Comme toute énumération de « droits » qui se respecte, celle des droits à la lecture devrait s’ouvrir par le droit de n’en pas user — en l’occurrence le droit de ne pas lire — faute de quoi il ne s’agirait pas d’une liste de droits mais d’un vicieux traquenard.
Pour commencer, la plupart des lecteurs s’octroient quotidiennement le droit de ne pas lire. N’en déplaise à notre réputation, entre un bon bouquin et un mauvais téléfilm, le second l’emporte plus souvent que nous aimerions l’avouer sur le premier. Et puis, nous ne lisons pas continûment. Nos périodes de lecture alternent souvent avec de longues diètes où la seule vision d’un livre éveille les miasmes de l’indigestion.
Mais le plus important est ailleurs.
Nous sommes entourés de quantité de personnes tout à fait respectables, quelquefois diplômées, parfois « éminentes » — dont certaines possèdent même de fort jolies bibliothèques mais qui ne lisent pas, ou si peu que l’idée ne nous viendrait jamais de leur offrir un livre. Elles ne lisent pas. Soit qu’elles n’en éprouvent pas besoin, soit qu’elles aient trop à faire par ailleurs (mais cela revient au même, c’est que cet ailleurs-là les comble ou les obnubile), soit qu’elles nourrissent un autre amour et le vivent d’une façon absolument exclusive. Bref, ces gens-là n’aiment pas lire. Ils n’en sont pas moins fréquentables, voire délicieux à fréquenter. (Du moins ne nous demandent-ils pas à tout bout de champ notre opinion sur le dernier bouquin que nous avons lu, nous épargnent-ils leurs réserves ironiques sur notre romancier préféré et ne nous considèrent-ils pas comme des demeurés pour ne pas nous être précipités sur le dernier Untel, qui vient de sortir chez Machin et dont le critique Duchmole a dit le plus grand bien.) Ils sont tout aussi « humains » que nous, parfaitement sensibles aux malheurs du monde, soucieux des « droits de l’Homme » et attachés à les respecter dans leur sphère d’influence personnelle, ce qui est déjà beaucoup — mais voilà, ils ne lisent pas. Libre à eux.
L’idée que la lecture « humanise l’homme » est juste dans son ensemble, même si elle souffre quelques déprimantes exceptions. On est sans doute un peu plus « humain », entendons par là un peu plus solidaire de l’espèce (un peu moins « fauve ») après avoir lu Tchékhov qu’avant.
Mais gardons-nous de flanquer ce théorème du corollaire selon lequel tout individu qui ne lit pas serait à considérer a priori comme une brute potentielle ou un crétin rédhibitoire. Faute de quoi nous ferons passer la lecture pour une obligation morale, et c’est le début d’une escalade qui nous mènera bientôt à juger, par exemple, de la « moralité » des livres eux-mêmes, en fonction de critères qui n’auront aucun respect pour cette autre liberté inaliénable : la liberté de créer. Dès lors la brute, ce sera nous, tout « lecteur » que nous soyons. Et Dieu sait que les brutes de cette espèce ne manquent pas de par le monde.
En d’autres termes, la liberté d’écrire ne saurait s’accommoder du devoir de lire.
Le devoir d’éduquer, lui, consiste au fond, en apprenant à lire aux enfants, en les initiant à la Littérature, à leur donner les moyens de juger librement s’ils éprouvent ou non le « besoin des livres ». Parce que, si l’on peut parfaitement admettre qu’un particulier rejette la lecture, il est intolérable qu’il soit — ou qu’il se croie — rejeté par elle.
C’est une tristesse immense, une solitude dans la solitude, d’être exclu des livres — y compris de ceux dont on peut se passer.
J’ai lu La Guerre et la Paix, pour la première fois à douze ou treize ans (plutôt treize, j’étais en cinquième et guère en avance). Depuis le début des vacances, les grandes, je voyais mon frère (le même que celui de La Mousson) s’enfoncer dans cet énorme roman, et son œil devenait aussi lointain que celui de l’explorateur qui a depuis belle lurette perdu le souci de la terre natale.
