Oui - répondit l'interpellé -, mais nous devons reconnaître qu'à chaque travailleur Jésus a donné une tâche. Si Luc et Matthieu nous ont montré le berger d'Israël rassemblant les moutons égarés de la bergerie de la vérité et de la vie, Paul et Jean nous ont révélé le Christ divin, Fils du Dieu vivant, dans sa sublime mission universaliste à rédimer le monde.
Nestor - demanda un autre peu soucieux de trouver la paix intérieure par la méditation et par l'étude -, qu'adviendra-t-il de moi qui suis victime des intrigues et des calomnies de mes voisins ?... Je veux apprendre et progresser dans la foi, mais la provocation de la médisance ne me le permet pas.
Et comment pourras-tu aller vers Jésus tout en étant prisonnier de l'opinion du monde ?! - demanda plein d'attention l'affranchi d'Helvidius. - La science du bien-être n'est pas seulement dans l'art de ne pas déranger avec nos pensées et nos actes tout un chacun, mais aussi à faire en sorte que les autres ne s'intéressent pas constamment à notre vie personnelle.
Maître - s'exclama alors une femme au visage âgé et triste, s'adressant à l'ancien esclave -, mes souffrances me submergent !... Priez pour moi pour que Jésus réponde à mes suppliques!...
Ma sœur - lui répondit Nestor légèrement véhément -, as-tu oublié que Jésus nous a recommandé de ne jamais nous appeler « maîtres » entre nous ? Je ne suis que l'humble serf de ses serviteurs, indigne d'agiter la poussière des sandales de l'unique et divin Maître. Ne vous laissez pas aller aux tristesses et aux lamentations, parce qu'en ce qui concerne la foi, il n'y a que vous pour donner à Jésus le témoignage de votre amour et de votre confiance. De plus, il convient de rappeler que la terre n'est pas le paradis, nous devons rester attentifs à la recommandation du Messie qui dit que pour atteindre le bonheur céleste, il faut prendre notre croix avec humilité et le suivre.
À cet instant, son regard perça la foule des croyants autour de lui et il reconnut Célia et Tullia qui approchaient courtoisement. Surpris, le libéré les saluées alors que la jeune fille lui adressait des paroles pleines de joie et de sympathie.
Nestor - s'exclama Célia radieuse - pourquoi ne m'as-tu jamais parlé de tes convictions, de ta foi ?
Mon enfant, malgré ma ferveur chrétienne, je ne pouvais mépriser les principes de la famille qui m'a accordé la liberté.
Ils étaient heureux et joyeux de se retrouver dans la même foi, éprouvant la satisfaction d'une mutuelle communion, quand une surprise encore plus grande vint les bouleverser.
À l'aube à peine naissante alors que la majorité des compagnons se mettait en route sur le chemin du retour en ville, ils virent surgir des différents groupes un jeune homme fort et d'allure sympathique, qui se dirigeait vers la tribune avec dans les yeux un regard fulgurant plein d'anxiété et de joie. Les bras grands ouverts, il s'est approché de Nestor et de Célia, quand l'affranchi et la jeune patricienne en même temps s'exclamèrent d'une seule voix, pris d'émotion et d'une profonde joie :
-Cirus !... Cirus !...
Mon père ! Célia !
Et le jeune homme les a presque réunis dans une même étreinte d'amour et de bonheur.
Tullia Cevina regardait cette scène émouvante, stupéfaite. Alba Lucinie lui avait déjà parlé du drame intime de sa fille et la femme de Maximin avait du mal à admettre les circonstances qui avaient conduit la jeune fille à cette rencontre aux conséquences imprévisibles.
L'absence de Polycarpe qui l'empêchait de demander une prière pour le bonheur domestique de son amie conformément à sa foi ; le fait d'avoir été aperçue avec Nestor quand elle aurait préféré garder le secret de sa présence en ces lieux et la rencontre inattendue de Cirus, tous ces événements la contrariaient beaucoup. Mais Célia, rayonnante, ne pouvant traduire sa joie à l'idée que Nestor était le père de son fiancé spirituel, lui a présenté le jeune homme que la patricienne fut obligée de saluer poliment, en vertu des circonstances.
Les yeux remplis de larmes, l'ex-captif étreignait son fils et envoyait à Jésus sa plus profonde reconnaissance, manifestant sa réelle surprise en apprenant que son fils aussi avait été affranchi par HeMdius Lucius augmentant ainsi sa gratitude pour ses libérateurs.
Et pendant que tout le monde se retirait, le groupe parlait avec un intérêt grandissant.
Répondant à une question de Célia, le jeune homme expliqua qu'au port de Césarée, il avait été livré au commandant Vettius Quint qui était un ami personnel d'Helvidius et qui avait insisté pour lui laisser sa liberté, le conduisant sur les côtes de Campanie, avec beaucoup de gentillesse. De là, un bateau l'avait transporté jusqu'à Ostie parmi le personnel de l'équipage et il décida de rester à Rome, dans l'espoir d'obtenir des nouvelles de son père ou de celle qui remplissait son cœur de souvenirs affectueux et éternels.
Célia souriait, contente, se sentant, dans ce cimetière solitaire et triste, la plus heureuse des créatures.
Mais le clair de lune avait déjà disparu. À peine quelques étoiles sous la voûte obscure du firmament brillaient de scintillements plus intenses, préludant la clarté de l'aube.
Tullia Cevina s'est alors souvenue qu'il valait mieux qu'elles repartent le plus vite possible.
Nestor ressentait un immense désir d'entendre son fils lui raconter les événements encourus dans le passé et d'en découvrir les moindres détails depuis leur séparation si pénible et si longue, mais remarquant son intimité avec la jeune patricienne, il s'abstint de tous commentaires, restant calmement à attendre, car il devinait la romance amoureuse de ces deux créatures à peine sorties de l'adolescence. L'ex-esclave gardait une attitude réservée et, pendant que Tullia Cevina se montrait inquiète, les deux jeunes gens parlaient en chemin de leurs souvenirs ou de leurs espoirs en Jésus, à la douce clarté des étoiles qui palissait dans le firmament.
Se mêlant aux autres sur le chemin du retour, ils marchaient maintenant avec les paysans insouciants et joyeux qui se dirigeaient vers la ville aux premières heures de l'aube, emportant les produits de leur champ qu'ils allaient vendre à la foire. Cependant, dans le groupe de nos personnages, personne ne remarqua que deux ombres les suivaient de près avec beaucoup d'attention, bien que méconnaissables en raison des capuches qui couvraient leur visage.
Nestor et Cirus accompagnèrent les deux patriciennes à proximité de la résidence d'Helvidius Lucius où Tullia Cevina est allée se reposer en fonction des circonstances et conformément au plan préétabli, alors que le père et son fils repartaient par le même chemin, jusqu'à ce qu'ils rejoignent aux alentours de la porte Salarienne l'appartement de Nestor où ils se sont reposés.
C'est alors que Nestor, n'ayant pas sommeil, vu les émotions vécues pendant la nuit, a écouté le récit de son fils jusqu'au lever du soleil, prenant conscience qu'une nouvelle phase de sacrifices lui serait imposée par les circonstances qui étaient en jeu.
Le soleil répandait déjà ses rayons d'or de toute part quand le libéré d'Helvidius, quelque peu fatigué, malgré la joie qu'il ressentait à revoir son cher fils, lui dit en l'étreignant avec tendresse :
- Mon fils, je remercie le Seigneur pour la joie de te retrouver libre, saint et sauf, la pensée illuminée par nos profonds espoirs en Jésus-Christ, mais je crains pour toi, désormais, comme un père tendre et aimant.
Je crois que, malgré la foi que tu me témoignes, tu n'as pas su dominer ce cœur jeune et idéaliste au moment opportun, mais puisque tu comprends la vie telle que tu l'entends maintenant, tu es apte à reconnaître l'inutilité de toute fantaisie concernant les bonheurs transitoires en ce monde !...
D'autre part, je loue ta conduite honnête et je me réjouis de tes efforts dans la sanctification de ton affection.
Je suis d'avis que maintenant nous serons appelés aux plus pénibles témoignages de courage moral puisque la famille de Célia ne pourrait jamais tolérer quelque prétention venant de toi...
Mais, repose-toi mon fils ! Tu as besoin d'énergie et de repos ! Quant à moi, je ne pourrai dormir maintenant... J'en profiterai pour aller au Vélabre où je suivrai tes informations afin de rapporter les objets qui t'appartiennent et, en même temps, j'informerai le censeur Fabien Corneille que je ne pourrai travailler aujourd'hui.
Et soulignant ses paroles avec un sourire de satisfaction, il conclut :
Désormais, nous serons toujours ensemble pour effectuer la même tâche et nous resterons ici tant que Jésus nous le permettra.
En guise de réponse, Cirus baisa ses mains avec émotion.
Avant de se diriger vers le Vélabre qui était l'un des quartiers les plus pauvres et les plus populaires de Rome, l'affranchi est allé à la préfecture des prétoriens, pour parler au licteur Domitien Fulvius, une personne de confiance parmi ses chefs, pour lui demander d'informer le censeur de son empêchement ce jour-là et s'occupa le plus rapidement possible de transporter les affaires de son fils chez lui.
Il sentait son cœur inquiet et affligé en raison des événements, néanmoins, il se reposait sur sa foi avant tout, suppliant Jésus de lui accorder la juste inspiration pour résoudre tous les problèmes.
Quant à Tullia Cevina, un peu déçue, elle informa son amie dans la matinée des singuliers faits qui s'étaient produits. Alba Lucinie l'écouta, assez surprise, sentant son cœur s'emplir de sombres présomptions. Elle fit appeler sa fille dans son cabinet de repos, mais remarquant sa sérénité et recevant sa promesse de bien respecter les recommandations de son père, elle chercha à se calmer afin de minimiser ses propres peines.
En arrivant dans son cabinet de bon matin, Fabien Corneille reçut la visite de Pausanias qui, à Rome, encadrait le personnel des serviteurs de la maison de son gendre et qui avait demandé à lui parler avec insistance, après s'être introduit avec respect :
Illustre Censeur, obéissant aux desseins sacrés des dieux, je viens ici vous informer que des événements graves se sont produits cette nuit.
Mais, comment cela de graves événements ? - a demandé le beau-père d'Helvidius, visiblement impressionné.
Pausanias lui a alors raconté tout ce qui s'était passé. Vu son zèle assidu pour tout ce qui touchait au nom et à la position de son maître et tout en saturant ses affirmations d'expressions flatteuses ou exagérées pour mieux marquer son autorité et son prestige, il assura avoir suivi les deux dames.
Mais alors Nestor est chrétien ? - a interrogé le censeur, admiratif. - J'ai du mal à le
croire.
Seigneur, par la grâce de Jupiter, je vous affirme la vérité ! a répondu Pausanias prenant une attitude humble face au plus puissant.
Helvidius a agi avec précipitation - dit l'orgueilleux patricien comme s'il se parlait à lui-même - en accordant à un tel homme de si grandes responsabilités dans le cadre de nos activités ; néanmoins, je prendrai dès aujourd'hui toutes les dispositions que le cas exige et je te remercie de tes bons services.
Pausanias se retira, alors que Fabien Corneille qui n'ignorait pas non plus la romance de Cirus et de sa petite-fille, se prit de colère pour les deux ex-esclaves qui venaient perturber sa paix domestique.
Considérant l'absence de son gendre qui était toujours à Tibur, il prit toutes les mesures qu'il jugea indispensables, sans vaciller dans l'accomplissement de ses décisions sur le sujet.
Dans les premières heures de l'après-midi, obéissant aux ordres émanant de la justice impériale, un détachement de prétoriens arrivait à l'habitation collective où étaient logés le père et son fils.
Lorsqu'ils furent appelés, les deux affranchis ont compris la gravité de la situation en déduisant que quelqu'un les avait dénoncés et trahis. Ils se sont étreints dans une prière mutuelle comme s'ils désiraient renouveler leurs vœux de confiance et de foi en la providence divine, se promettant l'un à l'autre le maximum de courage et de résignation face aux luttes angoissantes qu'ils pouvaient entrevoir.
En présence des soldats, Nestor a demandé avec sérénité au licteur qui les commandait:
Que me veux-tu, Pomponius ?
Nestor - rétorqua le chef du détachement qui le connaissait personnellement et qui était son ami -, je viens de la part du censeur Fabien Corneille qui a fait ordonner que l'on t'emprisonne, ainsi que ton fils, nous recommandant le plus grand soin pour que vous ne vous enfuyiez pas.
Puis déroulant un parchemin, il leur a montré l'ordre écrit de sa main, ce à quoi l'affranchi a déclaré :
Aurais-tu supposé par hasard que nous te résisterions ? Garde cet ordre et ne t'inquiète pas de ton épée, car la meilleure arme qui soit, n'est pas celle de celui qui commande, mais de celui qui obéit.
Une fois cela dit, les prisonniers se sont postés devant les soldats et partirent en direction de la préfecture où le censeur voulut à tout prix interroger en privé celui qui l'avait assisté dans sa charge.
Séparé de Cirus qui fut placé dans une antichambre sous la surveillance de prétoriens, Nestor fut conduit dans une grande pièce où quelques minutes plus tard, arrivait le vieux Romain, exprimant un regard de colère offensé dans sa dignité.
Nestor - s'exclama-t-il rudement -, j'ai été informé des graves événements encourus cette nuit. Je ne peux comprendre la situation sans t'entendre de vive voix et ne pas utiliser négativement les dénonciations qui m'ont été rapportées.
Interrogez-moi Seigneur - lui dit l'ex-captif avec une respectueuse tranquillité dans la voix -, et je vous répondrai avec la plus grande sincérité.
Tu es chrétien ? - demanda le censeur avec un profond intérêt.
Oui, par la grâce de Dieu.
Quelle absurdité ! - a répondu Fabien Corneille scandalisé. - Et pourquoi nous as-tu trompés de cette manière ? Tu considères qu'il est raisonnable de se moquer de la considération que nous t'avons dispensée ? C'est ainsi que tu rends l'estime et la confiance que nous t'avons témoignées ?
Seigneur - réagit l'ex-captif peiné -, j'ai toujours eu une attitude de grand respect face aux positions et aux croyances d'autrui ; quant au fait de vous avoir trompé, je demande la permission que vous expliquiez davantage vos affirmations, puisque personne, jusqu'à ce jour et dans cette maison, n'a exigé de déclaration concernant mes convictions religieuses.
Fabien Corneille perçut la sérénité intérieure qui animait l'homme qu'il avait devant lui et se dit qu'il était inutile de faire appel à telle ou telle circonstance pour qu'il renie ses convictions afin de trouver une solution à la situation délicate qui surgissait entre eux, il le regarda alors de haut en bas fièrement et scanda avec énergie :
Je considère que tes affirmations sont des affronts à mon autorité, d'autant que je perçois par la même occasion toute ton ingratitude pour ceux qui t'ont tendu leur main bienfaitrice et amicale.
Mais Seigneur, serait-ce une insulte, par hasard, que de dire la vérité ? a demandé Nestor désireux de se faire comprendre.
Et sais-tu la punition qui t'attend ? - a répondu le vieux censeur avec mauvaise humeur.
Je ne peux craindre les punitions du corps en ayant la conscience tranquille et éclairée.
C'en est trop ! Tes propos seront toujours ceux d'un esclave intraitable et odieux !...
Cela suffit ! J'informerai Helvidius de ton détestable comportement.
Il appela Pomponius Gratus pour entendre ses déclarations et tandis que Nestor était obligé de déclarer sa condition d'adepte et de propagandiste du christianisme, réaffirmant être le père de Cirus et fournissant d'autres informations, de sorte à satisfaire les autorités en exposant ses antécédents, le fier patricien s'est retiré de la pièce foulant le sol lourdement.
Nestor - s'exclama Pomponius Gratus, prenant des airs d'importance en sa capacité d'enquêteur dans le cas présent -, tu n'ignores pas que tes affirmations forgeront les bases d'un procès dont le résultat sera ta propre condamnation. Tu sais que l'Empereur est juste et magnanime pour tous ceux qui se repentissent à temps d'une attitude déraisonnée et malheureuse comme la tienne. Pourquoi ne renonces-tu pas, maintenant, à de telles sorcelleries ?
Nier ma foi chrétienne serait trahir ma propre conscience - répliqua l'affranchi calmement.
D'ailleurs, je n'ai rien fait qui puisse m'induire au repentir.
Mais tu n'étais pas un esclave ? Si tu viens d'une condition pénible et misérable, pourquoi ne pas transiger avec tes idées personnelles en signe de gratitude envers ceux qui t'ont donné l'indépendance ?
En captivité, je n'ai jamais cessé de cultiver la vérité comme étant la meilleure manière d'honorer mes maîtres ; mais même ainsi, j'ai toujours eu un autre joug, doux et léger qui est celui de Jésus. Et maintenant, je crois que le Divin Seigneur me convoque au témoignage de la foi!...
Tu creuses l'abîme de tes maux avec tes propres mains - lui dit le licteur avec indifférence.
Et avec beaucoup d'intérêt, appuyant ses paroles, il ajouta :
Maintenant, il est nécessaire que tu nous dises où se réunissent ces assemblées pour que les autorités poursuivent leur campagne et purgent la ville des éléments les plus dangereux.
Pomponius Gratus - répliqua Nestor hautement -, je ne peux répondre à cela car le véritable adepte de Jésus ne connaît pas la délation, ni ne fuit les responsabilités de sa foi en accusant ses frères.
Le licteur s'est alors irrité, répondant âprement :
Et tu ne crains pas les punitions qui te forceront à le faire en temps opportun ?
Aucunement. Appelés au témoignage de Jésus-Christ, nous ne pouvons craindre les usages mondains.
Pomponius esquissa alors un geste expressif comme s'il venait de se rappeler d'une nouvelle possibilité, et lui fit remarquer :
D'ailleurs, nous avons d'autres sources pour trouver ces stupides conspirateurs.
Nous entendrons, aujourd'hui encore et ici-même, ceux qui nous ont transmis les informations à ton sujet.
- Oui - a répliqué le libéré sans s'altérer -, ceux-là pourront mieux éclairer la justice de l'Empire.
Puis, un groupe de soldats armés est sorti de la préfecture escortant les deux accusés jusqu'à la prison Mamertine où ils ont été jetés dans l'un des cachots les plus humides.
Mais les nouvelles informations transmises par Pausanias ne suffirent pas au licteur Pomponius Gratus qui, avec l'autorisation du censeur Fabien Corneille, l'avait convoqué pour avancer dans ses recherches.
Ce même jour une ombre pénétrait dans la résidence de Lolius Urbicus, à la tombée de la nuit, pour faire une dénonciation identique.
C'était Hatéria, qui, indépendamment de Pausanias, était aussi allée aux catacombes, accomplissant ses odieuses activités, mettant en jeu son habileté et son astuce pour tenir
Claudia Sabine informée de tout ce qui se passait.
C'est ainsi qu'avant de retourner à Tibur, après une semaine de repos chez elle, l'ex- plébéienne a averti Bibulus Quint des rassemblements de chrétiens au-delà de la porte Nomentane, lui dépeignant les séditieux tableaux, de sorte à exacerber la crainte des conspirations qui caractérisait les administrateurs politiques de l'époque.
De nombreux détachements de prétoriens ont comparu au cimetière abandonné lors de la prochaine réunion.
Des centaines d'emprisonnements ont été effectués.
Les sombres geôles du Capitule et les prisons de l'Esquilin étaient pleines et le plus grave était que, parmi les prisonniers, figuraient des personnes de toutes les classes sociales.
Irrité, l'Empereur fit ordonner que l'on instaure des procès individuels afin de mesurer toutes les responsabilités respectives, désignant plusieurs dignitaires de la cour pour les besoins de l'enquête.
Aelius Hadrien n'a jamais procédé comme Néron qui ordonnait l'extermination systématique des chrétiens sans cogiter de la faute de chaque individu en conformité avec les dispositifs légaux, comme l'évolution juridique de l'État romain ; mais lui non plus n'a jamais pardonné les adeptes du Christ qui avaient le courage moral de ne pas trahir leur foi, face à son autorité ou à celle de ses préposés.
L'enquête a commencé terrible et funeste.
Des familles désespérées de douleur étaient jetées en prison implorant la miséricorde de leurs bourreaux.
Tous ceux qui abjuraient de leur croyance en Jésus devant l'image de Jupiter capitolin, lui jurant une éternelle fidélité, pouvaient retourner librement à leur foyer, retrouvant leur liberté et leur droit à la vie ; ceux qui ne se prosternaient pas devant l'idole romaine, se maintenant inébranlable dans leur foi chrétienne, pouvaient compter sur la torture, voire la mort.
Sur plus de trois cent créatures, seulement trente cinq réaffirmèrent leur foi en Jésus- Christ avec sincérité et une ferveur irréductible.
Pour ceux-là, les portes de la prison se sont refermées sans miséricorde et sans espoir. Parmi les condamnés, se trouvaient Nestor et son fils qui, fidèles à Jésus, se reposaient sur leurs idées miséricordieuses, convaincus que tout sacrifice pour leur cause, était une porte ouverte à la lumière et à la liberté.
UNE VISITE EN PRISON
La nouvelle concernant ces événements arriva bientôt à la résidence d'Helvidius Lucius, occasionnant les plus tristes inquiétudes et les plus angoissantes perspectives.
Malgré la foi qui fortifiait son cœur, la jeune Célia s'est sentie prise d'une profonde désolation et sa seule consolation était d'entendre son grand-père paternel, qui, à cette époque, lisait déjà avec intérêt les Évangiles et les Épîtres de Paul, abritant en son for intérieur la même foi qui illuminait déjà tant de héros et de martyrs.
Tous deux passaient des heures à échanger de tendres confidences assis à la terrasse de son palais sur la colline de l'Aventin, à observer le long cours d'eau clair du Tibre ou absorbés à contempler le ciel. Faisant appel à son expérience, le vénérable Cneius Lucius consolait sa petite-fille abattue. Ils citaient maintenant les mêmes textes évangéliques, manifestaient de concert des impressions analogues.
Quant à Alba Lucinie, après avoir entendu les réprobations les plus énergiques de la part de son vieux père concernant les dénonciations de Pausanias, elle se sentait grandement réconfortée depuis qu'elle avait la certitude que son mari reviendrait prochainement et définitivement au foyer, obéissant à des ordres inopinés du gouvernement impérial.
La pauvre femme attribuait cette joie aux prières de Tullia et de sa fille, remerciant le nouveau dieu au plus profond de son âme puisque le retour d'Helvidius était un baume pour son cœur tourmenté.
Et de fait, quelques jours plus tard, le tribun regagnait ses pénates avec un soupir de satisfaction et de soulagement, après avoir accompli toutes les obligations qui le retenaient sur le site de prédilection de César.
Informé des événements concernant Nestor et de son attitude, le patricien fut péniblement surpris, désireux qu'il était de tirer l'ex-captif de la situation délicate où il se trouvait ; mais dès qu'il sut que c'était aussi le père de Cirus qui avait ressurgi à Rome aggravant ses préoccupations morales, Helvidius Lucius fit un geste d'étonnement et d'incrédulité. Cependant, il écouta jusqu'au bout le récit de son beau-père, profondément contrarié par la conduite de sa femme qui avait permis que sa fille comparaisse à une réunion condamnable, à son avis.
