Aéroport de Lubumbashi, Congo-Kinshasa. L’embarquement avait des allures de foire d’empoigne.
L’avion avait été peint à la va-vite. L’odeur de kérosène empoisonnait l’air. Au pied de l’appareil, une pagaille d’hommes noirs et de ballots blancs. Des cris. Des gesticulations. Des boubous. Des cartons. Devait-on voir dans cette lutte une simple tradition locale ? Ou un stupéfiant exemple de régression sociale ?
Depuis longtemps, Grégoire Morvan ne se posait plus la question. Il savait qu’on vendait en bout de piste des morceaux de viande humaine à déguster en famille. Que le pilote recevait son féticheur dans le cockpit avant le décollage. Que la plupart des pièces de rechange avaient déjà été fourguées afin d’être adaptées sur des moteurs rafistolés. Quant aux passagers…
Morvan ne prendrait pas ce vol. Il était venu effectuer les dernières vérifications en vue de son propre départ le lendemain — un Antonov spécialement affrété pour l’occasion, entièrement financé de sa poche. Il avait arrosé les officiers des douanes, les agents de l’immigration, les responsables militaires, sans oublier les « protocoles », innombrables parasites rôdant dans l’aéroport et se nourrissant exclusivement de bakchichs. Il avait fourni les documents nécessaires : plan de vol, immatriculation, contrats d’assurance, brevets, autorisations… Tout était faux. Ça ne dérangeait personne : au Congo il n’y a pas de modèle, seulement des copies.
Avec son fils Erwan, ils avaient atterri à Lubumbashi deux jours plus tôt après un bref transfert à Kinshasa. Neuf heures de vol pour atteindre la capitale de la République démocratique du Congo, quatre de plus pour gagner celle du Katanga, la province la plus riche de la RDC, toujours menacée par la guerre. Rien à signaler.
Ils voyageaient ensemble mais pas pour les mêmes raisons. Erwan voulait tisonner les cendres du passé. Remonter, dans le détail, l’enquête que Morvan lui-même avait menée quarante ans auparavant sur un tueur en série qui s’attaquait aux filles blanches de Lontano, une ville minière du Nord-Katanga. Selon lui, Grégoire avait commis une erreur : la septième victime présumée de l’Homme-Clou, Catherine Fontana, avait été tuée par quelqu’un d’autre. Mais qu’en sais-tu, nom de dieu ?
Il avait tout fait pour l’empêcher de se lancer dans cette vaine croisade mais quand il l’avait vu prendre un congé sans solde au 36 et acheter son billet d’avion, il avait compris que rien ne l’arrêterait. Il avait alors décidé de l’accompagner : après tout, lui aussi avait quelque chose à faire au Katanga…
— On y va, patron ?
Il se retourna. Michel se tenait au bord du tarmac, un gros trousseau de clés à la main, comme si l’aéroport dans son ensemble était sa propriété. C’était un petit Noir malingre au cou de girafe. Surnommé la Touffe, en raison de son énorme tignasse crépue, il portait un pantalon de tergal et une chemise aux motifs criards. Michel était l’homme de confiance de Morvan — ce qui demeurait à Lubumbashi une notion relative.
Il suivit le Black sous le soleil accablant. On n’éprouvait plus rien ici sinon une asphyxie de lumière, une blancheur écrasante qui figeait toute pensée, tout espoir.
Le matériel était remisé dans un hangar fermé à double tour, surveillé par des soldats. La Touffe déverrouilla la porte et la fit glisser sur son rail.
— Et voilà !
La lumière révéla deux camions à benne Renault, trois 4 x 4 Toyota vidés de leurs sièges passagers — le tout racheté le mois précédent à d’autres groupes miniers. Morvan avait fait voter ce budget à l’assemblée générale de Coltano, compagnie minière qu’il avait lui-même fondée dans les années 90, prétextant une nécessaire remise à niveau des installations autour de Kolwezi. En réalité, il avait dans l’idée d’exploiter en douce de nouveaux filons découverts par ses experts géologues. Une vraie manne.
Il s’approcha et vérifia que les roues, les volants et les moteurs étaient toujours en place.
— Le carburant ?
— Là-bas.
Il n’alla pas jusqu’à vérifier les barils : il y avait plus important.
— Le reste ?
Michel prit une mine de conspirateur pour désigner des cantines militaires alignées dans l’ombre. Il choisit avec soin une clé dans son trousseau et en ouvrit une. Apparurent une quarantaine de fusils d’assaut, des chargeurs et des armes de poing. Les Noirs de la brousse ne savaient pas se servir de tels engins mais Cross leur apprendrait.
— Où t’as trouvé ça ?
— MONUSCO.
Mission de l’Organisation des Nations unies pour la stabilité en République démocratique du Congo. Des milliers de Casques Bleus qui se débattaient dans le merdier depuis près de quinze années. Troupes majeures pour un résultat mineur. Dans la confusion, armes et munitions s’égaraient de temps à autre pour se retrouver dans ce genre de cantines, au fond de ce genre de hangars…
Grégoire empoigna un FAMAS et actionna la culasse d’un coup sec. Ce simple geste lui fit remonter la bile des souvenirs. Années de combats, de conquêtes, de violence au fond de cette Afrique à la fois chérie et détestée.
Il choisit un Glock 9 mm qu’il glissa dans son dos et fourra plusieurs chargeurs dans ses poches de pantalon — cadeau pour Erwan. Il voulait l’empêcher d’avancer, pas le laisser tout nu. Surtout pas.
— Y a aussi un stock de 7,62 mm M43.
Les cartouches utilisées pour les AK-47. Pas question d’oublier ses classiques : la bonne vieille Kalach de l’Africain moderne.
— Parfait. Combien de gars on emmène ?
— Huit.
— T’es sûr d’eux ?
— Comme de moi-même.
— Tu commences à m’inquiéter.
Michel gloussa mais Morvan ne plaisantait pas. Alors que la seconde précédente il s’était brièvement revu en combattant de vingt-cinq ans, pionnier d’un nouveau monde, il se sentait maintenant proche du cimetière. En tout cas épuisé d’avance à l’idée de diriger à travers la brousse une bande de pieds nickelés en quête de filons cachés.
— Patron, les gars que j’ai choisis, ce sont des anciens des FARDC et…
Il n’écoutait plus. Si tout s’était passé comme prévu — ce qui était impossible en Afrique —, les mines à mille kilomètres au nord étaient creusées et une route défrichée jusqu’à la piste d’atterrissage à quelque vingt kilomètres des gisements. Les camions permettraient de transporter les premières tonnes de coltan jusqu’à l’avion, ce qui donnerait le coup d’envoi à une exploitation éclair. Il trafiquerait plusieurs mois avec le Rwanda puis, les poches pleines, préviendrait enfin ses partenaires : autorités katangaises, actionnaires congolais, associés européens… Alors seulement, il partagerait le pactole restant.
Ça, c’était la théorie. Les dernières nouvelles — des mails laconiques qui promettaient que tout allait bien — n’engageaient pas à l’optimisme.
— Beau boulot, Michel.
Il considéra le matériel et changea encore d’humeur. Il se dit qu’il y avait là de quoi jouer, même à soixante-sept ans, les Fitzcarraldo africains. Finalement, les velléités de justicier de son fils l’avaient poussé au cul. Espérons qu’il ferait ainsi d’une pierre deux coups… S’enrichir et tenir la bride au gamin.
— Démerde-toi pour qu’on puisse décoller demain matin avant midi.
— Pas de problème, patron.
Morvan repartit dans la brûlure du soleil. Il portait une simple chemise de lin bleue, flottant sur son pantalon de toile beige — une concession au climat, lui qui arborait en toutes circonstances un costume noir aux plis impeccables.
Au loin, les hélices de l’avion vrombissaient alors que des grappes d’hommes s’accrochaient encore à l’escalier mobile qu’on éloignait. Bagarre générale. Il gratta sa tignasse crépue de nègre blanc et chassa d’un geste des gamins mendiants qui venaient de l’apercevoir.
Ce voyage serait son dernier mensonge.
Erwan était déjà installé sur la terrasse de l’hôtel quand son père le rejoignit pour le dîner. Peu avant 19 heures, la nuit était tombée comme une pierre.
— On décolle demain matin ! annonça le Vieux d’un ton triomphant.
— On en a déjà parlé cent fois, répondit-il sans lever les yeux du menu. Je ne pars pas avec toi.
Morvan s’assit lourdement sur sa chaise en plastique. D’après ce qu’Erwan avait pu remarquer, le Padre était aux normes congolaises : cent kilos pour un mètre quatre-vingt-dix.
— On va dans la même direction : profite de mon vol.
— Non. Je veux rester autonome.
Grégoire s’esclaffa :
— Tu vas pas m’accuser de corruption de fonctionnaire, j’espère !
Erwan observa son interlocuteur dont la carrure se découpait sur la piscine illuminée. Une nuée de moustiques voletaient au-dessus de l’eau turquoise, lui dessinant une sorte d’auréole vibrionnante.
— Je ne veux pas t’avoir dans les pattes, asséna-t-il. Je dois obtenir mes infos seul. Être indépendant. Objectif.
— Tu parles comme un journaliste.
— Exhumer une affaire vieille de quarante ans, c’est plutôt un boulot d’historien.
Il était parti pour le Katanga sans savoir ce qui l’attendait. Parfois, il soupçonnait son père d’avoir couvert le véritable assassin de Catherine Fontana. D’autres fois, il pensait que le Vieux était de bonne foi et qu’il avait cru, comme tout le monde, à la culpabilité de Thierry Pharabot. En vérité, il avait du mal à imaginer ce qu’avait pu être cette enquête sans équipe ni soutien technique, sans indice ni témoin.
Le serveur arriva. Dans la pénombre (la terrasse n’était éclairée que par la piscine et les lampes antimoustiques à ultraviolet), on ne voyait que sa chemise blanche, son nœud pap et l’encolure en V de son gilet. Il avait une manière de vaciller qui lui donnait l’air d’un somnambule sans tête.
— Deux capitaines, deux ! cria d’autorité Morvan.
— Encore ?
— Y a que ça ici. Le meilleur poisson du fleuve. Avec du riz, tu seras calé jusqu’à après-demain. Ça te fera une journée de chiasse en moins !
Il lui avait déjà fait le coup la veille et l’avant-veille. À ce rythme, Erwan allait être constipé pour un mois.
— Je veux découvrir la vérité, reprit-il d’un ton sentencieux. C’est légitime, non ?
— Bien sûr. Mais quel est l’objet au juste de ton enquête ? Un crime vieux de plus de quarante ans ? Une fille disparue sur laquelle tu ne sais rien ? Dans une ville qui n’existe plus ? Comment tu peux être sûr que l’Homme-Clou ne l’a pas tuée ?
— Au moment du meurtre, il était à quatre-vingts kilomètres de Lontano.
— Qu’est-ce que t’en sais ? insista le Vieux en plantant ses coudes sur la table. Tu crois qu’on peut se fier aux dates en Afrique ? Aux distances ? Aux témoignages ? Je te trouve gonflé de vouloir revoir ma propre copie, sur des évènements qui se sont déroulés avant ta naissance.
Erwan avait décidé de la jouer cool : l’affrontement entre père et fils, dont c’était la énième manche, ne menait à rien. Il fallait chercher l’apaisement.
— Justement, concéda-t-il. Tu avais le nez dessus. Tu étais pris dans la tourmente. Peut-être qu’aujourd’hui, avec le recul…
Morvan ouvrit la bouche pour hurler puis se ravisa. Il se recula sur sa chaise, sourire aux lèvres.
— Tu es flic. Tu sais comme moi que les faits ne collent pas toujours avec la logique ni la chronologie. Malgré ces incohérences, n’y a-t-il pas de fortes chances pour que cette gamine ait été tuée par le meurtrier qui avait déjà frappé six fois selon la même technique ?
Erwan prit une poignée de cacahuètes : chaque soir, les capitaines étaient si longs à arriver qu’on aurait pu croire qu’ils remontaient le fleuve à contre-courant avant d’atterrir dans leurs assiettes.
— Si c’est le cas, je découvrirai des indices concordants et ma vérification sera réglée en quelques jours.
— Mais où tu vas les dénicher, tes indices ?
— Dans les archives complètes du procès de Pharabot.
— Elles n’existent plus.
— Si. Je les ai retrouvées.
Son père se raidit :
— Où ?
— À deux pas d’ici. Au collège Saint-François-de-Sales.
— Tu les as vues ?
— J’y vais demain matin. On m’a assuré qu’elles étaient stockées là-bas.
— On s’est foutu de ta gueule.
Erwan ouvrit les mains d’un air fataliste. Son flegme exaspérait son père, il le sentait, et il en rajoutait.
— On verra bien, répondit-il d’une voix posée.
Morvan frappa la table. Le cliquetis des couverts fut amorti par les nappes en papier.
— On est au Congo, putain ! Les traces disparaissent en deux heures, les rapports en deux jours, les archives le mois suivant. Y a que trois choses qui perdurent ici : la pluie, la boue et la brousse. Pour le reste, oublie.
Il ne pouvait qu’acquiescer. La veille, il avait arpenté la ville en quête de journaux anciens. Rien. Il avait cherché des instances judiciaires, des structures administratives. Double zéro. Aujourd’hui, il s’était rendu à la mairie, à l’archidiocèse de Lubumbashi, dans les bureaux des sociétés minières. En vain. Ne restait plus que Saint-François-de-Sales.
— Je suppose que tu vas te mettre en quête des témoins de l’époque ? relança son père.
— Je vais essayer.
— Tu connais l’espérance de vie en Afrique ?
Erwan ne répondit pas. Finalement, de guerre lasse, le géant aux cheveux crépus leva son verre — un cocktail de fruits exotiques : il ne buvait jamais d’alcool.
— En tout cas, je te souhaite bonne chance !
Ils trinquèrent comme on enterre la hache de guerre.
— Blague à part, reprit le Vieux sur un ton bienveillant, comment comptes-tu te rendre à Lontano ?
— Y a un vol régulier pour Ankoro, à l’ouest du lac Tanganyika.
— Il a pas décollé depuis des mois. La piste d’atterrissage n’existe même plus.
— C’est pas ce que m’ont dit les gars de l’aéroport.
— Pour un bakchich, on te promettrait d’y aller à dos d’hippopotame !
Erwan haussa les épaules. Nouvelles cacahuètes.
— Admettons que tu y parviennes, concéda Morvan. Lontano est encore à plus de cent kilomètres au nord.
— Je prendrai une barge sur le fleuve. Je me suis renseigné : on ravitaille les villages de cette manière. Même les commerçants chinois utilisent ces convois.
— T’as conscience que tu seras dans le Nord-Katanga ?
— Et alors ?
— Et alors, mon canard, cette région est en guerre.
Il l’attendait depuis leur arrivée : le cours magistral sur le conflit au Congo. Pourquoi pas ? Avant son départ, il avait lu tout ce qu’il avait pu trouver sur la question et n’avait pas compris grand-chose.
— Laisse-moi te réexpliquer la situation, enchaîna Morvan d’un ton doctoral.
Il avait déjà tenté d’éclairer sa lanterne deux mois auparavant, quand ils étaient venus pour l’enterrement de Philippe Sese Nseko, le « regretté » directeur de Coltano. Erwan avait à peine écouté : à l’époque, il n’aurait jamais cru revenir ici.
— Y a pas de début ni de fin dans le merdier congolais mais faut bien commencer par quelque chose, alors prenons le génocide du Rwanda, en 1994. Un million de Tutsis massacrés par les Hutus en quelques jours. Un putain de coup de folie à l’africaine. Je m’attarde pas : tout le monde connaît.
« Mais ce n’était que le début de l’hécatombe. Quand les Tutsis ont repris le pouvoir à Kigali, les Hutus ont fui vers les Grands Lacs, à l’est du Congo. En quelques jours, des millions de réfugiés sont arrivés dans le Kivu. Les villes ont doublé, triplé, quadruplé en une nuit. Des camps se sont installés à la va-vite. On savait plus quoi foutre des Hutus et on redoutait l’arrivée des Tutsis prêts à se venger.
« Paul Kagamé, le nouveau président tutsi du Rwanda, n’a pas tardé à lancer ses troupes à leur poursuite et en a même profité pour dégommer le vieux Mobutu. Après le génocide contre son ethnie, il aurait pu décapiter le maréchal, les Occidentaux auraient encore applaudi. Pourtant, histoire de donner une légitimité à son invasion, il a monté une révolte congolaise bidon en associant quelques anciens rebelles en une pseudo-coalition. Parmi eux, il y avait Laurent-Désiré Kabila, un vieux briscard des années 60, à la retraite depuis des lustres.
— C’est ainsi qu’a commencé la première guerre du Congo…, coupa Erwan.
Grégoire soupira. Il estimait être le seul à pouvoir parler des affaires africaines. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il s’en abstenait. De son point de vue, il n’y avait là-bas ni problème ni solution. Seulement un imbroglio inextricable à gérer au jour le jour.
— Cette première guerre n’a duré que quelques mois. On était en 1997. Une fois installé au pouvoir, Kabila a exprimé sa gratitude à sa façon : il s’est retourné contre Kagamé et a chassé les Tutsis du pays, ces « sales envahisseurs ».
Toujours pas de poisson dans les assiettes. La veille, ils avaient attendu plus d’une heure. Quand leur commande était arrivée, le capitaine était froid et ils n’avaient plus faim.
Erwan écoutait autant son père que les bruissements de la brousse autour d’eux. Cette vie fourmillante dans les ténèbres, c’était presque réconfortant. De temps en temps, les crapauds-buffles entonnaient un solo.
Il voulut encore jouer à l’affranchi :
— J’ai lu tout ça. En représailles, Kagamé a réarmé ses troupes et envahi de nouveau la région des Grands Lacs. Deuxième guerre du Congo.
— Exactement, lui accorda Morvan avec réticence. Mais la donne avait changé : Kabila avait eu le temps de se constituer des troupes, les fameux kadogos, les enfants soldats. Il avait aussi armé les Hutus, ceux-là mêmes dont il avait provoqué le massacre dans l’est du pays. Sans compter ses nouveaux alliés, l’Angola et le Zimbabwe. De son côté, Kagamé s’était associé à l’Ouganda et au Burundi.
« Une sorte de guerre continentale a éclaté au centre de l’Afrique et provoqué une réaction en chaîne : des milices sont entrées dans la bataille. Les Maï-Maï, les Banyamulenge, d’autres rebelles encore… Même au sein de l’armée régulière congolaise, des rivalités sont apparues entre anciens des FAZ, les Forces armées zaïroises, et les kadogos, les enfants soldats… On n’en finirait pas si on devait citer tout le monde.
— D’après ce que j’ai lu, la situation s’est calmée, non ?
— Tu parles. Y a déjà eu je ne sais combien de négociations, d’accords de cessez-le-feu, d’alliances. À chaque fois, c’est reparti de plus belle. Pour dire la vérité, personne ne sait à quoi s’attendre.
— Sauf toi.
— Je n’ai pas cette prétention mais je peux te dire deux choses, et c’est pas des scoops. La première, c’est que cette guerre serait terminée depuis longtemps si elle ne se passait pas sur un des sous-sols miniers les plus riches au monde. La deuxième, c’est que ce sont toujours les civils qui trinquent. Pour l’instant, ces conflits ont fait au moins cinq millions de morts. Plus que ceux de Yougoslavie, d’Afghanistan et d’Irak réunis. En première ligne bien sûr, femmes et enfants. Les épidémies, la malnutrition, les viols, l’absence de soins les ont décimés.
Comme à point nommé, les capitaines arrivèrent. Cette fois, malgré l’attente et le sujet lugubre, ils se jetèrent sur leurs assiettes. Le silence s’imposa. Tout en mastiquant — aucun goût —, Erwan cogitait. Son père confirmait ce qu’il avait lu mais les faits, exposés de sa voix de stentor, devenaient plus réels.
Au bout de quelques minutes, il le relança :
— Tu ne m’as pas répondu : c’est plus calme aujourd’hui, oui ou non ?
— Les Casques Bleus ont mis quelques branlées, oui. Des chefs finissent par être arrêtés, des accords sont en cours, mais les armes circulent toujours, les mines tournent à plein régime et financent chaque « groupe d’autodéfense ». Le gouvernement central n’a aucun pouvoir sur cette zone…
— D’après mes sources, le Nord est sécurisé. La guerre est au Kivu et…
— Tu écoutes quand on te parle ? Je te répète qu’on ne peut jamais savoir ce qui va arriver, et certainement pas dans la région du Tanganyika. D’un jour à l’autre, des groupes tutsis peuvent déferler et reprendre les hostilités face aux FARDC.
— Tu y vas bien, toi…
— C’est mon business.
Erwan savait que Morvan s’apprêtait à exploiter en secret de nouvelles mines, en amont de Lontano. Il fallait reconnaître qu’à près de soixante-dix ans, le Padre avait encore les couilles gonflées à bloc.
— Dans tous les cas, conclut-il, nous allons toi et moi dans la même direction. Alors profite de mon appareil. Je te dépose à Ankoro et je reviens te chercher une ou deux semaines plus tard, à la même place. T’auras tout le temps de faire ta cuisine.
À ce stade, impossible de déceler le piège dans cette offre mais son père n’avait aucune raison de l’aider. Bien au contraire. Erwan fit rapidement ses comptes. Après tout, ce vol lui ferait gagner un temps précieux et Grégoire aurait d’autres chats à fouetter que de le surveiller.
— Je ne serai pas prêt avant 14 heures, objecta-t-il encore pour ne pas céder trop vite, je dois d’abord aller à Saint-François-de-Sales.
— Je t’attendrai, promit Morvan en lui tendant la main.
Erwan la saisit en ayant l’impression de serrer une corde autour de son cou.
Sous le soleil, Erwan marchait dans une ville déserte. Une cité blanche, avec de grandes avenues ponctuées de palmiers et d’édifices aux toits-terrasses. Il savait qu’il rêvait mais le rêve était plus fort que tout, formant un univers clos dont il lui était impossible de s’extraire.
Il avançait avec difficulté, sentant ses pas s’enfoncer dans le sol. Pourtant l’asphalte était dur : c’était son corps qui cédait comme de la boue. Ses membres ne contenaient plus ni os ni muscle. La lumière accentuait encore sa déliquescence. Il fondait dans la chaleur…
Il repéra sous les porches des taches brunes qui ressemblaient à des silhouettes. Il s’approcha et découvrit des peaux noircies, graisseuses, clouées aux portes, s’étoilant sur un mètre d’envergure.
Du cuir humain…
Il se souvint que c’était la spécialité de la ville : des tanneurs qui ne travaillaient que la peau d’homme.
Un cri retentit, puis un autre, et un autre encore. Erwan essaya d’accélérer mais ses jambes s’enfonçaient de plus en plus au contact du bitume. Il ne fuyait pas, il s’enlisait… en lui-même.
Les hurlements devenaient intolérables, faisant craquer son crâne comme une coquille. Il ouvrit les yeux. À travers la moustiquaire, les murs de la pièce palpitaient. Des voix s’élevaient dehors, bien réelles. Une odeur de grillé saturait l’atmosphère. Il se redressa et comprit : un incendie, quelque part.
Il se débattit parmi les voiles de mousseline et réussit à s’extirper du lit, ruisselant de sueur. Il tituba vers les reflets diaprés de la fenêtre.
Les arbres dissimulaient la rue mais on percevait au loin la clameur. Des clients, des membres du personnel s’agitaient dans les jardins. Les ombres s’étiraient, s’entremêlaient sur les pelouses. Erwan regarda sa montre : quatre heures du matin.
Il enfila son pantalon, sa chemise, attrapa sa clé et sortit. Pas la peine de réveiller son père, sans doute déjà sur place. Le Vieux ne dormait jamais — du moins pas comme une personne normale, pour se reposer et laisser aller son esprit.
Dehors, il eut l’impression de plonger nu dans une chaudière. La cour. La rue. La puanteur du feu lui crispait les narines et souillait ses poumons. Le ciel était rouge, craquant comme une cheminée gigantesque. On courait, on hurlait, on se bousculait. Il devina que la foule ne fuyait pas mais se précipitait au contraire vers la catastrophe.
Suivant le mouvement, il ressentit une curieuse fébrilité — quelque chose comme l’excitation de l’orage quand il était môme. Tous semblaient animés par la même ambivalence : impossible de dire s’ils étaient terrifiés, consternés ou joyeux. Les enfants galopaient aussi, pris d’une véritable frénésie.
Ils tournèrent dans une rue latérale — Erwan notait à quel point ces gens étaient facilement sortis de chez eux en pleine nuit. Lubumbashi : la ville dont les murs sont du vent. La cité de son rêve ne cessait de lui revenir à l’esprit : les avenues, les façades claires, les peaux huileuses… Rien à voir avec ces artères obscures, sans éclairage public, pleines de tumulte. Il avait envie de vomir.
Ils parvinrent sur une place de terre battue, couverte par un dôme de fumée. Des veines de cuivre, des filaments de pourpre traversaient ce plafond comme des fissures volcaniques. Ici, la panique régnait en maître. Les hommes, les femmes couraient en tous sens, se cognant, s’apostrophant, portant des sacs ou des objets hétéroclites. On fuyait le quartier avant que le feu ravage tout.
Pour l’instant, un seul bâtiment brûlait. Un bloc de trois étages dont les fenêtres crachaient des éclats orange et des flots de suie noire. L’incendie semblait se délecter de sa propre puissance, se déployer avec ivresse dans l’étuve de la nuit.
Un pressentiment saisit Erwan. Il attrapa par la manche une femme qui courait, un enfant sous un bras, des bassines sous l’autre.
— Ce bâtiment, c’est quoi ?
La fugitive le regarda avec des yeux de feux follets. Elle ne comprenait pas la question — ou plutôt son absurdité.
— Qu’est-ce qui est en train de cramer ? répéta-t-il.
— Saint-François-de-Sales ! Le collège !
Il relâcha son emprise et considéra l’immeuble dans lequel il avait placé tous ses espoirs. Ce n’était plus qu’une structure rougeoyante dont les murs croulaient comme du sucre fondu. Il eut une pensée pour les élèves de l’école mais à l’évidence, personne n’était à l’intérieur.
Jetant un regard autour de lui, il réalisa les moyens dérisoires des pompiers — de simples gars en short et chemisette jetant des seaux, des sacs remplis d’eau, des pelletées de terre sous l’œil des soldats de la MONUSCO qui semblaient attendre, les bras ballants, les ordres d’un commandant invisible.
Erwan demeurait pétrifié. Sans doute n’y avait-il pas grand-chose à brûler dans ce collège, excepté les archives sur lesquelles il comptait tant. Les noms des témoins, les faits circonstanciés des crimes de l’Homme-Clou, les auditions et les plaidoiries partaient en fumée sous ses yeux.
Son enquête avait à peine commencé qu’elle était déjà terminée.
À cet instant, il chercha son père. Il n’eut qu’à se retourner : le Vieux était installé derrière lui, assis contre un mur. Son visage souillé de cendre évoquait un masque funèbre. Il ne paraissait intéressé ni par l’incendie ni par la cohue qui l’entourait : il dessinait sur le sol avec une brindille.
Se sentant observé, il leva les yeux et aperçut son fils. Il esquissa un signe désolé de la main et Erwan comprit qui avait foutu le feu au collège Saint-François-de-Sales.
— Tu n’as plus de problème pour décoller avec moi à midi.
— Je t’emmerde.
Sept heures du matin. Erwan s’installa face à son père, exactement à la même table que la veille — n’importe où dans le monde, il suffit de deux jours pour prendre des habitudes. Il n’était pas parvenu à se rendormir, ruminant sa rage et son impuissance. Renoncer à son enquête ? Pas question. Il devait directement passer à l’étape suivante, mais à l’aveugle. Trouver les derniers témoins de l’affaire, sans nom ni information. Reconstituer les faits, les dates, les lieux, sans le moindre repère.
— Si tu penses que j’y suis pour quelque chose, tu…
— Je ne pense rien, je sais.
Morvan lui servit du café. Derrière ses lunettes noires, il était plus indéchiffrable que jamais. Il portait une chemise de lin rose et un pantalon crème impeccable. Face à lui, Erwan avait toujours l’impression d’être fagoté comme un clodo.
— Les certitudes de la jeunesse…, murmura Grégoire.
Le ton était ironique : Erwan avait dépassé la quarantaine. Il chaussa à son tour ses lunettes fumées — autant lutter à armes égales — et but son café : aucun goût, à peine chaud. Le croissant en revanche était meilleur.
— Le truc à faire, reprit Erwan, c’est s’ignorer mutuellement. Pars rejoindre tes mines, je me débrouillerai de mon côté.
— Toujours ton idée de remontée du fleuve ? Apocalypse Now au Congo ? Tu reviens au roman d’origine, celui de Conrad, qui…
Il n’écoutait pas. Il songeait au spectacle fabuleux que les pluies de l’aube lui avaient offert. Par la fenêtre ouverte, il avait admiré cette mitraille d’étincelles qui submergeait la terre alors même que l’odeur du feu traînait encore dans l’air. Sans doute cette déferlante avait-elle eu raison de l’incendie mais ici, personne n’était venu abriter les balancelles ni ranger les tables et les chaises : on laissait faire la rosée la plus violente du monde.
Nouveau croissant. Plus le Vieux parlait, plus il sentait sa combativité renaître. Sa haine du père avait toujours été son meilleur ressort.
— Tu me permets tout de même de te donner quelques conseils ?
— Il faudrait que t’arrêtes de te prendre pour le roi du Congo.
— Mon règne s’arrête à Lubumbashi justement : va falloir que tu te fasses tout petit là-bas. Dans le Nord, mon nom ne te servira à rien.
— Je ne comptais pas m’en servir.
— T’as pensé à tes autorisations ?
Erwan réprima un juron. Obsédé par son enquête, il n’avait rien préparé concernant le périple lui-même.
— Lesquelles ? hasarda-t-il.
— Celles du chef de la province, du ministère du Tourisme, de la MONUSCO, des services de réhabilitation des infrastructures, du Bureau des mines… Les candidats au racket sont nombreux.
— Je n’ai encore rien fait, admit-il.
— Frappe au plus haut pour fermer leur gueule aux autres. Et surtout, ne dis pas précisément où tu veux aller.
— Et une fois sur place ?
— Tu paieras : ça sera plus cher, c’est tout. (Morvan posa ses paumes sur la table comme s’il y déroulait une carte du Katanga.) Admettons que tu décroches la paperasse et que tu te trouves un zinc pour t’emmener jusqu’à Ankoro… Ensuite, tu prendras ta fameuse barge. C’est ça ?
— C’est ça.
— Tu en as déjà vu ?
— Non.
— En général, elles circulent par deux. Elles mesurent plusieurs centaines de mètres de long et on y embarque tout ce qu’on peut : familles, bétail, nourriture, matériaux, essence, soldats, prêtres, prostituées… C’est plutôt folklo.
— Combien de temps pour atteindre Lontano ?
— Plusieurs jours. Y a pas de règle. Actuellement, avec la guerre qui menace, on ne s’arrête qu’un moment à chaque fois. On débarque les gens, les vivres, les médicaments des ONG, les armes parfois, et on repart aussi sec, avant d’être repéré par une milice…
— Et pour mon retour, quand les barges reviennent-elles ?
— Elles ne reviennent pas. Du moins pas de ce côté du fleuve.
— Y a bien des bateaux qui retournent à Ankoro, non ?
— Possible, mais si tu restes à Lontano, tes chances de survie sont égales à zéro. Tu devras mener ton enquête pendant les quelques heures d’arrêt. Après ça, tu remontes à bord et tu remercies Dieu d’être encore entier.
— Tu m’as proposé hier de me déposer là-bas pour une semaine ou deux.
— Avec une escorte à moi. Seul, tu ne tiendrais pas une journée.
— C’est absurde.
— Je te le fais pas dire. Tout ce périple pour seulement une heure ou deux sur place…
Une question de débutant lui traversa l’esprit :
— Le fleuve, c’est déjà le Congo ?
— Son cours supérieur, le Lualaba. T’as pris ta quinine ?
— Du Lariam.
— T’as eu tort : la méfloquine peut avoir des effets secondaires terribles. J’ai vu des gars devenir dingues, perdre la vue ou faire des crises cardiaques à cause de cette merde.
Erwan ne répondit pas, l’air de dire : « Je n’ai plus dix ans. »
— T’as déjà voyagé dans des pays difficiles ? insista le paternel.
— Je suis allé en Inde chercher Loïc.
— Rien à voir.
— J’ai effectué aussi une mission en Guyane et…
— C’est la France.
— Qu’est-ce que t’essaies de me dire ?
Morvan se pencha à la manière d’un vieux pirate au fond d’une taverne :
— Que le Congo-Kinshasa vit à l’âge de pierre. Évite de te blesser : tu crèverais d’infection en quarante-huit heures. Ne bois jamais l’eau sans l’avoir purifiée. Couvre-toi de répulsif : le principal vecteur de maladies dans la brousse, ce sont les bestioles.
— J’ai emporté une trousse à pharmacie.
— Alors, surveille-la comme si c’était ton billet retour. Bien sûr, tu ne touches pas à la femme noire.
Morvan attrapa par terre un sac à dos Eastpak qu’il posa sur ses genoux. Il en sortit un objet emmailloté dans un chiffon et le poussa entre café et croissants.
— Tu pourras pas dire que je pense pas à toi.
Erwan souleva un pan de tissu et découvrit une crosse de polymère noir frappée du logo GLOCK dont le G enchâsse les autres lettres.
— Les chargeurs sont dans le sac, précisa Grégoire en y replaçant l’arme. Du matos fiable, piqué aux forces de la MONUSCO.
Erwan s’efforça de ne pas avoir l’air choqué.
— Je te remercie mais je ne pense pas en avoir besoin.
— Tu penses mal et c’est pour ça que tu dois m’écouter. (Plongeant à nouveau la main, Morvan sortit cette fois un téléphone portable plus gros que la moyenne, surmonté d’une antenne imposante.) Un Iridium. Avec ça, tu pourras m’appeler de n’importe où, même du fin fond du trou du cul de la forêt, c’est fait pour.
— Tu veux dire : en cas de problème ?
Il avait pris une inflexion ironique, inutilement provocatrice.
— Je serai à environ cinquante kilomètres en amont du fleuve et j’aurai un avion dispo dans les vingt-quatre heures. Mon numéro est déjà mémorisé.
Erwan se jura de ne jamais contacter son père. Il mesurait à quel point son enquête était ambiguë : il cherchait l’assassin de Catherine Fontana, espérant secrètement coincer son propre géniteur, or c’était encore lui qui le protégeait aujourd’hui.
Le Vieux lui tendit le sac après l’avoir bouclé d’un coup de zip. Erwan se fendit d’un signe de tête en guise de merci.
Nouvelle tournée de café. Avant une dernière salve de conseils — pour la route :
— Il faut que tu comprennes que les guerriers que tu vas croiser n’ont rien à voir avec les meurtriers qu’on voit au 36. La plupart sont cannibales et ont le crâne farci de croyances délirantes. Les Maï-Maï pensent que les balles se transforment en gouttes d’eau à leur contact. Les Tutsis se trimballent avec des sacs remplis de sexes humains. Les Hutus violent les femmes sur les viscères des maris qu’ils viennent d’assassiner.
— Je travaille à la Crime, je te rappelle.
— C’est ce que je suis en train de dire. Il ne s’agit plus d’un homme qui a tué sa bonne femme ni même d’un psychopathe qui compte quelques victimes à son actif. Je te parle de cinglés qui ont des centaines de morts au compteur, capables de forcer une femme à dévorer ses propres enfants, équarris et cuits sous ses yeux. Quand tu affronteras ce genre de gars, il ne sera plus temps de jouer au flicard affranchi.
Erwan fit mine d’avoir intégré la leçon. En réalité, il n’y croyait pas. De telles horreurs tenaient de la légende de brousse, déformée, amplifiée par le bouche-à-oreille.
De toute façon, il éviterait les seigneurs de guerre. Il n’était pas là pour sauver le monde — il devait seulement trouver des témoins, leur rafraîchir la mémoire et découvrir ce qui s’était vraiment passé en avril 1971 à Lontano — et basta.
— Je vais préparer mes sacs, conclut Morvan en se levant. Pas de regrets ?
— Ça ira, papa : n’insiste pas.
Grégoire lui donna une tape amicale sur l’épaule :
— Je serai de retour avant que tu sois parti.
Morvan gagnait le hall quand le concierge l’interpella : on l’attendait derrière l’hôtel, dans un patio bizarrement surnommé l’« atrium ».
— Qui ça ?
Le Noir eut un signe d’excuse : il ne savait pas ou ne pouvait rien dire. Grégoire jura à voix basse et contourna le comptoir, empruntant un corridor destiné aux membres du personnel. La matinée commençait mal.
Un colosse faisait les cent pas dans l’arrière-cour, costume sombre et Ray-Ban sur le front — il était si large qu’il semblait occuper tout l’espace. Le général de brigade Trésor Mumbanza en personne, accompagné d’un sbire aussi grand que lui, mais filiforme et en treillis.
— Salut à toi ! s’écria le géant en ouvrant les bras.
— J’allais t’appeler, mentit Morvan.
— J’espère bien ! Personne ne m’a annoncé ton arrivée !
— Une erreur du bureau.
Malgré son appréhension et sa mauvaise humeur, le décor lui plaisait. Un de ces recoins intimes qui vous donnent l’impression de pénétrer dans les coulisses de l’Afrique. Le sol de la véranda était couvert de sciure rouge et de feuilles tombées dans la nuit. Au-delà, enserré par un mur à claire-voie, un jardin à l’abandon égrenait quelques arbres cendrés aux racines énormes. On aurait dit une serre à ciel ouvert, un échantillon de forêt tropicale.
Le garde du corps attrapa une chaise en plastique et la tendit à Morvan : plutôt un ordre qu’un geste courtois. Il s’assit, ses deux interlocuteurs restèrent debout.
— Je suis venu t’apporter tes autorisations. Pour ton voyage dans le Tanganyika.
Mumbanza lui remit une chemise cartonnée, déjà gondolée par l’humidité. Près d’un kilo de paperasse signée, contresignée, tamponnée et validée par une armée de fonctionnaires dociles.
— Qui t’a dit que j’allais dans le Nord ?
— Tss, tss, tss… Tu sais bien que je sais tout, cousin.
La Touffe avait trouvé des véhicules en bon état, de l’essence, des armes, des hommes. On ne pouvait pas lui demander en prime d’être discret.
— Je pars en prospection, dit Morvan d’une manière vague.
— Il me semble que tu emportes plutôt de quoi transporter des minerais.
Surnommé le Boss à Lubumbashi, Mumbanza était le souverain du Katanga. Le chef des armées de la province, l’homme qui empêchait la guerre de gagner la zone la plus prospère du Congo. Quand Philippe Sese Nseko, le patron local de Coltano, s’était fait assassiner, le général avait naturellement pris sa place à la tête de la compagnie. Il n’avait aucune compétence minière mais il pouvait assurer l’ordre autour des gisements — ce qui était le principal. Ses nouvelles fonctions ne l’empêchaient pas d’en briguer d’autres : tout le monde savait qu’il voulait devenir gouverneur du Katanga.
— Tu prospectes pour Coltano ?
— Non. Pour Kabila.
Le Noir fronça les sourcils :
— Depuis quand tu travailles pour notre pays ?
— Depuis que Kabongo me l’a demandé, improvisa Grégoire.
Le nom de l’éminence grise des ressources minières en RDC fit son effet. Même à mille cinq cents kilomètres de Kinshasa, il n’était jamais bon de froisser le pouvoir central. On en avait vu se faire dégrader — et même disparaître — pour moins que ça.
— Tu fais donc des heures sup ?
— Ça se calme dans le Tanganyika : je vais voir ce qui pourrait y être exploité.
— Dans quel coin, ces recherches ?
Morvan sourit sans répondre : imperceptiblement, il reprenait la main. L’autre ne devait pas réellement croire ses mensonges mais comment vérifier ?
— J’espère que t’es pas en train de faire un nain dans l’dos à ta propre compagnie…
— Pourquoi je ferais ça ?
— Parce que t’as vendu toutes tes actions le mois dernier.
Il était toujours surpris du degré d’information des Congolais. Après la mort de Nseko, tout était parti de travers du côté de Coltano : le cours de l’action avait subitement monté suite à de mystérieux achats de titres. Or, Morvan ne voulait surtout pas qu’on s’intéresse à sa compagnie ni qu’on découvre l’existence des nouveaux gisements. Il craignait aussi que ses partenaires africains ne le soupçonnent d’être derrière ces acquisitions. Finalement, il avait réussi à éteindre le feu en vendant à perte son propre portefeuille.
— Ça, c’est une autre histoire… Déjà du passé, j’espère.
Le Noir frappa dans ses mains et retrouva son entrain, désignant son compagnon :
— Je te présente le colonel Laurent Bisingye, le nouveau commandant de secteur opérationnel du Nord-Katanga. C’est lui qui s’occupe des troufions maintenant que je joue aux civils !
L’homme fit un pas et s’inclina légèrement. Il mesurait plus d’un mètre quatre-vingt-dix et semblait plus léger que les feuilles mortes à ses pieds. Morvan l’avait reconnu. En 1994, des centaines de milliers de Tutsis innocents avaient été tués dans des conditions effroyables par les Hutus mais d’autres Tutsis, armés et entraînés en Ouganda, n’avaient rien à envier aux génocidaires. Bisingye était de ceux-là. Il avait créé des milices dans le Kivu et s’était fait une réputation terrifiante en inventant des tortures de son cru — il était notamment connu pour faire fondre du plastique dans la vulve des petites filles et des nouveau-nés. Tout cela ne l’empêchait pas de croire intensément en Dieu : s’il n’avait pas été militaire, il aurait été prêtre. Il n’y avait pas de place pour les Hutus au royaume des cieux.
Il avait la gueule de l’emploi. Son visage en lame de couteau, typique de son ethnie, portait des cicatrices latérales. Pas des blessures de machette mais des scarifications guerrières. En Afrique, la ligne est très mince entre stigmate de souffrance et signe de bravoure.
— En cas de problème sur le terrain, tu peux toujours t’adresser à lui, ajouta Mumbanza.
Des problèmes, Morvan en aurait certainement, et plus certainement encore avec les alliés de Bisingye. Dans ce cas, il devrait faire appel à l’officier. Tel était le message : là-haut, un Blanc pouvait facilement se transformer en feu de bois.
Il se leva et serra la patte de poulet du colonel :
— Enchanté.
