Dans l'après-midi, cependant, elle se retrouva au même endroit, là où elle avait été aidée par les plus humbles.

Triste et seule, elle s'est reposée à un angle du pont Fabricius, regardant tantôt les passants vêtus pauvrement, tantôt les eaux du Tibre, le cœur plongé dans de pénibles conflits.

Peu à peu, le soleil s'est lentement caché, dorant au loin les derniers nuages à l'horizon.

Un vent froid glacial commençait à souffler dans toutes les directions. Dévisageant les ouvriers pauvres qui rentraient aux foyers, la jeune chrétienne serra plus fortement contre sa poitrine la misérable créature. Se sentant découragée, elle se mit à prier et s'est rappelé que Jésus aussi avait marché de par le monde, à l'abandon, ressentant une douce consolation à cette réminiscence évangélique. Néanmoins, une poignante nostalgie de son foyer blessait son cœur sensible et aimant. Après leurs éreintantes besognes du jour, des femmes du peuple retournaient chez elle avec une auréole de joie tranquille qui transparaissait sur leur visage, tandis qu'elle, fille de patriciens, se sentait contrariée face aux incertitudes de son sort et se trouvait exposée au froid cinglant du crépuscule...

Retenant toujours le petit, comme si elle voulait le protéger de l'air glacial de l'après- midi, malgré sa foi et sa résignation, elle ne put contenir ses larmes, réfléchissant amèrement sur son triste sort !...

Les grands nuages fouettés par le soleil se dissipaient peu à peu, laissant place aux premières étoiles.

La route de l'amertume

Après avoir débarqué dans un port de Campanie, à proximité de Capoue, Helvidius Lucius s'est adressé à ses parents afin de préparer ses enfants à la réalisation de ses volontés.

Les révélations inattendues concernant Celia furent Un rude coup pour Caius Fabrice et sa femme et obéissant aux décisions du tribun, ils ont créé les conditions nécessaires pour que les cercles aristocratiques de la Ville reçoivent la nouvelle venant de chez eux, tandis que les prêtres du temple, sans dédaigner les larges Compensations financières qu'Helvidius leur offrait, facilitaient les modalités en gardant ainsi pour toujours les Souvenirs de la jeune fille dans une poignée de cendres.

Après avoir reçu les hommages de la société patricienne de Capoue qui n'a pas manqué de trouver étrange le mystérieux événement, Fabius Corneille et tous les membres de la famille retournèrent rapidement à Rome où ils ont réalisé l'enterrement dans la plus grande simplicité, selon les usages de l'époque et les exigences de la tradition familiale.

Néanmoins, alors que les prétendues cendres de Célia venaient à peine d'être déposées dans le sarcophage, une nouvelle douleur vint accabler le cercle domestique de nos personnages.

Profondément blessée dans les fibres les plus sensibles de son cœur maternel, Julia Spinter ne réussit pas à supporter un aussi profond chagrin, venant s'ajouter aux nombreux autres qui minaient son existence. Elle quitta la terre inopinément, sans que ses proches puissent au moins prévoir l'approche de sa mort qui eut lieu pendant la nuit, d'un seul coup et faisant suite à une crise cardiaque.

Ce nouveau deuil qui touchait la maison d'Helvidius provoqua chez Alba Lucinie les plus atroces souffrances. À cette époque, compte tenu de la disparition de Lolius Urbicus, Fabius Corneille avait reçu de nouvelles fonctions auprès de l'Empereur, charges qui lui accordaient de grands pouvoirs et de graves responsabilités pour résoudre les problèmes financiers existants.

Le décès de sa femme avait rempli son cœur de singuliers regrets. Il chercha, néanmoins, à réagir face aux forces qui le déprimaient, exerçant toujours son autorité avec le même orgueil qui le caractérisait.

Se sentant très seuls, HeMdius Lucius et sa femme auraient souhaité retourner à la tranquillité provinciale de la Palestine, mais le brusque décès de la noble femme les empêchait de réaliser à nouveau l'exécution des projets si longtemps caressés, concernés par l'isolement dans lequel se retrouverait le vieux censeur dont le cœur fier et froid leur avait toujours donné les plus grandes preuves d'amour et de dévouement.

Clarifiant la situation de tous les personnages, nous devons évoquer le cas de Claudia Sabine après les singuliers résultats des événements pénibles qu'elle avait elle-même funestement engendrés. Une fois son mari mort et se sentant frustrée par l'échec de tous ses plans, elle chercha en vain à voir Hatéria, qui, élevée à une position de confiance accrue au sein du foyer d'Helvidius Lucius, était disposée à ne jamais abandonner la demeure, craignant des représailles. En possession de la large somme que le tribun lui avait donnée en échange de son silence, la vieille employée a appelé son gendre et sa fille à la résidence de ses maîtres, pour leur livrer une partie de la petite fortune avec laquelle ils ont acquis, à son nom, un beau site à Benevento, organisant ainsi la vie de ses enfants jusqu'à ce qu'elle fût disposée à partir pour la vie rurale.

Malgré ses efforts, Claudia Sabine n'avait pu lui parler puisque Hatéria ne s'absentait jamais de la maison de ses maitres. De plus, Fabius Corneille détenait des pouvoirs de plus en plus puissants dans la ville impériale, l'obligeant indirectement à rester silencieuse et à distance.

C'est ainsi que l'ancienne plébéienne a quitté Rome pour Tibur, accompagnant les futilités de la cour d'Hadrien, dont les derniers temps de son règne se caractérisèrent par une cruelle indifférence.

Entourée de domestiques mais dans un complet ostracisme social, la veuve du préfet des prétoriens acquit une demeure tranquille où elle dut passer de longues années alimentant sa haine dans de détestables réflexions.

Après ces brèves observations, reprenons les pérégrinations de Célia pour accompagner sa pénible errance.

En quittant le pont Fabricius, elle avait marché au hasard voulant atteindre l'île du Tibre où se concentrait la plupart des pauvres.

Aux dernières lueurs de l'après-midi, elle chercha à traverser le pont Cestius, trouvant sur un bout de chemin une femme du peuple au visage humble et joyeux. Célia s'assit un moment pour accommoder le petit. Mais elle sentit que le regard de l'inconnue pénétrait doucement son cœur.

Finalement, éprouvant une secrète confiance inspirée par cette femme simple, elle a tracé par terre avec la main droite dans la poussière, un petit signe de croix, grâce auquel tous les chrétiens de la ville se reconnaissaient.

Toutes deux ont alors échangé un regard expressif de sympathie, pendant que l'inconnue s'approchait lui disant gentiment :

Tu es chrétienne ?

Oui - a murmuré Célia en sourdine.

Tu es perdue ? - a demandé discrètement l'inconnue révélant dans ces quelques mots la plus grande prudence afin de ne pas être surprise en tant qu'adeptes du christianisme.

Oui, Madame - a répondu Célia, quelque peu consolée par cet intérêt spontané -, je suis seule au monde avec ce petit.

Alors viens avec moi, il est possible que je te sois utile.

Dans l'océan d'incertitudes où elle se trouvait, avide de protection, la petite-fille de Cneius Lucius l'a suivie. Elles ont calmement traversé le pont Cestius comme de vieilles amies qui se seraient retrouvées, se dirigeant vers un ensemble de maisons pauvres.

Loin de la foule, la femme du peuple, toujours affectueuse, se mit à parler :

Ma bonne enfant, je m'appelle Orphilia et je suis ta sœur de foi ! Dès que je t'ai aperçue, j'ai compris que tu étais seule et abandonnée en ce monde ayant besoin de l'aide de tes frères ! Tu es jeune et Jésus est puissant. J'ai surpris des larmes dans tes yeux, mais tu ne dois pas pleurer quand tant de nos frères ont souffert d'atroces sacrifices par les temps amers que nous traversons...

Célia l'écoutait réconfortée, mais au fond, elle ne savait pas comment procéder dans de si difficiles circonstances quand une compagne de croyance se révélait à elle en toute sincérité.

Alors qu'Orphilia se tut un instant, la fille d'Helvidius la remercia en quelques mots :

Oui, Madame, je suis émue et je ne sais pas comment vous remercier.

Je suis blanchisseuse - a continué la plébéienne avec sa simplicité de cœur -, mais j'ai le bonheur d'avoir un mari miséricordieux et chrétien qui ne cesse de me fournir au travail et au sein de notre foyer les témoignages les plus sacrés de notre foi ! Tu vas le connaître !... Il s'appelle Horace et il sera heureux de savoir que nous pouvons t'être utiles en quoi que ce soit... J'ai aussi un fils du nom de Junin, qui est notre espoir pour l'avenir quand dans notre pauvreté matérielle nous ne serons plus en mesure de travailler !...

Et s'approchant de plus en plus de la pauvre maisonnette, elle ajouta :

Et toi, ma sœur, que t'est-il arrivé pour porter sur ton visage tant de tristesse et de désillusion ?... Si jeune et avec un enfant dans les bras, si belle et si malchanceuse ?...

Je suis veuve et abandonnée - s'exclama Célia les yeux en larmes -, mais j'espère que Jésus m'aidera à trouver le nécessaire pour mon fils et moi...

Elle n'avait pas encore fini ses explications timidement formulées qu'elles se trouvèrent sur le seuil d'une salle très pauvre, presque dégarnie.

Deux hommes parlaient à la faible clarté d'une torche et immédiatement ils se sont levés pour les recevoir.

Dûment présentée au père et au fils, Célia a remarqué qu'Horace semblait effectivement bon et sérieux, mais remarqua chez son fils quelque chose qui lui déplu beaucoup, il avait le regard des jeunes gens frivoles et inconstants, plein de fantaisie et très loquace.

Vous savez, mère - dit le jeune homme comme s'il avait toutes les qualités d'un cancanier -, un grand événement a bouleversé toute la ville !

Tandis qu'Orphilia faisait un geste d'étonnement, Junin continuait :

La première nouvelle qui a ébranlé aujourd'hui l'entourage du forum dans la matinée fut la mort du préfet Lolius Urbicus qui s'est suicidé scandaleusement, entraînant le gouvernement à de nombreux hommages !

Comme c'est étrange - s'exclama l'interpellée -, plusieurs fois, j'ai vu cet homme noble en public à l'allure fière et virile. Hier encore, je l'ai aperçu sur les chars à l'occasion des fêtes triomphales de l'Empereur. Son visage débordait de joie et pourtant...

Et bien - interrompit le chef de maison -, nous traversons une phase de terribles surprises dans toutes les classes sociales. Qui pourrait garantir avec certitude que le préfet des prétoriens s'est réellement suicidé ? Le mois passé, la ville a assisté à deux événements de ce type, pourtant, on a appris ensuite que les deux patriciens suicidaires avaient été cruellement assassinés par des tueurs de leur propre bande.

Célia assise dans un coin comme si elle était une jeune mendiante, écoutait ces remarques, amèrement impressionnée. La mort étrange de Lolius Urbicus l'atterrait. Bien qu'inquiète, elle faisait son possible pour ne pas trahir ses plus vives émotions.

Mais la journée n'a pas seulement été marquée par cet événement là -continuait Junin, loquace - ; on m'a dit au forum que quelques chrétiens ont été arrêtés alors qu'ils étaient réunis près de l'Esquilin et que le censeur Fabius Corneille et sa famille sont partis pour Capoue afin de rapporter à Rome les cendres de l'une des filles du tribun Helvidius Lucius, récemment décédée...

La jeune chrétienne reçut cette nouvelle avec étonnement, comprenant la gravité de sa situation face à ses parents orgueilleux et inexorables. Elle fut tristement choquée par des nouvelles aussi affligeantes... L'idée lui vint à l'esprit de retourner chez elle et de reposer son corps épuisé... Elle ne s'était jamais éloignée de son foyer, excepté quand elle se reposait auprès de son grand-père malade, au palais de l'Aventin. Elle s'est souvenue des serviteurs amicaux et dévoués, a évoqué tous les recoins du nid paternel avec ses aspects particuliers. Une nostalgie immense de sa mère l'a profondément envahie et pourtant par une secrète intuition, son cœur lui disait que jamais plus ses yeux ne reverraient la tranquillité du foyer paternel, si ce n'est lorsqu'elle aurait quitté la prison du monde. D'après les informations de Junin, elle comprit que les portes de la maison paternelle lui étaient à jamais fermées... Symboliquement morte, ce n'est qu'en tant qu'ombre qu'elle pourrait un jour retrouver les siens...

Observant ses yeux larmoyants et reconnaissant son énorme fatigue, Orphilia voulut interrompre les sujets frivoles lui adressant la parole gentiment :

Et toi, ma chère enfant, pour peu nous ne finissions pas notre histoire. Tu te dis veuve ? Mais, quelle pitié !... Tu es si jeune !

La prenant par la main, elle la conduisit à l'intérieur sous le regard surpris des deux hommes qui remarquaient la noblesse des traits de l'inconnue, tout en disant :

Entrons, ma Me !... Il fait très froid et tu semblés fatiguée. En outre, nous avons besoin de nous occuper de l'alimentation du petit. Viens !

Après les remarques de Junin, comprenant qu'elle ne pourrait pas exposer à cette amie occasionnelle la réalité de sa situation, Célia priait Jésus de l'inspirer dans des circonstances aussi difficiles alors qu'Orphilia continuait avec intérêt :

Mais, comment t'appelles-tu, ma sœur ? Tu es veuve depuis longtemps ? Et tu n'as pas d'amis ?...

La fille d'Helvidius, mesurant toute la délicatesse du moment, lui donna un faux nom

et dit :

Je suis devenue veuve il y a à peine quatre mois et Je suis complètement abandonnée avec cet enfant de quelques jours. J'ai supporté toutes les souffrances d'une pauvre malheureuse de la plèbe, mais j'ai toujours gardé ma foi en Jésus comme unique refuge. Même maintenant, votre charité fraternelle qui m'accueille dans cette maison, est pour moi le témoignage vivant de la protection du Maître Divin à qui j'ai adressé toutes mes prières!...

Non seulement Orphilia, mais son mari et son fils aussi l'ont écoutée peines.

Et quels sont tes projets, ma fille ? - a demandé la maîtresse de maison, émue.

À cette question, Célia s'est souvenue de Cneius Lucius qui lui avait promis son soutien dans les moments les plus difficiles si le Seigneur le lui permettait, et implorant ses valeureux conseils par les vibrations silencieuses de sa pensée, elle répondit avec une certaine fermeté :

Il faut que je quitte Rome le plus tôt possible. Malheureusement, les moyens nécessaires me manquent, mais j'espère que Jésus m'aidera... J'ai quelques parents dans la banlieue de Naples et aux confins de la Campanie. Je veux faire appel à eux tous, car je ne pourrai pas rester ici sans conditions pour nous faire vivre mon pauvre enfant et moi.

C'est juste - a répondu Orphilia doucement -, Horace et moi, nous pourrons t'aider dans les premières mesures à prendre.

D'ailleurs - a répliqué le chef de famille, avec un geste paternel -, en tant qu'employé du forum, Junin devra partir en voyage ce mois-ci, emportant des documents de peu d'importance jusqu'à Gaète ! Munie des quelques ressources que nous pourrons trouver, tu pourras commencer avec de nouveaux recours pour rejoindre tes parents.

Célia l'écoutait consolée et reconnaissante pendant qu'Orphilia prenait l'enfant pour le nourrir correctement, incitant la jeune fille à se servir, à son tour, une assiette de bouillon.

Cette idée tombe à point nommé - dit Orphilia s'adressant à son mari, les nobles partent pour Naples sur de luxueuses galères, mais nous, les humbles, nous devons utiliser les procédés les plus pauvres.

Toutefois, tout est entre les mains de la miséricorde divine - a commenté Horace, convaincu.

Et s'adressant à son fils, alors que sa femme se taisait, il a demandé :

Quand pars-tu ?

Dans deux semaines, je crois.

Très bien, Orphilia, d'ici là, nous aurons pourvu aux besoins nécessaires pour le voyage de notre sœur.

Célia a esquissé un sourire de remerciements se «entant bien aux côtés de ces cœurs simples et généreux.

Peu après, elle reposait avec le petit dans un modeste lit très propre que la maîtresse de maison lui avait préparé, près de sa chambre.

Accommodant affectueusement l'enfant entre les pauvres couvertures, la fille d'Helvidius Lucius se mit à prier, méditant sur les pénibles péripéties de ce jour inoubliable. Quand l'on souffre, la vie est comme un tourbillon de cauchemars intenses. À son esprit accablé, il lui a semblé qu'elle était séparée des siens depuis plusieurs années, telle fut l'angoisse martyrisante des heures interminables où elle errait sur les voies publiques, sans but et sans aucun espoir... Sans perdre de vue le bébé, elle a senti que petit à petit son corps exténué cédait au sommeil réparateur. Elle s'est alors endormie tranquillement comme si dans les ailes de la nuit son esprit fuyait temporairement sa prison, libérée de la pénible réalité.

Pendant deux semaines, grâce à la protection d'Orphilia et de son mari, la jeune fille chrétienne s'est préparé des vêtements pour elle et pour le petit. Avec ce que ses amis lui fournissaient, elle s'est coupé des habits pauvres et simples avec lesquels elle entreprendrait son chemin d'humilité.

Où irait-elle ? Elle ne pouvait pas le savoir en fait.

Elle ne connaissait pas Naples si ce n'est à travers les descriptions de son vieux grand- père quand il inventait des voyages imaginaires pour instruire sa petite-fille aimée.

Il était possible qu'elle n'arrive pas jusqu'à Naples, ni même en Campanie où elle gardait le souvenir de sa sœur et de Caius Fabrice domiciliés à Capoue. Inutile d'espérer l'aide de sa sœur puisque Helvidia et son mari, certainement informés de ce qui s'était produit à Rome, ne pourraient absolument pas lui pardonner.

Néanmoins, elle était disposée à partir, pleine de confiance en Dieu. Au moment opportun, Jésus saurait bénir ses pas les guidant vers le bon chemin. Dans la complexité de ses méditations, elle se rappelait sans cesse les paroles de son grand-père le jour du sacrifice de Cirus et de Nestor, attendant que les messagers du Seigneur ou les âmes des êtres chers reviennent de la tombe pour guider leur cœur dans le dédale des anxiétés angoissantes.

Craignant des complications, la jeune fille ne sortit jamais de l'humble quartier du Trastevere où elle avait été accueillie, jusqu'à ce qu'un jour, aux premières clartés de l'aube elle dit adieu à ses amis les larmes aux yeux.

La voiture de Junin avait été préparée la veille, de sorte que leur départ eut lieu à l'aube. Orphilia et Horace étaient également émus, mais obéissant à l'impératif des épreuves sur terre, Célia se blottit dans le véhicule fabriqué conformément aux diligences de l'époque, où elle rangea son sac de vêtements et une importante provision d'aliments qu'Orphilia n'avait pas oublié de préparer pour le petit avec amour.

Après de tendres étreintes et des vœux de bonne chance, quelques instants plus tard sous le froid intense du matin, Junin faisait claquer le petit fouet sur le dos des animaux traversant les voies publiques.

Célia priait Jésus de fortifier son esprit angoissé en lui donnant le courage d'affronter les routes tortueuses de la vie... En quittant Rome, les yeux remplis de larmes, sentant son cœur flagellé par les souvenirs impitoyables, son profond martyre lui sembla plus intense. Regardant, cependant, le bébé presque endormi dans ses bras, elle ressentait une force irrésistible qui la soutiendrait dans tous les sacrifices.

Les premiers rayons de soleil commençaient à envahir le vaste ciel quand la voiture traversa la porte Caelimontana7, et les chevaux partirent au trot sur la voie Appienne... Face à la campagne romaine sur la route où s'élevait l'admirable aqueduc de Claude, la fille d'Helvidius s'extasiait à la contemplation de la nature, l'esprit plongé dans de douces prières et de profondes méditations.

(7) Porte Caelimontana a été appelée, plus tard, porte de Saint-Jean. - Note d'Emmanuel.

Il était à peine dix heures quand ils ont passé Albe-la-Longue avec ses maisons simples et coquettes.

Avec une expression énigmatique dans le regard, Junin fit en sorte que sa compagne de voyage et le bébé prennent un léger repas avant d'initier l'ascension des monts du Latium.

Poursuivant leur route sur les chemins bordés d'arbres et de fleurs sauvages, ils sont ainsi parvenus à Aricia entourée de jeunes oliviers et de jardins immenses. Plus tard, ils atteignaient Genciano8, un village gracieux et agréable au pied du lac Nemi où fleurissaient d'interminables roseraies sur les bords de la route.

(8NT): Gensano (Gentiano, Genciano, Genzano), petite ville à 29 km au sud de

Rome.

Célia avait l'esprit plongé dans de douces réflexions en raison de l'enchantement merveilleux du paysage dont la beauté dépassait tous les tableaux de la Palestine gardés en mémoire pour toujours. De toute part, des oliviers généreux, des orangers en fleur, des jardins immenses et bien soignés, des rosiers parfumés et des détails précieux que les hommes de la campagne avaient organisés.

Que ce soit l'influence caressante de l'air embaumé d'arômes ou en raison de la fatigue de sa longue excursion, l'enfant s'était endormi dans les bras de la Jeune maman que le ciel lui avait donnée, alors qu'elle caressait son visage minuscule avec le plus tendre amour.

Et comme l'ombre des bois atténuait les rayons chauds du soleil crépusculaire, Junin, qui ne restait jamais silencieux, attirant l'attention de sa compagne de voyage sur tel ou tel détail en chemin, se mit à lui parler d'un étrange sujet. La jeune fille a rougi et lui a demandé de se rappeler de la tradition chrétienne de ses parents qui l'avaient traitée généreusement, le suppliant de la laisser tranquille avec son pénible veuvage, au gré de son sort. Elle remarqua, néanmoins, que le jeune homme était plein des vices de son temps et se dit que le fils de ses protecteurs serait insensible à ses prières les plus ardentes. Repoussé dans ses intentions indécentes, laissant alors transparaître Sur son visage une dégoûtante expression de vautour blessé, le fils d'Horace dit à sa victime :

- Nous sommes près de Velitrae où nous passerons la nuit et comme tu devras continuer avec moi jusqu'à Gaète, j'espère te convaincre demain. Sinon...

Tout en se rappelant qu'elle devait prier et rester Vigilante, Célia avala l'insulte tout en conservant sa pensée plongée dans un fervent recueillement afin que le Divin Maître, par ses messagers, lui inspire la meilleure chose à faire.

Quelques instants plus tard, ils entraient dans la belle ville construite en des temps reculés par les Volsques et qui fut le berceau du grand Auguste. Velitrae, puis plus tard Velletri, se trouve sur une grande colline, offrant de très belles perspectives topographiques au voyageur. Ses crépuscules sont empreints d'une douce et d'une merveilleuse beauté... En contemplant l'orient, on voit les montagnes de la Sabine reliées par les précipices profonds où se trouve la ville, et en fin de journée, quand le soleil disparaît, la neige des montagnes se mêle au brouillard de la nuit, offrant des prismes visuels aux plus éblouissants effets.

Junin posa les rênes devant une auberge en apparence très simple. Reçu avec des démonstrations de joie par ses anciennes connaissances, immédiatement un logement pour Célia avec l'enfant fut mis à leur disposition et les animaux furent rentrés dans l'étable.

Après le repas, la jeune chrétienne se recueillit dans sa chambre pour réfléchir et prier. Junin avait prévu de repartir à l'aube. Mais elle était prise d'angoisse et d'incertitude. Le fils de ses bienfaiteurs ne semblait pas partager les mêmes sentiments élevés de ses parents. Ce regard intraitable semblait présager de la malice d'un serpent. Ses gestes étaient intrépides, ses idées indifférentes aux notions du devoir et de la responsabilité.