— C’est si chouette que ça ?
— Formidable !
— Qu’est-ce que ça raconte ?
— C’est l’histoire d’une fille qui aime un type et qui en épouse un troisième.
Mon frère a toujours eu le don des résumés. Si les éditeurs l’embauchaient pour rédiger leurs « quatrièmes de couverture » (ces pathétiques exhortations à lire qu’on colle au dos des livres), il nous épargnerait bien des baratins inutiles.
— Tu me le prêtes ?
— Je te le donne.
J’étais pensionnaire, c’était un cadeau inestimable. Deux gros volumes qui me tiendraient chaud pendant tout le trimestre. De cinq ans mon aîné, mon frère n’était pas complètement idiot (il ne l’est d’ailleurs pas devenu) et savait pertinemment que La Guerre et la Paix ne saurait être réduite à une histoire d’amour, si bien tournée soit-elle. Seulement il connaissait mon goût pour les incendies du sentiment, et savait titiller ma curiosité par la formulation énigmatique de ses résumés. (Un « pédagogue » selon mon cœur.) Je crois bien que c’est le mystère arithmétique de sa phrase qui me fit temporairement troquer mes Bibliothèque verte, rouge et or, et autres Signes de piste pour me jeter dans ce roman. « Une fille qui aime un type et qui en épouse un troisième »… je ne vois pas qui aurait pu résister. De fait, je n’ai pas été déçu, bien qu’il se fût trompé dans ses comptes. En réalité, nous étions quatre à aimer Natacha : le prince André, ce voyou d’Anatole (mais peut-on appeler ça de l’amour ?), Pierre Bézoukhov et moi. Comme je n’avais aucune chance, force me fut de m’« identifier » aux autres. (Mais pas à Anatole, un vrai salopard, celui-là !)
Lecture d’autant plus délicieuse qu’elle se déroula de nuit, à la lumière d’une lampe de poche, et sous mes couvertures plantées comme une tente au milieu d’un dortoir de cinquante rêveurs, ronfleurs et autres gigoteurs. La tente du pion où fusait la veilleuse était toute proche, mais quoi, en amour, c’est toujours le tout pour le tout. Je sens encore l’épaisseur et le poids de ces volumes dans mes mains. C’était la version de poche, avec la jolie bouille d’Audrey Hepburn que toisait un Mel Ferrer princier aux lourdes paupières de rapace amoureux. J’ai sauté les trois quarts du livre pour ne m’intéresser qu’au cœur de Natacha. J’ai plaint Anatole, tout de même, quand on l’a amputé de sa jambe, j’ai maudit cet abruti de prince André d’être resté debout devant ce boulet, à la bataille de Borodino… (« Mais couche-toi, nom de Dieu, à plat ventre, ça va exploser, tu ne peux pas lui faire ça, elle t’aime ! »)… Je me suis intéressé à l’amour et aux batailles et j’ai sauté les affaires de politique et de stratégie… Les théories de Clausewitz me passant très au-dessus de la tête, ma foi, j’ai laissé passer les théories de Clausewitz… J’ai suivi de très près les déboires conjugaux de Pierre Bézoukhov et de sa femme Hélène (« pas sympa », Hélène, je ne la trouvais vraiment « pas sympa »…) et j’ai laissé Tolstoï disserter seul des problèmes agraires de l’éternelle Russie…
J’ai sauté des pages, quoi.
Et tous les enfants devraient en faire autant.
Moyennant quoi ils pourraient s’offrir très tôt presque toutes les merveilles réputées inaccessibles à leur âge.