Alba Lucinie, à son tour, sut respecter tous les reproches avec l'humilité nécessaire à l'harmonie domestique et, loin de le tourmenter davantage avec des lamentations, elle fit taire ses propres peines lui cachant l'attitude odieuse de Lolius Urbicus, ainsi que ses craintes concernant Claudia Sabine face aux confidences de Tullia qui avaient vivement blessé son cœur. La noble femme, dotée de capacités élevées de dévouement pour son foyer et de réflexion devant les problèmes de la vie en général, opéra de vrais miracles d'affection et de dévouement pour que son cher mari retrouve toute sa tranquillité.
Le lendemain à son retour, HeMdius Lucius prit toutes les mesures requises pour voir Nestor à la prison Mamertine.
L'apparition de Cirus dans la capitale de l'Empire était pour lui un fait invraisemblable. Il ne pouvait croire que l'affranchi qui avait toute sa confiance et dont le comportement avait su conquérir son affection, pouvait être le père d'un homme que son cœur détestait. Il voulait, ainsi, se certifier de la véracité des événements par lui-même. De plus, si les faits s'avéraient faux, il engagerait tout son prestige personnel auprès de l'Empereur, afin d'éviter le martyre et la mort du prisonnier.
La réalité, néanmoins, viendrait contrarier ce projet sans le moindre appel.
Une fois arrivé à la prison, il réussit à obtenir de Sixtus Plocius, l'officier qui veillait sur l'établissement, une autorisation inconditionnelle de sorte à s'entretenir avec le prisonnier comme il l'entendait.
Peu après, il arpentait les couloirs et descendait des escaliers souterrains, longeant des cellules immondes où la lumière de toute évidence perçait à peine et manquait terriblement, mais il ne tarda pas à trouver Nestor en compagnie de son fils. Tous deux étaient maigres, défigurés, au point que le patricien, fusse en raison de l'abattement physique du jeune homme ou de l'obscurité dans laquelle ils étaient, d'emblée n'a pas reconnu Cirus et en ces termes qui l'ont profondément ému, il s'est adressé au libéré :
Nestor, je connais les raisons pour lesquelles on t'a amené en prison et je n'ai pas hésité à venir jusqu'ici t'entendre personnellement, telle fut la surprise que le récit des faits exposés m'a causée !
Ces paroles furent prononcées sur un ton de sensibilité et de sympathie blessée que l'ex-esclave reçut comme une douce consolation à son cœur.
Maître - a-t-il répondu respectueusement - du plus profond de mon âme, je vous remercie de votre généreuse impulsion... Dans ces cachots gisent aussi des fous et des lépreux, et pourtant, vous n'avez pas hésité à apporter à votre misérable esclave votre parole d'exhortation et de réconfort !...
Nestor - a continué Helvidius avec un généreux respect -, mon beau-père m'a rapporté certains faits à ton sujet que j'ai du mal à croire, malgré son honorabilité d'homme public et son intérêt paternel envers moi.
A cet instant, père et fils regardaient inquiets celui dont dépendait peut-être leur liberté, alors que Cirus reculait dans un coin de la cellule, craignant l'attitude d'anxiété soupçonneuse avec laquelle Helvidius Lucius l'observait.
Le tribun a continué :
Je n'ai pu accepter dans son intégralité ce qui m'a été dit et je suis venu m'en assurer par moi-même à travers tes propres propos.
Et accentuant ces mots, il lui a soudainement demandé :
Es-tu donc chrétien ?
Oui, Maître - a murmuré l'interpellé, comme s'il répondait contraint face à la si grande générosité qui lui était témoignée. - J'ai promis à Jésus, au plus profond de ma conscience, que je ne renierai ma foi à aucun moment.
Le tribun a frotté son visage d'un geste qui lui était caractéristique et contrarié il ajouta sur un ton affligé :
Je n'aurais jamais imaginé que j'avais placé un chrétien au sein de mon foyer et je suis venu jusqu'ici sincèrement désireux de plaider pour ta liberté.
Je vous remercie, Maître, de tout cœur et jamais je n'oublierai votre intervention -
ajouta
Nestor avec une douloureuse sérénité.
M'intéressant à ton sort - a continué Helvidius gêné -, je suis allé voir le sénateur Quirinus Brutus, chargé par l'autorité impériale de l'instruction de la procédure concernant les agitateurs chrétiens, et j'ai appris, hier encore, que treize des impliqués ont reçu le jugement de bannissement perpétuel et vingt deux seront condamnés à mort sous la torture.
Malgré leur ferveur religieuse, les deux prisonniers sont devenus livides.
Helvidius Lucius, quant à lui, restait imperturbable.
Parmi ces derniers, j'ai vu ton nom et celui d'un jeune homme qu'ils m'ont dit être ton fils. Que me dis-tu de cela ? Ne désirerais-tu pas, par hasard, abjurer une foi qui ne t'apportera que la mort infamante par les supplices les plus atroces ? Et celui qui t'accompagne, serait-il effectivement ton fils ? Dis quelque chose qui clarifierait la situation ou me fournisse des éléments pour une juste défense...
Maître - se défendit l'affranchi invoquant toutes ses énergies pour ne pas faiblir dans son témoignage -, ma gratitude pour votre généreux intérêt sera éternelle ! Vos paroles émeuvent toutes les fibres de mon cœur !... À vous entendre, je sens que je devrais suivre vos pas avec humilité et soumission par tous les chemins ; mais c'est aussi par amour pour ma foi que je ne peux céder à ma tentation de liberté !... Jésus exerce en moi un joug doux et divin... Bien que vous aimant, Maître, je ne peux trahir Jésus face aux circonstances actuelles de ma vie... Si le Maître de Nazaré s'est laissé immoler sur la croix, pur et innocent qu'il était, pour la rédemption de tous les pécheurs de ce monde, pourquoi serais-je épargné du sacrifice quand je me sens rempli de la boue du péché ? Jamais je ne pourrai, en toute conscience, abjurer une foi qui a été la lumière de mon âme pendant toute ma vie !... La mort ne m'intimide pas car au-delà du martyre et de la tombe, une aube immortelle resplendit pour notre esprit !
Helvidius Lucius écoutait surpris cette démonstration d'espoir en une vie spirituelle que sa mentalité était loin de comprendre, alors que Nestor continuait à parler, posant alors sur le jeune homme qui l'accompagnait, ses yeux humides et tendres :
Néanmoins, Maître, je suis père et, en tant que père, je suis encore très humain ! Ne vous intéressez pas à moi, raté et malade que je suis, pour qui la condamnation à mort pour la cause de Jésus doit représenter une bénédiction divine !... Mais, si cela vous est possible, sauvez mon fils, de sorte à ce qu'il vive pour vous servir !...
Cirus accompagnait l'attitude paternelle avec le même esprit de ferveur et de détermination, désireux de protester contre cette prière, démontrant aussi préférer le sacrifice ; mais le libéré continuait entre les larmes mal contenues, s'adressant au tribun qui l'écoutait éminemment impressionné :
Sachez, Maître que je suis au courant du passé amer et pénible et je lamente beaucoup l'attitude de mon fils dans votre maison d'Antipatris !... Je vous demande pardon pour les tourments causés par sa jeunesse !... Mon pauvre Cirus a obéi à l'impulsion du cœur, sans écouter la raison qui aurait dû le conseiller, mais dans la désolation de ces sombres cachots, il a donné sa parole, s'il retrouvait la liberté, de ne jamais plus lever les yeux sur l'enfant adorable qui est un archange du ciel au sein de votre foyer... Si vous l'exigez, Maître, Cirus quittera Rome pour toujours, de sorte à ne jamais plus déranger votre bonheur domestique !...
Mais l'expression d'Helvidius Lucius se durcit comme s'il avait pris une décision implacable.
De la générosité la plus pure, il était passé au refus le plus violent en présence de son ex-captif d'Antipatris dont il ne pourrait jamais tolérer les principes.
Nestor - s'exclama-t-il sur un ton presque rude -, tu sais toute l'affection que je te porte, mais jamais je ne t'aurais supposé chrétien et conspirateur, encore moins aurais-je pu imaginer que tu pouvais engendrer un être comme celui-là. Comme tu le vois, je ne peux intervenir en faveur de vous deux... Certains arbres meurent, parfois, de la pourriture de leurs propres branches !... Je suis venu ici pour t'aider, mais je trouve une réalité qui m'est intolérable. Aussi, préférerai-je vous oublier le plus vite possible.
Maître... - murmura encore l'affranchi comme s'il désirait retenir son amitié en lui demandant pardon et mourir avec la certitude que le tribun avait sincèrement reconnu ses remerciements.
Mais Helvidius Lucius lança à tous deux un regard affecté et ajustant sa toge pour se retirer immédiatement, il s'est exclamé impulsivement :
C'est impossible !
Une fois cela dit, il tourna le dos aux prisonniers et appelant les deux gardes qui l'accompagnaient, il s'est retiré de façon précipitée, alors que les deux condamnés gardaient leur regard fixé à sa silhouette ferme et austère et tendaient l'oreille pour écouter le bruit de ses pas qui s'éloignaient sur les dalles de la prison, comme s'ils percevaient, pour la dernière fois, l'espoir qui pourrait les reconduire à la liberté.
Nestor étouffait, mais le flot de ses larmes débordait de ses yeux pour atténuer sa douleur, alors que Cirus se jetait à ses pieds, lui baisant les mains, il murmura :
Mon père ! Mon père!...
Tous deux auraient voulu retourner voir l'éblouissant soleil de la vie, sentir les émotions de la nature, mais l'ambiance étouffée de la prison les asphyxiait.
Toutefois, le lendemain après-midi, Sixtus Plocius, recevait l'ordre de la justice impériale de séparer les treize prisonniers destinés à l'exil perpétuel, réunissant les autres dans une cellule moins triste et plus spacieuse.
Les deux affranchis ont été retirés du cachot où ils se trouvaient et ont été transportés auprès des autres condamnés.
Leur nouvelle cellule se trouvait aussi dans la partie souterraine, mais sur l'un des murs on pouvait voir le ciel à travers des barreaux renforcés.
Le crépuscule venu déversant sur la ville ses encres merveilleuses, tous ces cœurs tourmentés contemplaient les maisons à l'horizon, pris d'une joie infinie.
Au loin, au firmament, les premières étoiles s'allumaient sous la voûte toute bleue !...
Polycarpe, le vénérable prêcheur de la porte Nomentane, transporté de l'Esquilin au Capitole afin de se trouver avec ses compagnons, traça dans l'air une croix de sa main rugueuse et ridée... Alors, tous ses frères de foi, parmi lesquels étaient quelques femmes, se prosternèrent et contemplant le ciel romain beau et constellé, se mirent à chanter des hymnes de dévotion et de joie. Des espoirs versifiés qui devaient monter à Jésus, traduisant l'amour et la confiance de ces cœurs résignés qui vivaient ivres des douces promesses de son Royaume...
Petit à petit, les voix s'élevaient harmonieuses et argentines prononçant des strophes d'hosanna et d'espoir ! Des êtres spirituels, imperceptibles, s'agenouillaient auprès des condamnés et le doux écho des cithares de l'invisible arrivait à leurs oreilles...
Alors, quelques prétoriens qui montaient la garde, entendant leurs cantiques de foi, ont comparé la voix de ces cœurs angoissés à des hoquets de rossignols poignardés en plein clair de lune dans l'immensité de l'espace infini.
Pendant que les prisonniers attendaient le jour réservé au sacrifice, accompagnons nos personnages dans le déroulement de leur vie quotidienne.
Après une visite à Tibur, Aelius Hadrien voulant se certifier de la précieuse collaboration d'Helvidius Lucius dans ses extravagantes constructions, l'invita à lui rendre visite avec sa famille pour lui témoigner sa reconnaissance.
Le jour dit, à l'exception de Célia qui ne pouvait dissimuler son abattement, comparaissaient au banquet que l'Empereur leur offrait, le tribun et sa famille, accompagnés de Caius Fabrice et de Fabius Corneille.
Hadrien les reçut avec une amabilité extrême, évoquant lors de leurs échanges de l'après-midi les sujets les plus variés concernant la vie sociale et politique de l'Empire.
À un certain moment, après les dégustations habituelles, Hadrien s'est adressé à Helvidius Lucius en ces termes :
Mon ami, l'objectif principal à cette invitation est de te remercier de ta précieuse collaboration acquise à l'exécution de mes plans dans Tibur. Franchement, tes réalisations ont dépassé mes attentes les plus optimistes !
Merci, Auguste ! - a répondu le patricien ému et satisfait.
Et comme s'il voulait changer de sujet de conversation, l'Empereur lui demanda avec un vif intérêt :
Quand réaliseras-tu le mariage de ta fille ? Je prétends faire un long voyage en Grèce avant de me retirer à Tibur de manière définitive, mais je ne souhaiterais pas partir sans assister au bonheur des fiancés.
Désignant Caius qui ressentait la plus grande joie vu l'intérêt impérial porté à sa situation, Helvidius a répliqué :
Auguste, vous nous honorez beaucoup de votre généreuse attention. Le mariage de ma fille ne dépend que de son fiancé qui se suborne à l'expérience de la vie, avant de répondre à l'appel de l'amour.
Qu'en est-il, Caius ? - a demandé l'Empereur avec un large sourire. Qu'attends-tu alors ? Si Vénus n'a pas encore frappé fort aux portes de ton âme, tu ne peux entretenir avec des promesses le cœur qui t'attend au printemps de l'amour.
Vos propos, César - répondit l'interpellé en parfait auguste -, me réconfortent l'esprit comme les rayons du soleil ; cependant, devant remplacer Vénus par Junon dans mon sanctuaire domestique, j'attends l'occasion propice à ma future tranquillité.
Aelius Hadrien fit un geste expressif, fixant son regard énigmatique dans celui d'Helvidius Lucius, il ajouta :
L'occasion attendue doit être arrivée alors. La sagesse des anciens affirmait que la meilleure façon de parler à des parents est de faire le bien à leurs enfants, raison pour laquelle j'ai décidé de prendre soin de la dote de la jeune Helvidia en lui donnant une délicieuse propriété dans les environs de Capoue, au pied du Volturno où le fruit des vignes et des oliviers suffirait à entretenir le bonheur d'une famille pendant cent ans d'existence sans autres inquiétudes d'ordre matériel.
Un souffle de joie a animé tous les visages, se dessinant tout particulièrement sur ceux d'Helvidius Lucius et de sa femme qui se regardèrent heureux pris d'une sincère reconnaissance pour la générosité spontanée de l'Empereur à qui Fabius Corneille s'est adressé avec la plus respectueuse courtoisie, le remerciant au nom de tous de ce cadeau royal.
Caius Fabrice, ne pouvant contenir sa joie, a serré les mains de sa fiancée, s'exclamant:
Après les paroles de Fabius, nous souhaitons manifester notre reconnaissance à votre magnanimité, Auguste ! Votre pensée exprime la générosité et votre pouvoir sur le monde !... Et puisque la date du mariage dépend de moi, nous la marquerons pour le mois prochain, comme il vous plaira !... Notre unique désir est que vous nous honoriez de votre présence, puisqu'en raison de votre paternelle protection, nous sentons que les dieux nous bénissent et nous guident !...
- Oui - confirma Hadrien en réfléchissant -, le mois prochain, je prétends réaliser mon dernier voyage en Italie et en Grèce. J'ai promis à mes amis d'Athènes que je ne me retirerai pas à Tibur sans leur avoir fait une dernière visite ! Avant de m'absenter, je prétends commémorer l'inauguration des nouveaux édifices de la ville2 avec des fêtes publiques. Nous profiterons, alors, de cette occasion pour que ton bonheur s'accomplisse.
(2) Parmi les nombreuses constructions d'Hadrien réalisées pendant son règne,il y a le célèbre château de Saint-Ange, considéré comme étant des plus modernes pour l'époque. - Note d'Emmanuel.
Alba Lucinie qui avait les yeux larmoyants étreignait sa fille joyeusement et c'est ainsi que se termina le banquet dans une joie parfaite.
Le lendemain, l'Empereur prit toutes les mesures nécessaires pour la donation, et alors qu'Helvidius Lucius et sa famille se préparaient à cet événement familial, Caius Fabrice se dirigea vers l'ancienne « terre de Labour », afin de connaître la région où se trouvait sa future résidence.
Néanmoins, malgré les grandes joies, les graves préoccupations et les grandes douleurs persistaient.
Helvidius et sa femme ne pouvaient s'esquiver de la contrariété qui les martyrisait intimement en voyant Célia qui maigrissait malgré tous les efforts qu'elle même faisait, grâce aux puissantes énergies de sa foi pour ne pas affliger le cœur de ses parents.
Comparant sa fille à une fleur fanée et triste, la haine du tribun à l'encontre des idées chrétiennes ne faisait qu'augmenter, il se souvenait de Cirus avec d'autant plus d'aversion et de rancœur. Le pénible contraste dans la destinée de ses filles était pour lui un sujet de profondes méditations. Il s'intéressait à elles deux avec la même affection ; néanmoins, malgré ses bonnes intentions, la plus jeune semblait lointaine à sa dévotion paternelle. Elle n'appréciait pas la fréquentation des milieux en société, ni ne s'intégrait aisément au rythme domestique comme il l'aurait souhaité. Ses yeux n'avaient jamais manifesté d'intérêt pour les fantaisies de la jeunesse et, plongés dans des schismes constants, ils semblaient se fixer dans un ailleurs que son esprit paternel n'avait jamais pu définir exactement. À son avis, elle était victime d'une si grande fragilité, que son zèle de père attribuait à l'influence des principes chrétiens dont elle s'était imprégnée en contact avec les esclaves, là-bas en Palestine... Par bonheur Helvidia serait heureuse et cela, en quelque sorte, le consolait !... Quant à Célia, lui et sa femme plus tard l'emmèneraient en des terres étrangères où sa sensibilité maladive pourrait changer de manière salutaire.
Tandis que le tribun faisait tant d'efforts pour dissimuler de telles conjectures, les joies festives se multipliaient au sein du foyer.
Mais au fur et à mesure qu'augmentaient les espoirs et les joies familiales, Célia remarquait que ses souffrances morales dépassaient ses propres forces.
La nouvelle de la condamnation de Cirus comme conspirateur déchirait son cœur. D'ailleurs, il suffirait d'un seul mot venant de l'Empereur pour que son terrible supplice cesse. Ces perspectives angoissantes annihilaient tous ses espoirs. À ses côtés, le trousseau de sa chère sœur se couvrait de perles et de fleurs ! Elle ne lui enviait pas son bonheur, elle ne désirait que sauver la vie de l'élu de son cœur. Elle priait toujours, mais ses prières étaient contaminées par une détresse bien réelle sans la douce légèreté d'antan qui les faisait monter au ciel.
Maintenant, les vibrations spirituelles étaient mêlées d'anxiétés amères et pénibles !... Elle désirait voir Cirus, entendre sa voix, savoir de sa bouche que son cœur continuait ferme et résigné face à la mort pour que son âme puise dans son courage, mais ne pouvait y penser. Ses parents ne l'approuveraient jamais. Aussi des réflexions éprouvantes envahissaient son esprit, l'affaiblissant.
En quelques jours, son organisme ne se tenait plus debout. C'est ainsi qu'avec tout le bon sens qui caractérisait ses initiatives, Alba Lucinie s'est dit qu'il pourrait lui être bénéfique de la faire transporter à l'Aventin où elle serait bien entourée auprès de son vieux grand-père et de Marcia qui l'adoraient.
Une fois l'idée acceptée, Cneius Lucius vint la chercher personnellement avec toute sa sollicitude paternelle.
Chez lui la jeune fille sortit de cet état fébrile qui la débilitait tant, mais son singulier abattement moral se jouait de tous les soins du vénérable ancien qui inventait mille manières de ramener la joie sur le visage de son adorable petite fille.
Un beau jour, mettant en jeu ses capacités psychologiques pleines de tendresse, il s'est approché de sa petite-fille, s'exclamant avec une profonde bonté :
Célia, ma chérie, il me peine de te voir ainsi abattue et malade, malgré tous les efforts prodigués par notre amour empressé.
Et comme il voyait des larmes briller au bord de ses yeux, il a poursuivi affectueux :
Moi aussi, ma fille, au fond de ma conscience, je suis aujourd'hui un adepte du christianisme avec toute la ferveur de mon esprit ! Je connais l'essence des Évangiles évoqués par les affectueuses suggestions de ton âme candide et généreuse !... Pour moi maintenant, les sacrifices faits à nos vieux dieux silencieux et froids ne servent plus à rien, car seules servent les offrandes de notre propre cœur à celui qui veille sur notre destinée du Haut de son trône ! Mais écoute mon enfant : ne sais-tu pas que Jésus ne veut pas la mort du pécheur ? Ne connais-tu pas cet enseignement plein de vie et de joie ?
Et comme s'il devinait les peines qui lacéraient ce cœur affectueux et croyant, il avait aussi les yeux larmoyants.
Sa petite-fille reçut ses paroles comme s'il s'agissait d'un doux élixir et répondit :
Oui, je comprends tout cela et je prie Jésus de m'accorder des forces pour trouver à travers votre exemple une raison à ma vie...
Cette réponse cependant fut à demi prononcée, une vague de larmes envahit ses grands yeux calmes comme si elle hésitait à confesser au vénérable vieil homme sa pénible et incessante préoccupation.
Tendrement, Cneius Lucius l'a étreinte alors qu'elle murmurait d'une voix suppliante :
Grand-père, je promets d'avoir la foi et de surmonter toutes mes souffrances, mais je désirerais voir Cirus avant sa mort.
Le respectable ancien comprit combien il lui serait difficile de satisfaire un tel désir mais il a répondu sans hésiter :
Tu le verras avec moi demain dans la matinée. J'en parlerai aujourd'hui même à tes
parents.
La jeune fille lui a lancé un profond regard d'allégresse où l'on pouvait lire la plus tendre de toutes les joies, mêlée d'amour et de gratitude.
Dans l'après-midi, une litière sortait de l'Aventin, conduisant le vénérable patricien chez son fils qui, aux côtés de son épouse, reçut sa demande avec le plus grand embarras qui transparaissait sur son visage.
Avec sa sensibilité de femme, Alba Lucinie comprit immédiatement que l'accession au désir de sa fille était juste, reconnaissant vouloir accepter cette requête alarmée.
Le tribun quant à lui y était réfractaire et s'il n'opposait pas un refus formel, c'était en raison de l'intercesseur qui était non seulement son père, mais aussi son maître et son meilleur ami.
Mais, mon père - réagit-il après une longue pause -, cette demande venant de votre bouche me surprend beaucoup. Une telle mesure mise en pratique attirerait sur notre maison et sur nous-mêmes de nombreux commentaires et soupçons. Que diraient les administrateurs de la prison en voyant ma fille s'intéresser à un condamné ?
Mon fils - a répliqué Cneius Lucius imperturbable -, je comprends que tes scrupules soient justifiés, mais nous devons nous dire que Célia peut empirer et fatalement, si nous lui refusons la satisfaction d'un tel désir. En outre, je me propose de l'accompagner moi-même. Quant à notre entrée dans la prison, loin de la curiosité maladive, j'ai déjà pensé au meilleur moyen d'y arriver. J'y emmènerai ma petite-fille en tant que pupille de ma maison, comme si c'était la fille d'un condamné puisque nous savons que les prisonniers ne vont pas mourir comme des chrétiens mais comme des conspirateurs et des révolutionnaires. Avec les privilèges dont je dispose, je pénétrerai dans la prison en sa compagnie, sans la présence importune des fonctionnaires ou des prétoriens, de sorte que je serai l'unique témoin à savoir ce qui se passera entre eux deux !
Helvidius l'écoutait silencieux. Mais le vénérable patricien, sans abandonner ses intentions, lui prit ses mains entre les siennes, murmurant humblement :
Donne ton accord ! Ne nie pas à ta fille malade la satisfaction d'un désir aussi juste!... De plus, mon fils, souviens-toi qu'il ne s'agit que d'une simple rencontre pour la dernière fois...