Tard dans la nuit, une employée de maison est venue s'informer si son hôte avait besoin de quelque chose, elle la trouva inquiète et angoissée à se demander ce qui pourrait bien lui arriver en ce lendemain menaçant.

Après d'amères réflexions, inspirée par ses amis de l'invisible, elle décida de quitter l'auberge dès les premières heures de l'aube et de fuir la perversité de l'ennemi de sa paix intérieure.

C'est ainsi qu'à l'aube, apeurée, elle s'est éloignée de la grande maison inconnue. Serrant le bébé contre sa poitrine, elle sentait son cœur battre à vive allure. Jamais, elle n'avait affronté de situation aussi difficile et, néanmoins, elle se disait que Jésus l'aiderait par de précieuses suggestions.

Laissant Velitrae à sa gauche, elle prit courageusement un large chemin, portant le petit et son pauvre bagage, elle marcha jusqu'à l'aurore et se retrouva dans l'ancien village de Cora, célèbre pour son temple à Castor et Polux. Là, une femme du peuple l'accueillit chez elle pendant quelques minutes et lui offrit de nouvelles provisions compatissant de sa dure journée avec le petit dans ses bras.

Poursuivant sa marche, possédée par une étrange force comme si quelqu'un guidait ses pas, malgré l'itinéraire incertain, elle s'est bientôt retrouvée sur les bords de l'Astura à traverser des petits villages où il y avait toujours un bon cœur pour lui prodiguer une gentillesse fraternelle.

Avant midi, elle rencontra de simples conducteurs de charrettes, employés par de riches propriétaires de la région qui travaillaient au transport, dont l'un d'eux ayant l'allure d'un patriarche, lui offrit une place à ses côtés pour soulager la douleur de ses pieds.

Rapidement installée dans un véhicule assez rapide pour l'époque, la jeune chrétienne pouvait apercevoir à l'horizon les célèbres marais Pontins, une vaste étendue de terre sans relief vers où convergeaient les eaux abondantes de quelques fleuves.

Célia traversa ainsi différentes agglomérations, des villages naissants ou des vieilles villes en ruines, retenant plus longuement ses yeux tristes sur les humbles constructions du Foro Appio (Forum Appii), où les traditions chrétiennes de Rome assuraient qu'avait eu lieu la rencontre de Paul de Tarse avec ses frères de la ville de César.

Plongée dans ses réflexions, la voyageuse passa près d'Anxur, qui s'appellera plus tard Terracine, et qui débouchait sur les flancs escarpés de la montagne, passant par les ruines bien conservées d'anciens palais qui avaient appartenu à de lointains souverains. Des sommets, ses yeux découvraient toute la région des célèbres marais ainsi que la vaste étendue de la mer Tyrrhénienne.

Arrivée là, cependant, elle sentit son cœur affligé se glacer, car sur cette route hostile et montagneuse, le cocher âgé, bienveillant et amical, devait faire marche arrière obéissant ainsi aux ordres reçus.

Le soir tombait. Le vieux transporteur de terre a salué sa compagne qui avait les yeux larmoyants. Pendant tout le chemin, Célia était restée triste et silencieuse, mais, percevant que son bienfaiteur ému craignait de devoir l'abandonner dans un endroit aussi ingrat à une telle heure, elle lui dit courageusement :

Adieu, mon bon ami ! Que le ciel récompense votre bonté. Votre offre généreuse m'a évité une grande fatigue sur cette route !...

Vous allez à Fundi ? - a demandé le bon vieillard avec intérêt.

Je n'aurai pas besoin d'aller jusqu'à là-bas - a répondu la jeune fille avec un courage inouï - ; la maison de mes parents est toute proche.

Encore heureux - a-t-il répliqué réconforté -, je craignais que vous ayez à marcher encore longtemps car ces régions sont infestées de fauves et de hors-la-loi.

Soyez tranquille - a dit Célia cachant sa propre angoisse -, ces routes ne me sont pas inconnues. En outre, je suis sûre que le ciel me soutiendra, protégeant mon enfant...

Entendant cette invocation faite au ciel, dans sa Simplicité d'âme vouée à Dieu, le généreux transporteur s'est respectueusement découvert et après avoir tendu sa main à la jeune inconnue, il s'est préparé à descendre la montagne où il n'était monté que pour répondre à la

Sollicitation de sa gracieuse passagère. Il reprit les mêmes sentiers escarpés afin d'accomplir à Anxur la tâche qui lui Incombait.

Célia le vit disparaître dans les courbes raides, accompagnant le véhicule d'un regard triste et soucieux, elle aurait aussi voulu faire demi-tour car une crainte immense des hommes impitoyables qui ne sauraient pas respecter sa chasteté, la poussait à chercher l'inconnu entre les ombres épaisses des forêts du Latium.

Plongée dans la prière, elle a marché presque mécaniquement, observant, angoissée, que les ombres du crépuscule s'avoisinaient...

La route passait par une étroite vallée, d'un côté elle pouvait voir l'océan et de l'autre la chaîne de montagnes. Les derniers rayons de soleil doraient les immenses sommets quand ses yeux découvrirent sur la gauche, une grotte providentielle formée par les éléments de la nature. C'était, néanmoins, une construction naturelle si imposante qu'il a suffi d'un examen plus poussé pour qu'elle se rappelle des leçons de son grand-père, en d'autres temps, identifiant l'endroit avec les souvenirs de ses études. Cette grotte était le lieu célèbre où Séjan avait sauvé la vie de Tibère, quand l'ancien Empereur, encore prince, se dirigeait avec quelques amis vers les villes de Campanie. Se sentant assaillie par les faibles clartés en fin d'après-midi, elle s'est dirigée vers l'intérieur où une cavité naturelle semblait bien adaptée au repos d'une nuit. Remerciant Jésus d'avoir trouvé un abri comme celui-ci, elle a arrangé les pauvres vêtements qu'elle avait apportés pour accommoder le petit et se mit à récolter de grandes brassées de mousse sauvage qui tombait des vieux arbres, elle rembourra le lit dur avec le plus grand soin. Alors qu'elle cherchait à barrer le passage dans la grotte où elle allait se reposer avec des pierres et des branches vertes, envisageant la possible apparition de quelque bête sauvage, voici qu'elle entendit s'approcher rapidement le bruit des sabots de chevaux au trot sur le chemin...

Reprenant le petit dans ses bras, elle est accourue vers eux, désireuse de parler à quelqu'un et de pouvoir fuir cette triste impression de solitude, espérant que la Providence divine, par l'intermédiaire d'un cœur bienveillant, lui éviterait l'angoisse d'une nuit qui se présentait terrifiante...

Serait-ce un véhicule, ou serait-ce de généreux cavaliers qui lui tendraient une main fraternelle ? Il se pouvait aussi que ce soit des voleurs à cheval, perdus dans la forêt en quête d'aventures... Considérant cette dernière hypothèse, elle voulut faire marche arrière, mais dans l'obscurité de la nuit, trois ombres se sont détachées à ses côtés l'empêchant de battre en retraite car freinés brusquement, les élégants chevaux ont interrompu leur trot accéléré et bruyant.

Reprenant courage grâce au flux des puissantes énergies qui venaient de l'invisible et se déversaient sur elle, la fille d'Helvidius a demandé :

Vous allez à Fundi, cavaliers ?

En entendant ces paroles, celui qui semblait être le chef des deux autres s'est écrié d'une voix atterrée :

Urbain ! Lucrèce ! - allumez les lanternes. Stupéfaite, Célia a immédiatement reconnu cette voix dans la nuit.

Il s'agissait de Caius Fabrice qui revenait de Rome où il avait laissé sa femme en compagnie de ses parents, contraint de répondre à des obligations urgentes à Capoue après les présumées funérailles de Célia, conformément aux arrangements de la famille.

La jeune chrétienne ressentit les craintes les plus poignantes entremêlées d'espoirs. Qui sait sa situation pourrait peut-être changer face à cette rencontre imprévisible ?

Avant qu'elle n'ait eu le temps de penser plus avant, deux lanternes ont illuminé l'atmosphère.

Le mari d'Helvidia l'a dévisagée, atterré. La vision de Célia, seule et abandonnée, retenant dans ses bras l'enfant qu'il supposait être son fils, a ému son cœur ; néanmoins comprenant la gravité des événements survenus à Rome, conformément aux pénibles informations transmises par son beau-père, il choisit de cacher son émotion et afficha la plus froide indifférence :

-Caius !... - a imploré la jeune fille avec une indicible inflexion de voix, alors que la lumière baignait son visage abattu.

Vous me connaissez ? - a demandé le fier patricien.

Se peut-il que tu ne me reconnaisses pas ?

Qui êtes-vous ?

Tu devrais ouvrir les yeux ?

Je ne vous connais pas.

Serais-je transformée à ce point ? Tu ne te rappelles pas de la sœur de ta femme ? - a- t-elle demandé suppliante.

Ma femme - a conclu le voyageur pendant que les deux serviteurs le regardaient grandement surpris -n'avait qu'une sœur qui est morte il y a dix-huit jours. De toute évidence, vous vous trompez puisque je reviens de Rome où j'ai assisté à son enterrement.

Ces mots furent prononcés avec une froideur indéfinissable.

La fille d'Helvidius Lucius a fixé ses yeux remplis de larmes dans les siens et son visage transfiguré portait les marques d'une infinie affliction. Elle comprit qu'il était inutile de caresser tout espoir de retourner au sein de sa famille. À toutes fins utiles elle était morte, et pour toujours. Elle sembla se réveiller plus violemment encore de sa déchirante réalité, mais sentant que quelqu'un soutenait son esprit à un moment aussi bouleversant, elle s'est exclamée:

Je comprends !...

Et avec la plus grande froideur pour ne pas trahir ses sentiments devant les serviteurs, le mari d'Helvidia a répliqué :

Madame, si vous voulez utiliser cette excuse pour obtenir l'argent nécessaire à vos besoins, je vous en donne volontiers.

Et pendant que le fier Romain plongeait sa main dans sa bourse pour accomplir cette action, elle lui répondit avec noblesse et dignité :

Caius, suis ton chemin en paix !... Garde ton argent, car une bénédiction de Jésus vaut plus qu'un million de sesteroes ! ...

Extrêmement dérouté, le mari d'Helvidia a rangé sa bourse s'adressant contrarié à ses employés en ces termes :

Éteignez les lanternes et continuons le voyage !

Observant la consternation des deux esclaves éminemment impressionnés par cette scène, il a ajouté hautain :

Qu'attendez-vous de plus pour exécuter mes ordres ? Ne nous laissons pas impressionner par des incidents de parcours. Je ne suis jamais passé par les routes d'Anxur sans rencontrer une folle de ce genre !

Et comme s'ils étaient soudainement réveillés par des ordres plus sévères, Urbain et Lucrèce ont obéi aux exigences de leur maître, éteignant la lumière qui brillait dans l'obscurité de la nuit et quelques instants plus tard, les trois cavaliers reprenaient leur marche comme si de rien n'était.

Caius Fabrice était généreux mais la faute de Célia, aux yeux de sa famille, était trop grave pour qu'elle puisse être pardonnée. À personne, il ne révélerait cette rencontre, d'autant plus qu'entre lui et sa femme, ils avaient formulé l'engagement de garder le secret absolu à ce sujet. Il décida donc d'étouffer tous les élans de compassion qu'il aurait pu éprouver pour sa malheureuse belle-sœur.

Quant à elle, les yeux baignés de larmes, elle est restée comme pétrifiée à entendre le trot cadencé des animaux qui s'éloignaient jusqu'à ce qu'un silence profond et mystérieux se fasse sentir de toute part dans la forêt lugubre.

Dans sa fragilité féminine, voyant Caius éloigner, elle éprouva l'envie de demander son aide le suppliant d'avoir la charité de la conduire jusqu'à la ville de Fundi où elle trouverait certainement quelqu'un pour l'abriter pendant une nuit. Toutefois, elle était restée muette comme si l'insensibilité de son beau-frère l'avait glacée jusqu'à l'âme.

Elle pleura longuement mêlant ses prières à ses larmes abondantes, les yeux tournés vers le ciel où brillaient quelques rares étoiles...

Le pas chancelant, elle est retournée à la grotte sauvage que la nature avait creusée.

Une fois à l'intérieur, elle a installé l'enfant de la meilleure manière possible et est entrée méditer morose.

Les vents du Latium ont commencé à susurrer une symphonie triste et étrange, alors qu'au loin elle pouvait entendre les échos des loups sauvages hurlant dans la forêt...

Plus que jamais, Célia s'est sentie abandonnée. Un profond découragement s'est emparé de son esprit, sentant que malgré toute sa foi, sa force morale s'évanouissait face à tant de douloureuses souffiances... Elle s'est souvenue, une à une, de toutes ses joies domestiques se rappelant chacun de ses parents avec les caractéristiques charmantes de sa tendre affection. Jamais la souffrance morale n'avait touché si profondément son cœur sensible !... Alors que des larmes silencieuses coulaient sur ses joues, plus que jamais lui sont revenues en mémoire les exhortations de Nestor à la veille du sacrifice, suppliant Jésus de lui accorder des forces pour supporter les résignations purificatrices...

Plongée dans une profonde obscurité, elle câlinait le visage du tout petit, craignant l'attaque des reptiles et sans perdre confiance en la miséricorde de Jésus, elle sécha ses larmes pour mieux réfléchir à l'avenir.

C'est alors qu'à la stupeur de ses yeux affligés, un point lumineux a émergé de l'ombre qui augmentait à une vitesse prodigieuse sans qu'elle puisse savoir réellement ce qui se passait... Étourdie et abasourdie, elle finit par deviner à ses côtés la figure de son grand-père qui envoyait à son cœur tourmenté les plus tendres sourires..

Son amertume était telle, et si grande était l'agitation de son cœur alarmé, qu'elle ne put manifester la moindre étrangeté. Dans la clarté de sa foi, elle s'est immédiatement souvenue de la leçon évangélique des apparitions du Divin Maître à Marie Madeleine et à ses disciples, tendant à son grand-père ses bras anxieux. Pour son esprit éprouvé, la vision de Cneius Lucius était une bénédiction du Seigneur à ses indicibles martyres intimes. Elle voulut parler, mais, face à la figure radieuse du bon vieil homme, sa voix s'étouffa dans sa gorge sans réussir à articuler un seul mot. Néanmoins, elle avait les yeux pleins de chagrin et il y avait sur son visage une telle expression de sublimité qu'on l'aurait crue plongée dans une profonde extase.

- Célia - a murmuré l'Esprit affectueux et bienfaiteur - Que Dieu te bénisse dans les tempêtes amères de la vie matérielle !... Heureuse, ô toi, qui t'es élue en sacrifice comme si tu avais reçu une mission gratifiante du Maître !... Ne faiblis pas dans les heures les plus difficiles, car parmi les fleurs du ciel il en est qui accompagnent tes tourments fortifiant les fibres de ton esprit exilé ! Ne pense jamais que tu es abandonnée puisque de l'au-delà, nous te tendons des mains fraternelles. Toutes les douleurs, ma fille, passent comme l'éblouissement des éclairs ou comme le voile du brouillard dissipé au soleil... Seule la joie est éternelle, seule la joie atteint l'éternité. En nous réalisant intérieurement pour Dieu, nous comprenons que toutes les souffrances sont à la veille divine de la joie spirituelle au niveau de la vraie vie ! Nous connaissons l'intensité de tes souffrances, mais en cohérence avec ta foi, garde ta pensée toujours pure ! En croyant te sacrifier pour ta mère, tu accomplis l'une des plus belles missions de charité et d'amour aux yeux de l'Agneau de Dfeu... Ne pense jamais que les sentiments de ta mère se soient déviés un jour du code de la loyauté et de la vertu domestique, mais reçois toutes tes souffrances comme les éléments sacrés de ta propre rédemption spirituelle ! Ta mère n'a jamais manqué à la fidélité conjugale et ton esprit d'abnégation et de résignation recevra de Jésus la plus grande conquête de bénédictions.

À ces paroles qui tombaient comme un baume divin dans son cœur découragé, la fille d'Helvldius laissa couler sur son visage des larmes de réconfort, comme si ses pleurs pouvaient laver toutes ses douleurs. Elle identifiait son affectueux grand-père qui était aussi son ami, là, Juste à ses côtés comme lors des jours les plus heureux de son existence. Entouré d'une douce lumière, Cneius Lucius lui souriait avec la bienveillance qu'il lui avait toujours manifestée. En entendant les révélations faites à l'intégrité morale de sa mère, Célia a reconsidéré les pénibles événements advenus dans son foyer. Il avait suffi qu'elle effleure de telles pensées, sans les exprimer verbalement, pour que la respectable entité spirituelle l'éclairé en ces termes :

Ma fille, ne pense qu'à bien accomplir les desseins du Seigneur en ce qui te concerne... Ne permets pas que tes pensées revoient le passé et te contaminent de nouvelles afflictions générant d'autres chagrins dans ta vie ! Ne cherche pas à démontrer la faute de quelqu'un ou à indiquer les erreurs de qui que ce soit, parce qu'il est une cour de justice incorruptible qui légifère au-dessus de nos têtes !... Pour elle, il n'est pas de procès obscurs, ni d'informations inexactes ! Si cette justice sublime a décidé de ta marche sur les chemins de la calomnie et du sacrifice, c'est que cette route convenait le mieux à ton perfectionnement et au type de travail qu'il t'appartenait d'accomplir. Jamais plus tu ne retourneras à la douceur du foyer paternel auquel tu te sentiras attachée par les liens indestructibles de la nostalgie et de l'amour par tous les chemins que tu parcourras, mais cette séparation de nos affections les plus chères sera comme un point de lumière immortelle marquant la transformation de nos destinées ! Ton sacrifice, ma fille, doit être pour toujours une marque rénovatrice de nos énergies spirituelles dans le grand mouvement des réincarnations successives en quête d'amour et de sagesse ! Augmentant mes chances pour retourner aux luttes terrestres, je bénis ta douleur, parce que ta résignation est grande et méritoire aux yeux de Jésus.

C'est alors qu'elle réussit à rompre les émotions qui l'asphyxiaient, s'exclamant d'une voix triste et éprouvée :

Plus que des paroles, mon cœur, que votre esprit est en mesure de scruter, peut vous dire ma joie et ma reconnaissance !... Protecteur et ami, guide aimant de mon âme, puisque vous venez des ombres de la tombe pour m'apporter les vérités les plus consolatrices, aidez- moi à vaincre les pénibles difficultés de la vie !... Stimulez-moi ! Inspirez-moi par votre sagesse et votre amour compatissant ! Ne me laissez pas désorientée au milieu de ces durs rochers !... Grand-père, mon cœur est aussi triste que cette nuit, et le découragement et l'amertume clament en mon for intérieur comme les loups féroces qui hurlent dans ces forêts!... Désormais, néanmoins, je saurai que je vous ai près de moi !... Je marcherai consciente que vous suivrez mes pas en quête du vrai bonheur !... Priez Jésus que j'accomplisse austèrement tous mes devoirs ! Et, surtout, soutenez aussi cet innocent dont je chercherai à protéger la vie en toutes circonstances !...

La voix de Célia s'arrêta alors. Entendant ses suppliques avec la même expression de sérénité et d'affection dans le regard, Cneius Lucius s'est avancé lentement jusqu'au lit improvisé du petit, illuminant son petit visage blanc d'un geste de sa main droite radieuse, il lui dit souriant :

Ainsi donc ma fille - a-t-il dit en montrant du doigt l'enfant -, Cirus a accompli sa promesse en revenant immédiatement au monde pour être plus près de ton cœur, sous les bénédictions de l'Agneau !...

Comment ne me l'avez-vous pas révélé avant ? - se dit la jeune fille profondément possédée d'un sublime enthousiasme.

C'est que Dieu - répondit l'entité généreuse devinant ses pensées - souhaite que nous spiritualisions tous l'amour, en cherchant ses expressions les plus pures et les plus sublimes. En recevant un enfant abandonné comme ton frère, sans te laisser conduire par d'autres dispositions particulières, tu as su sanctifier bien davantage ton affection pour Cirus, par le lien indissoluble des âmes jumelées, en route vers les plus lucides conquêtes spirituelles dans la rédemption suprême...

Oui - a dit la jeune patricienne dans sa joie spirituelle -, maintenant je comprends mieux mon attendrissement, et puisque vous m'avez apporté au cœur une joie aussi douce, dites-moi comment je dois agir à partir de là, donnez-moi une orientation adéquate pour que je puisse accomplir irréprochablement tous mes devoirs...

Ma fille, l'orientation de tous les hommes est tracée par les exemples de Jésus-Christ! Nous n'avons pas le droit de gêner l'initiative et la liberté des êtres qui nous sont les plus chers, parce que sur le chemin de la vie, l'effort personnel est indispensable ! Lutte avec énergie, avec foi et persévérance pour que le royaume du Seigneur fleurisse en lumière et en paix dans ta propre vie... Garde ta conscience toujours pure et si un jour le doute vient perturber ton cœur, demande toi ce que ferait le Maître à ta place dans les mêmes circonstances... Ainsi tu apprendras à agir avec assurance, illuminant tes résolutions à la lumière de l'Évangile !...

Après une pause pendant laquelle Célia ne savait pas si elle devait fixer la personnalité survivante de son grand-père, ou si elle réveillait l'enfant abandonné pour revoir dans ses yeux, encore une fois, le souvenir de son bien-aimé, Cneius Lucius a ajouté :

Après tant de surprises exaltantes et tant de fatigue, tu dois te reposer ! Repose ton corps douloureux qui devra encore supporter beaucoup de luttes... Continue avec tes prières et la même vigilance de toujours car Jésus ne t'abandonnera pas sur les mers intrépides de la vie!...

Alors, comme si un pouvoir invincible annihilait ses capacités de résistance, Célia s'est sentie enveloppée d'un magnétisme doux et délicieux. Peu à peu, elle cessa de voir la figure radieuse de son grand-père qui se posta à ses côtés telle une sentinelle affectueuse la protégeant contre l'irruption de tous dangers... Un paisible sommeil ferma ses paupières fatiguées et, étreignant le petit, elle a tranquillement dormi jusqu'à ce que les premiers rayons du soleil pénètrent dans la grotte annonçant le jour.

DE MINTURNES A ALEXANDRIE

Pendant que la vie familiale de Fabius Corneille suivait son cours dans la ville impériale sans incidents majeurs, suivons la fille d'Helvidius Lucius sur son pénible chemin.

De bon matin, Célia a rejoint le village de Fundi où dans les environs une généreuse créature l'a accueillie une journée avec tendresse et bonté. Ce fut suffisant pour la consoler de ses dures et longues randonnées et le lendemain, elle se remettait en chemin en direction d'Itri, l'ancienne « Urbs Mamurrarum », profitant toujours du tracé de la voie Appienne.

En chemin, elle eut la satisfaction de rencontrer la charrette de Grégoire, l'humble transporteur qui l'avait laissée la veille dans les montagnes de Terracine, ces retrouvailles furent pour elle une grande joie. Dans les difficultés et les douleurs du monde, la fraternité crée des liens profonds qui n'existent pas dans les joies mondaines toujours fugaces et transitoires.

Grégoire lui a offert la même place à ses côtés, un geste de protection que la jeune fille a accepté bien volonté le considérant comme étant une bénédiction du ciel.

Comme deux bons vieux amis, ils ont parlé du paysage et des petits incidents de parcours, quand Grégoire lui a demandé avec intérêt :

Avez-vous d'autres parents que ceux de Fundi ? Ce n'est pas un petit sacrifice que de s'aventurer à faire un voyage aussi long que celui d'avant-hier, me semble-t-il... Comment ont- ils pu approuver que vous fassiez un autre voyage à pied ?

