffira d'une seule fois pour que la paix retrouve le chemin de ton foyer et de ton cœur.
Face à la douce perspective du bonheur domestique retrouvé, Alba Lucinie se sentait réconfortée par les promesses de son amie dont la foi était profonde et contagieuse, et ajouta :
Je vais y réfléchir et nous verrons. Mais, si tu as besoin d'une compagnie, c'est à moi d'y aller.
En se quittant, elles se sont affectueusement embrassées, alors que la longue ombre d'Hatéria s'éloignait rapidement d'un grand rideau oriental, après avoir entendu la singulière conversation.
Dans une société comme celle-là où, depuis toujours et en vertu des influences étrusques, toutes les classes faisaient appel à l'invisible et au surnaturel dans les circonstances les plus diverses de la vie quotidienne, Alba Lucinie se mit à réfléchir à la précieuse occasion suggérée par son amie d'enfance.
Bien que trouvant un certain réconfort à cette idée, elle passa le reste de la journée entre l'indécision et la souffrance morale.
Elle eut envie d'aller à Tibur pour arracher son mari de la dangereuse situation où il se trouvait, mais la raison prit le dessus sur toutes ses inquiétudes angoissantes.
Dans la nuit, alors que tout le monde dormait, elle s'est dirigée vers le sanctuaire domestique où elle s'est prosternée devant l'autel de Junon, et entre les larmes, elle a demandé à la déesse de soutenir son esprit sur le difficile chemin du devoir et de la vertu.
SUR LA VOIE NOMENTANE
Une semaine après les événements que nous venons de relater, nous allons trouver Claudia Sabine assise dans la soirée à la terrasse de sa maison à Rome, à parler tranquillement avec Hatéria dans la plus grande intimité.
Alors, Hatéria - disait-elle tout bas après la longue exposition de sa complice -, mon mari semble ainsi vouloir faciliter la réalisation de mes projets. À l'exception de ses armes jamais je ne l'aurais cru capable d'éprouver de la passion pour qui que ce soit.
Cependant, Madame, chacun de ses gestes, chacun de ses mots, infèrent parfaitement les sentiments qu'il porte en son âme.
Très bien - s'exclama l'ancienne plébéienne comme si le sujet l'ennuyait, - mon mari n'est pas l'homme qui m'intéresse. Tes nouvelles d'aujourd'hui signifient que le hasard coopère aussi en ma faveur.
En outre - a rappelé Hatéria soulignant le caractère secret de ces révélations -, Lucinie et Tullia ont décidé de demander la bénédiction d'une réunion chrétienne afin qu'Helvidius Lucius revienne immédiatement de Tibur et réintègre l'harmonie domestique.
Claudia laissa échapper un rire nerveux et l'interrogea avidement :
Ah, oui ? Et comment l'as-tu su ?...
Il y a une semaine, elles ont échangé des confidences et hier, dans la soirée, elles ont monté leur plan, bien que la patronne se sente très abattue, je pense qu'elles vont le mettre à exécution dans les prochains jours.
Tu dois être vigilante et les accompagner sans qu'elles s'en rendent compte, afin de rester informée des événements.
Et, esquissant un geste de malice, elle trancha :
Ces dames méconnaîtraient-elles, par hasard, les décrets impériaux qui visent à l'élimination du christianisme ? Quelle marque d'indifférence en regard des lois ?... Enfin, d'une manière ou d'une autre, nous ferons aussi en sorte d'attirer l'attention des autorités sur ce nouveau noyau doctrinaire. Après cet entretien, j'en parlerai à Bibulus Quint.
Hatéria et Claudia ont poursuivi leur discussion pendant quelque temps encore, examinant les détails de leurs infâmes projets criminels, les adaptant à la situation présente.
Le lendemain matin, une modeste litière sortait du palais du préfet, conduisant quelqu'un qui s'absentait de la maison dans la plus grande discrétion.
C'était Claudia Sabine, vêtue très simplement, elle partait pour Suburra.
Après un long parcours, elle donna l'ordre à ses esclaves de confiance de l'attendre dans un endroit précis et s'engouffra, seule, dans des ruelles désertes et pauvres.
Atteignant un bloc de maisons humbles et minuscules, elle s'est brusquement arrêtée comme si elle désirait s'assurer du lieu, elle aperçut à une courte distance une maison verte très caractéristique qui se différenciait de toutes les autres.