L'idée que sa fille allait rendre visite au serviteur haï, et de surcroit avec son approbation, le répugnait ; mais, il y avait une telle tendresse dans les paroles de son père que son cœur a brusquement cédé à cette attitude aimante pleine d'humilité.
Fixant des yeux le généreux vieillard comme s'il n'y consentait que par considération pour celui qui était son père et son plus grand ami, il a murmuré un peu affecté :
C'est entendu, mon père, que votre volonté soit faite ! Je vous laisse vous occuper de
ce cas.
Et laissant entendre que le sujet lui déplaisait, il se mit à parler d'autres choses, emmenant son vieux père à l'intérieur où s'intensifiaient les préparatifs pour les fiançailles d'Helvidia.
Cneius Lucius, qui comprenait l'âme de son fils depuis tout petit, vanta toutes les initiatives prises par son garçon avec bonne humeur et joie, donnant son opinion avec optimisme sur tout ce qu'il entreprenait et se réjouissait également de ses décisions, manifestant sur son visage une satisfaction spontanée et sincère comme si aucune inquiétude ne peuplait son esprit.
Le lendemain dès les premières heures du jour, la litière du vénérable patricien se garait près de la prison Mamertine, pendant que le grand-père et sa petite-fille qui portaient des vêtements très simples dans de grandes tuniques qui dissimulaient même leurs traits, entrèrent dans le funeste édifice. Prétextant que Sixtus Plocius, préalablement informé, avait reçu Cneius Lucius et celle qu'il présentait comme étant la fille adoptive de sa maison, il lui avait donné toute la liberté de s'entretenir avec les prisonniers.
Dans la grande cellule où étaient entassés les vingt deux condamnés, les premiers rayons du soleil pénétraient à l'intérieur telle une bénédiction.
Nestor et Cirus, qui se trouvaient avec les autres, étaient profondément défigurés. L'alimentation déficiente, les perspectives angoissantes, les punitions appliquées dans la prison, tout se conjuguait pour anéantir leurs forces physiques. Néanmoins, dans leur regard serein tous les condamnés avaient un éclair sublimé et brûlant, extériorisant des énergies mystérieuses. Ils vivaient de la foi et pour la foi, plaçant tous leurs espoirs en ce royaume divin que Jésus leur avait promis dans chacun de ses enseignements.
Volusius et Lepidus, deux prétoriens qui avaient la confiance des administrateurs de la prison, ont conduit les visiteurs au cachot des condamnés.
Un cri de joie s'est échappé de la poitrine de Cirus en voyant le visage de Célia qui marchait vers lui avec un sourire aimant, bien qu'affligé. Nestor n'aurait pu exprimer la reconnaissance qui inondait son âme, et bien que n'étant pas un compagnon de conviction, Cneius leur tendait ses bras généreux.
Au début, l'émotion et la joie les submergèrent tous ; mais la jeune patricienne, dans une impulsion toute naturelle et très féminine, observant la désolante situation du bien-aimé de son âme, a éclaté en sanglots, alors que son vieux grand-père murmurait avec bienveillance et affection :
Pleure, ma fille !... les larmes font du bien à ton cœur!...
Et avec bonté comme s'il accordait au jeune affranchi la tâche de la consoler, il s'est éloigné avec Nestor dans un coin de la cellule qui le présenta aux autres condamnés.
Presque à seuls, les deux jeunes gens pouvaient échanger leurs dernières impressions.
Célia, comment peux-tu te livrer à la souffrance de cette manière ? - lui demanda le jeune homme évoquant toutes ses forces pour faire preuve de courage et de sérénité. - Ne vaut-il pas mieux mourir pour le Maître que nous aimons tant ? Je suis très reconnaissant à Jésus de recevoir ta visite dans cette cellule solitaire et triste. Depuis que j'ai été fait prisonnier, j'ai ardemment supplié que sa miséricorde ne me permette pas de mourir sans t'avoir consolée !...
Cette nuit encore, chérie, j'ai rêvé que j'étais arrivé au Royaume du Seigneur et que je voyais beaucoup de lumière et beaucoup de fleurs... En arrivant aux portes de ce paradis indéfinissable, je me suis souvenu de ton cœur et j'ai senti une profonde nostalgie !... Je voulais te trouver pour pénétrer au ciel avec toi... Sans ta compagnie, les zones de lumière me semblaient moins belles, mais un être divin, de ceux que nous devons appeler des anges de Dieu s'est approché, m'expliquant à ces mots : - Cirus, bientôt tu frapperas à ces portes, libre de tous liens qui te retiennent encore à ton corps périssable ! Manifeste ta gratitude à ce Père de miséricorde qui t'accorde tant de grâces, mais ne pense pas au repos car les luttes ne font que commencer ! Tu devras encore racheter beaucoup de siècles d'erreur et de ténèbres, d'ingratitude et d'impénitence !... Console ton esprit abattu dans la contemplation des paysages sublimes de la création pour que tu puisses aimer la terre avec ses expériences les plus douloureuses qui servent aussi de divin apprentissage à l'école de l'amour de Dieu !...
Alors, chérie, j'ai demandé à cette entité pure et aimante qu'après ma mort, elle m'aide à renaître auprès de toi, que ce soit portant le poids de la responsabilité des richesses terrestres, ou dans la condition de la plus grande misère. Et je sais que Jésus qui est si puissant et si bon, m'accordera cette grâce. Ne pleure plus ! Calme ton cœur dans les promesses divines de l'Évangile !...
Supposons que je vais faire un long voyage imposé par les circonstances... mais, si Dieu le permet, je serai de retour en ce monde au plus vite afin que nous nous retrouvions encore. Comment sera cette nouvelle rencontre ? Peu importe que nous le sachions parce que, de toute façon, nous nous aimerons toujours en esprit, à travers nos réalités immortelles !
Promets-moi que tu seras joyeuse et forte en attendant mon retour. Ne permets pas que des énergies destructrices souillent ton cœur !...
Tout en présumant que la jeune fille pourrait, plus tard, se fatiguer de sa propre destinée, il a souligné :
J'ai confiance en toi, j'espère que jamais tu ne renieras la position sociale que le Seigneur t'a accordée. Dans les heures angoissantes de la vie, souviens-toi qu'après l'amour de Dieu, nous devons honorer père et mère par-dessus tout, nous sacrifiant pour eux de toute notre énergie !....
Elle cessa de pleurer, mais une brume de tristesse a envahi ses yeux désenchantés. Elle contemplait son front avec une tendresse que le cœur ne saurait jamais définir. Fiancé ou frère ? Parfois, elle avait l'impression au fond d'elle-même qu'il devrait aussi être son fils. Les âmes jumelées s'aiment pour l'éternité, se confondant dans l'alternative contingente des liens de l'esprit. Ils inhalent un bonheur pur et immortel et ne vivent heureux que quand ils sont intégrés dans l'union éternelle et indissoluble.
Dans la forteresse morale qui occultait ses plus pénibles émotions, le jeune homme continuait :
Dis-moi, Cêlia, que tu aimeras toujours la vie, que tu auras une très grande foi et que tu m'attendras, pleine de confiance. Je veux affronter le sacrifice avec la certitude que tu continueras, comme toujours, forte dans la lutte et résignée face aux desseins du Créateur!...
Oui - a-t-elle murmuré avec une étincelle de foi qui brillait dans ses yeux -, pour toi, jamais je ne haïrai la vie ! Par la confiance que j'accorde aux promesses du Christ, je me réjouirai quand tu arriveras... je sentirai à nouveau la douce caresse de ta présence affectueuse, car mon cœur identifiera le tien entre mille créatures, parce que je t'ai aimé comme Jésus nous a enseigné, avec dévouement céleste.
C'est cela, chérie - murmura le jeune homme rassuré -, c'est toujours comme ça que j'ai idéalisé ton cœur humble et généreux.
Cirus - a dit la jeune fille candide -, je prie Jésus qu'il nous accorde la foi face aux angoisses de cette heure ! J'attendrai ton retour, pleine de confiance en toi, sachant que tu m'as toujours chérie, tout comme je t'ai aimé !...
Après une pause, les y eux larmoyants, elle a continué émue :
Tu sais ? Je me rappelle maintenant de notre excursion sur le lac d'Antipatris... T'en rappelles-tu ? J'étais surprise de te voir quand la vague m'a emportée, poussée par le vent... Auj ourd'hui, j e me demande si j e n'aurais pas mieux fait de mourir.
J'apprendrais à aimer Jésus dans un monde qui n'est pas celui-ci, et je t'attendrais dans l'autre vie débordante de mon amour grand et sacré '.... Je sens encore l'émotion de la minute où tu m'as sauvée, me remontant à la surface !...
C'est vrai - l'interrompit Cirus faisant son possible pour ne pas trahir l'émotion de ces souvenirs -, mais nous rappelant de tout cela, ne sommes-nous pas portés à croire que Jésus désirait te voir en vie, comme il le désire toujours ? Ce n'est pas moi qui t'ai sauvée, mais le divin Maître qui te voulait sur terre.
Oui - dit-elle émue -, je continuerai à implorer Jésus de te permettre de revenir, comme promis ! Le monde, Cirus, est toujours un lac agité par le vent des passions, et au fond des eaux, il y a toujours de la vase qui étouffe les plus nobles aspirations de l'esprit. Que la compagnie de Jésus ne me manque pas à l'avenir, car je veux vivre pour le servir à la clarté de ta mémoire que j'honorerai toute ma vie !...
Célia, ne doute pas du Seigneur et ne doute pas de mon retour. Je penserai toujours à toi, car jamais je ne t'oublierai...
Et pour dissiper la difficile attente de ce moment crucial, il s'est retourné, a relevé un pan du matelas immonde, placé là en guise de lit, d'où il retira un morceau de parchemin qu'il a offert à la jeune fille en ajoutant :
Avant-hier encore, ici même, nous avons écrit un hymne pour glorifier le Maître le jour du sacrifice. Je me suis souvenu que je devais suggérer cette musique que je t'ai enseignée sous les cèdres de ta maison, et ils ont accepté mon idée. Depuis cet instant, chérie, mon grand tourment fut de trouver un moyen de t'en laisser une copie car j'avais la conviction que Jésus m'accorderait le bonheur de te revoir. Il y a ici un prétorien du nom de Volusius, bienveillant à l'égard du christianisme, et qui m'a donné de quoi écrire ces quelques vers.
Lui remettant le bout de parchemin, il souligna :
Garde cet hymne qui est mon dernier souvenir avant notre départ ! Nous avons tous collaboré à la réalisation du poème, mais me souvenant de notre éternelle affection, j'y ai inclus quelques rimes où sont exprimés tous mes espoirs. Je te les dédie pour t'assurer de mon dévouement à tout instant !
Dieu te bénisse et te protège ! - s'exclama la jeune patricienne, gardant le précieux souvenir.
Ils se sont tous deux regardés poussés par la puissante attraction de leurs sentiments purifiés, mais Cneius Lucius, après avoir longuement parlé avec Nestor et ses compagnons, examinant tous les détails de la prison, s'approcha d'eux avec un sourire complaisant.
Connaissant la sensibilité de sa petite-fille, il lui a adressé la parole en ces termes :
Ma fille, le temps passe, je suis à ta disposition pour repartir quand tu le désireras.
Elle s'est approchée du respectable vieil homme qui était accompagné de l'affranchi de son fils, et posa sur Nestor un regard mélancolique, mais l'ex-captif vint à sa rencontre avec ces mots :
Célia, ta venue dans cette prison représente pour nous la visite d'un ange. Ne sois pas impressionnée par notre condamnation qui aux yeux de Dieu doit être utile et juste.
L'inspiration de Paul disait que la mort est notre dernier ennemi. Nous vaincrons, donc, cette nouvelle étape, avec Jésus et pour Jésus. Malgré tout, n'oublie pas que le cadeau de la vie est un bien précieux que le ciel nous confie. Pour l'âme fervente, le plus grand sacrifice n'est pas celui de la mort par le martyre, ou par l'infamante humiliation des hommes, mais bien celui qui se réalise pendant toute la vie par le travail et par l'abnégation sincère, supportant toutes les luttes, renonçant à lui-même pour gagner la vie éternelle dont nous parlait le Seigneur dans ses divines leçons !
Célia sentit que sa foi touchait un degré supérieur grâce à ces exhortations amicales et affectueuses, et se tournant vers Cirus qui, de son regard, semblait lui recommander de suivre ces conseils, elle a répondu émue :
Oui, je garderai en moi tes paroles avec le respectueux amour d'une fille.
À son grand-père, elle a demandé l'autorisation de saluer les deux condamnés, et, s'approchant du jeune homme qui cachait toute l'émotion éprouvée au fond de son âme, elle a pris ses mains entre les siennes pendant un instant, les baisant légèrement.
- Que Dieu te protège ! - a-t-elle dit à voix basse, presque imperceptible.
Puis, elle s'est approchée de Nestor qui l'a étreinte respectueusement, lui déposant un baisé sur le front.
Les deux condamnés auraient désiré la remercier, mais ne le purent. Une puissante force retenait leur voix. Ils sont restés là immobiles, silencieux, alors que Cneius Lucius, touché par la scène émouvante, se retira avec un léger signe de la main.
Néanmoins, jusqu'au bout, Cirus démontra sur son visage une expression de force avec un sourire affectueux qui consolait profondément l'âme jumelée à la sienne...
Encore un geste d'adieux dans ce silence que des paroles auraient profané, et la porte de la prison a de nouveau grincé de ses charnières sinistres et terribles.
À cet instant, le sourire du jeune homme chrétien a disparu de son visage défiguré. Il s'est dirigé vers les grilles de la prison, s'agrippant aux barreaux comme un oiseau assoiffé de lumière et de liberté. Ses yeux agités balayèrent l'extérieur, cherchant à voir, pour la dernière fois, la litière qui devait reconduire son aimée.
Mais, peu à peu, sa jeunesse inquiète se tourna vers Jésus avec toute la ferveur de ses aspirations passionnées. Il a lâché prise pour finalement s'agenouiller. La lumière du soleil, qui resplendissait maintenant par une belle matinée, baigna sa face et ses cheveux. Il pria, suppliant Jésus de lui donner la force et l'espoir nécessaire. La clarté solaire semblait inonder son front des grâces du ciel, et pourtant laissant tomber sa tête, il a caché son visage dans ses mains amaigries pour pleurer humblement.
Aux FÊTES D'HADRIEN
Rapidement, Cneius Lucius remarqua que la visite de sa petite-fille aux condamnés avait eu un effet très bénéfique. Malgré son abattement, Célia se montrait courageuse dans sa foi, plus calme et mieux disposée. Toutefois considérant toute la sensibilité de son jeune cœur aimant, son vieux grand-père s'organisa avec ses enfants pour qu'elle reste en sa compagnie jusqu'à ce que les fêtes du mariage d'Helvidia fussent passées.
Entre-temps, nous ne pouvons oublier que l'épouse de Lolius Urbicus, de retour à Rome, allait souvent à Suburra où elle avait de longs entretiens secrets avec la vendeuse de sortilèges qu'elle connaissait.
Sachant qu'Hatéria avait conquis toute l'estime de ses employeurs et rapportait à l'ancienne plébéienne tout ce qui se passait dans la vie intime du couple, pendant des heures, Claudia et Plotina échangeaient des idées en sourdine basées sur des actions criminelles ou élaborant de funestes plans.
La veille du mariage d'Helvidia, nous allons trouver la capitale de l'Empire prise d'une agitation caractéristique aux périodes festives.
Se préparant à son dernier pèlerinage dans l'un des centres les plus anciens du monde, Hadrien désirait offrir aux romains des spectacles inoubliables.
En de telles circonstances, les autorités politiques se rapprochaient du sentiment populaire, le nourrissant d'extravagance et de joie. L'inauguration des nouvelles constructions, les préparatifs du voyage et l'adhésion du peuple au programme officiel justifiaient les plus grands caprices de la magnanimité impériale. De toute part, on pouvait remarquer les frissons des travaux extraordinaires, remplissant la ville d'improvisations transformatrices, la construction de nouvelles arcades, de ponts ou d'aqueducs provisoires, de distributions de blé et de vin, d'organisation de cortèges religieux, d'hommages à des temples spéciaux, de loteries populaires et, finalement, de cirques avec leurs formidables nouveautés.
La population attendait toujours de telles manifestations avec une joie ostensible.
Installé au Palatin, Aelius Hadrien voulait distraire les masses romaines en organisant des commémorations de cette nature, poussant les autorités et les induisant à garder confidentiel l'objectif principal de toutes les activités qui étaient son voyage en Grèce dont les grâces avaient déjà conquis sa plus grande sympathie. Le grand Empereur, classé dans l'histoire comme le plus grand bienfaiteur des villes anciennes où s'était érigé le berceau de la culture et de la civilisation, projetait les meilleures constructions pour Athènes, ainsi que l'étude spécialisée des ruines de toute l'Hellade, afin de faire bénéficier le patrimoine grec de toutes ses ressources.
À la veille de ces événements, nous allons retrouver le souverain en privé en compagnie de Claudia Sabine et de Flegon, son secrétaire de confiance. Ils analysent les détails de la croisière que les galères impériales doivent faire sur les eaux méditerranéennes.
Arrivé un moment, Hadrien interpela son secrétaire :
Senecius, as-tu déjà exécuté mes ordres concernant l'envoi des invitations ?
Par Jupiter ! - s'exclama Flegon fièrement - jamais je n'oublierais de satisfaire rigoureusement une décision d'Auguste.
Comme tu vois - dit l'Empereur s'adressant à Claudia -, tout est prêt et en bon état d'avancement. Toutefois, j'ai besoin que quelqu'un m'accompagne, non pas tant pour son sens de l'art ou de la critique, mais pour y effectuer un travail qui répondra à mon souhait de faire transporter à Tibur quelques colonnes célèbres et de magnifiques reliques des ruines de Phocis et de Corinthe.
Je prétends décorer nos bâtiments des trésors du monde antique. Dans ma retraite à Tibur, je ne pourrai m'abstenir des visions du jardin des dieux qui seront à mon âme de précieuses suggestions.
La femme du préfet l'écoutait avec une attention toute particulière et profitant de l'occasion pour réaliser ses projets tout en feignant la plus grande indifférence, elle lui suggéra:
Divin, le fils de Cneius figure-t-il sur la liste de vos invités ?
Non. Helvidius Lucius serait un excellent compagnon, mais je me suis abstenu de le déranger, soucieux de sa situation très spéciale d'homme marié et de chef de famille.
Voyons - a répliqué contrariée l'ancienne plébéienne -, me permettrez-vous d'être en désaccord avec votre façon de penser sur ce sujet. N'ai-je pas moi aussi un foyer qui exige mon dévouement et tous mes soins ? Ne vais-je pas nie séparer de mon mari qui sera retenu ici par les devoirs de sa tâche ? Et pourtant, je nie considère honorée de vous accompagner, obéissant au devoir de vous représenter pour nous tous, vous qui êtes notre souverain et notre chef magnanime. Je crois que le gendre de Fabius pensera comme moi, sans émettre la moindre divergence. Dans deux jours, se réalisera les fiançailles de sa fille la plus âgée, sous votre regard clément. Lui qui a reçu tant de faveurs de vos mains généreuses, pourrait-il dédaigner de vous être utile en quoi que ce soit ?
Après une pause pendant laquelle ses yeux fixèrent profondément l'Empereur afin d'arriver à ce que ses paroles fassent tout leur effet, elle a continué :
Connaissant personnellement les œuvres de Tibur qui séduisent tant l'engouement artistique, je pense que seul un esthète comme Helvidius pourrait opérer le miracle de choisir le précieux matériel et veiller à son transfert pour Tibur. De plus, Divin, je crois que ce voyage, pour lequel nous serons absents de Rome pendant plus d'une année, sera très agréable à son esprit de patricien !... De nouvelles possibilités, de nouvelles réalisations et de nouvelles perspectives, je pense, entraîneront des avantages pour sa propre famille, car l'Empire représenté par votre magnanimité, saura le récompenser de tous ses mérites.
Aelius Hadrien réfléchit un instant pendant que son secrétaire prenait quelques notes.
Puis, tenant compte des commentaires de Claudia qui le fixait anxieusement, il répondit promptement :
Tu as raison. Helvidius Lucius est l'homme que je cherche.
Sabine fit un geste expressif de satisfaction, alors que l'Empereur chargeait Flegon de porter en son nom la dite invitation.
Les messagers le trouvèrent chez lui en pleine activité festive. Le tribun fut grandement surpris, il ne s'attendait pas une demande de cette nature. Tout autre se serait honorer d'une telle gentillesse ; lui, néanmoins, sentimental par nature, préférait la paix domestique, loin du tourbillon des bagatelles frivoles de la cour. Ce voyage en Grèce dans de telles conditions lui semblait ennuyeux et inopportun. D'ailleurs, il devrait partir dans une semaine. Et qui pouvait penser au retour ? Le souverain était habitué à faire des excursions longues et fréquentes dans le monde antique. Lors de son voyage en 124, il s'était absenté de Rome pendant plus de trois années consécutives, et il était tellement passionné par Athènes qu'il en était arrivé au point de s'initier personnellement aux mystères d'Eleusis.
Néanmoins, avant que ces pénibles réflexions annihilent sa bonne humeur, il fit appeler sa femme au tablinum où ils examinèrent attentivement le sujet.
Pour ma part - s'exclama le tribun de son esprit résolu -, je chercherais à m'esquiver, à renoncer à cette invitation. Ces absences de Rome me séparant de ma famille me perturbent. Je me sens désorienté, ennuyé, profondément insatisfait.
Alba Lucinie écoutait ses affirmations le cœur en émoi. Pour son esprit sensible, de telles perspectives étaient terriblement amères et perturbatrices. De toute évidence, Claudia Sabine partirait aussi pour l'Hellade lointaine et pour une durée que personne ne pouvait prévoir. Approuver le voyage de son mari, c'était le livrer aux basses séductions de cette femme dont son intuition féminine pressentait les sentiments inconfessables. Mais il n'y avait pas que cela qui l'inquiétait. Sa situation à Rome lui serait à nouveau insupportable pendant l'absence de son compagnon, car sans aucun doute, Lolius ne manquerait pas de la harceler redoublant de véhémence et d'obstination.
Pendant un instant elle pensa en parler à Helvidius, le mettre au courant de tous les faits survenus en son absence, lui exposer avec sincérité ses scrupules, mais ensuite, lui vint à l'esprit le visage de son père. Fabius Corneille dépendait vraiment du prestige et de l'aide du préfet, de plus sa mère et ses frères inexpérimentés se reposaient sur son vieux géniteur.
D'un coup, la noble femme comprit qu'il lui était impossible de manifester franchement ses plaintes dans de telles circonstances, et, se rappelant encore de la gentillesse de l'Empereur envers sa fille lui assurant généreusement son avenir, elle a senti que la voix de la gratitude devait parler plus fort que ses intérêts personnels.
Helvidius - a-t-elle murmuré après avoir difficilement surmonté ses luttes personnelles -, personne plus que moi ne pourra souffrir de ton absence. Tu sais que ta présence au foyer signifie ma protection et celle de notre famille, mais, et le devoir, mon chéri, où se trouve le devoir dans les conditions actuelles de notre vie ? L'invitation de l'Empereur ne serait-elle pas pour nous une preuve de confiance ? Et la générosité d'Hadrien envers notre famille ? Le cadeau de Capoue n'est-il pas là pour gagner notre estime pour toujours ?