Oui, mon ami - a-t-elle répondu cherchant à dévier son aimable curiosité -, mes parents de Fundi sont très pauvres et je ne souhaite pas retourner à Rome sans avoir revu un oncle malade qui habite à Minturnes."

Très bien - a murmuré le généreux plébéien satisfait par cette réponse -, puisqu'il en est ainsi, je pourrai vous conduire jusqu'au bout de votre voyage aujourd'hui même car je vais au-delà des lagunes de la ville.

Leur route a continué entre les gentillesses de Grégoire et les remerciements de Célia qui appréciait sa bonté, émue.

Ce n'est qu'en fin d'après-midi que le véhicule a atteint la banlieue de la célèbre ville.

Saluant l'affectueux compagnon, la jeune chrétienne contempla le magnifique paysage qui se révélait à ses yeux. Une belle végétation côtière surgissait des terres inondables dans une abondance de fleurs. La première porte de la ville était à quelques mètres, mais son amour pour la nature la fit s'arrêter près des grands arbres sur le chemin. Le soleil qui baissait renvoyait à la vision fleurie ses rayons agonisants. Dominée par de sublimes pensées et reprenant confiance en la vie grâce aux paroles de vérité et de consolation que son grand-père lui avait apportées la veille des confins de sa tombe, elle se mit à prier, remerciant Jésus de toutes ces grâces merveilleuses et infinies.

Dans son doux ravissement, elle a dévisagé la petite figure délicate qui s'agitait dans ses bras et lui embrassa le front dans une extase de spiritualité.

La veille, ils avaient reçu l'hospitalité de la nature, mais maintenant, devant les files de taudis tout près de la route, elle se demandait quel serait le meilleur moyen de faire appel à la miséricorde de son prochain, comptant bien sûr, comme les autres fois, sur l'assistance de Jésus qui lui fournirait l'inspiration la plus juste par l'intermédiaire de ses messagers éclairés.

C'est alors qu'elle a remarqué une hutte entourée d'orangers où la vie semblait être plus simple et plus solitaire. Son modeste aspect émergeait du bois à deux cents mètres du lieu où elle se trouvait, et comme attirée par quelque détail qu'elle ne pouvait définir, Célia a atteint le sentier et a frappé à la porte. Les premières étoiles brillaient dans le ciel.

Après avoir appelé plusieurs fois, elle a senti que quelqu'un approchait avec difficulté et faisait tourner une clé dans la serrure.

Sans plus tarder, elle avait devant ses yeux surpris une figure respectable et vénérable qui l'accueillit avec sollicitude et sympathie.

C'était un vieil homme qui portait une barbe vraiment grisonnante. Sa chevelure argentée renforçait ses nobles traits romains, irréprochables. Il semblait avoir plus de soixante-dix ans, mais son regard était plein de tendresse et de vie, comme si ses facultés de jugement étaient en pleine maturité. Lui tendant des mains ridées et tremblantes, Célia a remarqué une petite croix accrochée à sa poitrine par-dessus sa toge décolorée et usée.

Profondément émue et comprenant qu'elle se trouvait devant un vieux chrétien, elle a murmuré humblement :

Loué soit Notre Seigneur Jésus-Christ !

Pour toujours, ma fille ! - a répondu l'ancien révélant par un sourire toute la joie que ce salut lui causait. - Entre dans la chaumière du misérable serf du Seigneur et dispose de celui qui est également ton serviteur.

La fille d'Helvidius Lucius lui a alors expliqué qu'elle se trouvait désemparée en ce monde avec un petit enfant de quelques jours, bénissant l'heureux instant où elle avait frappé à la porte d'un chrétien qu'elle considérerait dès lors comme un maître. Immédiatement, il s'est établi entre eux deux un sentiment mutuel de cordialité et d'affection si fort et si pur qu'il semblait trouver son origine dans l'éternité.

Entendant son histoire, l'ancien de Minturnes lui a parlé avec douceur et sincérité :

Après avoir analysé ta situation, ma fille, de par mon expérience et ma foi, tu dois me permettre de t'aider comme un père ou comme un frère aine. C'est que moi aussi j'ai eu une fille que j'ai perdue il y a peu de temps, exactement quand je venais la chercher pour m'accompagner dans mon exil volontaire et béni en Afrique... Elle te ressemblait beaucoup et ce serait pour moi un grand bonheur si tu pouvais me regarder avec la même sympathie que tu m'inspires. Tu resteras dans cette maison le temps que tu voudras ou dont tu as besoin... Je suis seul, après avoir vécu une existence pleine de plaisirs et de douleurs... Dans le temps, l'affection de ma fille retenait encore mon cœur aux cogitations mondaines, mais maintenant je ne vis que pour ma foi en Jésus-Christ, attendant bientôt que ses paroles de miséricorde m'appellent en son royaume pour mesurer mon indigence !

Sa voix était entrecoupée de soupirs comme si les plus atroces souffrances intimes lui flagellaient le cœur en évoquant ces réminiscences.

Depuis plus d'un an - a-t-il continué - j'attends l'occasion de retourner à Alexandrie, mais mon dépérissement physique semble m'avertir que sous peu je serai forcé de livrer ce corps à la terre de Campanie, malgré mon désir de mourir dans un endroit solitaire d'où mon esprit serait transporté.

Tandis qu'il faisait une pause, la jeune fille suggéra innocemment :

Vous êtes romain, je présume, par les traits évidents de votre physionomie patricienne.

La regardant bien dans les yeux, comme s'il voulait se certifier de la pureté et de la simplicité d'âme de son interlocutrice, l'ancien a répondu posément :

Ma fille, ta condition de chrétienne et la candeur qui rayonne de ton âme m'oblige à la plus grande sincérité envers toi !...

Dans cette ville personne ne me connaît tel que je suis !... Depuis le jour où je me suis consacré à l'institution chrétienne à laquelle je participais en Egypte lointaine, je m'appelle Marin à toutes fins utiles. Dans notre communauté d'hommes sincères et croyants, détachés des biens matériels, nous avons fait un vœu solennel de résignation quant aux avantages éphémères de cette terre, de toutes ses joies, afin de nous unir au Seigneur et Maître avec la compréhension claire et profonde de sa doctrine. Tandis que les despotes de l'Empire projettent la fin du christianisme supposant l'annihiler par le supplice des adeptes, en dehors de Rome s'organisent des forces puissantes qui agiront à l'avenir pour défendre les idées sacrées ! Dans toutes les provinces de l'Asie et de l'Afrique, les chrétiens s'organisent en groupements pacifiques et laborieux et gardent les précieux écrits des disciples du Seigneur et de ses dévoués partisans, protégeant le trésor des croyants pour une postérité plus miséricordieuse et plus heureuse !...

Alors que Célia l'écoutait avec intérêt, l'ancien de Minturnes poursuivit, après avoir fait une pause comme pour se préparer à mieux expliquer ses souvenirs.

À ma propre fille, je n'aurais pu confier ce que je vais te révéler ce soir porté par une impulsion du cœur... Peut-être que mon esprit approche de la tombe et que le Maître aimé désire indirectement avertir mon âme coupable et douloureuse. Quelque chose m'oblige à te confesser mon passé avec ses inquiétudes et ses incertitudes... Je ne pourrais t'expliquer ce que c'est... Je sais à peine que l'innocence de ton regard de chrétienne, de fille pieuse et douce, fait naître dans ma poitrine exténuée les dons divins de la confiance !...

Mon vrai nom est Lesius Munacius, fils d'anciens guerriers dont les descendants ont été remarqués pour leurs actes au sein de la République... Ma jeunesse a été une longue suite de crimes et de déviations auxquels s'est livré mon esprit fragile, vu l'ignorance des enseignements de Jésus... Je n'ai pas hésité en d'autres temps à brandir l'épée homicide, disséminant la ruine et la mort parmi les plus humbles et les plus méprisés... J'ai participé à la persécution des noyaux du christianisme naissant, menant des femmes désarmées au martyre et à la mort, à l'occasion de fêtes exécrables !... Pauvre de moi !... Mais je ne savais pas qu'un jour résonnerait en moi la même voix divine et profonde qui a retenti pour Paul de Tarse en route vers Damas ! Après cette vie aventureuse, je me suis marié tard quand les fleurs de la jeunesse perdaient déjà leurs pétales à l'automne de la vie ! Je ne l'avais pas encore fait !... Pour conquérir l'affection de ma compagne, j'ai été obligé de dépenser l'impossible, abandonnant tous mes biens ! Sans préparation spirituelle, j'ai construit un foyer dans la plus grande simplicité ! Peu après, une petite fille gracieuse est venue illuminer les profondeurs secrètes de mes réflexions sur la destinée mais tourmenté par les plus durs besoins afin de garder à Rome notre niveau de vie sociale, j'ai senti que ma pauvre femme, prise d'illusions, ne boirait pas avec moi le calice de la pauvreté et de l'amertume ! En effet, bientôt mon foyer était outragé et déserté !...

Le juge Flavius Hilas, abusant de l'amitié et de la confiance que je lui témoignais, a séduit ma femme la déviant ostensiblement du sanctuaire domestique, dédaignant mes espoirs et mes souffrances... J'ai désiré mourir pour fuir la honte, mais mon attachement à ma petite fille m'avertissait que ce geste extrême n'était qu'une lâcheté... J'ai alors pensé aller voir Flavius Hilas et ma femme infidèle pour les assassiner carrément d'un coup d'épée, mais quand j'allais réaliser ce funeste dessein, j'ai rencontré en chemin près du temple de Sérapis, un vieux mendiant qui m'a tendu sa main droite mutilée, non pour implorer une aumône mais pour me donner un fragment de parchemin que j'ai pris empressé comme si je recevais le message secret d'un ami. Après quelques pas, j'ai reconnu atterré que quelques pensées de Jésus-Christ s'y trouvaient inscrites et qui venaient du Sermon de la Montagne, ce que j'apprendrai plus tard..

Avec cet hymne bienheureux, il était noté que quelques amis du Seigneur se réuniraient près des vieux murs de la voie Salarienne, cette nuit-là !... J'ai fait demi-tour pour obtenir plus d'informations du mendiant, mais je ne l'ai pas trouvé, ni n'ai plus jamais eu de ses nouvelles.

Ces enseignements du prophète galiléen ont rempli mon cœur... Il semblerait qu'il n'y ait que dans les grandes douleurs que l'âme humaine peut sentir la grandeur des théories de l'amour et de la bonté. Je suis retourné chez moi sans mettre mes funestes projets à exécution et considérant l'innocence de ma fille dont l'affection infantile m'incitait à vivre, je suis allé à la rencontre chrétienne où j'ai eu le bonheur d'entendre de valeureux prêcheurs des vérités divines.

Il y avait là des hommes souffrants et humiliés parmi lesquels certaines de mes connaissances que les furies politiques avaient jetées dans la souffrance et l'ostracisme. Des créatures humbles écoutaient la Bonne Nouvelle, où se mêlaient aussi des membres de l'aristocratie que les circonstances du destin avaient conduits à l'adversité... Pour tous, la parole de Jésus était une douce consolation pleine d'une énergie mystérieuse... Sur tous les visages, à la triste clarté des torches, apparaissait une expression de vie nouvelle qui s'est communiquée à mon esprit fatigué et blessé... Cette nuit-là, je suis retourné chez moi comme si je renaissais pour affronter la vie !

Le lendemain, cependant, alors que je m'y attendais le moins dans la tranquillité de mon âme, un peloton de soldats entourait ma résidence et me conduisait en prison sous la plus injuste des accusations... Dans la nuit, le misérable Flavius Hilas avait été poignardé dans de mystérieuses circonstances. Devant son cadavre, ma propre femme a juré que j'étais son assassin. Souffrant de calomnie, j'ai fait en sorte que mes relations d'amitié s'interposent pour retrouver ma liberté et pouvoir m'occuper de ma pauvre fille recueillie alors par des mains généreuses et humbles de l'Esquilin ; mais mes amis m'ont répondu que seul l'argent pouvait faire avancer l'appareil judiciaire de l'Empire en ma faveur et je n'en avais plus...

Abandonné en prison, ne pouvant me justifier, vu que j'étais allé à l'assemblée chrétienne cette nuit-là, j'ai préféré me taire plutôt que de compromettre ceux qui avaient apporté la consolation à mon esprit abattu... Piétiné dans mes sentiments les plus sacrés, j'ai attendu la décision de la justice impériale pris d'une indéfinissable angoisse. Quand finalement, deux centurions sont venus me notifier du jugement inique. Considérant l'extension du crime, les autorités me privaient de tous mes titres et prérogatives, me condamnant à mort, car le juge assassiné était un homme de confiance de César... J'ai reçu cette sentence presque sans surprise bien que désirant vivre pour servir Jésus dont les enseignements grandioses avaient été une lumière pour moi dans les ombres épaisses de la prison mais aussi pour accomplir mes devoirs paternels envers ma chère fille abandonnée par la tendresse maternelle...

J'ai attendu la mort plongé dans mes prières, mais à cette époque, il y avait à Rome un homme juste, un peu plus jeune que moi, dont le père était un camarade d'enfance du mien. Cet homme savait que mon caractère avait bien des défauts, mais que j'étais loyal. Il s'appelait Cneius Lucius et il est allé personnellement voir Trajan, défendre la cause de ma liberté. En affrontant la colère d'Auguste, il n'a pas hésité à solliciter sa clémence pour mon cas et réussit à faire en sorte que l'Empereur change ma peine et me bannisse de la cour avec la suppression de tous les avantages accordés à mon nom...

Pendant que le vieillard faisait une pause, la jeune fille se mit à pleurer prise d'émotion, en raison de l'allusion faite à son grand-père dont le souvenir remplissait son être des plus vifs regrets.

- Une fois libre - a continué le vieux de Minturnes -, Je me suis rapproché de mes anciens compagnons qui avec moi avaient goûté au même calice lors des persécutions d'ordre politique et qui partageaient déjà la même foi en Jésus-Christ... Bannis de Rome et humiliés, nous sommes partis pour l'Afrique où nous avons fondé un refuge solitaire, non loin d'Alexandrie afin de cultiver l'étude des textes sacrés et d'y conserver les trésors spirituels des apôtres.

En quittant la capitale de l'Empire, j'ai confié mon Unique fille à un couple d'amis dont la pauvreté matérielle ne ternissait pas leurs nobles sentiments. Pourvoyant à l'avenir de mon enfant avec tous les moyens à ma portée, je suis parti pour l'Egypte plein de nouveaux idéaux, à la lumière de la nouvelle croyance ! Grâce aux sévères méditations et aux austères exercices spirituels auxquels je me suis soumis, je suis arrivé à oublier les grandes luttes et les pénibles afflictions de ma destinée !...

Le repos de l'esprit en Jésus me soulagea de tous mes regrets. Le seul lien qui me retenait encore à la péninsule était justement ma fille, jeune à l'époque, et que je désirais faire venir auprès de moi en Afrique... Après vingt ans au sein de notre communauté en prières et en méditations salutaires, j'ai demandé à notre directeur spirituel l'autorisation nécessaire pour faire venir un parent dans notre retraite. Je nie suis rapporté à un parent car je désirais convaincre ma pauvre Lésia de m'accompagner dans des vêtements masculins, prenant en considération l'enseignement de Jésus qu'ils existent au monde ceux qui se font eunuques par amour de Dieu...

Les statuts de la communauté ne permettaient pas la présence de femmes auprès de nous par décision d'Aufide Priscus qui était vénéré comme un chef, et portait le nom d'Épiphane... Il n'était pas dans mon intention de mépriser les lois de notre ordre mais de ravir mon enfant à l'environnement de séductions de ces temps de décadence où les intentions les plus sacrées sont récoltées par les loups de la vanité et de l'ambition qui hurlent en chemin... Je désirais la garder, près de moi, dans le plus saint des anonymats jusqu'à ce que je réussisse à modifier les dispositions d'Épiphane concernant les règlements de notre ordre et relatifs aux circonstances particulières de ma vie !...

Une fois que j'eus obtenu l'autorisation requise pour venir sur la péninsule, j'ai accosté ici, voilà presque deux ans maintenant. J'ai éprouvé une si grande douleur à retrouver ma Lésia aux derniers instants de sa vie... Te décrire ma souffrance vécue par la séparation de ma chère fille après tant d'années d'absence à caresser tant d'espoirs est une tâche au dessus de mes forces.. J'ai accompagné ses restes dans la tombe où je l'ai fait enterrer peu après ceux de mes chers amis qui lui avaient servi de parents, aussi emportés par la peste qui, à cette époque-là, flagellait toute la population de Minturnes !...

Pauvre de moi, qui n'ai mérité que des angoisses et des tourments sur les routes difficiles de l'existence face aux crimes innommables commis dans ma jeunesse !... '

Il me reste toutefois l'espoir de l'amour de l'Agneau de Dieu dont la miséricorde est venue en ce monde pour nous ravir de rhumiliation et du péché...

Approchant de la tombe, je prie le Seigneur qu'il ne m'abandonne pas... Au-delà de la mort, je sens que brille la lumière de ses enseignements dans un royaume de paix miséricordieuse et compatissante ! C'est certainement là que m'attendent ma fille idolâtrée et mes amis Inoubliables. La terre fleurie de Campanie, je le pressens, recevra bientôt mon corps accablé ; mais au-delà de mes forces épuisées de la vie matérielle, j'espère trouver la vérité réconfortante de notre survie ! Je recevrai volontiers le jugement le plus sévère de mon passé délictueux et renonçant à tous mes sentiments personnels, j'accepterai complètement les desseins de Jésus dans sa justice équanime et miséricordieuse !...

L'ancien de Minturnes parlait ému, d'un regard lucide, il fixait le ciel comme s'il était devant une assemblée plénière céleste soutenu par la sérénité de sa foi robuste et ardente.

Mais arrivant aux termes de ses pénibles confidences, il remarqua que Célia avait les yeux pleins de larmes au point de ne pouvoir parler, telle était la commotion qui étranglait sa voix dans sa poitrine accablée.

- Pourquoi pleures-tu mon enfant - a-t-il ajouté avec douceur -, puisque ma pauvre histoire de vieillard ne te touche pas directement ?

La fille d'Helvidius n'a pas répondu, dominée par l'émotion du moment, mais l'ancien continua, surpris et mélancolique :

Aurais-tu par hasard une histoire aussi triste que la mienne ? Malgré la foi intense que je devine en toi, une telle sensibilité spirituelle n'est pas justifiée à ton âge. Dis-moi, ma fille, si tu as le cœur également touché par un poignant ulcère... si les douleurs pèsent dans ton âme désappointée, rappelle-toi la parole du Maître quand il prêchait dans Capharnaùm : - « Venez à moi vous tous qui portez au fond de vous les tourments du monde et je vous soulagerai... » Il est vrai que tu n'es pas devant le

Messie de Dieu, mais nous devons quand même nous souvenir de la leçon de Jésus qui accepta l'affection de Simon de Cyrène quand il l'a aidé à porter sa croix !... Lui qui était la personnification de toute l'énergie de l'amour, n'a pas hésité à recevoir le soutien d'un humble fils d'infortune... Je suis aussi un misérable pécheur, fils des épreuves les plus dures et les plus épineuses ; mais si tu pouvais lire dans mon cœur, tu verrais qu'au fond, bat pour toi la bonté d'un père. Ta présence éveille en moi une inexplicable et mystérieuse tendresse... J'ai confié à ton esprit ce que je ne dirais qu'à ma fille adorée qui m'a précédé dans les ombres de la tombe. Si tu te sens accablée par les tourments du monde, parle-moi un peu de tes douleurs. Tu partageras avec moi tes souffrances et la croix des épreuves te semblera plus légère'...

À ces exhortations tendres et spontanées qu'elle n'avait plus entendu depuis le décès de son grand-père dont le nom avait été prononcé par le vieillard de Minturnes, comme une référence faite à la confiance qu'il lui témoignait, après avoir installé le petit qui était endormi, Célia s'est assise à côté de son bienfaiteur avec l'intimité de quelqu'un qui le connaîtrait depuis longtemps et d'une voix entrecoupée par une forte émotion, elle s'est mise à parler :

Puisque vous me considérez comme votre fille, vous permettrez que je baise vos mains généreuses et que je vous appelle mon père, par les affinités les plus sacrées qui soient.

Vous venez d'évoquer un nom qui m'oblige à m'émouvoir face à mes souvenirs si désolants... Je me confierai à. vous comme je l'ai toujours fait à mon affectueux grand-père dont vous vous êtes rappelé avec reconnaissance. Moi aussi je viens de Rome par les mêmes chemins éprouvants d'amertume et de sacrifice. Vous remerciant de votre confiance, je vous révélerai moi aussi ma malheureuse histoire quand la jeunesse semblait me sourire en pleine floraison printanière.

Abandonnée et seule, je recevrai certainement de votre expérience sur les routes de la vie le bon conseil qui me permettra de m'arrêter quelque part afin d'accomplir ma mission de mère pour ce pauvre innocent ! Depuis mon départ de Rome, je ressens le plus atroce besoin d'en parler à un cœur bienveillant qui pourra me guider et m'éclairer. Dans mon périple, partout j'ai trouvé des hommes impitoyables qui me jetaient des regards pleins de corruption et de volupté. Quelques-uns en sont même arrivés à insulter ma chasteté mais j'ai sans cesse supplié Jésus de me donner l'occasion de rencontrer un esprit bienfaiteur et chrétien qui me soutiendrait !...

Se sentant prise d'une inexplicable confiance alors que le petit vieux de Minturnes l'écoutait surpris, malgré l'immense sérénité qui transparaissait de son regard, la fille d'Helvidius Lucius lui raconta sa romance pleine d'événements intenses et émouvants. Reconnaissant être la petite-fille du magnanime Cneius, ce qui sensibilisa profondément son interlocuteur, elle lui narra tous les épisodes de sa vie, depuis ses premières contrariétés de jeune fille et de jeune femme dans la Palestine lointaine-, jusqu'au long récit de la vision de son grand-père, la nu il précédente, quand elle fut forcée de passer la nuit dans la grotte de Tibère.

À la fin, elle avait les yeux gonflés de larmes comme quelqu'un qui aurait longtemps tardé à décharger son cœur du poids de sa détresse.

Ému, le vieillard lui caressait les cheveux comme il l'aurait fait à sa fille après une longue absence pleine de déchirantes nostalgies et lui dit finalement :

- Ma fille, en me proposant de te consoler, c'est ton propre cœur d'enfant par les plus beaux exemples de sacrifice et de courage qui me console !... Pour moi, qui si souvent ai abrité le mal et qui me suis perverti dans le crime, les souffrances de la terre signifient la justice des destins humains ; mais pour ton esprit affectueux et bon, les épreuves terrestres sont un héroïsme du ciel !... Dieu bénisse ton cœur fustigé par les tempêtes du monde avant les floraisons du printemps. Des joies du royaume de Jésus, Cneius Lucius doit se réjouir au Seigneur de tes faits héroïques... Je sens que son âme anoblie dans la pratique du bien et de la vertu, suit tes pas comme une très fidèle sentinelle !...