Pas un mot, pas un sourire de la part du tortionnaire. Grégoire se rassit et ne put que s’enfoncer dans un obscur fatalisme. Pour exploiter ses nouvelles mines, il avait dû conclure un accord avec Kabongo dans le dos du pouvoir national. Au moindre accroc, il serait forcé de passer aussi un deal avec Mumbanza, dans le dos de Kabongo…
À ce rythme, son butin fondrait comme neige au soleil.
Le général se fendit d’un discours sur la situation actuelle, le mettant en garde contre d’éventuels affrontements entre armées rwandaise et congolaise, de part et d’autre du fleuve. On parlait même de livraisons d’armes…
Morvan n’y croyait pas. D’ailleurs, à cet instant, il s’en foutait, se laissant bercer par l’atmosphère environnante. Les arbres géants drapés de lianes, les hachures du soleil emplies de poussière, les insectes qui dessinaient de furtives arabesques dans les vapeurs de la matinée. Il flottait ici un mélange d’odeurs fongiques et de parfums d’écorce qui évoquait un endroit très lointain mais aussi familier. Quelque chose comme une cave qui laisserait passer les rayons d’une lumière divine.
— Tu m’écoutes ou quoi ?
— Excuse-moi, se concentra Morvan. Qu’est-ce que tu disais ?
— Je te demandais ce que ton fils fout ici.
Erwan était son talon d’Achille, surtout s’il restait à Lubumbashi. Il serait facile de viser le gamin au moment de partager le gâteau.
— Rien à voir avec moi. Il vient collecter des faits pour une enquête qu’il mène à Paris.
— Le Katanga, ça fait vrrrrraiment loin de Paname, tonton.
— En septembre dernier, plusieurs meurtres ont été commis en France dans le style de l’Homme-Clou.
Prononcer ce nom au Congo, c’était comme parler de Jack l’Éventreur en Angleterre ou de Landru en France. Le meurtrier en série que tout le monde connaît. Presque une fierté nationale. Mumbanza hocha lentement la tête : il avait eu vent de l’affaire.
— Erwan a arrêté le coupable…, continua-t-il.
— Tu veux dire qu’il l’a tué.
Morvan fit comme s’il n’avait pas entendu :
— Il est venu consulter les archives du procès de Pharabot pour boucler sa procédure.
Le colosse arpentait lentement le patio, shootant de temps à autre dans une feuille.
— Je me disais bien que cette histoire d’incendie au collège était pas catholique…
Il rit de sa propre blague et posa un regard lourd sur son interlocuteur.
— On m’a dit que c’était un accident.
— Toute l’Afrique est un accident.
— Qu’est-ce que tu crois ?
— Qu’on a fait le ménage. Des vieux dossiers étaient entreposés à Saint-François-de-Sales. Personne n’a envie qu’on remue la boue du passé.
Morvan remerciait mentalement le ciel que ce connard soit né après les évènements — il ne pouvait que soupçonner les abîmes que recouvraient les faits.
— Il va donc repartir ? reprit le Noir, les mains dans les poches.
— Il compte creuser quelques pistes avant de rentrer en France.
— Ici ?
— À Lontano.
— Il n’aura pas les autorisations.
Le général commençait à le chauffer avec ses grands airs.
— Sauf si je m’en occupe.
Mumbanza se planta devant lui. Dans ce soleil éclatant, parmi ces arbres qui semblaient nés avec le monde, il accédait à une dimension mythique : un de ces géants de la cosmologie du Bas-Congo, celle-là même qui avait inspiré l’Homme-Clou.
— C’est vraiment ce que tu souhaites ? Le bon papa blanc a peut-être pas intérêt à ce que le fiston fouille dans son passé.
— Tu m’emmerdes, grogna Morvan en se levant. Je dois préparer mon voyage.
Trésor s’inclina en signe d’excuse. Tout ça était joué sur le mode théâtral, avec grimaces et pantomimes. De la commedia dell’arte à la sauce pili-pili.
— Pontoizau ne laissera jamais voyager ton fils.
— Qui ?
— Le nouveau commandant de la MONUSCO. Vrrrrraiment pas un rigolo.
Morvan se souvenait de l’avoir croisé à l’aéroport : un Canadien avec un FAMAS planté dans le cul. Erwan aurait décidément du mal à quitter Lubumbashi.
Il décida de conclure sur un sujet qui mettrait tout le monde d’accord :
— Et sur Nseko ? Où en est l’enquête ?
— Quelle enquête ? répondit l’autre dans un nouvel éclat de rire.
On avait retrouvé le Bemba dans sa villa, la poitrine ouverte, le cœur prélevé. Le ou les assassins y étaient allés à la scie circulaire. Personne n’avait cherché à savoir qui avait fait le coup. On n’avait retenu que le symbole : Nseko avait fauté et il avait été châtié. Un message presque banal dans un pays en guerre depuis près de vingt ans.
— Je te souhaite bon voyage, mon frère, fit le général. Donne des nouvelles.
Songeur, Morvan le regarda s’éloigner. Qui avait tué Nseko ? Des concurrents tutsis sur le marché du coltan ? Des associés dans un trafic parallèle ? Mumbanza lui-même ? Il était peut-être temps de se poser vraiment la question.
Nseko était un des rares Congolais au courant des nouveaux filons : avait-il parlé avant de mourir ? Si c’était le cas, on attendrait Morvan de pied ferme dans ses collines, scie électrique au poing.
Comme pour confirmer ses soupçons, Mumbanza se retourna avant de disparaître et entoura de son bras les épaules de son sinistre cerbère.
— Et surtout, clama-t-il d’un air rigolard, en cas de pépin, n’oublie pas de contacter le colonel Bisingye ici prrrrrésent !
— Il y a longtemps que je ne vous ai pas vue.
— C’est vous qui m’avez appelée.
— J’étais inquiet.
— Je sais ce que vous allez me dire.
— Alors, dites-le à ma place.
— Une thérapie doit être régulière. En ne venant plus, j’ai tout gâché. Aucune chance de guérison.
— Dans ce domaine, on ne peut pas parler de… guérison.
Gaëlle soupira :
— Je ne suis pas là depuis cinq minutes que vous me gonflez déjà avec vos grands airs. Ne commencez pas à couper les cheveux en quatre.
— Asseyez-vous.
— Je préfère le divan.
— Comme vous voudrez.
Elle s’allongea et retrouva, avec une étrange familiarité, le contact de l’oreiller aux broderies népalaises. Depuis son adolescence et ses crises d’anorexie, elle avait usé de nombreux psychiatres et psychanalystes — Éric Katz était le dernier en date. En mai dernier, elle avait décidé de le laisser tomber — sans même le prévenir.
L’homme lui avait laissé une empreinte plus profonde que les autres mais la violence des évènements de septembre avait refermé le couvercle sur tout ça. Et voilà que c’était lui qui venait de la rappeler pour prendre de ses nouvelles. D’accord pour un rendez-vous, sans engagement, et cette perspective lui avait réchauffé le cœur. Qui n’a pas été amoureuse de son psy ?
Elle laissait le silence remplir la pièce. Elle se souvenait de séances entières où elle n’avait pas dit un mot. Toute une époque… Elle renouait avec chaque détail. Les fissures du plafond. Les livres de Freud et de Lacan qu’elle pouvait apercevoir en relevant la tête. Le parfum de cèdre qui flottait dans la pièce. Elle avait l’impression de reposer dans un bain tiède qui lentement annihilait ses défenses.
Ce fut Katz qui craqua en premier :
— J’ai tout de même eu de vos nouvelles.
— Par qui ?
— L’hôpital Sainte-Anne.
— C’est vraiment la Stasi, votre corporation.
— Allons, vous avez un dossier médical, c’est tout. Je suis votre psychiatre et…
— Ils vous ont appelé ?
— Le lendemain, oui.
— Ils vous ont raconté ?
— Les grandes lignes, mais j’aimerais entrer dans les détails avec vous.
Le charme des retrouvailles était déjà brisé. En quelques secondes, le divan était devenu un gril. Elle resta muette. Le psychiatre ne faisait pas le moindre bruit. On aurait pu croire qu’il s’était esquivé par une porte dérobée.
— J’avais un projet…, se décida enfin Gaëlle. Détruire mon père.
— On en a souvent parlé.
— Non. Là, je possédais un moyen concret pour l’anéantir.
— De quelle manière comptiez-vous vous y prendre ?
— Par hasard, j’ai eu accès à des informations confidentielles sur des gisements de coltan, au Congo.
— Le coltan, qu’est-ce que c’est ?
— Un minerai rare qu’on trouve en Afrique centrale. On l’utilise dans la fabrication des circuits électroniques, notamment dans les portables, les consoles de jeux. Mon père a fait fortune avec ce truc.
— Je croyais qu’il était préfet.
— L’un n’empêche pas l’autre. Il a toujours eu, parallèlement à sa carrière de flic, des affaires au Congo.
Elle fit une pause. Il ne relança pas aussitôt. Peut-être prenait-il des notes…
— Quel genre d’informations ?
— L’année dernière, une équipe de prospection a découvert des filons importants dans une zone que contrôle la compagnie de mon père et qui, malgré la guerre, pourraient être exploités. Personne n’était au courant à part lui.
— Vous avez vendu ces informations ?
— Non. Je les ai refilées, gratuitement, à des banquiers que je connaissais.
— Comment les aviez-vous rencontrés ?
— Vous le savez bien.
Nouveau silence, aucun jugement.
— Quel était votre plan au juste ?
— Je sais pas trop, j’y connais rien en finance, mais j’ai senti, d’instinct, que ces renseignements pouvaient foutre le bordel. J’ai été servie. Les banquiers ont acheté en masse les actions de Coltano. Ces mouvements ont provoqué une hausse imprévue du cours, ce qui a mis mon père dans la merde. Ses partenaires congolais ont cru que c’était lui qui achetait pour avoir la mainmise sur la boîte.
— C’était si grave ?
— On voit que vous ne les connaissez pas. Moi non plus d’ailleurs. Mais selon mon père, ils ne rigolent pas.
— Puisque ce n’était pas lui…
— Les Noirs se sont aussi demandé pourquoi on achetait d’un coup du Coltano alors que les mines ronronnaient tranquillement. Mon père craignait qu’ils découvrent l’existence des nouveaux gisements.
— Il n’en avait pas parlé ?
— Vous comprenez rien ou quoi ? Il projetait de les exploiter en douce, pour son propre compte, dans le dos de ses associés. Tout ça, je l’ai appris plus tard…
— Ils ont donc découvert la vérité ?
— Non. Mon père s’est démerdé, comme d’habitude. Pour faire baisser le cours, il a vendu ses propres actions à perte. Mes banquiers ont fini par revendre les leurs, pensant que mon tuyau était bidon. Les Congolais ont lâché l’affaire. Coltano est retourné à son destin de groupe obscur.
— Vous avez ruiné votre père ?
Elle gloussa mais son rire résonna comme la dernière respiration d’un noyé.
— Même pas. Il a raflé un gros paquet de fric et finira par tout racheter, j’en suis sûre. Entre-temps, il aura exploité comme prévu ses putains de filons. D’ailleurs, à l’heure où je vous parle, il est là-bas, sans doute en train de fouetter des gars qui triment dans des tunnels irrespirables.
— C’est pour ça que vous le haïssez ?
— Bien sûr que non.
Nouvelle pause. Cette fois, elle en était certaine, il écrivait.
— Mais il s’est passé quelque chose de beaucoup plus grave, n’est-ce pas ? relança-t-il enfin.
Elle déglutit — du papier de verre dans sa gorge.
— Quand il a su ce que j’avais fait…, murmura-t-elle, il a déboulé chez mon frère, Loïc. J’étais là-bas pour garder ses mômes. Je l’ai vu surgir, je… j’ai paniqué… Pourtant, je savais que ça arriverait… J’espérais même cet affrontement… Je voulais jouir de sa sale gueule ravagée… Je…
Elle s’arrêta. Surtout ne pas pleurer.
— Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Je me suis jetée par la fenêtre. Loïc habite au troisième étage.
Elle s’accorda une minute de silence. Une sorte d’épitaphe muette. Mais même son suicide, elle l’avait raté.
— Je m’en suis sortie, poursuivit-elle d’une voix brève, grâce aux arbres, au toit d’une bagnole, j’me souviens plus. Surtout, je m’en suis sortie pour m’apercevoir que je n’en sortirais jamais.
— Soyez plus explicite.
— Je peux haïr mon père, essayer de le détruire, ce ne sont que des esquives. Le seul sentiment qu’il m’inspire est la peur. Une peur primitive, incontrôlable.
— Pourquoi ?
Elle se redressa sur un coude, comme un patient qui refuse, au dernier moment, l’amputation.
— On est obligés de remettre tout ça sur le tapis ?
— C’est votre parole qui vous soigne. Peu importe le nombre de fois que vous ressasserez les mêmes histoires, quelque chose d’autre s’échappe et vous soulage.
Katz avait une voix métallique, asexuée. Ce timbre renforçait encore la neutralité de sa présence. Ni homme ni femme, seulement une oreille…
— Toute sa vie, ce salopard a frappé notre mère, reprit-elle en s’allongeant de nouveau. J’ai grandi dans cette terreur. Je ne l’ai jamais embrassé. Je ne l’ai jamais autorisé à m’approcher. Le jour où je le toucherai, ce sera pour le tuer.
Voilà ce qu’elle s’était dit en se relevant entre deux voitures, après sa chute. Mais cette résolution ne valait pas plus que les autres. Déjà, le Vieux volait à son secours. On efface tout et on recommence.
Elle chercha un kleenex dans son sac, se moucha puis essuya ses yeux, toujours allongée. Il fallait qu’elle redevienne Gaëlle l’arrogante, la cynique. Que ses mots soient du poison et non des larmes.
— Et Sainte-Anne ?
Elle se mit à rire comme le font les petites filles pour s’empêcher de pleurer.
— Vous voulez m’achever ou quoi ?
— Il faut vider la plaie.
— Après ma chute, on m’a emmenée à l’Hôpital américain pour un examen clinique puis on m’a internée à Sainte-Anne en HDT.
— Parce que vous étiez encore fragile.
— Fragile ? fit-elle en montant le ton. Je venais de faire le grand saut. Vous croyez que ce dont j’avais besoin, c’était de me retrouver avec des dépressifs encore plus atteints que moi ?
Le psychiatre ne prit pas la peine de répondre. Elle avait l’impression de s’enfoncer dans son coussin comme dans une mare saumâtre, entre deux rochers noirs.
— La nuit suivante, reprit-elle enfin, je me suis fait agresser à l’hôpital. Un homme en combinaison de latex a tenté de m’assassiner. Il a tué un infirmier et le flic chargé de me protéger. J’ai réussi à fuir. Pour une suicidée de la veille, c’était pas banal. Il faut croire que mon heure n’avait vraiment pas sonné.
— Vous aurez au moins appris quelque chose.
— Épargnez-moi ce ton condescendant.
— Cet agresseur, il a été identifié ?
Elle cracha un juron puis hurla :
— Vous lisez jamais les journaux ou quoi ?
— Arrêtez de tergiverser, Gaëlle. Peu importe ce que je lis ou ce que je sais, le but de cette séance est que vous me racontiez, vous, ce qui est arrivé.
Elle expectora un souffle — un sifflement d’autocuiseur.
— L’homme qui est venu cette nuit-là était l’Homme-Clou. Ou plutôt un meurtrier qui s’inspirait du premier Homme-Clou, le tueur en série que mon père avait arrêté dans les années 70 au Katanga. Je vous préviens : je ne raconterai aucune des deux histoires.
Elle perçut un léger soupir qui était peut-être un sourire, puis :
— Comment s’est terminée cette affaire ?
— Mon frère, Erwan, était chargé de l’enquête. Il a fini par démasquer l’assassin.
— Il l’a tué, non ?
— C’est moi qui l’ai tué.
Cette fois, elle put sentir le choc de sa révélation. Officiellement, Erwan Morvan, commandant à la Brigade criminelle, avait éliminé le meurtrier qui s’était introduit chez lui. Personne ne savait que c’était Gaëlle, dormant dans son appartement, qui avait tenu le couteau.
Peut-être était-elle venue ici pour se délivrer de ce poids. Ou simplement pour le plaisir de provoquer le docteur Katz. Elle imaginait ses pupilles dilatées, sa bouche entrouverte. Elle détestait son physique : un visage efféminé, un corps d’une maigreur malsaine, un look trop apprêté.
Cette fois, elle se redressa pour de bon et s’assit sur le divan, les yeux brûlants, serrant machinalement son sac à deux mains.
— Je ne vous en dirai pas plus, souffla-t-elle. C’est bon pour aujourd’hui.
— Notre temps est passé, de toute façon.
Toujours le dernier mot. Elle lui tournait le dos mais elle devinait que lui aussi avait son compte. Elle fut tentée de l’achever avec un ou deux détails supplémentaires — comme le Glock 9 mm que son père lui avait donné et qu’elle portait dans son sac ou que les deux gardes du corps qui l’attendaient en bas, dans la rue Nicolo.
Elle aurait également pu ajouter que l’affaire de l’Homme-Clou n’était pas vraiment réglée, que des doutes subsistaient sur son identité et ses mobiles, que son frère était parti en Afrique résoudre une énigme souterraine liée au dossier. Garde des munitions pour le prochain rendez-vous. Elle avait déjà décidé de reprendre la thérapie.
Elle glissa ses jambes sur le côté, comme aurait fait une paralysée, et mit pied à terre. Elle cherchait de l’argent quand la voix lui ordonna :
— Venez donc vous asseoir ici.
Elle s’installa sur la chaise face au bureau et observa Katz quelques secondes. Tout de même fascinant. Envoûtant comme le sont les hommes à la beauté féminine. Il ne cherchait pas à corriger cette impression par ses vêtements. Au contraire. Il portait des chemises à col haut qui semblaient faites pour illustrer l’expression « collet monté ».
Ses poumons se comprimèrent : Katz rédigeait une ordonnance. Cette prescription la mortifiait d’autant plus qu’elle suivait toujours le traitement d’anxiolytiques de l’hosto. Il lui en rajoutait une couche comme on étouffe un cancéreux sous la morphine.
— Je prends déjà assez de trucs, asséna-t-elle.
— Je vous donne simplement les coordonnées d’un confrère.
Encore pire : son psy ne voulait plus d’elle…
— Vous avez pas le droit de me jeter, prévint-elle d’une voix frémissante.
Katz reboucha son stylo plume, plia la feuille et la fit glisser sur le bureau dans sa direction.
— Je ne peux à la fois vous entendre comme patiente et devenir votre ami, dit-il en posant son regard placide sur elle.
Quelque chose se coinça à la hauteur de sa nuque — une sorte de courbature cérébrale. Elle ne parvenait plus à réfléchir, ni même à intégrer le sens de ces mots.
— Qu’est-ce… qu’est-ce que vous voulez dire ?
— Que je vous invite à dîner.
À 15 heures, tout était en place. Pas mal pour un départ prévu à midi. Morvan s’attendait plutôt à compter son retard en journées.
Sur le tarmac, il ressentit une bouffée d’orgueil : l’Antonov AN-32 se tenait prêt. Son énorme carlingue tremblait dans la pulvérulence de l’air à la manière d’un vaisseau spatial à Cap Canaveral. Il avait réussi à affréter cet avion en trois jours — un pur miracle à Lubumbashi.
On se pressait au pied de l’appareil. Il avait accepté d’embarquer des passagers — ceux qui, malgré les risques, voulaient remonter vers le Nord rejoindre leur famille. Il n’avait pas agi par charité : les protocoles encaissaient le prix des places et, en échange, fermaient les yeux sur ce vol qui n’avait aucune existence légale.
Alors qu’on allait boucler les soutes, Michel et quelques hommes apparurent, poussant en trottinant des caddies de supermarché remplis de cartons. Retour au grotesque africain. D’un coup l’Antonov apparut à Morvan pour ce qu’il était : un cargo antédiluvien, cabossé comme une boîte de conserve géante. Et les Noirs qui s’agglutinaient autour de l’escalier mobile, des va-nu-pieds promis à une mort certaine.
Il rejoignit Michel et ouvrit un des cartons : il contenait des uniformes défraîchis et mal cousus.
— C’est quoi, ça ?
— Pour eux, chef.
La Touffe désignait les costauds qui l’entouraient en short et tee-shirt, l’air hilare.
— C’sont nos soldats, papa. On doit les habiller.
Kabongo lui avait promis son soutien militaire mais c’était un soutien à l’africaine. Monsieur Mines l’autorisait simplement à déguiser n’importe quel clampin en soldat officiel.
Morvan acquiesça : ils n’étaient qu’une dizaine mais il pourrait en embaucher d’autres au cul de l’avion, quand ils atterriraient. Cette idée en appela une autre : toujours aucune nouvelle de Jacquot — son partenaire sur le terrain. Son dernier mail datait d’une dizaine de jours. Le boulot avait-il été fait ? Ou tout le monde était-il parti avec les véhicules de terrassement ?
Il grimpait dans l’avion quand il laissa échapper un « Putain ! » d’éblouissement. La cabine s’étendait sur une vingtaine de mètres : pas de sièges, de ceintures de sécurité, ni quoi que ce soit qui rappelle un vol de tourisme. Une foule s’entassait là, parmi des chèvres, des cochons, des ballots de toutes tailles, des paniers bourrés de fruits et de plantes, des malles, des cantines et, tout au fond, séparés par un grillage dérisoire, ses propres camions et ses 4 x 4 arrimés à la va-comme-j’te-pousse.
Les couleurs des boubous, des foulards, des tissus étaient somptueuses. Les hublots jouaient les poursuites de théâtre et jetaient une clarté violente sur chaque pigment. Visages noirs, nuques graciles, épaules dénudées des femmes, tout était sculpté dans une pierre sombre et brillante. Un minerai étincelant dont les reflets racontaient la genèse de l’homme.
Il alla saluer le commandant — un Russe du nom de Chepik qui travaillait à l’ancienne : trois ou quatre ans à survivre aux crashs, aux guerres, aux maladies avant de rentrer au pays les poches pleines. L’œil brumeux, empestant déjà la vodka, le gars n’avait pas l’air de saisir les dernières consignes. Morvan n’insista pas et retourna en cabine.
On lui avait réservé un trône — une chaise de jardin surplombant les passagers assis au sol. Il l’ignora et se tailla une place parmi les familles et le bétail. Il cala son sac contre la paroi et s’y adossa. Il fut pris d’une quinte de toux : l’atmosphère était brouillée de poussière et d’effluves de manioc. Encore debout, Michel s’agitait avec un bloc-notes : il ne savait ni lire ni écrire mais l’accessoire était essentiel pour son rôle de régisseur.
Grégoire n’avait aucune illusion. À l’arrivée, on s’apercevrait qu’il manquait la moitié du matériel — oublié, volé, vendu. Pas grave : la meilleure façon de gérer les problèmes en Afrique était de les ignorer. L’incertitude était une composante à part entière de tout projet. En respectant ce postulat, on appréciait même mieux la vraie poésie du pays, irrationnelle et sans issue.
Alors que les hélices vrombissaient, Morvan avait déjà basculé dans le rêve, grisé par les promesses du voyage. Il n’y avait plus qu’à se laisser porter jusqu’à son royaume, à plus de mille kilomètres de là. Il ressentait, encore une fois, un vrai frisson de pionnier. Ce qu’il était au sens propre : en ces temps chaotiques, ces terres étaient redevenues vierges et plus aucun Blanc ne s’y serait risqué.
L’avion cala, redémarra, cala à nouveau, déclenchant dans la cabine des cris de terreur et des éclats de rire. Enfin, il s’ébroua pour de bon et commença à prendre son élan. Des passagers étaient déjà malades. D’autres dormaient. Un fatalisme résigné planait. Un crash n’était qu’une manière de mourir parmi d’autres.
Des gamins jouaient sans respecter la moindre règle de sécurité. Pourtant, une voix radiophonique débitait en français et en swahili des consignes inspirées d’un manuel d’une compagnie officielle, parlant de ceintures, de masques à oxygène, de gilets de sauvetage qui n’avaient jamais existé.
Morvan avait toujours été fasciné par les vertus magiques qu’on prêtait à la langue française et aux procédures administratives sur le continent noir : les papiers, les stylos, les tampons, c’était déjà un pas vers une réalité idéalisée. Quand on n’a rien, le bagout colmate l’espoir.
Il songea à Erwan qui devait végéter dans une salle d’attente quelconque à Lubumbashi. Pour son plan, Morvan possédait un allié de poids : la bureaucratie africaine. Même s’il avait déjà pris ses précautions, il savait que son fils, face à l’inertie ambiante, n’avait aucune chance.
Il ferma les yeux et s’envola vers ses propres rêves.
— C’t’une blague ?
Erwan n’avait plus la force de répondre. Toute la matinée, il avait cherché un avion pour Ankoro. Il avait écumé les sociétés privées de transport, les ONG, les compagnies minières : aucun vol en vue. Dans tous les cas, il avait besoin d’autorisations officielles. Il avait enfin compris que, sans ces papiers, inutile de se mettre en quête d’un appareil. Il avait alors visité les ministères, la Chambre régionale, les bureaux des Eaux et forêts, des Carrières et des mines. Jamais il n’avait rencontré la moindre personne « habilitée ». Il fallait prendre rendez-vous, et même pour ça, il devait revenir.
Au bout du compte, une seule autorité pouvait l’emmener vers le Nord : la mission de l’ONU en RDC. Voilà pourquoi il se trouvait maintenant dans ce bungalow à toiture de tôle, quartier général de la MONUSCO, avenue Mama-Yemo, dans le centre-ville.
— C’t’une blague ?
Le commandant Danny Pontoizau, nouveau chef de la mission onusienne, se tenait poings sur les hanches, béret bleu penché sur l’œil. Un malabar blond, rose et frais, comme on n’en voyait pas souvent sur les marchés de Lubumbashi.
Québécois, il parlait un français qui n’avait qu’un lointain rapport avec celui de Voltaire. Après les accents slaves ou chinois des ingénieurs croisés dans les salles d’attente et le sabir des fonctionnaires congolais, le charabia du Casque Bleu, vraiment, c’était le coup de trop.
— Qui nous a crissé un projet pareil ? Où qu’t’as pris c’t’idée-là ?
— Je dois mener mon enquête et…
— Quel genre d’enquête ?
Erwan reprit son histoire mais Pontoizau le coupa net :
— T’as un ordre écrit d’ton pays ? Què’que chose d’officiel ?
— Non. J’enquête pour mon propre compte.
Le Canadien faisait les cent pas. Son bureau aux murs de ciment peint était rutilant. Air conditionné, meubles impeccables, machine à café… L’ONU savait recevoir.
— C’t’hors d’question, chum. La zone est pas clear.
Il ne devait pas avoir plus de quarante ans et suivait sans doute les ordres d’officiers supérieurs installés là où ça chauffait vraiment, dans le Kivu par exemple. Mais où qu’elles soient au Congo, les forces onusiennes étaient impuissantes et critiquées. Le matin même, sur Radio Okapi, un député congolais accusait la MONUSCO de tourisme…
Pontoizau se lança dans un énième exposé sur la situation au Katanga, les conflits qui couvaient, selon lui, dans la zone nord, les groupes armés qu’on ne comptait plus, les réfugiés qu’on ne savait pas où placer…
Erwan ne comprenait qu’un mot sur cinq environ mais il n’osait pas lui demander de parler anglais — l’officier venait d’un pays où on dit « restaurant rapide » pour « fast-food » et « voiture récréative » pour « camping-car ».
Il se contentait de suivre les expressions de son visage. Pontoizau avait un air juvénile, un nez épaté et des yeux clairs qui ressemblaient à des petits globes de verre dépoli. Ses boucles blondes lui sortaient du béret comme des postiches.
— Checke donc ça ! s’exclama-t-il en désignant une carte au mur.
Il attrapa une règle et, debout dans son battle-dress, se mit en devoir de lui décrire les différentes zones de conflit larvé au-dessus d’Ankoro. Au passage, il s’en prit aux pays voisins qui profitaient du trafic de minerais : Rwanda, Ouganda, Burundi… Puis ce fut le tour des groupes internationaux, des marchands d’armes, des hommes d’affaires véreux, de tous ceux qui se nourrissaient du coltan, du tantale, de la cassitérite, de l’or ou des diamants, et bien sûr de la guerre.
— Cinq millions de morts, ça t’dit què’que chose ?
Sans transition, il braqua sa colère sur les ONG qui faisaient le jeu de ces magouilles en aidant indirectement les milices, puis cracha sur les gouvernements qui les avaient envoyés dans ce bourbier, eux, les p’tits gars de la MONUSCO, tout en leur interdisant de faire quoi que ce soit.
— J’vas t’dire c’qui va s’passer : la guerre s’arrêtera seul’ment quand tout le monde s’ra mort ! Tabarnak ! Un point c’est tout.
Erwan se leva sans tenter d’argumenter. Il était près de 17 heures, la nuit allait tomber et il n’avait pas avancé d’un pouce. Il remercia le commandant et se dirigea vers la porte mais l’autre lui barra le chemin.
— T’es l’fils de Grégoire Morvan, c’t’y vrai ?
— Exactement.
— Pourquoi t’es pas parti avec lui tout à l’heure ?
Son père avait donc réussi à décoller — il aurait dû accepter sa proposition.
— On n’allait pas dans la même direction.
— Où il va exactement ?
— Je l’ignore, mais moi, je vais à Lontano.
Pontoizau releva son béret de l’index, à la cow-boy.
— T’sais qu’la ville existe même plus ?
— Je trouverai des témoins dans les villages des alentours.
Le mastard avança d’un pas, Erwan dut reculer. Comme si la menace n’était pas suffisante, le Canadien empoigna son ceinturon à deux mains, façon hercule de foire.
— Tu trouveras rien du tout parce que t’vas rester à Lubumbashi.
Erwan commençait à en avoir marre :
— Vous prétendez m’empêcher de me déplacer ?
— Je prétends rien du tout. Soit t’as une autorisation d’ton pays, de l’ONU ou d’une quelconque autorité et j’t’organise un trip avec une escorte, soit t’as peau d’balle et tu restes ici. Le territoire est sous ma responsabilité, tu capotes ?
Il feignit d’acquiescer, rejoignant mentalement, à cet instant précis, la clandestinité. Il devait partir en douce. Mais à qui s’adresser ? Le Vieux lui manquait déjà.
Pontoizau lui posa la main sur l’épaule, plus amical.
— S’cuse-moi, dit-il plus bas, j’suis à cran aujourd’hui. Les couilles mortes qui m’servent de soldats m’attirent qu’des problèmes. Et quand j’dis « couilles mortes », j’m’entends bien parce que j’ai plus de dix plaintes pour viol à cause de ces trouducs ! Et comme si c’était pas assez merdique, j’en ai une poignée à l’hôpital, brûlés dans l’incendie d’hier. (Il ouvrit la porte mais tendit son bras en travers de l’embrasure.) Ton père, y t’a parlé de Nseko ?
— Pas vraiment.
— Qu’est-ce que tu sais sur c’t’affaire ?
— Il a été assassiné, non ?
— On lui a arraché le cœur. J’te jure, c’t’pays, c’est pas platte. Nseko, c’tait l’patron d’Coltano, la boîte de ton père. T’savais ça ?
— Je ne m’occupe pas de cette histoire. Désolé. Il y a une enquête, non ?
Pontoizau laissa échapper un ricanement sinistre :
— C’est la PNC qui s’en occupe. La Police nationale congolaise. Autant dire personne. Et le général Mumbanza, tu l’as rencontré ?
Le commandant paraissait réellement souffrir en évoquant ce petit monde.
— Je ne connais personne à Lubumbashi.
— Que des bastards…, siffla l’autre entre ses dents. Ton père, tu sais c’qu’il a emporté dans son Antonov ?
— Du matériel, je crois. Pour la prospection des filons.
— Y t’a pas parlé d’armes ?
Erwan portait toujours à l’épaule le sac donné par Grégoire le matin même. Le Glock 9 mm lui semblait d’un coup peser des tonnes.
— Mon père ne s’intéresse pas à ce genre de business, répondit-il sèchement.
— On nous a volé des fusils, des calibres, dit Pontoizau comme s’il n’avait pas entendu.
Quitter ce bureau. Profiter du crépuscule pour envisager les options qui lui restaient. Mais le commandant ne bougeait pas du seuil.
— Si on t’propose un flingue ou quoi, tu m’préviens. C’t’entendu ?
— Absolument.
Le gradé s’écarta enfin et s’adoucit encore :
— Qu’est-c’que tu fais ce soir ? On pourrait aller s’boire un cooler ?
— Je… Peut-être. Mais je suis épuisé et…
— T’es descendu à quel hôtel ?
— Le Grand Karavia.
— J’ai un avion à prendre cette nuit mais j’essaierai de passer. On doit encore parler, toi et moi.
— C’est quoi ce bordel ?
Même de nuit, Morvan avait pu constater avant d’atterrir que le travail n’avait pas été fait. Pas l’ombre d’une avancée dans la brousse. Pas la queue d’une zone élaguée. Aucun chantier à l’horizon. Putain de merde.
Après que l’Antonov se fut posé tant bien que mal sur la piste éclairée par des lampes-tempête, Morvan était sorti de la carlingue comme un enragé, bousculant les Africains et leurs cartons — il ne pouvait déjà plus les supporter.
— Tu peux m’expliquer ? hurla-t-il au Blanc qui l’attendait au bas des marches.
— Y a eu des problèmes.
— Sans blague !
Jacquot lui arrivait à l’épaule — et encore, sur la pointe des pieds. Il portait un polo Lacoste dont le crocodile avait été remplacé par la tête de Mobutu. Humour congolais. Il sortit les mains des poches de son short énorme et fit un signe en direction des engins de terrassement qui prenaient racine le long de la piste :
— On nous a volé le carburant.
— Qui ?
— On sait pas trop. Les Maï-Maï, sans doute.
Aucune milice ne possédait de véhicules mais ici, tout marchait à l’essence, y compris l’électricité.
— C’était quand ?
— Y a deux semaines environ.
— Et Cross et les autres ?
— Ils sont aux mines depuis longtemps. Plus utiles là-bas qu’ici.
Morvan était d’accord : se faire voler son essence était une chose, perdre la main sur les gisements une autre. Cross était un ancien FAZ, un militaire de la vieille école : on pouvait compter sur lui.
— J’ai envoyé le matos y a deux mois, relança Grégoire en désignant la brousse obscure, vous aviez pas commencé ?
— Ça a repoussé.
— Et depuis, qu’est-ce que vous branlez ?
— On t’attend. On élague la piste d’atterrissage à la main.
Morvan fit signe à Michel de commencer à décharger — pas le choix : l’Antonov ne resterait pas plus de vingt minutes au sol. Les passagers débarquaient, fantômes colorés chargés de leur paquetage, tirant leur maigre bétail. Une foule surgie d’on ne sait où était venue les accueillir. Embrassades. Éclats de rire. Les chèvres et les cochons se mêlaient à la fête.
— Pourquoi t’as pas appelé ?
— Y z’ont pris aussi le téléphone. (Jacquot cracha par terre.) Et le pognon. J’ai juste réussi à t’envoyer un mail avec un mobile à carte.
« Tout va bien… », se souvenait Morvan. Jacquot avait gardé son sens de l’humour. Et surtout son instinct de survie : s’il avait écrit la vérité, le Vieux ne serait pas venu.
— Des morts ? demanda-t-il comme s’il se rappelait enfin que des êtres humains étaient impliqués dans ce merdier.
— Non.
La nuit pesait des tonnes. Chargée de parfums, d’humidité, de sensualité. Pas besoin de voir le décor : il connaissait. Des arbres, des lianes, des broussailles, gorgés d’eau et de mort. Pas de route, pas de village, pas la moindre installation.
— T’as apporté du carbu au moins ? s’inquiéta Jacquot.
Morvan acquiesca.
— Alors on va pouvoir se mettre au boulot dès demain.
Un horrible craquement retentit : la porte arrière de la soute. Les moteurs vrombirent. Lentement, les camions et les 4 x 4 descendirent la pente d’acier. Ces engins allaient rester bloqués ici, inutiles, absurdes. Lui-même se sentait complètement vain. Un pauvre con de Blanc, avec des tonnes de ferraille sur le dos, acculé au milieu de nulle part.
Jacquot continuait sur sa lancée :
— Dans une semaine, la piste rejoindra les gisements.
Syndrome africain : le Belge était directement passé des excuses impuissantes aux prévisions absurdes. Morvan sourit. Joue le jeu. Fais semblant d’y croire. Autour d’eux, la rumeur des retrouvailles continuait. Ceux qui arrivaient ici savaient qu’ils pénétraient en enfer. Leur village était détruit, leur famille assassinée, et ils allaient sans doute subir le même sort — mais c’était leur pays, leur terre.
Jacquot s’approcha de l’avion alors que les véhicules manœuvraient et qu’on déchargeait les cantines. Michel avait attrapé une branche souple pour frapper les porteurs et accélérer le mouvement. Pas plus négrier qu’un nègre…
Le Belge revint de son inspection, l’air expert :
— Du bon matos. J’te garantis trois navettes par semaine d’ici quinze jours.
Il sortit une flasque de whisky et en but une longue rasade, sans en proposer à son patron — il le connaissait depuis des années : jamais d’alcool.
Jacquot, c’était l’Afrique à l’ancienne. D’origine flamande, un accent à éplucher les patates, carrure chétive, amaigri encore par toutes les maladies qu’on pouvait choper sur le continent. « Tout c’qui reste, c’est de l’os ! » disait-il lui-même en palpant ses cuisses grêles. La soixantaine grisâtre, un cursus de survivant : mercenaire en Angola, pilote pour Mobutu, directeur de scierie pour les compagnies belges, directeur de mines pour les Sud-Africains, Jacquot — de son vrai nom Jacques de Beenaert ou quelque chose de ce genre — avait tout vu, tout connu, tout enduré. Il avait failli être tué plusieurs fois, par les hommes, les maladies, les animaux ou les éléments naturels. Il avait été emprisonné, torturé, condamné, mais il était toujours là, bon pied bon œil. « J’ai jamais payé un sou d’impôt ! » clamait-il pour résumer son destin.
Morvan l’observait, éclairé par en dessous par la torche électrique qu’il tenait à la main. Il scrutait son faciès de viande froide, sa silhouette de vautour décharné, et aimait comparer ce tableau aux discours officiels des multinationales qui achetaient le coltan. Ces groupes rêvaient de minerai noir et propre, extrait par des machines futuristes et des ouvriers syndiqués. La vérité était moins reluisante : de la caillasse dans des toiles de jute, des esclaves sous la terre et des Jacquot au-dessus.
— Le boulot a commencé là-haut ?
Les mines étaient situées sur une colline, à vingt kilomètres environ.
— Affirmatif.
— J’te jure que si tu m’embrouilles…
— Y a pas de problème. Ici, c’est plus facile de trouver des gars que de faire passer les bagnoles.
— Combien de creuseurs ? De P-DG ?
On appelait ainsi les mineurs et leur chef.
— Quatre cents environ. Un P-DG pour chaque équipe de dix.
— Des hiboux ?
Ceux qui se relayaient et travaillaient de nuit.
— Presque la moitié.
— Les galeries ?
— Au moins une quarantaine. On sort une tonne par jour. On passera à trois dans une semaine ou deux.
Pas mal. Après avoir acheminé le minerai au Rwanda, Morvan prendrait lui-même en charge le raffinage et l’exportation. À l’arrivée, son trafic allait lui rapporter plusieurs millions d’euros exonérés d’impôt — à la Jacquot.
Mais l’affaire n’allait pas sans risque et était limitée dans le temps. Cela durerait jusqu’à ce que les milices lui tombent dessus ou que l’une ou l’autre armée gagne du terrain. Avec un peu de chance, la guerre s’éloignerait au contraire et Morvan céderait la place à sa propre boîte. Dans ce cas, il gagnerait moins, mais il gagnerait encore.
— Les bandes vous laissent bosser ?
— Pour l’instant. (Jacquot eut un petit rire : il avait les dents taillées en pointe.) Les enfoirés t’attendent. Ils veulent voir qui est derrière tout ça !
— On m’a parlé de mouvements de troupes vers le Lualaba…
— C’est la rumeur. Un Tutsi qui se fait appeler Esprit des Morts aurait formé une nouvelle milice, le FLHK : le Front de libération du Haut-Katanga. Ils sont descendus du Sud-Kivu pour chercher des terres à conquérir…
La deuxième guerre du Congo offrait au moins deux constantes : des acronymes absurdes et des chefs de guerre complètement fous, aux surnoms surréalistes. Grégoire connaissait Esprit des Morts. Ancien membre du CNDP et du M23, il avait déjà sévi à la frontière du Kivu. Pourquoi rejoignait-il le Katanga ? Avait-il entendu parler des nouvelles mines ?
Par réflexe, il chercha des yeux ses propres troupes — pas des pros mais des gars qui ne confondaient pas une culasse avec un ouvre-bouteille. On allait leur filer un uniforme et un fusil pour en faire des soldats. Avec une louche et un tablier, ils seraient devenus marmitons. Comme disait Jacquot : « En Afrique, faut savoir s’adapter. »
Grégoire aussi savait s’adapter. Dans l’immédiat, se replier loin de la piste pour bivouaquer. Départ à l’aube. À pied, sur ce relief, avec ses soldats, ses porteurs et ses chèvres, ils pouvaient couvrir les vingt bornes jusqu’aux mines en quarante-huit heures. Alors il lancerait les grandes manœuvres. Le transport du coltan se ferait d’abord à dos d’homme. Cinquante kilos par tête et pour quelques dollars. Une livraison tous les deux jours. Pendant ce temps-là, Jacquot défricherait la piste : dans quelques semaines, en effet, on pourrait utiliser les véhicules. Une navette quotidienne en avion avec le Rwanda, et par ici la monnaie.
Michel enrôlait déjà des porteurs parmi les traîne-savates restés autour de l’avion. Quand l’Antonov décolla, le cortège était prêt, composé de deux groupes, colosses d’un côté, « courts » de l’autre comme on disait ici : les soldats et les porteurs. Contrairement à ce qu’on aurait pu penser, les plus chétifs étaient les sherpas. Le meilleur poste étant celui de soldat, les balèzes s’étaient imposés dans ce rôle.
Alors qu’on distribuait des fusils (pour l’instant, sans munitions), Morvan attrapa une ceinture munie d’un holster et y glissa un 9 mm — il préférait les.45 mais il n’allait pas faire le difficile. La Touffe lui donna également un fusil automatique et lui ajusta autour de la taille une cartouchière comme un écuyer apprête un chevalier. Toute la scène avait un parfum à la fois mortifère et excitant. Morvan songea à une drogue dangereuse, enivrante, mais comportant de forts risques de bad trip.
On se mit en marche : une vingtaine de soldats suivis d’une trentaine de porteurs, plus frêles pour la plupart que les sacs ou les malles sur leur tête.