Tout cela est vrai - a confirmé le tribun calmement -, mais je haïs ce totalitarisme de l'Empire qui vole notre autonomie individuelle et brise notre propre volonté.
Néanmoins, nous devons réfléchir pour nous adapter aux circonstances - pondéra sa femme pour consoler l'esprit abattu de son compagnon.
Ce n'est pas seulement la politique qui m'impressionne désagréablement - lui dit Helvidius se soulageant -, c'est aussi la perspective de notre séparation pour un temps indéfini ! Loin de ton cœur prudent et aimant, je me sens passible de défaillance face à l'assaut des tentations de toutes espèces qui m'empêchent de prendre les initiatives nécessaires. De plus, je devrai partir en compagnie de personnes qui ne me sont pas sympathiques et dont je déteste les relations sociales, sans restriction aucune.
Alba Lucinie comprit les allusions indirectes de son mari exaspéré et lui prenant les mains affectueusement, elle s'exclama avec tendresse :
Helvidius, très souvent celui qui haït, est celui qui n'a pas su aimer correctement. Faisons en sorte de maintenir l'harmonie et la paix dans le cadre de nos relations. Comme la notion de devoir parle plus fort dans les traditions de notre nom, je crois que tu partiras et ne te laisseras pas aller à des sentiments inférieurs !... Soit calme et juste, assuré que je resterai ici à prier pour toi, t'aimant et t'attendant pendant tout ce temps. Cette douce perspective ne sera-t-elle pas pour toi une consolation à chaque instant ?
Après avoir fait une pause pendant laquelle il réfléchit aux pondérations de sa compagne, le tribun reconnaissant l'a attirée contre lui et l'embrassa.
Oui, chérie, les dieux écouteront tes prières pour notre bonheur. Je pense aussi que la dote d'Helvidia exige de nous ce sacrifice supplémentaire ; néanmoins, à mon retour, nous prendrons les mesures nécessaires pour changer notre vie.
Alba Lucinie ressentit un doux soulagement à l'idée que ses paroles avaient calmé son compagnon, mais retournant à son petit monde domestique, elle se remit à réfléchir à sa déplaisante situation personnelle considérant les désolantes épreuves que la destinée lui réservait au cours de sa vie. En vain, elle s'isolait dans le sanctuaire de son foyer à intervalles réguliers lors de ses activités intenses, implorant la protection des divinités qui avaient présidé à son mariage. Malgré la ferveur avec laquelle elle le faisait, les dieux d'ivoire lui semblaient froids, implacables, et prise dans le tourbillon des joies domestiques, son sourire occultait beaucoup de larmes silencieuses qui ne débordaient pas de ses yeux mais lui brûlaient le cœur.
Entre les cris de joie générale, surgirent les fêtes d'Hadrien et, avec elles, l'heureuse date du mariage de la fille d'Helvidius Lucius.
Les cérémonies de noces furent l'un des événements les plus marquants pour la société de l'époque où apparut ce que Rome possédait de plus distinct dans les rangs de l'aristocratie.
Fabius Corneille, désireux de célébrer le bonheur de sa petite-fille préférée, sut inventer les plus beaux jeux d'illumination dans le parc de la résidence de ses enfants.
De toute part exhalait le parfum de fleurs merveilleuses, dans tous les coins des chansons et des rimes passionnées se confondaient avec les sons des cithares et des timbales jouées par les mains de maîtres éminents... Alors que les esclaves étaient affairés à satisfaire les caprices des convives, des danseurs célèbres s'agitaient à la ritournelle mélodieuse des luths. De petits bassins, improvisés en aquariums naturels, exhibaient des plantes magnifiques venues d'Orient et des poissons exotiques provoquaient l'admiration de tous ceux qui étaient enchantés par les joies de la nuit.
Ce scénario festif spécialement préparé avec anticipation et quintessence de bon goût fut surtout marqué par le spectacle de la piscine où des barques gracieuses et légères transportaient des nymphes et des troubadours, et par l'arène dans laquelle pour clôturer la fête, deux esclaves jeunes et athlétiques perdirent la vie sous le puissant glaive de combattants plus robustes.
Aucune faille ne fut décelée, seule l'absence de Cneius Lucius qui, comme les hôtes en étaient informés, était resté aux côtés de son autre petite-fille malade dans sa demeure sur l'Aventin.
Le lendemain, alors qu'Helvidia et Caius partaient pour Capoue sous une pluie de fleurs et bien que les cérémonies du peuple fussent à leur apogée, Alba Lucinie ne réussissait pas à dissiper la vague de craintes qui assaillait son cœur. Elle avait la conscience tranquille concernant ce qu'elle avait suggéré à son mari, sachant que leur gratitude à l'égard de l'Empereur n'admettait aucune tergiversation quant à ce voyage en Grèce. Mais Helvidius Lucius lui avait parlé de ses propres craintes face aux tentations... Ses mains sentaient encore la chaleur des siennes lorsqu'il eut terminé ses confidences amères. Était-il juste de l'inciter à accepter les nouvelles charges imposées par l'Empire ? Ne devrait-elle pas, également, défendre son mari de toutes les situations difficiles, déterminées par la politique avec ses égarements pervers ?...
Elle eut alors l'idée d'aller voir Claudia Sabine et de lui demander avec humilité son interférence. Une telle attitude n'était pas compatible avec les traditions d'orgueil de sa lignée, mais le désir du bien allié à la vibration de sa sincérité pure pourrait, à son avis, modifier les intentions bâtardes qui d'aventure vivaient dans le cœur de cette créature fatale.
Depuis qu'elle avait perçu l'indécision d'Helvidius, elle ressentit le besoin de coopérer activement à sa tranquillité morale le déviant de tous les dangers en mobilisant les forces puissantes de son affection qui arrivaient à vaincre en elle les exigences de l'orgueil inné.
C'est ainsi qu'après y avoir longuement réfléchi, le lendemain du mariage d'Helvidia, elle décida d'aller voir Claudia Sabine pour la première fois dans son palais du Capitole.
Sa litière fut reçue dans l'atrium avec engouement mais la femme du préfet, bien que faisant des efforts surhumains pour dissimuler la contrariété que lui causait cette visite inattendue, l'a reçue avec agacement et hauteur.
La femme d'Helvidius, néanmoins, malgré tout l'orgueil exalté par la hiérarchie de sa naissance, se maintenait digne et sereine dans une attitude de sincère humilité.
Madame - expliqua la fille de Julia Spinter après les salutations usuelles -, je suis venue jusqu'ici pour solliciter vos bons offices pour notre tranquillité domestique.
Je suis à vos ordres ! - rétorqua l'ancienne plébéienne prenant des airs de supériorité et coupant la parole de son interlocutrice. - J'aurai le plus grand plaisir à vous être utile.
Ne pouvant pénétrer les sentiments les plus intimes de la femme de Lolius Urbicus, à son égard, la noble femme continua avec simplicité :
Il se trouve que l'Empereur, avec toute la noblesse et la bonté qui le caractérise, a invité mon mari à l'accompagner en Grèce où il restera peut-être plus d'une année. Helvidius, toutefois, a de nombreux travaux en perspective et qui concernent notre tranquillité future. Ladite excursion, avec l'honorable charge qui lui sera confiée, est pour nous un motif d'honneur et une joie, cependant, j'ai décidé de faire appel à votre généreux prestige auprès de César afin qu'il dispense mon mari de cette tâche.
Oh ! Mais cela perturberait complètement les plans d'Auguste - lui dit Claudia Sabine avec une visible ironie. - Alors la femme d'Helvidius ne se réjouirait pas de partager avec lui la confiance sacrée de l'Empire ? Je n'aurais pu imaginer qu'une patricienne de naissance puisse un jour ne pas soutenir son mari dans ces précieux efforts qui élèvent l'homme aux sommets du service officiel.
Alba Lucinie l'écoutait, surprise, comprenant parfaitement ses propos ironiques et intrépides.
Répondre à une demande de cette nature est humainement impossible -poursuivit- elle avec une expression sur le visage presque brutale. - Helvidius Lucius ne pourra pas s'esquiver du programme administratif, je pense en conséquence que votre cœur de femme devra se résigner aux circonstances.
La fille de Fabius Corneille écoutait ses paroles caustiques, se rappelant des confidences de Tullia concernant le passé de son mari. Elle observait les gestes de l'ancienne plébéienne portée par le destin aux positions les plus élevées dans les cercles de la noblesse et sentait à ses expressions empruntées et étranges, un vaste complexe d'odieux sentiments réprimés. Seule la jalousie avait pu la transformer de cette manière, au point de modifier les traits les plus gracieux de sa physionomie.
Elles n'avaient pas le même âge, mais possédaient toutes deux les mêmes attraits physiques des femmes belles qui ne sont pas encore arrivées à l'automne de leur vie et gardent les meilleures grâces de leur printemps passé. Alors qu'Alba Lucinie avait atteint les trente huit ans, Claudia était arrivée à quarante deux, présentant toutes deux les mêmes dispositions d'une jeunesse avisée.
Notant qu'Alba Lucinie remarquait tous ses gestes, analysant ses moindres expressions avec toute l'intelligence de son sens de l'observation et gardait toute sa supériorité face à ses idées prononcées avec précipitation, la femme d'Urbicus s'est sentie profondément irritée.
Après tout - s'exclama-t-elle presque sèchement à la patricienne qui l'écoutait en silence -, vous me demandez l'impossible Madame. Sachez que nous traversons une époque difficile où les femmes sont obligées d'abandonner leurs compagnons au gré de la chance. Moi-même, dotée du prestige auquel vous venez faire appel, je ne suis pas épargnée par de telles contingences. Mariée avec le préfet des prétoriens, j'ai déjà entendu de ses propres lèvres la pénible affirmation qu'il ne pourra jamais me vouloir.
Tout en disant cela, elle fixa sur son interlocutrice ses yeux brillants de colère, alors qu'Alba Lucinie sentait son cœur battre précipitamment.
Et vous savez Madame, quelle est la femme qui a les préférences de mon mari ? - a demandé l'ancienne plébéienne avec une expression haineuse indéfinissable.
La noble patricienne a reçu cette intrépide allusion les yeux larmoyants où transparaissait sa dignité d'âme.
Votre silence - a murmuré Sabine arrogante -dispense tous commentaires.
Le visage en feu, Alba Lucinie s'est levée, s'exclamant avec dignité :
Je me suis lamentablement trompée en supposant que la sincérité d'une femme honnête et d'une mère dévouée pourrait émouvoir votre cœur. En échange de mes loyaux sentiments, je reçois des insultes d'une ironie mordante et injustifiable. Je ne vous condamne pas. L'éducation n'est pas la même pour tout le monde au sein d'une même communauté et nous devons la soumettre au bon sens de la relativité. En outre, chacun donne, ce qu'il a.
Et sans même la saluer, elle s'est dirigée courageusement vers l'atrium où une litière l'attendait entourée d'esclaves empressés, alors que Claudia Sabine pétrifiée dans sa haine face à la leçon de supériorité et le dédain reçu, affichait un rire nerveux qui éclaterait bientôt en critiques indécentes contre les esclaves.
Dans l'intimité de son foyer, Alba Lucinie a prié, suppliant aux dieux de lui donner la force de supporter ses épreuves et toute leur protection. Le voyage de son mari ne tarderait pas et elle ne jugeait pas opportun que de telles révélations concernant ses contrariétés intimes fussent faites à Helvidius. Résignée, elle resterait à Rome, croyant plus tard pouvoir voir fleurir ses espoirs de paix et de bonheur au sein de son foyer. Il était nécessaire de conserver l'harmonie et le courage moral de son compagnon, de manière à ce que son cœur puisse supporter toutes les difficultés et vaincre bravement les situations les plus laborieuses. Cachant ses larmes, la pauvre femme a organisé tous les préparatifs de voyage avec la plus grande affection. Helvidius partirait avec son amour et avec sa confiance et cela devait suffire à son cœur sensible et généreux.
Néanmoins, le dernier jour des festivités était arrivé et les protocoles de la cour obligeaient Alba Lucinie à accompagner son mari aux dernières exhibitions du cirque où Nestor et son fils devaient être sacrifiés.
La perspective d'un tel spectacle lui gelait le sang, prévoyant l'horreur des scènes brutales de l'amphithéâtre, organisées par des esprits insensibles.
Elle s'est souvenue que la veille, elle avait accompagné Helvidia et Caius Fabrice à l'Aventin pour qu'ils fassent leurs adieux au grand-père et à Célia, et elle avait remarqué que sa pauvre fille était profondément défigurée par les douleurs de son grand et malheureux amour. Son cœur de mère ressentait, encore, la chaleur de l'étreinte affectueuse de sa fille qui lui dit à l'oreille d'une voix presque imperceptible : Au dernier spectacle, Cirus mourra. Elle revoyait ses yeux larmoyants en lui donnant résignée une telle nouvelle, se souvenant en même temps de la générosité avec laquelle Célia avait accueilli le bonheur de sa sœur qui, souriante et heureuse, partait pour les délices de Capoue avec ses vœux fraternels de félicité et de paix.
Alba Lucinie réfléchit longuement aux pénibles soucis qui la tourmentaient, mesurant tout le temps le besoin de les garder secrets sous le voile des joies déguisées et factices, s'attardant tristement sur les raisons de la souffrance et sur les contrastes de la chance.
Mais elle devait à tout prix changer ses dispositions mentales.
En effet, quelques heures plus tard Helvidius lui rappelait leurs obligations protocolaires et ce n'est pas sans émotions qu'elle a revêtu sa tunique de gala, se livrant aux esclaves pour la singulière mise en forme de sa coiffure en vogue.
Dans l'après-midi, observant à la lettre la tradition des cortèges, les joies populaires débordaient dans le cirque entre les perfidies et les éclats de rire.
La caravane de César était déjà arrivée sous une pluie d'applaudissements assourdissants.
Sur un podium doré, Aelius Hadrien était entouré des patriciens les plus célèbres parmi lesquels les personnages de l'aristocratie de ce récit. Autour de la tribune d'honneur, il y avait les vestales formant un magnifique tableau et une suite de rangées hiérarchiques des plus hauts représentants de la cour.
Des sénateurs en manteaux de pourpre, des chefs militaires avec leurs armures argentées et brillantes, des dignitaires impériaux, se confondaient en rangs symétriquement bien ordonnés sur un véritable océan de têtes humaines - la plèbe qui donnait libre cours à sa joie.
Dans la tribune impériale, les libations se succédaient quand le souverain s'est adressé à Lolius Urbicus en ces termes :
J'ai décrété le supplice et l'exécution des conspirateurs pour cet après-midi, souhaitant ainsi manifester mes égards face aux beaux services rendus par la préfecture des prétoriens qui illustre les hauts faits de l'Empire.
D'ailleurs, Divin - réagit le préfet avec un sourire -, ce grand effort réalisé nous le devons à Fabius Corneille dont le dévouement extrême aux services de l'État est de plus en plus marquant au niveau administratif.
Le vieux censeur fit un signe pour remercier la référence directe faite à son nom, pendant qu'Hadrien ajoutait :
J'ai pris soin d'exclure du jugement tous les éléments d'origine romaine qui figuraient parmi les agitateurs livrés à la justice. J'ai fait ordonner d'en libérer la majorité lors des premières procédures, exilant définitivement vers les provinces les treize éléments les plus fanatiques, ne restant que les vingt deux étrangers qui sont des Juifs, des Éphésiens et des Colossiens.
Divin, vos décisions sont toujours justes -s'exclama le censeur Fabius Corneille, soucieux de dévier ce sujet de conversation et de ne pas se souvenir du cas de Nestor qui, appuyé par son gendre, avait travaillé aux services des parchemins de la préfecture.
Profitant de la pause qui se fit, le fier patricien a souligné :
Mais, la grandeur du spectacle d'aujourd'hui est vraiment digne de César !
Il n'avait pas encore fini sa phrase que le regard de tous les spectateurs se tourna vers le centre de l'arène où, après les gesticulations exotiques des danseurs, allaient commencer les chasses fabuleuses. De jeunes athlètes se mirent à combattre avec des tigres féroces, puis arrivèrent
des éléphants et des antilopes, des chiens sauvages et des aurochs aux cornes pointues.
De temps en temps, un chasseur tombait ensanglanté sous des applaudissements délirants alors que se suivaient les nombreux numéros de l'après-midi au son d'hymnes qui exacerbaient l'instinct sanguinaire du peuple.
Parfois de sinistres cris explosaient de la foule en fureur : « chrétiens aux fauves », « mort aux conspirateurs ».
En fin d'après-midi, quand les derniers rayons du soleil tombaient sur les collines du Celio et de l'Aventin où se tenait le fameux cirque, les vingt deux condamnés furent conduits au centre de l'arène. De sinistres poteaux étaient dressés là, les prisonniers y furent attachés avec de grosses cordes retenues par des entraves en bronze.
Nestor et Cirus étaient mêlés au petit groupe d'êtres défigurés par les dures punitions corporelles. Tous deux étaient squelettiques et presque méconnaissables. Seuls Helvidius et sa femme, extrêmement touchés en raison du supplice infamant, remarquèrent la présence de leurs anciens libérés parmi les martyrs et firent leur possible pour cacher le malaise que la scène cruelle leur causait.
À l'exception des sept femmes qui portaient une tunique, les condamnés étaient presque nus, vêtus d'un simple pagne qui leur couvrait la taille jusqu'aux reins. Chacun fut placé à un poteau différent, pendant que trente athlètes noirs de Numidie et de Mauritanie comparaissaient dans l'arène au son des harpes qui se mariait étrangement aux cris de la plèbe.
Vu le caractère exemplaire et tolérant d'Hadrien qui faisait toujours son possible pour éviter les accrochages religieux, il y avait longtemps que Rome n'assistait pas à de telles scènes, à un spectacle aussi sinistre.
Tandis que les géants africains préparaient les arcs ajustant des flèches empoisonnées, les martyrs du christianisme commencèrent à entonner un doux cantique. Personne n'aurait pu définir ces notes saturées d'angoisse et d'espoir.
En vain, les autorités de l'amphithéâtre ordonnèrent d'intensifier le bruit des timbales et les sons aigus des flûtes et des luths afin d'étouffer les voix intraduisibles de l'hymne chrétien. L'harmonie de ces vers résignés et tristes était toujours plus fort, dépassant tous les bruits dans sa majestueuse mélancolie.
Nestor et Cirus chantaient aussi, dirigeant leurs yeux vers le ciel où le soleil dorait les derniers nuages crépusculaires.
Les premières flèches furent lancées à la poitrine des martyrs avec un singulier savoir- faire, ouvrant des rosés de sang qui se transformèrent immédiatement en épais filets de souffrance et de mort, mais le cantique continuait comme un arpège angoissé à se répandre sur la terre sombre et douloureuse... À cette mélodie se mêlaient, indistinctement, la nostalgie et l'espoir, les joies du ciel et les désillusions du monde, comme si cette poignée d'abandonnés était un troupeau d'alouettes poignardées, s'abreuvant à l'atmosphère de la terre en route vers le paradis :
Agneau sacré de Dieu,
Seigneur de toute la vérité,
Sauveur de l'humanité,
Verbe sacré de lumière !..
Berger de la paix, de l'espoir,
De ta divine demeure,
Seigneur Jésus, illumine
Le supplice de notre croix !...
Toi aussi, tuas eu ton calvaire
De douleur, d'angoisses, de calomnies,
En offrant au monde entier
La lumière de la rédemption ;
Tu as souffert de la soif et des tourments,
Mais, sous le fiel, et les maux,
Tu as racheté les pécheurs
Du plus triste esclavage !
Si toi aussi tu as bu le calice De l'amertume et de l'ironie,
Nous voulons la joie
De souffrir et pleurer... Car tels des moutons égarés, Nous sommes les fils de l'erreur, Qui en cette terre d'exil Vivent à t'attendre.
Donne-nous Seigneur que nous puissions
Vivre le bonheur
Des bénédictions de l'Éternité
Qui ne se trouvent pas ici ;
La joie de te rencontrer
Dans les dernières souffrances,
Allume en nous le plaisir
De bien mourir pour Toi !...
Seigneur, pardonne les bourreaux
De ta doctrine sacrée !
Protège, soutiens, relève
Ceux qui dans le mal vivent pour mourir...
En route vers Ton royaume, Toute la douleur se transforme,
Toute larme est bonheur,
Le bien consiste à souffrir!...
Console, Jésus aimé,
Ceux qui nous sont chers,
Qui sont restés en arrière
Dans la nostalgie et dans l'amertume ;
Donne-leur la foi qui transforme
Les souffrances et les pleurs
Dans les trésors sacrés
De la vie de Ton amour!...
D'autres strophes se sont élevées au ciel comme des soupirs de résignation et d'espoir...
La poitrine criblée de flèches qui saignaient son cœur alors qu'il contemplait le cadavre de son fils qui expirait devant lui vu sa faiblesse organique, Nestor a senti qu'un tourbillon de souvenirs indéfinissables a affleuré sa pensée déjà vacillante, confus, au bord de l'agonie. Les yeux troublés par l'angoisse de la mort à lui ravir ses forces, il perçut la foule qui les huait et entendait toujours son tumulte bestial... Il a regardé la tribune impériale où devaient se trouver ceux qui avaient mérité son affection pure et sincère, mais sentit remonter de son for intérieur des émotions intraduisibles, il s'est vu lui aussi dans ses souvenirs confus à la tribune d'honneur portant la toge de sénateur, décoré de pourpre... Couronné de rosés3 lui- même applaudissait la tuerie de chrétiens qui, sans les poteaux du supplice ni les flèches empoisonnées à leur transpercer la poitrine, étaient dévorés par des fauves hideux et insatiables... Il voulut marcher, bouger, mais en même temps il se voyait agenouillé au bord d'un grand lac devant Jésus de Nazareth dont le regard doux et profond pénétrait les secrets de son cœur... Agenouillé, il tendait les mains au Maître divin, implorant son soutien et sa miséricorde... Des larmes ardentes lui brûlaient le visage triste et décharné..
À ses yeux moribonds, la foule furieuse du cirque avait disparue...
Nestor était la réincarnation de l'orgueilleux sénateur Publius Lentulus Corneille. (Voir l'œuvre* Il y a 2000 Ans... ») Note d'Emmanuel
C'est alors qu'une figure d'ange ou de femme4 a marché vers lui, lui tendant ses mains affectueuses et translucides... Le messager du ciel s'est agenouillé auprès du corps ensanglanté et lui a caressé les cheveux, l'embrassant doucement. L'ancien esclave a ressenti la caresse de ce baiser divin et son esprit fatigué et affaibli s'est légèrement endormi comme s'il était un enfant.
Livia. (Voir * Il y a 2000 Ans... ») - Notes d'Emmanuel
Dans toute l'arène ont vibré des radiations invisibles descendant des régions les plus élevées de la spiritualité... Des êtres dévoués et resplendissants tendaient fraternellement leurs bras aux compagnons qui abandonnaient leur enveloppe périssable, témoignage de leur foi, par l'injure et par la souffrance.
Quelques minutes plus tard, tandis que les serviteurs de l'amphithéâtre retiraient des poteaux de martyre les restes ensanglantés aux cris des applaudissements de la foule en folie, Helvidius Lucius, à la tribune d'honneur, serrait nerveusement les mains de sa femme, lui laissant comprendre les commotions inexplicables qui l'accablaient en son for intérieur. Pendant cela, obligée de garder une attitude protocolaire, elle fixait son compagnon de ses yeux larmoyants.