Après une longue pause pendant laquelle Marin a semblé réfléchir à l'avenir de sa gracieuse compagne, il lui dit paternellement :

-Alors que tu me disais tes souffrances personnelles. Je me demandais quelle serait la meilleure manière de t'aider au crépuscule de ma vie ! Je comprends ta situation de jeune fille abandonnée et seule au monde avec le lourd poids de devoir t'occuper d'un enfant accueilli dans de si étranges circonstances. Te conseiller de retourner à ton foyer, je ne peux le faire, connaissant la rigidité des coutumes dans certaines familles de la noblesse. En outre, chez toi, on te considère morte pour toujours, et les paroles aimantes de Cneius Lucius ne peuvent avoir de valeur inestimable que pour nous qui en comprenons la portée et la sublime révélation. Selon lui, nous devons admettre la complète innocence de ta mère, mais si tu retournes à Rome, l'apparition de cette nuit ne suffirait pas à élucider tous les problèmes de la situation te laissant dans les mêmes circonstances de suspicion. Et tu sais qu'entre le doute et la vérité, il vaut mieux choisir le sacrifice, car la vérité est de Jésus et elle vaincra dès que sa miséricorde jugera sa victoire opportune.

Mon expérience acquise en ces temps de décadence morale me laisse penser que presque tous les jeunes gens pleins de sentiments douteux se plieront devant ta fraîcheur, pris d'intentions ignominieuses. La destruction de mon foyer sera toujours une preuve vivante des misères morales de notre temps.

Réfléchissant à tes difficultés, je désir sauver ton cœur de tous les dangers en t'évitant les embuscades des chemins insidieux, cependant, la maladie et la décrépitude ne me permettront pas d'assurer ta défense... Dans Minturnes, presque tout le monde me hait gratuitement en vertu des idées que je professe. Pendant longtemps encore, un chrétien sincère devra souffrir de l'incompréhension et de la torture des bourreaux du monde, et s'ils ne me mènent pas au sacrifice lors des fêtes régionales qui sont organisées ici, c'est en raison de ma vieillesse avancée et pénible, de mes rides et de mes cicatrices... Présenter un vieux misérable aux puissants fauves ou à l'exercice des athlètes de la débauche et de l'impiété, pourrait sembler relever de la pure lâcheté, raison pour laquelle je me juge épargné.

Je n'ai donc plus aucune relation d'amitié qui pourrait t'être utile dans ta situation.

Souviens-toi qu'il y a peu, je t'ai parlé de mon ancien projet de ramener ma fille en Egypte dans des habits masculins afin de la ravir à cet antre de corruption et de crimes. Ce geste d'un père est bien celui d'un cœur aimant pris de désespoir quant à l'avenir spirituel de cette région d'iniquité.

Contemplant ta jeunesse sans défense chargée de si nobles sacrifices, je crains pour tes jours futurs mais je prie Jésus d'éclairer nos pensées.

Après quelques minutes de recueillement, la jeune fille lui dit :

Mais, mon cher ami, ne me considérez-vous pas comme votre propre fille ?...

L'ancien de Minturnes, dans la sereine clarté de ses grands yeux, a laissé transparaître qu'il avait compris l'allusion faite et lui répondit gentiment :

Je comprends, ma fille, la portée de tes propos, mais serais-tu de surcroit sincèrement déterminée à ce noble sacrifice ?

Comment ne pas l'être si autour de moi apparaissent les plus terribles persécutions?

Oui, tes nobles actes me poussent à comprendre que je peux me fier à tes résolutions. Et puisque tu te sens prête à lutter pour l'Évangile, nous n'hésiterons pas à préparer ton avenir ! Tu resteras dans cette maison le temps que tu voudras, même si je suis convaincu que je ne tarderai pas à faire mon voyage dans l'au-delà. Demain même tu porteras tes nouveaux habits afin de faciliter ton départ pour l'Afrique, le moment opportun venu. Tu seras « mon fils » aux yeux du monde, à toutes fins utiles. J'appellerai demain le préteur de Minturnes pour qu'il vienne ici afin de s'occuper de ta situation légale, au cas où je viendrais à décéder. J'ai l'argent nécessaire pour que tu ailles jusqu'à Alexandrie et, avant de mourir, je te laisserai une lettre de présentation à Épiphane stipulant que je te considère comme mon successeur légitime au siège de notre communauté. Une fois là-bas, quand tu auras utilisé mes dernières économies que j'ai réussi à accumuler à Rome dans le passé, il est possible qu'ils ne te créent pas d'embarras pour que tu te livres à une vie de repos spirituel dans la prière et dans la méditation pendant le temps que tu voudras.

Épiphane est un esprit énergique et quelque peu dogmatique dans ses conceptions religieuses, mais il a été mon ami et mon frère pendant de longues années lors desquelles les mêmes aspirations nous ont unis dans cette vie. Parfois, il est un peu rigide dans ses décisions, caractérisant des tendances pour la prêtrise organisée que le christianisme doit éviter de toutes ses forces pour ne pas nuire au messianisme des apôtres du Seigneur. Mais si un jour tu es blessée par ses austères résolutions de chef, souviens-toi que l'humilité, tel un passe-partout à toutes les vertus, est le meilleur trésor de l'âme, et rappelle-toi la suprême leçon de Jésus sur la poutre !... Dans toutes les situations, l'humilité peut être l'élément de base apportant la solution à tous les problèmes !...

Oui, mon ami, je me sens abandonnée et seule au monde et je crains le harcèlement des hommes pervertis. Jésus me pardonnera la décision d'opter pour d'autres habits aux yeux de nos frères sur terre, car dans sa bonté infinie, il sait les besoins pressants qui m'obligent à prendre cette insolite attitude. En outre, je promets, au nom de Dieu, d'honorer la tunique que je porterai peut-être à Alexandrie, au service de l'Évangile... Je prendrai avec moi l'enfant que le ciel m'a accordé et je demanderai à Épiphane de me permette de veiller sur lui sous le ciel africain avec les bénédictions de Jésus !

- Que le Maître bénisse tes bonnes intentions ma fille... - a répondu l'ancien avec une expression sereine d'allégresse.

Tous deux se sentaient dominés par une intense joie profonde comme s'ils avaient été deux âmes vigoureusement liées en d'autres temps, se retrouvant heureux, après une absence prolongée.

Déjà les coqs de Minturnes saluaient les premières lueurs de l'aube. Baisant les mains de son vieux bienfaiteur, les yeux pleins de larmes, la jeune patricienne est finalement partie se reposer l'âme satisfaite, sans les angoissantes inquiétudes du lendemain remerciant Jésus de son amour et de sa reconnaissance en priant.

Le jour suivant, les gens pauvres des environs de Minturnes apprirent que le fils du vieillard était arrivé de Rome pour l'aider dans ses derniers jours.

Profitant des vieux habits que son bienfaiteur lui présentait pour résoudre sa situation, Célia n'a pas hésité à prendre sa nouvelle tenue pour fuir la persécution irrévérente de ceux qui pourraient abuser de sa fragilité féminine.

Le vieux Marin la présentait aux rares voisins qui s'intéressaient à sa santé, comme étant son très cher fils, il expliquait qu'il était récemment devenu veuf et qu'il avait avec lui son petit-fils qui illuminerait les ombres de sa triste vieillesse.

La fille des patriciens, travestie maintenant par la force des circonstances en un gracieux jeune homme imberbe, s'occupait affectueusement de tous les services domestiques. Elle cherchait à servir le bon petit vieux avec la plus grande sollicitude.

Un fait, néanmoins, vint douloureusement éprouver le cœur sensible de Célia. Était-ce parce qu'il avait reçu un traitement inadéquat jusqu'à présent ou à cause des privations supportées pendant le si long voyage, mais le petit se mit à beaucoup maigrir présentant rapidement tous les symptômes d'une mort inévitable.

En vain, le vieil homme employa tous les recours à sa portée pour assurer la vie vacillante du petit innocent.

Touchée au plus profond d'elle-même en vertu des révélations de son grand-père quant à la personnalité de Cirus, la jeune fille a senti en son for intérieur la répercussion dilatée de toutes les souffrances physiques du petit. Avec toutes les énergies de son esprit lacéré, elle aurait voulu le retenir en vie, de toutes ses forces d'amour réaliser un miracle pour le ravir aux griffes de la mort, mais en vain elle mêla les larmes et les prières à ce ravissement émotif.

Contemplant son agonie, l'enfant semblait parler à son âme affectueuse et fragile d'un regard scintillant et profond où prédominaient les expressions d'une douleur étrange et indéfinissable.

Finalement, après une nuit d'insomnie, Célia a supplié Jésus dans sa miséricorde de faire cesser ce tableau d'intense amertume. Pleine de foi, elle supplia l'Agneau de Dieu de reconduire son bien-aimé au plan spirituel si tels étaient ses desseins impénétrables. Elle, qui l'avait tant aimé et s'était tant sacrifiée pour conserver la lumière de sa vie, s'était finalement résignée à la volonté du ciel, comme le jour où elle le vit marcher au sacrifice, exposé à la perversité des hommes impitoyables.

Et ce fut comme si son émouvante prière avait été entendue, pleine de larmes de foi et d'espoir en la bouté du Seigneur, l'innocent a fermé les yeux de la chair pour toujours à l'aube du lendemain, telle une hirondelle céleste craignant les hivers du monde, il était rapidement remonté au paradis.

Sur le petit corps endurci, la fille d'Helvidius pleurait son indicible douleur avec des larmes ardentes ressentant la déception de ses rêves maternels ébranlés et de ses espoirs anéantis...

Néanmoins, la parole sage et évangélique du vieillard de Minturnes était là pour la relever de tous les désespoirs et, après l'heure angoissée de la séparation, elle a cherché à sublimer sa nostalgie dans le sanctuaire de ses humbles et ferventes prières.

Oui, son cœur sensible savait que Jésus n'abandonne jamais l'esprit des moutons égarés dans les abîmes du monde et se réfugiant dans ses oraisons, elle a attendu que viennent du ciel tous les secours spirituels nécessaires à son réconfort. Les humbles voisins furent très impressionnés par ce jeune homme chez qui rayonnait une tendre gentillesse mêlée d'une mélancolie inaltérable qui touchait sa personnalité de singuliers enchantements...

Une nuit sereine alors que l'âme caressante de la nature s'était complètement apaisée, après les habituelles activités du soir, Célia s'est jointe au généreux vieillard qui était pour elle un père dévoué et elle sentit qu'une force étrange apaisait son esprit las et désolé.

Peu après sans se rendre compte de sa surprise et de sa stupéfaction, elle se vit devant Cirus qui lui tendait ses mains affectueuses avec un regard suppliant rempli d'une indicible reconnaissance.

- Célia - lui dit-il doucement alors qu'elle se concentrait prise d'une douce émotion à l'entendre -, ne nie pas le calice des épreuves rédemptrices quand les plus pures vérités encensent notre cœur !... Après quelque temps en ta compagnie, me voilà à nouveau ici, où je dois aspirer à de nouvelles forces pour recommencer la lutte !... Ne sois pas triste face aux laborieuses circonstances de notre séparation sur les sentiers obscurs de la destinée. Tu es mon ancre de rédemption par tous les chemins ! Jésus dans l'infinie grandeur de sa miséricorde a permis que ton âme, telle l'étoile de mon esprit, descende des sphères sublimes et radieuses pour éclairer mes pas en ce monde à la lumière de l'abnégation et du martyre moral qui sauve et régénère pour touj ours !...

Si les mains sages et justes de Dieu m'ont fait retourner aux plans invisibles, réjouissons-nous en notre Seigneur, car toutes les souffrances sont les prémisses d'un bonheur suprême et immortel ! Ne te laisse pas aller au découragement parce que dans le passé, Célia, mon esprit s'est noirci dans des combats presque éternels, sous les traits d'un ambitieux tyran ! Alors que tu brillais dans le ciel comme un astre d'amour pour mon cœur cruel, Je décrétais la misère et le crime en abusant de l'autorité et du pouvoir, de la culture et de la confiance de mon prochain, je n'ai pas hésité à détruire de doux espoirs en semant la tyrannie, la ruine et la désolation dans des foyers désarmés ! Si ton esprit de résignation et de dévouement illimités n'avait pas été là, j'aurais presque été damné ! Au fur et à mesure que je descendais, pas à pas, l'escalier abominable du crime de mon passé lointain et pénible, ton cœur aimant et loyal suppliait le Seigneur de l'Univers la possibilité du sacrifice !...

Et sans redouter l'horreur des ténèbres agressives qui m'entouraient, tu es descendue dans la prison de mes impénitences !... Tu as répandu autour de ma misère l'arôme sublime de la résignation sanctifiante et je me suis éveillé sur les chemins de la régénération et de la compassion ! Tu m'as pris par la main comme tu l'aurais fait avec un enfant perdu et tu m'as enseigné à les lever vers le ciel implorant la protection et la miséricorde divines ! Depuis quelques siècles déjà ton esprit m'accompagne plein de son dévouement suprême et sanctifié ! C'est que les âmes jumelées préfèrent arriver ensembles aux régions sublimes de la paix et de la sagesse, et avec ton amour ardent et compatissant, tu n'as pas hésité à me tendre tes mains dévouées et généreuses, comme une étoile qui renoncerait aux beautés du ciel pour sauver un ver enlisé dans un bourbier, dans la nuit des ténèbres éternelles. Et je me suis réveillé, Célia, aux beautés de l'amour et de la lumière et non satisfaite de cela, tu ne cesses de m'aider à racheter toutes mes lourdes dettes... Ton esprit aimant et immaculé n'a pas hésité à me soutenir sur les routes rocailleuses et tristes que j'avais tracées par mon ambition terrible et effrénée ! Tu as été le point de référence pour mon âme dans tous mes efforts de paix et de régénération pour la conquête des gloires spirituelles. Sous ton influence, j'ai pu témoigner de ma foi dans les cirques du martyre, scellant pour la première fois, ma conviction au profit de la fraternité et de l'amour universel ! Grâce à toi, j'ai déterré en moi l'égoïsme et l'orgueil supportant toutes les batailles intimes dans la certitude de la victoire !

De retour en ce monde, j'ai été à nouveau ravi à tes bras, obéissant aux rudes épreuves que j'aurais encore à supporter pendant longtemps ! Jésus, néanmoins, qui nous bénit de son trône de lumière et de miséricorde, de pardon et de bonté infinie, permettra que je sois avec toi dans tes témoignages de foi et d'humilité consacrés à l'exaltation spirituelle de tous les êtres bien-aimés qui gravitent dans l'orbite de nos destinés ! Et si Dieu bénit mes espoirs et mes prières sincères, je reviendrai auprès de ton cœur dans les luttes farouches... Attends et garde toujours confiance !... Dans son indicible magnanimité, le Seigneur permet que nous puissions revenir des chemins providentiels de la tombe pour consoler les cœurs liés aux nôtres et qui sont encore retenus dans les tourments de la chair... Ce n'est que là dans les demeures du Seigneur, où le bonheur et la paix se confondent, que nous pourrons nous reposer dans son amour grand et saint, marchant main dans la main vers les triomphes suprêmes, sans inquiétudes et sans les rudes épreuves du monde !...

Pendant longtemps la voix caressante de Cirus a parlé à son cœur, manifestant à son esprit sensible les plus saintes consolations et les plus doux espoirs ! Au comble de son éblouissement spirituel, la jeune chrétienne a ressenti les joies les plus émouvantes désirant que cette minute glorieuse se prolonge à l'infini...

Quand la parole de son bien-aimé sembla se perdre dans des vibrations calmes et profondes, Célia l'a supplié de l'accompagner dans toutes ses pérégrinations terrestres, implorant son soutien et sa protection à tout instant. Elle lui a confié ses sentiments les plus secrets et ses espoirs angoissés quant à sa nouvelle situation. Alors que Cirus semblait lui sourire gentiment, il lui promettait son concours incessant à travers toutes les embûches et réaffirmait sa confiance en l'assistance du Seigneur qui ne les abandonnerait pas...

Le lendemain, elle était réconfortée, laissant transparaître sur son visage la sérénité intime de son esprit.

Le vieillard remarqua avec joie ce changement et comme s'il était en constants préparatifs de départ pour la tombe, il ne perdit pas l'occasion d'éclairer la jeune fille quant aux problèmes qui l'attendaient dans sa vie solitaire à Alexandrie. Avec une sollicitude extrême, il lui décrivait en détails la nouvelle vie qui allait commencer pour elle, il lui fournissait les noms de ses anciens compagnons de foi et l'informait de toutes les habitudes de la communauté.

Dans ses vêtements d'homme, Célia écoutait ses propos affectueux et bienveillants gardant au fond d'elle le désir de prolonger indéfiniment cette vie oscillante afin de ne jamais plus se séparer de ce cœur gentil et amical ; mais malgré ses plus chers espoirs, l'état du vieillard s'aggrava brusquement. Ce fut en vain qu'elle redoubla d'efforts pour lui rendre son « tonus vital » au niveau physique et, assisté par la jeune fille qui faisait tout ce qui était en son pouvoir, le vieux Marin a reçu la visite du préteur de la ville qui, répondant à sa demande imminente, vint recevoir ses dernières volontés.

Le mourant, qui avait présenté la jeune fille comme étant son fils, a demandé à ce que lui soient remis ses maigres économies, en prévision de son départ pour l'Afrique dès qu'il serait décédé.

Marin - l'a interpellé l'autorité, après les nécessaires observations -, ce jeune homme partage-t-il tes superstitions ?

Le généreux vieillard qui comprit la portée de la question posée, lui répondit franchement :

En ce qui me concerne, nous n'avons pas à cogiter de mes convictions religieuses connues de tous, depuis que je suis entré dans cette maison ! Je suis chrétien et je saurai mourir intègre dans ma foi !... Quant à mon fils, qui devra partir pour Alexandrie afin de s'occuper de nos intérêts particuliers, il est libre de choisir les idées religieuses qui lui conviendront.

Le préteur a regardé avec affection le jeune homme triste et abattu, et dit :

Encore heureux!...

Puis il a salué le mourant qui semblait vivre ses derniers instants et il les a laissés tous les deux échanger leurs dernières impressions en toute tranquillité.

Marin fit remarquer à son pupille que cette réponse habile était destinée à faire en sorte que le préteur de Minturnes accomplisse ses volontés, sans réticence et en toute légalité, lui recommandant de prendre toutes les mesures que son décès exigerait. Célia écoutait ses exhortations rauques et entrecoupées extrêmement accablée, mais comme dans toutes les tristes circonstances de sa vie, elle s'en remit à Jésus.

Après une agonie poignante qui dura de longues heures pendant lesquelles la fille d'Helvidius vécut des moments d'ineffable émotion, le généreux Marin quitta le monde, après une longue existence peuplée de cauchemars terribles et pénibles. À la tombée du jour, une larme dans les yeux, il s'est éteint pour toujours. Religieusement, devant quelques rares personnes présentes, Célia lui a fermé les paupières dans un geste d'affection et s'agenouillant, comme si elle avait voulu transformer les brises de l'après-midi en messagères de ses appels au ciel, elle a laissé son cœur se noyer en larmes de nostalgie. Elle supplia Jésus de recevoir son bienfaiteur en son merveilleux royaume et de lui accorder un coin de paix où son âme épuisée pourrait oublier les pénibles tempêtes de l'existence matérielle.

Conformément à sa confession chrétienne, le vieux de Minturnes eut une sépulture plus que modeste que la fille du patricien remplit des fleurs de sa tendresse et se plongea dans l'ombre d'une solitude presque absolue.

Quelques jours plus tard, le préteur lui remit la petite somme que Marin lui avait laissée, et qui représentait un peu plus que ce dont elle avait besoin pour faire le voyage jusqu'à la lointaine Afrique. Par un radieux matin de printemps, portant en elle sa sérénité triste et inaltérable, la jeune femme chrétienne, après une prière longue et angoissante sur les humbles tombes du petit et de l'ancien à qui elle demandait leur protection et leur assistance, elle prit place sur une galère napolitaine qui emportait périodiquement des passagers en partance pour l'Orient.

Le visage mélancolique dans ses vêtements masculins, elle attirait l'attention de ceux qui lui tenaient éventuellement compagnie pendant sa grande croisière en Méditerranée, mais profondément désenchantée du monde, la jeune fille gardait un silence presque absolu.

Le débarquement à Alexandrie se fit sans incidents majeurs. Néanmoins, suivant les recommandations de son bienfaiteur, elle apprit auprès de ses connaissances en ville que le monastère se trouvait à quelques miles de distance et elle dût prendre un guide pour arriver jusqu'au lieu de recueillement.

Le monastère isolé était à plus ou moins dix lieues de la ville, soit un jour de marche presque, malgré les bons chevaux attelés au véhicule.

La fille d'Helvidius se retrouva devant le grand et silencieux édifice à l'heure crépusculaire, enthousiasmée par la vision de sa grandeur parmi la végétation en friche. Elle a ressenti alors un singulier repos mental face à cette imposante solitude qui semblait accueillir tous les cœurs désolés.

Elle tira la corde qui retenait la barrière d'entrée el au même instant elle entendit au loin les sons de lourdes sonnettes dont le bruit étrange semblait vouloir réveiller un géant endormi.

Quelques instants plus tard, les vieilles charnières grinçaient lourdement, laissant entrevoir un homme qui portait une tunique gris-sombre, il avait un visage grave et sombre et ce fut en ces termes qu'il interpella la jeune fille à la physionomie morose transformée en jeune homme :

Frère, que cherchez-vous dans notre retraite de méditation et de prières ?

Je viens de Minturnes et j'apporte une lettre de mon père, adressée à Monsieur Aufide Priscus.

Aufide Priscus ? - a demandé le portier admiratif.

N'est-ce pas lui votre supérieur ?

Vous faites référence au père Épiphane ?

Cela même.

Écoutez-moi - a réfléchi le frère portier complaisant -, n'êtes-vous pas, par hasard, le fils de Marin, le compagnon qui est parti d'ici il y a environ deux ans afin de vous ramener à notre retraite ?

C'est vrai. Mon père est arrivé, il y a bien longtemps dans les ports d'Italie, où nous nous sommes retrouvés, cependant, toujours malade, il n'a pas eu le bonheur de m'accompagner pour revenir à la solitude de vos prières.

Il est mort ? - a demandé l'interlocuteur très surpris.

Oui, il a rendu son âme au Seigneur, il y a plusieurs jours.

Que Dieu le garde sous sa sainte protection !

Une fois qu'il eut dit cela, il s'est mis à réfléchir un instant comme plongé dans de ferventes prières. Puis, il a dévisagé avec beaucoup de tendresse le jeune humble et triste, et s'exclama éloquent :

Maintenant que je sais d'où vous venez et qui vous êtes, je vous salue au nom de Notre Seigneur Jésus-Christ !

Que le Maître soit loué - a répondu la fille d'Helvidius Lucius avec ses manières simples.

Pardonnez-moi si je vous ai reçu avec prudence, à première vue... Nous traversons une phase intense de pénibles persécutions et les serfs du Seigneur, dans l'étude de l'Évangile, doivent être les premiers à remarquer si les loups viennent à la bergerie portant l'habit de l'agneau.

Je comprends...

Je ne veux pas vous ennuyer avec des questions inconvenantes mais vous prétendez adopter la vie monastique ?

Oui - a répondu la jeune fille timidement -, et le faisant, je n'obéis pas seulement à une vocation innée, mais je satisfais aussi l'une des plus grandes aspirations de mon père.

Etes-vous informé des exigences de cette maison ?

Oui, mon père me les a révélées avant de mourir.

Le frère portier a balayé du regard les alentours et observant qu'ils se trouvaient seuls, il lui dit d'une voix discrète :

Si vous apportez en ces lieux une vocation pure et sincère, je crois que vous n'aurez pas de difficultés à respecter nos disciplines les plus rigides ; néanmoins, je dois vous avertir que le père Épiphane qui est le directeur de cette institution, est l'esprit le plus dur et le plus arbitraire qu'il m'ait été donné de connaître dans toute mon existence. Cette retraite est le fruit d'une expérience qu'il a initié avec votre digne père, il y a plus de vingt ans. Au début, tout allait bien, mais ces dernières années, le vieux Aufide Priscus abuse largement de son autorité, surtout depuis le départ du frère Marin pour l'Italie. Le père Épiphane est devenu despotique et presque cruel. Peu à peu, il transforme cet abri du Seigneur en une caserne de discipline militaire, là-même où il a fait son éducation.