Morvan les laissa passer et admira le convoi seulement éclairé par les lampes frontales. En quelques heures, il était définitivement retourné à l’âge de la pile bâton. Sans le moindre véhicule motorisé ni aucune technologie moderne, il allait diriger des centaines de gars prêts à s’enterrer vivants pour une poignée de francs congolais (billets magnifiques, aucune valeur). Si besoin était, il les frapperait ou les menacerait, comme n’importe quel autre seigneur de guerre.
Avait-il jamais été autre chose ?
Cette question lui fit chaud au cœur : même les ordures ont besoin de cohérence.
À la nuit tombée, Erwan n’était pas rentré à son hôtel.
Après son rendez-vous avec le Québécois, il était retourné à l’aéroport, en quête des trafiquants évoqués par le militaire. Tout le monde connaissait un pilote, une compagnie, un avion prêt à décoller. On l’avait envoyé à l’autre bout de la piste, puis réexpédié d’où il venait. On l’avait guidé à travers des terrains vagues, des ghettos, des îlots de brousse. Il n’avait rien trouvé — du moins pas ce qu’il cherchait.
De retour à Lubumbashi, la ville lui avait semblé bouillonner plus encore dans la nuit. Il s’était tapi sous la véranda d’un restaurant libanais pour que personne ne le voie. Lui, le Blanc, l’étranger, complètement déboussolé dans cette marée humaine. Son père parti, il ne disposait d’aucun contact. Il n’avait pas progressé d’un millimètre ni déniché la moindre piste. La prophétie du Vieux se réalisait déjà.
— Patron ?
Un serveur en tee-shirt Primus se tenait devant lui.
— Un thé.
— On a que des bières.
— Va pour une bière.
Depuis son arrivée, il n’avait appris qu’une chose : en Afrique, une journée compte double, voire triple ou plus encore. Il avait l’impression d’être là depuis un mois. Outre la chaleur, chaque sensation vous foutait KO. Une simple odeur d’essence vous prenait à la gorge. Les couleurs vous serraient le cœur. Chaque goût bouleversait votre métabolisme, violentait vos nerfs, vous faisait comprendre à quel point la mort est déjà là, dans la pulpe d’un fruit, dans le piment des sauces, dans la tiédeur de la pluie… En quelques heures, vous deveniez accro à tout ce qui pouvait vous aider à tenir le coup. « Pour trouver l’Afrique, l’avait averti son père, il faut s’y perdre. »
Durant la journée, alors que les bureaucrates semblaient frappés par la maladie du sommeil, les gamins des rues l’avaient harcelé, braillant, gesticulant, lui faisant les poches. Les flics, uniforme bleu marine et sifflet rouge, l’avaient aussi racketté. Abruti de fatigue, Erwan n’avait pas résisté. Il se sentait gorgé de sang et de sueur, entravé dans ses gestes, ralenti dans ses pas par sa propre masse.
La seule bonne surprise avait été Lubumbashi elle-même. Solaire, aérée, ponctuée d’immeubles couleur pastel, la « ville des mangeurs de cuivre » avait un air de cité balnéaire.
Sa bière arriva. Des lumières s’étaient allumées dans la rue. Des ampoules en sous-régime, couleur beurre rance, évoquant une convalescence fiévreuse. Il but une gorgée, chaude et sans bulles. Mystérieusement, il pressentait qu’un évènement allait survenir, quelque chose de terrible, de magnifique, qui valait le déplacement : ce fut la pluie.
D’abord, la terre trembla, puis le vent se leva en rafales brûlantes. D’un coup, le ciel parut s’ouvrir dans un grondement d’abîme et le déluge commença. Les averses de ce matin n’en étaient qu’un préambule. À présent il semblait qu’on jetait des pierres sur les toits. On mitraillait la terre. On lâchait une crue chaude et sans retenue dans les rues. Le monde crépitait en un feu d’artifice rouge et liquide.
— Tu cherches un bateau pour rentrer, patron ?
Erwan leva les yeux : un athlète se tenait devant lui, en maillot tournesol et short de cycliste. Il était trempé du crâne aux orteils, au point que ses frusques lui moulaient le torse comme un costume de superhéros.
Erwan mit quelques secondes à intégrer le trait d’humour.
— Je peux m’asseoir ?
Il lui désigna une chaise sans amabilité excessive : un énième tapeur. L’intrus s’ébroua avant de s’installer. Plus d’un mètre quatre-vingts, des muscles saillants — Erwan remarqua une petite bible glissée dans son short.
— Salvo, fit le Noir en tendant la main. On m’appelle aussi « Maillot Jaune ».
Erwan la serra en se présentant.
— Ça a pas l’air d’être la grande forme, cousin.
— Cette pluie est le premier truc positif de la journée.
— C’est le soir que l’Afrique boit à la source !
Le Noir s’esclaffa à sa propre blague et Erwan décida que rien de mauvais ne pouvait provenir d’un tel rire.
— Qu’est-ce tu fous à Lubum, patron ?
— Je dois aller dans le Nord, lâcha-t-il sobrement.
— Tu veux te faire tuer ou quoi ? Où au juste ?
Au point où j’en suis…
— Ankoro, puis Lontano.
Salvo émit un sifflement incrédule en roulant des pupilles.
— Personne t’emmènera là-bas : c’est vrrrrraiment pas sûr. T’as essayé les ONG ?
— Ils n’ont pas de voyage prévu. De toute façon, ils refusent de m’embarquer sans autorisation.
— Parce que t’as pas les papiers non plus ? C’est mort pour toi, patron.
— T’es censé m’encourager ?
Salvo décocha de nouveau son rire « sabre au clair » :
— Au contraire, c’est ton jour de chance.
— On me répète ça depuis ce matin.
— Non, vrrrrrrrraiment. Parce que j’y vais aussi.
— Il n’y a pas d’avion.
— Y a le mien.
On lui avait raconté tellement de salades aujourd’hui qu’il n’avait même plus la force de s’énerver.
— T’as un avion, toi ?
— Ma société. Je travaille dans l’import-export.
— De quoi ?
— Je transporte, c’est tout. Du Nord au Sud. Du Sud au Nord.
— Tu veux dire que tu connais la région qui m’intéresse ?
— Patron, j’suis un Banyamulenge.
Erwan savait ce que désignait ce nom : des immigrés d’origine tutsie qui vivent principalement dans le Sud-Kivu, juste au-dessus de la frontière nord du Katanga. Il commença à lui prêter une oreille plus attentive.
— En général, où tu atterris ?
— Y a plusieurs pistes. Souvent à Kabwe.
Erwan observait toujours son interlocuteur : un bluffeur plus doué que les autres ou un miracle envoyé par l’averse ?
— C’est possible d’aller ensuite à Lontano ?
Salvo, alias Maillot Jaune, frotta son index contre son pouce. L’intérieur de ses doigts était étrangement pâle.
— Tout dépend de tes moyens.
— Laisse tomber, rétorqua Erwan en faisant signe au serveur.
Salvo mit la main à sa poche et plaqua un billet sur la table :
— C’est pour moi. Qu’est-ce que tu croyais ? Que tu pouvais voyager à l’œil ?
— Quand pourrait-on partir ?
— J’te dis : c’t’une question de moyens.
— Admettons que j’aie ce qu’il faut, à quand le départ ?
— Demain.
— Sûr ?
Il dressa ses deux paumes roses et rit encore :
— Patron, c’est l’Afrique ici…
La seule bonne réponse possible.
— Combien pour aller là-bas ?
— Trois mille dollars.
— Mille.
Salvo secoua la tête pour en laisser tomber quelques sourires.
— Papa, quand c’est la guerre, les prix bougent plus. Ou alors ils montent. Trois mille dollars et j’m’occupe des papiers.
— Qu’est-ce que tu transportes ?
Maillot Jaune attrapa la bouteille de bière vide sur la table, regarda à l’intérieur comme s’il s’agissait d’une longue-vue puis l’orienta vers Erwan.
— Si on fait affaire ensemble, pas d’questions.
Erwan eut une autre idée — il sentait de mieux en mieux ce Figaro version Katanga :
— Tu viendrais avec moi jusqu’à Lontano ?
— Pour mille de plus.
Il ne chercha pas à marchander. Il venait de comprendre une autre vérité :
— En déboulant ici, tu savais déjà que je voulais partir.
— Lubum, c’est plein d’courants d’air… La voix porte !
Erwan éclusa son verre. Tout ça commençait à prendre une certaine cohérence : Salvo voulait partir pour le Tanganyika, on l’avait prévenu qu’un Blanc cherchait à s’y rendre, le Français paierait les frais du voyage. CQFD.
— Je suis au Grand Karavia — rendez-vous demain matin à 10 heures. Avec le pilote et une carte détaillée.
— Et mon avance, patron ?
— Montre-moi déjà que tu peux arriver à l’heure.
Salvo se leva à son tour :
— J’y s’rai, chef !
Erwan réclamait sa clé au concierge lorsqu’il entendit des éclats de rire. Se retournant, il découvrit un personnage singulier à l’accent flamand, entouré par plusieurs membres du personnel qui le traitaient avec déférence.
Le vieillard — il devait avoir dépassé les quatre-vingts ans — portait un bob kaki et une cape de pluie. De petite taille, maigre comme un squelette réduit encore par le soleil, il se tenait droit dans ses bottes de caoutchouc, malgré son sac à dos. Si on avait pu avoir le moindre doute sur son rôle au cœur de l’Afrique noire, il arborait un large crucifix sur la poitrine.
Erwan tendit l’oreille : l’homme venait de Fungurume, une des villes sur la route d’Ankoro. D’abord Salvo, maintenant ce prêtre… La chance tournait peut-être ?
Il l’observa encore. Son visage était ocre et fissuré. Derrière ses lunettes, le blanc des yeux avait la couleur de la nicotine et les pupilles luisaient comme de minuscules coquillages nacrés.
— Bonsoir, mon père, fit Erwan quand les Noirs furent partis.
Il se présenta et obtint un large sourire, poli par des décennies de charité chrétienne. En quelques mots, il expliqua la raison de sa présence à Lubumbashi. Père Albert ne comprenait pas. Erwan insista en citant le nom de Grégoire Morvan et celui de l’Homme-Clou.
— Dites donc, jeune homme, ça ne date pas d’hier vos histoires ! répondit le religieux avec un rude accent.
— Vous étiez déjà au Congo à l’époque ?
Le missionnaire demeurait immobile sous sa cape comme une sculpture de glaise en train de sécher.
— Oui, mais je suis rarement monté au-dessus d’Ankoro bien que j’appartienne au diocèse de Kalemie-Kirungu, plus au nord encore. C’est un peu compliqué. Il faut connaître. De toute façon, en ce moment…
Erwan désigna les canapés et les tables basses qui jouxtaient le bar :
— Je vous offre un verre ?
Le religieux haussa les sourcils puis rajusta ses verres sur son bec d’aigle.
— Eh bien… si vous voulez…, dit-il en regardant sa montre. D’accord.
Avec précaution, il enleva son sac et le donna à un groom à qui il s’adressa en swahili. Il ôta ensuite son poncho et ses bottes. Dessous, il était vêtu comme un vrai broussard : polo à manches courtes, short en toile, sandales.
Ils s’installèrent et Erwan fit signe à un serveur.
— Qu’est-ce que vous prenez ?
— Un thé.
— Vous ne voulez pas quelque chose de… plus fort ?
Père Albert ferma ses paupières flétries puis murmura, après quelques secondes de réflexion, comme s’il prononçait une prière en latin :
— Un Cinzano.
Erwan opta pour une nouvelle bière tiède.
— Que voulez-vous savoir au juste ? attaqua Albert.
— Vous vous souvenez de Lontano ?
— J’y suis passé après sa construction, et même avant…
— Avant ?
— Quand ce n’était qu’un petit village fondé par une communauté italienne. Puis les Blancs Bâtisseurs sont arrivés.
— Qui ça ?
— C’est ainsi qu’on appelait les colons belges qui ont investi le Katanga à la fin des années 60, après la découverte des gisements de manganèse. Des familles qui vivaient auparavant à l’ouest, dans le Bas-Congo, exploitant le pétrole et la canne à sucre. Ces clans venaient de Lukula, de Kangu, de Tshela, des villes du Mayombé situées à plus de deux mille kilomètres.
Fait à retenir : le premier Homme-Clou venait lui aussi de cette région et la magie qu’il pratiquait était celle du Mayombé. Un lien entre le tueur et ces familles ?
Les boissons arrivèrent. Albert saisit son verre avec précaution. Il s’humecta les lèvres plus qu’il ne but, avec un air de ravissement.
— Parlez-moi de cette ville nouvelle. À quoi elle ressemblait ?
— C’était magnifique. Une sorte de mini-Brasilia. En pleine brousse, des routes bitumées, des immeubles avec de grandes façades à claire-voie, des parvis ornés de sculptures modernes. Un splendide exemple de l’architecture d’outre-mer !
Erwan se souvint de son propre rêve : la cité moderne avec ses peaux cloutées sur les portes. Carl Jung aurait parlé de « synchronicité »…
— C’est rapidement devenu un pôle d’activités important, continuait le père. Les mines tournaient à plein régime, les trains transportaient les minerais…
— Il y avait une voie ferrée ?
— Bien sûr ! (Il prit une expression dépitée.) Mais tout ça n’existe plus.
— J’ai du mal à comprendre. Mobutu est connu pour avoir chassé les colonisateurs et prôné l’émancipation de l’homme noir. Comment a-t-il pu soutenir la création d’une ville à dominante belge ?
Albert eut un rire un peu trop fort. À chaque expression, ses rides s’enroulaient autour de sa bouche comme du fil de fer.
— C’était un pragmatique. Seuls les Occidentaux pouvaient exploiter les gisements. Il a prétendu que la ville serait mixte mais comme toujours, ce sont les Blancs qui ont conçu et les Noirs qui ont creusé…
— Et les meurtres, vous vous en souvenez ?
— Comment oublier une histoire pareille ? Ça a fait beaucoup de bruit à l’époque. La femme blanche, Seigneur, qui pouvait oser y toucher ? Et surtout ces femmes !
— Que voulez-vous dire ?
— Les premières victimes étaient les filles des Blancs Bâtisseurs. Les de Vos, les de Momper, les Cornette… Le sacrilège était double, en quelque sorte.
Nouvelle information. Pharabot avait peut-être une secrète raison de s’attaquer à ces nababs. Une raison à chercher non pas à Lontano mais dans les vallées du Bas-Congo…
— Le nom de Catherine Fontana vous dit-il quelque chose ?
— Non.
— C’était la septième victime.
— Ça ne sonne pas très belge.
— Elle était française.
— Vous êtes sûr ? On m’a toujours dit que le tueur ne s’en prenait qu’aux Belges. Il y avait même des blagues pas très heureuses à ce sujet.
Il but une brève gorgée. Sur ses lèvres exsangues, le vermouth prenait une teinte de miel, évoquant quelque liqueur sacrée.
— De quoi d’autre vous souvenez-vous ?
— Je me rappelle surtout la situation politique. Ces meurtres avaient mis le feu aux poudres. Les premiers lynchages de Noirs, les représailles des Congolais. La ville était au bord de la guerre civile. Mobutu a envoyé des troupes mais ça n’a fait qu’ajouter au désordre. Un jeune militaire français a repris les choses en main…
— Jean-Patrick di Greco ?
Le vieil homme répéta à voix basse, en hochant la tête :
— Di Greco, exactement…
C’était Morvan qui avait appelé à l’aide l’officier de marine — ils s’étaient rencontrés à Port-Gentil sur les plateformes pétrolières. Erwan connaissait ce versant des faits.
— Selon mes sources, ces troubles ont failli provoquer la chute économique de la ville.
— C’est le moins qu’on puisse dire ! Les Belges s’en allaient, les Noirs refusaient de travailler. On parlait d’une malédiction. Les esprits avaient envoyé l’Homme-Clou pour chasser les Blancs. Vous savez, au Congo, il y a un mal qui surpasse tous les autres : le bulozi, la superstition…
La perche était trop belle :
— Vous-même, vous avez été confronté à la magie yombé ?
— Pas vraiment. Ces pratiques n’ont pas cours au Katanga.
— Et sur l’enquête, vous avez des précisions ?
— Rien du tout. À Fungurume, on lisait seulement les articles des journaux locaux qui donnaient dans le sensationnalisme. Encore une fois, je ne suis pas la bonne personne à interroger…
Il avait dit cela sur le ton d’une conclusion, en posant son verre vide.
— Des Pères blancs travaillaient à Lontano ? relança Erwan.
— Quelques-uns, oui. Mais ils ne sont plus de ce monde. Il y a pourtant quelqu’un, je crois… Laissez-moi réfléchir…
Il ferma les yeux de nouveau. Quand il les rouvrit, ses pupilles irisées brillaient.
— Sœur Hildegarde ! À l’époque, elle était toute jeune. Elle travaillait dans un dispensaire.
— Le kilomètre 5 ?
Le nom de l’hôpital de Catherine Fontana était venu naturellement aux lèvres d’Erwan.
— Je ne me souviens plus mais je crois qu’elle est toujours dans les parages, malgré la guerre.
— Où ?
— Dans le Nord, justement. Mais je vous déconseille d’y aller. Votre sécurité ne sera plus du tout assurée.
Les deux hommes se levèrent à l’unisson.
— Vous êtes descendu au Karavia ? demanda Erwan, plutôt perplexe.
— Non, je suis passé donner du courrier à des garçons de Fungurume qui travaillent ici. Je dors dans un lieu d’accueil près de la cathédrale Saint-Pierre-et-Paul.
— Je peux vous demander pourquoi vous êtes à Lubumbashi ?
Le petit père remit sa cape et ses bottes :
— J’accompagne un de mes vieux camarades qui repart en Belgique.
— Le mal du pays ?
— Si on veut : il est mort. Il voulait être enterré à Mons, sa ville natale.
— De quoi est-il mort ?
— De vieillesse. Il avait quatre-vingt-douze ans. (D’un coup, il retrouva son air malicieux.) C’est la force des Pères blancs. Nous nous éteignons tranquillement avant qu’on nous souffle dessus !
Pour le moment, Gaëlle vivait chez Loïc. Non pas qu’elle ait peur — avec ses deux cerbères et son Glock, elle pouvait gérer — mais parce qu’il le lui avait demandé. Le frangin avait enfin décidé de décrocher de la coke et avait besoin, disait-il, d’un coach.
Personne n’avait compris cette brutale résolution. Son divorce et la difficulté d’obtenir la garde alternée quand on s’envoie plusieurs grammes par jour ? Le fait de voir sa famille visée par un tueur en série ? Les menaces qu’il avait reçues à propos de la société minière de son père ? Ou encore l’obligation de vendre à perte les actions du Vieux ?
Sans doute un peu tout ça à la fois. La tempête d’emmerdements avait eu valeur d’électrochoc.
Depuis trois semaines, Loïc s’astreignait à un entraînement sportif sérieux (course à pied, boxe française, yoga…) et suivait un régime alcalin à base de fruits et de légumes. Il s’était fait porter pâle à Firefly Capital, sa propre société, et ne dérogeait pas à son credo : du pur, du sain, du bio.
Premiers résultats catastrophiques. Il était proprement invivable mais Gaëlle tenait bon — les médecins parlaient de dix à douze semaines « difficiles ». Elle-même était en sevrage : elle avait cessé de courir après des rôles qu’elle ne décrocherait jamais et mis un terme à ses rendez-vous tarifés. Après ce qu’elle avait traversé, tout ça n’avait plus aucun sens.
À minuit, elle déambulait dans le grand appartement de l’avenue du Président-Wilson — celui-là même où elle s’était défenestrée deux mois auparavant — après avoir réussi à coucher son frère à coups de Stilnox. C’était dangereux de jouer avec les médocs quand on cherche à décrocher de la coke, mais elle n’avait ni le temps ni la patience de tout miser sur la psychologie et les médecines alternatives.
Elle ouvrit la porte-fenêtre et s’installa sur le balcon. Vent glacé. Cigarette. Première bouffée en contemplant l’avenue épinglée par les réverbères. Elle se pencha et repéra ses gardes du corps faisant les cent pas sur le trottoir d’en face, devant le palais de Tokyo. Qu’est-ce que son père craignait au juste ? Une nouvelle agression ? Une nouvelle tentative de suicide ? Qu’elle reprenne ses passes ?
Elle laissa dériver son esprit vers l’évènement du jour : l’invitation d’Éric Katz. C’était absurde et pourtant, Dieu sait qu’elle en avait rêvé. Elle revit, en time-lapse, sa relation avec le psy durant une année. Au début, elle l’avait détesté. Il représentait tout ce qui lui répugnait : l’idée qu’elle devait se soigner, le fait que cette nouvelle thérapie était une recommandation — une injonction — de son père, la perspective de se raconter — de se vider — encore une fois auprès d’un inconnu… Physiquement non plus il n’était pas son genre : trop maigre, androgyne. Dans ses costards étriqués, il ressemblait à une femme vieillissante. Longtemps elle avait cru qu’il était homosexuel, avant de découvrir qu’il était marié et père de deux enfants. Seuls ses yeux — pupilles claires mais regard sombre — avaient quelque chose d’attirant.
Peu à peu, elle avait succombé à son charme. Encore plus désagréable. Ses séances de psychanalyse s’étaient transformées en sessions de séduction. Elle avait d’abord tout misé sur son histoire. Violences du père sur sa mère. Anorexie. Tentatives de suicide. Crises psychotiques. Prostitution. Un tel enchaînement aurait dû émouvoir un spécialiste. Que dalle. Pas de mélo rue Nicolo. Elle avait alors varié les tenues (parfois pute, parfois nonne), s’était épanchée sur son métier de comédienne, avait insisté sur ses conquêtes masculines, passant aux confessions intimes… Toujours rien. Il écoutait ses histoires comme on vidange un moteur. Elle avait passé la vitesse supérieure, évoquant son activité d’escort. Gros plans sur ses rendez-vous, ses talents secrets. Elle avait donné des détails, la plupart inventés, se complaisant dans un délire malsain et provocateur. Monsieur Iceberg ne cillait pas. De temps à autre, il posait une question, demandait une précision, apportait un commentaire, mais c’était toujours pour la relancer, elle. Il maîtrisait l’art de parler sans rien dire, d’intervenir sans jamais s’impliquer.
Elle était passée à l’action… physique. L’avait ouvertement allumé puis, n’obtenant aucun résultat, avait piqué des crises. Elle avait menacé de le frapper, de se suicider, d’appeler sa femme. Ce qui la rendait folle, ce n’était pas son indifférence, c’était son opacité. Impossible de savoir ce qu’il pensait, ce qu’il ressentait. Seule transparaissait parfois son expression de satisfaction quand il pensait avoir marqué un point, c’est-à-dire chaque fois qu’elle pleurait, qu’elle hurlait, qu’elle crachait. Alors il hochait doucement la tête, l’air de dire : « Très bien, continuez… » Elle avait envie de lui enfoncer ses ongles dans le cœur.
Finalement, tout s’était apaisé. Victoire par abandon. Le troisième acte s’était déroulé dans une sorte d’indifférence épuisée où elle continuait à parler, parler, parler… Dégager la plaie afin de préparer le champ opératoire. Sans doute le meilleur stade pour la thérapie : elle s’exprimait « à vide », sans réfléchir, sans affect, auprès d’une oreille totalement neutre. Pourtant, le traitement n’avait pas porté ses fruits. Aucun signe d’amélioration. Pire, Gaëlle avait rechuté. Il avait dû lui prescrire de nouveaux antidépresseurs. Finalement, elle avait balancé les médocs et était retournée à sa souffrance. Elle préférait encore affronter ses démons que de perdre son temps sur ce foutu divan…
Quand elle l’avait revu, elle avait été déçue. Comment avait-elle pu tomber amoureuse de ce quinquagénaire sec comme une trique ? Cette espèce d’homme-girafe avec son col de chemise à la Karl Lagerfeld ? Elle retrouvait le psy indifférent, celui qui lui avait mis les nerfs en pelote et avait sondé ses blessures avec son silence invasif.
Il faut croire qu’elle se trompait puisque aujourd’hui, il était sorti du bois. Il y avait bien un homme sous le costume. Peut-être même un sexe. Fébrile, engourdie, elle n’avait pas mis longtemps pour admettre qu’elle craquait toujours pour le psy. Et cela n’avait rien à voir avec le transfert ni la psychanalyse.
Gaëlle détestait cette idée parisienne que l’amour n’est qu’une forme de névrose, que notre carte du Tendre se résume à une liste de traumatismes. Malgré ses déséquilibres psychiques, elle était de la vieille école : l’amour doit être spontané, inexplicable, féerique. Elle qui avait toujours craché sur les sentiments, elle dont le féminisme était si violent qu’elle en excluait même les femmes, elle n’était pas plus blindée que les autres. Au contraire, elle était, au fond, la plus idéaliste.
Un bruit dans son dos lui fit tourner la tête.
Un homme avançait dans la pénombre d’un pas de somnambule, le visage tordu par un rictus. On aurait dit un zombie de film d’horreur ou un malade abruti de médocs comme elle en avait tant croisé en HP.
Ce n’était que son frère qui avait fait un cauchemar.
Elle balança sa cigarette au-dessus de la balustrade et rentra : le devoir l’appelait.
Le Katanga offre d’ordinaire un paysage de brousse, une alternance de plaines et de sous-bois. Aujourd’hui, mauvaise pioche : ils pataugeaient depuis l’aube dans un tunnel végétal qui ne cessait de monter et de descendre, offrant une visibilité limitée à quelques mètres. De la forêt dense, comme on en trouve plutôt dans la province Orientale ou celle de l’Équateur.
Ils défilaient là-dedans à l’ancienne : chef blanc, hommes armés, porteurs. Morvan marchait nuque baissée, sentant les bretelles de son sac à dos s’enfoncer dans sa chair. Il suait comme un bœuf et cette transpiration même lui paraissait huiler ses rouages.
Il ressassait toujours les mêmes idées, les mêmes interrogations, à la manière de mantras ou de versets coraniques : qui avait tué Nseko ? Qui était au courant pour les gisements ? Qui l’attendait là-bas, sur ses terres ? Ces incertitudes le démangeaient comme s’il était tombé dans un buisson de plantes urticantes. Quand son cerveau lui-même se fatiguait de tourner à vide, il passait la seconde et affrontait la question cruciale : qu’allait dénicher son fils sur son passé ? Allait-il réussir à extirper la vérité, toute la vérité ?
Nouvelle suée. D’un coup de front, il envoya une giclée aux alentours sans chercher à s’éponger — il avait les pouces coincés sous les lanières de son sac. Au-dessus de lui, la canopée transpirait elle aussi et c’était comme une pluie tiède qui vous nourrissait. Vraiment dégueulasse…
Pourtant, il n’était pas pressé de retrouver la plaine. Au moins, ici, ils étaient à couvert — loin des regards ennemis.
Un brouhaha derrière lui, une agitation puis l’arrêt des troupes.
— Qu’est-ce qui se passe ?
Michel remonta la file et lui fit signe de venir. Grégoire laissa tomber son sac à dos et regarda sa montre : 8 heures. D’après son GPS, ils avaient déjà couvert un quart du parcours prévu aujourd’hui. Pas mal. La Touffe lui dit quelques mots à voix basse, qu’il ne comprit pas.
Ils descendirent la pente jusqu’à la fin du cortège. Un adolescent reposait dans la boue, écrasé par son paquetage.
— C’est quoi ces histoires ? demanda le Vieux à la cantonade.
Aucune réponse. Il s’approcha et écarta le sac de toile. Une plaie suppurait à l’intérieur de la chaussure du gamin jusqu’au-dessus de la cheville. La jambe offrait d’horribles nuances verdâtres. Gangrène. Couper d’urgence. Il souleva la chemisette et comprit qu’il était trop tard pour quoi que ce soit. La pourriture était partout. Le gosse n’en avait plus que pour quelques heures.
— Qui a engagé ce con ? rugit Morvan à l’attention de la Touffe.
— Patron, c’est lui qui voulait venir.
Le moribond tenta de se relever afin de donner le change. Leur cantine de pharmacie contenait de la pénicilline mais à ce stade… Le porter jusqu’aux mines ? Rebrousser chemin et le ramener à la piste d’atterrissage ? Aucun avion avant une semaine. L’abandonner ici ? Quelle que soit l’option, le môme mourrait et les seules conséquences seraient du temps perdu, des médicaments gaspillés, des emmerdements redoublés…
Morvan se tourna vers Michel et cracha :
— Prenez son sac et continuez. Je vous rejoins.
À voix basse, le contremaître donna des ordres. La forêt semblait s’être resserrée sur eux, révélant sa nature de tombeau.
Le gamin, qui était déjà retombé, observait Grégoire en tremblant.
— Je vais t’aider, fit Morvan en swahili.
Il lui passa le bras sous les aisselles et le releva d’un geste.
— Comment tu t’appelles ?
— Gilbert.
— T’as quel âge ?
— Quinze ans.
Il le poussa devant lui, dans le sens de la pente, l’éloignant de la troupe. Le jeunot se mordait les lèvres pour ne pas montrer sa douleur. Il voulait y croire : on redescendait vers la piste, on allait le soigner, on allait le sauver…
Morvan ne tira qu’une fois — dans la nuque. Il conservait toujours une balle dans la chambre comme une rancœur sur l’estomac. Le gamin roula à terre pour finir coincé dans un entrelacs de lianes. En s’approchant, Grégoire vit que sa tête baignait dans un lit de poudre rouge : des milliards de fourmis couraient déjà sur son visage.
Des vers de Léopold Sédar Senghor lui revinrent en mémoire :
« Avant que le destin jaloux ne te réduise en cendres pour nourrir les racines de la vie… »
Dans quelques heures, la dépouille aurait complètement disparu.
Il remonta la côte en jurant. La détonation avait alerté les prédateurs des alentours. Fuck. Il sentait les larmes lui brûler les yeux et fut étonné par cet accès de sentimentalisme.
Il ne pleurait pas sur le môme — en forêt, l’espérance de vie est faible — mais sur lui-même. Sur cette violence qui l’avait forgé et qu’il retrouvait maintenant, intacte, dans une espèce de pureté abjecte.
Il endossa son sac et reprit la tête de ses hommes. Dans leurs yeux, aucun reproche, aucun jugement. Il était fautif de ne pas avoir vérifié ses troupes. Eux l’étaient d’avoir enrôlé un tel gamin qui l’était lui-même d’avoir voulu s’embarquer dans cette galère.
Affaire classée.
Contrairement à ce qu’on pense, l’Afrique n’incite pas à la compassion.
Vingt-deux jours sans coke.
Première pensée du réveil.
Dans un frisson, il constata que ses draps étaient vrillés comme si on avait voulu l’étrangler avec. La sueur sur sa nuque, ses épaules et dans son entrejambe lui parut se refroidir d’un coup. Nouveau frisson. Il aimait cette transpiration. Exsuder, c’est éliminer les toxines. Éliminer les toxines, c’est s’éloigner du mal.
Plein jour dans sa chambre. 9 h 50 au réveil. Loïc n’avait aucun rendez-vous, aucune urgence. Un seul combat à mener : laisser couler le temps en lui sans se taper une ligne. Déjà beaucoup.
Aussitôt, il se mit à claquer des dents, à trembler par spasmes. Ses os étaient endoloris comme si on l’avait roué de coups pendant son sommeil. Il essaya de s’extraire des draps et fut saisi par une douleur fulgurante au ventre. Une brûlure circulait le long de ses intestins, qui ne demandait qu’à s’expurger en une explosion incandescente : diarrhée.
Foncer aux chiottes avant qu’il ne soit trop tard. Il se leva et perdit l’équilibre. L’instant suivant, il était face contre terre, nez écrasé contre le parquet. Il se redressa et s’aperçut qu’il avait laissé une tache de sang sur le bois. Merde. Il s’était cassé le nez, ou bien ses plaques de titane s’étaient enfoncées dans ses cloisons nasales — les larmes lui embuaient les yeux.
Il se recroquevilla et attendit quelques secondes, en position fœtale, pour retrouver une once de volonté. Parfois, il se disait qu’il avait contracté une maladie très grave — un truc tropical, refilé par les Blacks qui l’avaient kidnappé deux mois auparavant. La vérité était plus simple : il avait le syndrome de la « dinde froide », cold turkey, disent les Anglo-Saxons — parce qu’en manque, on passe sa vie à grelotter comme une vieille volaille.
Il se déplia, le dos de la main plaqué sur le nez, et avança, mi-rampant, mi-à genoux, jusqu’à la salle de bains. Si ses sphincters lâchaient, il allait en foutre partout et ne se remettrait pas d’une telle humiliation.
La fraîcheur du carrelage lui fit du bien. Il prit appui sur la lunette des chiottes et s’installa in extremis. La brûlure lui déchira le fondement alors qu’un flash noir foudroyait son cerveau. Overdose de sang. Ou au contraire perte d’oxygène. Il…
Quand il se réveilla à terre, il se sentait mieux. Pas moyen de savoir combien de temps il était demeuré évanoui — sa montre était restée dans la chambre. Les vaisseaux de son visage lui paraissaient avoir éclaté et ses narines semblaient obturées par de la boue séchée — simplement du sang coagulé.
Respirant par la bouche, il s’agrippa au lavabo et se releva — la tuyauterie interne avait l’air de s’être calmée aussi. Il tira la chasse, alluma une bougie « bois des Indes » et se déshabilla. Assis dans la cabine de douche, il ouvrit l’eau et en régla — plus ou moins — la température. Il tremblait encore sous le jet tiède.
Il attrapa le gant de crin et se frotta à mort. Peu à peu, il retrouva sa lucidité. La seule bonne nouvelle était qu’il avait dormi. Depuis une semaine, il carburait au Mogadon. Si ça ne suffisait pas, il s’envoyait de la Mépronizine. Cette nuit, il s’était pris aussi un Tranxène puis sa sœur était venue en renfort avec du Stilnox. Mais se bourrer de médocs pour arrêter la coke, ça revient à se branler pour arrêter les putes.
Il ne travaillait plus. Il avait balancé la carte SIM de son portable. Il priait et méditait selon l’enseignement du Vajrayana. Faisait du sport dès que ses courbatures lui laissaient un répit. Pissait dans les lavabos pour éviter les toilettes qui déclenchaient chez lui un réflexe conditionné : Où est ma ligne ?
Il s’était enfermé avec son mal. Un duel à mains nues dont il sortait toujours vainqueur car au-delà des souffrances, des moments de désespoir, des crises d’anxiété, le temps passait — et cela seul comptait. Il n’y aurait pas de retour en arrière.
L’eau crépitait toujours sur son crâne. Il aurait dû prévenir son psychiatre et suivre un vrai traitement de soutien. Ou s’inscrire à un programme de type Narcotiques anonymes. Sa fierté en avait décidé autrement : il voulait arrêter en solitaire et en secret, renaître de ses cendres tel le Phénix.
Au sortir de la douche, il grelottait, de froid à présent, et son cerveau lui paraissait plus clair. Il songea à se raser mais vu le tremblement de ses mains, il se serait écorché vif. Miroir. Teint de plomb et visage creusé. Il n’avait pas ri ni même souri depuis des semaines. Il n’éprouvait plus aucun plaisir, n’avait aucun goût pour quoi que ce soit. Tout désir s’était retiré de lui, une marée basse terne et morose.
Il enfila caleçon et tee-shirt et se dirigea vers la cuisine en appelant Gaëlle. Pas de réponse. Presque midi : sans doute sortie. Depuis les meurtres, elle était devenue une autre. Elle avait rajeuni de dix ans. Ne se maquillait plus et ne portait plus que ses frusques les plus cool — plutôt hippie que it-girl. Elle avait minci — et non maigri (tout le monde était à cran quand il s’agissait du poids de Gaëlle). En Bretagne, le soleil de novembre l’avait brûlée, abrasée — dans le bon sens du terme.
Loïc était fasciné par sa sœur. Avec sa carrière avortée d’actrice et ses dérapages d’escort, elle pouvait passer pour une pure loseuse. Erreur : Gaëlle possédait un doctorat de philosophie et pouvait tenir le crachoir sur n’importe quel maître de la scolastique du XIIIe siècle. Elle était la plus belle fille qu’il ait jamais vue — après Sofia ou, disons, à égalité avec elle. Pourtant, on ne lui avait jamais connu de mec sérieux. Sa vie sentimentale se limitait à des coucheries glacées et des manipulations obscures.
Il se prépara un thé tibétain avec du sel, de l’orge, du beurre et du lait. Un truc à se vomir direct sur les chaussures mais ce breuvage lui rappelait ses seules années heureuses — celles qu’il avait passées au monastère de Zhongdian.
Il s’assit sur son canapé, sous le triptyque d’Anselm Kiefer qu’il avait racheté à un collectionneur ruiné, songea à ses enfants et son humeur rechuta d’un coup. Pour l’heure, il refusait de les voir. En réalité, défoncé ou sevré, il était toujours mal à l’aise avec eux. Étranger à leur univers, leur langage, leurs jeux, il n’était carrément bon à rien sur le plan pratique. Pas foutu de leur faire cuire un œuf ni de les habiller. En ce moment, avec ses nerfs en cordes de piano, il n’aurait pas tenu une heure en leur présence.
Pour ne pas honorer ses jours de garde, il avait prétexté des galères de santé. D’une manière ironique, Sofia avait dû supposer qu’il souffrait d’un excès de coke. Tant mieux. La drogue était la raison majeure de leur divorce et il ne voulait surtout pas que l’Italienne puisse imaginer qu’il arrêtait pour se rapprocher d’elle.
Il en était à son troisième thé au beurre — il dégueulerait avant d’attaquer le sport — quand on sonna à la porte. Gaëlle avait dû oublier ses clés : il n’attendait personne et son immeuble était une véritable forteresse avec concierge et codes en batterie.
Il déverrouilla la serrure et tourna la poignée sans jeter un regard à l’œilleton.
Ce n’était pas Gaëlle mais Sofia.
— Papà è morto, annonça-t-elle d’une voix blanche.
Digérant sa surprise, Loïc la fit entrer et lui prépara un breuvage digne de ce nom : un thé vert japonais torréfié — hojicha — qu’il sortait pour les grandes occasions. Ses tremblements avaient repris de plus belle. Dans sa cuisine ouverte, pleine d’ustensiles en inox, ses manœuvres faisaient plus de bruit qu’un solo de percussions.
Sofia n’y prenait pas garde. Assise sur un tabouret de l’autre côté du comptoir, elle demeurait les yeux fixes. Sa peau blanche parfaitement lisse, ses yeux légèrement bridés coupaient court à toute expression.
Loïc hésitait à sortir les banalités d’usage.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda-t-il finalement, pragmatique.
— Il a été assassiné.
Il se figea, théière en main :
— Quoi ?
— On vient de retrouver son corps, affreusement mutilé.
Même si le personnage possédait sa part d’ombre, Loïc ne s’attendait pas à ça. Giovanni Montefiori, dit le Condottiere, était un ferrailleur parti de rien qui avait réussi à bâtir un empire. Les rumeurs à son sujet allaient bon train, notamment sur ses accointances avec la mafia en col blanc et Silvio Berlusconi, mais naïvement, Loïc pensait qu’à soixante-dix ans passés, son beau-père s’était rangé des voitures.
Retour à la théière.
— Qu’est-ce que tu sais au juste ?
— C’est atroce… C’est… (Elle s’arrêta puis reprit sur un ton plus ferme.) Selon les premières constatations, on lui a ouvert le torse avec une scie circulaire. Après ça, on lui a… (Sofia hésita encore, il ne l’avait jamais vue reculer devant un mot)… arraché le cœur.
Loïc s’immobilisa à nouveau. Ce n’était pas la première fois qu’on lui parlait d’un meurtre de ce genre. Philippe Sese Nseko avait été assassiné de la même façon en septembre dernier, à Lubumbashi. Malgré la distance, les deux homicides étaient liés, aucun doute. D’autant plus que Heemecht, la société luxembourgeoise du Condottiere, détenait 18 % de Coltano.
Les tasses. Gestes saccadés. Maîtrise-toi. Grégoire Morvan, le prochain de la liste ? Il était justement sur place — dans la gueule du loup. Loïc en renversa son thé. Éponge. Nouvelle tournée.
— Qu’est-ce que tu sais d’autre ?
— Rien. Il est parti au boulot à l’aube, comme d’habitude. On a découvert son corps vers 10 heures, aux environs de Signa.
— Il avait rendez-vous ?
— Tu le connaissais.
Montefiori avait une particularité : il savait à peine lire et écrire, à quoi s’ajoutait son goût obsessionnel du secret. Son emploi du temps était connu de lui seul. Pas d’agenda ni de téléphone portable. Sa secrétaire n’était au courant de rien. Pour retracer sa dernière journée, les flics allaient s’amuser.
— T’as parlé à la police ?
Sofia haussa les épaules d’une manière méprisante qui semblait dire : « Que pourraient-ils piger aux Montefiori ? » Assise derrière le comptoir de marbre (le même que celui qui décorait leur cuisine place d’Iéna), il la retrouvait comme jadis. L’âge d’or des débuts. Leurs innombrables cafés à New York, Florence, Paris. Leurs dîners enthousiastes alors que Loïc montait dans la finance. Les cris de leur premier bébé. L’appartement qu’ils avaient acheté, ouvert sur la tour Eiffel et le palais de Tokyo, mais qui ressemblait déjà à un sanctuaire…
Troublé, il l’invita à passer au salon.
— Ils ont des soupçons ? Des suspects ?
— J’en sais rien. L’enquête commence tout juste. L’autopsie a été ordonnée. Je pars demain à Florence.
— Où sont les enfants ?
— À la maison. Je ne leur ai encore rien dit.
Il se sentit obligé d’évoquer sa belle-famille :
— Ta mère ?
— Aucune réaction. Elle va augmenter ses médocs et sera un peu plus à l’ouest pour un moment, c’est tout.
— Tes sœurs ?
— Elles se sont jetées sur les funérailles comme des hyènes, pour démontrer leur capacité d’organisation. Elles lorgnent déjà sur la présidence de l’empire.
Pas moyen de se souvenir de leurs prénoms. Moins belles que Sofia, célibataires, elles s’étaient taillé une place de choix dans les sociétés du Condottiere. Par comparaison, Sofia passait pour la princesse oisive et futile. À tort : plus brillante que ses frangines, elle éprouvait un dédain naturel (celui de sa mère, aristocratique) pour le travail. C’était le boulot qui n’était pas à la hauteur, non l’inverse.