Mais, dans le palais de l'Aventin, en cet après-midi limpide et serein, le spectacle fut peut-être plus impressionnant par sa majesté douloureuse et silencieuse.
Recueillis dans une salle de repos, Cneius Lucius el sa petite-fille observaient tous les mouvements extérieurs aux cérémonies d'Hadrien, remarquant que la vague du peuple s'était engouffrée dans le cirque pour les derniers spectacles programmés.
Alors que le ciel romain s'obscurcissait, la jeune fille alla chercher le bout de parchemin où Cirus avait écrit les huit rimes du dernier hymne, s'exclamant au vieillard doucement :
Grand-père, à cette heure Nestor et Cirus doivent être en marche pour le sacrifice !
Tu crois, grand-père, que nos êtres chers peuvent revenir du ciel pour soulager notre destinée?
Pourquoi pas, ma fille ? Puisque Jésus a promis de venir à la rencontre de ceux qui se réunissent en son nom, en ce monde, pourquoi ne permettrait-il pas à ses messagers de revenir auprès de ceux qui les aiment déjà dans cette vie ?
Célia a tourné vers le vieillard ses grands yeux tristes illuminés par une candeur merveilleuse.
Ensuite, très sereine, elle s'est levée, s'est dirigée vers la grande fenêtre qui donnait sur le Tibre dont les eaux reflétaient les nuances de l'heure crépusculaire.
Fixant le parchemin, elle en a lu tout le contenu en silence, puis chanta d'une voix presque imperceptible les vers de l'hymne chrétien et s'arrêta d'une manière particulière à la dernière strophe, la relisant en larme, elle cherchait à deviner dans ces lignes la pensée de l'élu de son cœur.
Le vénérable patricien écoutait sa voix tendre, comme s'il écoutait un oiseau déplumé, abandonné et seul parmi les hivers du monde, sans pouvoir extérioriser les émotions qui assaillaient son âme douloureuse.
Les réflexions les plus tristes peuplaient son être, elle sentait son cœur battre à un rythme terriblement accéléré.
L'âme torturée, il observait sa petite-fille qui se tournait maintenant vers le ciel à chercher parmi les nuages du bleu vespéral le cœur de celui qu'elle idolâtrait.
Quelques minutes se sont écoulées ainsi, longues et pénibles pour sa pensée épuisée et meurtrie.
À un moment donné, alors que le firmament s'était déjà évanoui, de ses yeux tendres et profonds, la jeune fille a fixé le ciel avec une plus grande attention comme si elle percevait une vision qui l'émerveillait.
Elle semblait absente de toutes les sensations du monde extérieur, de tout ce qui l'entourait, se figurant même ne pas percevoir la présence de son grand-père qui accompagnait son extase, prise d'émotion.
Après quelques instants, cependant, ses bras ont à nouveau bougé, les expressions qui lui étaient propres reprenaient le cours de la réalité et de la vie.
C'est vrai ! - a soupiré Cneius Lucius presque dans un murmure.
Grand-père - a-t-elle dit alors avec une placidité divine qui brillait dans ses yeux -, j'ai vu un groupe de colombes blanches dans le ciel, on aurait dit qu'elles sortaient du cirque du martyre !...
Oui, mon enfant - a répondu Cneius Lucius angoissé, après s'être levé pour contempler le bleu serein -, ce doit être les âmes des martyrs qui remontaient à la Jérusalem céleste !...
Un profond silence se fit entre eux deux.
L'anxiété de leur cœur dans la grandeur mélancolique du moment, parlait plus fort que tous les mots.
Toutefois Célia a interrompu ce calme divin en demandant :
Grand-père, avez-vous déjà lu le Sermon de la Montagne où Jésus bénit tous ceux qui souffrent ?!...
-Oui.. - a répondu le vieil homme attristé.
Certainement - poursuivit la jeune fille avec son innocence affectueuse et délicate - que Jésus a préféré que je reste au monde sans l'amour de Cirus, à souffrir le sacrifice de la séparation et de la nostalgie, afin de me sauver un jour au ciel où se retrouvent tous les bienheureux !...
Cneius Lucius a profondément senti toute la douce résignation de ces paroles. Il aurait voulu répondre, l'exhorter à poursuivre dans la sublime persévérance de ce sacrifice, mais son vieux cœur s'étouffait. Il a alors attiré sa petite-fille à lui et embrassa son front tendrement. Ses cheveux blêmes se mêlaient à la chevelure épaisse de la jeune fille, comme si sa vénérable vieillesse était une nuit étoilée baisant l'aube.
Au loin, on entendait encore les derniers cris de la foule, mais le firmament de Rome s'est couvert d'une beauté sublime et mystérieuse. L'immense tranquillité du crépuscule semblait se peupler des appels sacrés de l'infini.
Alors, tous deux priant silencieusement ont regardé le Tibre et le ciel, puis se sont mis à pleurer...
DEUXIEME PARTIE I
LA MORT DE CNEIUS Lucius
Il y avait deux mois que l'Empereur et ses courtisans favoris avaient quitté Rome.
En cette fin de printemps de l'année 133, la vie de nos personnages, dans la capitale de l'Empire, se passait dans une apparente sérénité.
Au quotidien, Alba Lucinie concentrait toute son attention sur sa fille et sur ses parents bien que se sentant très abattue, vu les intenses préoccupations morales causées non seulement par l'absence de son mari, mais aussi par l'attitude de Lolius Urbicus qui, ayant le champ libre, abusait de l'autorité dont il disposait en l'absence de César, redoublant ses avances avec plus de témérité et de véhémence.
La noble femme faisait tout pour dissimuler une situation aussi amère et, néanmoins, le conquérant continuait, implacable, dans ses intentions frénétiques, supportant mal l'ajournement indéfini de ses espoirs inavouables.
Auparavant, Tullia Cevina était presque une sceur pour la femme d'Helvidius, son amitié affectueuse et attentive savait la réconforter dans les moments d'épreuves les plus difficiles ; mais, avant le départ en voyage de César, le tribun Maxima Cunctator fut chargé d'exécuter une mission politique dans la lointaine Ibérie, emmenant son épouse avec lui.
Alba Lucinie se retrouvait presque seule avec son désespoir moral car elle ne pouvait révéler à ses vieux parents, si tendres, les chagrins secrets de son cœur tourmenté.
Très souvent, elle se laissait aller pendant des heures à parler avec sa fille dont la simplicité d'esprit et la ferveur en sa croyance l'enchantaient, mais, malgré tous ses efforts, elle n'arrivait pas à dominer sa faiblesse physique qui commençait à inquiéter tout le monde dans la famille.
Un événement vint perturber encore davantage l'existence apparemment tranquille de nos amis dans la capitale de l'Empire. Cneius Lucius tomba gravement malade du cœur, ce qui pour les médecins, d'une manière générale, était une chose naturelle, vu son grand âge.
En vain des élixirs et des stimulants, des tisanes et des panacées furent utilisés, mais le vénérable patricien se montrait chaque jour plus faible. Toutefois, Cneius désirait vivre encore un peu jusqu'au retour de son fils, afin de le serrer dans ses bras avant de mourir. Dans ses élans d'affection paternelle, il voulait lui recommander d'apporter son soutien à ses deux sœurs Publicia et Marcia et exprimer à Helvidius ses dernières volontés. Mais sa connaissance expérimentée des obligations politiques le forçait à renoncer à de telles circonstances. Aelius Hadrien, conformément à ses habitudes, ne reviendrait pas avant un an, dans la meilleure des hypothèses. Et une voix intérieure lui disait que d'ici là son corps épuisé devrait être livré, réduit en cendres, à la paix du sarcophage. Un peu triste, malgré la force de sa foi, le vénérable ancien nourrissait secrètement des méditations graves et profondes, concernant la mort.
Seule Célia lors de ses visites réussissait à l'arracher pendant quelques heures à ses pénibles réflexions.
Avec un sourire de sincère satisfaction, il étreignait sa petite-fille, se dirigeaient tous deux à la fenêtre qui donnait sur le Tibre, et quand la jeune fille lui parlait de la joie qu'elle avait à prier dans un endroit aussi beau, Cneius Lucius avait l'habitude de lui dire :
Mon enfant, autrefois je ressentais le besoin du sanctuaire domestique avec toutes ses expressions extérieures... Je ne pouvais dispenser les images des dieux, ni renoncer au don des plus riches sacrifices ; aujourd'hui néanmoins, je dispense tous les symboles religieux pour mieux sonder mon propre cœur, me rappelant de l'enseignement de Jésus à la Samaritaine, au pied du Garizim qui dit qu'un jour viendra où le Père Tout-puissant sera adoré, non pas dans les sanctuaires de pierre, mais à l'autel de notre propre esprit... Et l'homme, ma fille, pour rencontrer Dieu au fond de sa conscience, ne trouvera jamais de meilleur temple que celui de la nature, sa mère et maîtresse...
Telles étaient les idées qu'il échangeait lors de ses entretiens avec sa petite-fille.
Elle, à son tour, transformait ses espoirs brisés en aspirations célestes et sa souffrance en consolation pour le cœur du vieillard idolâtré. Son esprit fervent doté de la sublime intuition de sa foi, qui augmentait sa capacité de compréhension, devinait que son adoré grand-père ne tarderait pas à prendre lui aussi le chemin de la tombe. Elle déplorait déjà l'absence de cette âme affectueuse et amicale, convertie en un refuge pour sa pensée désappointée, mais en même temps, elle suppliait le Seigneur de lui donner du courage et des forces.
Un jour de grand abattement physique, Cneius Lucius vit que Marcia ouvrait la porte de sa chambre tout doucement avec un sourire de surprise. L'aînée de ses filles venait lui annoncer l'arrivée de quelqu'un de très cher à son généreux esprit. C'était Silain, son fils adoptif, qui revenait de Gaules. Le patricien lui a demandé d'entrer avec une joie chaleureuse et sincère. Il s'est levé tremblant pour étreindre le jeune homme qui, dans la jeunesse de ses vingt deux ans, l'a aussi embrassé, pleurant presque de joie.
Silain, mon fils, tu as bien fait de venir ! -s'exclama-t-il calmement. Mais dis-moi ! Tu viens à Rome par ordre de tes chefs ?
Le jeune homme lui dit que non, qu'il avait demandé un congé pour revoir son père adoptif qui lui manquait beaucoup, ajoutant son intention de rester dans la capitale de l'Empire, si toutefois cela était accepté, car il expliqua que son commandant en Gaules, Jules Saul était un homme brut et cruel qui le soumettait sans cesse à de mauvais traitements prétextant respecter la discipline. Il supplia son père de le protéger auprès des autorités en empêchant son retour.
Cneius Lucius l'écouta avec intérêt et répliqua :
Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour satisfaire tes justes désirs.
Ensuite, il a beaucoup réfléchi alors que son fils adoptif remarquait son grand abattement physique.
Sortant, néanmoins, de ses pensées austères, Cneius Lucius a ajouté :
Silain, tu n'es pas sans connaître le passé et, un jour déjà, je t'ai parlé des circonstances qui t'ont uni à mon cœur paternel.
Oui - a répondu le jeune homme sur un ton résigné
-, je connais l'histoire de ma naissance, mais les dieux ont bien voulu accorder au misérable abandonné que je suis, un père affectueux et dévoué comme vous et je ne maudis pas ma destinée.
L'ancien s'est levé et, après l'avoir embrassé pris d'émotion, il s'est mis à marcher dans la chambre se soutenant avec effort. À un moment donné, il a arrêté ses pas lents devant un coffre-fort en bois décoré d'acanthe et l'ouvrit soigneusement.
Parmi les parchemins qui se trouvaient là, il a retiré un petit médaillon, s'adressant au jeune homme en ces termes :
Mon fils, les enfants trouvés n'existent pas pour la Providence divine. Pas même en remontant dans le passé, tu ne dois nourrir de peines en ton for intérieur, en raison de ton sort. Tous les destins sont utiles et bons quand nous savons profiter des possibilités que le ciel nous accorde pour notre propre bonheur...
Et, comme s'il plongeait sa pensée dans l'abîme des souvenirs les plus lointains, il a continué après une pause :
Quand Marcia t'a embrassé pour la première fois dans cette maison, elle a trouvé sur ta poitrine de nouveau-né ce médaillon que j'ai gardé pour te le donner plus tard. Je ne l'ai jamais ouvert, mon fils. Son contenu ne pouvait m'intéresser, car quoi qu'il en soit tu devais être pour moi un fils beaucoup aimé... Cependant, il me semble que l'occasion de te le donner est arrivée. Mon cœur me dit que je ne vivrai pas très longtemps maintenant. Je dois être en train d'épuiser les derniers jours d'une existence dont je demande de toutes mes forces le pardon du ciel pour mes erreurs. Mais, si je me trouve au bord de la tombe, tu es jeune et tu as largement le droit à l'existence terrestre... Il est possible que tu vives à Rome désormais, et il se peut aussi que vienne le moment où tu auras besoin d'un souvenir comme celle-ci... Garde-le, donc, avec toi.
Silain, à cet instant, était profondément ému.
Mon père - s'exclama-t-il tendrement tout en prenant le médaillon délicatement -, je le garderai en souvenir sans que le contenu ne m'intéresse. De toute façon, en ce qui me concerne, je n'aurai pas d'autre père si ce n'est vous. En cette âme généreuse, j'ai trouvé l'affection maternelle qui m'a manqué dans les jours les plus reculés de ma vie.
Tous deux se sont étreints avec attachement poursuivant leurs échanges sur des faits relatifs à la province ou à la cour.
Dans la soirée, le vénérable patricien reçut la visite de Fabius Corneille auprès de qui il sollicita que des mesures favorables fussent prises à l'égard de son fils adoptif.
Très sensible aux circonstances solennelles dans lesquelles cette demande était faite, le censeur a examiné le sujet avec le plus grand intérêt, de sorte que peu de temps après, il obtenait le transfert de Silain pour Rome, et le prenait à son service dans le cadre même de sa gestion administrative, faisant de lui un fonctionnaire de son entière confiance.
Considérant l'admission de ce nouveau personnage dans la sphère de ses relations familiales, Alba Lucinie s'est souvenue des confidences de Tullia, mais prit soin de mettre de côté ses impressions personnelles, acceptant volontiers l'amitié respectueuse que Silain lui témoignait.
Au foyer d'Helvidius Lucius, néanmoins, la situation morale se compliquait de plus en plus, en raison des avances de Lolius Urbicus qui, d'une certaine façon, ne se décidait pas à abandonner ses prétentions criminelles.
Un beau jour, dans l'après-midi, alors qu'Alba Lucinie et Célia revenaient d'une de leurs promenades habituelles sur l'Aventin, elles reçurent la visite du préfet des prétoriens dont la physionomie torturée démontrait une grande agitation et un profond découragement.
La jeune fille se retira dans sa chambre, alors que la noble patricienne engageait une conversation amicale et digne. Le préfet, néanmoins, après quelques minutes, presque halluciné, s'adressa à elle en ces termes :
Pardonnez mon audace réitérée et impertinente, mais je ne peux échapper à la force des sentiments qui domine mon cœur. Vous serait-il possible de m'accorder un petit espoir?!... En vain j'ai cherché à vous oublier... Le souvenir de vos vertus attrayantes et exceptionnelles est gravé dans mon esprit en caractères puissants et indélébiles !... L'amour que vous avez éveillé en moi est une lumière indestructible, brûlante, allumée dans ma poitrine pour l'éternité !...
Alba Lucinie écoutait ses déclarations aimantes prise de crainte et d'étonnement, se sentant incapable de traduire la répugnance que ces affirmations lui causaient.
Aveuglé par sa passion, le préfet des prétoriens continuait :
Je vous aime profondément et follement... Depuis longtemps et bien jeune encore, j'ai tout fait pour vous oublier, obéissant aux lignes parallèles de nos destins ; mais le temps n'a rien fait d'autre qu'augmenter cette passion qui m'envahit et annule toutes mes bonnes intentions. J'ai aujourd'hui confiance en votre magnanimité et je veux garder dans cette misérable poitrine un léger espoir !... Répondez à mes suppliques ! Accordez-moi un regard !
Votre indifférence me blesse le cœur face à la pénible perspective de ne jamais réaliser le rêve divin de toute ma vie... Je vous adore ! Votre image me poursuit de toute part comme une ombre. Pourquoi ne pas correspondre à ce dévouement sublime qui vibre dans mon âme? Helvidius Lucius ne pourra jamais être le cœur destiné au vôtre pour ce qui est de la compréhension et de l'amour !... Brisons le cercle des conventions qui nous séparent, vivons les désirs ardents de notre âme. Soyons heureux de notre union et de notre amour !...
Stupéfaite, Alba Lucinie se taisait, sans émettre de réponse précise, telle était la torture qu'elle vivait.
Néanmoins derrière les rideaux, une scène significative avait lieu.
Se dirigeant distraitement vers la salle de réceptions, Célia avait surpris les attitudes d'Hatéria qui, telle une ombre, se tenait dans le couloir à l'écoute des paroles du préfet prononcées à voix haute avec imprudence.
S'approchant des lieux, prise d'une terrible surprise, elle devint brusquement toute pâle car elle entendit, elle aussi, les dernières phrases passionnées du mari de Claudia.
Malgré cela, elle remarqua que sa mère gardait un étrange silence. Une telle affection serait-elle possible sous ce toit ? Son cœur innocent ne désirait pas abriter ces pensées dégradantes, outrageantes pour la chasteté maternelle. Elle ressentit le besoin de prier avant que son esprit ne cède à des jugements précipités et moins dignes ; mais elle devait d'abord éloigner la servante à tout prix pour que la situation ne se complique pas au point de susciter la médisance et la curiosité des autres domestiques.
Hatéria, que fais-tu ici ? - a-t-elle demandé gentiment.
Je suis venue apporter les fleurs de la patronne - a-t-elle répondu feignant l'insouciance - ; mais j'ai crains de déranger la tranquillité de ma maîtresse et de Monsieur le Préfet qui s'apprécient tant.
La complice de Claudia Sabine avait souligné ces derniers mots avec une telle simplicité, que même Célia, dans la pure naïveté de son âme sensible ne perçut aucune malice,
C'est bien. Donne-moi les fleurs, je les apporterai moi-même à ma mère.
Hatéria s'est immédiatement retirée pour éviter d'éveiller des soupçons, pendant que Célia plaçait les rosés dans un vase de l'antichambre et se retirait dans sa chambre le cœur oppressé, vidant dans sa prière sincère toutes les larmes de son âme inquiète.
Le silence de sa mère l'avait profondément impressionnée. Serait-il possible qu'elle aime cet homme ? Des divergences intimes si profondes entre ses parents seraient-elles apparues pour qu'une hécatombe sentimentale vienne s'abattre sur cette maison toujours bercée d'une affection si pure ?... Elle n'avait pas entendu sa mère répondre à son conquérant avec toute l'énergie requise. Ce mutisme terrifiait son cœur. Serait-il possible que les passions du monde aient dominé sa mère si digne et si sincère en l'absence de son père ? Les plus pénibles conjectures peuplaient son esprit surexcité et affligé.
Néanmoins, elle prit la ferme décision de ne pas laisser transparaître ses doutes et ses inquiétudes. Son cœur ne pouvait croire que sa mère ait agi de la sorte, mais même ainsi, elle réfléchissait avec ses sentiments chrétiens et se disait que si Alba Lucinie prévariquait un jour, ce serait le moment pour elle en tant que fille de lui témoigner son ineffable amour avec les sublimes démonstrations d'une résignation suprême.
Se rappelant les précieux enseignements de Jésus, son esprit aimant s'est senti consolé, investi de nouvelles dispositions.
Toutefois, sans que sa fille ait pu entendre ses paroles indignées, après une longue pause, la femme d'Helvidius a répondu énergiquement :
Monsieur, j'ai toujours toléré vos insultes avec résignation et charité, non seulement pour la relation qui vous lie à mon père, tout comme pour la manifestation de cordialité existante entre vous et mon mari ; mais la patience aussi a ses limites.
Comment votre dignité de patricien a-t-elle pu tomber à un niveau aussi bas, inconcevable chez les plus vils malfaiteurs de l'Esquilin ?! Dans l'environnement provincial où je me trouvais, je n'aurais jamais supposé qu'à Rome les hommes du gouvernement se valent de leurs prérogatives pour humilier des femmes désarmées de toute l'horreur des passions inavouables.
N'avez-vous pas honte de votre conduite en essayant d'entacher la réputation d'une maison honnête et d'une femme que se veut digne de cultiver les vertus domestiques les plus élevées ? Comment pouvez-vous oser un crime aussi incroyable ! Vos effarantes déclarations en l'absence de mon mari valent pour une infâme trahison et la plus vile des lâchetés !...
Considérez-vous bien vos incroyables propos ! Les portes accueillantes de cette maison qui se sont constamment ouvertes pour vous recevoir comme ami, sont aussi ouvertes pour vous expulser comme un monstre !...
Dans un moment aussi dramatique, le visage en feu, Alba Lucinie manifestait fermement son état d'esprit. Indignée, elle indiquait la porte au conquérant, l'invitant à se retirer.
Madame, c'est ainsi que vous recevez mes sentiments si sincères ? a murmuré Lolius Urbicus d'une voix sourde.
Je ne connais pas le code de la prévarication et je n'ai jamais pu comprendre l'amitié déguisée d'injure - a déclaré la noble femme avec l'héroïsme de toute son énergie féminine.
À l'entendre et percevant sa vertu indomptable, le préfet des prétoriens a ouvert la porte pour se retirer, s'exclamant en colère :
Vous m'écouterez avec plus de bienveillance en d'autres circonstances. Ma patience est inépuisable !
Puis il est sorti précipitamment s'engouffrant dans les ombres de la nuit qui s'était déjà posée sous le ciel grisâtre.
Se retrouvant seule, la patricienne laissa libre cours aux larmes amères qu'elle retenait dans son cœur. L'absence de son mari lui pesait, les préoccupations morales, les insultes du conquérant impitoyable, le manque d'un cœur amical qui aurait pu écouter et partager ses amertumes, tout contribuait pour accumuler les nuages qui brouillaient son raisonnement.
En vain, sa fille essaya de la consoler de ses angoissantes inquiétudes. Trois jours passèrent tristes et amers.
Célia, qui pouvait à peine mesurer les tourments de sa mère, ne réussissait pas à comprendre la cause de sa détresse, se sentant encore troublée et confuse par les déclarations du préfet. S'abstenant, cependant, de toute pensée qui aurait pu infirmer la dignité maternelle, elle voulut oublier le sujet, multipliant ses marques d'affection.
Alba Lucinie, à son tour, réfléchissait avec amertume à la funeste influence que Lolius Urbicus et sa femme exerçaient sur le destin de sa famille, suppliant aux dieux du foyer toute leur compassion et miséricorde avec ferveur.
Dans les mêmes circonstances déplaisantes, la situation se poursuivait, quand, un jour, le vieil employé Bélisaire qui avait la confiance de Cneius Lucius et de sa famille, est venu leur annoncer que l'état de santé du vieillard s'était aggravé inopinément. Marcia les en informait, espérant qu'ils se rendraient de toute urgence à sa demeure de l'Aventin.
Une heure plus tard, la litière d'Helvidius était en chemin.
Peu après, Célia et sa mère étaient devant le gentil vieil homme qui les reçut avec un large sourire malgré son état de faiblesse évident. Sa tête vieillie reposait sur des oreillers d'où il ne se pouvait plus se lever, mais ses mains ridées caressaient sa belle-fille et sa petite-fille avec une merveilleuse tendresse. Alba Lucinie remarqua avec surprise son état d'épuisement général. La fulgurance étrange de son regard laissait entrevoir les plus tristes perspectives.