La femme de Lolius Urbicus esquissa un sourire de contentement et pressant le pas, elle frappa à une porte avec un visible intérêt.
Quelques minutes plus tard, une petite femme très vieille, les cheveux ébouriffés portant de gros bourrelés qui lui ridaient le visage, est venue lui répondre avec une expression de curiosité, les yeux minuscules et gonflés.
Tout en observant sa visiteuse qui exhibait une toge simple mais riche, un filet doré retenant sa chevelure gracieuse et abondante, la vieille femme a souri satisfaite, pressentant la situation financière attrayante de cette cliente qui avait besoin de ses services.
C'est bien ici - a demandé Claudia avec une fausse modestie - qu'habité Plotine, ancienne pythie de Cumes ?
Oui, Madame, c'est moi-même pour vous servir. Entrez. Ma hutte s'honore de votre
visite.
L'épouse du préfet accueillit volontiers cette réception flatteuse et affectée.
J'ai besoin de votre coopération - dit la visiteuse tout en pénétrant avec désinvolture à l'intérieur -, je viens vous voir sur les recommandations de l'une de mes amies de Tibur.
Je vous en suis très reconnaissante, j'espère répondre à votre confiance.
On m'a dit que je n'aurai pas besoin d'exposer l'objet de ma visite. Est-ce bien
cela?...
Parfaitement - a acquiescé Plotine de sa voix énigmatique -, mes pouvoirs occultes dispensent toute explication de votre part.
S'asseyant sur un vieux divan, Sabine a remarqué que la sorcière était allée chercher un tripode qu'elle plaça près d'elle et de ses nombreuses amulettes que la douce lueur d'une petite torche, allumée pour répondre aux besoins du moment, éclairait faiblement. Ensuite, après avoir pris une attitude contemplative et reposée, Plotine a laissé tomber sa tête entre ses mains, exhibant une pâleur cadavérique, comme si sa mystérieuse voyance était sur le point de découvrir les plus sinistres mirages du monde invisible.
Claudia Sabine suivait ses moindres gestes avec un singulier intérêt, entre la crainte et la surprise de l'inconnu, alors que bientôt, la physionomie de l'intermédiaire du monde et des forces du plan invisible se normalisait, les contractions nerveuses de son visage s'atténuaient et les expressions d'une profonde fatigue qui échappaient de ses lèvres enflées, disparaissaient.
Le visage calme et curieux, comme si son âme revenait des mystérieux parages aux confins de grandes révélations, elle prit les mains distinguées de Claudia, s'exclamant sur un ton discret :
Les voix m'ont dit que vous aimez un homme, prisonnier d'une autre femme par les liens les plus sacrés de cette vie. Pourquoi ne pas éviter quand il est encore temps une tempête d'amertumes qui retombera, plus tard, sur votre propre destinée ? Vous êtes venue jusqu'ici en quête d'un conseil qui guidera vos prétentions, mais il vaudrait mieux abandonner tous les projets que vous avez à l'esprit...
Claudia Sabine l'écoutait, effrayée, mais réagit avec véhémence :
Plotine, je connais le caractère supérieur de ta science et je viens faire appel à tes connaissances avec une confiance absolue ! Si ta vision peut entrevoir le passé, cherche à réparer au présent l'unique préoccupation de ma vie... Aide-moi ! Je récompenserai royalement tes services !
La consultante a ouvert une bourse pleine, laissant tomber une grande quantité de pièces sur le tripode comme si elle versait une avalanche de sesterces, alors que la vieille sorcière ouvrait grands ses yeux, prise de cupidité et pleine d'ambition face à ses bas instincts.
Madame - dit-elle désireuse d'obtenir la recette d'une telle manne financière -, je vous ai déjà donné le premier conseil qui est celui de la sagesse qui m'assiste ; mais je suis aussi un être humain et je veux satisfaire votre générosité. Je connais les projets qui vous animent et je chercherai à vous assister, afin que vous puissiez les mener à terme !...Je dois vous dire, néanmoins, que votre rivale est assistée par une figure angélique, bien que je ne sois en mesure de dire si cette créature vit sur terre ou au ciel. Grâce à mon pouvoir occulte, j'ai vu la femme que vous haïssez auréolée par l'intense aura d'un ange qui est auprès d'elle.
Et, comme si elle était engagée dans un duel de conscience face à l'enviable situation financière de sa consultante, elle ajouta :
Nous devons faire très attention, Madame... Cette créature céleste peut défendre votre rivale de toutes les souffrances étrangères à sa destinée...