La petite-fille de Cneius Lucius l'écoutait profondément étonnée.

D'après ce que disait le portier, son vif esprit a immédiatement compris que la retraite des enfants de la prière était également pleine des plus lourdes intrigues.

Toutefois, alors qu'elle réfléchissait à ses considérations, le frère Philippe continuait :

Imaginez-vous que notre supérieur change l'ordre de tous les enseignements, créant les plus incroyables extravagances religieuses. À l'opposé des enseignements de l'Évangile, il nous oblige à l'appeler « père » ou « maître », des noms que Jésus lui-même s'était nié à accepter dans sa mission divine. En plus d'inventer toute sorte de travaux pour les quarante deux hommes désenchantés du monde qui vivent ici, il applique à sa manière les leçons de Jésus. Si bien que pour le bien de notre communauté chrétienne, nous ne pouvons rien révéler à l'extérieur. Il est lamentable d'observer que l'enceinte est pleine de symboles qui nous rappellent les cérémonies matérielles des dieux cruels. Et nous ne pouvons rien dire sur un ton de critique ou de censure puisque le père Épiphane règne sur nous en roi.

La jeune fille n'avait pas encore réussi à donner son avis vu l'aisance avec laquelle le portier s'exprimait, que le bruit de pas forts qui approchaient est monté à eux, Philippe se tut, habitué qu'il était à des scènes comme celles-ci, et modifiant l'expression de son visage, il s'est exclamé d'une voix étouffée :

-C'est lui!...

Dans ses habits étranges et pauvres, Célia n'a pas réussi à dissimuler son étonnement.

Sur le seuil d'une large porte est apparue la figure d'un vieil homme d'environ soixante-dix ans dont les traits physionomiques présentaient la plus profonde expression conventionnelle et une fière sévérité. Il s'habillait comme un prêtre romain à l'apogée des temples polythéistes et se soutenant à une robuste canne, il promenait de toute part son regard fulgurant comme pour chercher des motifs d'exaspération et de mécontentement.

Philippe ! - s'exclama-t-il sur un ton intempestif.

Maître - répondit le frère portier, avec la plus feinte humilité -, je vous présente le fils de Marin que son cœur de père n'a pas pu accompagner jusqu'ici, étant donné son décès brutal à Minturnes.

Entendant ces éclaircissements inattendus, Épiphane a marché vers le jeune qui lui était complètement inconnu et prononça presque sèchement la salutation évangélique comme un lion se faisant agneau :

Paix au nom du Seigneur !

Célia répondit comme son vénérable ami le lui avait enseigné avant sa mort et elle remit au supérieur de la communauté la lettre paternelle.

Après avoir rapidement parcouru le parchemin, Épiphane a souligné avec austérité :

Marin doit être mort avec tout son idéalisme de cigale.

Et comme s'il avait émis cette idée rien que pour lui, il a ajouté avec une expression sévère, s'adressant à la jeune fille :

Veux-tu vraiment rester ici ?

Oui, mon père - a répondu le supposé jeune homme, à la fois timide et respectueux. - Poursuivre les traditions de mon père a toujours été mon désir, depuis mon enfance.

Ce ton humble a satisfait Épiphane qui lui a parlé moins agressivement :

Tu sais, néanmoins, que notre organisation csi constituée de chrétiens convertis qui peuvent coopérer dans nos efforts non seulement avec les valeurs spirituelles mais aussi avec les recours financiers indispensables à nos réalisations ? Ton père ne t'a pas laissé quelque pécule avant de descendre dans sa tombe à Minturnes ?

Mon héritage ne s'est chiffré qu'au capital nécessaire au voyage jusqu'à Alexandrie. Néanmoins - a-t-elle ajouté innocemment -, mon père m'a révélé, il y a quelques temps que sa petite fortune avait été employée ici, m'assurant que l'administration de cette maison saurait m'accueillir en souvenir de ses services.

Et bien - a répondu Épiphane, manifestant une certaine contrariété -, en matière de fortune, sache que tous ceux qui reposent dans cette retraite en ont eu en ce monde et remirent aussi leurs plus grandes valeurs à cette maison.

Mais mon père - a imploré Célia avec une sincère humilité -, s'il existe ici ceux qui se reposent, il doit exister également ceux qui travaillent. Si je n'ai pas d'argent, j'ai des forces pour servir l'institution. Ne me niez pas la réalisation d'un idéal si longtemps caressé.

Le supérieur sembla ému et répondit avec emphase :

C'est bon. Je ferai pour toi ce qui est à ma portée.

Et renvoyant Philippe à l'intérieur chercher un grand livre de notes, il a initié son minutieux interrogatoire :

Ton nom ?

Le même que celui de mon père.

Où es-tu né ?

À Rome.

Où as-tu reçu le baptême ?

À Minturnes.

Et après lui avoir posé des questions plus détaillées, investi de son austère supériorité Épiphane lui dit sur un ton sec :

Répondant à ta vocation et en mémoire d'un vieux compagnon, tu resteras avec nous où tu travailleras aux services de la maison. Je veux, néanmoins, t'informer qu'ici entre ces murs, je fais rigoureusement respecter l'Évangile du Seigneur, conformément à ma volonté inspirée du ciel. Après plusieurs années d'expérience, j'ai admis l'idée que la pensée évangélique devait s'organiser selon les lois humaines ou ne pourra pas survivre à la mentalité de l'avenir. Les chrétiens de Rome, comme ceux de Palestine, souffrent d'une hypertrophie de liberté qui les mène, instinctivement, à la diffusion de toutes les absurdités. Ici, cependant, la discipline chrétienne se caractérisera par l'abdication totale de la propre volonté.

La jeune fille l'écoutait calmement, gardant au fond d'elle ses impressions particulières d'après ce qu'elle pouvait observer, pendant qu'Épiphane la conduisait à l'intérieur pour la présenter aux autres compagnons.

Transformée en frère Marin, Célia se mit à vivre sa vie nouvelle singulière et anonyme.

Le vaste monastère, où se trouvaient plus de quarante riches chrétiens désabusés par les plaisirs du monde, était bien l'un des points de départ du second siècle pour le catholicisme et pour la prêtrise organisée sur des bases économiques, qui éliminerait tous développements du messianisme.

Elle remarqua qu'en ces lieux, la simplicité des catacombes n'était pas de mise. La symbologie païenne semblait envahir tous les coins de la demeure. Les Romains convertis n'avaient pas dispensé les prières formulées à leurs anciens dieux. De toute part, des croix grandes et petites étaient accrochées, taillées dans le marbre ou dans le bois, elles étaient sculptées dans différents moules. Il y avait des salles de prières où reposaient des images du Christ en ivoire et en cire argentée posées inertes sur de vraies touffes de rosés et de violettes. Le culte polythéiste semblait renaître, indestructible et inévitable. Pour la conservation de ces croyances, la même intrigue des flamines de Rome était pratiquée, on aurait dit que l'Évangile n'était en fait qu'un simple prétexte pour galvaniser les croyances mortes.

L'esprit formaliste d'Épiphane avait cherché à doter l'établissement de toutes les conventions en vigueur à l'époque.

Une cloche annonçait le changement des méditations, l'heure du travail, des prières, des repas, et du temps consacré au repos de l'esprit.

L'idée de spontanéité des leçons du Seigneur sur le lac de Tibériades pour concilier les possibilités et les besoins des croyants avait disparu. Les principes implacables d'Épiphane réglementaient tous les services.

Le plus intéressant était que dans ces monastères lointains en Afrique et en Asie où étaient accueillis les chrétiens craignant les persécutions inflexibles de la métropole, les célèbres heures du Chapitre existaient déjà, il s'agissait d'une réunion intime à laquelle participaient tous les membres de la communauté pour alimenter les intrigues et le débat des points de vue individuels.

Célia trouva étrange qu'à l'intérieur d'une institution chrétienne par excellence, puissent être stimulées des aberrations de ce type qui venaient directement des collèges romains où pontifiaient des flamines ou des vestales ; mais elle était obligée d'accepter les ordres supérieurs sans laisser transparaître son désappointement. Bien que condamnant de telles manifestations néfastes de culte, la fille d'Helvidius sut conquérir rapidement l'admiration et la confiance de tous par la rectitude de ses manières à s'illustrer par les actes les plus élevés d'humilité et de compréhension de l'Évangile. Ses façons très douces et l'enchantement de ses paroles délicates et amicales faisaient que le frère Marin devenait l'objet de toutes les attentions, générant les amitiés les plus pures dans cette singulière convivialité.

Cependant, il y avait là quelqu'un qui gardait la plus funeste jalousie face à la pureté de sa vie. C'était Épiphane, dont l'esprit despotique et original s'était habitué à commander les cœurs avec brutalité et rudesse. Le fait de ne rien trouver chez le fils de son ancien compagnon qui ne puisse être censuré, irritait son esprit tyrannique. Dans la salle du Chapitre, à l'occasion de l'étude, il observait que l'avis du frère Marin triomphait toujours par la sublime compréhension de fraternité et d'amour dont il donnait un vrai témoignage. Avec toute sa candeur spirituelle, la jeune fille ne pouvait définir la raison des gestes rudes du supérieur, bien que trouvant étranges ses attitudes.

Un beau jour, à l'heure consacrée aux discordes et aux interrogatoires qui précédaient dans le catholicisme naissant l'institution de la confession auriculaire, Épiphane, plein d'une austérité artificielle, fit un long discours sur les tentations du monde, il a parlé des chemins abominables et des ténèbres qui inondent le cœur de tous les pécheurs, incluant toutes les choses de la vie dans sa condamnation et dans sa furie religieuse.

Une fois la fanatique conférence terminée, il a sollicité, à la manière des premières assemblées chrétiennes, que tous les frères se prononcent sur ses propos, mais alors que tous approuvaient les idées évoquées, sans restriction aucune, Célia, dans son innocente sincérité, a répliqué :

Maître Épiphane, vos paroles sont extrêmement respectables pour tous ceux qui travaillent dans cette maison, mais, si je peux me permettre, il me semble que Jésus ne désire pas la mort du pécheur... Je suppose qu'il est juste que nous nous réfugions dans cette retraite jusqu'à ce que passe la vague sanguinaire des persécutions des adeptes de l'Agneau ; néanmoins, une fois la tempête calmée, je trouve qu'il est indispensable de retourner dans le monde pour nous plonger dans les pénibles luttes, parce que, sans ce terrain de souffrance et de travail, nous ne pourrons pas donner le témoignage de notre foi et de notre compréhension de l'amour de Jésus.

Le directeur spirituel lui a lancé un terrible regard, alors que toute l'assemblée semblait satisfaite par cette clarification.

À l'occasion du prochain Chapitre nous continuerons donc avec les mêmes études - a dit Épiphane sur un ton presque rude visiblement contrarié par l'argument indiscutable présenté contre son innovation despotique au détriment des enseignements évangéliques.

Le lendemain, le frère Marin fut appelé au cabinet du supérieur qui lui a adressé la parole en ces termes :

- Marin, notre frère Dioclèce, fournisseur de cette maison depuis plus de dix ans, est invalide, il est malade et j'ai besoin de confier cette charge à quelqu'un dont la notion de responsabilité me dispense de la gestion et des soins particuliers consacrés à cette tâche. Ainsi, à partir de demain, tu seras chargé d'aller au marché le plus proche, deux fois par semaine, afin de t'occuper correctement des petites provisions du monastère.

La jeune fille accepta cette demande et le remercia de la confiance qu'il lui témoignait par une telle mesure. Ainsi les paroles d'Épiphane, les jours du Chapitre, ne seraient plus dérangées par ses commentaires simples et porteurs de précieux éclairages évangéliques.

Le marché était à une distance d'environ cinq lieues du couvent puisqu'il était situé dans un grand village sur la route d'Alexandrie. Portant deux énormes paniers sous le bras, la fille d'Helvidius faisait sa randonnée à pied, elle était obligée de passer la nuit dans l'unique auberge existante car elle devait attendre une bonne partie de la matinée du lendemain que le marché expose ses produits.

Au début, ces journées hebdomadaires la fatiguaient excessivement, mais, peu à peu, elle s'est habituée aux nouvelles contraintes de ses obligations. Profitant de la solitude en chemin pour faire ses exercices spirituels, elle ne relisait pas seulement de vieux parchemins qui contenaient les principes de l'Évangile et les récits des apôtres, mais elle exerçait aussi les plus saines méditations qui élevaient son cœur dans de douces prières au Seigneur.

Au monastère tous les frères la respectaient. Par ses actes et ses paroles, elle ralliait la sympathie en général qui entourait son esprit de considération et d'une réelle affection...

Trois années passèrent sans la moindre marque de découragement ou de révolte, d'indécision ou d'amertume, consolidant ainsi chaque fois davantage ses marques de vertu irréprochable.

Auprès de la population la plus proche, là où les services du marché l'amenaient à réaliser sa tâche, tout le monde appréciait également les généreux dons de son âme, principalement dans l'auberge où elle passait la nuit deux fois par semaine.

Mais il se trouva que Ménénius Tullius, l'hôtelier, avait une fille appelée Brunehilde qui avait remarqué les délicats traits du frère Marin, prise de singulières impressions. Bien que s'efforçant d'attirer son attention toujours tournée vers les sujets spirituels, elle finit par s'irriter au fond de son indifférence affectée, toujours cordiale et fraternelle.

De longs mois passèrent sans que Brunehilde puisse démasquer le mystère de cette âme esquivée, pleine de beauté et d'une délicate masculinité à ses yeux, tandis que le frère Marin, par ses dispositions spirituelles élevées, n'avait jamais perçu les pensées et les intentions dégénérées de la jeune fille qui si souvent accumulait les tendres gentillesses à son égard.

Un beau jour, désabusée dans ses intentions inavouables, Brunehilde se mit à fréquenter un soldat romain, ami de son père et de la famille, qui venait d'arriver de la capitale de l'Empire, plein d'audaces et d'attitudes sournoises.

Rapidement, la fille de l'aubergiste s'achemina vers les dangers de la perdition, au point que le séducteur de son âme inquiète et versatile s'absenta exprès et retourna à Rome, après avoir obtenu l'accord de ses supérieurs.

Abandonnée à cette dure épreuve, Brunehilde chercha à déguiser l'angoisse de ses secrètes pensées. L'âme prise d'inquiétudes en raison de la sévérité des principes familiaux, elle désira mourir afin d'éliminer toutes traces de ses erreurs et disparaître pour toujours. Néanmoins, le courage lui manquait pour réaliser un crime aussi odieux.

Mais le jour arriva où elle ne put plus cacher la réalité aux yeux de ses parents.

A la veille de recevoir le fruit de ses amours, elle fut obligée d'en informer Ménénius. Pris d'une douleur sauvage, le père obligea sa fille à se confesser afin de pouvoir se venger. Mais quand elle dut révéler le nom de celui qui lui avait volé sa virginité, Brunehilde ressentit toute l'horreur de sa situation et accusa calomnieusement :

Mon père, pardonnez mon erreur qui déshonore votre nom respectable et immaculé, mais celui qui m'a amenée à transiger aussi douloureusement avec les principes sacrés familiaux que vous nous avez enseignés, est le frère Marin avec sa délicatesse capricieuse.

Ménénius Tullius eut l'impression que s'ouvrait dans son cœur une plaie vive. Jamais il n'aurait pu imaginer une telle chose. Le frère Marin représentait à ses yeux les espoirs les plus réconfortants, il avait confiance en lui comme en son meilleur ami.

Mais devant l'évidence des faits, il dit sèchement :

Puisqu'il en est ainsi, ma maison ne gardera pas cette tache indélébile. Ta prévarication ne déshonorera pas le nom de ma famille, car personne ne saura que tu as accédé aux intentions criminelles de cet infâme ! Je porterai moi-même l'enfant à Épiphane, afin que ses partisans considèrent l'énormité de ce crime ! S'il le faut, je n'hésiterai pas à lever mon épée pour défendre le cercle sacré de ma famille, mais je préfère les humilier en renvoyant au séducteur le fruit de sa lâcheté !...

Et effectivement, dissimulant la douleur immense de son cœur et de son foyer, le lendemain à l'aube, Ménénius Tullius marchait vers le monastère emportant avec lui un petit panier dont le singulier contenu était un misérable petit.

Alors que le soleil brillait haut dans le ciel, afin de répondre à l'insistance du visiteur à l'entrée, le frère Philippe fit appeler le supérieur de la communauté qui dut entendre les indécences de Ménénius qui avait le cœur glacé de rancœur.

Au courant de toutes les confessions de Brunehilde concernant Marin, le maître Épiphane a ordonné de le faire appeler en sa présence, avec toute la brutalité de ses gestes sauvages.

Frère Marin - s'exclama le supérieur à la fille d'Helvidius qui l'écoutait, blessée et surprise -, alors c'est ainsi que tu démontres la gratitude que tu dois à cette maison ? Où se trouvent donc tes idées avancées sur l'Évangile qui ne t'ont pas empêché de pratiquer un délit aussi infâme ? En te recevant dans ce monastère et en te confiant cette mission de travail dans cette retraite du Seigneur, j'ai déposé en tes efforts la confiance sacrée d'un père. Néanmoins, tu n'as pas hésité à jeter le scandale sur notre nom, offensant cette institution si vénérable à notre esprit !

Observant le pauvre enfant que tenait l'aubergiste qui ne répondit pas à son salut, pendant qu'Épiphane faisait une pause, la jeune fille a demandé :

Mais, de quoi m'accusez-vous ?

Et tu le demandes ? - rétorqua Ménénius Tullius, le visage congestionné. - Ma malheureuse fille m'a révélé ta vile action, n'hésitant pas à salir mon foyer honnête de la boue de ta concupiscence. Tu te trompes si tu penses que ma maison va accueillir le fruit criminel de tes passions déséquilibrées, parce que ce misérable enfant restera dans cette maison, afin que le père infâme décide de son destin.

Après avoir prononcé ces paroles additionnées de grossièretés à l'adresse du supposé conquérant de sa fille, l'aubergiste s'est retiré au grand étonnement de Célia et d'Épiphane, laissant le pauvre petit là, complètement abandonné.

D'un seul coup, la jeune fille a compris que le monde spirituel exigeait un nouveau témoignage de sa foi et alors qu'elle marchait, presque calmement, pour prendre l'innocent dans ses bras, le supérieur de la communauté l'avertit pris de colère :

Frère Marin, cette maison de Dieu ne peut tolérer plus longtemps ta scandaleuse présence. Explique-toi ! Confesse tes fautes afin que mon autorité puisse traiter des mesures opportunes et nécessaires à prendre !...

Le temps d'un instant, affligée Célia s'est mise à réfléchir et démontrant la même foi intangible et cristalline qui avait guidé tous les laborieux sacrifices de sa destinée, elle lui dit avec humilité :

Père Épiphane, celui qui commet un acte de cette nature est indigne de porter l'habit qui doit nous rapprocher de l'Agneau de Dieu ! Je suis donc prêt à accepter avec résignation les peines que votre autorité m'imposera...

Très bien - a répliqué le supérieur avec sa fière sévérité -, tu dois immédiatement quitter le monastère emportant avec toi ce misérable enfant !...

À cet instant, néanmoins, presque tous les religieux s'étaient approchés et observaient la scène avec intérêt. Ils n'arrivaient pas à croire en la culpabilité du frère Marin, qui se trouvait là en toute humilité, démontrant la sérénité la plus consolatrice à la lumière de ses yeux calmes et humides.

Et sentant que tous ses compagnons compatissaient de sa situation, la fille d'Helvidius, avec une inflexion de voix inoubliable, s'est agenouillée devant Épiphane et a demandé :

Mon père, ne m'expulsez pas de cette communauté pour toujours !... Je ne connais pas les régions qui nous entourent ! Je suis ignorant et je suis malade ! Ne m'abandonnez pas, rappelez-vous de la parole du Divin Maître qui affirmait être le secours à tous les malades et à tous les désemparés de ce monde ! Si mon âme est indigne de rester dans cette retraite de Jésus, donnez-moi l'autorisation d'habiter la cabane abandonnée au fond du jardin. Je vous promets de travailler, du matin au soir, à soigner la terre afin d'oublier mes erreurs...

Père Épiphane, si vous ne m'accordez pas cette grâce, accordez-la à ce petit abandonné pour qui je vivrai avec toutes les forces de mon cœur!...

Elle pleurait copieusement en faisant cette pénible prière. Au fond, le fier Aufide Priscus, qui désirait appliquer l'Évangile à sa manière, voulut récuser cette demande mais d'un regard, il remarqua que tous les compagnons de la communauté étaient émus et apitoyés.

- Je ne déciderai pas de moi-même - a-t-il clamé exaspéré -, tous les membres du monastère devront considérer ta sollicitation comme étrange et impropre.

Néanmoins, une fois que les compagnons, à qui la jeune fille calomniée levait des yeux suppliants, furent consultés, il y eut un mouvement général favorable envers la fille d'Helvidius. Épiphane n'avait pas réussi à obtenir le refus souhaité et adressant à ses bienfaiteurs un affectueux regard de remerciements, le frère Marin a quitté l'enceinte portant courageusement le petit dans ses bras et se dirigeant vers la hutte abandonnée, au bout de l'immense jardin du monastère.

Cette fois, Célia ne se livrerait pas à un nouveau pèlerinage sur de rudes chemins, et seul Dieu pouvait témoigner de ses incommensurables sacrifices. Avec des difficultés inédites, elle a cherché à s'adapter avec le petit à sa nouvelle vie, au prix des plus épuisants travaux dans la pénible solitude de ses angoisses alors que quelques frères du monastère lui tendaient des mains compatissantes.

Avec le souvenir de Cirus en mémoire, elle entourait le petit de tous les soins, attendant que Jésus lui accorde des forces pour l'accomplissement intégral de ses épreuves.

Pendant la journée, elle travaillait avec acharnement aux cultures potagères, profitant des crépuscules pour ses méditations et ses études qui semblaient peuplées d'êtres et de voix aimantes venant de l'invisible.

Un beau jour, une pauvre femme du peuple passait par le site, à pied, avec un petit qui agonisait presque, elle cherchait la route d'Alexandrie en quête de secours. C'était l'après- midi. Frappant à la modeste porte du frère Marin, il sut ranimer son âme abattue et l'invita aux précieuses méditations de l'Évangile. L'humble créature lui demanda avec insistance d'apposer ses mains sur le petit malade, comme le faisaient les apôtres de Jésus, telle fut l'ambiance de confiance et d'amour qu'elle avait su créer par ses paroles. Se livrant à cet acte de foi pour la première fois, Célia eut le bonheur d'observer que le petit agonisant, un sourire sur les lèvres, reprenait courage et retrouvait la santé. Alors, la femme du peuple se prosterna, rendant grâce au Seigneur et mêlant ses larmes à celles du frère Marin qui lui aussi pleurait d'émotion et de reconnaissance.

Depuis ce jour, jamais plus la petite maison du jardin n'a cessé de recevoir des pauvres et des affligés de toutes les catégories sociales, qui venaient là pour supplier les bénédictions de Jésus à travers cette âme pure et simple, sanctifiée par les plus âpres souffrances.

LE CHEMIN EXPIATOIRE

Pendant que Célia accomplissait sa mission de charité à la lumière de l'Évangile, retournons à Rome où nous allons retrouver nos anciens personnages.