Aux premières questions, le patient répondit avec sérénité et lucidité :
Rien ne justifiait tant de craintes de la part de Marcia... Je pense que dès demain j'aurai retrouvé le rythme normal de la vie. Le médecin est déjà venu et a pris toutes les mesures nécessaires et opportunes...
Et remarquant l'abattement profond de la femme d'Helvidius, il a ajouté :
Qu'y a-t-il, ma fille ? Tu viens voir un souffrant, plus malade et plus accablée que lui ?... Ta faiblesse requiert des soins... Tes yeux sont profonds et tristes, tes joues sont pâles !...
À cet instant, percevant que son grand-père désirait s'adresser en privé à sa mère, Célia s'est éloignée et s'est approchée de Marcia qui lui confia ses appréhensions sur l'état de santé du vieillard.
Alba Lucinie, s'asseyant au bord du lit, a embrassé la dextre du vieil homme avec amour et tendresse.
Elle voulut s'excuser de l'impression qu'elle causait, prétextant une mauvaise migraine ou alléguant une toute autre banalité qui pourrait justifier son état de faiblesse, mais une singulière tristesse s'est emparée d'elle. En plus de ses peines, quelque chose dans son cœur lui disait que son vieux beau-père, aimé comme un père, était en train de partir pour les brumes de la tombe. À cette éventualité, ses yeux le dévisageaient avec la tendresse miséricordieuse de son cœur féminin. En vain, elle chercha une excuse en son for intérieur pour ne pas le déranger avec ses réalités désolantes mais le regard étrange et fulgurant de Cneius Lucius semblait scruter la vérité en elle-même.
Tais-toi, ma fille ?... - a-t-il murmuré, après avoir attendu quelques minutes la réponse à ses douces interpellations. - Quelqu'un a blessé ton cœur généreux et aimant ? Ton silence me laisse entrevoir une douleur morale très grande...
Sentant qu'il discernait exactement son état d'âme, Alba Lucinie laissa couler une larme signalant combien son cœur était lacéré.
Mon père - ne vous inquiétez pas pour moi et ne vous effrayez pas de mon émotion ! Je me sens prisonnière des pensées les plus étranges et les plus torturantes... L'absence d'Helvidius, les problèmes du foyer et maintenant votre état si fragile, forment un tout qui suscite en moi des pensées amères et indéfinissables !... Mais les dieux auront pitié de notre situation, ils protégeront Helvidius et vous rendront votre précieuse santé !...
Oui, ma fille, mais il n'y a pas que cela qui t'afflige - répliqua Cneius Lucius de son regard calme et pénétrant -, d'autres peines contrarient ton cœur !... Depuis quelque temps déjà, je réfléchis à la vie contrastée que tu avais en province, et à celle que tu as ici, dans le gouffre de nos conventions sociales... De toute évidence, ton esprit sensible doit être blessé par les épines des sentiers rugueux de notre époque de décadence et de fâcheux contrastes !...
Et comme si son analyse la sondait plus avant encore, il a ajouté :
J'ai l'impression aussi que certaines personnes de notre entourage social ont profondément déchiré ton cœur... N'est-ce pas la vérité ?...
Fixant ses yeux calmes et lumineux dont la réponse n'admettait pas de subterfuges, la femme d'Helvidius a répliqué avec un soupir d'angoisse :
Oui, mon père, vous ne vous trompez pas ; néanmoins, j'espère que vous avez confiance en moi car dans le cadre de la grandeur de nos codes familiaux je saurai remplir mes devoirs de femme et de mère, en toutes circonstances.
Le vénérable patricien a longuement réfléchi comme s'il cherchait au fond une solution pour
consoler sa belle-fille qu'il avait toujours considérée comme sa propre fille digne et attentionnée.
Puis, comme s'il avait perçu les voix silencieuses de son cœur, il a ajouté :
As-tu déjà entendu dire que nous avons plusieurs vies sur terre ?
Comment, mon père ? Je ne comprends pas.
Oui, certains philosophes très anciens ont laissé au monde ces vérités réconfortantes. Dans ma jeunesse, dans le cadre de mes études, je les ai combattues, fidèle à nos traditions les plus respectables ; toutefois, la vieillesse et la maladie possèdent aussi de grandes vertus !... Les expériences humaines m'ont enseigné que nous avons besoin de plusieurs existences pour apprendre et nous purifier... Maintenant que je me trouve au seuil de la tombe, les plus profondes méditations me visitent l'esprit. La question des vies successives s'est éclairée avec toute la beauté de ses fabuleuses conséquences. La vieillesse me fait sentir que l'esprit ne se modifie pas seulement avec les leçons ou avec les luttes d'un siècle, et la maladie m'a fait reconnaître en ce corps un humble habit qui se défait avec le temps. Nous vivrons dans l'au- delà avec nos impressions les plus fortes et les plus sincères, et nous reviendrons sur terre pour continuer les mêmes expériences nécessaires à notre évolution spirituelle.
Percevant que sa belle-fille très surprise écoutait ses propos philosophiques, le vénérable ancien a souligné :
Ces considérations, ma fille, me viennent de l'intérieur pour t'éclairer car malgré la décrépitude porteuse de la mort, mon esprit est vivant, plein d'entrain et d'espoir. Sans la certitude de l'immortalité, la vie terrestre serait une comédie stupide et pénible. Mais je sais qu'au delà de la tombe, une autre vie fleurit et que de nouvelles possibilités illumineront notre être.
Pour cela, je m'émeus de tes douleurs d'à présent, mais je crois qu'à l'avenir la Providence divine nous accordera d'autres expériences et nous ouvrira de nouveaux chemins... Ceux qui aujourd'hui nous haïssent ou nous poursuivent, pourront être convertis au bien par notre amour vigilant et compatissant. Qui sait ? Après cette vie, nous pourrons revenir racheter nos cœurs aux vues du ciel et aider à la rédemption de nos ennemis. Garde la foi, la miséricorde et l'espoir, te disant que le temps doit être pour nous un patrimoine divin !... Conformément au principe élevé des vies multiples, les liens du sang nous donnent les plus sublimes possibilités de transformer la turpitude de la haine ou des sentiments inconfessables, en des chaînes caressantes d'abnégation et d'amour...
Sans forces physiques pour défendre mes chers enfants des embuscades et des dangers du monde, je garde mes tendres espoirs pour un avenir encore lointain, tout en croyant à la sagesse qui régit les travaux et les épreuves de l'existence sur terre.
Cneius Lucius était fatigué, ces paroles sages et inspirées lui sortaient de la gorge avec une difficulté considérable. D'ailleurs Alba Lucinie n'avait pas compris ses exhortations affectueuses et transcendantes qu'elle attribuait au fond à de possibles modifications mentales liées à son état physique. Se montrant un peu plus forte face à ses propres peines, elle fit sentir au vieil homme que son état exigeait du repos et qu'il devrait s'abstenir de faire des efforts prolongés et inadéquats en cet instant.
Le sage patricien qui perçut l'incompréhension de sa belle-fille, a esquissé un sourire aimant et résigné.
Quelques minutes plus tard, la femme d'Helvidius confiait aux personnes présentes ses impressions quant à l'état mental du patient, ce qui, comme l'expliqua Marcia, n'était pas une surprise depuis que le généreux vieillard avait manifesté ses sympathies pour les doctrines chrétiennes.
Seule Célia comprit la situation, accourant pour le consoler. Avec son immense tendresse, elle a étreint son grand-père, alors qu'il l'avertissait :
Je sais pourquoi tu m'embrasses et tu m'étreins ainsi... Quel dommage que tous les nôtres ne puissent comprendre les principes qui éclairent et consolent nos cœurs !... Aux autres, je ne devrais pas parler avec la franchise avec laquelle nous échangeons nos idées... à toi, cependant, je peux confesser que mon corps vit ses dernières heures. D'ici peu, je serai parti pour le monde de la vérité où cessent tous les conventionnalismes humains. Plutôt que de te confier à tes parents, je confie mes enfants à ton cœur !... Je sens qu'Helvidius et Lucinie passent par de grandes peines à Rome dont ils se sont déshabitués depuis longtemps... Sacrifie-toi pour eux, ma fille... Si des situations difficiles surviennent, aime-les encore davantage... Toi qui m'as mené à l'Évangile, tu devras te rappeler que Jésus affirmait être le remède des souffrants et des pécheurs... Sa parole miséricordieuse ne venait pas pour les sains mais pour les malades, et ses mains pour sauver les moutons égarés de sa divine bergerie... Ne crains pas le renoncement ou le sacrifice de tous les biens du monde... La douleur est le prix sacré à notre rédemption... Si Dieu s'apitoie de ma pauvreté spirituelle, je viendrai des mystères de la tombe te donner des forces avec mon amour, si cela est nécessaire.
Alors que sa petite-fille l'écoutait, sincèrement émue, mais sereine dans sa foi, le vénérable patricien continua après une longue pause :
Depuis hier, je sens que je vais pénétrer dans une vie nouvelle et différente... J'entends des voix qui m'appellent au loin et je vois des êtres lumineux et imperceptibles à ceux qui m'entourent, désolés... Je pressens que ce corps ne tardera pas à tomber dans l'agonie... mais avant cela, je veux te dire que tu seras toujours dans le cœur de ton grand-père, où que ce soit et quoi qu'il en soit.
Ses propos étaient lents et haletants, mais la jeune fille, comprenant la situation de son cher grand-père, a soutenu sa tête blanche avec le plus grand soin et plus de tendresse.
Célia - a-t-il murmuré avec difficulté, tous mes désirs afférents à la vie... matérielle... sont exprimés... dans la lettre à Helvidius. Dans le coffre de mes... souvenirs... ma conscience de pécheur... est en prières et je sais... que Jésus ne méprisera pas mes suppliques...
Mais je désirerais... que tu récites la prière au Seigneur en cette heure extrême...
Ses lèvres bougeaient encore, comme si la chute soudaine d'énergie en empêchait l'élocution, mais sa petite-fille, une âme tempérée dans la foi ardente et dans les grandes émotions des angoisses terrestres, compris le regard calme et profond de l'agonisant, et se mit à murmurer, retenant ses propres larmes :
Notre Père qui êtes aux cieux, que votre nom soit sanctifié, que votre règne arrive, que votre volonté soit faite, sur la terre comme au ciel...
Et alors que ses paroles semblaient atteindre le paradis, tranquillement elle a terminé sa prière.
L'ancien l'a fixée de son regard aimant comme si dans le silence de cette heure extrême, il avait concentré en son affection ses dernières pensées.
Avec soin, Célia a arrangé ses oreillers, après avoir déposé un baiser en larmes, et s'est dirigé à l'intérieur pour tenir sa mère informée.
Cneius Lucius était tombé dans un épuisement profond. La dyspnée implacable lui coupait la parole et il avait sombré dans une lente agonie qui allait durer plus de soixante-dix heures.
Les moyens médicaux de l'époque à base de frictions et de breuvages n'y purent rien. Le mourant perdait de son « tonus vital », peu à peu, dans les plus grandes souffrances.
Les larmes de Marcia et de Publicia se mêlèrent à celles d'Alba Lucinie et de sa fille, face aux rudes épreuves du vieillard adoré. Un serviteur fut envoyé d'urgence à Capoue, demandant la présence de Caius Fabrice et de sa femme qui pourraient, peut-être, arriver à Rome pour les derniers hommages.
Dans la matinée du troisième jour d'une agonie douloureuse, comme cela se produit avec les personnes d'un âge avancé, Célia perçut que son grand-père vivait les derniers instants de son existence terrestre., sa respiration était presque imperceptible, un froid intense commençait à envahir ses pieds et ses mains.
Toute la famille comprit que l'instant suprême était arrivé... Avec une expression de désolation résignée, Marcia s'est assise auprès de son vénérable père, prenant sa tête sur ses genoux affectueusement, alors que Célia tenait ses mains froides et ridées... Priant avec ferveur, elle demandait à Jésus de recevoir son grand-père dans la lumière de sa miséricorde. Dans l'extase de sa foi, la jeune chrétienne sentit que la chambre spacieuse se remplissait d'une clarté inconnue et indéfinissable. Elle crut pouvoir distinguer des êtres lumineux, aériens, croiser l'alcôve dans toutes les directions... Parfois, elle arrivait à fixer leur physionomie, bien qu'elle ne puisse les identifier, surprise par la vision des tuniques immaculées semblables à de grande toge de neige translucide...
Cependant, parmi ces êtres radieux, elle distingua quelqu'un qu'elle connaissait. C'était Nestor qui la consolait avec un sourire chaleureux. Elle comprit alors que les bien-aimés qui nous précèdent dans la tombe viennent souhaiter la bienvenue à ceux qui ont atteint leur dernière heure sur terre. À cet instant lumineux, son cœur se remplit de joie et de radieux espoirs... Elle voulut parler à la vision de Nestor et lui demander des nouvelles de Cirus, mais elle s'est abstenue de prononcer un seul mot craignant que sa vision bénie ne se défasse... Toutefois, comme si ses pensées les plus intimes avaient été entendues par l'ami désincarné, elle perçut que l'ex-esclave lui parlait et étrangement elle entendit sa voix, comme si le phénomène obéissait à un nouveau mode d'audition intracérébrale.
- Ma fille - semblait lui dire l'Esprit Nestor, affectueusement -, Cirus est déjà reparti et tu le verras bientôt !... Calme ton cœur et garde ta foi sans dédaigner le sacrifice !... Au revoir!... Avec quelques amis dévoués, nous sommes venus chercher ici le cœur d'un juste !...
Les yeux en larmes, la fille d'Helvidius a remarqué que Nestor a étreint le mourant alors qu'une force invincible l'arrachait de l'extase la faisant retourner à la vie ordinaire.
Comme si elle arrivait d'un autre plan, elle entendit que Marcia et sa mère sanglotaient et s'assura que le mourant avait poussé son dernier soupir.
La conscience édifiée par les profondes épreuves d'une longue vie, Cneius Lucius est parti à l'aube quand le merveilleux soleil romain commençait à dorer les collines de l'Aventin avec les premiers baisers de l'aube...
Alors un pénible deuil s'est abattu sur le palais qui, pendant tant d'années, avait servi de nid à ses grands sentiments. Pendant huit jours, ses restes furent exposés à la visite publique où se confondaient des nobles et des plébéiens qui venaient tous lui témoigner leur reconnaissance.
La nouvelle du funeste événement fut envoyée à Helvidius par les messagers de l'Empereur, alors que Caius et son épouse arrivaient de Campanie afin d'assister aux derniers hommages de l'illustre et cher défunt.
Cneius Lucius n'eut pas le réconfort de la présence d'Helvidius, mais Corneille fit son possible pour que toutes les mesures nécessaires fussent prises et pour qu'il reçoive les honneurs de l'État. Ainsi, le vénérable patricien, légitimement connu et estimé pour ses vertus
morales et civiques, avant de descendre dans sa tombe reçut les hommages de la ville en grande pompe.
CALOMNIE ET SACRIFICE
Helvidius Lucius se trouvait entre la Thessalie et la Béotie quand arriva la nouvelle du décès de son père. Il était inutile de penser faire une visite à Rome pour consoler les siens, non seulement parce que plusieurs Jours étaient déjà passés mais aussi parce qu'il avait beaucoup de travail dans les nouvelles fonctions qui lui étaient confiées au gré des caprices de l'Empereur.
Entre les marbres et les préciosités de l'ancienne Phocide dont les ruines requéraient ses talents dans le choix des matériaux utilisables dans les oeuvres de Tibur, 11 ressentit en lui un immense vide. Son père était à ses yeux un soutien et un symbole. Son départ remplissait son âme d'une infinie nostalgie.
Les longs mois de séparation loin de l'ambiance domestique s'écoulaient lentement.
En vain, il se jetait dans le travail pour fuir le découragement qui, souvent, envahissait son cœur.
Bien que la suite impériale soit restée à Athènes auprès d'Hadrien, il n'était pas débarrassé des conventions sociales et politiques dans l'environnement de ses activités quotidiennes. Claudia Sabine surtout ne l'abandonnait jamais dans la poursuite de l'effort en commun, coopérant à sa tâche avec décision et avec succès, elle cherchait à reconquérir son affection et son amitié d'antan. Et si Helvidius Lucius admirait sa capacité de travail, il ne pouvait transiger quant aux devoirs conjugaux qui pour lui étaient sacrés et gardait l'image de sa femme dans le sanctuaire de ses souvenirs les plus chers avec loyauté et vénération. Il recevait ses lettres affectueuses et confiantes comme une stimulation indispensable à son comportement et caressait l'espoir de retourner à Rome rapidement comme quelqu'un qui attendrait anxieusement qu'un jour de paix et de liberté arrive.
Depuis longtemps, cependant, le généreux patricien vivait le cœur plein d'inquiétudes et d'idées sombres.
La femme de Lolius Urbicus, modifiant ses modes de séduction, se présentait maintenant, à ses yeux, comme une amie dévouée et fidèle, sœur de ses idéaux et de ses tourments. Au fond, l'ancienne plébéienne avait gardé cette passion débordante de toujours, accompagnée des mêmes intentions de vengeance envers Alba Lucinie qu'elle considérait comme l'usurpatrice de son bonheur.
Mais le tribun qui observait son dévouement réitéré et apparemment sincère, se mit à croire en son désintéressement, remarquant la réconfortante transformation de ses sentiments loin de sa profonde capacité à paraître artificielle. Claudia Sabine, néanmoins, ne cessait de le vouloir éperdument. Le constant ajournement à ses espoirs endiguait sa passion avec plus de violence. Au fond, elle ressentait les souffrances d'une lionne blessée, mais la vérité était qu'à chaque manifestation de son affection, Helvidius lui faisait percevoir le caractère sacré de leurs obligations matrimoniales, indifférent à son regard sombre et à ses aspirations inavouables. La femme de Lolius Urbicus désirait être aimée avec tant de fidélité et de dévouement, mais les sentiments bruts de son cœur l'empêchaient de percevoir les vibrations les plus nobles de l'esprit. Elle ne savait qu'une chose, elle aimait Helvidius Lucius avec toute l'impulsion de son tempérament lascif. Pour réaliser ses projets indignes, elle ne reculerait devant rien. Elle haïssait Alba Lucinie et n'hésiterait pas à lui imposer sa vengeance la plus cruelle dès qu'elle réussirait à revivre les délices de son ancien amour, fait d'exclusivité et de violence.
Claudia perçut que le tribun, attaché aux principes du devoir, ne pourrait être vaincu que par une dissimulation à toute épreuve et pour cela elle entourait Helvidius d'attentions aimantes et d'un constant dévouement. Quand accidentellement, il lui arrivait de se rapporter à sa femme absente, elle prenait soin de faire son éloge s'efforçant de nuancer ses idées avec la plus grande sincérité.
De cette manière, le fils de Cneius Lucius se laissa à nouveau prendre par les enchantements de cette femme, lui accordant une attention indue, touché dans les fibres les plus profondes de son cœur bien que n'arrivant jamais à oublier ses obligations les plus sacrées.
Claudia Sabine, néanmoins, caressait de nouveaux espoirs. À ses yeux, il suffirait d'éloigner de son chemin le personnage gênant d'Alba Lucinie pour assurer son bonheur adultère.
Un beau jour, l'épouse du préfet, feignant d'être distraite, comme d'habitude, affirma à Helvidius sur un ton de confidence :
Dans sa dernière lettre l'une de mes amies à Rome m'apprenait un détail curieux concernant la vie de mon mari. A travers ses courriers, Musonia m'informe qu'Urbicus passe presque tout son temps de loisir, chez toi.
Chez moi ? - a demandé le tribun, rougissant, devinant la malice cachée par de telles informations.
Oui - a répondu Claudia avec la plus grande indifférence -, j'ai toujours remarqué que mon mari porte une singulière prédilection pour ta famille. Lucinie et ta fille ont toujours fait l'objet de gentillesses toutes spéciales de sa part. D'ailleurs, cela ne peut nous surprendre,
Fabius Corneille est ton meilleur ami depuis de nombreuses années.
Oui, cela est vrai - répliqua Helvidius un peu désappointé par de telles allusions à son foyer.
Sabine perçut que l'instant était favorable pour initier le sinistre plan et feignant de s'intéresser à la paix domestique d'Helvidius Lucius, elle a ajouté sans pitié :
Mon ami, entre nous, je dois te dire que mon mari n'est homme qui justifie les plus précieux usages de la culture romaine. Tu imagines combien il m'en coûte de te faire cette confidence, mais je désire veiller à la paix de ton foyer par dessus tout. Hypocrite et impulsif de nature, Lolius Urbicus a fait de nombreuses victimes sur le terrain de ses aventures de conquérant invétéré. Je crains pour ta femme et ta fille.
Helvidius devint pâle, mais Claudia percevant l'effet de ses paroles, continua impitoyable :
Nous vivons à une époque de surprises terribles où les plus solides réputations chancellent brusquement... Depuis que je suis mariée avec le préfet, je passe par une série d'épreuves. Ses aventures amoureuses m'ont causé de grandes déceptions, vu l'immense clameur de ses victimes et les répercutions sur mon cœur...
Par Jupiter ! - a murmuré le tribun fortement Impressionné - je ne peux contester tes appréciations, mais je veux croire que Fabius Corneille ne pourrait s'être trompé depuis tant d'années élisant le préfet comme l'un de ses meilleurs amis.
Oui, à première vue, cet argument semble tenir - a répondu Sabine avec astuce -, mais il faut se souvenir, cher ami, qu'après de nombreuses années pendant lesquelles tu as été habitué à la tranquillité de la province, tu recommences ta vie dans la capitale de l'Empire. Le temps sera là pour prouver que le censeur et le préfet se sont fortement identifiés dans tant d'affaires de l'État. Tous deux sont obligés de se respecter et de s'apprécier mutuellement, mais quant à leur conduite individuelle, seuls les dieux connaissent la réalité de mes affirmations.
Helvidius Lucius dévia alors leur entretien sur d'autres sujets de conversation, reconnaissant la délicatesse de ces commentaires sur l'honorabilité d'autrui et à propos de son foyer ; mais, quand Sabine s'est levée, il s'est senti contaminé par des soupçons injustifiables et vains. Que signifiaient les visites réitérées de Lolius Urbicus chez lui ? Par hasard, Alba Lucinie aurait-elle oublié ses devoirs sacrés ? Fabius Corneille serait-il si attaché aux intérêts matériels au point d'oublier le nom et les respectables traditions de sa famille ? Dans l'esprit du tribun, le flux des cogitations intimes s'embrouillait et le tourmentait. Encore heureux que cette déchirante absence était sur le point de se terminer. Aelius Hadrien avait déjà envoyé des ordres pour que les galères quittent l'Italie et les ramènent sur le chemin du retour.
À Rome, cependant, la situation d'Alba Lucinie et de sa fille atteignait le summum de la souffrance morale. À plusieurs reprises, Célia avait perçu des entretiens entre sa mère et l'impitoyable conquérant, mais vu sa timidité, elle ne put percevoir toute la répulsion de sa mère lace à l'infamie et à la cruelle audace de cet homme. Lucinie, à son tour, lors de visite chez elle et alors qu'elle s'absentait brièvement de la présence de ses amies, avait quelques fois rencontré le préfet des prétoriens échangeant des propos avec sa fille qui l'accueillait avec toute la tolérance de ses bons sentiments pour ne pas blesser le cœur maternel. La femme d'Helvidius craignait, sincèrement, la présence de cet homme cruel, transformé en démon de son foyer.