Mais comment cela peut-il être ?! - a demandé Claudia Sabine profondément impressionnée.
Votre rivale n'a-t-elle pas d'enfants et, parmi eux, n'en est-il pas un au cœur pur et miséricordieux ?
Si - s'exclama l'interpellée quelque peu contrariée -, bien que ne sachant pas si l'unes de ses filles se trouvait dans une telle situation. Toutefois, je ne suis pas là pour traiter de cela, mais de mon propre intérêt passionnel. Pourquoi me parles-tu, donc, de cette défense angélique incompréhensible à mes yeux ?
Madame, pour vous aider de toutes mes forces, il me faudra de l'argent pour répondre aux besoins les plus pressants, mais je dois vous prévenir que nous courrons le risque de voir nos efforts annihilés parce qu'un ange de Dieu peut entraver les coups du mal, puisque la souffrance telle que nous l'entendons n'existe pas pour leurs cœurs purifiés. Alors que l'inquiétude et la douleur peuvent entraîner les âmes vulgaires dans le tourbillon des passions et des souffrances du monde, l'Esprit qui s'est racheté a réalisé en lui la construction de la foi, qui le lie à Dieu Tout-puissant. Pour ces cœurs immaculés, Madame, la terre ne peut engendrer le tourment ou le désespoir !
Claudia écoutait ses pondérations, éminemment impressionnée, mais elle fit observer avec son esprit déterminé :
Plotine, je préfère ne pas croire en cette soi-disant défense et accepter la coopération de tes pouvoirs occultes, confiant complètement en la réussite de mes aspirations. Ne m'entraîne pas dans tes digressions philosophiques, car je veux vivre ma propre réalité. Dis-moi ! Que suggères-tu pour mon bonheur ?
Face à votre décision, nous devons faire appel aux moyens les plus concrets.
Crois-tu que nous devrions étudier la possibilité d'éliminer la femme que je haïe ?
Dans votre situation et dans votre cas, vous ne devriez pas penser à détruire son corps mais plutôt à flageller son âme, sachant que l'unique mort qui puisse être appliquée à un ennemi est celle qui s'impose à une créature hors de la tombe et en pleine vie.
Tu as raison - a murmuré Sabine intéressée. - Tes arguments sont plus intelligents et plus pratiques. Quels sont tes conseils en ma faveur ?
Plotine marqua une longue pause comme si elle faisait une nouvelle consultation à l'oracle et devant la lumière de la minuscule torche étincelante, elle ajouta :
Madame, avez-vous déjà eu l'occasion d'organiser le départ provisoire de l'homme bien-aimé pour Tibur... Je dois vous informer que l'Empereur Aelius Hadrien, avant de se retirer pour ses palais en construction dans la ville en question où il attendra la fin de ses jours, devrait faire un dernier voyage en provinces, conformément à sa vocation bien connue... Vous serez obligée d'accompagner sa suite, ceci serait donc l'occasion de voir l'homme qui vous est cher partager ce voyage.
Ah oui ? - demanda Claudia visiblement enchantée. - Et que me conseilles-tu?
Plotine s'est alors penchée, collant ses lèvres à son oreille, lui suggérant un plan terrible et criminel que la consultante accueillit avec un sourire significatif.
Elles ont encore parlé pendant un long moment comme si leurs esprits étaient en parfaite communion d'idées et de principes, ayant pour autant les mêmes objectifs. On notera qu'en se quittant, après lui avoir donné tout l'argent qu'elle avait apporté, Claudia prit bien note des besoins de sa nouvelle complice lui promettant d'agir en fonction.
Quelques heures plus tard, la modeste litière retournait au palais de Lolius Urbicus, par la porte du fond.
Deux jours après, nous allons retrouver chez Helvidius Lucius, Alba Lucinie et son amie fidèle à discuter très discrètement dans l'une des pièces les plus isolées de la maison.
Tullia Cevina paraissait être en très grande forme physique malgré l'inquiétude qu'exprimait son regard, ce qui n'était pas le cas de la femme d'Helvidius qui, presque allongée dans son lit, semblait prise d'un abattement profond.
Lucinie, ma chère - s'exclama Tullia affectueusement -, je sais déjà que la réunion aura lieu cette nuit. Je suis à ta disposition pour que nous y allions sans crainte. Nous pourrons sortir en début de soirée.