Dix années s'étaient écoulées sur la route infinie du temps, depuis qu'Helvidius Lucius et sa famille avaient vécu les plus singulières vicissitudes de leur destinée.

Bien qu'ayant dissimulé leurs déboires familiaux dans leur milieu social, Fabius Corneille et sa famille vivaient le cœur inquiet et angoissé depuis le jour tragique où la plus jeune fille d'Alba Lucinie s'était absentée pour toujours conformément aux pénibles injonctions de sa malheureuse destinée. Dans l'intimité, on se demandait parfois ce qu'il était advenu de celle qui, à Rome, n'était évoquée que comme la chère défunte de la famille. La femme d'Helvidius ressassait les plus accablantes souffrances morales depuis le matin fatal où elle avait été informée des déboires survenus à sa fille.

Sur son visage, Alba Lucinie ne portait plus la jovialité franche et spontanée des sentiments qu'elle avait toujours laissé transparaître à l'époque des jours heureux et que les traits gracieux de sa première jeunesse semblaient indéfiniment prolonger. Les tourments intimes lui ridaient la figure dans une expression d'angoisse marquée. Ses yeux sombres semblaient hantés par un fantôme empreint de méfiance qui la poursuivait de toute part. Les premiers cheveux blancs, signalant son esprit tourmenté, dessinaient sur son front le cadre morose de sa vertu souffrante et désolée. Jamais elle n'avait pu oublier sa fille idolâtrée qui apparaissait dans son imagination affectueuse, errante et angoissée sous le signe funeste de la malédiction domestique. Bien que se soutenant à la parole amicale et aimante de son mari qui faisait tout pour maintenir sa fibre courageuse et résolue inflexible, moulée dans les principes rigides de la famille romaine, la pauvre femme semblait continuellement souffrir, comme si une maladie mystérieuse la conduisait sournoisement vers les ombres de la tombe. Les fêtes de la cour, les spectacles, les places d'honneur aux théâtres ou les amusements publics, rien n'y faisait.

Bien que faisant son possible pour cacher ses propres peines, Helvidius Lucius cherchait à remonter en vain le moral de sa compagne. En tant que père, il sentait souvent son cœur torturé et angoissé, mais il cherchait à fuir ces sentiments et s'efforçait de se distraire dans le tourbillon de ses activités politiques et lors des fêtes sociales où il comparaissait habituellement, pris par le besoin d'échapper aux méditations solitaires dans lesquelles son cœur paternel maintenait les plus cruels dialogues avec les idées préconçues du monde. Pour cela, il souffrait intensément, entre l'indécision et la nostalgie, l'énergie et le repentir.

De nombreux changements avaient eu lieu à Rome, depuis le douloureux événement qui avait plongé sa famille dans des ombres épaisses.

Après plusieurs années d'injustice et de cruauté depuis qu'il avait transféré la cour à Tibur, Aelius Hadrien était parti pour l'au-delà, laissant l'Empire entre les mains généreuses d'Antonin, dont le gouvernement se caractérisait par l'entente et la paix dans une ambiance de plus grande justice et de tolérance. Le nouvel Empereur, néanmoins, avait conservé Fabius

Corneille comme l'un de ses meilleurs assistants dans son administration libérale et sage. L'ancien censeur était particulièrement, satisfait de cette preuve de confiance impériale et soulignait que dans sa vieillesse déterminée et expérimentée, il se maintenait dans une position de franche progression devant les sénateurs eux-mêmes et les autres hommes d'État, obligés d'entendre ses opinions et ses propositions.

Un homme avait beaucoup grandi dans la confiance de l'ancien censeur, il était devenu pour lui un agent idéal dans l'accomplissement de tous les services. C'était Silain. Satisfait de pouvoir être utile à son ami de longue date, Fabius Corneille avait fait de l'ancien combattant des Gaules un officier intelligent et cultivé, à qui il rendait les plus grands honneurs. En quelque sorte, Silain représentait à ses yeux sa force d'antan, quand la sénilité ne l'avait pas encore touché, obligeant son organisme au minimum d'aventures. Pour le vieux censeur, celui qui avait été recommandé par Cneius Lucius était presque un fils dont la virilité puissante était le prolongement de ses énergies. Dans toutes les entreprises, ils étaient toujours ensembles pour mettre à exécution les ordres particuliers de César, créant entre eux deux une très forte atmosphère d'affinité et de confiance.

En marge de nos personnages, l'un d'entre eux était devenu une profonde énigme. C'était Claudia Sabine. Depuis la mort d'Hadrien, elle était reléguée à l'ostracisme social, se trouvant à nouveau dans l'anonymat de la plèbe d'où elle avait émergé pour monter aux plus hautes sphères de l'Empire. De ses aventures, il lui était resté la fortune qui lui permettait d'habiter où bon lui semblait avec tout le confort possible pour l'époque. Mécontente, néanmoins, de la rétraction générale des amitiés prestigieuses datant de l'époque où elle jouissait d'une grande influence sociale, elle avait acquis une petite demeure aux alentours de Rome, dans un modeste faubourg entre les voies Salarienne et Nomentane où elle s'était mise à vivre livrée à ses lamentables souvenirs.

Les rumeurs ne manquaient pas concernant ses nouvelles activités et certaines de ses plus anciennes relations en arrivaient même à assurer que la veuve de Lolius Urbicus commençait à s'adonner aux pratiques chrétiennes dans les catacombes, oubliant son passé de folies et d'erreurs.

En vérité, Claudia Sabine avait eu des premiers contacts avec la religion du Crucifié, mais elle sentait son cœur trop intoxiqué de haine pour s'identifier avec les postulats d'amour et d'humilité. Dix ans étaient passés et elle n'avait pas réussi à connaître le réel résultat de la tragédie qu'elle avait déchaînée au cours de son existence. Elle avait vécu avec la terrible aspiration de reconquérir l'homme aimé, même si pour cela elle avait dû mettre en œuvre tous les arcanes du crime. Ses plans avaient échoué. Sans l'appui d'antan, quand le prestige de son mari lui permettait de disposer d'une foule d'adulateurs et de serviteurs, elle n'arrivait à rien, pas même à parler à Hatéria qui, soutenue par Helvidius, s'était retirée dans son site de Benevento où elle vivait en compagnie de ses enfants dans la plus grande prudence nécessaire à sa propre sécurité.

Claudia Sabine avait trouvé un certain réconfort à ses remords qui mortifiaient son âme, mais elle n'aurait Jamais pu, à son avis, concilier sa haine et son orgueil inflexible avec l'exemple de ce Jésus crucifié et humble qui prescrivait l'humilité et l'amour comme point d'appui à tous les bonheurs sur terre.

En vain elle avait écouté les prédicateurs chrétiens des assemblées auxquelles elle avait assisté avec son avide curiosité. Les théories de tolérance et la pénitence n'eurent pas d'écho dans son esprit intoxiqué. Et, se sentant si abandonnée au fond, avec les lourds souvenirs de son passé criminel, l'ancienne plébéienne se jugeait telle une feuille emportée au gré des vents tourbillonnants. De temps en temps, néanmoins, l'assaillait la peur de la mort et de l'au-delà inconnu. Elle aurait désiré avoir la foi en quelque chose pour soulager son cœur épuisé par les passions de ce monde, mais si d'un côté il y avait les anciens dieux qui ne contentaient pas son raisonnement, de l'autre il y avait ce Jésus immaculé et saint inaccessible à ses désirs ardents tristes et odieux. Parfois, des larmes amères remplissaient ses yeux sombres et pourtant, elle savait bien que ces larmes n'étaient pas de purification, mais venaient de son désespoir irrémédiable et profond. Portant au fond d'elle-même la lourde barque de ses rêves déchus, au crépuscule de sa vie, Claudia Sabine était comme un naufragé fatigué de se battre contre les vagues d'une mer tourmentée, sans l'espoir d'arriver à bon port au grand désespoir de son orgueil et de sa haine infâmes.

L'année 145 se passait calmement porteuse des mêmes souvenirs amers caractéristiques à chacun de nos amis quand quelqu'un, à la première heure par un jour magnifique de printemps, frappa à la porte d'Helvidius avec une singulière insistance.

C'était Hatéria, qui, dans des conditions singulières de maigreur et de faiblesse, fut conduite à l'intérieur de la maison et reçue par Alba Lucinie avec sympathie et gentillesse.

La vieille servante semblait extrêmement angoissée et perturbée mais elle exposa clairement ses pensées. Elle demanda à son ancienne patronne la présence de son père et de son mari pour clarifier un grave sujet.

La compagne d'Helvidius se dit que la femme désirait s'entretenir en particulier d'un sujet d'ordre matériel relatif à Benevento.

Devant tant d'insistance, elle fit appeler le vieux censeur qui, depuis la mort de Julia, habitait en sa compagnie, et invita également son mari à répondre à la demande d'Hatéria pour qui ils avaient, depuis le drame de Célia, une singulière considération et une estime toute spéciale.

À leur grand étonnement, l'employée demanda à être reçue dans une pièce réservée afin de traiter librement du sujet.

Fabius et Helvidius la jugèrent folle, mais la propriétaire de la maison les invita à l'accompagner afin de satisfaire ce qu'ils pensaient être un simple caprice.

Une fois réunis dans une gracieuse petite pièce près du tablinum, Hatéria a parlé nerveusement, une intense pâleur sur le visage :

Je viens ici vous faire une confession pénible et terrible et je ne sais pas comment je dois exposer mes crimes d'autrefois !... Aujourd'hui, je suis chrétienne et devant Jésus, je dois éclairer ceux qui m'ont dispensé, par le passé, une estime sincère et dévouée...

Alors comme ça - a dit Helvidius, la jugeant sous l'influence d'une perturbation mentale -, tu es chrétienne aujourd'hui ?

Oui, mon Maître - a-t-elle répondu les yeux brillants, énigmatiques, comme prise d'une résolution extrême -, je suis chrétienne par la grâce de l'Agneau de Dieu, qui est venu en ce monde racheter tous les pécheurs... Jusqu'à présent, j'aurais préféré mourir plutôt que de vous révéler mes pénibles secrets. Je prévoyais de descendre dans la tombe avec le terrible silence sur mon passé criminel mais, depuis un an, j'assiste aux sermons d'un homme juste qui des confins de Benevento, annoncent le royaume des cieux avec Jésus-Christ, induisant les pécheurs à la réparation de leurs fautes. Depuis que j'ai entendu la promesse de l'Évangile du Seigneur, je sens mon cœur ingrat plier sous le poids de grands remords. En outre, Jésus enseigne que personne ne pourra aller vers Lui sans porter sa propre croix pour le suivre. Ma croix est mon péché... J'ai hésité à venir, craignant les conséquences de mes révélations, mais j'ai préféré finalement affronter toutes les conséquences de mes crimes car ce n'est qu'ainsi, je présume, que j'aurai la paix de conscience nécessaire au travail de la souffrance qui doit régénérer mon âme. Après ma confession, tuez-moi si vous le voulez !

Soumettez-moi au sacrifice ! Ordonnez ma mort !... Cela soulagera en quelque sorte mon infâme conscience !... Du ciel, ce Jésus aimé, qui a promis d'offrir son aide sacrosainte à tous les pratiquants de la vérité, tiendra compte de mon repentir et consolera mes peines en m'accordant les moyens de me racheter avec sa miséricorde !...

Et alors, face à la perplexité de tous trois, Hatéria se mit à révéler le sinistre drame de sa vie. Elle leur a raconté ses premières rencontres avec Claudia Sabine, leurs intrigues, la vie particulière de Lolius Urbicus, le funeste plan pour souiller l'image d'Alba Lucinie auprès de sa famille et de la société romaine ; la participation de Plotina et l'épilogue du tragique projet qui finit avec le sacrifice de Célia dont le souvenir saisissait sa voix de larmes abondantes lorsqu'elle se rappelait sa bonté, sa candeur, son sacrifice... Un long et pénible récit... Pendant plus de deux heures, elle retint l'attention de Fabius Corneille et des siens qui l'écoutaient stupéfaits.

Alba Lucinie qui entendait et réfléchissait aux détails de sa confession, a senti son sang se glacer dans ses veines, prise d'une singulière épouvante. Helvidius avait la poitrine oppressée, étouffée, il essaya en vain de dire un mot. Seul le censeur, dans son inflexibilité terrible et fière, restait ferme, bien qu'éprouvant une terreur intime avec une expression désespérée qui prédominait sur son visage.

Malheureuse ! - a murmuré Fabius Corneille avec beaucoup d'effort - jusqu'où nous as-tu conduit avec ton ambition méprisable et mesquine !... Criminelle ! Maudite sorcière, comment n'as-tu pas craint le poids de nos mains ?

Sa voix, néanmoins, semblait également asphyxiée par la même émotion qui suffoquait ses enfants.

Je me vengerai de tous !... - s'est écrié le vieux censeur d'une voix étranglée. À cet instant, Hatéria s'est agenouillée et a murmuré :

Faites de moi ce que vous voudrez ! Après m'être confessée, la mort sera pour moi un doux soulagement !...

Tu mourras donc, infâme créature - dit le censeur en dégainant un poignard qui a brillé à la clarté du soleil à travers une fenêtre haute et étroite.

Mais à l'instant où sa main droite allait frapper, Alba Lucinie, comme poussée par une force mystérieuse, a retenu le bras paternel, s'exclamant :

En arrière, mon père ! Que cesse pour toujours la tragédie dans nos destinées !... À quoi bon un crime de plus ?

Et comme Fabius Corneille cédait, stupéfait, une pâleur de marbre a brusquement envahi le visage de la malheureuse femme qui est partie à la renverse, tombant sur le tapis, sous le regard atterré de son mari qui s'empressa de la secourir.

Jetant, alors, un regard de profond dédain à Hatéria qui aidait le tribun à installer la pauvre femme sur un grand divan, le vieux censeur a ajouté :

Courage, Helvidius !... Je vais immédiatement appeler un médecin. Laisse cette maudite sorcière livrée à son sort ; mais, aujourd'hui même, j'ordonnerai d'éliminer l'infâme qui a empoisonné notre vie pour toujours.

Helvidius Lucius voulut parler, mais il ne savait plus s'il devait conseiller la pondération à son beau-père impulsif ou secourir sa femme dont les membres étaient froids et durs, par suite du traumatisme moral.

Soutenant Alba Lucinie sur le divan, pendant qu'Hatéria se dirigeait vers l'intérieur de la demeure pour prendre les premières mesures nécessaires, Helvidius Lucius a vu partir son beau-père, foulant le sol d'un pas déterminé.

Quoiqu'il fasse, le tribun n'arrivait pas à coordonner ses idées pour résoudre l'angoissante situation. Maintenant alitée, Alba Lucinie semblait sous l'emprise d'une force destructrice et absolue qui ne lui permettait pas de récupérer ses sens. En vain le médecin lui donnait des potions et faisait l'éloge de ses précieux remèdes. Les frictions médicamenteuses ne donnèrent pas les moindres résultats. Seuls les mouvements convulsifs de la torpeur léthargie accusaient une pléthore d'énergies organiques. Ses paupières continuaient fermées et sa respiration oppressée était celle des malades prêts à sombrer dans l'agonie.

Pendant qu'Helvidius Lucius multipliait les soins et cherchait à se calmer, Fabius Corneille se rendait à son cabinet où il fit appeler Silain en privé et lui dit sur un ton austère :

Plus que jamais, aujourd'hui, j'ai besoin de ton dévouement et de tes services !

Dites ! - répondit l'officier, empressé.

Aujourd'hui, je dois prendre des mesures punitives pour éliminer une ancienne conspiratrice de l'Empire. Il y a plus de dix ans déjà que j'observe ses manigances, néanmoins, ce n'est que maintenant que j'ai réussi à avoir la confirmation de ses crimes politiques et j'ai décidé de te confier cette tâche d'une singulière importance pour mon administration.

D'accord - s'exclama le jeune homme calmement -, dites-moi ce dont il s'agit et j'accomplirai toujours vos ordres avec zèle.

Tu prendras avec toi Lydien et Marc, car tu dois être assisté par deux hommes de notre entière confiance.

Et, d'une voix discrète, il a indiqué au préposé le nom de la victime, sa résidence, sa condition sociale et tout ce qui pouvait faciliter l'exécution du sinistre mandat.

Finalement, il a souligné d'une voix caverneuse :

J'ordonnerai que quelques soldats encerclent la demeure afin d'empêcher toute tentative de résistance de la part des employés, et après avoir ordonné l'ouverture des veines de cette femme infâme, tu diras que la sentence émanait de mon autorité au nom des nouvelles forces de l'Empire.

Il en sera fait selon vos ordres - rétorqua l'émissaire résolument.

Tu devras agir avec la plus grande prudence. Quant à moi, je retourne maintenant chez moi où l'on requiert ma présence. Dans l'après-midi, je serai ici pour savoir comment cela s'est passé.

Tandis que Silain rassemblait les assistants qui allaient l'accompagner, Fabius Corneille retournait à son foyer où les moyens médicaux manquaient pour réveiller Alba Lucinie de son étrange torpeur. Activant tous les employés, Helvidius Lucius faisait tout ce qu'il pouvait pour réveiller sa compagne. Comme fou, son cœur se diluait amèrement en un torrent de larmes et c'était en vain qu'il faisait appel aux promesses silencieuses des dieux domestiques. Alors qu'Hatéria s'asseyait humblement au chevet de son ancienne patronne, le tribun multipliait des efforts inédits. Quant à Fabius Corneille, il se promenait de long en large, agité, dans un cabinet tout proche, tantôt attendant une amélioration de la patiente, tantôt comptant les heures afin de connaître le résultat de sa sinistre commission.

Et effectivement, dans l'après midi, l'émissaire du censeur, entouré de soldats et de deux compagnons de confiance qui devaient pénétrer dans la résidence de Claudia, sont arrivés dans l'agréable site boisé et fleuri où l'ancienne plébéienne se livrait à ses méditations, à l'automne mélancolique de sa vie.

La veuve de Lolius Urbicus avait passé sa journée livrée à des réflexions amères et angoissantes. Comme si une force mystérieuse la dominait, elle ressentait les sensations les plus tristes et les plus incompréhensibles. En vain, elle s'était promenée dans les délicieux jardins de sa résidence princière où les allées gracieuses et bien soignées étaient saturées des forts parfums du printemps. Des sentiments étranges et intraduisibles l'étouffaient intérieurement, comme si son esprit était plongé dans de sombres présages. Elle avait cherché à fixer sa pensée sur quelque point de référence sentimentale mais son cœur manquait de foi, tel un désert brûlant.

L'âme immergée dans des songes pesants, très surprise, elle vit tout à coup approcher le détachement de prétoriens.

Prise d'émotion, elle s'est souvenue ce que ces petites expéditions de terreur signifiaient en d'autres temps, elle reçut alors dans son cabinet l'officier qui était accompagné de deux hommes athlétiques avec qui il échangea des regards significatifs.

À quoi dois-je l'honneur de votre visite ? - a-t-elle demandé après s'être assise, adressant à Silain un regard d'une intense curiosité.

Etes-vous la veuve de l'ancien préfet Lolius Urbicus ?

Oui... - a répliqué l'interpellée avec indifférence.

Bien, je suis Silain Plautius et je suis ici par ordre du censeur Fabius Corneille qui, après une longue procédure, a prononcé contre votre personne la sentence finale. J'espère que vous saurez mourir dignement, étant donné votre condition de conspiratrice de l'Empire..

Claudia entendit ces paroles alors qu'elle sentit son sang glacer son cœur. Une pâleur d'albâtre a recouvert son front, ses tempes battaient de façon accélérée. Elle a précipitamment tendu ses mains vers des meubles à proximité, essayant d'utiliser une grande sonnette, mais Silain a retenu son geste, s'exclamant avec sérénité :

Toute résistance est inutile ! La maison est encerclée. Faites aux dieux vos dernières prières !...

À cet instant, obéissant aux signes en usage, Lydien et Marc, deux géants, se sont avancés vers Claudia Sabine chancelante qui avait du mal à se tenir debout... Tandis que le premier la bâillonnait impitoyablement, le second s'apprêtait à lui couper les pouls avec une lame tranchante...

Éprouvant toute l'horreur de cette situation irrémédiable, Claudia se livrait à ses bourreaux sans résistance, adressant, néanmoins, à Silain un regard inoubliable.

Que ce soit en raison de la terreur à cette minute ultime ou à cause des émotions irrésistibles et profondes ressenties, le sang de la malheureuse ne coulait pas de ses veines ouvertes. On aurait dit qu'une émotion ardente agitait toutes ses forces psychiques, contrariant les lois communes des énergies organiques.

Devant ce fait insolite et rarement observé lors des exécutions de cette nature, et face au regard angoissé et insistant que la victime lui adressait, comme pour lui demander qu'il l'écoute, l'officier a ordonné à Lydien de lui retirer son bâillon, afin que la condamnée puisse faire ses dernières recommandations et mourir tranquille.

Soulagée du garrot, Claudia Sabine s'exclama d'une voix lugubre :

Silain Plautius, mon sang se refuse à couler avant que je n'aie confessé toutes les péripéties de ma vie !

Éloigne tes hommes de ce cabinet et ne crains rien d'une femme désarmé etmoribonde!...

Très impressionné, le fils adoptif de Cneius Lucius a ordonné à ses compagnons de se retirer dans une pièce contigûe, tandis que Claudia, maintenant seule avec lui, s'est jetée à ses pieds, les veines ruisselantes, elle lui dit amèrement :

Silain, pardonne le cœur misérable qui t'a donné la vie !... Je suis ta mère, malheureuse et criminelle, et je ne veux pas mourir sans te demander de me venger ! Fabius

Corneille est un monstre. Je le hais ! Mon passé est plein d'ombres épaisses !... Mais celui qui a fait de toi aujourd'hui un matricide est mandataire de nombreux crimes !

Le pauvre jeune homme dévisageait sa victime, pris de consternation. Son visage était devenu extrêmement pâle, dénonçant une commotion profonde ; mais si ses yeux reflétaient une angoissante anxiété, ses lèvres continuaient muettes pendant que la veuve de Lolius Urbicus lui baisait les pieds, effondrée en larmes.

Alors, c'était là que se trouvait le mystère de sa naissance et de sa vie ? Une pénible émotion le domina et Silain éclata en sanglots qui brisaient sa poitrine saturée d'angoisses. Depuis la mort de Cneius, il alimentait le désir d'éclaircir le mystère de sa naissance. Plusieurs fois, il avait projeté de fonder une famille et se sentait désarmé face aux préjugés sociaux lorsqu'il pensait à l'avenir de sa progéniture. À certaines occasions, il avait ressenti l'envie d'ouvrir le petit médaillon que son vénéré protecteur lui avait confié quand il râlait à la mort et, pourtant, une crainte atroce de la vérité paralysait ses intentions.

Alors que les plus déchirantes réflexions embrouillaient son raisonnement, Claudia, à genoux, lui racontait, point par point, l'histoire pénible de sa vie. Atterré face aux vérités prononcées par cette voix qui approchait de la tombe, Silain découvrait ses premières aventures amoureuses, sa rencontre avec Helvidius Lucius dans le tumulte aventureux de sa vie mondaine, son incertitude quant à la paternité légitime et sa résolution de le confier à Cneius qui comme elle le savait, portait le plus grand dévouement à son fils Helvidius, circonstance qui garantirait à l'enfant abandonné un brillant avenir. Puis elle lui raconta les coups de la chance qui eurent lieu postérieurement lorsqu'elle se maria avec un homme d'État ; elle lui parla aussi de ses intrigues avec Fabius Corneille, dans le passé, pour mettre à exécution des jugements iniques au sein de la société romaine, omettant, néanmoins, le terrible drame de sa vie concernant Alba Lucinie. Sentant que l'imminence de la mort aggravait sa haine à l'égard du censeur qui en avait décidé ainsi pour sa famille, Claudia Sabine se laissant aller aux dernières erreurs de son âme, laissa entendre que la mort de Lolius Urbicus, mystérieuse et inattendue, était l'œuvre de Fabius Corneille et de ses partisans avides de sang afin de causer sa ruine.