La noble Lucinie, abattue et malade, pensa exposer la situation à son vieux père, néanmoins, elle se dit que le censeur aurait dû percevoir depuis longtemps sa position angoissante sur le plan moral, supposant donc que s'il se taisait, c'est qu'il avait de bonnes raisons à cela.
Plusieurs fois, elle avait essayé de parler de ce sujet si délicat à sa fille, la supposant aussi victime des persécutions insidieuses de l'ennemi de leur tranquillité ; néanmoins, Célia, avec sa pudeur naturelle, n'avait jamais fait de confidences à sa mère déviant chaque fois le cours de la conversation et redoublant d'affection à son égard, car elle devinait ses plus angoissantes préoccupations.
Finalement, alors qu'il ne manquait que deux mois avant le retour définitif d'Helvidius, Alba Lucinie fut alitée, extrêmement abattue.
Cela faisait plus d'un an que l'Empereur s'était absenté.
Ce furent quatorze mois d'angoisses pour la fille de Fabius Corneille dont la santé n'avait pu résister au choc des épreuves les plus accablantes. Célia, aussi, avait le teint pâle et une expression triste sur le visage. À travers ses traits, on pouvait noter sa faiblesse organique. Les inquiétudes de sa fille se traduisaient par de longues nuits d'insomnie qui finirent par ruiner sa santé auparavant vigoureuse. Avec sa tendresse innée, elle faisait tout pour réconforter sa chère mère souffrante.
Des ports d'Italie quatre grandes galères furent envoyées pour le retour d'Hadrien et de sa suite. Le premier bateau arrivé sur le littoral d'Attique fut disputé par ceux qui étaient les plus impatients de retourner à Rome, dont Claudia Sabine qui prétextait avoir besoin de repartir au plus vite car elle disait être demandée auprès des siens.
Helvidius Lucius trouva cet empressement étrange, mais ne pouvait deviner la portée de ses plans. Lui aussi désirait retourner chez lui de toute urgence mais il était obligé de répondre à l'invitation de l'Empereur qui souhaitait sa compagnie sur le bateau d'honneur qui arriverait à Ostie huit jours après les premières galères.
Quelques jours plus tard, la femme du préfet des prétoriens arrivait à la capitale de l'Empire avec une avance d'une semaine pour mettre en place la réalisation des sinistres projets de vengeance qu'elle avait à l'esprit. Son mari l'a reçue avec sa froideur habituelle et les employés de maison avec l'angoisse que sa présence occasionnait.
Claudia Sabine trouva le moyen de faire savoir à Hatéria la nouvelle de son retour, alléguant une possible urgence pour lui rendre visite.
Devant sa complice, pour qui elle manifestait la plus grande générosité, l'ancienne plébéienne lui dit, soucieuse :
Hatéria, le moment est venu de jouer la dernière carte de la partie. Je réaliserai mon projet sans vaciller dans mes intentions, quant à toi, tu recevras alors le prix de ton dévouement.
Oui, Maîtresse - riposta la servante d'un regard cupide considérant sa récompense.
Comment va la femme d'Helvidius ?
La patronne est très abattue et malade.
Encore heureux - a murmuré Sabine satisfaite -cela facilite l'exécution de mes plans.
Et après avoir fixé sa compagne d'un regard, elle a souligné d'une manière singulière :
Hatéria, tu es prête à affronter ce qui peut arriver ?
Sans aucun doute, Maîtresse. Je suis entrée chez le patricien Helvdius Lucius spécialement pour vous servir.
Tu ne t'en repentiras pas alors - lui dit Sabine avec énergie. - Écoute-moi : nous arrivons aux termes de ta mission chez Alba Lucinie. J'attends de toi un dernier service face à mon besoin de réparation pour l'affront dont J'ai souffert dans le passé. J'ai été généreuse avec toi mais je désire assurer ton avenir pour les bons services que tu m'as rendus. Que désires-tu pour le repos de ta vieillesse au sein de la plèbe désemparée ?
Après avoir réfléchi un moment, la vieille employée a murmuré d'un air satisfait comme si elle avait déjà fait tous les calculs nécessaires à une réponse la plus exacte possible.
Madame, vous savez que j'ai une fille mariée dont l'époux passe par la plus grande misère en ces jours de tourments et de pauvreté. Valère, mon gendre, a toujours eu un grand amour pour la vie à la campagne ; mais dans sa pénible condition de pauvre libéré, il n'a jamais réussi à rassembler suffisamment d'argent pour acquérir un lopin de terre où il pourrait faire le bonheur de sa famille. Mon souhait pour autant serait de posséder un site loin de Rome où je me retirerais avec mes enfants et mes petits-enfants qui m'estimeront, comme ils le font aujourd'hui, dans les jours proches de la vieillesse, incapable que je serai de travailler.
Tes désirs seront satisfaits - s'exclama la femme du préfet alors qu'Hatéria l'écoutait toute joyeuse - ; je vais chercher le coût d'un site agréable et le moment opportun venu, je te donnerai la quantité nécessaire.
Et que dois-je faire maintenant pour gagner un tel bonheur ?
Écoute bien - lui dit Claudia avec gravité -, d'ici une semaine Helvidius Lucius devrait être de retour. Dans l'après-midi de son arrivée, tu devras venir me voir pour recevoir des instructions. Ce même jour, tu auras l'argent nécessaire pour réaliser tes désirs. Pour le moment, va en paix et aie confiance en moi.
Hatéria était rayonnante face aux perspective» d'avenir, indifférentes aux actes criminels qu'elle aurait à pratiquer pour arriver à ses fins.
Le lendemain, dans la matinée, une modeste litière sortait de la résidence de Lolius Urbicus, en direction de Suburra.
Il serait bien inutile de dire qu'il s'agissait de Claudia Sabine qui se dirigeait chez la jeteuse de sortilèges bien connue dans Rome et avec qui elle allait conclure ses funestes projets.
La sorcière de Cumes l'a reçue sans surprise, comme si elle l'attendait.
Après avoir plongé ses mains avides dans la quantité de pièces que Claudia lui apportait, Plotina s'est concentrée devant l'oracle que nous connaissons déjà, puis elle a dit :
Madame, le moment est unique ! Nous devons soigner les moindres détails quant à ce que vous devez faire pour que nos efforts n'aient pas été vains.
Claudia Sabine s'est mise à réfléchir à un minutieux plan que la sorcière soumettait à ses critères.
Plotina parlait à voix très basse comme si elle craignait que les murs eux-mêmes entendent, telle était l'ignominie des suggestions criminelles planifiées.
Une fois la longue exposition faite, la consultante répliqua pensive :
Mais, ne vaudrait-il pas mieux exterminer ma rivale ? J'ai quelqu'un chez elle qui pourrait se charger du coup fatal. Je sais que tu connais les potions les plus violentes et que tu peux me les fournir aujourd'hui même.
Madame - vos pondérations sont raisonnables mais vous devez vous rappeler que la mort du corps ne profite qu'aux questions d'ordre matériel, et dans notre cas, elles sont d'ordre spirituel, rendant indispensable un coup infaillible. Qui nous dira que l'homme aimé reviendra dans vos bras si sa compagne descend dans les antres de la tombe ? Ceux qui partent laissent habituellement une nostalgie durable, nourrissant toujours une passion inoubliable.
Et pendant que la femme du préfet considérait ces étranges insinuations comme justes et avisées, Plotina continuait :
Il faut instiller la haine dans le cœur de l'homme désiré pour que votre bonheur soit accompli. Pour atteindre cet objectif, il faut flageller son âme en l'abattant et en la détruisant.
Oui, tes avertissements sont assez judicieux et je ne dois pas les mépriser, mais selon ton plan, mon mari devra disparaître.
Et en quoi cela vous gêne-t-il, si sa mort est nécessaire ? Vous ne forceriez pas le destin pour jouir de tout le bonheur possible avec un autre homme ?
Si, ton plan est le meilleur dès lors que tu en as prévu toutes les conséquences.
Et, comme si elle interpelait la figure imaginaire de sa rivale, victime de son insanité et de sa haine, elle scanda les yeux perdus dans le vide :
Alba Lucinie devra vivre !... Reléguée à un plan inférieur, vivant avec sa honte, elle souffrira le dédain et l'exécration dont j'ai souffert!...
Plotina s'est levée. D'une étrange armoire, elle a retiré des flacons et des emballages qu'elle a donnés à sa cliente avec des observations particulières.
Acceptant de bon gré le plan odieux, Claudia Sabine est sortie promettant de revenir.
Quelques jours plus tard, Aelius Hadrien avec son imposante suite entrait par la porte Ostie, acclamé par une immense foule où se mêlaient l'aristocratie et le peuple.
L'Empereur, avec sa prédilection pour les reliques de l'antiquité, avait recommandé à Helvidius de veiller sur tous les services de déchargement des pièces curieuses de Phocide, destinées à Rome. Mais déléguant cette tâche à l'un de ses hommes de confiance, le tribun s'est dirigé en ville pour étreindre sa femme et sa fille.
Lucinie et Célia le reçurent transportées d'une joie Indicible.
En les revoyant, le tribun fut pris d'une énorme surprise, toutes deux étaient si transformées et si malades. Malgré tout, ils ont échangés des impressions touchantes, pleines d'enchantement et de joie du fait de se revoir. Remarquant cette émouvante allégresse, le généreux patricien, attaché à son foyer, a retiré d'une petite boîte un magnifique bracelet de pierres précieuses, qu'il a donné à sa femme en souvenir d'Athènes et remit à sa fille une belle perle acquise en Achaïe comme souvenir de la lointaine Grèce.
Puis, ce fut une longue suite de souvenirs doux et amicaux, Alba Lucinie dut confier à son mari les péripéties de la maladie de Cneius Lucius, son agonie et sa mort.
Pendant que la ville s'animait de spectacles à l'occasion du retour de l'illustre Empereur, HeMdius Lucius et les siens échangeaient de doux propos, tuant les privations passées.
Néanmoins, quand les dernières lueurs du soleil préludaient au crépuscule, le patricien dit à sa femme avec une grande tendresse :
Maintenant, chérie, je vais retourner à Ostie où je suis obligé de dormir aujourd'hui encore. Demain j'aurai définitivement réintégré la maison afin d'organiser notre nouvelle vie. J'ai déjà vu Fabius Corneille qui a accompagné l'Empereur aux côtés du préfet, mais ce n'est que demain que je pourrai voir Marcia, pour écouter ce qu'elle a à me dire concernant mon père et ses dernières volontés.
Mais, tes responsabilités à Ostie sont si impérieuses ? a demandé Alba Lucinie inquiète. - Pour servir l'Empereur plus d'une année d'absence n'était-ce pas suffisant ?
Oui, chérie, il est nécessaire d'accomplir notre devoir dans ses moindres détails. Hadrien m'a chargé de la vérification de toutes les reliques apportées de Grèce et je ne peux me fier qu'au travail des serviteurs étant donné la valeur considérable du chargement en question. Mais, ne t'inquiète pas pour cela !... Souviens-toi que demain je serai ici pour préparer nos projets familiaux.
Alba Lucinie a acquiescé avec un triste sourire comme si elle était face à l'inévitable. Son cœur, néanmoins, désirait la présence de son compagnon pour lui confier, immédiatement, ses déboires intimes.
En fin d'après-midi, la litière d'Helvidius sortait de chez lui précipitamment.
Alba Lucinie se retira dans sa chambre, pleine de nouveaux espoirs, pendant que sa fille retournait à ses méditations.
Quelqu'un, néanmoins, sortait de la résidence du tribun, prudemment et précipitamment, sans éveiller la curiosité des domestiques. C'était Hatéria qui se dirigeait vers le Capitole.
Claudia Sabine l'a reçue impatiente, la fit entrer dans un cabinet plus discret et lui parla en ces termes :
Heureusement que tu es venue plus tôt ! Je dois prendre plusieurs mesures.
J'attends vos ordres - a répondu la créature avec une feinte humilité.
Hatéria - reprit Sabine d'une voix presque imperceptible -, je vis des heures décisives pour ma destinée. J'ai confiance en toi comme en ma propre mère.
Et lui livrant une lourde bourse, avec le prix de sa trahison, elle ajouta :
Ici tu as la rançon à ton dévouement pour mon bonheur. Ce sont des économies avec lesquelles tu pourras acquérir un site loin de Rome comme tu le désires.
Hatéria, cupide, recevait la petite fortune, laissant transparaître une étrange joie dans ses yeux fulgurants.
La femme de Lolius Urbicus, néanmoins, continuait sur un ton discret :
En échange de ma générosité, j'exige cependant un secret tombal, tu as entendu ?
Je vous suis très reconnaissante de cette exigence, croyez le bien lui dit sa complice.
J'ai confiance en ta parole.
Et après une pause, les yeux perdus dans le vide comme si elle prévoyait ses faits horribles, elle a souligné :
Tu connais la colonne lactaire au marché aux légumes ? 5
5 La colonne lactaire au marché aux légumes ou au forum Olitorium, était le lieu où étaient exposés quotidiennement les nouveau-nés abandonnés.
Oui, ce n'est pas loin du portique d'Octavie. Il y a plusieurs années, je me suis promenée par là pour observer les enfants abandonnés.
Dans ce cas, ce ne sera pas difficile de t'expliquer mes intentions.
Elle se mit à parler avec la vieille servante à voix très basse, lui exposant ses projets pendant qu'Hatéria l'écoutait très admirative mais acquiesçait à toutes ses suggestions.
Claudia Sabine semblait hallucinée. Le regard abstrait, son expression physionomique avait quelque chose de sinistre. Comme concentrée sur l'unique objectif d'accomplir ses plans, elle s'adressait à la vieille employée machinalement :
Hatéria - dit-elle, je te remets ce minuscule flacon -, cette potion détend et apporte un sommeil prolongé... En l'administrant, il faut qu'Alba Lucinie se repose tranquillement...
Lui confiant un autre flacon, plus gaillarde elle a ajouté :
- Prends aussi celui-là ! Tu en auras besoin.
Et, pendant que la servante rangeait les éléments du crime, elle souligna :
Que les dieux de ma vengeance nous protègent... Enfin, l'instant de la revanche est
arrivé...
Oui, Hatéria, demain Helvidius Lucius saura à toutes fins utiles, que sa femme lui a été infidèle en lui présentant le fruit de son crime... Je te laisse le choix de l'enfant... Je peux absolument compter sur toi ?
Par ma foi en la puissance de Jupiter, vous pouvez avoir confiance en moi, Madame. J'irai à la colonne lactaire, après minuit, et je prendrai un enfant avec moi. Des nouveau-nés sont abandonnés là par dizaines quotidiennement...
Une fois la sinistre intrigue organisée, la nuit avait déjà déposé sur Rome son manteau d'ombres épaisses.
Et pendant qu'Hatéria retournait chez ses maîtres, Claudia Sabine renonçait aux fêtes nocturnes de l'Empereur et prenait précipitamment la direction de la porte d'Ostie.
Retrouvant là-bas le fils de Cneius Lucius, elle lui demanda de lui faire la faveur d'échanger quelques mots en privé, ce qu'il a immédiatement accepté.
Helvidius - lui dit la perverse créature avec sa facilité de dissimulation -, je suis ici pour te prévenir en toute discrétion que de graves incidents, que j'avais d'ailleurs déjà prévus alors que nous étions encore en Grèce, ont eu lieu.
Mais de quoi s'agit-il ? - a interrogé le patricien avec anxiété.
Tu dois être prêt à m'entendre car je crois que le préfet des prétoriens, avec toute la brutalité de ses sentiments, en est arrivé à souiller l'honneur de ton foyer.
Impossible ! - s'exclama le tribun avec véhémence.
Néanmoins, tu dois entendre Alba Lucinie immédiatement et vérifier jusqu'où Lolius Urbicus a réussi à s'introduire dans ton foyer.
Je ne peux douter de ma femme une seule seconde a-t-il répondu avec sincérité.
Veux-tu ou ne veux-tu pas m'entendre jusqu'au bout et connaître les détails des faits encourus ? - a demandé Sabine irritée.
Je t'écouterai avec plaisir, dès lors que le sujet ne se rapporte pas à ma famille et à l'honneur de ma maison.
Il est possible que tu changes d'avis demain.
Et, saluant brusquement l'homme de toutes ses passions qui savait défendre les traditions du foyer et de la famille, l'ancienne plébéienne est retournée au Capitole, plus que jamais intéressée par le dénouement de ses funestes desseins. Le génie du mal qui parlait à son cœur préparait pour cette nuit-là les événements les plus terribles.
Jusqu'à l'aube, Sabine était restée dans le cabinet de Lolius Urbicus à examiner des documents et des parchemins, alors qu'Hatéria avait pris le chemin du marché aux légumes.
La société romaine s'était déjà habituée à voir près de la colonne lactaire les misérables enfants abandonnés. Le triste souvenir de cet endroit où tant de mères dévouées recueillaient de pauvres enfants délaissés, était un peu les débuts des célèbres « roues des enfants trouvés», dans les établissements de charité chrétienne qui fleuriront plus tard de par le monde.
À la clarté funeste de la lune, avant l'aube, la vieille servante a constaté la présence de trois pauvres petits. L'un d'eux, néanmoins, attira son attention par ses doux gémissements de nouveau-né. C'était un enfant aux traits délicats et nobles, que la complice de Claudia put examiner minutieusement à la lumière d'une torche. L'abandonné portait des vêtements très pauvres et semblait être né depuis peu. Hatéria le prit dans ses bras, presque charmée, tout en se disant : cet enfant doit être le digne rejeton de patriciens romains !... Quelle triste romance peut bien se cacher sous ces habits déchirés et ordinaires...
Elle l'emporta avec elle et discrètement pénétra chez ses maîtres.
Le jour se levait...
Cette nuit-là, la criminelle avait ajouté le narcotique aux remèdes de sa maitresse.
Elle est entrée dans la chambre où l'épouse d'Helvidius se reposait et tranquillement a déposé l'enfant à ses côtés, l'enveloppant dans la chaleur tiède des couvertures. Ensuite, elle a préparé toute la mise en scène nécessaire, sans que la pauvre victime de la potion, qu'elle avait plongée dans un long et lourd sommeil, puisse percevoir ce qui se passait.
Mais le bébé se mit à pleurer faiblement bien que la servante criminelle fasse son possible pour le calmer.
Dans la pièce contigûe à celle de sa mère, compte tenu du bruit insolite, Célia s'est réveillée.
Elle s'éveilla hagarde et émue. Elle venait de rêver qu'elle se trouvait à nouveau dans le triste cimetière de la porte Momentané comme lors de la mémorable nuit où elle put revoir le bien-aimé de son âme. Elle se figurait qu'elle regardait Cirus à ses côtés, tandis que Nestor gardait la même attitude que lors de ses anciennes prêches, et demandait : - Qui est ma mère et qui sont mes frères ?
Elle était encore prisonnière de ces douces émotions et des plus tendres souvenirs à son cœur de fille et de jeune femme...
Quand à cet instant, un bruit insolite est arrivé jusqu'à elle. Des gémissements d'enfant?
Qu'est-ce que cela signifiait ?
Perplexe et prise d'inquiétudes, elle s'est levée précipitamment.
Remarquant que quelqu'un approchait, immédiatement Hatéria s'est rapidement retirée mais la jeune fille avait déjà passé la porte et nota sa présence.
Voyant l'enfant à côté de sa mère endormie et les marques évidentes d'un accouchement sur place, les amers soupçons de son cœur filial laissaient entrevoir le drame qui s'était produit.
Un tourbillon d'affligeantes pensées assailli son cerveau affaibli. Oui, cet enfant devait être né là, conséquence fatale d'une tragédie inoubliable.
Hatéria - s'est-elle exclamée bouleversée -, que signifie tout cela ?
Votre mère, cette nuit, ma bonne enfant - répondit la servante criminelle, sans s'altérer -, a donné la lumière à un bébé...
C'est incroyable ! - sanglota la fille d'Helvidius la voix étranglée.
Néanmoins c'est la vérité - a répondu Hatéria à voix très basse -, je n'ai pas dormi et j'ai assisté Madame dans ses souffrances !
Et montrant l'infortunée compagne du tribun, elle s'est exclamée presque tranquille :
Et maintenant elle dort... et a besoin de se reposer.
Célia ne pouvait définir la douloureuse intensité des pensées qui l'assaillaient. Jamais elle n'aurait cru sa mère capable de prévariquer en l'absence paternelle. Son cœur aimant avait toujours été, à son avis, un modèle de vertus, un symbole d'honnêteté. Certainement que Lolius Urbicus avait poussé l'infamie aux plus affreuses extrémités. Elle avait d'ailleurs bien entendu ses paroles de conquérant dénaturé et cruel ! En outre, sa mère était malade depuis longtemps. Certainement que son cœur bon et honnête était rempli des tourments de la componction et du repentir. Elle sentait pour elle une tendresse infinie. Son père était revenu la veille, plein de nouveaux espoirs. Elle avait surpris des larmes dans les yeux maternels, des larmes qui devaient être celles d'une joie intense et émouvante. Comme le cœur de sa mère avait dû souffrir pendant ces longs mois d'attente angoissante ! Alba Lucinie, néanmoins, sa mère et sa meilleure amie, avait maintenant un enfant qui n'était pas une fleur du thalamus conjugal. Helvidius Lucius ne lui pardonnerait jamais. Célia connaissait la fibre de son père, très généreux, mais excessivement impulsif. De plus, la société romaine était intransigeante en ce qui concerne les tragédies de cet ordre au sein de la noblesse. Des larmes bouillonnaient dans ses yeux, plongée dans ses dures et singulières réflexions, la jeune chrétienne s'est souvenue du rêve de cette nuit, et il lui a semblé encore entendre Nestor qui répétait les paroles de l'Évangile - « Qui est ma mère et qui sont mes frères ?» - Et poussant ses souvenirs encore plus loin, son exhortation à la veille du sacrifice lui est revenue en mémoire quand il avait affirmé que la plus grande résignation pour Jésus n'était pas vraiment celle de la mort, mais celle du témoignage que le croyant donne par l'exemple de sa vie. Ensuite spontanément, la figure de son grand-père est apparue à son esprit. Il lui semblait que Cneius revenait de la tombe pour lui recommander, une fois encore, la tranquillité de son père et le bonheur de sa mère, dans les rudes épreuves...
Les yeux en pleurs, elle prit le petit qui ouvrit les yeux pour la première fois aux premières clartés du jour... L'enfant abandonné fit un geste avec ses bras minuscules comme si il les portait vers elle, suppliant son réconfort et son amour. Célia a senti que ses larmes coulaient sur son visage blanc et minuscule, ressentant dans son cœur une tendresse infinie. Elle le retira avec soin comme s'il s'agissait d'un petit frère... Son petit cœur battait à la rencontre du sien, comme celui d'un oiseau effrayé égaré et sans nid... Son esprit fut comme touché par des sentiments mystérieux et inexplicables, peuplé des plus profondes émotions maternelles...
Après quelques minutes, pendant lesquelles Hatéria la dévisageait surprise, Célia s'est agenouillée aux pieds de l'employée, s'exclamant émue avec ce sublime esprit de sacrifice :
Hatéria, ma mère est honnête et pure ! Cet enfant que tu vois dans mes bras est mon fils ! Ce sera mon enfant maintenant et pour toujours, tu comprends ?
Jamais je ne le dirai - a répondu la complice de Claudia, atterrée.
Mais écoute ! Toi qui as été la confidente de ma mère, aide-moi à la sauver !... Par amour à tes croyances, confirme mes intentions !... Ma mère doit s'occuper de mon père au quotidien et mon père l'adore ! Si elle a commis une erreur, pourquoi ne l'aiderions-nous pas en rendant à son âme le bonheur mérité ? D'elle-même, ma mère ne commettrait jamais une telle maladresse !... Elle a toujours été bonne, affectueuse et fidèle... Seul un homme très pervers a pu l'induire à un manquement de cette nature par les voies du crime !...