Impossible - a répliqué la pauvre femme visiblement malade qui ajouta sur un ton d'une douloureuse mélancolie -, je me sens profondément fatiguée et accablée !... Et pourtant, j'ai vraiment décidé de faire appel à ces prières !... Quelque chose de surnaturel doit me rende ma paix intérieure. Je ne peux continuer dans cette angoisse morale qui annihile toutes mes forces.
Des larmes arrières coupèrent ses propos attristés.
J'irai de toute manière - a dit Tullia en l'étreignant -, je suis sûre que le nouveau dieu te secourra dans la pénible incertitude où tu te trouves !...
Tout en observant son dévouement tendre et fidèle, Alba Lucinie l'avertit :
Ma chère, je ne peux me faire à l'idée que tu y ailles seule. Je demanderai à Célia de t'accompagner.
Tullia esquissa un sourire de satisfaction pendant que son amie demanda à une jeune esclave d'appeler sa fille.
Quelques instants plus tard, la jeune fille pleine de grâce apparaissait.
Célia - lui dit sa mère, émue et triste -, pourrais-tu aller ce soir en compagnie de Tullia assister à une réunion chrétienne afin de faire une prière pour la tranquillité de ta mère?...
La jeune fille eut un geste de surprise et un large sourire de satisfaction s'est dessiné sur ses lèvres.
Que ne ferais-je pas pour vous, mère ? Et elle l'a embrassée.
Alba Lucinie ressentit un réconfort immense à cette manifestation de tendresse et
ajouta :
Ma fille, je me sens épuisée et malade, j'ai donc décidé de faire appel à Jésus de Nazaré par tes prières. Tu sais bien que nous ne devons en parler à personne, tu comprends, n'est-ce-pas ?
Célia fit un geste expressif comme si elle se souvenait de ses propres peines et dit :
Oui, mère. Soyez tranquille. Peu importe où ce sera, j'irai avec Tullia faire les prières nécessaires ! Je supplierai Jésus de te rendre heureuse et j'espère que son infinie bonté versera dans ton cœur le doux baume de son amour qui nous remplit de vie et de joie. Alors, tu sentiras que de nouvelles énergies te rendront heureuse...
Surprise de ses connaissances, Tullia Cevina écoutait attentivement ces propos. Tout en étreignant sa fille tendrement, Lucinie lui révéla bientôt :
Célia a intimement connu en Judée la question du christianisme. Mon enfant, bien que très jeune, a déjà beaucoup souffert...
Mais Célia, qui perçut à ces mots que sa mère allait entrer dans des détails concernant sa pénible histoire d'amour, s'exclama avec tendresse :
-Voyons, mère, de quoi pourrais-je souffrir si je garde toujours votre affection ?
Et coupant court au sujet concernant son cas personnel, elle demanda :
À quelle heure devrons-nous sortir ?
En début de soirée - l'informa Tullia -, car nous avons du chemin à faire, la réunion a lieu dans un endroit après la porte Nomentane.
Je serai prête à temps.
Toutes trois se sont mises d'accord sur les préparatifs nécessaires et, à la tombée de la nuit, vêtues de modestes toges, Tullia et Célia ont pris une litière qui leur évita la fatigue d'une grande partie du chemin pour traverser les quartiers les plus fréquentés de la ville.
Elles descendirent ensemble à la porte Viminal et une fois qu'elles eurent dispensé les porteurs, elles ont entrepris leur marche courageusement.
La nuit déployait son éventail d'ombres tout le long de la plaine. Il faisait froid, mais les deux amies emmitouflées dans leur cape en laine cachaient leur tête dans la partie la plus épaisse et la plus sombre.
Il faisait nuit noire quand elles ont atteint les ruines de l'ancienne muraille qui fortifiait le site en d'autres temps, mais elles avançaient d'un pas résolu tout le long des larges routes...
Une fois la porte Momentané franchie, elles se sont trouvées face aux collines toutes proches sur lesquelles des cimetières déserts et tristes étaient alignés que le clair de lune arrosait de ses tons pâles.
Au fur et à mesure qu'elles approchaient du lieu de culte, elles observaient un nombre chaque fois plus grand de pèlerins qui s'aventuraient sur les mêmes sentiers à des uns identiques. C'étaient des ombres couvertes de longues tuniques foncées, qui passaient à leurs côtés, le pas pressé ou lent, certains silencieux, d'autres discutaient presque imperceptiblement.