S’ils ont envie de lire Moby Dick mais qu’ils se découragent devant les développements de Melville sur le matériel et les techniques de la chasse à la baleine, il ne faut pas qu’ils renoncent à leur lecture mais qu’ils sautent, qu’ils sautent par-dessus ces pages et poursuivent Achab sans se préoccuper du reste, comme il poursuit sa blanche raison de vivre et de mourir ! S’ils veulent faire la connaissance d’Ivan, de Dimitri, d’Aliocha Karamazov et de leur incroyable père, qu’ils ouvrent et qu’ils lisent Les Frères Karamazov, c’est pour eux, même s’il leur faut sauter le testament du starets Zosime ou la légende du Grand Inquisiteur.
Un grand danger les guette s’ils ne décident pas par eux-mêmes de ce qui est à leur portée en sautant les pages de leur choix : d’autres le feront à leur place. Ils s’armeront des gros ciseaux de l’imbécillité et tailleront tout ce qu’ils jugent trop « difficile » pour eux. Ça donne des résultats effroyables. Moby Dick ou Les Misérables réduits à des résumés de 150 pages, mutilés, bousillés, rabougris, momifiés, réécrits pour eux dans une langue famélique qu’on suppose être la leur ! Un peu comme si je me mêlais de redessiner Guernica sous prétexte que Picasso y aurait flanqué trop de traits pour un œil de douze ou treize ans.
Et puis, même devenus « grands », et même si nous répugnons à l’avouer, il nous arrive encore de « sauter des pages », pour des raisons qui ne regardent que nous et le livre que nous lisons. Il nous arrive aussi de nous l’interdire absolument, de tout lire jusqu’au dernier mot, jugeant qu’ici l’auteur fait dans la longueur, qu’il se joue là un petit air de flûte passablement gratuit, qu’à tel endroit il donne dans la répétition et à tel autre dans l’idiotie. Quoi que nous en disions, cet ennui têtu que nous nous imposons alors n’est pas de l’ordre du devoir, il est une catégorie de notre plaisir de lecteur.
Il y a trente-six mille raisons d’abandonner un roman avant la fin : le sentiment du déjà lu, une histoire qui ne nous retient pas, notre désapprobation totale des thèses de l’auteur, un style qui nous hérisse le poil, ou au contraire une absence d’écriture que ne vient compenser aucune raison d’aller plus loin… Inutile d’énumérer les 35995 autres, parmi lesquelles il faut pourtant ranger la carie dentaire, les persécutions de notre chef de service ou un séisme du cœur qui pétrifie notre tête.
Le livre nous tombe des mains ?
Qu’il tombe.
Après tout, n’est pas Montesquieu qui veut, pour pouvoir s’offrir sur commande la consolation d’une heure de lecture.
Toutefois, parmi nos raisons d’abandonner une lecture, il en est une qui mérite qu’on s’y arrête un peu : le sentiment vague d’une défaite. J’ai ouvert, j’ai lu, et je me suis bientôt senti submergé par quelque chose que je sentais plus fort que moi. J’ai rassemblé mes neurones, je me suis bagarré avec le texte, mais rien à faire, j’ai beau avoir le sentiment que ce qui est écrit là mérite d’être lu, je n’y pige rien — ou si peu que pas — j’y sens une « étrangeté » qui ne m’offre pas de prise. Je laisse tomber.
Ou plutôt, je laisse de côté. Je range ça dans ma bibliothèque avec le projet vague d’y revenir un jour. Le Petersbourg d’Andreï Bielyï, Joyce et son Ulysse, Au-dessous du volcan de Malcolm Lowry, m’ont attendu quelques années. Il en est d’autres qui m’attendent encore, dont certains que je ne rattraperai probablement jamais. Ce n’est pas un drame, c’est comme ça. La notion de « maturité » est chose étrange en matière de lecture. Jusqu’à un certain âge, nous n’avons pas l’âge de certaines lectures, soit. Mais, contrairement aux bonnes bouteilles, les bons livres ne vieillissent pas. Ils nous attendent sur nos rayons et c’est nous qui vieillissons. Quand nous nous croyons suffisamment « mûrs » pour les lire, nous nous y attaquons une nouvelle fois. Alors, de deux choses l’une : ou la rencontre a lieu, ou c’est un nouveau fiasco. Peut-être essaierons-nous encore, peut-être pas. Mais ce n’est certes pas la faute de Thomas Mann si je n’ai pu, jusqu’à présent, atteindre le sommet de sa Montagne magique.