En larmes alors que la domestique l'écoutait atterrée, elle continuait :
Accède à mes désirs ! Oublie ce que tu as vu cette nuit, te disant que les tyrans de nos temps ont l'habitude d'enlever de nobles dames, leur administrant les potions de l'oubli ! Ma pauvre mère doit avoir été victime de ces misérables pratiques !... Je veux la sauver et je compte sur toi !... Je te donnerai mes bijoux les plus précieux. Mon père n'a pas l'habitude de me donner de l'argent en espèce, mais je détiens me venant de lui et de mon grand-père les plus riches souvenirs... Tu les garderas ! Vends-les où tu voudras... Ça te fera une petite fortune...
Mais et vous ? - a murmuré Hatéria étonnée par la tournure imprévisible que prenaient les événements - avez-vous déjà pensé que cette idée du sacrifice était Impossible ? Avec qui resterez-vous au monde ? Votre père, par hasard, supporterait-il de vous voir ainsi, mère d'un malheureux enfant ?
Moi... - s'exclama la jeune fille avec retenue, comme si elle désirait se rappeler quelqu'un qui pourrait l'aider en de si pénibles circonstances -je... resterai avec Jésus !...
Ensuite, face au silence d'Hatéria qui lui obéissait machinalement, tout le scénario fut transporté dans sa chambre, alors que Célia retenait le petit contre son cœur et donnait à la servante ambitieuse ses bijoux les plus précieux, ne gardant à peine que la perle qu'Helvidius lui avait offerte la veille.
Alba Lucinie, néanmoins, sortit soudainement de sa torpeur. Abasourdie par l'effet du narcotique, elle fut surprise en entendant dans la chambre de sa fille les gazouillis de l'enfant.
Devinant la silhouette d'Hatéria à travers le rideau, elle l'appela à voix haute pour savoir ce qui se passait.
La domestique criminelle, néanmoins, est apparue devant elle, livide et atterrée...
Portant ses mains à sa tête dans un geste de feint désespoir, elle s'exclama avec un étrange désarroi :
Madame !... Madame ! Quelle grande catastrophe !...
L'épouse du tribun, le cœur bondissant dans sa poitrine, pâle et ahurie, allait interroger la domestique quand quelqu'un a traversé la porte et a pénétré dans la pièce.
C'était Helvidius. Le gendre de Fabius n'avait pas réussi à dormir. Après les perfides insinuations de Sabine, il semblait que le poison atroce avait détruit toutes les forces de son cœur. Il avait beaucoup travaillé pour que les heures de la nuit fussent moins amères et pourtant à la naissance de l'aube, il avait enfourché un cheval qui le transporta rapidement chez lui pour s'assurer de sa tranquillité spirituelle auprès de sa femme et de sa fille.
Arrivé là, il avait juste entendu la vieille employée s'écrier désespérément :
Une catastrophe !... Une grande catastrophe...
Alors que Lucinie la dévisageait angoissée et bouleversée, Helvidius Lucius marchait vers elle et vers la domestique, le visage sombre et triste...
Explique-toi, Hatéria !... - eut la force de murmurer la pauvre femme angoissée.
À cet instant cependant, après une longue prière, la jeune chrétienne est apparue presque chancelante à la porte de l'alcôve maternelle.
Elle avait les yeux rouges et tristes, ses vêtements étaient mal mis, ses cheveux en désordre. Bercé par ses bras aimants, le petit s'était calmé comme un oiseau qui avait retrouvé son doux nid.
Helvidius et sa femme ont dévisagé leur fille, surpris et atterrés.
Mais qu'est-ce que tout cela signifie ? - a explosé le tribun s'adressant à l'employée.
Célia voulut s'expliquer mais sa voix s'étranglait dans Ha gorge, tandis qu'Hatéria lui
disait :
Maitre, votre fille, cette nuit...
Mais affrontant le dur regard du patricien, sa voix se perdit dans les réticences des remords et des doutes, face aux terribles conséquences de son infamie.
Alors Célia pleine de foi en la providence divine et sincèrement désireuse de se sacrifier pour sa mère, s'est agenouillée, humble, et a articulé d'une voix presque ferme :
Oui, mon père... ma mère... la confession de mon erreur me pèse, mais cet enfant est mon fils !...
Le tribun a senti qu'une commotion inconnue a envahi tout son être. Sa tête tournoyait, en même temps qu'une expression livide de marbre couvrait son visage ridé de colère et d'angoisse. Le même phénomène physiologique se passait avec sa femme dont les yeux atterrés ne trouvaient pas de larmes pour pleurer. Alba Lucinie, néanmoins, eut encore l'énergie de murmurer, en regardant vers le ciel :
Dieux du ciel !...
Puis agenouillée, tandis qu'Hatéria levait la tête froide et impassible, Célia s'est exclamée en sanglots pleine d'humilité : quand quelqu'un a traversé la porte et a pénétré dans la pièce.
C'était Helvidius. Le gendre de Fabius n'avait pas réussi à dormir. Après les perfides insinuations de Sabine, il semblait que le poison atroce avait détruit toutes les forces de son cœur. Il avait beaucoup travaillé pour que les heures de la nuit fussent moins arrières et pourtant à la naissance de l'aube, il avait enfourché un cheval qui le transporta rapidement chez lui pour s'assurer de sa tranquillité spirituelle auprès de sa femme et de sa fille.
Arrivé là, il avait juste entendu la vieille employée s'écrier désespérément :
Une catastrophe !... Une grande catastrophe...
Alors que Lucinie la dévisageait angoissée et bouleversée, Helvidius Lucius marchait vers elle et vers la domestique, le visage sombre et triste...
Explique-toi, Hatéria !... - eut la force de murmurer la pauvre femme angoissée.
À cet instant cependant, après une longue prière, la jeune chrétienne est apparue presque chancelante à la porte de l'alcôve maternelle.
Elle avait les yeux rouges et tristes, ses vêtements étaient mal mis, ses cheveux en désordre. Bercé par ses bras aimants, le petit s'était calmé comme un oiseau qui avait retrouvé son doux nid.
Helvidius et sa femme ont dévisagé leur fille, surpris et atterrés.
Mais qu'est-ce que tout cela signifie ? - a explosé le tribun s'adressant à l'employée.
Célia voulut s'expliquer mais sa voix s'étranglait dans sa gorge, tandis qu'Hatéria lui
disait :
Maître, votre fille, cette nuit...
Mais affrontant le dur regard du patricien, sa voix se perdit dans les réticences des remords et des doutes, face aux terribles conséquences de son infamie.
Alors Célia pleine de foi en la providence divine et sincèrement désireuse de se sacrifier pour sa mère, s'est agenouillée, humble, et a articulé d'une voix presque ferme :
Oui, mon père... ma mère... la confession de mon erreur me pèse, mais cet enfant est mon fils !...
Le tribun a senti qu'une commotion inconnue a envahi tout son être. Sa tête tournoyait, en même temps qu'une expression livide de marbre couvrait son visage ridé de colère et d'angoisse. Le même phénomène physiologique se passait avec sa femme dont les yeux atterrés ne trouvaient pas de larmes pour pleurer. Alba Lucinie, néanmoins, eut encore l'énergie de murmurer, en regardant vers le ciel :
Dieux du ciel !...
Puis agenouillée, tandis qu'Hatéria levait la tête froide et Impassible, Célia s'est exclamée en sanglots pleine d'humilité :
Si vous le pouvez, pardonnez votre fille qui n'a pas réussi à être heureuse ! Je sais le crime que j'ai commis et j'accepte de bonne volonté les conséquences de mon erreur !
Les yeux baissés, des larmes effleurant la face du petit innocent, la jeune fille continuait s'adressant à son père qui l'écoutait atterré comme si la terreur de cette heure l'avait pétrifié :
En votre absence, dans cette maison l'esprit d'un tyran est passé !... Reçu comme un ami, il a harcelé ma mère avec tous types d'infamie... Elle, néanmoins, comme vous le savez, a toujours été fidèle et pure !... Reconnaissant sa vertu incorruptible, le préfet des prétoriens a abusé de mon innocence, me forçant à l'irréparable !... Je n'ai jamais confessé à ma mère les erreurs de mon âme, mais, cette nuit, j'ai ressenti toute la réalité de mon malheur ! À l'auge de mes souffrances, j'ai demandé de l'aide à Hatéria pour sauver la vie de cet innocent !...
Et levant ses yeux suppliants sur la domestique impassible, la jeune fille a ajouté :
N'est-ce pas la vérité, Hatéria ?
Lucinie et son époux ne pouvaient croire ce qu'ils voyaient, mais l'employée criminelle confirmait avec un embarras simulé :
-C'est la vérité...
Je sais que nos traditions ne me pardonneront pas cet égarement -continuait Célia tristement -, mais toute ma peine vient du fait d'avoir souillé le foyer paternel en acceptant de commettre un affront et en laissant place au déshonneur !... Je ne peux être pardonnée mais voyez mon repentir et ayez pitié de mon esprit abattu ! J'expirerai mon crime comme les circonstances l'exigent, et si la mort est nécessaire pour laver l'offense, sachez que Je mourrai avec humilité !...
Les larmes saisissaient sa voix, bien que se sentant soutenue par des bras intangibles du plan spirituel à l'instant pénible du sacrifice.
Sortant de sa stupeur, Helvidius Lucius a fait quelques pas en direction de sa femme tremblante, demandant d'une voix étrange et presque sinistre :
Il s'agit donc de Lolius Urbicus, l'infâme ?
Alba Lucinie ressentant que toutes ses énergies la lâchaient, se souvint de son calvaire domestique face au harcèlement du conquérant, dont la persécution vis-à-vis de sa fille lui était venue à l'esprit. Loin d'imaginer toute la sinistre réalité de ces scènes que le génie criminel de Claudia Sabine avait idéalisées, elle dit à peine :
Oui, Helvidius, le préfet a été le bourreau Impitoyable de notre maison !
Mais, mon cœur ne peut croire ce que mes yeux voient - a balbutié le tribun sourdement.
Célia continuait agenouillée, les yeux voilés par les larmes, serrant le petit qui pleurait.
Prise d'amertume et d'étonnements, Alba Lucinie regardait sa fille. Maintenant, elle pensait comprendre les esquives de sa fille à toutes ses promenades de ces derniers temps, pour rester seule cloîtrée dans sa chambre, plongée dans les prières et les méditations. Elle attribuait la rétraction de Célia au décès de son grand-père qui avait laissé à elles deux les plus grands regrets. Mais sa méfiance de mère comprenait maintenant que le lâche conquérant avait abusé de l'inexpérience de sa fille. Combien de fois, avait-elle craint de sortir en la laissant seule au foyer, quand son intuition maternelle l'avait si souvent avertie que Lolius Urbicus chercherait à se venger en mettant ses terribles menaces à exécution. Maintenant, la réalité amère lui torturait l'esprit.
Lucinie - a continué Helvidius grave -, explique-toi !... N'aurais-tu pas exercé chez nous la précieuse vigilance maternelle ? Est-il vrai que le préfet des prétoriens a insulté ta dignité ?...
Helvidius - sanglotait-elle d'une voix tremblante -, tout ce qui se produit ici est absolument étrange et incroyable, mais le fait est clair, et atteste d'une réalité plus désolante ! Je soupçonnais que notre pauvre fille fût aussi victime de l'ami pervers de mon père puisqu'en ce qui me concerne, je souffre, depuis que tu es parti, des plus atroces persécutions qui se sont traduites par de constantes menaces, étant donné ma résistance à ses désirs inavouables...
Les paroles sincères de sa femme qui se montrait amère et surprise annihilèrent ses derniers espoirs, le fier patricien se laissa complètement dominer par les réalités apparentes de cette heure tragique.
Les poings fermés, les yeux durs et sombres qui révélaient des dispositions inflexibles de vengeance, Helvidius Lucius s'exclama d'une voix terrible alors que tous ses traits étaient dominés par un rictus d'angoisse :
Je me vengerai de l'infâme, sans pitié !...
Et dévisageant sa fille qui était restée à genoux, les yeux baissés comme pour éviter le regard paternel, il a prononcé ces mots terribles :
Quant à toi, tu devras mourir pour sauver ce crime hideux !... Tu as commencé à me déplaire en préférant des esclaves et tu as fini par ruiner mon nom, en mettant cette maison dans une situation exécrable ! Mais, je saurai laver la tache criminelle par des décisions implacables !...
Une fois qu'il eut dit cela, l'orgueilleux tribun a sorti un poignard aiguisé qui brilla à la lumière du soleil matinal, mais Alba Lucinie, d'un bond, prévoyant sa décision inflexible, a retenu son bras, s'exclamant angoissée :
Helvidius, par les dieux et pour ce que tu es... La douleur immense de notre honte et de notre malheur ne suffit-elle pas ?!... Tu veux aggraver nos souffrances avec la mort et avec le crime ? Non ! Pas cela !... Par dessus tout, Célia est notre fuie !
A cet instant, le tribun s'est soudainement rappelé des prières aimantes de son père au plus profond de ses souvenirs, comme s'il l'incitait au calme, à la résignation et à la clémence. Il lui semblait que Cneius Lucius revenait des ombres de sa tombe pour le supplier d'épargner sa petite-fille idolâtrée coopérant ainsi aux exhortations de sa femme.
Alors, sentant son cœur saturé d'une souffrance morale indéfinissable, il dit d'une voix caverneuse :
Les dieux ne permettront pas que je sois un misérable infanticide... Mais j'écraserai le traître comme on écrase une vipère !
Et, se tournant soudain vers sa fille humiliée, il sévit avec énergie :
J'épargne ta vie, mais désormais pour notre immense malheur tu es définitivement morte et ton indignité ne te permet plus de vivre une minute de plus sous le toit paternel !... Tu es maudite pour toujours !... Fuis n'importe où, sans te rappeler de tes parents ou de ta naissance, parce que Rome assistera bientôt à ton enterrement ! Tu seras une étrangère pour nous !... Ne te souviens plus jamais de nous, ne te raccroche pas au passé car je pourrais t'exterminer dans un moment d'impulsion !...
Humblement, Célia continuait agenouillée mais à ses oreilles résonnaient les paroles décisives de son orgueilleux père offensé dans son amour propre.
-Va-t'en, fuis, maudite !...
Elle s'est alors levée, chancelante, et elle a adressé à sa mère un dernier regard qui semblait concentrer toute sa confiance et tous ses espoirs... Alba Lucinie lui a renvoyé ce signe d'affection la fixant pleine d'une douloureuse tendresse. Elle sembla découvrir dans la limpidité de son expression toute l'innocence de l'âme miséricordieuse et chrétienne de sa malheureuse fille et son cœur maternel remercia intimement les dieux d'avoir épargné sa vie...
Comprenant le caractère inflexible de l'ordre paternel, Célia a fait quelques pas titubante et sortit par une issue latérale, elle s'est retrouvée en pleine rue sans avoir où aller alors que derrière elle, les portes du foyer paternel se refermaient pour toujours.
Après avoir fait des reproches à sa femme sur sa conduite l'accusant d'indifférence et de son manque de vigilance, et après avoir promis de récompenser le silence d'Hatéria, la menaçant aussi de prison au cas où elle agirait contrairement, il envoya un serviteur de confiance à la résidence de ses beaux-parents pour leur demander de venir chez lui de toute urgence.
Une heure plus tard, Fabius Corneille et sa femme se trouvaient auprès du couple apprenant tout ce qui s'était passé.
Alors que Julia Spinter était touchée par les plus pénibles émotions, le vieux et fier censeur s'exclama convaincu :
- Oui, Helvidius, partons immédiatement trouver le traître pour l'exterminer quelles qu'en soient les conséquences ; mais tu aurais dû exécuter ta fille, car le sang doit compenser les préjudices de la honte selon nos codes d'honneur !... Mais, bon, elle sera moralement morte pour toujours. Après avoir éliminé Lolius Urbicus, nous ferons en sorte que les cendres de Célia viennent de Capoue pour être déposées à Rome dans le caveau familial.
Pendant que les deux femmes bouleversées, mère et fille, restaient dans la chambre d'Alba Lucinie à se consoler réciproquement et suppliaient la protection des dieux pour cette tragédie inattendue si éprouvante, Fabius et Helvidius se sont précipitamment dirigés vers le Capitule afin de liquider l'ennemi comme s'ils allaient supprimer un serpent immonde et vénéneux.
Cependant, une surprise, aussi grande que la première, les attendait.
Au palais du préfet des prétoriens, l'agitation était inhabituelle et étrange.
Avant d'atteindre l'atrium, les deux patriciens furent informés que Lolius Urbicus était mort quelques minutes auparavant et l'on croyait qu'il s'agissait d'un suicide.
Le décès de son mari faisait partie du sinistre plan de Claudia, maintenant propriétaire d'un riche patrimoine financier, car de cette manière, il ne resterait personne pour éclairer Helvidius Lucius sur l'infamie que l'ancienne plébéienne croyait avoir jeté sur le nom de son épouse. En outre, tard dans la nuit, Sabine avait pris l'un des parchemins vierges signés de la main du préfet, et imitant parfaitement son écriture rédigea un billet laconique où il se reconnaissait fatigué de la vie et suppliait Flavius Corneille, son ami de tous les temps, de lui pardonner les dommages moraux qu'il lui avait causés.
Pénétrant abasourdis chez leur ennemi mort, Fabius et Helvidius furent abordés par Claudia Sabine qui leur est apparue en larmes en ce matin tragique.
Après avoir déploré la tragique décision de son époux qui avait déserté la vie, Sabine livra au censeur le dernier billet d'Urbicus, qu'elle disait avoir été écrit par son mari à sa dernière heure, laissant transparaître une grande curiosité concernant cette demande de pardon injustifiable et étrange. Elle désirait ainsi, connaître les premiers résultats du funeste travail d'Hatéria, attendant anxieusement des informations indirectes des lèvres d'HeMdius ou quelque allusion venant de Fabius que son esprit vindicatif attendait impatiemment.
Le censeur et son beau-fils, néanmoins, reçurent sèchement et avec indifférence le supposé billet d'Urbicus. Et comme il fallait dire quelque chose face à cet événement imprévisible, Fabius Corneille a ajouté :
Je garderai ce billet comme preuve de son déséquilibre mental dans ses derniers instants car il n'y a que comme cela que peut se justifier une telle demande. Et maintenant, Madame - a-t-il dit énigmatiquement à Claudia qui l'écoutait avec attention -, vous devez nous excuser de devoir nous retirer car chacun a ses disgrâces...
Le vieux patricien lui a tendu sa main en guise d'adieu mais sentant sa curiosité aiguisée par cette expression, l'ancienne plébéienne a demandé avec intérêt, comme pour provoquer quelque clarification de la part d'HeMdius Lucius qui était renfermé dans un mutisme énigmatique.
Disgrâces ? Mais que désirez-vous dire par là ? Vous prétendez m'abandonner dans cette situation ? Pourquoi quittez-vous ainsi cette maison quand le cadavre d'un ami et d'un chef exige le témoignage de la vénération et de l'amitié ? Par malheur est-il arrivé quelque chose de grave à Alba Lucinie ?...
De toute évidence, cette dernière question avait un mystérieux sens. Elle attendait qu'Helvidius lui parle de sa tragédie domestique, de ses profonds chagrins conjugaux, de l'infidélité de sa femme, comme elle avait prévu que cela se déroulerait dans ses plans. Son cœur bâtard s'attendait à ce que l'homme aimé, à cet instant, lui manifeste toutes les attentions aimantes si ardemment désirées pendant ces derniers mois où ses sentiments mesquins avaient aussi caressé de grands espoirs. Cependant, le tribun restait impassible comme s'il avait les lèvres pétrifiées.
Fabius Corneille, néanmoins, sans trahir sa fibre orgueilleuse, éclaira Sabine en ces termes :
Ma fille va bien, grâce aux dieux, mais nous venons aussi d'être blessés au plus profond de notre cœur ! Un émissaire de Campanie nous a apporté ce matin, la pénible nouvelle de la mort subite de ma petite-fille célibataire qui se trouvait auprès de sa sœur, en cure de repos. C'est la raison qui nous empêche de prêter au préfet les derniers hommages puisque nous venions justement lui communiquer notre départ immédiat pour Capoue afin de réaliser le transport des cendres!...
Une fois que cela fut dit, les deux hommes se sont sèchement retirés, sortant d'un pas ferme au bruit des amis et des serviteurs empressés qui manifestaient bien évidemment à Lolius Urbicus les dernières adulations.
Devant cette scène énigmatique, Sabine laissait aller ses pensées à des suppositions. Hatéria aurait-elle oublié d'accomplir aveuglement ses ordres ? Qu'était-il arrivé à sa rivale dont les nouvelles la laissaient perplexe, alors qu'elle avait tout prémédité avec tant d'assurance ? Néanmoins, les préjugés sociaux et les obligations de cette heure extrême que sa propre méchanceté avait provoquées, ne lui permettaient pas de courir comme une folle à la poursuite de sa complice, où qu'elle soit, pour assouvir sa curiosité.
Et alors que son esprit se perdait dans des divagations agitées, Fabius Corneille et son beau-fils s'adressaient à l'Empereur, obtenant la licence nécessaire pour les besoins du voyage en Campanie, qui leur céda immédiatement une confortable galère qui les recevrait à Ostie, afin d'écourter le plus possible leur voyage.
L'après-midi même, le bateau quittait le port mentionné, conduisant toute la famille vers sa destination, sans oublier qu'Helvidius Lucius ne manqua pas d'emporter Hatéria et quelques autres serviteurs de son entière confiance.
Alors que la noblesse romaine rendait hommage au préfet des prétoriens et que la galère d'Helvidius s'éloignait conduisant en son sein quatre cœurs angoissés, suivons la jeune chrétienne dans ses premières heures d'amertume et de sacrifice.
Sortant de la maison paternelle, Célia avait traversé des rues et des places, craignant de rencontrer quelqu'un qui la reconnaisse sur son triste chemin...
Elle tenait le bébé contre son cœur, comme s'il était son propre fils, telle était la tendresse que sa petite figure lui inspirait.
Après avoir longuement erré, prisonnière d'angoissantes réflexions, elle sentit que le soleil brillait haut dans le ciel et qu'elle devait trouver à manger pour le petit. Elle avait traversé les quartiers riches et se trouvait maintenant près du pont Fabricius (6), très fatiguée, exténuée. Au-delà du Tibre, apparaissaient les modestes constructions des juifs et des pauvres libérés ; il y avait là, la célèbre île du Tibre où autrefois s'élevaient les temples de Jupiter Lycaonius et d'Esculape... À ses côtés passaient les enfants de la plèbe, anxieux et pressés. De temps en temps, apparaissaient des soldats de la marine, de la flotte de Ravenne, cantonnés à Trastevere, qui lui jetaient des regards libidineux. Éreintée, elle se dirigea vers une maison de juifs, où une femme du peuple lui donna de quoi manger, pourvoyant à tous les besoins du petit. Réconfortée, elle emporta une petite provision de lait de jument. La fille d'Helvidius a continué son dur pèlerinage sur la voie publique comme si elle attendait une heureuse inspiration à sa farouche destinée.
(6) Le pont Fabricius fut ensuite nommé Ponto di Quatri Capi, en raison d'une statue de Janus Quadrifons, postée à l'entrée de la place. Elle fut construite en pierre, après la conjuration de Catilina. — Note d'Emmanuel.