Beaucoup tenaient de minuscules lanternes aidant leurs compagnons à voir là où la faible clarté de l'astre nocturne ne réussissait pas à dissiper les ombres épaisses.
Les deux patriciennes, habillées avec une extrême simplicité et portant de lourds manteaux, ne pouvaient être reconnues par les compagnons qui allaient dans la même direction. Ils les considéraient chrétiennes comme eux, tous unis dans leur foi et dans le même idéalisme.
Devant les parois boueuses qui entouraient de grands monuments en ruine, Tullia s'est assurée qu'il s'agissait bien du lieu qui donnait accès à l'enceinte, faisant un signe de croix caractéristique à deux chrétiens qui, sous le porche, recevaient le mot de passe de tous les prosélytes, mot de passe qui était ce signe tracé avec la main ouverte d'une façon toute spéciale mais très facile à imiter. Elles sont alors entrées à l'intérieur de la nécropole sans la moindre difficulté.
Une fois dans l'enceinte, la foule était installée sur des bancs improvisés et on pouvait noter qu'en général, ils gardaient tous leur capuche sur la tête dissimulant leur visage, quelques-uns craignant le froid intense de la nuit, d'autres redoutant les loups de la trahison qui pouvaient se trouver là cachés sous le masque des moutons.
À la clarté lunaire qui baignait l'atmosphère venait s'ajouter la lumière des torches et des lanternes qui se trouvaient principalement autour d'un tas de ruines funèbres d'où l'apôtre de ce groupe de partisans du Christ devait parler.
Ici et là, quelqu'un balbutiait une prière, tout bas, comme s'il parlait à l'Agneau du Ciel du plus profond de son cœur ; mais du centre de la masse s'élevaient des hymnes pleins d'une exaltation religieuse sublime. C'étaient des cantiques d'espoir, marqués par un singulier découragement du monde, qui extériorisaient le rêve chrétien d'un royaume merveilleux au- delà des nuages. Dans chaque vers et dans chaque son émis conjointement prédominaient les notes d'une pénible tristesse, de ceux qui avaient abandonné toutes les illusions et les fantaisies terrestres, se livrant à la résignation de tous les plaisirs, de tous les biens de la vie, pour attendre les récompenses lumineuses de Jésus dans les gloires célestes...
Sur des bancs improvisés en bois brut ou des pierres oubliées là, des centaines de personnes étaient installées concentrées en un recueillement absolu.
Un silence profond régnait parmi eux quand une estrade usée fut transportée sur les lieux où presque toutes les lumières étaient concentrées.
Célia et Tullia prirent place, là où cela leur sembla le plus commode. Peu après un nouveau cantique s'élevait à l'infini en des vibrations d'une beauté indéfinissable... C'était un hymne de remerciements au Seigneur pour sa miséricorde inépuisable ; chaque strophe parlait des exemples et des martyres de Jésus avec des sentiments teintés de la plus haute inspiration.
Quelle ne fut pas l'admiration de Tullia Cevina quand elle vit sa compagne élever sa voix cristalline accompagnant aussi le chant des chrétiens comme si elle l'avait su par cœur ! La femme de Maximin Cunctator ne pouvait dissimuler son émotion en regardant Célia chanter tel un oiseau exilé du paradis !... Ses yeux calmes étaient tournés vers le firmament qui semblait fixer les limites du pays de son bonheur entre les étoiles qui brillaient dans le ciel comme des sourires caressant la nuit. Les vers qui s'échappaient de ses lèvres avaient une telle richesse mélodique, inspirés par cette musique spéciale, que son amie en était émue jusqu'aux larmes, se sentant transportée dans une contrée divine...
Oui, Célia connaissait ce cantique qui remplissait son cœur de doux souvenirs. Cirus le lui avait enseigné sous les arbres touffus de la Palestine, pour que son âme sache manifester sa reconnaissance à Dieu, dans les heures d'allégresse. À cet instant, en communion avec tous ces esprits qui vibraient aussi dans leur foi, elle se sentait loin de la terre, comme si son âme était touchée par une joie suprême...