Dans ses derniers instants, portée par la noirceur de sa haine sanguinaire, elle n'a pas hésité à inventer un dernier tissu de mensonges et de calomnies pour semer la désolation dans la famille détestée.

Ces terribles confidences retentissaient aux oreilles de l'officier comme une clameur de revanche qui revendiquerait une vengeance suprême. Néanmoins, en toute conscience, toutes ces émotions ne lui suffisaient pas pour arriver à identifier la vérité. Il avait besoin de quelque chose qui parle à sa raison.

Et comme si Claudia Sabine devinait ses pensées, elle comprit ses hésitations silencieuses :

Silain, mon fils, Cneius Lucius ne t'a-t-il pas confié un petit médaillon que j'avais enveloppé dans tes habits d'enfant abandonné ?

Si - a dit le jeune extrêmement perturbé -, je porte avec moi ce souvenir...

Tu ne l'as jamais ouvert ?

- Jamais.

À cet instant, néanmoins, l'émissaire de Fabius a plongé sa main dans une bourse qu'il portait toujours sur lui et en retira le petit médaillon que la condamnée a dévisagé anxieusement.

-À l'intérieur, mon fils - a-t-elle dit -, un jour j'ai écrit ces mots : Mon petit, je te confie à la générosité étrangère avec la bénédiction des dieux. - Claudia Sabine.

Silain Plautius a ouvert le médaillon, nerveusement, conférant, un à un, chacun des mots prononcés.

Une émotion violente lui fit perdre ses moyens. La pâleur de marbre qu'il portait sur son front s'accentua. Le regard effaré, il prit une expression vitreuse d'horreur et d'effroi. Ses larmes ont cessé comme si un sentiment étrange effleurait son âme. Claudia Sabine, se sentant vivre ses derniers instants, dévisageait anxieusement ces transformations soudaines.

Comme s'il avait ressenti la plus radicale de toutes les métamorphoses, le jeune homme s'est incliné sur sa victime et s'est écrié atterré :

Mère !... ma mère !...

Dans ces mots, il y avait un mélange de sentiments indéfinissables et profonds ; ils s'étaient échappés de sa poitrine comme un cri de satiété affectueuse après plusieurs années d'inquiétude et de tourments.

Recevant cette suprême et douce manifestation d'affection à l'heure extrême, la condamnée, dont la voix s'éteignait, lui dit :

Mon fils, pardonne mon passé vil et ténébreux !... Les dieux me punissent en me faisant périr par les mains de celui à qui j'ai donné la vie !... Mon fils, mon fils, malgré tout, j'aime ces mains qui m'apportent la mort !...

Le pupille de Cneius Lucius s'est penché sur le tapis taché de sang. Dans un geste suprême qui démontrait toute sa détresse et l'oubli de l'abandon maternel, pour ne penser qu'à ce lugubre destin qui l'avait conduit au matricide, il a pris dans ses mains la tête inerte de la condamnée dont le regard semblait, maintenant, se réjouir des pensées énigmatiques et criminelles de son âme.

Un phénomène intéressant, c'est alors opéré. Comme si elle avait complètement satisfait son dernier désir, l'organisme spirituel de Claudia Sabine a abandonné son corps terrestre. Sa volonté psychique satisfaite, le sang se mit à gicler en un jet intense et rouge de son pouls ouvert...

Se sentant dans les bras de l'officier qui la regardait halluciné, elle dit à nouveau d'une voix entrecoupée :

- Ainsi... mon fils... je sens... que tu... me pardonnes !... Venge-moi !... Fabius... Corneille... doit mourir...

Les sanglots de l'agonie ne lui permirent pas de continuer, mais ses yeux envoyaient à Silain les plus singuliers messages que le jeune homme interpréta comme des appels suprêmes de vengeance.

Une pâleur de cire avait alors couvert son front contracté dans un rictus de terreur angoissée. Le messager du censeur a ouvert les portes, se présentant à ses compagnons, le visage bouleversé.

Son regard fixe et terrible semblait être celui d'un fou. Au fond, les plus fortes perturbations mentales subjuguaient son esprit désemparé. Il se sentait le plus petit et le plus malheureux des êtres. Il prononça un mot d'ordre à peine et se remit en chemin, de retour au centre urbain, tandis que les serviteurs dévoués de Claudia, en larmes, enveloppaient son cadavre.

Bien que Lydien et Marc, tout comme d'autres amis prétoriens fassent leur possible pour attirer son attention sur tel ou tel détail concernant les événements passés, Silain Plautius gardait un silence inflexible et sombre.

L'idée que Fabius Corneille puisse connaître son terrible passé et qu'il n'ait pas hésité à faire de lui l'assassin de sa mère, ainsi que les histoires calomnieuses de Claudia Sabine, à sa dernière heure, concernant le censeur et ses pratiques dans le passé, provoquèrent en lui une perturbation cérébrale intraduisible. La pensée que jusqu'à la fin de ses jours, il doive se considérer comme un matricide le tourmentait terriblement et lui suggérait les plus horribles projets de vengeance. Dominé par de vils sentiments, il caressait un poignard qui reposait dans son étui, jouissant antérieurement de l'instant où il se sentirait vengé de toutes les offenses vécues dans sa vie.

Il faisait nuit quand il a pénétré dans l'imposant édifice où Fabius Corneille l'attendait, dans un magnifique cabinet suffisamment illuminé.

Le vieux censeur le reçut avec un visible intérêt et, cherchant à s'isoler des personnes présentes, il lui a demandé dans un coin de la pièce :

Alors, quelles nouvelles m'apportes-tu ? Tout va bien?

Silain le regardait le regard glacial, comme prisonnier des plus atroces perturbations.

Mais que se passe-t-il ? - a insisté le censeur extrêmement mal à l'aise - es-tu malade? !... Qu'est-il arrivé?...

Fabius Corneille n'a pas pu continuer, parce que sans dire un mot, tel un halluciné pris d'une crise extrême, l'officier a rapidement dégainé son poignard et l'a enfoncé dans la poitrine du censeur qui est lourdement tombé en appelant à l'aide.

Avec sur le visage l'expression d'un fou, Silain Plautius regardait sa victime sans manifester le moindre signe de responsabilité... Dans son indifférence, il fixait le sang du vieil homme politique qui s'échappait de ses blessures à la gorge et à l'omoplate, tandis que le blessé, aux râles de la mort, lui adressait un terrible regard. C'est à cet instant que les nombreux gardes ont encerclé l'ex-protégé de Cneius Lucius, l'éliminant également en quelques secondes. En vain, l'officier voulut résister aux prétoriens et aux autres amis de l'assassiné mais en quelques minutes, il était abattu par les coups d'épée, il payait ainsi l'affront fait à l'État en perpétrant son crime.

La nouvelle a rapidement parcouru toute la ville.

Assisté par les amis qui lui étaient les plus dévoués, Helvidius Lucius eut besoin de rassembler toutes ses forces pour ne pas chanceler sous des coups aussi rudes.

Étant donnée la situation délicate de sa femme, il prit toutes les mesures nécessaires pour que les restes sanglants fussent transportés à sa résidence avec tous les soins requis, afin que le sinistres et douloureux tableau n'aggrave pas la maladie d'Alba Lucinie, dans l'hypothèse où elle se rétablirait après sa syncope prolongée.

Un messager fut rapidement envoyé à Capoue pour appeler immédiatement Caius Fabrice et sa femme à Rome.

Plongé dans les tourments les plus poignants et ne pouvant parler du poids qui oppressait son cœur à qui que ce soit, étant donnée les tragiques circonstances familiales en jeu, le fils de Cneius versait des larmes douloureuses aux côtés de sa femme entre la vie et la mort, tandis que Marcia assumait la direction de tous les protocoles sociaux dans la résidence et s'occupait de ceux qui visitaient les restes des deux personnes disparues.

Alba Lucinie se réveilla mais une expression d'aliénation balayait son regard.

Elle prononçait des paroles inintelligibles alors qu'Helvidius Lucius aurait donné sa vie pour les comprendre. On percevait qu'elle avait perdu la raison pour toujours. En outre, les syncopes se renouvelaient périodiquement, comme si les cellules cérébrales se brisaient lentement, une à une, sous la pression d'une force incoercible...

Obéissant aux impératifs de la situation, le tribun envoya des ordres pour que les enterrements de son beau-père et de son frère adoptif s'effectuent le plus rapidement possible, de sorte qu'une semaine après, Helvidia et son mari arrivèrent de Campanie sans avoir pu assister aux cérémonies funèbres. Ils n'entrèrent dans le foyer paternel que pour s'agenouiller au chevet d'Alba Lucinie qui, depuis la veille, avait sombré dans une affligeante agonie...

La présence de ses enfants apporta au tribun une douce consolation mais, à son esprit lacéré, il se disait qu'il ne pouvait y avoir aucun réconfort possible pour apaiser son cœur humilié et blessé.

Touché dans ses fibres les plus sensibles, il voyait lentement agoniser sa femme comme si un sicaire invisible avait crevé son cœur avec un poignard acéré. Face à la mort, tous ses pouvoirs cessaient, tous ses tendres dévouements s'envolaient. Submergé dans un océan de larmes, tenant les mains froides de sa compagne, Helvidius Lucius n'abandonnait pas la chambre, pas même pour s'occuper de ses enfants qui venaient d'arriver. Pressentant que la mort allait bientôt lui ravir sa femme idolâtrée, il restait à son chevet dominé par les pensées les plus atroces.

De temps en temps, il émergeait de l'abîme de ses réflexions et s'exclamait amèrement comme s'il avait la conviction qu'il était entendu par la mourante :

Lucinie, alors toi aussi tu m'abandonnes ? Réveille-toi, illumine à nouveau ma solitude !... Si je t'ai parfois offensée, pardonne-moi. Mais je n'ai fait que beaucoup t'aimer !... Allez. Réponds. Je vaincrai la mort pour te garder dans mes bras ! Je combattrai tout le monde! Près de toi, j'aurai la force de vivre en réparant les erreurs du passé ; mais que ferai-je seul et abandonné si tu pars pour l'inconnue ? Dieux du ciel ! Les ruines de mon foyer et les ravages de mon bonheur domestique pour me racheter à vos yeux, tout cela ne suffit-il pas ? Compatissez de mon malheur ! Qu'ai-je fait pour payer un si lourd tribut ?

Et contemplant le ciel comme s'il apercevait les divinités qui président aux destins humains, il désignait sa femme agonisante, répétant d'une voix étouffée et douloureuse :

Dieux du bien, gardez-la en vie !...

Et pourtant, ce fut comme si ses prières mouraient éteintes devant un sphinx. À l'aube, une larme silencieuse coulant sur sa joue, Alba Lucinie se détachait du monde tandis que les clartés rouges du soleil teignaient les premiers nuages du ciel romain, à la caresse de l'aurore qui pointait.

Percevant son dernier soupir, Helvidius Lucius s'est enfoncé dans une indicible tristesse. Dans ses yeux maintenant secs et étranges, transparaissait une expression de révolte contre tous les dieux à son avis insensibles à ses souffrances et à ses appels désespérés. La résidence du tribun s'est alors couverte de crêpe noir, tandis que sa silhouette en détresse restait près de l'urne magnifique qui renfermait les restes de sa compagne, telle une sentinelle pétrifiée de désespoir.

Énergique et impassible, il répondait aux appels affectueux de ses amis avec des monosyllabes amers pendant que Caius, Helvidia et la gentille Marcia faisaient les honneurs de la maison.

Après une semaine d'hommages rendus par la société romaine, l'enterrement de la malheureuse femme qui était tombée tel un oiseau blessé dans son amour maternel profond fut réalisé, pendant que son mari vivait la plus angoissante solitude et se sentait abandonné et blessé pour toujours.

Arrière et silencieuse, Hatéria était restée là, jusqu'à l'instant où les voitures mortuaires avaient accompagné Alba Lucinie à l'ombre de sa tombe.

Impressionnée par les tragédies que sa révélation avait provoquées dans ce foyer autrefois si heureux, elle s'est sentie humiliée au plus profond de son cœur. Si souvent, dans les moments terribles d'agonie de son expatronne, elle avait adressé un regard suppliant au tribun pour voir s'il la pardonnait afin de tranquilliser sa lourde conscience. HeMdius Lucius semblait ne pas la voir, indifférent à sa présence et à sa vie...

Ressentant de sinistres remords, Hatéria abandonna la maison d'Helvidius où elle se sentait comme un ver repoussant, telle était l'effroi de ses pensées dans la pénible nuit qui était tombée sur la maison du tribun après les funérailles.

Il faisait froid. Les ombres nocturnes étaient épaisses, impénétrables comme les angoisses qui lui gelaient le cœur... Rester là, après l'enterrement, n'était plus possible, vu l'âpreté des émotions qui vibraient dans son âme.

La vieille servante est sortie, elle se dirigea vers le Trastevere où elle avait d'anciennes relations. Il est intéressant de noter qu'en chemin, elle avait suivi par les rues étroites le même parcours que celui de la jeune Célia quand elle fut obligée d'abandonner le foyer paternel...

Après avoir beaucoup marché, elle s'est arrêtée pics du pont Fabricius, craignant de continuer. Il était presque minuit et les abords de l'île du Tibre étaient déserts. Elle voulut faire demi-tour, poussée par une force inexplicable, elle pressentait quelque danger imminent, quand deux hommes masqués se sont approchés d'elle comme des masses sombres qui se seraient déplacées rapidement entre les lourdes ombres de la nuit. Elle voulut crier, mais il était trop tard. L'un d'eux s'était brusquement jeté sur elle et la bâillonna fortement.

Lucain - dit tout bas l'inconnu qui lui enveloppait son visage dans une serviette épaisse -, palpe-la vite ! Il est urgent qu'on en finisse !...

Et bien ça alors - dit son compagnon déçu -, il s'agit d'une vieille misérable !

Ne te décourage pas ! - a continué l'autre - quelque chose me dit que c'est une bonne proie. Allez ! Ces vieilles ont l'habitude de transporter leur argent caché dans leurs seins quand elles sont malignes et avares!...

Le bandit qui avait les mains libres les a posées sur le thorax de la vieille servante d'Helvidius Lucius et sentit que son cœur battait très vite. En fait, c'était là qu'Hatéria gardait dans une bourse renforcée, tout le capital de ses économies. En trouvant son petit trésor, les deux malfaiteurs ont esquissé un sourire de satisfaction et, obéissant à un signe de son compagnon, Lucain a frappé fortement la tête de la victime bâillonnée avec une petite canne en fer et s'exclama d'une voix étouffée quand il s'aperçut qu'elle s'était évanouie :

C'est toujours mieux ainsi ! Demain, tu ne pourras pas raconter tes aventures aux voisins pour que les autorités viennent nous déranger.

Ensuite, ils ont traîné la victime sonnée par les durs coups qu'elle avait reçus et l'ont jetée sans miséricorde dans les eaux épaisses du fleuve qui courait calmement. Hatéria vécut ainsi ses derniers instants comme si elle avait expié le vil délit de son passé coupable.

Maintenant que nous avons pris connaissance des dernières épreuves de la vieille complice de Claudia Sabine, revenons accompagner Helvidius Lucius dans sa nuit lourde de souffrances intimes.

Ce n'est que le lendemain de l'enterrement de sa femme que le tribun réussit à se réunir avec ses enfants dans un cabinet privé pour leur faire les bouleversantes révélations qui avaient provoqué les terribles événements destructeurs de son bonheur.

Une fois son impressionnant récit achevé, Caius Fabricius raconta à sa femme et à son beau-père sa rencontre avec Célia, dix ans auparavant quand il se dirigeait vers la Campanie répondant à l'époque à des affaires urgentes. Jamais il n'y avait fait référence par égard au vœu formel formulé de ne se souvenir de la jeune fille que comme étant une chère défunte. Jamais il n'avait oublié l'émouvant tableau de sa belle-sœur abandonnée dans la solitude de la nuit, près de la montagne de Terracine, et combien de fois s'en était-il voulu d'être resté indifférent et sourd à ses appels.

Helvidia et son père l'ont écouté pris de peine et de terreur.

Ce n'est qu'à ce moment là, à l'examen de tous les sacrifices de sa chère fille, réfléchissant à ses tourments moraux pour exempter sa famille des coups de la malchance et de la calomnie, que le fils de Cneius Lucius réussit à éveiller en lui les traces de sa sensibilité pour se raccrocher à la vie. Le récit de son gendre venait confirmer que Célia vivait quelque part.

Il s'est rappelé sa femme et se mit à penser que si Alba Lucinie avait encore été sur terre, elle aurait senti une immense joie de pouvoir étreindre à nouveau sa fille discréditée. Certainement que du ciel, sa chère compagne saurait guider ses pas et bénir ses efforts. Et un jour, quand la providence des dieux le permettrait, l'âme de sa femme guiderait son cœur ulcéré jusqu'à sa fille pour qu'il puisse mourir en lui baisant les mains.

Plongé dans ces angoissantes cogitations avec une grave sérénité pour éclairer ses pas, Helvidius Lucius se mit à pleurer pour soulager sa profonde détresse. Maintenant qu'Helvidia les séchait de son affection, ses larmes étaient comme ces pluies bénéfiques qui lavent le ciel après le fracas de la tempête.

Et comme si un nouvel espoir l'animait, le tribun convertit toutes ses douleurs dans le souhait de retrouver, coûte que coûte, son enfant expulsée du foyer pour soulager sa conscience. Au fond, il désirait mourir pour retrouver sa compagne bien-aimée, mais il voulait aussi lui donner la certitude que Célia était réapparue et qu'à genoux, il avait supplié le pardon de sa fille qu'il n'avait pas su comprendre. Avec cette intention en tête, il prit la direction de Campante avec ses enfants et retourna à Capoue. Après quelques jours de repos, il dispensa la compagnie de tous ses serviteurs afin de se livrer seul aux recherches nécessaires et il partit pour le Latium, bien qu'Helvidia l'ait supplié d'accepter au moins la compagnie de son gendre.

Triste et sans compagnie, le vieux tribun a déambulé inutilement dans toutes les villes près de Terracine. Il s'est longuement arrêté dans la grotte de Tibère à évoquer les pénibles souvenirs de son beau-fils. Malgré tous ses efforts, ce fut en vain qu'il parcourut l'Italie entière.

C'est ainsi qu'une année après la mort de Lucinie, il est retourné à Rome plus démoralisé que jamais.

Se sentant profondément désemparé, il était comme un bel arbre singulièrement isolé devant la grande plaine qu'était sa vie. Quand il avait encore à ses côtés ses compagnes, il pouvait supporter les ouragans violents qui s'abattaient des hauteurs, mais une fois que les troncs proches dont la présence le fortifiait furent abattus, il était maintenant bien incapable de résister aux vents les plus légers des vallées obscures de la douleur et de la destinée.

Recueilli dans son cabinet, il ne recevait que la visite de ses amis les plus intimes dont les propos ne rappelaient pas à son esprit tourmenté les souvenirs de son malheureux passé.

Un jour, néanmoins, un esclave vint annoncer la visite d'un ancien camarade d'enfance, Rufus Properce, dont il connaissait la triste histoire de ses dernières années. Malgré ses propres luttes, il avait été informé de ses nombreux malheurs.

Helvidius Lucius le fit entrer, empressé de le revoir comme un frère de douleurs et de souffrances.

Une fois qu'ils eurent échangé les premières impressions, Rufus Properce lui dit :

Cher Helvidius, après une si longue séparation et face aux cruelles hécatombes de mon existence, ma force morale te surprend. Je dois t'expliquer la raison de ma résignation et de ma sérénité. C'est qu'aujourd'hui, j'ai abandonné nos croyances inexpressives pour m'attacher à Jésus-Christ, le Fils de Dieu vivant !...

Comment cela est-il possible ? - s'exclama le tribun intéressé.

Oui, aujourd'hui je comprends mieux la vie et les souffrances en ce monde. Ce n'est qu'à travers les trésors de l'enseignement chrétien que j'ai trouvé la force nécessaire à la compréhension de la douleur et de la destinée. Seul Jésus, par ses leçons de compassion et de miséricorde, peut nous sauver de l'abîme de nos angoisses profondes pour une vie meilleure qui ne comporte pas les tromperies et les désillusions amères de la terre..

Et pendant qu'Helvidius Lucius l'écoutait, perplexe de rencontrer un ami intime ancré dans la foi ardente et pure parmi les décombres de son temps, Properce ajoutait :

Puisque tu te sens également blessé par le destin, pourquoi ne fréquenterais-tu pas avec nous les réunions chrétiennes où je pourrais t'accompagner ? Il est bien possible que tu trouves dans l'Évangile la paix convoitée et l'énergie indispensable pour vaincre tous les tourments de la vie.

En entendant cette aimable invitation de la part de son ami d'enfance, le tribun s'est instinctivement rappelé de sa fille et de ses convictions. Oui, c'était bien le christianisme qui lui avait donné de telles forces pour supporter la souffrance et pour accepter de tels sacrifices. En outre, il s'est souvenu de la figure de Nestor et de celle de Cirus, qui avaient marché à la mort sans un gémissement, sans une plainte.

Et comme cédant à une soudaine résolution, il a résolument répondu :

J'accepte l'invitation. Où est la réunion ?

Dans une humble maison, près de la porte Appienne.

D'accord, j'irai avec toi.

Rufus le salua lui promettant de venir le chercher dans la soirée. Il passa le reste de la journée plongé dans des cogitations graves et profondes.

À l'heure stipulée, ils se sont dirigés vers le lieu des humbles assemblées où, pour la première fois, Helvidius Lucius a entendu la lecture de l'Évangile et les simples commentaires des chrétiens. Au début, il a trouvé étrange ce Jésus qui pardonnait et qui aimait tout le monde avec la même affection et le même dévouement. Mais, au fur et à mesure qu'il assistait aux réunions, il a mieux compris l'Évangile et bien que ne comprenant pas les leçons entièrement, il admirait le prophète simple et aimant qui bénissait les pauvres et les angoissés du monde, promettant un royaume de lumière et d'amour au-delà des ingrates circonstances de la terre.

Son effort dans l'acquisition de la foi suivait normalement son cours, quand un prédicateur célèbre est apparu, un beau jour, au beau milieu de ces gens simples et bons.

Il s'agissait d'un homme encore jeune, intelligent et cultivé, du nom de Saûl Antoine, qui avait fait de son existence un apostolat sacrosaint consacré au travail d'évangélisation.

Sa parole enflammée et vibrante sur les actes des apôtres, peu après le départ de l'Agneau pour les régions de la lumière, avait profondément impressionné le tribun. Pour la première fois, il écoutait un intellectuel, presque un sage, exalter les vertus des partisans du Christ, faisant des comparaisons extraordinaires entre l'Évangile et les théories de l'époque qu'il avait pour habitude de considérer comme des signes d'évolution inéluctables.

Une fois terminé son discours inspiré et brillant, Helvidius s'est approché de l'orateur, s'exclamant avec sincérité :

Mon ami, je souhaite manifester tous mes vœux pour que votre parole illuminée ne cesse d'éclairer les chemins sur terre. Je désirais, néanmoins, vous entendre sur un doute qui est né dans mon cœur il y a bien longtemps.