Le grand roman qui nous résiste n’est pas nécessairement plus difficile qu’un autre… il y a là, entre lui — tout grand qu’il soit — et nous — tout apte à le « comprendre » que nous nous estimions — une réaction chimique qui n’opère pas. Un jour nous sympathisons avec l’œuvre de Borges qui jusque-là nous tenait à distance, mais nous demeurons toute notre vie étranger à celle de Musil…
Alors, nous avons le choix : ou penser que c’est notre faute, qu’il nous manque une case, que nous abritons une part de sottise irréductible, ou fouiner du côté de la notion très controversée de goût et chercher à dresser la carte des nôtres.
Il est prudent de recommander à nos enfants cette seconde solution.
D’autant qu’elle peut leur offrir ce plaisir rare : relire en comprenant enfin pourquoi nous n’aimons pas. Et ce rare plaisir : entendre sans émotion le cuistre de service nous brailler aux oreilles :
— Mais cômmmment peut-on ne pas aimer Stendhaaaal ?
On peut.
Relire ce qui m’avait une première fois rejeté, relire sans sauter de passage, relire sous un autre angle, relire pour vérification, oui… nous nous accordons tous ces droits.
Mais nous relisons surtout gratuitement, pour le plaisir de la répétition, la joie des retrouvailles, la mise à l’épreuve de l’intimité.
« Encore, encore », disait l’enfant que nous étions… Nos relectures d’adultes tiennent de ce désir-là : nous enchanter d’une permanence, et de la trouver chaque fois si riche en émerveillements nouveaux.
A propos du « goût », certains de mes élèves souffrent beaucoup quand ils se trouvent devant l’archi-classique sujet de dissertation : « Peut-on parler de bons et de mauvais romans ? » Comme sous leurs dehors « moi je ne fais pas de concession » ils sont plutôt gentils, au lieu d’aborder l’aspect littéraire du problème, ils l’envisagent d’un point de vue éthique et ne traitent la question que sous l’angle des libertés. Du coup, l’ensemble de leurs devoirs pourrait se résumer par cette formule : « Mais non, mais non, on a le droit d’écrire ce qu’on veut, et tous les goûts de lecteurs sont dans la nature, non mais sans blague ! » Oui… oui, oui… position tout à fait honorable…
N’empêche qu’il y a de bons et de mauvais romans. On peut citer des noms, on peut donner des preuves.
Pour être bref, taillons très large : disons qu’il existe ce que j’appellerai une « littérature industrielle » qui se contente de reproduire à l’infini les mêmes types de récits, débite du stéréotype à la chaîne, fait commerce de bons sentiments et de sensations fortes, saute sur tous les prétextes offerts par l’actualité pour pondre une fiction de circonstance, se livre à des « études de marché » pour fourguer, selon la « conjoncture », tel type de « produit » censé enflammer telle catégorie de lecteurs.
Voilà, à coup sûr, de mauvais romans.
Pourquoi ? Parce qu’ils ne relèvent pas de la création mais de la reproduction de « formes » préétablies, parce qu’ils sont une entreprise de simplification (c’est-à-dire de mensonge), quand le roman est art de vérité (c’est-à-dire de complexité), parce qu’à flatter nos automatismes ils endorment notre curiosité, enfin et surtout parce que l’auteur ne s’y trouve pas, ni la réalité qu’il prétend nous décrire.
Bref, une littérature du « prêt à jouir », faite au moule et qui aimerait nous ficeler dans le moule.