Puis une fois le silence revenu, un homme du peuple du nom de Serge Hostilius est apparu à la tribune improvisée, s'exclamant ému, après avoir ouvert un parchemin :
Mes frères, aujourd'hui encore nous étudierons les enseignements du Maître dans les chapitres de Matthieu, avec la leçon de cette nuit : « ceux qui sont les vrais frères du Messie!... »
Et déroulant une feuille que le temps avait ternie, Serge Hostilius lut posément :
« Comme Jésus s'adressait encore à la foule, voici que sa mère et ses frères, qui étaient dehors, voulurent lui parler. Quelqu'un lui dit : - Ta mère et tes frères sont dehors et ils cherchent à te parler. Mais Jésus répondit à celui qui le lui disait : Qui est ma mère, et qui sont mes frères ? Puis, étendant la main sur ses disciples, il dit : -Voici ma mère et mes frères. Car, quiconque fait la volonté de mon Père qui est dans les cieux, celui-là est mon frère et ma sœur, et ma mère. »
Une fois la lecture évangélique terminée, le même compagnon de croyance qui occupait la tribune, s'est exprimé avec émotion :
Mes amis, pour éclairer ces enseignements sachez que le don de l'éloquence me manque ; aussi j'invite l'un de nos frères présents pour qu'il développe les justes commentaires de cette nuit...
Tous les regards, celui de Tullia Cevina compris, ont marqué une pause, anxieux qu'ils étaient, cherchant la vénérable figure de Polycarpe, le dévoué apôtre de toutes les réunions. Tullia Cevina remarqua son absence avec beaucoup de déception telle était la foi qui imprégnait ses prières, si sages et bienveillantes étaient ses paroles. Sur un ton amer, Serge Hostilius leur a expliqué :
Mes frères, je vois bien que vos yeux cherchent Polycarpe avec anxiété, mais avant de vous donner de ses nouvelles, élevons notre cœur à Celui qui n'a pas dédaigné l'offense et le sacrifice...
L'apôtre de notre foi, malgré son auguste vieillesse, par ordre du sous-préfet Bibulus Quint, a été enfermé hier dans la matinée à la prison de l'Esquilin!
Implorons la miséricorde de Jésus pour qu'il puisse accepter le calice de nos douleurs avec résignation et humilité.
Beaucoup de femmes se mirent à pleurer l'absence de ce grand homme qu'elles aimaient comme un père et après quelques minutes, pendant lesquelles personne ne se risqua à substituer ses enseignements sages et aimants, un homme de la plèbe marcha jusqu'à la tribune, se découvrit, pris d'une fervente religiosité, il fit le signe de croix.
La clarté des torches illumina ses traits alors que Célia et sa compagne identifièrent immédiatement son visage humble et déterminé.
Cet homme était Nestor, le libéré d'Helvidius, qui, bien qu'assistant le censeur Fabien Corneille dans le cabinet même de la préfecture des prétoriens, n'avait pas honte de donner en public le témoignage de sa foi.
A | f
PRECHER L'EVANGILE
Salué par le regard attentif et confiant de tous, Nestor commença à parler avec une émouvante sincérité :
- Mes frères, je sens que ma pauvreté spirituelle ne peut remplacer le cœur de Polycarpe sur cette tribune, mais le feu sacré de la foi doit se maintenir dans les Ames !
En assumant la responsabilité de vous parler ce soir, Je me souviens de mon enfance lorsque je vis Jean, l'apôtre du Seigneur, qui pendant de longues années a illuminé l'église d'Éphêse !
Le grand évangéliste, dans l'extase de sa foi, nous parlait du ciel et de ses visions réconfortantes... Son cœur
était en contact permanent avec celui du Maître dont il recevait l'inspiration divine en tant que dernier disciple sur terre, sanctifiant ses leçons et ses paroles du souffle sublimé des vérités célestes !...
J'invoque ces souvenirs lointains pour rappeler que le Seigneur est la miséricorde infinie. Dans ma pauvreté matérielle et morale, je n'ai vécu que par sa bonté inépuisable et je veux invoquer son assistance charitable pour mon cœur, en cet instant.
Depuis ma plus tendre enfance, j'ai les yeux tournés vers les sublimes enseignements de son amour et il me semble aussi l'avoir vu dans son apostolat de lumière pour notre rédemption sur la face obscure de la terre. Parfois poussé par un mécanisme d'émotions merveilleuses, j'ai la douce impression de le voir encore près de Tibériade, à enseigner la vérité et l'amour, l'humilité et le salut !... Je me figure souvent que ces eaux claires et sacrées chantent dans mon cœur un hymne d'éternel espoir et malgré le voile épais de ma cécité, je sens qu'il se trouve dans Nazaré ou dans Capharnaûm, dans Césarée ou dans Betsaida, rassemblant les moutons égarés de sa bergerie.