Et alors que le prédicateur accueillait ses propos avec une profonde sympathie, il a continué :

Je ne doute pas des actes des apôtres de Jésus, mais je trouve étrange que depuis tant de temps, il n'y ait pas eu sur terre plus d'organisations privilégiées comme celle des anciens partisans du Christ pour soulager nos douleurs et éclairer nos cœurs dans la souffrance !...

Mon frère - a répliqué l'orateur sans se troubler -, avant de faire appel aux intermédiaires, il est urgent de préparer le cœur pour sentir l'inspiration directe de l'Agneau. Votre objection, cependant, est tout à fait justifiée. Cependant, je dois vous dire que les vocations apostoliques ne sont pas mortes pour tout le monde. Partout elles fleurissent sous les bénédictions de Dieu, qui n'a jamais cessé d'envoyer jusqu'à nous les messagers de son infinie miséricorde.

Et après une courte pause, comme s'il désirait transmettre une impression fidèle à ses réminiscences les plus anciennes, Saûl Antoine a ajouté convaincu :

Il y a quelques années, j'étais moi-même un ennemi acéré du christianisme et de ses sublimes postulats ; néanmoins, la contribution d'un vrai disciple de Jésus suffit pour que mes yeux s'éclairent et cherchent le vrai chemin... Aujourd'hui encore il se trouve au même endroit, fragile et humble comme une fleur du ciel mal acclimatée entre les bruyères de la terre... n s'agit du frère

Marin qui vit aux alentours d'Alexandrie et qui est un. bénédiction de Jésus permanent et divin pour toutes les. créatures. Image du bien, personnification de la parfaite charité évangélique, je l'ai vu guérir des lépreux et des paralytiques, rendre l'espoir et la foi aux plus tristes et aux plus endurcis ! À sa misérable chaumière accourent des foules angoissées et abandonnées que le vénérable apôtre de l'Agneau ranime et console de ses leçons pleines d'amour et d'humilité ! Après avoir parcouru les sentiers les plus sombres, j'ai eu la chance de rencontrer sa parole aimante et bienveillante qui m'a ouvert à Jésus, me déviant des ténèbres de ma destinée !...

Percevant sa profonde sincérité, Helvidius Lucius lui a demandé anxieux :

Et cet homme extraordinaire reçoit tout le monde sans distinction ?...

Toutes les créatures méritent son attention et son amour.

Et bien mon ami - a répondu le tribun dans sa profonde désolation -, malgré ma position financière et la considération publique dont je jouis à Rome, plus que jamais mon cœur est déconcerté et malade... Les leçons de l'Évangile ont soutenu en quelque sorte mon esprit abattu. Néanmoins, je ressens le besoin d'un remède spirituel qui, en soulageant mes douleurs, m'amènera à mieux comprendre les divins exemples de l'Agneau... Ces références arrivent à point nommé, j'irai donc à Alexandrie chercher la consolation auprès de cet apôtre ; d'ailleurs un voyage en Egypte, dans les circonstances actuelles de ma vie, me fera le plus grand bien...

Le lendemain, le fils de Cneius Lucius a entamé les premières démarches pour effectuer son excursion dans les meilleurs délais.

Et avant que la galère ne quitte Ostie, il se mit à concentrer tous ses espoirs sur ce frère Marin, dont les célèbres vertus étaient vénérées dans toutes les communautés chrétiennes et était considéré comme l'émissaire de Jésus, destiné à soutenir dans le monde les traditions divines des temps apostoliques.

DANS LE JARDIN DE CÉLIA

Dans la banlieue d'Alexandrie, la fille d'Helvidius jouissait d'une grande renommée bien méritée pour l'amour et la bonté qu'elle témoignait à son prochain.

Transférée dans cette région de gens pauvres et humbles, elle avait converti ses souvenirs les plus chers, ainsi que ses douleurs les plus profondes, en hymnes de charité pure qui s'élevaient au ciel parmi les bénédictions de tous les pauvres malheureux.

La souffrance et la nostalgie avaient tellement transformé ses traits angéliques que son visage calme exprimait un air indicible de vision céleste... Sa vie d'ascétisme, d'abnégation et de résignation lui avait donné comme un nouveau « faciès » qui laissait transparaître dans ses yeux sereins et brillants, la pureté inouïe de ceux qui s'apprêtent à atteindre les clartés d'une autre vie.

Depuis longtemps, elle était devenue phtisique, néanmoins, elle n'avait pas abandonné sa besogne apostolique auprès des malades. L'après midi, elle lisait l'Évangile, en plein air, pour ceux qui venaient chercher auprès d'elle un soutien spirituel, elle expliquait les enseignements de Jésus et de ses divins adeptes, donnant l'impression que dans ces moments- là une force divine prenait possession d'elle. Sa voix, habituellement faible, prenait des tonalités différentes, comme si ses cordes vocales vibraient au souffle d'une divine inspiration.

Elle était restée dans la même chaumière au fond du jardin où elle n'avait jamais cessé de prodiguer l'attention nécessaire aux travaux rudes de la terre. Tous les frères du monastère, excepté Epiphane, cherchaient maintenant sa présence, respectant ses élucidations évangéliques et participant à ses efforts.

La jeune romaine, transformée en un frère attentif aux malheureux, gardait les mêmes dispositions intimes toujours pleine de foi et d'espoir en la bonté et en la sagesse du Seigneur.

Le petit enfant abandonné par Brunehilde, après avoir soulagé sa solitude pendant quelques années de son affection et de ses sourires était décédé, la laissant plus que jamais désappointée et abattue. Impressionnée par cet événement, une nuit alors qu'elle était livrée à la solitude de ses méditations, Célia se mit à prier avec ferveur et c'est ainsi qu'elle vit à ses côtés le visage de Cneius Lucius, la regardant avec une infinie tendresse.

- Ma fille chérie, que cette nouvelle séparation de l'être idolâtré ne meurtrisse pas ton cœur ! Continue dans ta foi, rempli la mission divine que le Seigneur a bien voulu accorder à ton âme sensible et généreuse ! Après avoir parfumé, pendant quelques années, ton sentier sur terre, l'Esprit de Cirus est à nouveau retourné dans l'au-delà pour se remplir de nouvelles forces ! Ne te laisse pas décourager par la nostalgie qui blesse ton cœur si sensible, car notre âme sème l'amour sur terre pour le voir fleurir dans les cieux où n'arrivent pas les éprouvantes inquiétudes du monde !... En outre, Cirus avait besoin de ces épreuves qui tempéreront sa volonté et ses sentiments pour les glorieux desseins de son avenir spirituel !...

À cet instant, cette entité aimante s'est penchée presque intentionnellement pour observer l'effet que ses paroles avaient sur Célia.

En larmes, elle lui parlait mentalement comme si elle discutait avec son grand-père au plus profond de son cœur :

Je ne doute pas que toutes les douleurs nous sont envoyées par Jésus, afin que nous apprenions le chemin de la rédemption divine, mais quelle est la raison de ces vies temporaires de Cirus sur terre ? S'il est arrivé à vivre dans l'environnement humain, nécessiteux qu'il était encore de vivre des expériences terrestres, pourquoi est-il mort annihilant nos espoirs ?

Oui - a répondu l'entité aimante -, ce sont les lois des épreuves qui régissent nos

destins.

Mais Cirus, il y a quelques années de cela, n'en est-il pas arrivé à mourir pour le Divin Maître, par le martyre et par le sacrifice ?

Fille, parmi les martyrs du christianisme, il y a ceux qui se détachent du monde dans une mission sacrosainte et ceux qui meurent pour les plus terribles rachats... Cirus est parmi ces derniers... Lors des siècles passés, il fut un despote cruel qui fauchait sans pitié les espoirs de ses prochains et empoisonnait les cœurs... Puis plongé dans la lutte expiatoire, il a renié les douleurs sanctifiantes et a parcouru les chemins ignominieux du suicide. Il est juste, donc, que maintenant il apprécie les bénéfices de la lutte et de la vie par la difficulté à les réacquérir pour sa rédemption spirituelle, soucieux de s'y soumettre de façon adéquate. Ces échecs doivent valoriser son avenir de réalisations et de dignes efforts. En raison de toute la douleur vécue et du travail réalisé, à l'aube qui approche, son cœur aimera chacun des détails de sa lutte rédemptrice. Il saura valoriser dans l'énorme et accablant travail, les ressources sacrées de son élévation vers Dieu, en connaissant la grandeur de l'effort, de la résignation et du sacrifice !...

Consolée par les clarifications de son mentor spirituel, d'un seul coup elle aperçut une autre entité au visage noble et désolé qui la contemplait dans un mélange de joie et d'amertume.

Et comme elle trouvait étrange cette vision, elle a senti que la parole aimante de son grand-père lui disait :

Ne sois pas surprise, ne t'effraye pas ! Ta mère qui se trouve maintenant dans le plan spirituel, est venue avec moi aujourd'hui, te manifester ses sentiments d'amour et de reconnaissance !...

Une poignante émotion a soudain vibré au fond d'elle, face à ces révélations inattendues. Ses larmes devinrent plus amères et plus abondantes. Elle doutait de sa propre clairvoyance, se rappelant le passé avec ses épines et ses ombres désolantes. Mais, ange ou démon, comme submergé par un voile de tristesse impénétrable, l'Esprit Alba Lucinie s'est approché et a baisé ses mains.

Célia aurait souhaité que cette entité bienveillante dise quelque chose à son cœur affligé. Mais l'ombre maternelle restait muette et consternée. Néanmoins, elle sentit que, dans sa main droite que l'ombre baisait, persistait une sensation indicible, comme si, avec son baiser, Alba Lucinie apportait aussi une larme brûlante et douloureuse.

À ce choc inattendu, la jeune romaine a remarqué que les deux entités échappaient à nouveau à son regard.

Cette nuit-là, elle médita longuement sur le passé, plus qu'à l'habituel, confiant à Jésus ses préoccupations et ses peines, elle supplia le Seigneur de fortifier son esprit afin de comprendre et d'accomplir intégralement les desseins sacrés de sa volonté divine.

Le lendemain de ces amères réflexions concernant son passé austère, une foule vint la voir pour faire appel à ses services fraternels. C'étaient des petits vieux désolés en quête d'une parole réconfortante et amicale, des femmes des villages environnants qui lui apportaient leurs petits malades, sans parler des nombreuses personnes originaires d'Alexandrie, à la recherche d'un soulagement spirituel pour supporter les déboires de la vie.

Au fur et à mesure que les environs du monastère se remplissaient de véhicules, son apparence fragile et mélancolique redoublait d'efforts inédits pour tous les consoler et les éclairer.

De temps en temps, un excès de toux survenait qui provoquait la pitié des personnes présentes ; elle, néanmoins, transformant sa fragilité en énergie spirituelle inébranlable, semblait ne pas sentir la destruction de son corps, afin de toujours garder allumée la lumière de sa mission de charité et d'amour.

En fin de journée, invariablement, elle procédait aux lectures évangéliques, entendues par les nombreux visiteurs et par les gens simples du peuple.

C'est là, aux lueurs du crépuscule, qu'un beau jour, ses yeux surprirent un véhicule élégant et noble arriver d'où surgit Helvidius Lucius que son cœur filial identifia immédiatement. L'ancien tribun, trouvant la petite assemblée en plein air, chercha à s'accommoder comme il le put, tandis que les traits physionomiques du frère Marin laissaient transparaître les signes d'émotion qui vibrait dans son âme... Bien que prise d'une profonde tendresse, elle ne cessait de faire des commentaires détaillés sur la parabole du Seigneur, analysée ce jour-là. Le frère des malades et des malheureux parlait des sermons du Lac Tibériade, comme s'il avait connu Jésus de Nazareth, telle était remarquable la fidélité et l'aimante vibration de ses propos.

À la contemplation de ce merveilleux tableau, comme transporté, le fils de Cneius Lucius fixait le célèbre missionnaire, pris d'une étrange surprise ! Cette voix, ce profil qui ressemblait à un marbre précieux ravagé par les larmes et les souffrances de la vie, ne lui rappelait-il pas sa propre fille ? Si le frère Marin avait porté des vêtements féminins, se disait le tribun vivement intéressé, ce serait l'image parfaite de sa chère fille qu'il cherchait de toute part sans la moindre consolation et sans le plus petit espoir. Réfléchissant à cela, il accompagnait ses paroles, très agréablement étonné.

Personne encore ne lui avait parlé de l'Évangile avec une telle clarté et une si grande simplicité, avec cette onction d'amour et de fermeté qui, instinctivement, pénétrait son cœur, lui apportant une douce consolation. Il avait fait le voyage d'Ostie à Alexandrie, abattu et malade. Son état organique avait même inquiété ses quelques amis romains, au point d'insister pour qu'il retourne Immédiatement à la métropole. Une profonde fatigue transparaissait de ses yeux tristes, une tristesse inaltérable et un laborieux désenchantement pour la vie. Mais à entendre cet apôtre extraordinaire, plein de bienveillance et de douceur, il ressentit au fond un soulagement salutaire. La brise vespérale lui caressait légèrement le visage avec les derniers reflets du soleil qui se diluaient dans les lointains nuages. À ses côtés, concentrée, la multitude de pauvres, de malades, de désertés par la chance, prononçaient des prières ferventes, comme s'ils attendaient tous les bonheurs du ciel pour leurs jours d'épreuves.

À quelques pas, la figure svelte et délicate du frère des nécessiteux et des angoissés leur parlait avec une merveilleuse douceur.

Helvidius Lucius eut l'impression qu'il était transporté dans un pays mystérieux, plein de figures apostoliques et qu'il se sentait parmi les croyants anonymes pris d'un indescriptible bien-être.

Depuis la regrettable désincarnation de sa compagne, il avait l'esprit plongé dans un voile d'amertumes atroces. Jamais plus il n'avait joui de la tranquillité intérieure, accablé par le poids de ses angoisses poignantes. Néanmoins, les enseignements du frère Marin, ses considérations et ses prières, lui fournissaient un espoir intraduisible. Il se figurait que ce court instant lui suffirait pour reprendre confiance en un futur spirituel, plein de réalités divines. Sans pouvoir expliquer la cause de son émotion, il se mit à pleurer en silence comme si ce ne fut qu'à cet instant que les beautés immenses du christianisme le touchèrent en son for intérieur. Une fois que les interprétations et les prières du jour furent terminées, tandis que la foule se levait émue, Célia est restée sans bouger et sans savoir quelle attitude adopter dans de telles circonstances. Au fond, cependant, clic remerciait Dieu de lui avoir donné la grâce sublime de surprendre l'esprit de son père goûter aux lumières divines, et elle suppliait le Seigneur de permettre à son cœur filial de recevoir l'inspiration nécessaire de ses augustes messagers.

Immobile presque, plongée dans ses conjectures en un moment aussi grave de sa destinée, elle fut tirée de ses rêveries par la voix d'Helvidius Lucius qui s'était approché et s'exclama :

- Frère Marin, je suis un pécheur déçu du monde, attiré jusqu'ici par vos vertus sacrosaintes. Je viens de loin et ce bref contact avec vos paroles et vos enseignements a suffi pour me réconforter un peu, me permettant de ressentir une plus grande foi et de nouveaux espoirs. J'aurais souhaité vous parler... La nuit, néanmoins, ne va pas tarder et je crains de vous ennuyer...

L'humilité douloureuse de ces mots donna à la jeune chrétienne une idée exacte de tous les tourments qui avaient annihilé ce cœur paternel.

Helvidius Lucius n'avait plus maintenant l'allure droite et ferme qui le caractérisait comme citoyen légitime de l'Empire et de son temps. Ses lèvres tranquilles, d'autrefois, étaient pénétrées d'un rictus de tristesse et d'angoisses indéfinissables. Ses cheveux étaient complètement blancs, comme si un hiver implacable et dur avait versé sur sa tête une poignée de neige indestructible. Ces yeux qui si souvent étaient imprégnés d'une énergie impulsive et fière, étaient maintenant mélancoliques, ils révélaient une humilité sincère pour tout ou adressaient des suppliques au ciel, comme si depuis longtemps ils étaient plongés dans les plus oppressantes prières.

Célia comprit qu'une dure et inflexible tempête s'était abattue sur l'âme paternelle pour que se réalise cette métamorphose.

Mon ami - a-t-elle murmuré les yeux humides -, je supplie Dieu que vos impressions premières ne se dissipent pas et c'est en son nom que je vous offre mon humble hutte ! Si cela vous dit, restez chez moi, car je serai très heureux de votre généreuse présence !...

Helvidius Lucius accepta cette offre délicate, ému.

Et c'est avec une énorme surprise qu'il découvrit la chaumière où vivait résigné le frère des malheureux.

En quelques minutes, le frère Marin lui avait arrangé un lit modeste mais propre et l'obligeait à se reposer. Portée par une joie rayonnante, la jeune femme se déplaçait d'un côté à l'autre de la pièce et elle ne tarda pas à servir au tribun, surpris, un bouillon substantiel et un verre de lait pur qui ont réconforté son organisme. Puis vinrent les remèdes faits maison préparés par elle-même avec un indicible plaisir.

La nuit avec son cortège d'ombres était tombée, quand le frère Marin s'est assis auprès de son hôte enchanté et ému d'une si grande sollicitude.

Ils ont alors parlé de Jésus, de l'Évangile, rapprochant harmonieusement leurs avis et leurs concepts concernant l'Agneau de Dieu et l'exemple de sa vie.

De temps en temps, le tribun dévisageait son interlocuteur avec le plus grand intérêt, gardant en tête l'impression qu'il l'avait rencontré ailleurs.

Finalement, grâce au profond bien-être qu'il sentait renaître en lui, Helvidius Lucius

lui dit :

Je suis venu au christianisme tel un naufragé après les plus amères défaites du monde! Je sens que le Divin Maître a envoyé à mon âme tous les doux appels de sa miséricorde ; néanmoins, je suis longtemps resté sourd et aveugle, commettant de lamentables erreurs. Il a fallu qu'une hécatombe de malheurs s'abatte sur mon foyer et sur ma destinée, pour qu'au grondement de la tempête destructrice, je réussisse à rompre les parois qui me séparaient de la claire compréhension des nouveaux idéaux fleurissant à la mentalité et au cœur du monde.

Je n'ai jamais confié à qui que ce soit les épisodes poignants de ma vie, mais je sens que vous, apôtre de Jésus et adepte du Maître dans l'exemple du bien, pourrez comprendre mon existence, m'aidant à raisonner évangéliquement, pour que j'accomplisse mes devoirs dans mes derniers jours d'activité sur terre. Jamais, où que ce soit, je n'ai cessé de ressentir tel ou tel doute qui m'affligeait ; ici, néanmoins, sans savoir pourquoi, j'éprouve une tranquillité inconnue. Je pense pouvoir avoir confiance en vous, comme en moi-même !... Depuis longtemps, je ressens le besoin d'un réconfort direct et c'est à vous que je confie mes plaies, espérant une aide affectueuse et fraternelle !...

Si cela vous fait du bien, mon ami - lui fit la jeune femme, séchant une larme discrète - vous pouvez vous fier à mon cœur, qui priera le Seigneur pour votre paix spirituelle en toutes circonstances dans la vie...

Et pendant que le frère Marin caressait sa tête blanchie prématurément, tourmenté par des souvenirs oppressants, sans pouvoir expliquer le motif de sa confiance, Helvidius Lucius se mit à lui raconter la pénible histoire de son existence. De temps en temps, sa voix était étouffée par l'un ou l'autre souvenir ou épisode de sa vie. À chaque pause son interlocuteur, ému, répondait à son état d'âme par telle ou telle remarque, trahissant ses propres réminiscences. Le tribun était étonné, mais il attribuait le fait aux facultés divinatoires présumées de l'apôtre de l'amour et de la charité pure, qu'il avait devant lui.

Après de longues heures de confidences où tous deux pleuraient en silence, Helvidius finit par conclure :

Voilà frère Marin, ma pauvre histoire. De toutes les tragédies rappelées, je garde de profonds remords, mais ce qui me contrarie le plus, c'est d'avoir été un père injuste et cruel. Avec un peu plus de calme et un peu moins d'orgueil, je serais arrivé à la vérité, éloignant les funestes génies qui pesaient sur mon foyer et ma destinée !... En me rappelant ces événements, aujourd'hui encore, je me sens transporté à ce terrible jour où j'ai expulsé de mon cœur ma fille chérie. Depuis que j'ai appris son innocence. |<- l.i cherche désespérément de toute part ; il me semble, néanmoins, que Dieu, punissant mes actes condamnables, m'a livré au suprême martyre moral pour que je comprenne toute l'extension de mes fautes. Voilà pourquoi, frère, je me sens comme accusé par la justice divine, sans consolation et sans espoir. J'ai l'impression que pour réparer mon grand crime, je dois marcher comme le juif errant de la légende, sans repos et sans lumière dans mes pensées. Par mon exposition sincère et émouvante, vous comprenez maintenant que je suis un pécheur déçu par tous les remèdes du monde. Voilà pourquoi, j'ai décidé de faire appel à votre bonté pour m'apporter la consolation. Vous qui avez illuminé tant d'âmes, ayez pitié de moi qui suis un naufragé désespéré !

Les larmes étouffaient sa voix.

Se sentant touchée dans toutes les fibres de son cœur, sa fille douce et aimante l'écoutait les yeux larmoyants.

Elle aurait souhaité révéler son secret à son père, embrasser ses mains ridées, lui dire sa joie de le retrouver sur le même chemin qui la conduisait vers Jésus... Elle aurait voulu lui dire qu'elle l'avait toujours aimé et qu'elle avait oublié ses sanglots passés, afin de pouvoir tous deux s'élever au Seigneur, dans une même vibration de foi, mais une force mystérieuse et incoercible paralysait son élan.

C'est ainsi qu'elle a murmuré affectueusement :

Mon ami, ne vous livrez pas au découragement et à l'abattement ! Jésus est la personnification de la miséricorde et il consolera certainement votre cœur ! Ayons confiance et attendons sa bonté infinie !...

Mais - acquiesça Helvidius Lucius dans sa sincérité poignante, je suis un pécheur qui se juge sans pardon et sans espoir !

Qui ne l'est pas en ce monde, mon ami ? - lui répondit Célia pleine de bonté. - La leçon de la « première pierre » par hasard, ne serait-elle pas destinée à tous les hommes ? Qui pourrait dire « je n'ai jamais commis d'erreur », dans l'océan d'ombres où nous vivons ?

Dieu est le juge suprême et dans sa miséricorde inépuisable, il ne peut exiger de ses enfants une dette inexistante !... Si votre fille a souffert, il y avait malgré tout une loi d'épreuves qui s'est accomplie conformément à la sagesse divine !...

Néanmoins - a gémi le tribun d'une voix amère -, elle était bonne et humble, affectueuse et juste ! En outre, je sens que j'ai été impitoyable parce que j'éprouve maintenant les plus rudes accusations de ma propre conscience !...

Et comme s'il voulait transmettre à son interlocuteur l'image exacte de ses réminiscences, le fils de Cneius Lucius a ajouté, en séchant ses larmes :

Si vous l'aviez vue, frère, en ce jour fatidique et sinistre, vous seriez d'accord j'en suis sûr pour dire que ma malheureuse Célia était comme un mouton immaculé qui marchait au sacrifice. Je ne pourrai jamais oublier son regard blessé, alors qu'elle s'éloignait du foyer domestique, rejetée du sanctuaire de sa famille honoré par son âme d'enfant à travers les actes 1es plus nobles de travail et de résignation ! Rappelant ces la II s. Je me vois tel un tyran qui, après s'être abandonné à toute sorte de de crimes, marche dans le monde mendiant la justice des hommes, afin d'éprouver le soulagement désiré de sa conscience !

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