Il but son thé d’un coup. L’hojicha n’avait aucun goût après ses breuvages au beurre et au sel. Il partit se resservir — Sofia n’avait pas touché à sa tasse. Posté derrière le comptoir, il l’observa à nouveau. Assise sur le canapé, elle lui tournait le dos. Ses cheveux noirs et lisses coulaient comme de l’encre japonaise. Il l’avait tant de fois admirée à son insu…
Il s’ébroua face à cet attendrissement. Ne pas baisser la garde. Elle était là pour le piéger. Il n’y avait pas d’autre explication.
— Je suis vraiment désolé pour ton père…, fit-il en s’approchant, mais pourquoi me l’annoncer en personne ? (Il ne put s’empêcher de la provoquer.) Ça change quelque chose pour le divorce ? Y a des papiers à signer ?
— T’es trop con. Je suis venue à cause de l’enterrement. Je veux que tu nous accompagnes.
— Nous ?
— Les enfants et moi.
En pleine séparation, cette requête ne rimait à rien.
— Je comprends pas…, cracha-t-il. On se déchire depuis des années, ta mère et tes sœurs voudraient me voir en prison ou dans un asile. Quant au reste de ta famille, elle…
— Tu viens ou non ?
Il but une brève gorgée.
— Bien sûr.
Le moins qu’on puisse dire, c’est que Salvo était efficace. Il s’était pointé à midi — pour un rendez-vous à 10 heures, c’était acceptable. Et il avait des excuses : toute la matinée, il avait téléphoné, frappé aux portes. La paperasse officielle était acquise, l’appareil affrété, les derniers préparatifs en cours.
Salvo ne portait plus son maillot jaune mais un tee-shirt à l’effigie de Steve Jobs, représenté à la manière du célèbre portrait du Che. Ils s’étaient installés dans le lobby et avaient repris chaque point du périple. Ils décolleraient en soirée et atterriraient dans la nuit aux environs de Kabwe, à cent cinquante kilomètres d’Ankoro.
— Pourquoi pas à Ankoro même ?
— Impossible.
— Pourquoi ?
— Impossible.
Erwan n’avait pas insisté. D’ailleurs, son père lui avait précisé qu’il n’y avait plus de piste là-bas. Ensuite, un 4 x 4 les emmènerait jusqu’à Ankoro où ils prendraient les barges sur le Lualaba.
— Combien de temps pour atteindre Lontano ?
— Aucune idée.
Face à l’incrédulité d’Erwan, le rire inimitable du Noir avait fusé.
— Là-bas, on peut pas faire de prévisions. T’as les sous ?
— Il faut les donner maintenant ?
— La moitié d’avance, cousin.
Erwan était un produit de la société moderne : jamais plus de deux cents euros en cash sur lui. Or, il se promenait maintenant avec une ceinture cache-billets contenant dix mille euros dont les deux tiers en dollars. Le matin même, à la banque centrale de Lubumbashi, il avait changé quelques liasses en francs congolais — pour les arrosages mineurs.
Il était parti aux toilettes et revenu avec mille dollars.
— Retourne pisser, cousin. La moitié de trois mille dollars, ça fait mille cinq cents.
— C’était pour Ankoro.
Salvo avait souri, empoché l’argent puis l’avait emmené pour un dernier tour de piste dans les administrations. Ils n’avaient attendu nulle part, avaient réduit les palabres — français, swahili — au minimum. Erwan n’avait eu qu’une chose à faire : sortir encore ses billets, ce que le Banyamulenge appelait les « petites motivations ». Quelques coups de tampon, une signature et en selle, Marcel !
Aux environs de 14 heures, ce fut le grand départ. Erwan se sentait léger. Il était même d’humeur rêveuse : il se prenait à songer à Sofia, sa « future ex-belle-sœur », avec qui il avait vécu une brève idylle deux mois auparavant. Une nuit d’amour en forme de blitzkrieg. Un réveil d’empereur chez la comtesse, avec vue sur la tour Eiffel. Une étreinte encore à l’hôpital alors qu’il était blessé puis plus rien. Sofia avait appris entre-temps que son père l’avait manipulée pour lui faire épouser Loïc et elle maudissait depuis leurs deux familles, Erwan compris.
Pour sauver un tel dossier, il aurait fallu un orfèvre, un virtuose, alors qu’il ne dépassait pas en la matière le stade du puceau. Il se prit à imaginer une longue missive écrite au fil du Lualaba, ce qui ne manquerait pas de panache, puis il y renonça en se disant que Sofia devait rester ce qu’elle avait toujours été : une pietà inaccessible.
Salvo avait quitté la route principale (il conduisait une Toyota Land Cruiser, inexplicablement neuve et rutilante). Les constructions s’espaçaient, des villas pointaient leur toit rouge à travers les jardins, le long de la route les arbres étaient taillés. À l’évidence, un quartier résidentiel.
Le Noir s’engagea sur un sentier non bitumé qui parut leur tousser au visage. Le pare-brise se couvrit de particules rouges.
— Où on va ?
Le Noir ne répondit pas. Cramponné à son volant, il s’efforçait d’éviter les nids-de-poule, les flaques du matin, les branches qui jonchaient la piste. Ils longèrent un lac aux eaux saumâtres puis bifurquèrent à droite. Soudain, une maison fantastique jaillit comme à fleur d’eau.
Un immense cadre de béton sur pilotis, s’ouvrant sur des terrasses, des loggias à claire-voie, des escaliers extérieurs. On aurait dit que la façade avait été arrachée, dévoilant l’intérieur de la bâtisse. La fameuse architecture d’outre-mer — lignes épurées, ouvertures brise-soleil —, poussée à un degré d’abstraction pure. Ce n’était plus une maison mais une sculpture géométrique, entre sanctuaire et pavillon d’été.
Le climat tropical l’avait entièrement ravagée. Les hautes herbes rongeaient les piliers de soutien, le lierre asphyxiait les murs, les racines fendaient les terrasses. Au-dessous, les eaux croupies semblaient prêtes à avaler la demeure comme une vulgaire épave.
Salvo se gara à cent mètres de l’édifice et coupa le contact.
— Si j’ai bien compris, tu t’intéresses à tout c’qui concerne Lontano et l’histoire de l’Homme-Clou, si ?
Erwan avait eu le temps d’entrer dans les détails de sa quête.
— Bienvenue chez les de Momper, fit Maillot Jaune en ouvrant sa portière.
— Comme Magda de Momper ?
Mars 70, la troisième victime de l’Homme-Clou : une étudiante en géologie âgée de vingt ans. Erwan descendit de voiture et suivit son guide.
— Comme Philippe surtout, l’architecte de Lontano. Le père de Magda. C’est lui qu’a tout imaginé, tout dessiné là-bas.
— Ils vivent ici ?
— Seulement la petite sœur de Magda, Philae.
— Elle avait quel âge au moment des faits ?
— Je sais pas : dans les dix-douze ans, je crois. Tu prends ou non ?
— Bien sûr !
Salvo s’arrêta et lui barra le passage :
— C’est cinq cents dollars.
Erwan lui en accorda deux cents, sans un mot de négociation. C’était la première fois qu’il menait une enquête à péage et à ce train-là, il serait vite ruiné.
De la lumière aveuglante du dehors, ils passèrent directement à l’obscurité. Erwan ne vit plus rien puis, peu à peu, ses yeux s’accommodèrent. Dans une immense pièce, une femme semblait les attendre, appuyée sur un balai : longue, noire, comme disloquée par l’indolence. Son tablier portait des traces sanglantes — simplement de la latérite.
Salvo lui adressa la parole, en swahili, sur un ton autoritaire, presque insultant. Sans broncher, la domestique fit un geste vague vers la double porte dans son dos qui donnait sur l’extérieur. On avait l’impression que la maison n’était qu’un passage au sein d’un vaste domaine végétal. Le temps de traverser le salon, Erwan remarqua dans la pénombre des appuie-nuques, des masques étroits, des fauteuils très bas. Du pur africain, usé et poussiéreux.
Ils retrouvèrent les jardins. Sur une pelouse anarchique, du mobilier en fer peint se groupait au pied d’un arbre imposant. Au fond, des jacinthes d’eau, des roseaux atteignaient une taille monstrueuse. La végétation semblait dopée ici par une drogue mystérieuse.
Il lui fallut regarder à deux fois pour distinguer, installée sur la balancelle qui jouxtait la table et les chaises, une femme : lunettes noires, boubou indigo, foulard couvrant ses cheveux. Une star des sixties.
Ils s’approchèrent. Philae de Momper n’avait pas d’âge : elle avait plutôt franchi un seuil. Sans parler de mort véritable, elle semblait appartenir au monde statique des momies et des mausolées. La petite sœur de Magda ne pouvait pas avoir dépassé la soixantaine mais elle paraissait avoir traversé des siècles. Elle tanguait doucement, raide comme un battant de cloche, au rythme d’un léger grincement. La matière de son boubou — du basin — ajoutait encore à son hiératisme. Crissant et sombre, rehaussé de fils d’or, le tissu la caparaçonnait tel un sarcophage.
Erwan se présenta et résuma, sans prendre de précautions particulières, ce qui l’amenait. L’Homme-Clou. Lontano. Grégoire Morvan, son père…
— Vous lui ressemblez beaucoup.
La remarque le surprit : à l’époque des faits, Philae n’était qu’une gamine.
— Vous vous souvenez de lui ?
— Il était très proche de nous. Une citronnade ?
Le Vieux entretenait donc des liens avec la famille d’une des victimes. Erwan regarda la femme remplir les verres en se préparant mentalement à d’autres surprises. On but en silence. La première boisson vraiment glacée depuis son arrivée en RDC.
Enfin, il se pencha vers Philae — ils s’étaient installés sur des chaises de jardin face à la balancelle — et reprit :
— Il venait vous voir pour les besoins de l’enquête ?
— D’abord, oui, je suppose, puis par amitié. Il aimait beaucoup les Salamandres.
Ce nom lui évoquait vaguement quelque chose. Il sentit que, derrière ses verres fumés, Philae l’observait avec consternation : il ne savait rien. En revanche, elle semblait disposée à l’affranchir :
— Ma grande sœur, ainsi qu’Ann de Vos, Sylvie Cornette et Monika Verhoeven appartenaient aux Salamandres. Un groupe de rock uniquement féminin. Les stars de Lontano… Tous les samedis, elles jouaient à la Cité Radieuse.
Philae de Momper avait conservé son timbre d’enfant. C’était d’autant plus troublant qu’elle évoquait maintenant ses souvenirs d’adolescente.
— La Cité Radieuse, demanda Erwan en sortant son carnet, qu’est-ce que c’est ?
— Le grand hôtel de Lontano. C’était là-bas que se déroulaient les concerts, les bals, les banquets. Mon père avait baptisé ce bâtiment en référence à une construction de Le Corbusier, à Marseille. Il était passionné par cet architecte.
Son rêve, encore une fois. Il était certain d’avoir « vu » cet hôtel dans son sommeil.
— On ne me laissait pas aller les écouter, continuait Philae, mais j’ai tout de même assisté à un ou deux concerts. Maggie avait vraiment une voix pour le blues.
— Qui ? tressaillit Erwan.
— Maggie de Creeft. La chanteuse du groupe.
Le nom de jeune fille de sa mère. Il devait se convaincre que ses propres racines étaient à Lontano. Reprends toute l’histoire.
— Vous vous souvenez quand Grégoire est apparu dans votre vie ?
— Exactement, non. J’avais douze ans. Toute ma famille était en deuil…
Erwan avait les dates en tête : Morvan était arrivé au Katanga en mai 70, deux mois après le meurtre de Magda.
— Ma mère voulait partir mais mon père hésitait : Lontano était son œuvre. Si la ville devait sombrer, disait-il, il mourrait avec elle, comme un capitaine de vaisseau. Moi, je me rappelle surtout que la vie s’était arrêtée. Je n’allais plus à l’école. Je n’avais même plus le droit de sortir. La ville était à feu et à sang.
Philae continuait, avec sa voix de dessin animé, à décrire le marasme des années rouges. Erwan écrivait — ses doigts trempés de sueur s’enfonçaient dans ses pages. Salvo s’était planqué sous le parasol — peut-être dormait-il…
— Votre père… enfin, il était d’accord avec les… actions menées contre les Noirs ?
Erwan s’exprimait avec prudence — faute de savoir dans quel camp jouait Philae.
— Il dirigeait lui-même les opérations. On peut dire qu’il en a cassé, du nègre… À l’époque, on était persuadé que le tueur était un sorcier yombé. Mon père et sa clique traquaient les immigrés du Bas-Congo. Mais ils se sont assez vite calmés…
— Pourquoi ?
— Les Yombé sont des chasseurs. Ils se sont constitués en milices et s’en sont pris aux Blancs, avec des chiens et des filets. Y avait une ambiance… électrique. Des morts des deux côtés.
Erwan revint sur un fait qui ne cadrait pas :
— Vous dites que Grégoire appréciait les Salamandres mais quand il est arrivé, le groupe n’existait déjà plus, non ?
— Si. Ça peut paraître bizarre mais Maggie disait qu’il ne fallait pas se laisser intimider, qu’elles devaient continuer à jouer en mémoire des disparues. Elle avait trouvé d’autres musiciennes. Elle avait aussi monté une association pour prendre la défense des Noirs. Un vrai phénomène.
Il retrouvait là un des visages de sa mère : la hippie forte en gueule, toujours en avance d’une croisade. Il imaginait l’atmosphère de l’époque : Peace & Love, révolution et fumette tous les soirs. Malgré la terreur ambiante, les Salamandres n’avaient pas baissé la garde.
— Maggie et les autres étaient des contestataires… chroniques, confirma Philae. Elles se battaient contre leurs origines, contre les mines, contre tout ce pognon gagné sur le dos du peuple noir. Par goût, et surtout par provocation, la plupart couchaient même avec des Africains, ce qui rendait dingues nos parents… Moi, je les admirais. (Elle tendit la main et attrapa une Malboro.) Vous fumez ?
— Non.
— Donnez-moi du feu.
Erwan saisit un briquet posé sur la table. Philae rejeta un long filet de fumée et il crut sentir, entre la cigarette brûlante et l’air torride, la même connivence qu’il avait surprise entre l’incendie de Saint-François-de-Sales et la touffeur nocturne de l’avant-veille.
— Finalement, reprit Erwan, on a identifié Thierry Pharabot et découvert qu’il venait lui-même du Mayombé. Aurait-il pu avoir un lien avec vos familles ?
— Non. Ce n’était pas la même génération.
— Ses parents ?
— Jamais entendu parler de ça. Le mobile de Pharabot se trouvait dans le deuxième monde.
Philae s’en tenait à la version officielle : l’ingénieur initié par les féticheurs du Congo central, le nganga blanc malade de ses propres croyances… Inutile d’insister.
— Revenons à Grégoire, suggéra-t-il. Un autre détail qui m’échappe : si Magda était morte, il n’avait plus de raison de venir si souvent chez vous.
— Je vous l’ai dit : Grégoire aimait les Salamandres. (Elle eut un geste vers le jardin.) Au fond, il y avait un bungalow où les filles continuaient à jouer. Il assistait aux répétitions. Il prétendait aussi qu’il nous protégeait.
Erwan comprit enfin les motivations de Morvan :
— C’est à cette époque qu’il s’est rapproché de Maggie ?
Nouveau sourire de la femme. Ses lèvres flétries se confondaient avec sa chair pâle. Son visage paraissait flotter derrière ses lunettes de soleil, à la manière d’un fantôme.
— C’était la plus belle… Ils se sont tout de suite plu…
Erwan avait grandi, avec son frère et sa sœur, dans un enfer conjugal. Il n’était pas prêt — mais alors pas du tout — à écouter l’histoire d’une quelconque idylle entre ses parents.
— Savez-vous, coupa-t-il, si votre sœur et les autres… (il hésitait, freiné encore par le principe de précaution) se droguaient ?
Philae éclata franchement de rire face aux pudeurs du flic :
— Elles étaient défoncées du matin au soir. Ça faisait partie du jeu.
— Quelle drogue ?
— Le cannabis bien sûr, mais aussi des comprimés ou des espèces de timbres qu’elles posaient sur la langue…
Amphètes, acides : l’arsenal de l’époque.
— Savez-vous où elles se les procuraient ?
Philae nia de la tête. Erwan souligna les derniers mots qu’il avait écrits. Une idée faisait son chemin : pourquoi, dans cette ville terrifiée par un tueur en série et plongée dans une guerre civile, ces filles continuaient-elles à sortir ?
Et maintenant, la question cruciale :
— Est-ce que vous vous souvenez de Catherine Fontana ?
— Catherine, tout le monde la détestait.
La réponse le fit sursauter. Au mieux, il s’attendait à un souvenir vague. Au pire, à une absence de réaction. Catherine, française et infirmière, ne correspondait pas au profil des Salamandres.
— Pourquoi ?
— Parce qu’elle avait piqué Grégoire à Maggie.
Deuxième scoop. Non seulement Morvan connaissait Cathy mais il couchait avec elle ! Son père ne lui avait pas dit un mot là-dessus — tu m’étonnes…
— Que pouvez-vous me dire sur elle ?
— Pas grand-chose. Je sais seulement ce qu’on racontait. Elle avait dragué Grégoire la nuit de la Saint-Sylvestre 1970, à la Cité Radieuse. Les Salamandres répétaient que c’était la pire des salopes que la Terre ait jamais portées…
Philae parlait toujours de sa petite voix acidulée, tout en tirant de longues taffes sur sa cigarette. Pas l’ombre d’un sentiment en vue : ni passion ni compassion.
— Sur son meurtre précisément, de quoi vous vous souvenez ?
— Rien. Un nom de plus sur la liste, c’est tout. Mais la tristesse n’était plus la même… Les filles disaient que cette pute avait eu ce qu’elle méritait, que personne la regretterait. Ce genre de trucs.
— Maggie menait le groupe ?
— Non. Bizarrement, la mort de Cathy l’a totalement abattue. Elle est même partie à Kisangani. Elle ne voulait plus entendre parler de Lontano.
— Et Grégoire ?
— On ne le voyait plus non plus. Il menait l’enquête nuit et jour, sans résultat. Les victimes se multipliaient et il ne possédait aucun indice. Mes parents disaient qu’il ne servait à rien. On pensait surtout que l’Homme-Clou était un démon insaisissable. La malédiction de Lontano.
Erwan notait toujours — les termes exacts utilisés par Philae — mais n’analysait plus rien.
— Martine Duval, la quatrième victime, était française elle aussi. Vous la connaissiez ?
— Oui. Elle appartenait à la bande.
— Anne-Marie Nieuwelandt ?
— Pareil. Les deux venaient aux répétitions, en groupies.
— Catherine Fontana a donc été la première victime à ne pas faire partie du club ?
— On s’est dit que l’Homme-Clou provoquait Morvan. Tout le monde savait qu’ils étaient ensemble.
— Personne n’a soupçonné qu’un autre assassin aurait pu frapper ? Profiter de cette série pour couvrir son propre meurtre ?
Philae le fixa derrière ses verres fumés. Pour la première fois, ses sourcils se haussèrent : comment pouvait-on avoir des idées pareilles ? Un malaise le gagna en retour : et si c’était lui qui se trompait ? Ces histoires de jours et d’horaires, à plus de quarante ans de distance, étaient-elles suffisantes pour étayer les scénarios tordus qu’il avait en tête ?
— Les victimes suivantes ? reprit-il pour balayer son propre doute. Vous vous en souvenez ?
Elle propulsa sa clope d’une pichenette, visant une flaque. La proximité du lac contaminait toute la pelouse et la rendait spongieuse.
— L’Homme-Clou élargissait son terrain de chasse, c’est tout. Il ne visait plus seulement les Salamandres. Après Catherine, il a surpris une mère de famille dans sa villa. Il lui a planté des dizaines de clous dans la chair alors que son bébé pleurait à quelques mètres.
Erwan avait lu ces faits dans les synthèses du procès. Pas la peine de développer. Ni de revenir sur la dernière victime du meurtrier : une religieuse de vingt ans.
— Et son arrestation ?
— On a fait la fête pendant des jours et des nuits. La ville était libérée. Grégoire était notre héros ! S’il avait voulu devenir maire de Lontano, on l’aurait élu dans la minute.
— Et Maggie ?
— Elle n’est jamais revenue. Grégoire l’a rejointe à Kisangani. Elle est tombée enceinte et…
Philae se tut. Les cris des oiseaux, le bruissement des herbes semblèrent d’un coup monter en régime. Elle venait de réaliser que l’enfant que Maggie attendait alors, c’était Erwan.
Il se leva pour couper court à toute question. La suite de l’histoire, il la connaissait — c’était sa propre enfance. Sa tête bourdonnait : trop de chaleur, trop de mots, trop d’infos inattendues. Il ne se sentait plus capable d’assimiler quoi que ce soit.
— Vous n’auriez pas conservé des coupures de presse de l’époque ? hasarda-t-il pour finir.
— Non. Ce ne sont pas des bons souvenirs.
— J’ai cherché la trace de vos familles à Lubumbashi, je n’ai rien trouvé. Vous avez quitté Lontano ensuite ?
— C’est Lontano qui nous a quittés. Dans les années 80, les mines se sont taries. Plus tard encore, il y a eu des pillages. Les soldats de Mobutu, qui n’étaient plus payés depuis des lustres, se sont servis à la source. Les derniers Blancs ont fui. Certains ailleurs en Afrique, d’autres en Belgique.
— Vous, vous êtes restée.
— C’est mon pays. J’y ai fait mes études, ma carrière.
— Dans quelle branche ?
— Au Katanga, il n’y en a qu’une : les mines. L’ingénierie industrielle, la mécanique des roches, les méthodes d’extraction. Je me suis installée à Kolwezi puis ici, chez les mangeurs de cuivre…
Dernière question pour la route :
— Vous ne vous êtes pas mariée ? Vous n’avez pas eu d’enfant ?
— Plutôt crever. Il n’y a pas d’avenir ici pour les générations futures.
— Pour les Blancs ou pour les Noirs ?
— Pour personne.
Quand ils parvinrent au-dessus de Kabwe, il faisait nuit.
L’avion — un Cessna 182 bon pour la casse — venait d’éteindre ses feux de position. L’intérieur de l’appareil ne comportait que deux sièges — Erwan était assis à même le sol, à l’arrière. La cabine avait été désossée, sans doute pour transporter plus de minerai, mais l’espace était vide. Qu’allait donc livrer Salvo ? Ou était-ce le contraire ? allait-il chercher un chargement ? Il n’avait emporté que quelques valises qui paraissaient en carton, ficelées avec des sangles de déménagement.
— Ni les FARDC ni les rebelles rwandais n’ont de missiles sol-air, cria Maillot Jaune en se retournant, mais vaut mieux être prudent ! On raconte que les Tutsis ont reçu des armes…
L’avion piqua vers les ténèbres. C’était tellement irréel qu’Erwan n’avait pas vraiment peur. Plutôt le sentiment d’évoluer dans une dimension parallèle. Soudain, il distingua par le hublot une double ligne lumineuse qui tremblotait dans la nuit. Plus qu’une piste, cela évoquait les vestiges d’une culture sur brûlis.
À cinquante mètres d’altitude, le Cessna ralluma ses lumières. Contre toute attente, l’atterrissage se fit sans problème. Avec la vitesse, les nids-de-poule passèrent à l’as et le pilote réussit à maintenir plus ou moins son axe. Erwan n’avait aucune idée de l’endroit où ils étaient. Il ne disposait que d’un seul repère, sa montre : un peu plus de 18 heures.
— Bienvenue à Kabwe, patron.
Il n’espérait rien et c’est exactement ce qui l’attendait dehors. Une obscurité totale, une atmophère lourde, poisseuse comme un manteau mouillé. On ne distinguait que les boîtes de conserve remplies d’essence enflammée qui marquaient la zone d’atterrissage. L’odeur du carburant, ajoutée aux relents de la terre humide, saturait les narines. Des Noirs dissous dans l’ombre les observaient, yeux exorbités.
— On… on dort ici ? s’inquiéta Erwan.
— Non, dans la voiture qui nous emmène à Ankoro. En partant maintenant, on arrivera demain en milieu de journée. À temps pour attraper les barges.
— À quelle heure ?
— Houlà, faut déjà qu’elles soient là ! (Salvo prit son ton de businessman.) C’est mille euros, patron.
— Pour quelques kilomètres ?
— Tu peux les faire à pied.
Erwan ouvrit sa ceinture.
— Où est la bagnole ?
— Au bout du sentier, répondit le Noir en empochant l’argent, n’aie pas peur.
Le Cessna repartait déjà. À mesure que le bruit du moteur s’éloignait, les craquements et les sifflements de la nuit semblaient se rapprocher. Salvo n’aurait plus qu’à lui trancher la gorge et récupérer son cash. D’instinct, Erwan chercha, glissé dans son sac, le 9 mm et le fourra dans son dos.
Ils marchèrent dans un corridor de feuillages. Le Banyamulenge ouvrait la marche, braquant sa lampe devant lui, une de ses valises sous le bras, Erwan sur ses pas, des fantômes dépenaillés fermaient la marche, portant les autres bagages.
Bientôt, dans le faisceau de la torche, une Toyota blanche mouchetée de boue apparut. Pas une maison ni le moindre signe de vie aux alentours. Seul un chauffeur en short les attendait, cigarette au bec. Un vrai prodige, qui valait bien mille euros.
— Dernières révisions et on démarre.
Erwan s’assit sur une souche, redoutant d’y découvrir une araignée ou un serpent, au lieu de quoi c’est la fatigue qui l’assaillit. Il était abruti par la chaleur de la journée, les trépidations du vol, le néant qui les entourait maintenant. Tout ce qui lui restait ce soir, c’était des économies qui fondaient à vue d’œil, une ignorance complète de son avenir et une trouille au ventre qui ne demandait qu’à se transformer en chiasse.
Pourtant, il tenait quelque chose : les informations de Philae de Momper. Il avait déjà essayé de les ordonner afin d’échafauder une nouvelle théorie. Non, trop tôt. En revanche, un petit coup de fil à son père s’imposait. Il fouilla dans son sac et en tira l’Iridium. Après quelques essais infructueux, la sonnerie retentit. On décrocha au bout de quelques secondes.
— C’est moi, fit-il d’une voix triomphante. Je suis dans les environs de Kabwe.
Le Padre eut un sifflement admiratif mais ne posa aucune question. Une manière de respecter les efforts du fiston. Il y avait quelque chose de surréaliste à se parler ainsi à travers la nuit, d’un point de brousse à l’autre.
— Tu as le bonjour de Philae de Momper, attaqua Erwan.
Morvan ne manifesta aucune surprise : au fond, il savait exactement ce que pouvait découvrir son fils, et à qui il pouvait parler.
— Elle va bien ?
— Je l’ai trouvée… usée.
— L’Afrique, mon bonhomme ! Qu’est-ce qu’elle t’a raconté ?
— Elle m’a parlé des Salamandres.
— Toute une époque !
— Pourquoi tu ne m’as rien dit là-dessus ?
— Je t’en ai parlé mais tu n’as pas fait gaffe. Et tu as eu raison : aucun intérêt pour ton enquête.
— Et ta liaison avec Catherine Fontana ?
Soupir proche du grognement :
— Pas envie de remuer ça, fils. Pharabot l’a tuée pour me montrer qui était le maître. (Grégoire prononça un juron inaudible.) C’est moi, avec ce simple flirt, qui ai attiré son attention sur elle.
Erwan décida, le temps de cette conversation, d’admettre la culpabilité de Pharabot pour ce meurtre.
— Pourquoi tu ne m’as pas raconté tout ça la première fois ?
— Pour ne pas t’embrouiller. Ces détails ne t’auraient rien apporté sur le profil du tueur de Paris.
— C’était à moi d’en juger.
— Y a une autre raison, ajouta le Vieux un ton plus bas. Quand Pharabot a tué Cathy, il m’a complètement détruit. Cet automne, le nouvel Homme-Clou a essayé de faire la même chose avec Anne Simoni. J’ai gardé le silence par superstition, pour ne pas tomber dans une spirale que je connaissais bien…
Malgré la distance et les interférences, Erwan percevait un accent de sincérité dans la voix de son père : avait-il tort à son sujet depuis le départ ?
— Parle-moi d’elle.
— Elle est arrivée à Lontano à la fin de 1970. Je l’ai rencontrée à la Saint-Sylvestre, à la Cité Radieuse, un hôtel qui…
— On m’en a déjà parlé.
— Elle bossait dans un dispensaire ouvert aux Noirs, ce qui était à l’époque un vrai acte de foi. Qu’est-ce que je peux te dire d’autre ? Notre relation n’a pas eu le temps d’aller très loin…
— Suffisamment pour que tu laisses tomber Maggie.
— Suffisamment, oui.
Erwan distinguait maintenant, en fond, des cris et des raclements qui faisaient écho à ceux qui l’entouraient. Le bivouac de Grégoire devait valoir le sien.
— Les Salamandres la détestaient.
— Maggie était leur chef : elles ont pris son parti. Elles prétendaient que Cathy était une allumeuse, une fouteuse de merde. C’était faux. Juste une femme d’origine modeste, discrète et dévouée. Une catholique rigoureuse et un peu naïve. Le contraire de ces filles à papa qui m’ont toujours exaspéré…
— On m’a dit au contraire que tu leur collais au cul.
— Je les protégeais. Enfin, j’essayais… À l’époque, je n’avais rien à voir avec le Morvan que tu connais. J’étais moi-même une sorte de hippie. Un gauchiste avec les cheveux longs et des convictions sur tout.
Difficile à imaginer, en effet. Même jeune, maoïste ou beatnik, Morvan devait déjà être un flic dans l’âme, un fouineur infiltré.
— J’ai découvert que les Salamandres étaient toutes des filles des Blancs Bâtisseurs.
— Tu parles d’un scoop. Et alors ?
Il était temps d’exprimer son nouveau soupçon :
— Pharabot avait peut-être un autre mobile.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— Les Blancs Bâtisseurs venaient du Bas-Congo, comme lui. Il les avait peut-être connus là-bas.
— Les dates ne collent pas. Il n’était pas né quand ces familles se sont installées à Lontano.
— Quelque chose qui concerne ses parents ? Ou la sorcellerie ?
— T’es en plein délire. Le fumier a choisi les Salamandres parce qu’elles étaient les filles les plus en vue de Lontano. En les transformant en fétiches, il obtenait plus de puissance… c’est tout. Tu me fais perdre du temps et de l’argent. Tu sais combien coûtent ce genre de communications ?
Erwan passa outre :
— Philae m’a dit que les filles se défonçaient beaucoup.
— Et alors ?
— Elle m’a parlé d’acides, de LSD. Où se les procuraient-elles ?
— Il y avait des filières. Lontano était une ville moderne. Où tu veux en venir ?
— Elles prenaient peut-être des risques pour se fournir…
Des portières claquèrent dans son dos. Erwan se retourna. Les sacs étaient dans le coffre, le chauffeur au volant, Salvo côté passager. Ne manquait plus que lui. Il frissonna. Il avait peut-être déjà chopé la crève dans ce climat d’éponge.
— Je suis sûr que t’as creusé cette piste.
— Elles allaient chercher leur came le soir, admit son père après un bref silence. De l’autre côté du fleuve. C’est comme ça qu’il les surprenait en effet. T’es content ? Qu’est-ce que ça t’apporte aujourd’hui ?
— Mon idée…
— Quelle idée, à la fin ? explosa Morvan. J’ai interrogé tous les trafiquants à l’époque, j’ai surveillé les allées et venues de chaque fille dans les ghettos noirs, j’ai passé mes nuits à planquer sur le bac, tout ça pour rien. Je n’ai jamais réussi à le surprendre. Aujourd’hui, Pharabot est mort. Le deuxième Homme-Clou aussi. Pourquoi tu cherches à réécrire l’histoire, nom de dieu ? Pour me traîner dans la merde quarante ans après les faits ?
Erwan ne sut quoi répondre. Son père conclut avec mauvaise humeur :
— N’utilise plus le téléphone satellite pour de telles conneries. Je te l’ai filé pour m’appeler en cas de besoin, pas pour me casser les burnes tous les soirs.
Le Penasar est un restaurant indonésien situé dans le 8e arrondissement, spacieux et peu éclairé. Bougies, lumières indirectes, objets de bronze et de cuivre, renvoyant des reflets parcimonieux sur les tables et les visages. Le long des murs, des marionnettes wayang derrière des parois de toile projettent des ombres d’une troublante élégance. Pour les femmes, un avantage : le clair-obscur est clément avec les rides et autres imperfections. Pour les hommes, un avant-goût de victoire : on est déjà au lit, ou presque.
Gaëlle avait choisi l’endroit pour une autre raison : les tables espacées ménageaient une vraie intimité. Elle ne voulait pas de témoins gênants pour cette première rencontre. Curieusement, elle se sentait à l’aise. Katz en revanche paraissait hors sujet. Elle savourait ce spectacle — pendant une année, elle avait subi face à lui une situation d’infériorité. Elle tenait là sa petite revanche.
— Vous connaissez l’Indonésie ? attaqua-t-il avec maladresse.
Visiblement pas un habitué de l’exercice. Mais quel exercice au juste ? Pourquoi l’avoir invitée ? La draguait-il ? Tentait-il une nouvelle expérience : la psychanalyse autour d’une table ?
Elle trempa une brochette de poulet dans la sauce satay, la croqua puis haussa une épaule.
— Comme tout le monde : je suis allée à Bali.
Katz sourit en en prenant une à son tour.
— On ne doit pas venir du même monde.
— Ne me faites pas croire que vos amis partent en camping à Palavas-les-Flots.
— Vous seriez étonnée. J’ai beau exercer dans le 16e arrondissement et avoir des patients plutôt aisés, je viens d’un milieu… modeste.
Allons bon, elle allait avoir droit à une biographie à la Zola. Pas grave. Quel que soit le déroulement de la soirée, contempler son psy dans cette posture était un régal.
— Et votre femme, vos enfants ? Où sont-ils ce soir ?
— Eh bien… (L’air gêné, d’un geste réflexe, il s’essuya avec sa serviette.) Ils sont à la maison.
— Votre épouse, elle sait que vous dînez avec moi ?
— Mais… bien sûr.
— Pas de réflexion, pas d’engueulade ?
Il eut un rire bref :
— Nous ne sommes pas ce genre de couple.
Elle se demandait ce qu’il voulait dire mais préféra continuer à jouer à la boîte à questions :
— Quel âge, vos enfants ?
— L’aîné, Hugo, onze ans. Son frère, Noah, huit.
On vint prendre la commande. Gaëlle décida pour deux, choisissant plusieurs plats à partager.
— Je préfère vous prévenir, reprit-elle sur un ton faussement autoritaire, ce soir c’est vous le sujet.
— Pourquoi ?
— Parce que vous savez déjà tout de moi.
Elle avait remarqué son tic : il se frottait les paumes l’une contre l’autre comme pour les réchauffer, produisant un bruit de feuilles sèches qui lui rappelait Morvan et sa peau de serpent. Pas bon du tout.
— Katz, c’est de quelle origine ?
— C’est juif, si c’est la question.
— Ce n’est pas du tout la question !
— Mon nom est d’origine allemande, l’apaisa-t-il d’un nouveau sourire. Mon père assemblait des voitures à Berlin-Ouest dans les années 60. Ensuite, il est passé chez l’« ennemi », une marque française, je ne sais plus laquelle, avant d’émigrer en France.
— Vous êtes né en France ?
— Presque : en Alsace. J’y ai vécu jusqu’à mes études supérieures.
— Pourquoi avez-vous choisi cette discipline ?
La question lui avait échappé — elle s’était juré pourtant de l’éviter : trop banale. Le métier de psy, comme celui de flic ou de pute, intrigue. Pour une fille de préfet, escort à ses heures perdues, elle aurait pu trouver mieux.
— Je vais vous faire une réponse simple… Pour moi, c’est le plus beau métier du monde.
— Comment le définiriez-vous ?
Il planta ses coudes sur la table — à la lueur de la bougie, son visage osseux prenait des reflets tourmentés.
— Je suis un mécanicien. Je remets des hommes et des femmes en état de marche. Je purge leurs âmes et diffuse de l’énergie positive. Je soutiens l’amour contre la mort.
— Vous êtes un idéaliste.
— Vous pensez que j’ai passé l’âge pour avoir de telles idées ?
— Je ne le connais pas.
— Quarante-six ans.
Les commandes arrivèrent. Sa première moisson de réponses était franche et plutôt satisfaisante. Après quelques explications sur chaque plat (elle jouait à l’affranchie alors que c’était la deuxième fois qu’elle venait là), elle repartit pour de nouvelles questions, toujours avec une pointe d’agressivité :
— Ça ne vous épuise pas d’écouter ces gémissements, ces pensées morbides toute la journée ?
— À vous entendre, je suis un vide-ordures.
— Un peu, non ?
— Je ne suis pas un auditoire, juste une clé. Mes patients se parlent à eux-mêmes.
— Vous aurez tenu un quart d’heure.
— Avant quoi ?
— Me sortir votre bullshit de psy.
Il leva son verre — en fait, sa tasse : ils avaient commandé du thé épicé.
— Vous êtes injuste : c’est vous qui dirigez l’interrogatoire.
Elle l’imita puis but à son tour une gorgée.
— C’est vrai, mais vous me connaissez, non ? Quand je ne suis pas cynique, je suis hostile. Quand je suis ni l’un ni l’autre, c’est que je pleure. Si vous me disiez plutôt pourquoi vous m’avez invitée à dîner ?
Encore une question qu’elle était censée retenir.
— Disons que je veux être votre ami.
— Je suis déçue…, fit-elle en minaudant.
— Vous avez tort : c’est plutôt la preuve que j’ai de hautes espérances.
Elle n’insista pas, de peur d’avoir droit au sempiternel discours sur l’amitié plus forte que l’amour. Elle préféra en revenir aux questions pragmatiques — son quotidien, son job. De ce côté-là, elle resta sur sa faim. Il n’enseignait pas à la fac, n’avait pas de service dans un HP : rien de brillant ni de singulier. Il parlait de son cabinet comme d’un petit commerce.
Pourtant, elle ne se lassait pas d’observer son visage — durant ses séances, la voix de Katz avait toujours été associée au vide et à un plafond fissuré. Maintenant, elle pouvait contempler cet être de chair et d’os — surtout d’os.
Avec un temps de retard, elle se rendit compte qu’elle ne lâchait plus la parole, parlant à tort et à travers. Elle avait l’impression d’avoir bu mais c’était l’effet de l’excitation. La tête lui tournait comme un moulin à prières.
Soudain, le psy l’arrêta d’un geste. Il avait les yeux baissés sur l’assiette de Gaëlle : elle n’y avait pas touché. Au fond, elle aussi passait une épreuve. Dix années d’anorexie et tout ce que Katz savait sur ce problème, c’était ce qu’elle lui avait raconté.
— C’est pas ce que vous croyez, fit-elle en plongeant sa cuillère dans son nasi goreng. Je parle, je parle et j’en oublie de manger.
— Alors laissez-moi parler. Je veux que vous compreniez que ce que je vous propose a beaucoup plus de valeur qu’une relation sexuelle.
Elle porta la cuillère à sa bouche — délicieux.
— C’est ce que disent les hommes aux boudins.
— Gaëlle, je vous connais en profondeur. Cette image du père que vous détestez…
— Ce n’est pas une image, c’est une réalité. Un salopard de…
— Vous ne pratiquez qu’un type de rapport avec les hommes, le combat, et l’arme que vous utilisez est votre corps. Vous en avez fait votre croisade, votre névrose…
— Il faut que je paie la consultation ?
— Écoutez-moi. Je vous offre aujourd’hui un autre type de soutien, de réconfort. Je peux vous aider à briser l’association qui vous constitue : homme/ennemi. (Il sourit.) Je voudrais être, disons, le premier gracié…
Elle but une gorgée de son thé — il était froid.
— Je préférais quand on parlait de vous, se raidit-elle.
— Nous parlons de nous. Je ne dois plus être votre psy ni un homme parmi d’autres, c’est-à-dire une proie sexuelle. Je serai votre ami, tout simplement.
Elle sentit des larmes lui monter aux yeux. Elle ne comprenait pas les intentions de Katz mais sa bienveillance la dégoûtait. De tous les sentiments qu’elle pouvait inspirer, le pire était la pitié.
— Excusez-moi.
Elle se précipita aux toilettes pour pleurer un bon coup. Putain de putain de putain… Pour qui se prenait-il ? Durant une année, il l’avait assommée par son silence et voilà qu’il lui parlait maintenant comme un prêtre.
Quand elle se retrouva devant le miroir des lavabos, elle avait déjà repris le dessus. Dans l’atmosphère mordorée — toujours la touche balinaise —, elle s’observa : petite, vidée, à cran. Ce dîner est nul, se dit-elle. Complètement raté. Vraiment pas de quoi s’arracher les collants. Elle avait oublié son sac : impossible de se remaquiller. Un peu de flotte sur le front, on se pince les joues et on repart… Le temps de remonter les escaliers, elle avait déjà changé d’idée. Il fallait lui laisser une chance. Pour la première fois, un homme lui tendait la main au lieu d’autre chose.
Elle traversa la salle comme elle se serait approchée d’une scène de théâtre, lissant des paumes sa petite robe noire. Elle s’arrêta à quelques mètres de la table, sidérée. Au fond de l’ombre, dissimulé par la table, Éric Katz était en train de fouiller son sac à main.
Le temps qu’elle reprenne sa marche, il l’avait repérée et souriait. Le sac était revenu à sa place, sur le siège libre. Elle aurait pu croire avoir rêvé mais non. Que cherchait-il ? Quel était le véritable but de ce dîner ?
Quand elle s’assit, elle avait retrouvé sa cohérence — c’est-à-dire sa colère et son mépris. Elle souriait toujours, et même plus franchement : elle connaissait mieux ce rôle. Katz lui parlait et elle répondait, avec humour et vivacité. Elle était en pilotage automatique et plus rien de ce qui se passait à cette table ne l’intéressait.
Glacée jusqu’au fond des os, elle avait pris sa résolution : elle l’emmènerait au bout de ses désirs et lui arracherait son secret.
Cet homme cherchait quelque chose — et elle saurait quoi.
« Turned a whiter shade of pale… »
Lontano, 1970. Dans la salle des fêtes de la Cité Radieuse, les accords de Procol Harum résonnaient alors qu’autour de l’hôtel, la forêt pleurait en silence.
Morvan se souvenait encore de la suite harmonique du morceau (celle du Canon de Pachelbel) et du timbre râpeux de l’orgue Hammond. La voix de l’amour, et aussi celle de la mort. Sur la piste, les couples dansaient à l’unisson mais chacun était seul, grisé par ce souffle d’église qui raclait au rythme de la boule à facettes.