Ne pas croire que ces idioties sont un phénomène récent, lié à l’industrialisation du livre. Pas du tout. L’exploitation du sensationnel, de la bluette, du frisson facile dans une phrase sans auteur ne date pas d’hier. Pour ne citer que deux exemples, le roman de chevalerie s’y est embourbé, et le romantisme longtemps après lui. A quelque chose malheur étant bon, la réaction à cette littérature dévoyée nous a donné deux des plus beaux romans qui soient au monde : Don Quichotte et Madame Bovary.
Il y a donc de « bons » et de « mauvais » romans.
Le plus souvent, ce sont les seconds que nous trouvons d’abord sur notre route.
Et ma foi, quand ce fut mon tour d’y passer, j’ai le souvenir d’avoir trouvé ça « vachement bien ». J’ai eu beaucoup de chance : on ne s’est pas moqué de moi, on n’a pas levé les yeux au ciel, on ne m’a pas traité de crétin. On a juste laissé traîner sur mon passage quelques « bons » romans en se gardant bien de m’interdire les autres.
C’était la sagesse.
Les bons et les mauvais, pendant un certain temps, nous lisons tout ensemble. De même que nous ne renonçons pas du jour au lendemain à nos lectures d’enfant. Tout se mélange. On sort de Guerre et Paix pour replonger dans la Bibliothèque verte. On passe de la collection Harlequin (des histoires de beaux toubibs et d’infirmières méritantes) à Boris Pasternak et à son Docteur Jivago — un beau toubib, lui aussi, et Lara une infirmière ô combien méritante !
Et puis, un jour, c’est Pasternak qui l’emporte. Insensiblement, nos désirs nous poussent à la fréquentation des « bons ». Nous cherchons des écrivains, nous cherchons des écritures ; finis les seuls camarades de jeu, nous réclamons des compagnons d’être. L’anecdote seule ne nous suffit plus. Le moment est venu où nous demandons au roman autre chose que la satisfaction immédiate et exclusive de nos sensations.
Une des grandes joies du « pédagogue », c’est — toute lecture étant autorisée — de voir un élève claquer tout seul la porte de l’usine Bestseller pour monter respirer chez l’ami Balzac.
C’est cela, en gros, le « bovarysme », cette satisfaction immédiate et exclusive de nos sensations : l’imagination enfle, les nerfs vibrent, le cœur s’emballe, l’adrénaline gicle, l’identification opère tous azimuts, et le cerveau prend (momentanément) les vessies du quotidien pour les lanternes du romanesque…
C’est notre premier état de lecteur à tous.
Délicieux.
Mais passablement effrayant pour l’observateur adulte qui, le plus souvent, s’empresse de brandir un « bon titre » sous le nez du jeune bovaryen, en s’écriant :
— Enfin, Maupassant, c’est tout de même « mieux », non ?
Du calme… ne pas céder soi-même au bovarysme ; se dire qu’Emma, après tout, n’était elle-même qu’un personnage de roman, c’est-à-dire le produit d’un déterminisme où les causes semées par Gustave n’engendraient que les effets — tout vrais qu’ils fussent — souhaités par Flaubert.
En d’autres termes, ce n’est pas parce que ma fille collectionne les Harlequin qu’elle finira en avalant l’arsenic à la louche.
Lui forcer la main à ce stade de ses lectures, c’est nous couper d’elle en reniant notre propre adolescence. Et c’est la priver du plaisir incomparable de débusquer demain et par elle-même les stéréotypes qui, aujourd’hui, semblent la jeter hors d’elle.
Il est sage de nous réconcilier avec notre adolescence ; haïr, mépriser, nier ou simplement oublier l’adolescent que nous fûmes est en soi une attitude adolescente, une conception de l’adolescence comme maladie mortelle.