Oui, mes frères, le Maître ne nous a jamais abandonné dans son apostolat divin. Son regard percutant va chercher les pécheurs dans les repaires les plus secrets de l'iniquité, et c'est par sa tendresse infinie que nous réussissons à avancer indemnes dans les gorges du crime et du malheur !...
Pendant longtemps, Nestor a parlé des souvenirs les plus chers à son cœur.
Son enfance en Grèce, les bienveillantes descriptions de Jean l'Évangéliste à ses chers disciples ; les prêches et les exemples du Seigneur, ses visions sur les plans célestes, les réminiscences du Prêtre Johanes à qui l'inoubliable apôtre avait confié les textes manuscrits de son évangile, tout était exposé là devant cette assemblée par l'affranchi, dans les nuances les plus vives et les plus impressionnantes.
L'auditoire écoutait sa parole, ému, comme si les Esprits, transportés dans le passé par les ailes de l'imagination, contemplaient tous ces événements rapportés à travers son récit.
Même Tullia Cevina qui ne connaissait le christianisme que superficiellement, se montrait profondément sensible. Quant à Célia, elle l'accueillait joyeusement, admirant son courage et sa foi face à sa prometteuse position matérielle auprès de son père, et se disait en même temps qu'il n'avait jamais révélé ses croyances, pas même lors des leçons qu'il lui avait données, démontrant ainsi le respect que les autres croyances méritaient.
Après avoir évoqué ses souvenirs d'Éphèse sous ses aspects les plus éminents, il voulut commenter la lecture de la soirée :
- En ce qui concerne la leçon évangélique de cette nuit, rappelons-nous que Jésus ne pouvait condamner les liens humains et sacrosaints de la famille. Ses paroles prononcées pour l'éternité, appréhendent et appréhenderont toutes les situations et tous les siècles à venir afin de démontrer que la fraternité est sa cible et que nous tous, hommes et groupes, collectivités et peuples, sommes les membres d'une communauté universelle, une fraternité que nous intégreront tous un jour comme des frères bien-aimés et pour toujours.
Ses enseignements se rapportent à ceux qui, accomplissant la volonté souveraine et juste du Père qui est aux cieux, marchent à l'avant-garde des chemins humains, comme l'exige son règne d'amour, plein de beautés impérissables !
Ceux qui savent respecter en ce monde les desseins de Dieu avec humilité et tolérance, avec résignation et avec amour, arriveront plus rapidement auprès de celui qui nous a révélé, il y a cent ans, le Chemin, la Vérité et la Vie ! Ces esprits aimants et justes, qui s'illuminent intérieurement par la compréhension et par l'application de ses enseignements dans leur vie, seront plus près de son cœur miséricordieux dont les pulsations sacrées résonnent en l'être par la magnanimité infinie ressentie dans l'âme à chaque étape de la vie !... De telles créatures sont dès maintenant ses frères les plus proches par l'illumination évangélique dans l'accomplissement des lois de l'amour et du pardon.
À la lumière prodigieuse de cette vérité, nous sommes obligés de dilater le concept de la famille au plan universaliste, niant notre égoïsme criminel qui parfois prend d'assaut notre cœur créant les germes de la discorde et de la souffrance en son foyer même.
Si l'homme est la cellule divine de la collectivité, le foyer est le noyau sacré de toute la construction de la civilisation. Un homme détaché du bien et un foyer empoisonné par des déviations sentimentales provoque de singuliers déséquilibres qui tourmentent les peuples !...
Jésus connaissait tous nos besoins et pensait à notre situation, non seulement en fonction du temps qui passe, mais aussi face aux siècles à venir.
Je crois que l'Évangile ne pourra être intégralement compris en ces temps amers de débauche et de décadence ; néanmoins alors que les forces les plus puissantes du monde se concentrent sur cet Empire plein d'orgueil et d'impiété, d'autres énergies profondes travaillent son organisme tourmenté préparant l'avènement des civilisations à venir.
Jusqu'à présent, les aigles romains dominent toutes les régions et toutes les mers ; mais le jour viendra où ces symboles d'ambition et de tyrannie tomberont de leur piédestal en une tempête de cendres et d'ombres !... D'autres peuples seront amenés à diriger la marche du monde.