Maggie, short extracourt, bottes blanches, lui murmurait à l’oreille que même avec cette chaleur, elle était obligée de porter des collants à cause des moustiques et que ces salopards passaient même à travers… Son rire rouge, son timbre rauque. Il s’écartait légèrement et admirait ces taches de rousseur qui lui rappelaient la poudre vitaminée qu’on lui donnait à l’orphelinat — un des rares bons souvenirs de son enfance.
Et maintenant, cette poudre était là, près de ses lèvres. Sa vitamine pour toujours…
Au-delà des chuchotements de Maggie, il percevait les paroles de la chanson : une femme au visage spectral, un plafond qui s’envole, un meunier qui raconte son histoire et un homme qui flotte parmi ses cartes à jouer… Au fil des mots, Morvan songeait à son propre destin : d’une certaine façon, la chanson racontait son histoire, celle d’un homme poursuivi par une femme livide, une de ces créatures qui hantent les poèmes de Verlaine. Que lui prédisait cette musique ? Qu’il n’échapperait jamais à sa malédiction et que la fille pâle le retrouverait toujours.
Et en effet, ce soir-là, elle apparut sur le seuil de la salle de bal.
Sa silhouette se découpait à contre-jour. Elle restait, dos aux néons du hall, à la lisière de la piste. Morvan ne respirait plus. Le présent s’était arrêté. Le rire de Maggie n’existait plus, déjà relégué dans les limbes d’un passé sans intérêt.
Son seul présent se tenait là, à quelques mètres.
Maggie suivit le regard de Grégoire et aperçut à son tour l’arrivante. Elle parut surprise, décontenancée, et déjà vaincue. L’attaque avait eu lieu, à son insu, il y avait très longtemps ou juste une seconde, mais tout était réglé, alors que l’orgue de « A Whiter Shade of Pale » poursuivait son requiem.
Morvan lâcha Maggie et se tourna vers l’autre. Une fille petite et excessivement maigre. Visage en losange, mâchoires prononcées qui se resserraient sur des lèvres charnues. Une douceur enveloppait cette figure sculptée comme celle d’un camée. À Lontano, la tendance était aux cheveux longs et raides — Cathy Fontana portait les cheveux courts. Chez les Salamandres, la rousseur et la blondeur étaient la norme — elle était brune.
— Tu la connais ? demanda Maggie, en essayant encore d’être joyeuse.
Morvan déglutit péniblement et l’abandonna en murmurant :
— Depuis toujours…
La toile s’ouvrit brutalement :
— Patron, faut qu’tu viennes.
Il se redressa sur son matelas — il s’était enfermé dans sa tente pour mieux affronter les démons réveillés par son fils.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Viens.
Il découvrit soldats et porteurs apeurés, groupés autour du feu.
— Ils ont entendu des bruits, tonton.
— Quel genre ?
— Des bruits.
Morvan tendit l’oreille. Rien de spécial. Il ne croyait pas à un animal — la guerre avait fait fuir les grands prédateurs. Plutôt les gars d’une milice. « Les enfoirés t’attendent… », avait plaisanté Jacquot. Maintenant que Grégoire avait abattu le gamin, tout le monde connaissait sa position.
— Qu’est-ce qu’on fait, patron ?
— On va se coucher. Ils ne feront rien cette nuit.
— T’es sûr, patron ? Pasque…
— Dormez. On verra demain.
La Touffe disparut. Dans cette zone, Morvan penchait pour des Maï-Maï, guerriers traditionnels du Congo. Or, il n’y avait pas plus superstitieux que ces connards. Jamais ils ne se seraient lancés dans une attaque nocturne — la nuit était le royaume des esprits.
Il ne rentra pas aussitôt sous sa tente dôme, demeurant plusieurs minutes à s’imprégner des ténèbres, à en capter la respiration lancinante. Il avait déjà oublié la menace — mince tribut à payer pour qui souhaitait pénétrer réellement la chair de l’Afrique. Non, il songeait de nouveau au seul danger qu’il redoutait : ce que son fils Erwan pouvait découvrir. Remonterait-il jusqu’à la Cité Radieuse et au cauchemar qui s’était mis en marche cette nuit-là ?
A près deux heures de piste, ils avaient perdu une roue. Ils l’avaient cherchée, retrouvée, revissée avant de repartir après minuit. Plus tard, un tronc d’arbre les avait bloqués une heure, puis le 4 x 4 s’était enlisé. Erwan avait aidé ses acolytes à placer les plaques de fer sous les pneus alors que l’averse leur labourait le dos. Le reste du temps, il avait tenté de dormir sur la banquette arrière — sans succès : trop de bosses, trop de chocs, trop de sueur. Finalement, mieux valait demeurer les yeux ouverts pour bien profiter de ce voyage fantôme.
Maintenant, le soleil se levait, un vent frais circulait dans l’habitacle et Salvo venait de lui annoncer qu’ils avaient couvert à peine la moitié du parcours.
— On va s’arrêter à Muyumba pour faire des provisions ! clama-t-il.
— On devait pas le faire à Ankoro ?
— Mieux vaut prendre ses précautions.
Erwan capta le message :
— Combien d’heures pour Ankoro ?
— Au moins une journée.
Ainsi, il y était enfin. Le bourbier dont son père lui avait si souvent parlé. Pas d’heure, pas de route, pas de repères. Prendre les évènements comme ils viennent et surtout, bien saisir le sens du périple : c’est l’Afrique qui vous roulait dessus et non l’inverse.
— Et… les barges ?
Salvo eut un geste d’insouciance suggérant qu’il n’y avait finalement pas plus de chance qu’elles soient là-bas aujourd’hui que demain.
Erwan ouvrit sa fenêtre et admira le paysage dans la lumière matinale. Plaines sans fin, vallons qui se perdaient dans la pulvérulence du soleil, arbres dont les cimes se noyaient dans la brume. Chaque élément semblait remonter à une ère immémoriale. Des verts de rizière, des rouges de forge, des jaunes d’étamine : c’était ici que les couleurs étaient nées.
Il songea aux hommes qui avaient conquis — et exploité — cette terre. Il pensa à ces Italiens qui avaient planté une pancarte qui signifiait « loin » dans leur langue et aux Belges qui les avaient suivis, découvrant la richesse des sous-sols.
— Tu connais l’histoire des Blancs Bâtisseurs ?
— Patron, fit Salvo d’un ton d’évidence, j’ai fait la fac de psychologie.
Erwan ne voyait pas le rapport mais attendit la suite.
— Tout a commencé avec Léopold, le roi des Belges, claironna le Noir. Il a envoyé des gars de chez lui, des gars à la dure pour exploiter les terres africaines, collecter l’ivoire, couper les arbres, construire le premier chemin de fer, et bien sûr mater les négros… Au début, les p’tits Blancs, y vivaient comme des animaux. Ils avaient pas de maison, tonton, rien à manger ni rien du tout. Y z’étaient obligés d’enfumer les termitières-cathédrales pour chasser les bestioles et y vivre à leur place.
Avec les cahots de la route, les vrombissements du moteur et l’accent à couper à la machette de Salvo, Erwan pensa avoir mal compris :
— Ils vivaient sous la terre ?
Salvo, hilare, frappa dans ses mains — en même temps, il ne cessait de donner des gifles ou des coups de pied au chauffeur pour l’empêcher de s’endormir — ou parfois même le réveiller.
— Patron, les termitières-cathédrales, c’est des constructions de plusieurs mètres de haut, à ciel ouvert ! Impossibles à briser. Quand on construit une route, on est obligé de les contourner tellement c’est solide. Les Blancs, y vivaient là-dedans, et y creusaient la roche à mains nues pour trouver du minerai…
Erwan avait de sérieux doutes sur l’exactitude des faits.
— Les familles de Lontano, c’était celles de ces pionniers ?
— Ce sont eux qu’ont construit le chemin de fer dans le Bas-Congo ! Y jetaient les corps des ouvriers morts dans les cuves où on fondait les rails, y tuaient les sorciers qui s’opposaient au passage des voies…
Encore des légendes mais Erwan imaginait bien ces Blancs en quête de fortune et de pouvoir. Les sauvages, c’étaient eux. Le sang de sa mère. Son propre sang. Ils n’avaient jamais rencontré aucun membre de la famille de Maggie. Morvan leur avait assuré qu’ils étaient morts au pays. Vraiment ?
— Après la guerre de 14, continuait Salvo, on a reconstruit l’Europe grâce au Congo, avec l’étain, le zinc, le cuivre…
Le père Albert lui avait raconté que les Blancs Bâtisseurs s’étaient installés au Katanga dans les années 60.
— Tu sais pourquoi ces familles sont venues dans cette région ? Leurs affaires ne marchaient plus à l’ouest ?
— Y s’est passé quelque chose, répondit Salvo sur un ton lugubre. Y z’ont été chassés du Mayombé. Une histoire de magie… Au Mayombé, le sorcier, il est très fort. Vrrrraiment trrrrès fort ! Ces Blancs, ils étaient maudits !
Ces rumeurs avaient sans doute valeur de symbole : un évènement s’était produit, crime ou faute politique, déformé par la brousse et les superstitions. En résumé, on avait chassé ces familles de la côte occidentale.
— Au Katanga, personne voulait d’eux, poursuivit le Banyamulenge. Les Belges qu’étaient déjà là, ils avaient leur fromage à Kolwezi et y voulaient pas le partager. Alors les Bâtisseurs, y z’ont dû partir vers le Nord, la vraie terre sauvage. Y z’ont dû vivre à nouveau dans les termitières, chef, et creuser la terre rouge avec leurs mains blanches… C’était l’indépendance au Congo et tout l’monde se foutait sur la gueule. Mais eux, ils creusaient, et ils creusaient encore… Sous leurs doigts, y avait du cobalt, du manganèse, de l’or ! Mobutu, il a bien été obligé de les écouter… C’étaient peut-être des parias mais dans leur domaine, ils restaient les meilleurs…
Erwan songea à l’Homme-Clou, l’enfant oublié du Bas-Congo. Finalement, il n’y avait pas tant d’années d’écart entre sa naissance et la migration de ces rois maudits…
— Patron, on arrive à Muyumba.
Erwan aperçut, à travers le pare-brise moucheté de boue, une corde tendue entre deux barils de fuel, surveillés par des soldats débraillés. Au bord de la piste, des femmes étaient assises devant une bassine ou un cageot, abritées sous un parasol.
Salvo se tourna et tendit la main. Dans la nuit, ils avaient déjà croisé plusieurs barrages de ce type. À chaque fois, il fallait présenter les autorisations et surtout quelques billets. Erwan ouvrit sa ceinture et donna une liasse.
— Tu t’approches pas. Tu me laisses parler. (Maillot Jaune fit un rapide signe de croix puis embrassa sa bible.) Dieu nous protège !
À mesure qu’ils montaient vers le Nord, Salvo était de plus en plus nerveux. Il fit stopper le 4 x 4 à cent mètres du check-point. Alors qu’il marchait vers les soldats, son porte-documents sous le bras à la manière d’un agent d’assurances, Erwan en profita pour se dégourdir les jambes.
Quand on descend d’un bateau, le roulis vous habite encore. Lui, c’étaient les nids-de-poule, les ornières et les flaques qui vibraient dans ses jambes. D’un pas chancelant, il se dirigea vers les parasols — il avait une faim de loup.
Pour le petit déjeuner, il devrait repasser. On vendait ici de l’essence dans des bouteilles de soixante-quinze centilitres, des bonnets de douche volés à un quelconque hôtel, des chenilles dans des bassines. D’autres articles étaient plus énigmatiques : tubes non identifiés, liquides brunâtres dans des sacs transparents, petits bidons souillés…
Salvo réapparut dans son dos, tout sourire : le contrôle s’était bien passé.
— T’es malade, patron ?
— Non, pourquoi ?
— Parce que c’est la pharmacie.
Erwan observa à nouveau les récipients informes et crasseux :
— Ce sont des médicaments ?
— La pâte à dentifrice, c’est pour les hémorroïdes. La glaise, pour les caries, expliqua le Noir sur un ton doctoral. Pour les brûlures, on utilise plutôt les œufs de chenille. Faut bien s’débrouiller !
— Et… ça ? fit le Français en désignant de minuscules carrés enveloppés dans du papier d’argent.
— La cosmétique.
— Quel genre ?
— Des bouillon Kub. Les femmes les utilisent en suppositoires, pour avoir de plus grosses fesses !
Muyumba est un village ensablé qui monte parmi les collines. Tout y est rouge : latérite, briques d’adobe, toitures rouillées. Erwan songeait aux chirurgiens qui portent des blouses vertes pour reposer leurs yeux, trop sollicités par la vue du sang — les habitants de Muyumba auraient dû s’habiller en vert.
Le chauffeur avait quitté la route principale pour s’engager dans des ruelles aux airs de labyrinthe. Tout semblait avoir été bâti à la va-vite, et pas pour longtemps. Que l’on découvre des mines ailleurs, et tout le monde se casserait.
— Les soldats du check-point, demanda Erwan, c’était l’armée régulière ?
— Plus ou moins.
— Comment ça « plus ou moins » ?
— Ils portent l’uniforme des FARDC mais ça signifie rien. Chaque groupe se bat pour lui-même. Ils ont conquis un bout de terrain et l’exploitent : une mine, des cultures… Kabila est loin et il faut survivre.
Ils avançaient toujours dans un dédale pourpre. Erwan ne comprenait pas pourquoi ils devaient s’enfoncer dans un tel ghetto.
— Où on va, là ?
— La question, c’est : est-ce que t’as encore des sous ?
— Tu commences à me fatiguer, Salvo. Je ne raquerai plus pour franchir un bout de ficelle.
— Et pour rencontrer un témoin ?
Erwan n’eut pas le temps de répondre. Salvo se retourna et casa son coude entre les deux sièges.
— J’ai une tante qui vivait y a longtemps à Lontano. Elle travaillait pour une grande famille, j’me rappelle plus laquelle. Elle vit à Muyumba. J’me suis dit : on peut aller la voir…
Erwan ouvrit sa ceinture — il serait toujours temps de passer à d’autres méthodes, à base de menaces physiques et de calibre. Salvo empocha les cent dollars et donna un nouvel ordre au chauffeur.
Après quelques coups de volant, ils se retrouvèrent dans une cour de terre battue. Un seul bloc en U fermait l’espace. Sur le toit, une citerne d’eau de pluie. Le sable semblait sucer les murs et remplir les angles. Assises par terre, des femmes voilées étaient embusquées dans la mort même.
Le Banyamulenge se dirigea vers un seuil clos par un rideau. La chaleur s’emmagasinait dans ce patio comme au fond d’un four. Une pancarte, écrite au pinceau, indiquait : CENTRE SOINS FEMMES.
Salvo se retourna, soudain grave :
— Ma tante, patron, elle s’appelle Mouna. Elle est très respectée ici. Elle s’occupe des femmes violées qui viennent du Nord. Alors tu restes poli, d’accord ?
— Mais bien sûr, je…
— Ces femmes-là, elles sont irradiées, tu comprends ?
Salvo chuchotait presque alors que les mugissements du vent tournaient autour d’eux, soulevant des bouffées rouges.
— Irradiées par quoi ?
— La honte, la souffrance, la souillure… (Le Noir lui saisit le bras.) Le viol, c’est notre bombe atomique à nous, tu piges ? Ces victimes, elles sont contaminées pour toujours, elles meurent à p’tit feu…
Erwan se libéra de l’emprise :
— Je saurai me tenir.
Le rideau s’ouvrit sur les ténèbres. Dans la première pièce, pas de meubles, seulement des tapis. Des femmes, enturbannées comme celles de l’extérieur, étaient assises, totalement immobiles. Erwan s’avança. Les rares lucarnes étaient obturées avec du carton. Des lampes-tempête et des bougies ponctuaient l’espace, envoyant des lueurs roses contre les murs de terre.
Ce n’était plus l’Afrique noire mais l’Afrique rouge, celle du désert et de l’Islam. Malgré la pénombre, pas la moindre parcelle de fraîcheur ici. L’idée même d’une température en dessous de quarante degrés relevait de l’utopie.
Salvo s’adressa à des fantômes dans un nouveau dialecte. La femme acquiesça puis se leva. Petite, courbée, elle lui arrivait à la taille. Elle se mit en marche et ils la suivirent sans un mot.
Ils traversèrent plusieurs pièces, compartimentées par des tissus, de la toile, du linge. Derrière ces parois flottantes, Erwan apercevait encore des silhouettes, des adolescentes, des petites filles, amorphes ou vaquant à des tâches domestiques avec lenteur et précaution. Parfois, on entendait le cri d’un bébé. Sans doute le produit d’un abus sexuel — ou carrément la victime d’un violeur. Certaines convalescentes boitaient ou se déplaçaient avec difficulté. Erwan, lors de ses recherches à Paris, s’était procuré des rapports sur les centaines de milliers de viols commis dans le pays — on parlait d’un par minute. Il savait pourquoi ces femmes étaient infirmes mais il refusa de se souvenir des détails qu’il avait lus.
Dans la dernière salle, une dizaine de spectres étaient assis en cercle, autour d’un brasero sur lequel on préparait du thé. L’ombre s’inclina et parla avec une vieille femme assise.
— Maman Mouna, murmura Salvo.
On s’écarta pour leur laisser une place. Vêtue d’un pagne carmin tissé de motifs dorés, la maîtresse des lieux penchait curieusement la tête d’un côté et n’avait pas les cheveux crépus : sa chevelure grise était simplement ondulée, couverte par un voile sombre qui se déployait sur ses épaules. À la lueur du feu, son visage paraissait sculpté dans une souche de bois noir très dur. Deux rides profondes dessinaient des tenailles sur ses pommettes, se resserrant autour de la bouche.
Présentations. Salvo parlait français, Mouna souriait d’une manière détachée, presque absente. Ses yeux mi-clos paraissaient regarder dans le vide comme une aveugle.
— Elle est d’accord pour te parler, résuma le Banyamulenge en lui donnant une tasse de thé. Mes souvenirs étaient bons : elle travaillait chez les Blancs Bâtisseurs.
— Les autres parlent français ?
— Non.
Tant mieux. Pas besoin de public. Erwan but une gorgée — il n’avait jamais goûté un breuvage aussi amer et sucré à la fois — puis expliqua sa démarche avec malaise : son histoire vieille de quarante ans ne pesait pas lourd parmi ces victimes du présent. La vieille regardait toujours un point mystérieux, sa tête s’inclinant comme celle d’une poupée démantibulée. L’introduction d’Erwan semblait l’amuser — ça la changeait des journalistes et des membres d’ONG.
— Je travaillais chez les Verhoeven, répondit-elle enfin dans un français quasiment sans accent. Une famille importante de Lontano. Le père dirigeait l’Union minière, il était le chef de la ville.
— Que faisiez-vous chez eux ?
— Le ménage, bien sûr. Mais aussi un peu plus que ça… La gestion des repas, les devoirs avec les enfants…
— Où… Enfin, vous parlez un français parfait.
Dans son rire pointa une légère coquetterie :
— Je suis une fille d’évolués.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Une invention des Belges. Le chaînon manquant entre le singe, c’est-à-dire l’Africain, et l’être civilisé, c’est-à-dire le Blanc. L’évolué, c’était le mundele-ndombe : le Blanc à peau noire. On savait lire et écrire le français, on mangeait avec une fourchette, on dormait dans des draps. Ça nous donnait le droit d’acheter du vin rouge ! Mobutu a balayé tout ça. Plus question d’imiter les mzungus…
Il l’interrogea sur les meurtres.
— Il y a d’abord eu la fille de De Vos, puis la petite Cornette, puis encore Magda de Momper et Martine Duval. Quand Monika a été assassinée… Verhoeven est devenu fou. Il ne cessait de répéter : « Faut tous les griller ! »
— Et vous ? Il ne vous mettait pas dans le même sac ?
— Non. Le mzungu est toujours protecteur avec ses employés de maison. C’est comme si nous n’étions plus noirs…
— Ces familles venaient du Bas-Congo, comme le tueur.
Elle acquiesça avec une expression de respect : Erwan connaissait son dossier.
— Ils avaient reconnu la magie yombé. La malédiction les avait poursuivis jusqu’au Katanga. L’Homme-Clou était envoyé par les esprits !
Erwan lança un regard à Salvo qui n’en perdait pas un mot. Il avait l’expression d’un enfant à qui on raconte une histoire de sorcières avant de s’endormir.
— Vous voulez dire que les Blancs Bâtisseurs croyaient aux esprits ?
— Ils avaient passé des années dans le Mayombé : comment survivre autrement ?
Erwan remisa cette information dans un coin de son cerveau.
— On raconte qu’ils avaient commis une faute, vous savez laquelle ?
— On ne parle pas de ces choses-là.
— La série de meurtres était un châtiment ?
— Si c’en était un, il était injuste : leurs filles étaient innocentes.
Belle occasion pour revenir sur les Salamandres. Mouna lui répéta ce qu’il savait déjà puis lui proposa quelque chose qu’il n’attendait pas : des images des victimes.
— J’étais passionnée par la photographie.
Elle donna un ordre dans la pénombre. Durant quelques secondes, le silence resta suspendu autour du cercle. Erwan but le nouveau thé qu’on lui avait servi — plus amer encore, et toujours aussi sucré.
Les clichés arrivèrent.
— Les Salamandres ! fit Mouna avec une sorte de fierté dérisoire.
C’était une photo de groupe — non pas seulement les musiciennes mais une dizaine de jeunes femmes qui se ressemblaient d’une manière frappante. Blondes ou rousses, toujours minces, parfois même décharnées, elles portaient des tuniques africaines, des blouses indiennes, des minijupes et tout un tas de bijoux ethniques.
Mouna choisit d’autres tirages et montra au Français, en gros plan, Ann de Vos, Sylvie Cornette, Magda de Momper, Monika Verhoeven… Elles avaient toutes une carnation pâle et sèche, ponctuée de taches de rousseur. Leurs traits étaient fins mais parfois à la limite de la dureté. Leurs os saillaient sous la peau de vélin.
— Leur ressemblance est… incroyable.
Mouna rit en relevant son fichu devant la bouche :
— C’est parce qu’elles sont sœurs.
— Quoi ?
— Enfin, presque… Les Blancs Bâtisseurs refusaient tout mélange avec les populations locales et même les Occidentaux qui n’étaient pas de leurs filiations. Le clan était consanguin depuis des générations. Ils s’épousaient entre cousins, parfois même germains, et des rumeurs d’inceste ont toujours circulé…
Erwan observait les photos et imaginait ceux qu’on ne voyait pas dessus : les pères autoritaires, jaloux de leur sang appauvri, les mères en retrait, anémiées, reines pondeuses au bout du rouleau. À leur façon, les colons avaient reproduit ces lignées maudites de l’Égypte ancienne ou de la Rome antique qui sombraient dans la folie ou s’étiolaient dans les maladies génétiques à force d’endogamie.
Soudain, il aperçut une photo qui lui déchira le cœur : un couple debout sur fond de soleil couchant. L’homme, grand, musclé, arborait une boule afro à la Jackson Five. Grégoire Morvan au faîte de sa jeunesse. Sur ce cliché, il ressemblait plus à un GO du Club Méditerranée qu’à un enquêteur sur les traces d’un tueur en série. Mais le vrai choc provenait du deuxième personnage : une jeune femme élancée, dont la beauté se coulait à la manière d’une ligne de sable clair entre les bras de son homme. Maggie. À elle seule, elle résumait la beauté et la pâleur de toutes les autres. « C’était la plus belle… », avait dit Philae.
— Vous vous souvenez de Maggie de Creeft ? demanda Erwan d’une voix enrouée.
— Elle dirigeait le groupe. Toutes venaient à la maison pour faire des « sit-in » comme elles disaient. (Elle rit à l’évocation de ces enfantillages.) Je leur préparais des mikaté, des beignets à la banane…
À la manière de Philae de Momper, Mouna parut réaliser une évidence :
— Vous avez dit que vous vous appeliez Morvan ?
— Oui. Comme Grégoire Morvan, mon père.
Pour la première fois, la vieille femme délaissa son sourire béat. Ses yeux brillèrent plus intensément dans son visage de quartz.
— Grégoire Morvan… Le héros de Lontano. Vous lui ressemblez beaucoup.
Aucune envie d’entendre un nouvel éloge du Vieux.
— Et Catherine Fontana, ce nom vous dit quelque chose ?
— Non. Qui est-ce ?
Change de cap.
— Il paraît que toutes ces filles se droguaient.
— C’était à la mode. Elles se fournissaient de l’autre côté du fleuve, chez les Noirs. Saint-Paul, la Lagune, Jambo, Soso… Je leur disais… je les mettais en garde…
— Comment y allaient-elles ?
— À vélo, en prenant le bac. On les a toujours retrouvées sur l’autre rive. À côté du dessin.
Erwan tressaillit :
— Quel dessin ?
Mouna releva la tête et chercha du regard Salvo. Erwan l’imita et s’aperçut que le Noir avait disparu. L’heure du départ.
Il se pencha vers elle. Son odeur était un mélange d’épices et d’encens.
— Le tueur traçait un schéma sur le sol, souffla-t-elle. Comme ceux qui donnent la composition d’un minerai.
Pas un mot là-dessus lors du procès.
— Vous voulez dire un schéma atomique ?
— Je crois… Moi, j’y connais rien. Parfois, il était effacé par la pluie mais plusieurs fois, je le sais, on le voyait encore. Les policiers les photographiaient.
Où étaient ces clichés ? Une migraine le gagnait, comme si la poussière qui planait ici s’était insinuée dans son cerveau. Les parfums, les voiles, les yeux blancs… Il était là pour Catherine Fontana — un meurtre à part — et il se retrouvait face à de nouveaux indices à propos de l’Homme-Clou.
— De quel minerai s’agissait-il ?
— Laissez-moi… Je suis fatiguée…
Il lui attrapa le poignet, les autres se redressèrent, choqués par cette marque de violence. « Elles sont irradiées », avait dit Salvo.
— Quel minerai ? répéta Erwan en lui lâchant la main.
— Des géologues ont étudié ce schéma… Ils ont jamais trouvé…
Des pas derrière lui, Salvo de retour :
— Faut y aller. On a de la route.
Erwan se leva avec difficulté. Il avait l’impression qu’on grillait son cerveau sur un brasero rougeoyant.
— Je peux garder quelques photos ?
Giovanni Montefiori, tué.
Et il ne l’apprenait que maintenant. Près de vingt-quatre heures après les faits. Putain de dieu. Maggie avait réussi à le contacter à l’aube. Les circonstances du meurtre se passaient de commentaire : torse ouvert, cœur arraché. Comme Nseko. Comme lui-même, bientôt…
Comment avait-il pu être si négligent ? Depuis deux mois, il refusait de s’intéresser à la mort de son directeur à Lubumbashi, classant ce meurtre dans le vaste dossier « affaires de nègres ». Règlements de comptes, rivalités tribales, trahison, corruption, sacrifices rituels, passion amoureuse — pourquoi pas, il en avait vu d’autres au Congo… Mais en aucun cas il n’avait voulu imaginer la moindre connexion avec Coltano.
Le lien s’était fait de la plus violente des manières — à la scie circulaire.
9 heures. Avec cette menace qui lui était tombée dessus, Morvan en avait presque oublié l’autre, beaucoup plus proche : les Maï-Maï. Les salopards n’allaient pas tarder à apparaître. Selon la température, il faudrait jouer la diplomatie ou organiser une bataille rangée.
Par réflexe, il lança un regard sur la plaine qui l’entourait. Visibilité à cent quatre-vingts degrés. La réverbération disloquait l’horizon, les plateaux se dissolvant dans la brûlure de l’air. Personne. Il enfonça son chapeau sur ses tempes — le modèle de brousse des Navy Seals — et se replongea dans ses pensées.
Avec ces deux homicides, l’un à Lubumbashi, l’autre à Florence, on sortait du crime local pour entrer de plain-pied dans le complot financier. Aucun doute sur le mobile : la prise de pouvoir au sein de Coltano. Cette boîte n’en valait pourtant pas la peine. À moins d’être au parfum pour les nouveaux gisements…
On lui filait donc le train. Une fois à bon port, on lui ouvrirait le ventre comme aux autres. Il grogna pour lui-même et accéléra le pas. Ce pactole était pour les siens. Personne ne léserait ses enfants. Par contrecoup, il songea à son clan sans défense à Paris. Les Blacks s’attaqueraient-ils à ses proches pour lui forcer la main ? Pas pour l’instant…
Morvan s’ébroua. Il n’avait même pas accordé une minute à sa tristesse. Montefiori et lui n’étaient pas des amis au sens ordinaire. Des compagnons, des partenaires, parfois même des rivaux. Mais le respect avait tenu lieu d’attachement, la crainte réciproque joué le rôle de pudeur. Quarante ans d’association, ce n’était pas rien. Leurs pasta con le sarde à Florence allaient lui manquer. À qui désormais ne pas parler de ce qu’il avait sur l’estomac ? Avec qui se taire en toute complicité ? Quand on a eu la même vie de crapule, la salive est inutile…
Nouveau tunnel de forêt, idéal pour une embuscade. Mauvais feeling. Il était loin de ses terres (les mines officielles de Coltano étaient au sud, entre Kolwezi et Fungurume), il ne connaissait pas les chefs d’ici. Son seul atout, c’était d’être blanc : n’importe quel Noir sait que toucher un mzungu est dangereux. Le meilleur moyen d’attirer l’attention internationale. Et quand on fait la guerre, on aime avoir la paix.
Ils pénétrèrent dans la trouée. Il planait ici la même odeur douceâtre de viande crue que sur les scènes de crime. Parmi les entrelacs de feuilles, les relents de décomposition berçaient les sens. Même envoûtement, même pouvoir narcotique…
Il lança un coup d’œil derrière lui : tout le monde suivait. Michel, allant et venant le long de la file, balançait ses ordres et ses coups de schlague. Les soldats fermaient la marche, fusils déchargés. Le moment de leur filer des munitions ? Même d’où il était, Morvan pouvait sentir leur nervosité, leur inquiétude — les Noirs détestent la forêt.
Quand il se retourna, les Maï-Maï étaient devant lui.
Les guerriers désarmèrent la troupe sans un coup de feu. Eux non plus ne tenaient pas à être repérés. D’autres groupes rôdaient dans le coin. Morvan n’esquissa pas le moindre geste — ils n’avaient pas remarqué le calibre glissé dans son dos mais pas question de s’en servir. Sans un mot, les Maï-Maï leur firent signe de les suivre jusqu’à une clairière cernée de lianes et de fougères. Quatre combattants les entouraient, deux autres les braquaient à l’arrière. Ces gars-là puaient la mort. Malgré leurs croyances, ils s’attendaient à mourir d’un moment à l’autre. Une journée d’existence, c’était toujours ça de gagné.
Un guerrier, béret rouge et crâne de singe suspendu autour du cou, s’avança vers lui — le Blanc était forcément le chef.
— Ça va, patron ?
— Ça va.
— Vous allez où comme ça ?
— Sur mes terres.
Le géant éclata de rire. Les autres ne bronchèrent pas : ils ne comprenaient pas le français. Morvan les détailla en quelques secondes. La plupart portaient des cartouchières, façon bandits mexicains, certains avaient leur machette scotchée au chargeur du fusil. Un gamin arborait un bandeau de munitions en serre-tête, un colosse, des dreadlocks prolongées de cauris. Tous exhibaient des fétiches : pattes de poulet, grelots, plumes… En regardant mieux, on discernait aussi des oreilles humaines ou des mains desséchées à leur ceinture. Aucune cohérence dans les vêtements, pas l’ombre d’un uniforme. Seul point commun : la kalachnikov réglementaire.
Les Maï-Maï n’étaient pas seulement dangereux, ils étaient fous. Morvan en avait vu se prendre des mortiers sur la gueule en hurlant pour se protéger : Maï mulele ! Maï mulele ! Des incantations censées les rendre invincibles ou invisibles, ça dépendait des jours. Dans les années 60, on racontait qu’ils coupaient les pieds de leurs ennemis puis les forçaient à courir : le vainqueur avait la vie sauve. Des fous.
— Tes terres ? répéta le Noir. Houlà, ma poule. T’y vas fort…
— Tu veux voir mes papiers ? J’ai les concessions, signées par Kabila.
— Pas d’Kabila ici. Pas d’papiers non plus. Ici, y a que ça.
Il fit claquer la culasse de son AK-47 — Morvan remarqua que sa crosse était gravée de l’expression latine Vae victis (Malheur aux vaincus). Les Africains l’étonneraient toujours.
— Qu’est-ce que tu viens faire là, dis donc ?
— M’installer.
Un des guerriers portait sur son épaule un singe — une espèce de boule de poils qu’ils avaient affublée d’un tee-shirt et d’un couteau à la ceinture, simulant une machette. La mascotte du groupe.
— En pleine brousse, par les temps qui courent ?
— J’en ai vu d’autres.
Le colosse s’approcha : il avait compris qu’il n’avait affaire ni à un envoyé de l’ONU ni à un journaliste perdu. Encore moins à un missionnaire ou un martyr d’une quelconque ONG.
— On va d’abord voir ce que tu transportes, reprit-il en désignant les paquetages et les caisses que les porteurs avaient posés au sol.
— Fais comme chez toi.
— Je suis chez moi.
En admettant qu’ils leur laissent la vie sauve, les Maï-Maï repartiraient avec les armes et tout le reste. Morvan n’aurait plus qu’à rentrer à Lubumbashi une main devant, une main derrière. Mais il doutait qu’il y ait des survivants. Tuer ses prisonniers : plus net, plus rapide. À la machette ou étouffés, mais sans bruit.
La fouille commença. Morvan, en quête de solution, analysait chaque détail de la scène. Le chef et son adjoint penchés sur les cantines, trois autres jouant avec leur macaque, déjà distraits, les deux derniers, à l’autre bout du cortège, immobiles, canon braqué sur le convoi. Ses porteurs et ses soldats se tenaient en retrait de la piste, toujours en file indienne. Sans doute espéraient-ils s’échapper au moment du massacre — il y en aurait bien un ou deux qui passeraient entre les balles.
Morvan marcha d’un pas tranquille vers le trio et observa le singe en tee-shirt. Voyant s’approcher le Blanc, l’animal attaqua aussitôt une série de galipettes. Les guerriers rirent en chœur. Difficile d’admettre que ces abrutis à la gaieté bon enfant étaient les mêmes qui violaient des fillettes et mangeaient la chair cuite des bébés.
— C’est un Maï-Maï lui aussi ? leur demanda-t-il en swahili.
Les rires s’arrêtèrent. Dans leurs yeux exorbités, des éclats contradictoires. Haine, méfiance, folie. Et aussi, en guise d’huile sur le feu, la fièvre née de l’alcool ou de la drogue.
— C’est votre chef, c’est ça ?
Le singe continuait ses roulés-boulés.
— C’est ça, tonton ! s’esclaffa enfin un des hommes. Exactement ça. C’est notre chef !
Les autres se mirent à rire aussi. L’onde de gaieté se transforma en hilarité générale, ponctuée par les sauts du singe.
Coup d’œil par-dessus son épaule : Béret rouge s’acharnait sur une des cantines.
— C’est un vrai Maï-Maï, hein ? relança Morvan.
— Le meilleur, patron ! Le meilleur !
Les assassins au cœur léger se frappaient les cuisses. L’animal, excité par la clameur, roulait de plus belle dans les feuilles mortes.
— Alors pourquoi il a pas de Kalach ?
La question les plongea dans une soudaine perplexité. Un sifflement fit tourner la tête à Grégoire : le chef lui ordonnait de venir. Il s’avança sans se presser — chaque seconde gagnée lui permettait de préciser son plan.
— Kisssk’ y a là-dedans ?
Le Noir frappa du pied une des caisses — de mémoire, elle contenait une quarantaine d’armes semi-automatiques.
— Du matériel de prospection. Je suis géologue.
— Ouvre-la ! ordonna le Black.
Morvan jeta un regard derrière lui : un milicien faisait mine de donner son fusil au singe, qui tentait de l’attraper, chaque fois le Maï-Maï esquivait le geste, déclenchant de nouveaux rires.
— Je ne sais plus où j’ai mis la clé.
Le mensonge était faible et le Noir ne s’y arrêta pas :
— Ouvre.
— Je te dis que je sais pas où…
— Ouvre, cousin. Sinon, je la chercherai sur ton cadavre.
Il palpa ses poches. Nouveau coup d’œil vers les autres : le singe venait de saisir l’AK-47. Morvan était certain que ces connards n’avaient pas mis le cran de sécurité.
— Je te jure…, marmonna-t-il, je…
Une rafale lui coupa la parole.
— Putain, qu’est-ce que…, hurla Béret rouge.
Le singe, doigt sur la détente, faucha les trois Maï-Maï. Tout le monde plongea à terre sauf le chef, qui resta pétrifié. Une balle dans la tête : Morvan avait dégainé et l’avait visé en premier. Il pivota et en plaça une autre dans le cœur des deux gardes alors qu’ils tentaient de le viser. Trente ans de tir sportif, ça fait la différence.
Il se retourna, prêt à abattre le singe, mais celui-ci, effrayé par les coups de feu qu’il avait lui-même tirés, avait lâché le fusil pour courir se cacher. Malheureusement, il s’était pris les pattes dans la courroie de la Kalach et n’arrivait pas à s’en dépêtrer. Un vrai numéro à la Charlie Chaplin.
La folie africaine : il n’y a que ça de vrai.
Un Noir bougeait encore. Morvan se précipita et lui fit exploser le crâne. Avançant avec prudence vers le singe qui tournait toujours sur lui-même, il sortit son couteau et parvint à couper la lanière du fusil-mitrailleur. La bestiole partit se planquer derrière un arbre, à quelques mètres de ses maîtres refroidis.
Tout redevint silencieux.
À première vue, les membres de son groupe étaient indemnes. Un putain de vrai miracle. Allongés, ils semblaient prêts à s’enterrer sous les feuilles mortes.
Sept morts, un score en équipe, avec l’aide d’un chimpanzé.
Michel se releva. Il tremblait tellement qu’il ne pouvait plus parler. Morvan n’était pas en meilleur état mais il parvint à ordonner :
— Récupérez leurs armes et leurs vivres.
La guerre était déclarée. Les détonations avaient signalé leur présence aux autres pillards. Donner des munitions à ses soldats. Accélérer la cadence. Atteindre les mines — Cross et ses hommes entraînés — le plus vite possible. Il n’aurait pas chaque fois une telle veine.
En rengainant, il désigna le singe derrière son tronc enliané :
— Filez-lui quelques morceaux de sucre. On lui doit la vie.
Il retrouvait la demeure familiale de Fiesole, sur les hauteurs de Florence, sans plaisir. En réalité, il n’aurait jamais cru y refoutre les pieds. On l’avait installé dans la chambre D’Annunzio — chaque pièce portait le nom d’un écrivain italien, ce qui ne manquait pas de sel dans la propriété d’un analphabète, paix à son âme. Il avait voyagé avec Sofia et les enfants, sans se départir d’un profond malaise. Qu’allaient penser Milla et Lorenzo ? Que leurs parents se remettaient ensemble ? Que la mort de nonno avait effacé les engueulades, les rancœurs ?
Durant le vol, il avait simulé la bonne humeur, la décontraction. Tout ce dont il était dépourvu depuis qu’il avait arrêté la coke. Les courbatures persistaient, les tremblements aussi. Assis à côté de Lorenzo, il l’avait aidé dans ses coloriages et avait passé ses nerfs sur les feutres.
Maintenant, il était seul. Enfin. Par la fenêtre de sa chambre, un songe saupoudré d’or et voilé de brume. Au loin, les dômes et les clochers de Florence, toits rouges, toits roses, rues exiguës regorgeant de chefs-d’œuvre. Plus près, les flancs de la colline, ponctués de palais paisibles qui commençaient à boire le soleil — le festin de lumière s’achèverait en beauté, ce soir, avec le crépuscule, miel ou or, selon l’humeur.
Il baissa les yeux vers le parc : terrasses de grès, piscine à débordement, haies verdoyantes, arbres centenaires… Le tableau atteignait une perfection sans âge, la quintessence de l’Italie. Même les cerbères qui allaient et venaient, sans doute armés, appartenaient à une certaine tradition du pays : mafia, combines, violence.
Loïc ne connaissait qu’un seul autre homme à s’entourer de ce genre de caricatures : son père. Il n’avait pas cherché à le joindre mais Maggie l’avait prévenu. Le Vieux était sans doute bouleversé. Loïc n’avait pas vraiment été choqué d’apprendre qu’ils étaient amis depuis des décennies et qu’ils avaient arrangé en douce le mariage de leurs enfants. Les caïds avaient voulu unir leurs familles comme le faisaient jadis les souverains pour fusionner leurs royaumes. Après avoir éprouvé un coup de chaud — il avait même menacé son père avec un calibre —, il s’était calmé. Au fond, les Anciens n’avaient agi que pour consolider leur patrimoine, c’est-à-dire l’héritage qu’ils leur laisseraient à eux, les rejetons, les bons à rien.
Il chaussa ses lunettes noires pour mieux percevoir les détails du parc. On n’aurait jamais pu deviner que les paparazzis s’agglutinaient au-delà des murs d’enceinte — l’assassinat de Montefiori, c’était le scoop de la semaine. Sous les cyprès, la comtesse donnait des ordres aux domestiques qui mettaient la table — en novembre, on allait pouvoir déjeuner dehors. Grande, fine, serrée dans sa robe Prada, elle ressemblait à une sculpture de Giacometti. Quand on l’approchait, on avait l’impression de pénétrer dans un confessionnal. Elle distillait une lumière sombre et parlait toujours à voix basse.
Les deux sœurs de Sofia n’étaient pas loin, faisant les cent pas le long de la piscine. Sans doute organisaient-elles les funérailles. Nerveuses, diplômées, arrivistes, elles vivaient crispées sur leur iPhone et griffaient les heures de leurs ongles laqués de rouge. Elles avaient toujours détesté Loïc : trop beau, trop cool, trop drogué. Mais maintenant qu’il était libre, peut-être allaient-elles changer d’avis…
Le plus étrange était que personne n’avait l’air bouleversé ni terrifié par la mort du Condottiere. Sa femme et ses filles s’attendaient-elles à une telle violence ? Étaient-elles au courant de certains faits ? Ces questions ramenèrent Loïc à son propre père. Difficile d’imaginer, avec cette méthode typiquement africaine — vol de cœur, cannibalisme : on avait finalement retrouvé des fragments mordus de l’organe —, que le Vieux ne soit pas lié au drame. En tant que victime potentielle ou au contraire, pourquoi pas, commanditaire du crime.
Avant de partir, il avait appelé sa mère. Ces derniers mois, Maggie s’était révélée bien plus avisée qu’une simple femme au foyer persécutée — elle était peut-être même l’alter ego de son mari dans ses affaires africaines. Elle avait joué les effarées et lui avait juré que Morvan, au téléphone, s’était montré rassurant. La comédie continuait.