D’où la nécessité de nous rappeler nos premiers émois de lecteurs, et de dresser un petit autel à nos anciennes lectures. Y compris aux plus « bêtes ». Elles jouent un rôle inestimable : nous émouvoir de ce que nous fûmes en riant de ce qui nous émouvait. Les garçons et les filles qui partagent notre vie y gagnent à coup sûr en respect et en tendresse.
Et puis, se dire aussi que le bovarysme est — avec quelques autres — la chose du monde la mieux partagée : c’est toujours chez l’autre que nous le débusquons. Dans le même temps que nous vilipendons la stupidité des lectures adolescentes, il n’est pas rare que nous œuvrions au succès d’un écrivain télégénique, dont nous ferons des gorges chaudes dès que la mode en sera passée. Les coqueluches littéraires s’expliquent largement par cette alternance de nos engouements éclairés et de nos reniements perspicaces.
Jamais dupes, toujours lucides, nous passons notre temps à nous succéder à nous-mêmes, convaincus pour toujours que madame Bovary c’est l’autre.
Emma devait partager cette conviction.
Châlons-sur-Marne, 1971, l’hiver.
Casernement de l’Ecole d’Application d’Artillerie.
A la distribution matinale des corvées, le soldat de seconde classe Untel (Matricule 14672/1, bien connu de nos services) se porte systématiquement volontaire pour la corvée la moins courue, la plus ingrate, distribuée le plus souvent à titre de sanction et qui porte atteinte aux honneurs les mieux trempés : la légendaire, l’infamante, l’innommable corvée de chiottes.
Tous les matins.
Avec le même sourire. (Intérieur.)
— Corvée de chiottes ?
Il fait un pas en avant :
— Untel !
Avec la gravité ultime qui précède l’assaut, il saisit le balai où pend la serpillière, comme s’il s’agissait du fanion de la compagnie, et disparaît, au grand soulagement de la troupe. C’est un brave : personne ne le suit. L’armée tout entière reste planquée dans la tranchée des corvées honorables.
Les heures passent. On le croit perdu. On l’a presque oublié. On l’oublie. Il reparaît pourtant en fin de matinée, claquant les talons pour le rapport à l’adjudant de compagnie : « Latrines impeccables, mon adjudant ! » L’adjudant récupère serpillière et balai avec aux yeux une interrogation profonde qu’il ne formule jamais. (Respect humain oblige.) Le soldat salue, demi-tourné, se retire, emportant son secret avec lui.
Le secret pèse un bon poids dans la poche droite de son treillis : 1 900 pages du volume que la Pléiade consacre aux œuvres complètes de Nicolas Gogol. Un quart d’heure de serpillière contre une matinée de Gogol… Chaque matin depuis deux mois d’hiver, confortablement assis dans la salle des trônes bouclée à double tour, le soldat Untel vole très au-dessus des contingences militaires. Tout Gogol ! Des nostalgiques Veillées d’Ukraine aux hilarantes Nouvelles pétersbourgeoises, en passant par le terrible Tarass Boulba, et la noire rigolade des Ames mortes, sans oublier le théâtre et la correspondance de Gogol, cet incroyable Tartuffe.
Car Gogol, c’est Tartuffe qui aurait inventé Molière — ce que le soldat Untel n’aurait jamais compris s’il avait offert cette corvée à d’autres.
L’armée aime à célébrer les faits d’armes.
De celui-ci, il ne reste que deux alexandrins, gravés très haut dans la fonte d’une chasse d’eau, et qui comptent parmi les plus somptueux de la poésie française :
Oui je peux sans mentir, assieds-toi, pédagogue,
Affirmer avoir lu tout mon Gogol aux gogues.
(De son côté, le vieux Clemenceau, « le Tigre », un fameux soldat lui aussi, rendait grâce à une constipation chronique, sans laquelle, affirmait-il, il n’aurait jamais eu le bonheur de lire les Mémoires de Saint-Simon.)
Je grappille, nous grappillons, laissons-les grappiller.