Mais, tant que l'esprit agressif de la guerre restera parmi les hommes, comme un monstre de ruine et de sang, c'est le signe que les créatures ne se sont pas réalisées intérieurement pour être les frères du Maître, purs et pacifiques.
La terre vivra ses phases évolutives de douleur et d'expériences pénibles jusqu'à ce que la compréhension parfaite du Messie fleurisse dans le monde entier pour les âmes.
Jusqu'à présent, le christianisme a grandi des larmes et du sang de ses martyrs ; mais les Esprits du Seigneur dont j'ai entendu les voix dans ma jeunesse lors des réunions sacrées dans l'église d'Éphèse, assuraient aux disciples de Jean qu'il ne faudrait pas longtemps avant que le prosélytisme du Christ soit appelé à collaborer dans les sphères politiques du monde pour dissiper les ténèbres et la confusion des pièges de l'imposture.
En ces temps, mes frères, peut-être que la doctrine du Maître souffrira l'insulte de ceux qui naviguent sur le vaste océan des pouvoirs terrestres pleins de vanité et de despotisme. Il est possible que des esprits turbulents et endurcis essayent d'annihiler les valeurs de notre foi, la détournant sous l'apparence du polythéisme, mais gare à ceux qui commettront une telle atteinte face aux vérités qui nous guident et nous consolent !...
Dans les efforts de notre foi, n'oublions jamais l'exhortation du Seigneur aux femmes de Jérusalem qui se lamentaient à le voir humilié sur la poutre infamante : - « Filles de Jérusalem, ne pleurez pas sur moi ! Pleurez plutôt sur vous-mêmes et sur vos enfants ! Car voici venir des jours où l'on dira : - Heureuses les femmes stériles, les entrailles qui n'ont pas enfanté, et les seins qui n'ont pas nourri ! Alors on se mettra à dire aux montagnes : Tombez sur nous ! Et aux collines : Couvrez-nous - ! Car si l'on traite ainsi le bois vert, qu'adviendra-t- il du sec ? »
Gare à ceux qui ont abusé au nom de Celui qui nous assiste au ciel et connaît nos pensées les plus secrètes car plus tard, comme il l'a promis, la lumière du Très-Haut se fera sur la chair et la voix des cieux sera entendue sur terre à travers les doux enseignements et les prophéties les plus élevées ! Si les hommes manquent à leurs objectifs, les armées d'anges devront venir jusqu'à nous certifiant toute sa miséricorde...
Car, mes frères, le royaume de Jésus doit être édifié dans les cœurs, dans les âmes, il ne pourra jamais s'accorder en ce monde avec toutes les expressions politiques relevant de l'égoïsme humain ou des doctrines de violence qui structurent les états de la terre !
Le règne du Seigneur souffrira pendant longtemps encore « l'abomination du lieu saint» par la fausse interprétation des hommes, mais viendra le temps où l'humanité, aujourd'hui décadente et corrompue, trouvera la voie d'une Jérusalem glorieuse et libérée !...
Gardons à l'esprit la conviction que le royaume de Jésus n'est pas dans les temples ou dans les manuscrits que le temps se chargera d'annihiler sur son passage Incessant. Mais que les fondations divines doivent être construites en l'homme, de sorte que chaque âme puisse construire ce royaume en elle-même au prix de ses efforts et de ses larmes en route vers les demeures glorieuses de l'Infini où nous attendront après le voyage les bénédictions de l'Agneau de Dieu qui fut immolé sur la croix pour nous racheter du malheur et du péché !...
Après une prière, Nestor termina son témoignage sous le regard bienveillant et ému de tous ceux qui avaient accompagné ses paroles spontanées à travers ses considérations d'ordre évangélique.
Certains pleuraient, troublés, partageant les impressions de l'orateur.
Au début du christianisme lors de ces assemblées, alors que le messianisme doctrinaire était plein d'enseignements purs et simples, l'exposant de la Bonne Nouvelle se devait d'élucider les points évangéliques répondant aux questions de ceux qui avaient des doutes dans la vie pratique.
C'est ainsi qu'après l'élocution, de nombreux confrères se sont approchés de Nestor, sollicitant son humble avis fraternel.
Mon ami - demanda l'un des connaisseurs présents -, comment expliquer la différence, bien que sensible, qui existe entre les évangiles de Matthieu et ceux de Jean, ou entre les narrations de Luc et les épîtres de Paul ? N'ont-ils pas tous été apôtres de l'enseignement chrétien et inspiré par le Saint-Esprit ?