De son côté, Loïc avait une autre idée en tête : mener sa propre enquête sur le meurtre de Montefiori. Il n’était pas dans la forme la plus brillante pour sonder les faits et établir l’emploi du temps du Condottiere ces derniers jours, mais il parlait parfaitement italien. Fouiller le bureau personnel du ferrailleur. Identifier ses rendez-vous. Repérer les Congolais en villégiature à Florence — impossible qu’un Italien ou un Français « bon teint », même tueur professionnel, se soit mis à la scie circulaire. Tel était son programme pour les prochains jours.
— Tu te souviens de la dernière fois que tu es venu ici ?
Sofia. Elle n’avait pas frappé. Il ne se retourna pas mais se rappela ce dîner où, complètement défoncé, il avait développé l’idée selon laquelle plus une femme est belle, moins elle est apte au travail — pure provocation visant les sœurs de Sofia qui avaient repris les affaires de papa. À l’autre bout de la table, Sofia souriait.
— Et comment que je m’en souviens ! J’ai battu tous mes records ce soir-là.
Elle se plaça près de lui, face à la fenêtre, et observa les serviteurs qui disposaient les couverts sous les frondaisons. Elle s’était changée. Robe légère en mousseline de soie d’un bleu très sombre, qui semblait chuchoter au moindre de ses mouvements. Loïc admira son profil. Son front, son nez parfaits jaillissaient de la ligne verticale des cheveux noirs. Magnifique, mais tout ça ne le concernait plus.
De leur passion à New York, il ne lui restait qu’une seule sensation : à quel point le temps avait filé. Quand ils étaient ensemble, les secondes fuyaient comme les marquages au sol d’une autoroute à pleine vitesse. Ce seul sentiment — peut-être pas de l’amour — les avait grisés, enivrés, jusqu’à la perte de contrôle. Une fois dans le fossé, prisonniers de la tôle fracassée, ils avaient eu tout le temps pour se haïr.
— Combien de jours ? demanda-t-elle soudain.
Loïc, planqué derrière ses lunettes noires, tressaillit :
— De quoi tu parles ?
— Depuis combien de jours tu as arrêté ?
— Comment tu le sais ?
— Je le vois.
— Vingt-trois jours.
Il s’attendait à ce qu’elle éclate de rire mais elle se contenta d’ajouter, les yeux toujours fixés sur les terrasses :
— Tu as besoin de quelque chose ?
— Surtout pas de ton aide.
Elle sourit en silence. La cloche venait de retentir — celle qui d’ordinaire appelle les domestiques mais qui chez les Montefiori sollicitait les convives. A tavola !
Comment filer quelqu’un quand on est soi-même suivie ?
Avant de se lancer dans sa mission d’observation, Gaëlle avait cherché des infos sur Internet à propos de Katz. Elle y avait découvert la chose la plus bizarre qui soit : le vide. Pas la moindre occurrence à son nom. Elle avait appelé les sociétés de psychanalyse : rien. Le conseil de l’Ordre : on avait refusé de lui répondre. Elle avait cherché du côté des facs de médecine : aucun étudiant, encore moins de professeur sous ce patronyme…
Après leur dîner, il l’avait déposée en taxi au pied de son immeuble, encore stupéfiée par la scène du restaurant. Que cherchait-il dans son sac ? Ses clés ? Ses papiers ? Un objet intime ? Des renseignements sur sa vie personnelle ? Ses pseudo-sentiments pour lui lui étaient tombés dans les collants. Tout ce qui lui restait, c’était une boule d’angoisse dans la gorge. Et une bonne dose de curiosité. Elle voulait savoir qui était au juste ce type. Un charlatan ? Un de ces dingues qui s’improvisent médecins et accrochent une plaque de cuivre en bas de leur immeuble ? Un maître chanteur ? Un détective ?
Pas moyen de se souvenir où elle l’avait déniché — dans l’annuaire peut-être ou au cours d’une soirée : la panne de mémoire plaidait pour une version bourrée ou défoncée. « Voici ma carte. » Du reste, il avait pignon sur rue : c’était la première chose qu’elle avait vérifiée. Les Pages jaunes comportaient un « Éric Katz, psychiatre, psychanalyste ». Pourquoi n’était-il référencé nulle part ailleurs ?
Elle s’interrogeait aussi sur sa famille. Sa femme, ses deux enfants. Qu’en était-il exactement ? Elle n’avait trouvé aucune adresse personnelle. Aucun Éric Katz en Île-de-France. Un appartement ou une maison au nom de son épouse ?
Ce matin, elle avait pris une décision. Il avait fouillé son sac ? Elle retournerait son cabinet. Le problème était les deux chiens de garde qui lui collaient au train. Pas question de faire le poireau devant son porche. Ses anges gardiens rédigeraient aussitôt un rapport qui alerterait le Vieux.
Elle s’était résolue à une mise en scène : installée dans une brasserie en face de l’immeuble de Katz, elle avait emporté son ordinateur et jouait maintenant à l’auteur inspiré — le genre qui écrit dans les cafés. En réalité, elle attendait que sa cible quitte son cabinet. Ses molosses ne connaissaient pas son visage : ils savaient juste qu’elle était déjà venue à cette adresse.
Enfin, à 18 h 30, Katz sortit de chez lui. Serré dans son imper qui lui donnait l’air d’un espion dans le Berlin d’après-guerre, il passa devant la brasserie sans voir Gaëlle. Elle paya son café et traversa la rue. En route pour la perquise. Sans un regard pour les deux autres, elle composa le code et pénétra dans le hall. En montant les escaliers, elle se remémorait les dernières minutes de sa soirée. Katz avait tenu sa ligne : l’amitié. Il n’avait rien tenté et avait promis de la rappeler au plus vite. Franc comme le cul d’une nonne.
Une fois à son étage, elle sonna. Pas de réponse. La porte d’entrée n’était pas blindée — pendant plus d’une année, à raison de deux fois par semaine, elle avait attendu son tour dans un vestibule minuscule, assise en face de cette serrure. La technique qu’elle avait prévue pour l’ouvrir avait l’air d’une blague : glisser une radiographie entre la porte et l’huisserie puis la remonter jusqu’à faire sauter le pêne. Elle avait vu un serrurier procéder ainsi une nuit où elle avait oublié ses clés. La simplicité de moyen l’avait frappée. Elle avait vérifié le matin même sur Internet. La méthode, classique, avait même un nom : by-pass.
Elle commença sa manœuvre en glissant la pellicule de polyester dans la rainure tout en essayant de secouer la porte. Aucun résultat. Elle reprit ses efforts avec plus d’acharnement. Toujours rien. Elle avait l’impression que le raffut s’entendait dans tout l’immeuble. Un voisin allait pointer son nez, croyant à un cambriolage en pleine journée. Elle…
— Qu’est-ce que vous faites là ?
Gaëlle n’eut que le temps de fourrer sa radiographie sous son manteau et de se retourner : Éric Katz se tenait devant elle, dans son trench-coat ceinturé.
— Je… je venais vous voir, improvisa-t-elle.
— Pourquoi ?
— Laissez-moi entrer, je vous expliquerai.
Le psy s’avança, l’air méfiant, sortit ses clés et se décida à déverrouiller sa porte. Elle pouvait toujours essayer de jouer les passe-murailles : le bâti était en réalité blindé et la serrure comportait au moins trois points.
Quand elle franchit le seuil, elle eut l’impression d’être la dernière femme de Barbe bleue — celle qui voulait entrer dans la pièce interdite.
En brousse, on dîne à 18 heures, comme les vieux.
Assis dans la boue, lampe frontale allumée, Morvan attaqua son chikwangue, boule de manioc verdâtre sentant la merde. Pour faire passer un truc pareil, il fallait l’agrémenter : sauce tomate, piment, épices, huile de palme, n’importe quoi pourvu que ça étouffe le goût de bouse. Rien d’autre au menu : les chasseurs étaient rentrés bredouilles.
Faute d’avoir réussi à atteindre les mines avant la nuit, le plus raisonnable était de s’installer dans une clairière et d’initier des tours de garde. Selon ses plans (il tenait une carte à moitié moisie sur ses genoux, son GPS ayant rendu l’âme), ils parviendraient sur le site dans la matinée.
Il reprit une bouchée avec ses doigts — pâte gélatineuse, goût persistant sous la sauce. Il se sentait fier, malgré tout, d’avoir vaincu les Maï-Maï et de tenir bon face à la brousse. Sous le soleil implacable, dans les marigots où ils s’enfonçaient à mi-corps, parmi les épineux serrés comme des barbelés, il avançait toujours.
Des porteurs s’étaient volatilisés, l’épisode Maï-Maï en avait découragé quelques-uns, un autre avait disparu avec une cantine — des médicaments. Mais a priori, 80 % du matériel était encore de l’expédition. Pourcentage honorable aux deux tiers du chemin.
Morvan jeta un coup d’œil à Michel, roulé en boule au pied d’un arbre géant. Les Noirs d’Afrique centrale souffrent souvent de malaria chronique qui se réveille de temps à autre sous forme de crises de fièvre.
— C’est l’palu… c’est l’palu…, gémissait la Touffe, recroquevillé.
Il fallait attendre que ça passe.
Morvan méditait sur le problème Maï-Maï : impossible de ne pas en croiser d’autres. Ou des pillards d’origine différente. Les coups de feu avaient été comme un hallali : tous les prédateurs du coin étaient maintenant à leurs trousses. Il ne craignait pas les Tutsis, de l’autre côté du fleuve, ni les FARDC, qui n’oseraient pas s’attaquer à eux — les autorisations de Mumbanza et le laissez-passer de Kabongo calmeraient leurs ardeurs. Restaient les bandes sporadiques : Interahamwe, kadogos, insurgés tutsis…
Il n’excluait pas non plus une attaque plus ciblée, signée par les meurtriers de Nseko et de Montefiori. Mais il s’était convaincu que ceux-là attendraient d’avoir localisé les gisements avant de frapper. Il bénéficiait donc d’une forme de sursis — jusqu’au lendemain.
En réalité, ces dangers ne lui faisaient ni chaud ni froid. Toute sa vie, il avait vécu la tête sur le billot. La contrepartie du permis de tuer est celui de mourir. Et finir ici, dans cet enfer rouge, brûlé par les fièvres ou passé à la broche par des rebelles qui pouvaient se transformer en léopards, ça vous avait tout de même une autre gueule que de tirer sa révérence à Bréhat, en peignant des aquarelles ou en glissant des bateaux dans des bouteilles.
Son téléphone sonna à l’intérieur de sa boîte étanche. Il était presque surpris qu’il marche encore. Il ouvrit le caisson : son fils.
— Où t’es ? demanda-t-il sans lui laisser le temps de parler.
— Kayombo. Je vais bientôt reprendre la route. Je serai à Ankoro demain.
— Pas mal.
Il avait posé la question pour la forme : l’Iridium d’Erwan étant équipé d’une balise satellite, il suivait ses déplacements en temps réel.
— Plus j’avance, cingla le fiston, plus j’en apprends. T’as décidément oublié de me dire pas mal de trucs.
— Tu vas pas recommencer.
— Je ne fais que commencer. Qu’est-ce que c’est que cette histoire de schémas que le tueur traçait sur le sol ?
— Des conneries. Pharabot était taré. Si tu veux t’arrêter à chaque détail, tu…
— Je ne pense pas que ce soit un détail. L’Homme-Clou envoyait des indices. Ses victimes n’étaient pas seulement des minkondis, elles étaient aussi des supports pour ses messages.
— Des messages à qui ?
— Aux Blancs Bâtisseurs, leurs pères. Ces hommes avaient commis un acte dont Pharabot se vengeait et…
— Encore une fois, j’admire ta grande gueule. C’est toi, à quarante ans de distance, qui vas m’expliquer ce que j’ai manqué ?
— Je ne crois pas que tu aies manqué quoi que ce soit : c’est ça le problème. Je crois plutôt que…
Un grondement de tonnerre fit trembler le sol et couvrit ses derniers mots.
— Il s’est passé quelque chose, continuait-il, j’en suis sûr. Et tu sais exactement quoi. Pourquoi ces familles étaient-elles maudites ?
— Attends un peu : qui t’a raconté ces salades ?
— Mon guide d’abord, puis Mouna, une femme qui a longtemps travaillé chez les Verhoeven.
Grégoire se souvenait vaguement d’une larbine aux manières policées. Mi-noire, mi-blanche, cent pour cent docile. Malgré ses prières, tous les habitants de Lontano n’étaient pas morts. Combien son fils allait-il encore en dénicher ?
— Qu’est-ce que ces Belges ont fait ? hurla Erwan à travers les interférences et les roulements de l’orage.
— À la fin du XIXe siècle, ce sont eux qui ont construit le chemin de fer et…
— Parle-moi de leur faute.
Morvan soupira. Il y avait prescription pour ce versant de l’histoire : autant donner un os à ronger à son fils.
— On a dû te dire que le chantier avait été le plus sanglant du siècle, que les cadavres des ouvriers étaient fondus dans les rails, que le ballast était composé d’ossements humains émiettés.
— Ce genre de trucs, ouais.
— Des conneries. En revanche, à cette époque, les Blancs ont commis un meurtre. Un sorcier yombé s’est opposé au développement de la voie ferrée. Le chantier passait sur son territoire. Le marabout s’est installé sur la piste et n’a plus bougé. Il lançait des imprécations, jetait des sorts aux ouvriers : plus moyen d’avancer. Les Belges ont dynamité la colline au-dessus de sa tête et l’ont enseveli vivant. Les bulldozers ont fait le ménage.
— C’est ça, leur faute originelle ?
— Y en a sans doute eu d’autres. Mais enterrer vivant un féticheur, au Bas-Congo, c’était pas une bonne idée.
— On m’a dit justement que ces Blancs craignaient la magie yombé.
— C’est vrai, mais sur ce coup, ils se sont crus les plus forts. Ces familles avaient une conception très spéciale de l’intégration. S’ils en avaient eu le pouvoir, ils auraient imposé un apartheid, façon Afrique du Sud.
— On m’a aussi parlé d’inceste.
Morvan éclata de rire :
— Je suis sûr que t’as vu des photos des Salamandres. La vérité saute aux yeux : ces filles étaient issues du même sang. Quand j’ai connu ta mère, elle souffrait déjà d’hyperthyroïdie, une maladie liée à l’hérédité, son frère était fou et sa sœur mourait de sclérose en plaques. Les Blancs Bâtisseurs, c’était ça : une réaction en chaîne de mauvais gènes qu’ils se refilaient de génération en génération. Encore heureux que j’aie apporté du sang neuf dans ce jus de pisse !
Le tonnerre retentit, plus proche. Il pouvait sentir la terre vibrer sous ses pieds. Son fils, à l’autre bout de la connexion, gardait le silence. Il n’était même pas sûr qu’il ait capté l’intégralité de son discours. Peu importe.
— Les Blancs Bâtisseurs ont fini par être chassés du Bas-Congo dans les années 60, relança Erwan au bout de plusieurs secondes. Que s’est-il passé au juste ?
Morvan maugréa mais après tout, cela aussi, il pouvait en parler :
— Un autre meurtre. Une de leurs épouses avait couché avec un Noir. Ça les a rendus dingues. Ils l’ont écorché vif puis l’ont passé dans une machine à broyer les briques.
— Qui a fait ça exactement ?
— On n’a jamais su. Mais les de Creeft sont en bonne position.
— Tu veux dire…
— Tes grands-parents. Après ça, on s’étonne que j’aie rompu avec ma belle-famille.
Erwan ne réagit pas, à moins que la friture absorbe sa voix.
— L’affaire est revenue aux oreilles de Mobutu, reprit Morvan. On venait de découvrir des mines au Nord-Katanga : il a envoyé les coupables là-bas. C’était ça ou il les virait du pays manu militari. Les Blancs Bâtisseurs sont repartis de zéro et ont construit Lontano. C’étaient des salopards mais ils avaient le feu sacré. Pas de meilleurs exploitants miniers dans tout le Zaïre.
Encore plusieurs secondes puis la voix d’Erwan revint en force :
— Quel pourrait être le lien entre ces meurtres et les schémas que laissait l’Homme-Clou sur ses scènes de dépose ?
Morvan frissonna. Il n’en avait jamais douté : son fils finirait par trouver.
— Qu’est-ce que j’en sais ? éluda-t-il.
Erwan éclata d’un mauvais rire :
— Arrête ton cirque, papa. Je me farcis tes obsessions, ta violence, ton acharnement depuis plus de quarante ans. Tu n’as jamais lâché une affaire sans en avoir compris le moindre détail. Parle-moi, tu me feras gagner du temps.
— Pense ce que tu veux. Demain, tu prends les barges ?
Il n’entendit pas la réponse : un craquement venait de déchirer le ciel.
— Fais attention à toi, poursuivit-il. Des rumeurs courent sur des livraisons d’armes. Si c’est vrai, ça va péter exactement où tu seras.
— Je dois continuer mon enquête.
— T’es vraiment plus con que nature.
Il raccrocha avec violence. La seconde suivante, la pluie déferla. La version maousse, en forme de bombardement tiède et translucide. Il se précipita vers sa petite tente et y pénétra à quatre pattes. Il l’avait arrimée à un arbre pour qu’elle ne soit pas emportée par le vent ou la boue. Il remonta la fermeture éclair de la double toile et tomba le cul sur le sol.
Vraiment de quoi rire : un vieux bonhomme de plus de cent kilos qui jouait encore au héros avec ses cartouchières et son chapeau de cow-boy, coincé sous un dôme de toile. Il se faisait penser aux stragglers, ces soldats japonais qui ont continué à se battre aux Philippines parfois trente années après la reddition du Japon.
Au bout de quelques secondes, les paroles de son fils lui revinrent en tête. À ce train-là, la vérité éclaterait dans un jour ou deux. Il saisit son Iridium : il était temps de rappeler à l’ordre sa cheville ouvrière.
— Salvo ? Morvan.
— Vi, chef.
— Tu peux parler ?
— Affirmatif.
— Qu’est-ce que tu fous, nom de dieu ?
— On avance. On s’ra à Ankoro demain matin.
— À quoi tu joues ? Je t’ai dit de lui faire faire un tour en forêt et de rentrer !
— Chef, je suis un professionnel et…
— Ta gueule. Si tu rentres pas dare-dare à Lubum, j’te jure que je vais te botter le cul.
— Mais…
Le Banyamulenge la jouait à l’africaine. Après le pognon de Morvan, il encaissait maintenant celui d’Erwan. Et sans doute profitait-il du voyage pour mener d’autres combines encore…
— Qu’est-ce qui t’a pris de l’emmener chez les de Momper ? Et maintenant Mouna ?
— Chef, c’étaient des opportunités et…
— J’ai l’impression que t’as pas compris ton boulot. Je te paye pour freiner Erwan, pas pour le porter sur tes épaules. Continue comme ça et j’te jure que je te grillerai partout à Lubum !
Salvo ne répondit pas : il pesait le pour et le contre. Fric à court terme, chômage à long terme.
L’orage ne faiblissait pas. La double toile ployait sous la masse de flotte.
— Quelle est la situation avec les rebelles ? cria encore Morvan.
— Pour l’instant, aucun problème.
— Les FARDC ?
— Les barrages habituels.
— Et les livraisons d’armes aux Tutsis ?
— On parle que de ça.
— De quoi, au juste ?
— Lance-roquettes, missiles, mitrailleuses.
— C’est Esprit des Morts qui mène la danse ?
— Lui et ses troupes seraient descendus du Sud-Kivu jusqu’à chez nous. Mais c’est p’t’être que des mensonges…
Qui avait vendu ce matériel au FLHK, les « dissidents de la dissidence » ? Qui avait intérêt à alimenter cette poche de conflits ?
— Demain matin, tu rentres à Kabwe.
— On est presque à Ankoro !
— Tu comprends le français ? Erwan ne doit pas monter plus haut.
— Qu’est-ce que je lui dis ?
— Tu te démerdes.
— Vi, chef.
L’abri ne cessait d’osciller sous la pluie comme si une main titanesque, faite de lianes et de racines, essayait de l’arracher de sa base. À travers le toit gorgé d’eau, Morvan voyait les palmes s’agiter dans le vent avec une étrange lenteur, comme des algues monstrueuses au fond d’une mer de limon.
— Et surtout, tu le quittes pas d’une semelle, compris ?
— Vi, chef.
— Au rapport demain soir.
— Et pour l’avion ?
Qui disait retour à Lubum disait renvoyer un appareil dans la brousse.
— Tiens-moi au courant, j’aviserai.
Il raccrocha avec humeur. L’affaire lui avait déjà échappé. Erwan n’en ferait qu’à sa tête. Le Banyamulenge n’agirait que selon ses intérêts immédiats. Quant au conflit armé, il ignorait de quoi demain serait fait…
— Patron ?
Le déluge se calmait, aussi brutalement qu’il avait démarré. Grégoire reconnut, à travers la toile, la silhouette de Michel, courbé en deux — derrière lui, les autres ranimaient déjà le feu à coups d’essence et de charbon de bois, tous protégés par une feuille d’arbre géante sur la tête.
— Ça va mieux ? demanda Morvan quand la Touffe pointa son nez entre les deux pans de toile, avec les yeux rouges d’un lapin albinos.
— J’ai pris mon remède.
— Nivaquine ?
Michel lui montra un joint de la taille d’un entonnoir.
— C’est le Seigneur qui t’envoie ! clama Morvan en tendant les doigts.
Sur la place de l’Île-de-Sein, au croisement du boulevard Arago et de la rue Saint-Jacques, il y a chaque soir d’hiver un attroupement d’une centaine de personnes. Pas de lumière, pas d’abri, aucune explication. On dirait une manif, mais sans cause ni banderole.
Gaëlle était souvent passée devant, en taxi, en Vélib ou même dans la berline de papa. Cette foule obscure, figée, qui semblait faire la queue alors que des panaches de fumée s’élevaient au-dessus des têtes l’avait toujours intriguée. Aujourd’hui, elle marchait vers elle. La nuit noire et dure, le trottoir couvert de mica luisant, les yeux brillants des reverbères. Les Restos du cœur. Elle ne connaissait que le nom et l’associait vaguement à des spectacles de variétés pathétiques. Maintenant, elle était au cœur du dossier.
On distribuait des tickets, on tendait la main, on tenait des assiettes et des gobelets, chaque geste paraissant englué dans l’odeur de bouffe et de graisse. Elle se détestait de réagir ainsi — petite-bourgeoise née dans la soie et le dédain. « C’est ma nature… », disait le scorpion de la fable.
Gaëlle dépassa la file d’attente et repéra celle qu’elle cherchait derrière un comptoir, louche à la main. Cheveux filasse, veste de treillis, silhouette asexuée : elle aurait pu facilement passer dans l’autre équipe, côté indigents.
— Salut, fit Gaëlle, sous sa capuche bordée de fourrure.
— À la queue comme tout l’monde, répondit l’autre sans lui jeter un regard.
— Je suis la fille de Grégoire Morvan, la sœur d’Erwan.
La fille lui lança un coup d’œil oblique et parut la reconnaître aussitôt :
— Qu’est-ce que tu fous là ?
— Je voudrais te parler.
L’autre ne répondit pas et observa les alentours, cherchant sans doute les deux cerbères censés coller aux basques de Gaëlle. Elle est au courant de tout.
— Attends-moi là-bas. J’en ai pour dix minutes.
Le tutoiement était explicite : elle ne devait pas être beaucoup plus âgée que Gaëlle mais elle la prenait pour une gamine. Pour être plus précis : une fille à papa qui faisait chier son frère au quotidien avec ses passes, ses fugues et ses tentatives de suicide.
Gaëlle s’exécuta sans broncher. Elle s’écarta et alla fumer une cigarette près d’un banc où des crevards mangeaient en silence. L’air semblait près de se fissurer comme une couche de glace trop mince. Les deux malabars piétinaient le bitume, à cent mètres de là. Toujours à l’abri sous sa capuche, elle fit quelques pas, éprouvant une curieuse sensation de réconfort.
Elle se remettait seulement de sa frayeur de l’après-midi. Surprise par Katz, elle avait prétexté une crise d’angoisse pour légitimer sa visite. Le psy avait paru gober le mensonge et l’avait encouragée à contacter son confrère. Il n’était plus, désormais, son thérapeute.
Cette histoire lui avait servi de leçon. Si elle voulait poursuivre son enquête, elle avait besoin d’aide. Et pas de n’importe laquelle : celle d’un flic, habilité à mener des recherches indiscrètes et à violer des secrets. Des keufs, elle en connaissait beaucoup : elle avait grandi parmi eux, les avait côtoyés, avait appris à les comprendre. À chaque Noël, il y avait toujours un ou deux flicards paumés chez ses parents, en rupture d’épouse ou en délicatesse avec leur hiérarchie, qui ne savaient pas où mettre, ce soir-là, leurs petits souliers.
Elle avait aussitôt songé à Audrey, la cinquième de groupe d’Erwan. Les rares fois où son frère lui parlait de son équipe, c’était ce nom qui revenait : « Mon meilleur gars est une femme. »
Elle avait appelé un numéro qu’Erwan lui avait donné « en cas d’urgence » et était tombée sur un dénommé Kevin Morley. Le flic lui avait expliqué où trouver Audrey Wienawski : chaque mercredi, elle faisait du bénévolat aux Restos du cœur.
— Qu’est-ce que tu veux ?
La fliquette se tenait devant elle, en train de se rouler une cigarette. Le ton était agressif : elle lui consacrerait le temps de fumer sa clope.
Gaëlle commença à parler mais l’autre l’interrompit :
— Je sais qui tu es, ce que tu fais.
Puis, sur un ton radouci :
— Je sais ce qui t’est… arrivé.
L’agression à Sainte-Anne, l’affrontement chez Erwan. Gaëlle profita de la brèche.
— C’est pour ça que je voulais te voir…, fit-elle en passant au tutoiement à son tour.
Elle raconta les évènements des derniers jours. La reprise de contact avec Katz. L’invitation à dîner. L’épisode du sac.
— Et alors ?
— Ce sont des choses que les psys ne font pas.
— Celui-là est peut-être différent.
— Tu ne comprends pas : c’est une discipline fondée sur des règles très strictes. Le thérapeute n’est pas là pour sonder ta vie mais pour que tu le fasses toi-même. Il ne peut interférer. Déjà, l’invitation à dîner était chelou. Mais le coup du sac révèle une autre vérité : Katz cherche quelque chose.
Audrey tirait sur sa cigarette, ne cessant de lancer des regards aux SDF qui mangeaient aux quatre coins de la place. Parfois, elle jetait aussi des coups d’œil aux gardes du corps qui semblaient intrigués par cette conspiration de femmes.
— Pendant le dîner, de quoi vous avez parlé ?
— De tout et de rien.
— Il t’a interrogée sur ta vie ?
Cette fliquette n’avait jamais foutu les pieds chez un psy.
— Je l’ai vu deux fois par semaine pendant une année. Il sait déjà tout de ma vie.
— Il t’a draguée ?
— Il m’a proposé son amitié. C’est encore plus bizarre.
Audrey acquiesça, une lueur admirative dans la pupille — la beauté de Gaëlle n’inspirait pas toujours l’irritation chez les autres femmes, souvent un respect silencieux, un fatalisme résigné.
— Accouche, fit-elle au bout de quelques secondes. Dis-moi ce que t’as en tête.
— Je veux savoir ce qu’il cherche. Pourquoi il essaie de se rapprocher. (Elle ralluma une cigarette.) J’ai passé ma vie chez les psys. Je m’en suis toujours méfiée. Des êtres froids et manipulateurs, des pervers toujours avides de cas singuliers. Katz veut peut-être m’ajouter à sa collection.
— Dans ce cas, il t’aurait gardée comme patiente, non ?
Audrey marquait un point. Gaëlle fit quelques pas autour d’un réverbère. Les bruits de mastication, les grognements des clochards lui paraissaient s’amplifier.
— Peut-être voulait-il m’observer sous un autre angle…
— Qu’est-ce que tu sais au juste sur lui ?
— Rien, ou presque. Il exerce uniquement dans son cabinet, rue Nicolo. Pas de consultation à l’hosto, aucune autre responsabilité professionnelle.
— Côté familial ?
— Il aurait une femme et deux gamins mais je n’ai pas pu vérifier.
— Tu as d’autres renseignements, non ?
Gaëlle expliqua qu’elle n’avait rien trouvé sur Internet, ce qui était incroyable, puis, après quelques hésitations, raconta son effraction ratée.
— Tu sais ce que tu risquais ?
— Un coup de couteau entre les côtes.
Audrey éclata de rire face à l’imagination de Gaëlle puis s’arrêta net : elle avait oublié un peu vite ses antécédents.
— Sans aller jusque-là, il aurait pu porter plainte.
— Il ne s’est aperçu de rien. J’ai prétexté une crise d’angoisse. Il m’a conseillé d’aller voir un autre psy et m’a aimablement poussée vers la porte.
— Vous avez prévu de vous revoir ?
— Pas pour l’instant, mais…
— Mais ?
— J’ai peur qu’il me suive, qu’il m’observe… Quand il m’a recontactée, il connaissait déjà l’histoire de Sainte-Anne. Il m’a raconté que l’hosto l’avait appelé. Je suis sûre qu’il mentait : ce mec n’a aucune existence officielle.
Audrey roulait une autre cigarette après s’être assise sur un banc laissé libre par quelques clampins. Bon signe.
— Et ces deux-là ? demanda-t-elle en désignant les molosses en face.
— Les bagnards avaient un boulet au pied, moi j’en ai deux.
— Ils te protègent, non ?
Gaëlle haussa les épaules. Elle craignait une menace beaucoup plus vicieuse. Une intrusion psychologique, une contamination contre laquelle de tels gros bras ne pouvaient rien.
— Tu m’as toujours pas dit ce que tu attends de moi.
— Que tu enquêtes sur lui, avec les pouvoirs dont tu disposes.
— Rien que ça.
Gaëlle se pencha sur la fille en treillis : elle en avait marre de ses petits airs supérieurs.
— J’ai vérifié ce que je pouvais. Je te répète que ce mec-là n’existe nulle part. Il n’a suivi aucune étude. Il n’est attaché à aucun hôpital. Il n’est référencé dans aucune association de psychanalyse.
— Mais il est dans l’annuaire ?
— Dans les Pages jaunes, en tant que psy, mais pas dans celui des particuliers.
— Normal, non, pour un pro ?
Elle acquiesça à contrecœur.
— Comment tu l’as connu ?
Encore un mauvais point pour son dossier :
— Je ne me souviens plus.
— Comment ça ?
— Dans une soirée, je pense. C’est l’explication la plus plausible. Je devais être défoncée, ou sous médocs. J’ai traversé des moments où… disons que je n’étais pas très claire.
Audrey allluma sa clope. Elle paraissait hésiter à s’engager dans cette histoire étrange. Pas un mot sur Erwan, ni sur le Padre : elle savait qu’ils étaient en Afrique.
— Après ce que j’ai vécu ces derniers mois, insista Gaëlle, j’ai de quoi m’inquiéter, non ?
— Donne-moi son nom et son adresse. Je t’appelle dès que j’ai du nouveau.
— T’as mon numéro ? demanda-t-elle en lui tendant les coordonnées qu’elle avait préparées.
— On l’a tous dans le groupe, répondit la fliquette en repartant, les mains dans les poches.
Prends ça dans la gueule.
— Je peux te poser une question ? cria Gaëlle.
Audrey se retourna :
— Quoi ?
— Pourquoi tu fais, enfin, ce… truc tous les mercredis ?
L’OPJ Wienawski lança un regard amusé aux loqueteux dont les ombres étaient brouillées par la fumée des étuves et des conteneurs.
— C’est là d’où je viens. Sans ton frère, j’y serais encore.
Après la conversation avec son père, ils avaient repris la route, direction Ankoro. Les distances et les durées ne signifiaient plus rien. Le voyage qu’ils devaient avoir achevé en milieu de journée n’était toujours pas accompli ce soir et Salvo prévoyait encore quinze heures de route.
Erwan ne réagissait plus. Vingt heures de voiture l’avaient complètement abruti. La cadence irrégulière de la piste l’avait plongé dans une prostration dont il ne sortait, vaguement, qu’au moment des barrages — cash, provisions, et on repart… Assis à l’arrière, il suivait halluciné les difficultés de la progression, les flaques rouges, les feuilles fouettant le pare-brise, les cailloux rebondissant sur le capot, la boue grasse qui les faisait patiner…
On descendait pour installer les plaques de fer sous les roues, pousser, bouffer la terre qui ressemblait à de la chair arrachée. Il fallait aussi couper, soulever, écarter des branches, des troncs, des lianes… Quand on reprenait la route, les courbatures le relançaient à chaque cahot et, bien sûr, toujours pas question de dormir.
Pour ne rien arranger, la climatisation de la voiture était HS. Ils roulaient fenêtres ouvertes, invitant à bord toutes sortes de bestioles. Moustiques, taons, guêpes et d’autres spécimens inconnus, tous de taille monstrueuse… Couvert de répulsif et de crème apaisante, le Français ne sentait plus rien et se disait qu’une de ces saletés l’avait déjà contaminé. Cramponné à la poignée de la portière, il imaginait les parasites proliférer dans son sang et détruire ses globules rouges.
Maintenant, ils roulaient dans les ténèbres. On avait dû refermer les vitres pour cause d’averse. Ça bringuebalait là-dedans comme dans une boîte à outils. La pluie était d’une telle violence qu’on aurait pu croire que la nuit elle-même se brisait en milliards de particules sur la Toyota. Au fond passaient des éclairs évoquant les projecteurs de miradors gigantesques vérifiant que le boulot était bien fait, que le monde avait compris qui commandait.
Ruminant la conversation avec son père, Erwan avait allumé le plafonnier pour observer les photos des Salamandres. Avec leurs chapeaux de paille, leurs fleurs dans les cheveux, leur silhouette androgyne, elles évoquaient des muses à la sauce seventies. Il voyait, en surimpression, les grappes de clous plantés dans leur chair, les éclats de miroir enfoncés dans leurs orbites, les plaies abdominales — là même où le tueur avait volé les organes et placé les cheveux et les ongles de sa prochaine victime…
Erwan était venu ici pour identifier le meurtrier de Catherine Fontana, mais l’infirmière était peut-être bien la septième victime de l’Homme-Clou. En revanche, Pharabot possédait un secret que le flic n’avait jamais soupçonné. Le mobile d’une vengeance… Pourquoi dans ce cas avoir changé de cibles à partir de Cathy ? Ni Colette Blockx, mère au foyer, ni Noortje Elskamp, religieuse, n’appartenaient au clan des Blancs Bâtisseurs. Et pourquoi Pharabot n’avait-il pas tué Maggie de Creeft, la fille d’un des chefs les plus puissants de Lontano ? Pas de symbole plus fort pour toucher les fondateurs de la cité minière.
Il y avait aussi ce dessin tracé sur la terre. La structure atomique d’un minerai, vraiment ? Sa conviction : l’Homme-Clou envoyait un signe aux maîtres de la ville. Pour se faire identifier ? Arrêter ? Ou simplement leur rappeler une faute ancienne ? L’idée d’une vengeance ne quittait plus Erwan : il devait découvrir le mobile de Pharabot. Son père, il en était certain, connaissait la vérité mais c’était la dernière personne qui l’aiderait. Quel était le lien entre tous les acteurs de la tragédie ?
Morvan chantait à l’abri d’un réseau de palmes, au pied d’un énorme moabi. Il avait fini le joint — le remède miracle de la Touffe — et planait complètement. À quelques mètres de là, le feu crépitait. Les Noirs avaient tendu une bâche imperméable de l’ONU sous laquelle ils s’étaient regroupés. Les dernières gouttes clapotaient aux quatre coins des ténèbres. Au loin, le tonnerre grondait encore — la nuit se raclait la gorge.
Dans le rayon de sa lampe frontale, des bestioles grouillaient : araignées de la taille de crabes, vers de terre aux allures de serpents, ombres furtives non identifiables… Ce delirium tremens avait un air de fête. La pluie en Afrique n’est jamais triste : elle réveille la nature, nourrit la terre, sonne l’ouverture de la parade.
La veille, il avait tué un gamin. Ce matin, abattu trois hommes. Ils avaient de fortes chances d’être à nouveau attaqués avant d’atteindre les mines, elles-mêmes peut-être déjà aux mains d’autres rebelles. Quant à Erwan, il s’approchait inexorablement de la vérité. Qui dit mieux ? Morvan était cuit, sur le dessus, le dessous, et bien saisi au milieu. Mais cette nuit, sous l’effet du chanvre, rien n’était grave.
Ces vapeurs lui en rappelaient d’autres. Son fils avait effleuré la piste des dealers sans s’y arrêter. Il avait raison : ce n’était pas là qu’il fallait chercher. Mais lui-même à l’époque avait creusé le filon. À force d’interroger les vendeurs d’herbe, il avait fini par s’en faire des amis, notamment Jimmy, le trafiquant de ganja le plus important de la zone. Ses visites ne lui avaient jamais rien appris. Jusqu’à un certain soir…
Avril 1969.
La baraque du grand J. restait allumée toute la nuit. Pour accélérer la floraison des plantations, il devait les maintenir à la lumière plus de seize heures par jour. Dans le ghetto, son repaire ressemblait à une gigantesque lampe en cristal de sel au fond d’une décharge.
Morvan n’avait jamais soupçonné le Noir des homicides : abruti par les vapeurs de résine, il était à peu près aussi actif que ses plantes en pied.
— Les Salamandres, lui demanda-t-il cette nuit-là, qu’est-ce que t’en penses ?
— Elles puent. Les salopes blanches qui veulent se rapprocher des Noirs, y a pas pire…
— Ça fait marcher ton commerce…
— C’est pour ça que je leur ouvre ma porte…
— Et l’Homme-Clou ?
Jimmy était d’origine tutsie. Deux mètres, une tête si étroite qu’elle semblait avoir poussé dans un casse-noix, des mains évoquant des nageoires, des yeux qui paraissaient lui sortir directement des tempes.
— C’est le démon, patron… On peut rien faire contre lui.
Depuis des semaines, Grégoire se farcissait ce genre de superstitions, si fortes que ses propres convictions en vacillaient.
— T’as rien entendu à Soso ? Quelque chose de concret ?
— Papa, on entend parler que d’ça et c’est un tissu d’conneries… Des histoires de diab’, de sorciers qui s’transforment…
— Et tes clients, les Blancs ?
— Plus personne se risque ici la nuit… Tout c’barouf, c’est mauvais pour le bizz. Y a qu’ta poule qui…
Maggie était la seule à s’aventurer encore de l’autre côté du fleuve.
— L’appelle pas comme ça.
Jimmy prit une taffe et rit de nouveau. Ils étaient assis par terre entre les feuillages foisonnants, chauffés par les lampes.
— J’m’excuse, tonton…
— Qui vend le LSD, la kétamine ?
— J’te l’ai déjà dit, je touche pas à ça, je…
Un bruit bizarre retentit dehors. Une sorte de grelot de bois.
— C’est quoi ?
— La saison de la chasse.
— Quelle chasse ?
Un nouveau trille, comme frappé sur un marimba ou un wood-block.
— Tu f’rais mieux de partir : tu vas être pris dans la battue.
— Une battue cette nuit ? En plein quartier ?
— C’est une chasse spéciale, patron. La chasse aux Mzungu.
On racontait que les mineurs préparaient une opération de représailles contre les Blancs. Le Grand Soir ?
— Mais ce bruit, c’est quoi ?
— Les Yombé chassent à l’ancienne, avec des chiens qui n’aboient pas. Alors on leur met une cloche de bois autour du cou qui rabat le gibier. (Le Noir rit encore, parmi les volutes de fumée.) Mais ce soir, c’est l’gibier qu’a la cloche autour du cou…
Morvan se leva — la tête lui tournait. Trop de shit, trop de conneries. Aucun Européen ne se serait risqué de nuit dans le ghetto. Il faillit tomber et se rattrapa aux parois de plastique. Les ampoules oscillaient, les feuilles bruissaient. Il était dans un poumon géant, saturé de miasmes hallucinatoires.
— T’as intérêt à trouver le Blanc avant les Yombé ! cria Jimmy dans son dos.
Morvan réalisa que Maggie pouvait bien être la perdrix de ce soir.
Après la fournaise de la serre, la nuit lui parut presque fraîche. Quartier désert. Fine pluie. Ruelles rouges cadrées de masures, de planches et de pneus, aussi étroites que les galeries d’une mine.
Calibre au poing, il longea des palissades, des cases au seuil noir. En quelques secondes, il fut perdu. Sa seule certitude : il se rapprochait de la cloche qui se déplaçait elle-même dans le dédale, irrégulière, hésitante, convulsive… L’image de Maggie ne cessait de battre ses tempes.
Il tourna à gauche. Poc-poc-poc. Puis à droite, de la boue jusqu’aux chevilles. Poc-poc-poc. L’autre à quelques rues. À mesure qu’il marchait, il se persuadait que c’était la reine des Salamandres qui pataugeait non loin de là. Quelle conne. Il allait l’appeler quand des cris retentirent, suivis de coups de sifflet et de crissements atroces. Les chasseurs frottaient leurs machettes les unes contre les autres. Il allait finir par prendre la place du gibier…
Soudain, la mitraille de bois se fit entendre plus proche encore. Grégoire bondit dans cette direction et découvrit une ombre recroquevillée sous une tonnelle. Il alluma sa torche et considéra la proie : un échalas de vingt-cinq ans, cheveux longs, vêtu à l’anglaise. Il haletait, les mains attachées dans le dos, le visage ruisselant de pluie et de sang, une grosse cloche en guise de collier.
Jamais vu à Lontano.
— Comment tu t’appelles ?
— Michel… Michel de Perneke.
Le fugitif se mit à chuchoter à toute vitesse des mots inintelligibles. En état de panique, il le suppliait de l’emmener, de le sauver. Morvan le fouilla d’abord : dans la doublure de sa veste, des comprimés, des minuscules papiers buvards, des pointes grises qui ressemblaient à des mines de crayon. Amphètes, acides, kétamine… Il avait trouvé le dealer qu’il cherchait depuis des semaines. Le revendeur de ces dames.
— Où tu t’es procuré ça ? demanda-t-il avant de le libérer.
L’autre baissa la tête sans répondre : il sanglotait. Les machettes crissaient, de plus en plus présentes. Les coups de sifflet déchiraient la nuit détrempée.
Morvan l’empoigna à la gorge :
— Comment t’as eu cette came ?
— Je vous en supplie, libérez-moi !
— Réponds.