C’est l’autorisation que nous nous accordons de saisir n’importe quel volume de notre bibliothèque, de l’ouvrir n’importe où et de nous y plonger un moment parce que nous ne disposons justement que de ce moment-là. Certains livres se prêtent mieux que d’autres au grappillage, composés qu’ils sont de textes courts et séparés : les œuvres complètes d’Alphonse Allais ou de Woody Allen, les nouvelles de Kafka ou de Saki, les Papiers collés de Georges Perros, ce bon vieux La Rochefoucauld, et la plupart des poètes…
Cela dit, on peut ouvrir Proust, Shakespeare ou la Correspondance de Raymond Chandler n’importe où, grappiller ça et là, sans courir le moindre risque d’être déçus.
Quand on n’a ni le temps ni les moyens de s’offrir une semaine à Venise, pourquoi se refuser le droit d’y passer cinq minutes ?
Je lui demande :
— On te lisait des histoires à voix haute quand tu étais petite ?
Elle me répond :
— Jamais. Mon père était souvent en déplacement et ma mère beaucoup trop occupée.
Je lui demande :
— Alors, d’où te vient ce goût pour la lecture à haute voix ?
Elle me répond :
— De l’école.
Heureux d’entendre quelqu’un reconnaître un mérite à l’école, je m’exclame, tout joyeux :
— Ah ! Tu vois !
Elle me dit :
— Pas du tout. L’école nous interdisait la lecture à haute voix. Lecture silencieuse, c’était déjà le credo à l’époque. Direct de l’œil au cerveau. Transcription instantanée. Rapidité, efficacité. Avec un test de compréhension toutes les dix lignes. La religion de l’analyse et du commentaire, dès le départ ! La plupart des gosses crevaient de trouille, et ce n’était que le début ! Toutes mes réponses à moi étaient justes, si tu veux savoir, mais rentrée à la maison, je relisais tout à voix haute.
— Pourquoi ?
— Pour l’émerveillement. Les mots prononcés se mettaient à exister hors de moi, ils vivaient vraiment. Et puis, il me semblait que c’était un acte d’amour. Que c’était l’amour même. J’ai toujours eu l’impression que l’amour du livre passe par l’amour tout court. Je couchais mes poupées dans mon lit, à ma place, et je leur faisais la lecture. Il m’arrivait de m’endormir à leurs pieds, sur le tapis.
Je l’écoute… je l’écoute, et il me semble entendre Dylan Thomas, saoul comme le désespoir, lisant ses poèmes de sa voix de cathédrale…
Je l’écoute et il me semble voir Dickens le vieux, Dickens osseux et pâle, tout près de la mort, monter sur scène… son grand public d’illettrés soudain pétrifié, silencieux au point qu’on entend le livre s’ouvrir… Oliver Twist… la mort de Nancy… c’est la mort de Nancy qu’il va nous lire !…
Je l’écoute et j’entends Kafka rire aux larmes en lisant La Métamorphose à Max Brod qui n’est pas sûr de suivre… et je vois la petite Mary Shelley offrir de grandes tranches de son Frankenstein à Percy et aux copains médusés…
Je l’écoute, et apparaît Martin du Gard lisant à Gide ses Thibault… mais Gide ne semble pas l’entendre… ils sont assis au bord d’une rivière… Martin du Gard lit, mais le regard de Gide est ailleurs… les yeux de Gide ont filé tout là-bas, où deux adolescents plongent… une perfection que l’eau habille de lumière… Martin du Gard est furax… mais non, il a bien lu… et Gide a tout entendu… et Gide lui dit tout le bien qu’il pense de ces pages… mais, tout de même, qu’il faudrait peut-être modifier ceci et cela, par-ci et par-là…
Et Dostoïevski, qui ne se contentait pas de lire à voix haute, mais qui écrivait à haute voix… Dostoïevski, à bout de souffle, après avoir hurlé son réquisitoire contre Raskolnikov (ou Dimitri Karamazov, je ne sais plus)… Dostoïevski demandant à Anna Grigorievna, l’épouse sténographe : « Alors ? D’après toi, le verdict ? Hein ? Hein ? »
ANNA : Condamné !