— Je… j’la fabrique… J’suis psychiatre.
— Où ?
— Clinique Stanley. J’arrondis mes fins de mois. Je passe par les Noirs et…
Il le détacha et le remit sur ses pattes tremblantes. Ils déguerpirent à travers les ruelles de Soso. Morvan tira quelques coups de feu pour calmer les ardeurs des chasseurs. Personne ne riposta : ils ne devaient être équipés que d’armes blanches.
Une fois hors de portée, sur la pirogue qu’il utilisait pour joindre les deux rives, Morvan interrogea son suspect. Le toubib s’était installé un laboratoire clandestin dans les sous-sols de la clinique pour Blancs de Lontano. Il apportait chaque semaine sa livraison à Soso, malgré les « évènements », et prenait une marge généreuse auprès de ses revendeurs anonymes.
Le flic avait soupesé les chances pour que ce psy soit l’Homme-Clou. Non : trop belge, trop peureux, pas assez cinglé.
— Comment je… je peux vous remercier ? demanda de Perneke une fois sur l’autre berge.
— En me soignant à l’œil.
Sur le moment, l’idée lui avait paru bonne — Grégoire avait encore des périodes d’angoisse paralysantes, des hallucinations atroces, des excès de violence incontrôlables.
En réalité, il avait eu cette nuit-là sa pire inspiration.
Michel de Perneke. Le véritable émissaire des enfers.
— Ciascuno pensi ed operi a suo talento : e anche la morte non mancherà di fare a suo modo.
« Que chacun pense et agisse à sa guise : la mort ne manquera pas d’en faire autant. » Loïc avait reconnu la citation de Giacomo Leopardi, le poète de Recanati. C’était maintenant un des directeurs de Montefiori — on aurait pu dire « colonel » — qui s’exprimait derrière le pupitre installé près du caveau familial.
L’homme avait ouvert son discours avec cette citation pour rappeler que le disparu, toute sa vie, avait été un « homme libre » — comprendre qu’il avait agi en oubliant la morale, la loi, l’humanité et bien d’autres valeurs qui l’auraient empêché de vaincre les autres, tous les autres. Le grand Giovanni s’était toujours cru au-dessus des lois. Loïc connaissait l’œuvre de Leopardi. Qu’on puisse citer ce champion de la bonté et de la sensibilité dans un tel contexte était un formidable contresens — ou une sournoise récupération intellectuelle. Mais après tout, au bord de la fosse, qu’importait un mensonge de plus ?
Une messe d’une heure à la basilique San Miniato al Monte avait largement amorti la réactivité de l’assistance. Il avait ensuite fallu se battre avec les journalistes pour rejoindre les voitures. Le matin même les unes des quotidiens avaient livré les informations les plus contradictoires, les hypothèses les plus farfelues sur la mort du Condottiere. Ni la famille ni les flics ne s’étaient exprimés.
Et pour cause : personne ne savait rien.
Malgré son état (il avait la gorge gonflée et le nez pris), Loïc appréciait la beauté de la scène. Montefiori avait fait construire au cimetière des Allori un caveau en marbre noir de Golzinne, style Renaissance, dont les lignes pures rappelaient les premiers chefs-d’œuvre de Brunelleschi. Le ferrailleur s’était toujours pris pour un Médicis. Il étrennait l’édifice : les ancêtres de la comtesse étaient inhumés dans la crypte d’un palais florentin, ceux de Montefiori devaient être enterrés dans un terrain vague quelconque.
Le soleil d’hiver donnait sa bénédiction à la cérémonie. Les rayons matinaux rappelaient l’huile dorée qu’on impose sur le front des malades « au nom du Seigneur ». Chacun était vêtu de sombre, ce qui donnait une solennité et une homogénéité à une assemblée qui n’en avait aucune au départ. Aux côtés des vieux mafieux à l’élégance tapageuse, affichant des femmes de trente à quarante ans leurs cadettes, d’autres couples, aristocratiques, proposaient un meilleur équilibre. Loïc admirait en particulier ces épouses qui avaient dépassé la soixantaine : elles s’étaient accrochées, avaient su se rendre indispensables, ou effrayantes, pour rester jusqu’au bout au bras de leur mari — des dures à cuire…
Les discours continuaient. Le tableau avait la somptuosité des scènes de groupe au musée des Offices, les paroles italiennes la musicalité des Symphoniae de Gabrieli. Tout cela lui paraissait merveilleux mais il n’était pas objectif. Shooté aux somnifères, il avait passé l’après-midi de la veille au bord de la piscine avec ses enfants. Ce moment ordinaire — en réalité exceptionnel : il n’avait pas partagé plus d’une heure avec eux depuis des mois — l’avait comblé. Leur vitalité surpassait l’ambiance funeste de la villa — les sœurs qui s’agitaient au téléphone ou pleuraient d’une manière théâtrale, l’ombre de la mère qui errait dans les jardins, Sofia et sa morgue qui ne savait toujours pas quelle attitude adopter face au malheur.
— Cosa stai facendo ?
Loïc sursauta :
— Quoi ?
Sofia venait de lui donner un coup de coude. La cérémonie s’achevait. Il fallait lancer une rose à l’intérieur du caveau. Il prit la sienne et pénétra dans le mausolée. Les murs noirs distillaient une tiédeur inattendue. Cette sobriété ne convenait pas au Condottiere. Il aurait mérité un tombeau à l’égyptienne — avec esclaves exécutés, trésors et fresques sur les parois relatant son destin d’exception.
Il lança la fleur sur le cercueil et eut une pensée pour son propre père, là-bas en Afrique. Quel danger le menaçait ? Des tueurs avaient-ils décidé de lui arracher le cœur à lui aussi ?
Quand il ressortit à la lumière, Sofia, tenant leurs enfants par la main, parlait avec un blond gominé qui ne cadrait pas avec l’assistance. Tout de suite, il comprit : un flic. Sofia lui fit signe de le rejoindre, les traits crispés.
Les emmerdements commencent…
— Je te présente Massimo Sabatini, ispettore superiore.
Loïc ne se souvenait plus à quoi correspondait ce grade : capitaine ou commandant. En tout cas suffisant pour diriger une enquête criminelle. L’homme confirma qu’il était en charge du dossier Montefiori. Cheveux clairs et laqués, la quarantaine, il avait ce côté décoloré qu’ont parfois les Italiens du Nord, tirant sur l’Allemagne.
Sofia confia Milla et Lorenzo à l’une de ses sœurs et revint vers eux :
— M. Sabatini aimerait nous parler quelques minutes.
— À moi aussi ? demanda Loïc, feignant l’étonnement.
— Nous n’en avons pas pour longtemps, fit le flic en s’inclinant.
La troupe se dirigeait déjà vers la sortie du cimetière. Au-delà des grilles, les flashs crépitaient. L’ispettore désigna une voie ombragée qui partait dans le sens opposé. Les Montefiori avaient organisé un déjeuner pour une cinquantaine de proches — Loïc n’était pas pressé de s’y rendre.
Ils marchèrent en silence. Les allées rappelaient les ruelles de Pompéi. Du temps stoppé net par la lave et les cendres. Les croix hiératiques, les stèles espacées, les feuilles qui bruissaient dans le vent… Dans la perfection de l’azur, les arbres paraissaient bleus et les sépultures argentées.
Pour l’instant, le service médico-légal et les pompes funèbres avaient battu des records de rapidité : le transfert du corps, l’autopsie puis la restitution à la famille avaient pris moins de quarante-huit heures.
Sofia finit par demander :
— Vous avez des pistes, ispettore ?
— Pas encore. Aucun témoin, pas le moindre indice, et nous ne savons absolument pas où votre père a été… disons agressé. Le lieu de découverte du corps ne signifie rien : nos techniciens scientifiques sont certains qu’il a été transporté.
Sabatini semblait timide et indécis. Ses cheveux huileux lui donnaient l’air d’avoir été pressé à froid.
— Actuellement, reprit-il de sa voix hésitante, nous éprouvons beaucoup de difficulté à établir son emploi du temps et…
— Mon père était un homme très secret.
— Vous-même, vous ne savez pas où il aurait pu se rendre ce matin-là ?
— Je vis en France depuis des années. Demandez plutôt à son épouse. Ou à mes sœurs : elles travaillaient avec lui.
— Ah ? Très bien.
Sabatini s’inclinait, comme pour s’excuser, à chaque fin de phrase. Ses lunettes effaçaient ses sourcils blonds, annulant toute expressivité. Pourtant, à mesure qu’ils marchaient, Loïc sentait autre chose. Ce type jouait un rôle. Une stratégie à la Columbo pour endormir leur vigilance.
— Conservait-il un agenda, électronique ou papier, dans son bureau ? Je veux dire : à la villa de Fiesole ? On n’a rien retrouvé sur lui. Pas même un téléphone portable.
— Mon père n’utilisait jamais de support papier ni d’ordinateur, expliqua Sofia d’une voix monocorde. Un détail que vous ignorez sans doute : il n’a jamais su bien lire ni écrire. Il avait surtout la mémoire des chiffres.
La comtesse jouait son rôle à la perfection : hautaine, glaciale, inaccessible.
— Vous saviez qu’il avait deux gardes du corps ? relança l’Italien.
— Je les connais très bien, oui.
— Mardi, votre père leur avait donné leur matinée.
— Il préférait parfois se rendre seul à ses rendez-vous.
C’était le jeu du chat et de la souris et Sofia, à tort, Loïc en était certain maintenant, pensait avoir le dessus.
— Je suis désolé, madame, mais vous vous trompez.
Premier coup de griffe.
— Nous avons déjà vérifié : c’est la première fois qu’ils ne l’accompagnaient pas. Depuis au moins dix ans, Giovanni Montefiori ne se déplaçait jamais sans eux.
Ils étaient parvenus au bout de l’allée. Sans se concerter, ils prirent sur la droite. Loïc imaginait des fantômes, des feux follets espiègles circuler entre les tombes, profitant du calme et de l’espace.
— Vous connaissez la société Heemecht ?
Loïc sursauta. Sabatini s’adressait maintenant au couple. Le chat ne jouait pas avec une, mais deux souris.
— C’est une des boîtes de mon père, admit Sofia.
— Une des plus importantes, confirma le flic. Une entreprise de récupération, de recyclage et de valorisation des métaux. C’est aussi une compagnie de fret, de transport, de logistique ainsi qu’un important groupe financier, basé au Luxembourg, détenant des parts dans de nombreuses sociétés internationales.
L’ispettore énumérait ces faits sur un ton neutre mais ferme. Il s’était avancé de quelques pas pour pouvoir englober du regard ses interlocuteurs tout en continuant à marcher.
— Je vous l’apprends peut-être mais votre père, depuis plusieurs années, faisait l’objet d’une enquête de la Guardia di Finanza, notamment sur des accords plutôt… obscurs qu’il avait passés avec l’empire Mediaset et des opérations de corruption établies avec des députés de Toscane et de Lombardie.
Sofia s’arrêta. Elle comprenait enfin : l’introduction pianissimo n’avait été qu’un leurre. Ils allaient passer sur le gril, elle et son financier de mari. Sabatini souriait toujours distraitement, comme s’il ne réalisait pas la violence de ses informations.
— Sa mise en examen n’était qu’une question de semaines, continua-t-il. Si les conditions du meurtre n’étaient pas si barbares, l’hypothèse du suicide serait la première retenue.
Sofia paraissait abasourdie. Loïc et le flic s’étaient immobilisés autour d’elle. Tout était prêt pour un duel à trois dans le cimetière, façon western spaghetti.
— En réalité, les dossiers complets sur ses sociétés, ses voyages et ses allées et venues en Italie sont déjà sur mon bureau. Contrairement à ce qu’on raconte, les services de police collaborent efficacement, et ils peuvent être très rapides. Parmi les sociétés dont Heemecht est actionnaire, il y a Coltano, ça vous dit quelque chose ?
— Vaguement, siffla-t-elle entre ses lèvres. Je vous répète que je ne m’occupe pas des affaires de mon père.
Pas question de dire ce qu’elle avait fini par découvrir : c’était pour fusionner leurs actions africaines que les deux pères avaient marié leurs enfants.
— Et vous ? demanda Sabatini en regardant Loïc, comme s’il l’invitait à entrer dans le jeu.
— Arrêtez de poser des questions dont vous avez les réponses, répondit-il dans son italien le plus parfait.
— Giovanni Montefiori partageait avec votre père des parts significatives dans cette société d’exploitation minière au Congo. Je pense que son meurtre est lié à ce fait.
— Pourquoi ?
— Parce que Philippe Sese Nseko, le directeur de Coltano sur le terrain, c’est-à-dire au Katanga, a été assassiné il y a deux mois exactement de la même façon.
— Mon père aurait été tué par des Africains ?
La phrase avait échappé à Sofia, sur un ton dégoûté qui pouvait passer pour raciste. Machinalement, Loïc lui prit le bras comme pour l’arrêter sur cette mauvaise pente.
— Les Italiens n’ont rien à envier à un pays quelconque pour la cruauté et la barbarie, poursuivit Sabatini, mais tout porte à croire, en effet, que ce meurtre a un lien avec l’Afrique et Coltano. Il s’agit peut-être d’une prise de pouvoir… radicale au sein du groupe.
D’un geste nerveux, Sofia attrapa une cigarette au fond de son sac.
— Je suis aujourd’hui l’héritière exclusive de ces parts, annonça-t-elle après avoir soufflé une bouffée dans le soleil. Je pourrais être menacée moi aussi.
Le flic balaya ce soupçon d’un geste léger :
— N’ayez crainte. Le mobile est ailleurs. En réalité, votre père ne possédait plus que quelques actions de Coltano.
— Qu’est-ce que vous racontez ?
Il était un peu tard pour affranchir Sofia mais Loïc souffla :
— Il a tout vendu ces dernières semaines. Je t’expliquerai…
— Moi aussi j’aimerais que vous m’expliquiez…
Loïc se recula : Sabatini le fixait droit dans les yeux.
— Les raisons de cette opération sont complexes, esquiva-t-il, il faudrait des heures pour…
— Prenons rendez-vous.
— Aucun problème, rétorqua Loïc, cachant son malaise, voici mon numéro.
Sabatini prit sa carte de visite avec satisfaction. En s’inclinant encore, il les invita à s’orienter vers un nouveau sentier. Sofia fumait comme si son corps fonctionnait à la vapeur.
— Isidore Kabongo, vous connaissez ? demanda l’ispettore à la cantonade.
— Non, fit Sofia d’une voix égarée. Qui c’est ?
— Le Monsieur Mines du Congo-Kinshasa. Il a été plusieurs fois ministre des Mines, des Industries minières et de la Géologie. Il conserve un rôle d’expert auprès du gouvernement de Joseph Kabila.
— Jamais entendu parler.
— Le général Trésor Mumbanza ?
— Non plus.
Loïc connaissait ces noms mais impossible de se souvenir de leur lien exact avec Grégoire.
— Le colonel Laurent Bisingye ?
— Vous pourriez plutôt nous expliquer, non ? intervint-il.
— Des personnalités impliquées dans l’exploitation et le commerce du coltan au Congo. Je n’ai pas encore les détails mais une chose est sûre : Bisingye, qui est l’adjoint de Mumbanza, le nouveau directeur de Coltano, est un criminel de guerre.
— C’est votre suspect ? demanda Loïc.
— Il faudrait d’abord prouver qu’il était en Italie au moment des faits.
Par association, Loïc songea de nouveau à Morvan.
— Mon père pourrait être en danger lui aussi ?
— En tout cas, il est imprudent. Selon mes sources, il serait là-bas actuellement.
— Exact.
— Vous avez une idée du motif de son voyage ?
— Non. Mon père partage avec Giovanni le goût du secret.
Sabatini sourit encore, faisant mine d’admirer le paysage : les tombes, les ifs, le ciel… L’air de rien, il les avait guidés jusqu’à la grille de sortie. Les berlines, le corbillard, les camions régie de la télévision avaient disparu.
— Je vous demanderai, pour l’instant, de ne pas quitter Florence.
— Vous commencez vraiment à m’agacer, explosa Sofia tout à coup. Vous nous parlez comme à des accusés. Vous avez l’air d’oublier que c’est mon père qui a été tué !
Loïc se planta devant le flic, lui bloquant le passage :
— Que voulez-vous au juste ?
— L’agenda de Giovanni Montefiori.
— On vous a dit que…
— Vous vous trompez. Selon nos témoignages, il notait ses rendez-vous confidentiels dans un carnet qu’il conservait à la villa. Il avait inventé un alphabet primaire, utilisé par lui seul, pour transcrire en phonétique le nom des lieux et des personnes à y rencontrer.
Loïc n’en avait jamais entendu parler mais à l’expression de Sofia, il comprit que le flic disait la vérité. Il songea à son père qui avait aussi la passion des codes, des secrets, des barbouzeries. Putains de vieux singes…
— Trouvez ce carnet, signora, nous vous en saurons gré. En dépit des enquêtes financières qui visaient votre père, nous ne pouvons pour l’instant perquisitionner dans le palais de Fiesole…
— Et si nous ne le trouvons pas ?
Sabatini se plia encore en deux — des manières onctueuses d’un autre siècle.
— La mort de votre père n’annule pas la procédure dont il faisait l’objet. L’inculpation qui le menaçait va se reporter sur votre mère, associée aux affaires de son époux, et sur vos deux sœurs qui ont eu la mauvaise idée de vouloir lui succéder.
Sofia alluma une nouvelle cigarette. Elle exhala la fumée dans une bouffée de rage et d’impuissance.
— Peut-être qu’à une autre époque, les réseaux de votre père l’auraient protégé mais ce temps est révolu, insista le flic. L’Italie a changé, signora. C’est ce que je me plais à espérer en tout cas.
Enfin, Sabatini tombait le masque : un petit-bourgeois qui bandait pour son boulot de justicier, trop heureux de se faire une famille aristocratique de Florence, doublée d’un clan de parvenus de l’ère Berlusconi.
— Je vous donne vingt-quatre heures.
Le flic les engloba d’un dernier regard puis tourna les talons, passant la grille sans se retourner.
Sofia ne bougeait pas, fumant et se mordant les lèvres. Enfin, ils se lancèrent un coup d’œil et leurs années de complicité ressurgirent d’un coup. Ils allaient trouver l’agenda du ferrailleur mais certainement pas pour le confier à ce flic beurré comme une tartine.
Ankoro. L’objectif avait fini par lui paraître irréel. Ils avaient roulé toute la nuit en accumulant encore les galères. À 22 heures, après un énième barrage, leur chauffeur s’était mis à gémir : il avait la fièvre, il avait l’infection. Salvo l’avait viré d’un coup de pied et avait pris le volant. Une heure plus tard, le 4 x 4 avait versé dans un fossé. Comme par magie, des hommes étaient apparus dans les ténèbres et les avaient aidés à repartir. Encore une fois, Erwan avait dû ouvrir sa ceinture… Malgré la fatigue, malgré les piqûres, il était fasciné : il sentait battre sous ses pieds le cœur rouge de la terre.
Salvo était bon conducteur. Alors que la route se limitait aux faisceaux des phares éclairant les giclées de boue et les feuilles assaillant le pare-brise, il plongeait là-dedans avec calme, absorbant les chocs, les secousses, les transformant en kilomètres parcourus.
Erwan s’était installé à l’avant, ceinture bouclée, main serrée sur la poignée supérieure. Il bringuebalait sur son siège comme un sac de patates. Parfois, il sombrait dans une demi-somnolence, menton rebondissant contre la poitrine, le corps pris de soubresauts. Un simple cadavre en transit…
Quand il s’endormait vraiment, il faisait le même rêve. Il vivait dans une termitière, en couple avec la reine, énorme et transparente. Il l’enlaçait, la serrait, la fertilisait, sentant son corps congestionné par des milliers de larves qui s’animaient sous ses caresses. Soudain, on venait le libérer : les Blancs Bâtisseurs, avec leurs torches enfumées. Les termites prenaient la fuite. Quand il sortait de son repaire, les larmes aux yeux, ses sauveurs l’attendaient, entourés de corps écorchés suspendus aux arbres…
À l’aube, ils avaient découvert une plaine qui baignait dans son jus. Un grand corps vert qui se prélassait dans des draps de pluie. Tout scintillait dans l’aurore. La nature semblait avoir poussé dans la nuit. La naissance du monde, rien que ça, sous un ciel écarlate, sortant lui aussi de forges mythologiques…
Maintenant, il était midi et ils traversaient Ankoro. Aucune couleur ici : seulement la rouille des jours et le gris du fleuve. Un bidonville palustre qui mêlait l’humain au végétal, la chair à l’écorce, le plastique au limon.
Salvo parqua le 4 x 4 dans un garage — plutôt un auvent surveillé par des autochtones.
— Ton job, c’est quoi au juste ? demanda Erwan, les yeux rivés sur la valise que le Banyamulenge gardait toujours à portée de main.
— L’import-export, je te l’ai dit.
— Avec quels pays ?
— Ceux qui nous donnent des trucs.
— Comprends pas.
— Quand les gentils pays développés nous envoient des colis, faut bien les répartir.
— Tu veux dire les voler puis les revendre.
— De toute façon, ils disparaissent. Autant prendre les choses en main. Je récupère les stocks et je ventile à la pièce… Médicaments périmés, chaussures dépareillées, voitures déglinguées.
— Ne joue pas les modestes : il y a aussi l’ONU, les ONG.
Salvo éclata de rire :
— Les bons jours ! On est des fourmis, patron. Et les fourmis, ça vit de miettes…
— Et cette valise ?
Il plaqua sa main dessus comme pour empêcher Erwan de la regarder :
— Ça, c’est off ze record. (Il ne lui laissa pas le temps d’insister et plongea dans la foule de la rue.) On continue à pied.
Ils traversèrent le reste du village avec difficulté, suivis par leurs porteurs, assaillis par les enfants, les vendeurs ambulants, les rires des femmes sur le seuil de leurs baraques. Plus on s’approchait des eaux, plus les maisons semblaient construites avec des déchets. Une odeur de poisson pourri couvrait tout.
Le vrai spectacle était le fleuve. D’un brun orangé, les flots semblaient drainer des métaux anciens, des braises encore vives, venus d’un temps oublié. Ce paysage laissait un goût de fer dans la bouche. En face, on distinguait à peine l’autre rive, ruban verdoyant perdu dans les brumes de chaleur.
Les pieds dans l’eau, ils progressèrent dans une forêt de joncs et de racines puis accédèrent à la berge. Agitation maximum. Les voyageurs, chargés de la tête au dos, bras encombrés, avançaient à l’aveugle. Enfouies parmi les racines lacustres, des échoppes proposaient les marchandises les plus farfelues. Des barils, des ballots, des barques clapotaient le long du rivage. Chacun s’enfonçait jusqu’aux genoux dans les eaux fangeuses mais personne ne ralentissait. Pas question de rater le départ.
Erwan mit quelques secondes à comprendre ce qu’il voyait au-delà des roseaux : deux barges solidarisées, formant un pont d’environ deux cents mètres de long, sans l’ombre d’un équipement ni d’une installation, seulement envahies de passagers. À cette distance, on aurait dit une monstrueuse décharge à fleur d’eau. Ou encore un village flottant de plusieurs milliers de personnes qui s’organisaient déjà en vue de la traversée. Sur le flanc de cette gigantesque planche à repasser, on avait peint en blanc : VINTIMILLE.
— On a de la chance, elles sont là ! (Salvo fendait la foule à coups de bâton comme il aurait usé d’une machette dans la jungle.) Dépêche-toi, chef. Faut qu’on chope une cabine première !
Erwan accéléra le pas — ou plutôt la nage : ils pataugeaient à mi-corps, leur sac sur la tête. Il ne pouvait quitter des yeux le pont fourmillant. Des hommes torse nu semblaient faire des nœuds avec leurs muscles sous le soleil. Des lavandières accroupies s’activaient devant leurs bassines. Des enfants pêchaient, un fil à la main. Des chèvres, des cochons, des poules dans des enclos. Des tentes, des toiles, des parasols, des parapluies serrés les uns contre les autres. Des braseros fumants, du linge séchant sur des cordes, un groupe de musique en pleine répétition…
Une planche pour monter à bord. Erwan jouait des coudes pour suivre Salvo. On pilait du manioc, on s’engueulait, on arrimait des caisses sous des bâches plastique. Parmi d’énormes sacs, on essayait de s’installer, de trouver sa place, indifférent au soleil accablant.
Salvo ne cessait de hurler et de surveiller leurs porteurs. Ils rejoignirent la deuxième barge. Tout se passait à l’arrière, expliqua Maillot Jaune. Le Vintimille était poussé et non remorqué.
— Poussé par quoi ?
— C’te question : par un pousseur, tiens ! Trois mille chevaux, quatre hélices ! Un moteur de char d’assaut piqué aux FAZ !
Erwan aperçut enfin l’automoteur. La cabine première se trouvait sur le pont. Les porteurs leur passèrent les bagages : ils ne voulaient surtout pas être embarqués malgré eux. Erwan les paya et les vit s’absorber dans la mêlée pour le match retour.
Il repéra les lieux. Le bateau propulseur se résumait à une coque trapue dont l’étrave était fixée à la première barge par des câbles d’acier serrés par des treuils. En surface, une timonerie surélevée — pour offrir au capitaine une vue d’ensemble. Dessous, dans la cale, les moteurs vrombissants. Entre les deux, la cabine première : une plaque de tôle chauffée à blanc, dans une puanteur de diesel. Pas sûr qu’ils aient décroché la meilleure place, les vibrations de la salle des machines montaient du sol et les crachats du capitaine tombaient d’en haut. Seul point positif : la bâche tendue au-dessus de leur tête.
— T’as une arme ? demanda Salvo, surexcité.
— Oui.
— La montre jamais. Perds pas ton sang-froid, cousin. Sinon, ceux qui voulaient juste te voler auront une raison de te tuer.
Erwan acquiesça mais il ne parvenait pas à prendre ce bazar au sérieux.
— Surtout, faut jamais que t’oublies la règle numéro un ici.
— Quelle règle ?
— Où qu’on s’arrête, on repartira aussi sec.
Son père lui avait déjà expliqué le principe : ça ne lui laissait pas beaucoup de temps pour trouver des témoins et les interroger.
— Une heure maxi, répéta Salvo en tendant l’index puis il désigna l’amont du fleuve : Là-haut, c’est la guerre. Si tu restes à terre, tu meurs.
— Et… les autres ? Ceux qui voyagent avec nous ?
— Eux, c’est pas pareil. Y z’ont fait leur choix. Y vont voir leur famille, y font di bizness, y connaissent. Si un gars comme toi est abandonné, alors y s’f’ra bouffer.
Un grand coup de trompe résonna dans l’air surchauffé. Le barrissement du convoi qui s’apprêtait à lever l’ancre.
Toute la matinée, Audrey avait mené des recherches sur Katz pour obtenir les mêmes résultats que Gaëlle. L’analyste n’existait pas. Ni pour l’état civil. Ni pour la Sécurité sociale. Ni pour le service des permis de conduire. Encore moins, bien sûr, au conseil de l’Ordre des médecins ou au registre national des psychanalystes. Les numéros inscrits sur ses ordonnances correspondaient à un autre médecin.
— Il y a plusieurs Éric Katz en Île-de-France, précisa la fliquette, mais ils n’ont rien à voir avec la médecine, hormis un généraliste du nom de Michel Katz, mort en 1991. Il exerçait à Paris, dans le 6e arrondissement.
— Pas de famille ?
— Pas chez les toubibs. Ton mec est un imposteur. Je me suis renseignée sur ce genre d’arnaques : c’est plus fréquent qu’on ne croit.
Gaëlle s’était fait soigner toute une année par un escroc… Elle se sentait humiliée, presque violée. Comme une femme qui se serait déshabillée des centaines de fois devant un prétendu aveugle.
Elles s’étaient donné rendez-vous au café de la rue Nicolo. Le psy allait bientôt sortir pour déjeuner et elles pourraient le suivre — du moins Audrey, puisque Gaëlle avait toujours ses men in black aux basques.
— Tu vas l’arrêter ?
— Houlà, ma poule, pas si vite. Faut qu’on prouve d’abord qu’il exerce bien en qualité de toubib et qu’il encaisse de l’argent à ce titre.
— Il y a sa plaque en bas de l’immeuble.
— Tu veux l’inculper pour publicité mensongère ?
— Je l’ai payé pendant douze mois.
— En cash, non ?
Gaëlle pressentait déjà les obstacles mais elle devait bien avoir conservé une ou deux prescriptions de sa main. Elle songea aussi au confrère que Katz lui avait conseillé. Un autre arnaqueur ? Elle n’avait même pas conservé ses coordonnées.
— Faut surtout découvrir qui il est vraiment, rétorqua-t-elle. Et pourquoi il a voulu me revoir.
— Il veut sans doute savoir s’il y a plus de fric à tirer de ton côté.
— De ma famille, tu veux dire ?
— De qui d’autre ?
Gaëlle ne répondit pas. Normal qu’Audrey réduise cette histoire à une affaire d’argent mais elle, elle sentait d’autres enjeux. Une sorte de… voyeurisme mental. Katz l’avait sondée, observée, analysée. Maintenant il en redemandait.
— Écoute-moi, murmura l’OPJ en lui prenant la main, ce mec est un amateur. Tant qu’il a affaire à des patients…
— À des gogos, tu veux dire…
— À des personnes vulnérables qui ne se méfient pas, il peut s’en sortir, mais avec des flics au cul, ce sera une autre chanson. Donne-moi une semaine pour le coincer en flag d’abus de confiance.
— C’est pas de ta compétence, si ?
— Non, admit Audrey, je suis de la Crime et je peux rien faire sur ce terrain. Mais on va trouver le meilleur angle d’attaque pour…
— Le voilà.
Katz sortait de son immeuble. Elles réglèrent leurs consommations et se précipitèrent sur le seuil du café. Plan basique : Audrey allait le suivre alors que Gaëlle rentrerait chez elle, tout simplement, escortée par ses anges gardiens.
Mais la fliquette ne bougeait pas, le regardant s’éloigner.
— Qu’est-ce que tu fous ?
— Changement de programme.
Gaëlle comprit son idée :
— Tu ferais ça ?
Audrey sourit. Mains dans les poches de son treillis, gibecière à l’épaule, elle prit la direction du porche de l’analyste :
— On va s’gêner.
Une fois à l’étage, la fliquette sortit de son sac un trousseau de clés qui multipliaient les formes et les crans. Elle observa avec attention la serrure puis sélectionna un modèle dans sa collection.
— C’est quoi ?
— Une bump key, chuchota-t-elle, en l’enfonçant en douceur dans le cylindre.
Un petit marteau se matérialisa dans sa main. D’un coup sec, elle frappa la clé puis la tourna aussitôt, sans la moindre difficulté. La porte s’ouvrit en un déclic. Gaëlle comprit que l’OPJ avait prémédité son coup.
— Comment t’as fait ?
— Une clé de frappe, répondit l’autre en entrant dans le vestibule. C’est un peu compliqué à t’expliquer mais disons que ses crans créent, sous l’effet d’un choc, un vide très bref entre goupilles et contre-goupilles. Pendant ces quelques fractions de seconde, il suffit de tourner la clé pour ouvrir n’importe quelle serrure.
Auprès de cette fille, Gaëlle ressentait un réconfort que ses gardes du corps n’avaient pas été capables de lui procurer. Un seul mot lui venait à l’esprit : pro.
— Reste pas plantée là. (Sans bruit, Audrey referma la porte puis sortit une autre clé qu’elle glissa dans la serrure.) S’il revient, il ne pourra pas ouvrir. Ça nous permettra de nous tirer par la fenêtre.
— Mais il saura que quelqu’un est venu…
— Tant mieux : ça le fera réfléchir.
Elle lui tendit des gants de chirurgien. Sans un mot, Gaëlle les enfila, éprouvant un frémissement, mi-trouille, mi-excitation. Elles avaient franchi la ligne. Il n’y aurait pas de retour en arrière.
— Je fouille le bureau. Va voir ce qu’il y a à côté, ordonna Audrey.
Gaëlle n’avait jamais pénétré dans l’autre pièce — simple réduit où Katz rangeait ses archives ou chambre où il pouvait faire la sieste. La première option était la bonne : un cagibi de deux mètres sur trois, tapissé d’étagères et de dossiers rangés par ordre alphabétique. Katz semblait avoir des centaines de patients. Tous des pigeons ?
Ne sachant pas trop quoi chercher, elle se mit en quête de son propre dossier. Elle éprouvait un malaise à l’idée de plonger dans les notes du psy, redoutant que le diagnostic de Katz — même imposteur, même sans la moindre légitimité — soit plus grave que prévu…
— Viens voir ! appela Audrey, de l’autre côté du mur.
Assise derrière le bureau verni, la fliquette tenait un classeur ouvert dont les feuilles plastifiées abritaient des coupures de presse. Gaëlle comprit au premier coup d’œil. Articles et photos détaillaient l’affaire de l’Homme-Clou 2012. Wissa Sawiris, Anne Simoni, Ludovic Pernaud… Audrey faisait claquer les pages, leurs pensées défilaient au même rythme.
Un nouvel adorateur du tueur fétichiste. Un cinglé qui vénérait le meurtrier et s’intéressait à la sœur de son chasseur…
— On vient de rejoindre mon domaine de compétence, chuchota la fliquette avec satisfaction.
Gaëlle ne répondit pas : ses pensées se brisaient contre un mur de stupeur. Audrey poursuivit sa fouille, soulevant le sous-main en cuir, passant en revue les dossiers empilés, lisant les Post-it disséminés. Finalement, elle feuilleta les pages du bloc éphéméride qui occupait un coin du bureau.
— Merde.
Gaëlle leva les yeux alors que l’autre détachait avec précaution deux feuilles de l’agenda, l’une datée de juillet, l’autre d’août. Elles portaient chacune une adresse, sans nom ni autre indication.
— Les coordonnées d’Anne Simoni et de Ludovic Pernaud, commenta Audrey.
Gaëlle encaissa cette nouvelle surprise : plusieurs semaines avant les meurtres, Éric Katz avait noté sur son agenda les adresses de deux des victimes de l’Homme-Clou. Comment connaissait-il Simoni et Pernaud ? Était-il le complice du tueur ? Ou carrément le véritable assassin ?
« C’est à la fin de la foire qu’on compte les bouses », disait toujours son père. En d’autres termes, il fallait attendre quelques mois pour être certain qu’une affaire était réellement sortie — c’est-à-dire bouclée. La découverte du jour lui donnait raison car à l’évidence, l’affaire de l’Homme-Clou n’était pas terminée — Éric Katz était lié au massacre de septembre et n’avait jamais été inquiété.
Ils avaient levé le camp à quatre heures du matin et repris aussitôt la route, la peur au ventre — les porteurs prétendaient avoir perçu des craquements suspects toute la nuit, certains avaient encore disparu. Morvan, malgré sa gueule de bois, avait imposé une cadence rapide. Les porteurs ployaient sous leurs charges, les soldats faisaient claquer leurs bottes de jardinier, Michel titubait, couvert de frusques empruntées à tous, et grelottait toujours.
Grégoire avançait au jugé. Sa carte multipliait les imprécisions, les indications des géologues laissaient à désirer et lui-même était le topographe de zones vierges — brousse sans repères ni habitations, alternance sans fin de marigots rouges et de collines verdoyantes. Plus question de réfléchir à quoi que ce soit, ni à Montefiori, ni aux Maï-Maï, ni aux surprises qui les attendaient sur le site d’exploitation. Il avait même remisé son fils et son enquête au placard. Un pas devant l’autre, ployant sous des ciels bibliques, à encaisser cette bichromie qui rendait fou : du vert, du rouge, du vert, du rouge…
À midi, toujours pas découvert l’ombre d’une mine. À 15 heures, il était certain de s’être trompé. À 16 heures, alors qu’il s’apprêtait à rebrousser chemin, une rumeur qu’il aurait reconnue entre mille : bruits de marteaux contre la roche, brouhaha des voix, ronronnement des blocs générateurs…
Nouvelle colline, puis une vallée si humide qu’on aurait dit un lac. Tous accélérèrent — le sprint de l’arrivée, la vie sauve. Ils plongèrent à nouveau dans des bois serrés, marchant la tête en l’air, dans l’espoir d’apercevoir, entre les cimes, les murailles rouges des gisements.
Ils durent se contenter d’un premier barrage militaire. Les filons étaient taxés de multiples façons et, un ou deux kilomètres avant la zone d’extraction, le racket commençait. Une chaise, une ficelle, et par ici la monnaie. Le gouvernement réclamait son impôt à la source. Le Comité national des routes ou l’administration des Eaux et Forêts voulait sa part. Le préfet de la région prélevait sa dîme…
Les « douaniers » tordirent le nez lorsqu’ils découvrirent la carrure de Morvan et sa tignasse crépue de nègre blanc. Personne ici ne l’avait jamais vu mais tout le monde l’attendait. Malgré sa fièvre, Michel courut devant pour prévenir tout conflit. Le mzungu arrivait chez lui fusil au poing, et mieux valait ne pas l’énerver.
Deuxième barrage. Cette fois, on leur offrit du thé, du singe et du manioc. On allait et venait autour d’eux. Des creuseurs regagnaient leur village. D’autres au contraire arrivaient. L’agitation épuisée des bouts du monde, une faune de pionniers, de têtes brûlées, de miséreux pour qui c’est ça ou mourir.
Morvan ne s’attarda pas. Il soufflerait au pied de ses mines, en admirant enfin sa dernière œuvre. La cadence des marteaux devenait un battement sourd, une palpitation enfouie sous la canopée. Au bord du chemin, sous les parasols, des vendeurs proposaient des cartes téléphoniques, des tongs taillées dans des pneus, des piles bâtons…
Coup d’œil à Michel : ils partageaient la même excitation, le même vertige aussi. Après ces kilomètres sans croiser la moindre âme humaine, ces heures passées dans le jus des origines, retrouver d’un coup cette fourmilière procurait un choc. Surtout, Morvan mesurait, rien qu’à l’affluence, que l’exploitation avait bel et bien commencé. Souza, le maître des lieux, et Cross, le chef des armées, avaient posé les fondations du royaume.
Ils marchaient maintenant sous des hautes voûtes grises et vertes, leurs pieds froissant un tapis de feuilles mortes. Le décor avait ici une douceur, une solennité poignantes. Soudain, il aperçut quelque chose qui ne lui plut pas du tout : des cadavres sur le dos, sans tête, ni pieds, ni mains. Le dessus des cuisses avait été tranché net : deux kilos de viande bien tendre. On voyait les os au fond de la chair.
— C’est quoi ce bordel ?
— Je f’rai mon enquête.
— Pas de ça chez moi.
Tout le monde savait que les cuisses étaient les meilleurs morceaux. Comment étaient morts ces gars ? Le cannibalisme ici n’était ni une manière de survivre ni un rite animiste. Simplement une habitude…
Ils croisèrent les premiers mineurs sortant des tunnels. Torse nu, uniformément rouges, ils portaient seulement une lampe frontale (en réalité une torche fixée sur le crâne avec une sangle), un burin et un marteau. La latérite leur était passée dans le blanc des yeux. Ils avaient l’air complètement défoncés. Morvan avait interdit l’alcool et le chanvre mais ces gars étaient drogués aux ténèbres et au coltan. Dire qu’ils faisaient corps avec la terre était un pléonasme : ils étaient la terre.
Il donna des ordres. Décharger le matériel, surveiller les armes. En réalité, il voulait affronter sa montagne en solitaire. Il sortit du bois et engloba d’un regard la pente pourpre criblée de puits — chaque cavité était gardée par un homme à Kalach. Un monde de troglodytes. Ça grouillait dans les trous, sur les coteaux, au pied du massif. Des ouvriers, sac à l’épaule, dévalaient les marches taillées dans la roche, d’autres montaient, à quatre pattes, s’accrochant aux arbrisseaux qui faisaient office de rampes. Le tout noyé de poussière écarlate. Rien qu’en regardant ce tableau, les yeux vous piquaient, la gorge vous brûlait. Après l’overdose d’humidité, un autre âge commençait : celui de la roche et de l’aridité.
Ces mines occultes qui n’existaient sur aucune carte ni aucun registre étaient à Morvan. Il était devenu un seigneur de guerre, un négrier parmi d’autres. Il n’en éprouvait ni fierté ni remords. C’était son devoir qui l’avait amené ici, prêt à affronter les rebelles, les éboulements et les maladies, pour gagner encore quelques millions qu’il coucherait sur son testament.
Michel revint accompagné d’un grand Noir vêtu d’un tee-shirt de basketteur qui lui descendait jusqu’aux genoux. Carrure de monument aux morts, tête toute ronde, écrasée comme une poêle, grands yeux rieurs : Souza, l’architecte de la cathédrale. Un Luba qui avait fait ses armes à Kolwesi et roulé sa bosse au sein de la Gécamines. À lui seul, il assurait les rôles de géologue, d’ingénieur, d’officier d’intendance, de garde-chiourme.
— Patron ! On t’attendait pour le dîner hier soir !
— Content de te voir, Souza. Du beau boulot.
— C’est qu’on a pas beaucoup de temps, papa.
Claire allusion aux attaques imminentes des milices.
— Combien de creuseurs ?
— Environ six cents.
Jacquot n’avait parlé que de quatre cents bonshommes. La prolifération avait commencé.
— Ça arrive de partout, confirma Souza. Le bruit s’est répandu dans la brousse. On pourra bientôt passer à un millier si on prend les enfants et…
— Pas d’enfants. Combien de puits ?
— Pour l’instant une trentaine.
— Les galeries sont stables ?
— On a travaillé vite, grimaça le Luba.
D’ici quelques jours, les premiers accidents surviendraient. Morvan aurait pu exiger qu’on étaye mais à quoi bon ? Personne ne l’aurait écouté. Seul le coltan comptait. Mieux valait crever dans ces boyaux en essayant de gagner sa vie que de la perdre dans son village, pour rien. En Afrique, on donne surtout un sens à sa mort.
— On en est où ?
— À la subsurface.
— Quel potentiel ?
— Très bon. Un eldorado.
Un sourire échappa à Grégoire : ses géologues ne s’étaient pas trompés. La montagne rouge allait se transformer en pyramide de richesse. Maggie avait cité Baudelaire : « J’ai pétri la boue et j’en ai fait de l’or. » Elle avait raison. Et tout ça avec une mise de départ dérisoire. Le miracle africain.
— Quel rendement ?
— Un sac par jour par creuseur.
Une fois le minerai raffiné, on pouvait négocier les cinquante kilos mille euros. Le calcul était simple : six cents sacs par jour signifiaient un rendement de six cent mille euros selon le cours ; on enlevait les frais — minimes : chaque creuseur recevait un salaire quotidien de quatre dollars —, on parvenait à un revenu d’environ cinq cent cinquante mille euros par jour. Morvan avait l’habitude de ces résultats — la grande nouveauté, c’était qu’il était le seul exploitant et que cette fortune allait tomber directement dans sa poche.