Et le même Dostoïevski, après lui avoir dicté la plaidoirie de la défense… : « Alors ? Alors ? »
ANNA : Acquitté !
Oui…
Etrange disparition que celle de la lecture à voix haute. Qu’est-ce que Dostoïevski aurait pensé de ça ? Et Flaubert ? Plus le droit de se mettre les mots en bouche avant de se les fourrer dans la tête ? Plus d’oreille ? Plus de musique ? Plus de salive ? Plus de goût, les mots ? Et puis quoi, encore ! Est-ce que Flaubert ne se l’est pas gueulée jusqu’à s’en faire péter les tympans, sa Bovary ? Est-ce qu’il n’est pas définitivement mieux placé que quiconque pour savoir que l’intelligence du texte passe par le son des mots d’où fuse tout leur sens ? Est-ce qu’il ne sait pas comme personne, lui qui a tant bagarré contre la musique intempestive des syllabes, la tyrannie des cadences, que le sens, ça se prononce ? Quoi ? des textes muets pour de purs esprits ? A moi, Rabelais ! A moi, Flaubert ! Dosto ! Kafka ! Dickens, à moi ! Gigantesques brailleurs de sens, ici tout de suite ! Venez souffler dans nos livres ! Nos mots ont besoin de corps ! Nos livres ont besoin de vie !
Il est vrai que c’est confortable, le silence du texte… on n’y risque pas la mort de Dickens, emporté après une de ses harassantes lectures publiques… le texte et soi… tous ces mots muselés dans la douillette cuisine de notre intelligence… comme on se sent quelqu’un en ce silencieux tricotage de nos commentaires !… et puis, à juger le livre à part soi on ne court pas le risque d’être jugé par lui… c’est que, dès que la voix s’en mêle, le livre en dit long sur son lecteur… le livre dit tout.
L’homme qui lit de vive voix s’expose absolument. S’il ne sait pas ce qu’il lit, il est ignorant dans ses mots, c’est une misère, et cela s’entend. S’il refuse d’habiter sa lecture, les mots restent lettres mortes, et cela se sent. S’il gorge le texte de sa présence, l’auteur se rétracte, c’est un numéro de cirque, et cela se voit. L’homme qui lit de vive voix s’expose absolument aux yeux qui l’écoutent.
S’il lit vraiment, s’il y met son savoir en maîtrisant son plaisir, si sa lecture est acte de sympathie pour l’auditoire comme pour le texte et son auteur, s’il parvient à faire entendre la nécessité d’écrire en réveillant nos plus obscurs besoins de comprendre, alors les livres s’ouvrent grand, et la foule de ceux qui se croyaient exclus de la lecture s’y engouffre derrière lui.
L’homme construit des maisons parce qu’il est vivant, mais il écrit des livres parce qu’il se sait mortel. Il habite en bande parce qu’il est grégaire, mais il lit parce qu’il se sait seul. Cette lecture lui est une compagnie qui ne prend la place d’aucune autre, mais qu’aucune autre compagnie ne saurait remplacer. Elle ne lui offre aucune explication définitive sur son destin mais tisse un réseau serré de connivences entre la vie et lui. Infimes et secrètes connivences qui disent le paradoxal bonheur de vivre alors même qu’elles éclairent l’absurdité tragique de la vie. En sorte que nos raisons de lire sont aussi étranges que nos raisons de vivre. Et nul n’est mandaté pour nous réclamer de comptes sur cette intimité-là.
Les rares adultes qui m’ont donné à lire se sont toujours effacés devant les livres et se sont bien gardés de me demander ce que j’y avais compris. A ceux-là, bien entendu, je parlais de mes lectures. Vivants ou morts, je leur donne ces pages.