Allait-il donc finir en beauté ?
Il ne se lassait pas de ce spectacle grandiose. Les puits crachaient de la fumée et les ombres qui y plongeaient évoquaient des damnés de l’enfer, moitié braise, moitié charbon. Au-dessus, la poussière s’élevait et s’unissait à la lumière du crépuscule pour passer du rouge au rose, comme si quelque chose cuisait au fond du ciel.
— La bouffe ? demanda-t-il en revenant à la logistique.
— On a des chèvres, de la volaille. Des mammas aux fourneaux. Des champs sont déjà semés. Le manioc va pousser.
Il songea aux corps mutilés, aux cuisses taillées. Plus tard.
— Pas de problème avec le sel ?
Dans cette région, il était importé. Une des manières les plus simples de s’approprier des mines était d’empoisonner les livraisons. D’un coup, tout le monde crevait ou fuyait. Il n’y avait plus qu’à plonger dans les galeries désertées et se servir.
— Des gars de Cross le surveillent jour et nuit. On a aussi des goûteurs.
— L’hôpital ?
— J’espère que tu l’as apporté dans tes bagages, rit Souza.
Morvan avait assez de pilules et de pénicilline pour faire illusion. La médecine africaine est presque exclusivement fondée sur l’effet placebo.
— Les putes ? demanda-t-il pour passer à un sujet plus distrayant.
— Elles arrivent.
Une de ses cantines était remplie de capotes — il prohibait l’alcool et la drogue mais pas les femmes. On ne tient pas ses troupes uniquement avec des promesses, Karl Marx lui-même le disait.
Les bruits de marteaux continuaient, semblant briser chaque seconde en mille éclats. Il respira l’air chargé de particules et ressentit une véritable ivresse. Si les Maï-Maï ne l’emmerdaient pas, si les Tutsis ne le bombardaient pas, si l’armée régulière ne se retournait pas contre lui, si les gars de Mumbanza ne venaient pas lui voler ses stocks, s’il survivait aux maladies, aux conspirations, aux souvenirs et enfin, si les tueurs de Nseko et de Montefiori ne décidaient pas que c’était son tour, alors oui, il pourrait tirer sa révérence en laissant de quoi voir venir à ses enfants.
— Les sacs, où ils sont ?
— Je te montre.
Ils s’orientèrent vers un bidonville constitué de baraques sommaires — branches et toiles plastique. Des bouches de la terre, on passait aux gueules des hommes. Là-dessous, ça buvait, mangeait, parlait mais d’une manière brutale, apeurée, presque honteuse. Morvan songea au village des lépreux de Ben-Hur, le film qu’on leur montrait dans les foyers religieux où il avait grandi. En réalité, ces Noirs se considéraient comme bénis des dieux. Venus de nulle part, protégés par Cross et ses hommes, ils repartiraient bientôt vers leur néant plus riches que n’importe quel autre paysan.
Souza désigna un enclos — une parcelle surveillée par deux hommes, Kalach sous l’aisselle, remplie de sacs poussiéreux. Chacun d’entre eux était plein du fameux minerai : ce qu’on appelle ici le coltan mais qui n’en est pas encore. Il en ouvrit un et plongea sa main dans le gravier noir. La fameuse colombo-tantalite, qui contient à la fois de la tantalite, de la cassitérite, du niobium, du zinc et de l’or… La pierre de voûte du monde d’aujourd’hui, permettant la technologie la plus sophistiquée. Tout partait de là : de ce sable lourd au creux de sa paume.
Jacquot mettrait au moins dix jours pour défricher la route. Morvan ne pouvait laisser s’entasser le pactole ici.
— À partir de demain, on envoie les sacs à pied.
— Y a pas d’avion là-bas, patron.
— Je vais me débrouiller.
— Et si on les attaque en chemin ?
— J’ai amené du renfort. Ils escorteront les gars.
Souza agita sa tête ronde en signe de scepticisme.
— Tu veux visiter les galeries ?
Morvan observa les falaises perforées. Les bruits de fer évoquaient une tuberculose raclant des poumons noircis. À l’idée de plonger là-dedans, le malaise vint lui tordre l’estomac. Depuis son enfance — en réalité à cause d’elle — il souffrait de claustrophobie. Il ne s’en cachait pas : au contraire, c’était sa seule phobie avouable. Le terrifiant n’était pas d’être enfermé, mais avec qui…
— Pas maintenant, répondit-il. Forme les équipes. Je veux que des sacs partent avant la nuit.
— Patron, personne prendra la route ce soir.
— Je double la paie. Ça urge, nom de dieu !
La journée s’était écoulée comme le fleuve. Longue, lente, monotone. À bord, tout le monde avait dormi, bercé par le ronronnement du moteur. Sauf les sondeurs qui, debout à la proue, enfonçaient leur longue perche dans l’eau tout en signalant la profondeur au capitaine par des gestes mystérieux.
Maintenant, sur fond de crépuscule, on commençait à s’agiter : les enfants criaient, le bétail s’ébrouait, les femmes vaquaient aux tâches domestiques. Seuls les hommes s’accordaient encore une pause au bord de l’eau — de quoi : mystère.
Erwan lui-même se réveillait et comptait ses courbatures. En se redressant sous l’auvent, la première chose qu’il retrouva fut la foule déployée sur les plateformes. La deuxième fut la surface du Lualaba. Les flots changeaient de couleur mais jamais de tons : rouge, ocre, jaune, beige, chocolat… Après le départ, les rives s’étaient écartées comme de grands rideaux verts et le fleuve était devenu aussi vaste, aussi éblouissant que le ciel lui-même. On aurait pu se croire en pleine mer. Mais maintenant, le paysage était encore différent. Ils traversaient des marais à papyrus, sorte de maquis amphibie dont les rives égrenaient des lacis inextricables.
Erwan imaginait les animaux tapis là-dedans, insectes fourmillants, reptiles glissant à travers les souches et les lianes, milliers d’yeux invisibles, immobiles comme des défauts d’écorce, des bourgeons de plante, qui vous observaient.
Soudain, il discerna autre chose : des hommes nus qui se confondaient avec les fûts et les feuillages au point qu’on doutait de les avoir vraiment vus. Reflet ? Effet d’optique ? Il secoua Salvo qui dormait encore et lui montra ces ombres :
— C’est qui ?
Le Banyamulenge mit sa main en visière :
— Des nudistes.
Les spectres regardaient les barges avancer, sans faire le moindre geste.
— C’est-à-dire ?
— Des réfugiés. On leur a tout pris. On a brûlé leur village. Y z’ont nulle part où aller. Y mangent des mouches et boivent à la liane. En attendant de se faire bouffer par une milice quelconque.
Erwan les chercha de nouveau, ils avaient disparu. À ce moment, la lumière changea de nature : vitreuse, frémissante, elle plongea le paysage dans un halo d’aquarium. L’air chaud devint collant. Il leva les yeux et découvrit, à travers la canopée, une cohorte de nuages noirs, prêts à se déchirer en éclairs. Les pluies du soir. En écho, les odeurs se renforçaient comme des lutteurs qui se serrent les coudes avant la bataille. On s’enfonçait dans la fin du jour comme dans un marécage fétide.
À bord, la vie continuait. Les lavandières décrochaient leur linge. Des soldats faisaient rouler des barils sur le pont. On se levait, on criait, on regroupait ses troupes — enfants, chèvres, poules, cochons… Erwan comprit enfin qu’on parvenait à un embarcadère.
— Tuta, confirma Salvo. Premier arrêt.
Les barges longeaient la rive de si près que les joncs bruissaient contre leurs flancs, des racines craquaient sous leur masse. Erwan ne voyait pas ce qui pouvait survivre ici, à part des crocodiles et des serpents. Pas l’ombre d’une case ni d’un village.
Pourtant, au détour d’un éperon d’herbes hautes, une foule apparut, de l’eau jusqu’aux cuisses, sautant, braillant, rigolant. Le comité d’accueil.
Salvo se frotta les jambes pour en chasser l’ankylose :
— T’as encore du fric à perdre, missié le mzungi ?
— T’as quelque chose à me vendre ?
— Toujours la même came : un témoin.
— Arrête de te foutre de ma gueule.
— Je déconne pas. Y a un muganga à Tuta. Un docteur, quoi. Il a longtemps travaillé à Lontano. Le kilomètre 5, chef ! C’était très connu à l’époque !
Le dispensaire de Catherine Fontana. Un nouveau coup de chance.
Les manœuvres de mouillage avaient commencé. Le moteur grondait. Les hélices tournaient dans un sens puis dans l’autre, provoquant des vagues déchaînées de tourbe et de vase. Sur le pont, personne n’avait la patience d’attendre. On sautait à l’eau, au risque d’être écrasé par les barges ou empalé par les racines, on se jetait dans les pirogues qui s’étaient glissées parmi les jacinthes d’eau.
— Il va vraiment s’arrêter ?
— Un peu plus loin, y a l’embarcadère.
Salvo serrait contre lui sa valise, l’air concentré. Bouillons de fumée. Craquements horribles. Enfin, un amas de planches se profila.
— Combien de temps on va rester ?
— J’t’ai déjà dit : pas plus d’une heure. Le capitaine y fait viser sa feuille de route et on repart.
— Où est ton toubib ?
— Où est ta monnaie ?
Erwan plongea la main dans son sac à dos, attrapa son 9 mm et l’enfonça dans les côtes de Salvo, sans chercher à dissimuler son geste.
— J’t’avais dit de pas sortir ton arme !
— Tu m’avais dit aussi de pas perdre mon sang-froid. Si tu continues tes conneries, je risque de vraiment m’énerver. On va voir ton gars. Selon le résultat, je paierai ou non.
Le Black éclata de rire :
— On y va, tonton. Derrière les arbres, à cinq cents mètres, c’est Tuta. Y a un dispensaire dirigé par le docteur Fuamba. Il a commencé sa carrière à Lontano, dans les années 70.
Soudain, le capitaine enclencha la marche arrière, faisant chuter plusieurs centaines de passagers comme dans une ola inversée. Erwan s’accrocha en attendant la fin de la manœuvre, observant les hommes agglutinés sur la rive dans un tourbillon de mouches. À peine mieux lotis que les nudistes. Torse nu, jambes couvertes de boue, ils agitaient les bras, en direction des passagers, des manutentionnaires, et surtout à son attention : un Blanc sur la barge, ça promettait des revenus inhabituels.
— Let’s go ! cria Salvo, soudain bilingue.
Ils plongèrent dans la mêlée, Salvo jouant encore de la trique contre la vague de ceux qui voulaient monter. Derrière lui, Erwan s’agrippait à son épaule, sans voir où il mettait les pieds. Il se retrouva, arc-bouté contre son guide, sur la terre ferme — en réalité, un marécage écarlate — avant de se glisser dans le dédale des chenaux qui ressemblaient à d’immenses vaisseaux sanguins. Tout le monde y barbotait, se croisant, se poussant le long des parois d’herbes souples.
C’était à hurler de beauté. Les boubous des femmes, leur peau noire ruisselante, le vert frémissant de la végétation… En même temps, des détails trahissaient la débâcle. Les visages surtout portaient le sceau de la guerre — les femmes, avec leur ballot sur la tête, leur bébé dans le dos, leurs sacs de toile à la main, exprimaient une tragédie sans issue.
— On va bientôt être au sec, prévint Salvo. C’est à cinq minutes.
Erwan regarda sa montre : dix minutes étaient déjà passées. Il fit ses comptes : quinze pour le retour, trente pour interroger le médecin. Il allait effectuer le PV d’audition le plus rapide de sa carrière.
Le dispensaire du docteur Fuamba était déjà assiégé par une foule d’hommes et de femmes qui braillaient, se bousculaient, frappaient à la porte, s’accrochaient aux fenêtres. Totalement inaccessible.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Y veulent des médicaments avant de repartir.
— On fout le camp : on n’aura jamais le temps de l’interroger.
— Sauf si tu me donnes cent dollars.
Une leçon pour le Blanc : on ne joue pas avec l’Afrique. Il donna les billets. Salvo, toujours sa valise sous le bras, siffla entre ses doigts. Les infirmiers qui jouaient au service d’ordre leur défrichèrent le passage. En quelques secondes, ils étaient dans la place.
L’intérieur ressemblait à l’extérieur : mêmes murs de ciment rongés par les lichens et les mousses, même terre battue au sol tirant sur la gadoue, même odeur de vase. Coup de chance, Anatole Fuamba était du genre vif et nerveux. Il comprit tout de suite ce qui amenait le mzungu et n’essaya pas d’en profiter pour obtenir du fric. En revanche, il s’adressa d’abord à Salvo en swahili.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Erwan.
— Rien à voir avec toi.
— Dis-moi quand même.
— Il veut savoir si j’ai vu des caisses de pénicilline à bord. Il les attend depuis six mois. Je lui ai expliqué qu’il devrait attendre encore.
Erwan saisit une chaise et s’assit face au bureau de Fuamba — un pupitre d’écolier englouti sous des piles de paperasse. Il n’eut pas besoin de répéter ses questions.
— Je me souviens très bien de Catherine, commença le docteur, tout en parcourant un dossier qu’il signa d’un geste sec. On l’appelait la Française.
— Vous vous rappelez son petit ami, un flic qui enquêtait sur l’Homme-Clou ?
Nouveau dossier, nouvelle signature.
— Grégoire ? Mais je le connaissais trrrrès bien ! Un grand gaillard, bien solide ! Y vous ressemblait.
— C’est mon père.
Fuamba haussa les sourcils en signe de doute. Petit, large, cheveux crépus et gris, il portait de grosses lunettes comme s’il s’apprêtait à piloter une moto ou un autre engin rapide. Il arborait une blouse blanche tachée de rouge et un stéthoscope — uniforme d’officier médical qu’il n’avait pas dû quitter depuis cinquante ans. Tout en parlant, il continuait à biffer les premières pages de ses dossiers moisis.
— Grégoire…, répéta-t-il rêveusement. Y avait des problèmes avec Cathy…
— Quel genre ?
Bref regard au-dessus de ses verres :
— Il la battait. Elle avait les bras couverts de bleus…
Les démons de Morvan, déjà là.
— Pourquoi elle ne le quittait pas ?
— Eux deux, ça remontait à loin.
Machine arrière toute :
— Attendez. Vous voulez dire qu’ils se connaissaient d’avant Lontano ?
— Cathy s’était fait muter au Congo pour le retrouver. Je crois qu’ils s’étaient fiancés au Gabon.
Erwan s’ébroua de sa surprise et essaya de recoller les morceaux. Rewind. Grégoire avait commencé son exil africain à Libreville et à Port-Gentil. Il y avait connu Cathy. Il était ensuite parti mener son enquête à Lontano. Sa fiancée l’avait rejoint et avait évincé Maggie. La véritable histoire était donc le contraire de ce qu’il avait compris jusqu’ici : la pièce rapportée, c’était la Salamandre, non l’inverse.
Durant quelques secondes, il considéra la mort de Cathy à travers le prisme de ces nouveaux éléments. Mobiles, suspects, stratégies tourbillonnaient devant ses yeux. Morvan avait-il frappé trop fort ? Maggie avait-elle voulu se débarrasser de sa rivale ? L’hypothèse d’un meurtre étranger à la série reprenait du sens.
Fuamba ferma son dernier dossier et se leva d’un bond :
— Venez. Faut qu’je fasse ma ronde. (Son rire claqua comme un pétard.) Je veux dire : ma visite !
Erwan jeta un coup d’œil à sa montre : plus qu’un quart d’heure. Salvo suivit le mouvement, l’air tendu. Les plaies des patients n’offraient aucune ambiguïté. D’ailleurs, des fusils étaient entreposés dans une cage bouclée avec un cadenas — l’arsenal des patients.
Les blessés s’alignaient sur une vingtaine de lits dans une chaleur suffocante, assortie de violents effluves de désinfectant. Amputés, ensanglantés ou aveugles, certains gémissaient mais la plupart demeuraient immobiles et silencieux. Leurs uniformes étaient en lambeaux, leurs pansements souillés, les portiques de perfusion ne soutenaient rien. L’odeur d’antiseptique couvrait tout, comme si on soignait ici uniquement à l’éther ou à la javel.
— Catherine, reprit Erwan en suivant Fuamba, elle vous parlait de ses… problèmes ?
— Non. Mais moi j’ai parlé à Grégoire. Ça pouvait plus continuer comme ça. Il avait de vrais… troubles mentaux. En France, on l’aurait enfermé depuis longtemps !
— Qu’est-ce qu’il a répondu ?
Le muganga passait d’un lit à l’autre, soulevant les compresses, observant des courbes de température, serrant des mains — tout le monde l’appelait « papa ».
— Qu’il se soignait, qu’un psychiatre allait le guérir.
— Un psychiatre ? À Lontano ?
— À la clinique Stanley, oui, y s’appelait de Perneke. Michel de Perneke. (Nouveau rire sec.) Il connaissait tous les secrets des Blancs !
Jamais entendu ce nom. Une nouvelle pièce du puzzle ?
— Parlez-moi de Catherine.
Fuamba auscultait un jeune homme qui avait perdu ses deux jambes. Le torse nu du mutilé, noir et musculeux, contrastait douloureusement avec les deux moignons bandés de blanc. Penché sur lui, le docteur écoutait son rythme cardiaque avec son stéthoscope — cet instrument semblait être sa seule arme dans sa bataille contre la mort. Il se redressa et sourit au soldat dont les yeux luisaient de fièvre.
— Docteur, insista Erwan, s’il vous plaît… Elle avait de la famille ?
Fuamba répondit, comme pour lui-même, l’air désolé :
— Cathy… La petite Française… Pas de famille… Une orpheline…
— Des amis ?
Il ouvrit les bras vers la salle, repris par sa jovialité :
— Voilà ses amis ! Elle passait son temps au dispensaire… Elle faisait que travailler… Ji m’exkizzzze…
Il le dépassa et pénétra dans la salle suivante. Plus de monde encore mais uniquement des femmes et des petites filles. Erwan songea à Mouna et à son « centre de soins » qui était en réalité un lieu de convalescence. Ici, les victimes venaient d’être violées.
Fuamba s’arrêta devant une petite fille assise sur un lit sans drap, recroquevillée, la tête entre les mains. Elle paraissait minuscule, dérivant sur une grande chaloupe de fer. Fuamba voulut vérifier son pansement — elle portait un bandage à l’entrejambe — mais y renonça. Pour la première fois, une crispation passa sur son visage — Erwan se demanda comment il tenait le coup.
— Patron, murmura Salvo, faut y aller : la barge va partir.
Plus que quelques minutes pour arracher encore d’ultimes révélations.
— Cathy, reprit-il, elle avait peur de Grégoire ?
— Non. Elle disait qu’elle voulait le sauver… J’étais inquiet. Je suis même allé voir le psychiatre… À la clinique des Blancs !
Il rit dans ses épaules, comme à l’évocation d’un souvenir tordant.
— Qu’est-ce qu’il vous a dit ?
— La même chose que Grégoire : qu’il savait comment le soigner. Il prétendait même connaître l’origine de son mal.
— Quelle origine ?
Fuamba auscultait maintenant une adolescente dont le visage trahissait une violente folie, comme tournée vers l’intérieur. Son expression évoquait une cage qu’on aurait verrouillée sur ses traits.
— Quelle était cette origine, docteur ?
Le muganga haussa les épaules sans répondre. À cet instant, la corne de brume résonna.
— Tonton, insista Salvo, on va rater le départ !
— Essayez de vous souvenir, docteur, que vous a dit de Perneke ?
— Qu’il savait pourquoi Grégoire frappait Cathy… Il avait découvert son secret… Il avait un dossier sur lui…
Le médecin soulevait une compresse de gaze sur le bas-ventre d’une malade inconsciente — par chance, le carré verdâtre faisait paravent et Erwan ne voyait pas la plaie. Fuamba gardait son sourire perché sur les lèvres tout en fixant intensément la blessure. Lui aussi avait l’air d’un dément.
— Ce dossier, que contenait-il ?
Fuamba parut se souvenir de la présence d’Erwan. Il ôta les embouts de ses oreilles et se tourna vers lui. Il avait perdu toute expression joviale.
— Allez voir sœur Hildegarde. On travaillait ensemble à l’époque.
Le nom donné par le Père blanc à Lubumbashi.
— Elle a jamais bougé, murmura le médecin en retrouvant son sourire. « Plus vieux est le bouc, plus dure est la corne… » C’est ce que disent les Belges.
— Elle sait quelque chose sur ce dossier ?
— Je l’ignore mais elle a récupéré le bureau de De Perneke à l’époque, à la clinique Stanley.
— Quand a-t-il quitté Lontano ?
— Je sais plus… En 1971… Il est parti sans prévenir et a tout laissé en place. Peut-être que sœur Hildegarde a trouvé des choses…
Nouveau coup de sirène.
— Grégoire, demanda Erwan dans un souffle, vous l’avez revu après le meurtre de Cathy ?
— Bien sûr.
— Comment était-il ?
— Détruit. Je crois même qu’il a été hospitalisé…
— Où ? À la clinique Stanley ?
— Je sais pas.
— Vous est-il venu à l’esprit qu’il aurait pu tuer Cathy et maquiller le meurtre ?
— Jamais de la vie !
— Vous avez connu Maggie ?
— Non. Qui c’est ?
Nouveau son de trompe. Erwan se retourna : plus de Salvo. Il n’était pas certain de retrouver seul son chemin jusqu’aux barges.
— Docteur, une chose encore : auriez-vous une photo de Cathy ?
Le médecin souffla, manifestant pour la première fois son irritation :
— Dans mon bureau. Y a des cadres accrochés au mur. Les dates sont indiquées. Vous trouverez un portrait de l’équipe du kilomètre 5. La petite brune à côté de moi, c’est Cathy. Emportez-le si vous voulez, j’en ai d’autres.
— Merci, docteur.
Le déjeuner après les funérailles, pas moyen de s’esquiver. Loïc et Sofia rongeaient leur frein alors que l’étrange festin s’éternisait, mêlant effroi, tristesse et retour à la vie : rire et appétit reprenaient leurs droits à peine franchi les grilles du cimetière.
Enfin, vers 16 heures, ils s’étaient partagé le boulot. Sofia fouillait le bureau de son père — elle en connaissait les moindres recoins —, Loïc grattait sur Internet à propos des noms cités par Sabatini : Isidore Kabongo, Trésor Mumbanza, Laurent Bisingye.
Le premier était un pur Luba du Katanga. Il avait commencé au plus bas de l’échelle, dans les mines, puis était monté au plus haut, près de Mobutu, devenant ministre des Mines, des Industries minières et de la Géologie. Un autodidacte qui avait su se rendre indispensable au point de traverser tous les gouvernements. Aujourd’hui qu’il était conseiller auprès de Kabila, rien ne pouvait se décider en matière d’exploitation de gisements sans son accord — connaissait-il l’existence des nouveaux filons ?
Avec Trésor Mumbanza, on passait à la vitesse supérieure. Un autre Luba, plus jeune, plus sanguinaire. Rien sur ses origines ni sa formation. Le militaire apparaît en 1996, durant la première guerre du Congo, quand James Kabarebe, officier rwandais aux ordres de Paul Kagamé, forme l’Alliance des forces démocratiques de libération du Congo (AFDL) pour renverser Mobutu. Plus tard, Mumbanza soutient Laurent-Désiré Kabila quand il se retourne contre les Rwandais et passe colonel. Il rentre au Katanga et y organise les forces armées. Dans les années 2000, il devient général et repousse le conflit qui descend du Kivu au Nord-Katanga. Il organise alors les milices chargées de surveiller les gisements, notamment ceux de Coltano. C’est ainsi qu’il se voit proposer le poste de directeur à la mort de Philippe Sese Nseko. Proposition acceptée. Avait-il tué son prédécesseur pour prendre sa place ?
Mumbanza n’était directement mentionné dans aucun exemple d’exactions — le Katanga n’était ni le Kivu ni l’Ituri — mais ses soldats — des FARDC plus efficaces que la moyenne — n’étaient pas des enfants de chœur. Aucune difficulté pour y trouver des amateurs de scie électrique, cannibales à leurs heures.
Son bras droit notamment qui, fait curieux, était tutsi : le colonel Laurent Bisingye. Avec lui, pas d’ambiguïté : après avoir dirigé des troupes d’une cruauté unique pendant dix ans, il avait vendu ses services au plus offrant, à la fois dans les deux Kivu, l’Ituri, puis au Nord-Katanga où il avait fini sous les ordres de Mumbanza. Le Tutsi était le meilleur candidat pour les meurtres de Nseko et Montefiori. Les portraits que Loïc avait dénichés glaçaient le sang. Visage allongé, barré de scarifications, regard noir jailli des sources les plus sombres de l’âme. Le colonel ressemblait à une pure concrétion d’énergies négatives.
Loïc passa en revue ces trois gueules et eut l’impression de jouer à un Cluedo horrifique. Qui avait tué le Condottiere ? Pourquoi Sabatini les avait-il cités ? Étaient-ils venus en Toscane ? Qui était le prochain de la liste ? Morvan Senior ? Lui-même ? Sofia ?
Il l’entendait fouiller dans la pièce d’à côté et allait la rejoindre quand ses tremblements le reprirent. Couvert de sueur, il passa dans la salle de bains et demeura pétrifié, flageolant sur ses jambes. Ses bras et son torse étaient maintenant pris de vraies convulsions. Un sentiment de dépression, de détresse sans limite était en train de fondre sur lui à la manière d’une citerne de goudron brûlant. Du déjà-vu. Dans ces cas-là, même le suicide lui paraissait trop bon…
— Ça va pas ?
Sofia se tenait sur le seuil de la salle de bains. Il se rendit compte qu’il était en train de se cogner le front sur le miroir comme un cinglé de Sainte-Anne ou de Maison-Blanche. Sans répondre, il fit couler de l’eau froide à jet dru et se passa la tête dessous.
— Tout va bien, fit-il enfin, ruisselant, hagard.
Les tremblements refluèrent. Dans la glace, il ne reconnaissait pas ces traits durs, frémissants, sur lesquels les gouttes glissaient comme sur du marbre. Il devait faire aboutir cette enquête, quels qu’en soient les risques. C’était elle qui le sauverait, lui, le drogué, le lâche… « Un héros, disait son père, c’est celui qui est trop terrifié pour s’enfuir. » Jusqu’à maintenant, Loïc avait toujours eu les couilles de courir.
Il marcha vers Sofia et remarqua qu’elle tenait un agenda.
— Tu l’as trouvé ?
Elle s’approcha et feuilleta devant lui des pages couvertes de signes qui rappelaient ceux du Code de Hammurabi, un des premiers exemples d’écriture cunéiforme, vieux de près de quatre mille ans.
— Toute sa vie, papa a inscrit son emploi du temps avec ces bâtons et ces symboles.
— Tu sais déchiffrer ces… trucs ?
— Pas la peine.
Sofia ouvrit la double page correspondant à la date du mardi : vierge.
— Il n’avait aucun rendez-vous ce jour-là ?
— Il devait plutôt rencontrer des personnes dont il ne voulait pas voir les noms traîner, même écrits dans son sabir. Et il avait prévu large : la journée entière.
— Retour à la case départ ?
— Pas tout à fait.
L’Italienne lui montra la page précédente : un lundi chargé de signes et marqué, en bas de la page de droite, d’un K bizarre.
— Il est temps que je te présente Keno.
Depuis qu’Audrey avait découvert les adresses de deux victimes de l’Homme-Clou dans l’éphéméride d’Éric Katz, elle avait opéré un virage à cent quatre-vingts degrés. Elle qui avait aidé Gaëlle comme on vérifie la chambre d’un enfant qui a fait un cauchemar, venait de comprendre que les mauvaises nouvelles étaient de retour.
Avant de quitter le cabinet, elles avaient vérifié dans les archives de Katz s’il n’existait pas un dossier au nom d’Anne Simoni ou de Ludovic Pernaud. Un classeur pour la femme, rien sur l’homme. Elles avaient cherché d’autres noms. Rien sur Philippe Kriesler, alias Kripo, le véritable tueur de septembre — celui qui avait assisté, enfant, le premier Homme-Clou dans ses crimes et qui s’était révélé être le nouvel assassin, imitant son mentor quarante ans après, à Paris. Rien non plus concernant Jean-Patrick di Greco, Ivo Lartigues, Sébastien Redlich ou Joseph Irisuanga, les premiers suspects de l’enquête qui s’étaient fait greffer les cellules de Thierry Pharabot afin de « devenir » le meurtrier mythique. Finalement, elles avaient emporté leurs précieuses trouvailles et soigneusement refermé la porte du psy.
Audrey semblait atterrée : comment un tel personnage avait-il pu échapper à son groupe d’enquête en septembre ? Ils avaient retourné l’existence d’Anne Simoni dans les moindres détails et n’avaient jamais soupçonné l’existence de cette thérapie. Le dossier n’avait rien révélé de spécial — Anne Simoni, ex-braqueuse, ex-taularde, protégée par Morvan Senior, avait commencé une analyse en février dernier, non pas pour surmonter ses goûts pervers (elle était une adepte du fétichisme médical) mais au contraire pour les assumer pleinement. À l’évidence, ses penchants exotiques trouvaient leurs racines dans un passé de traumatismes qu’elle avait beaucoup de mal non seulement à exprimer mais à identifier.
Fait étrange : selon ses notes, le psy ne l’avait jamais interrogée sur le premier Homme-Clou — l’enquête policière avait révélé qu’elle vouait un culte au tueur africain. Or, le lien entre Éric Katz et les deux Hommes-Clous (celui de 1970 et celui de septembre dernier) était désormais patent. Le psy avait-il attiré Anne Simoni dans un piège ? Dans quelles conditions avait-il commencé cette thérapie (pas un mot dans ses notes à ce sujet) ? Comment connaissait-il l’adresse de Ludovic Pernaud ?
Audrey avait opté pour le principe de précaution maximal : interdiction de sortir pour Gaëlle jusqu’à nouvel ordre. Pendant ce temps-là, la fliquette reverrait sa copie. Il y avait désormais beaucoup mieux à trouver qu’une inculpation pour escroquerie et pratique illégale de la médecine au sujet de Katz.
Gaëlle sentait qu’en dépit de son sang-froid affiché, Audrey était paniquée. Erwan absent, elle se retrouvait seule, confrontée à un stupéfiant retour de manivelle. Attendre son retour ? Avancer en douce ? Informer sa hiérarchie ? Impossible : elle avait obtenu ces informations de manière illégale, en cambriolant le cabinet de Katz.
Pour l’heure, elle avait promis un débriefing en fin de journée. Tout l’après-midi, Gaëlle avait ruminé les quelques fragments de l’énigme qu’elle possédait. Elle avait essayé de les assembler, sans résultat — trop de vide entre les éléments.
À 18 heures, aucune nouvelle d’Audrey. Gaëlle rejoignit ses deux molosses, toujours coincés dans le vestibule. Karl jouait à Candy Crush. Ortiz, beaucoup plus original, lisait La Gare de Finlande d’Edmund Wilson, et dans le texte s’il vous plaît.
— Café ?
Les deux hommes levèrent les yeux. Pas réellement une proposition : elle les avait déjà enjambés (ils étaient assis par terre) pour accéder à sa cafetière italienne. Elle s’affaira quelques minutes, sentant leurs regards interloqués posés sur elle. Quand elle revint avec son plateau, elle proposa :
— Venez dans ma chambre.
Les deux mercenaires s’agitèrent, mal à l’aise. Le grand retour de Gaëlle « couche-toi là » ? Ou au contraire café empoisonné ? Karl et Ortiz attendirent que la jeune femme ait pris le sien et parurent légèrement se détendre.
— Qu’est-ce que vous foutez ce soir ?
Les soldats échangèrent un coup d’œil — si c’était une blague, elle n’était pas drôle. Gaëlle avait appris à les connaître : malgré leur métier (et le sang qu’ils avaient sur les mains), pas des mauvais bougres. Il était même troublant de comparer leur gentillesse, presque leur naïveté, aux actes violents qu’ils avaient dû commettre dans d’obscurs pays d’Afrique ou du Moyen-Orient.
— Je vais vous dire ce qu’on va faire, dit-elle en posant bruyamment sa tasse sur la table basse, on va sortir tous les trois.
— Mais…
— Je dois vous rappeler votre boulot ?
— Audrey nous a dit…
— C’est Audrey qui vous paie ? C’est mon père et il vous a ordonné de me suivre. Andiamo ! (Elle regarda sa montre.) On va commencer par la rue Nicolo.
Pour les hommes de pouvoir tels que le Condottiere, la maîtresse de l’ombre était une figure obligée, un nécessaire rouage du mécanisme — sauf pour Morvan, mais lui, c’était une autre histoire… Dans la voiture, Sofia ne lui avait lâché que quelques mots sur cette femme mystérieuse qu’il était interdit d’évoquer. Le secret le mieux gardé du clan Montefiori : la preuve, Loïc n’en avait jamais entendu parler auparavant.
Keno, alias Andrea Buscemi, était la véritable femme de Montefiori. Elle n’était ni une secrétaire que le patron avait sautée ni une poule qu’il entretenait en douce. Journaliste reconnue du Corriere della Sera, elle avait couvert de nombreux conflits, notamment au Moyen-Orient, et demeurait, aujourd’hui encore, une plume qui comptait. Elle ne s’était jamais mariée, n’avait pas eu d’enfants — sans qu’on puisse penser pour autant qu’elle avait attendu le Condottiere toute sa vie.
Sofia l’évoquait avec réticence. Non pas par égard pour sa mère — c’était plutôt l’idée que Montefiori ait pu partager sa vie avec la comtesse qui la choquait — mais avec regret, comme un rendez-vous manqué, un chemin que son père n’avait pas su prendre.
Elle s’était garée près de la Piazza della Repubblica, dans le quartier Santa Maria Novella, puis ils avaient marché Via degli Strozzi et, prenant sur la droite, s’étaient perdus dans un dédale de ruelles. Plus question de chaleur ce soir : la nuit tombait, couvrant la ville d’un froid minéral. Loïc se sentait mal à l’aise auprès de Sofia. Ils progressaient en silence dans ces siècles de pierre comme ils l’avaient si souvent fait, mais un mur de rancœur les séparait. Deux mois auparavant, l’Italienne le faisait chanter et lui l’aurait défenestrée avec joie. Que foutaient-ils ensemble, nom de dieu ?
— C’est là.
Elle composa le code sans hésitation.
— Tu… tu la connais bien ? demanda-t-il alors qu’ils montaient l’escalier.
Sofia ne répondit pas : elle gravissait les marches mal équarries d’un pas prudent, le visage perdu dans l’ombre. Au centre de la cage, de vieilles lanternes projetaient sur les murs des éclats en forme de losanges et d’étoiles.
Devant la porte, elle rajusta son manteau et son sac, comme si elle se présentait pour un job ou au proviseur de l’école de ses enfants. Loïc l’observait du coin de l’œil : mélange de madone italienne et de statue asiatique, syncrétisme qui rappelait les sculptures gréco-bouddhistes du Gandhara. Il ne l’avait jamais vue dans un tel état de trac.
— Tu la connais ou non ? répéta-t-il avec agacement.
Elle sonna puis eut ce sourire hautain, envoûtant, qui rappelait d’un coup ses origines nobles :
— C’est ma marraine.
Il n’eut pas le temps de poser d’autres questions, la porte s’ouvrait déjà.
— Sofia ? Mia cara…
Loïc pénétra dans le vestibule où les deux femmes étaient enlacées dans une joie et une émotion communes. Alors que personne ne faisait attention à lui, il contempla Andrea : la soixantaine, petite, mince, visage en longueur, à la Modigliani. Grands yeux ovales, nez fin, bouche bien dessinée, exprimant une douceur passionnée, presque féroce : ces traits d’icône étaient encadrés par une coupe au carré, d’un gris de nacre. La séduction de Keno avait sans doute demandé des décennies pour se révéler, s’affirmer. Malgré les rides, la sécheresse de la peau, le dessin était là, gracile et sûr, tracé à la mine de plomb.
Sofia présenta son compagnon. Instantanément, la femme s’adressa en lui en français, avec un accent rauque qui lui colla la chair de poule :
— Loïc… (Elle lui caressa les cheveux avec naturel.) Mon petit Loïc… Giovanni m’a souvent parlé de vous.
Va savoir ce qu’il avait pu dire. Il connaissait à peine son beau-père et le seul sentiment que l’Italien lui ait jamais inspiré était la peur. Elle les guida jusqu’à un salon aux murs de ciment ocre, constellé de bibelots en fer forgé. Le cadre dégageait une impression de dureté, de solennité proche de l’atmosphère d’une église.
Ils s’assirent sur un canapé et tandis que leur hôtesse partait faire du café, ils restèrent silencieux : Sofia, visiblement émue de se retrouver ici, Loïc, toujours stupéfait de découvrir, après toutes ces années, un pan entier de la vie de son ex.
Quand elle revint avec son plateau — argent, cuivre, porcelaine —, elle servit les trois tasses en demandant en français :
— Les funérailles se sont bien passées ?
— Keno, je n’ai pas pu…
— Je sais, ma chérie… (Puis elle murmura, comme pour elle-même :) Ogni cosa a suo tempo, ciascuno al suo posto e un posticino per ogni cosa…
L’expression italienne équivalait plus ou moins à « Chacun son métier et les vaches seront bien gardées ». L’incident était clos. La maîtresse n’avait pas sa place aux funérailles officielles.
— D’après son carnet, commença Sofia, il était avec toi la dernière nuit.
Andrea sourit — son chagrin était tapi au fond d’une crypte, derrière une porte verrouillée.
— Tu mènes une enquête ?
— On veut simplement comprendre…
— Tu vas le dire à la police ?
— Bien sûr que non. Mais ils finiront par l’apprendre.
— De toute façon, ta mère fera passer l’information.
Aucune hostilité dans la voix. Sofia ne relança pas l’interrogatoire. Si Keno voulait dire quelque chose, ce serait de son plein gré.
Loïc l’observait de biais : jupe sombre, col roulé noir, collier de perles. Un deuil à l’italienne. En chemin, il avait demandé à Sofia l’origine de son surnom, qui désignait un jeu de casino. Jadis, Giovanni prétendait qu’avec elle, il avait gagné le « gros lot ». La simplicité et la naïveté de l’explication avait renforcé sa surprise — il n’y retrouvait pas le ferrailleur retors et meurtrier.
— Cette nuit-là, il n’a pas dormi, reprit enfin Andrea, à voix basse. Il était inquiet.
— Tu sais pourquoi ?
— Un rendez-vous le lendemain qui le préoccupait beaucoup.
— Avec qui ?
— Je n’en sais rien. Il ne me parlait jamais de ses affaires.
— Il te parlait d’absolument tout.
Keno eut un sourire de pythie, mystérieux et entendu.
— Le nom d’Isidore Kabongo vous dit-il quelque chose ? se permit de demander Loïc.
— Non.
— Trésor Mumbanza ?
— Non plus.
— Laurent Bisingye ?
— Je n’ai jamais entendu ces noms. Ce sont des Africains ?
— Des Congolais, oui.
Sofia prit le relais :
— Les soupçons de la police s’orientent sur les affaires de papa là-bas.
Keno hocha lentement la tête, les yeux baissés sur sa tasse. Tout ça ne semblait pas l’intéresser outre mesure.
— Tu sais au moins où il avait rendez-vous ?
— Pas du tout.
— Vous saviez qu’il avait vendu toutes ses actions de Coltano ? risqua encore Loïc.
— Oui. Giovanni était fatigué…, fit-elle avec un geste vague.
— Vous pensez qu’il avait l’intention de racheter ses titres ?
Elle regarda Sofia avec tendresse :
— Il aurait fait au mieux, comme toujours, pour vous protéger tes sœurs et toi.
Le silence s’imposa. Il se demanda soudain ce que le Condottiere lui avait laissé, à elle… Dans son boulot, Loïc avait connu pas mal de maris qui n’avaient même pas mentionné leur maîtresse dans leur testament, de peur de se faire engueuler outre-tombe.
— Il ne croyait plus au coltan africain, murmura enfin Keno. Les médias accusaient Heemecht de financer la guerre du Congo. Les grands groupes allaient finir par se fournir ailleurs. Même les Chinois commençaient à trouver ça trop compliqué.
Elle révélait sa vraie position : la seule personne à qui Montefiori parlait de ses affaires, comme l’avait dit Sofia. Une journaliste spécialisée en conflits internationaux qui connaissait les rouages des marchés émergents et les fragiles équilibres mondiaux.
— A-t-il évoqué des nouveaux filons au Nord-Katanga ? reprit Loïc, décidant qu’elle devait être de tous les secrets.
— Il était sceptique. Il pensait que votre père prenait ses rêves pour des réalités.
— Il le soutenait pourtant dans cette exploitation.
— Par amitié.
Sofia intervint, d’une voix qui trahissait son impatience :
— Keno, avec qui avait rendez-vous papa mardi ?
— Je n’ai pas les noms. Des personnalités liées au Congo.
Coup d’œil entre les ex-époux : ils ne comprenaient plus rien.
— Vous venez de dire qu’il n’était plus intéressé par le coltan…, remarqua Loïc.
— Il s’était lancé dans un autre business. (Andrea soupira.) Beaucoup plus dangereux. C’est toute l’ironie de l’histoire : il critiquait votre père mais avait opté pour une voie plus risquée encore.
Loïc avait avancé son fauteuil :
— La cassitérite ? L’or ? Les diamants ?
Elle posa lentement ses pupilles grises sur lui — fondues dans le même fer forgé que les objets bizarres qui les entouraient.
— Vous connaissez le Congo-Kinshasa ?
— Non.
— Il y a là-bas un commerce bien plus juteux.
La tête aussi vide qu’un œuf clair.
— Vraiment, je ne vois pas…
— Dans un pays en guerre, qui a coûté la vie à cinq millions de personnes ?
— Je…
— Les armes, ragazzo. Giovanni se livrait au trafic d’armes au Congo. Il venait de faire une livraison importante au Katanga.
À la lueur de sa lampe frontale, Erwan observait le visage de Cathy Fontana. Sur ce portrait de groupe daté de février 1971, une petite brune se tenait aux côtés du docteur Fuamba. La seule Blanche. Deux mois plus tard, elle était assassinée. Erwan avait emprunté les lunettes d’un pasteur repéré à bord : en orientant les verres, il parvenait à les utiliser comme des loupes. Il voulait décrypter ce visage. Sonder le sentiment de son père. Pourquoi il la cognait. Pourquoi elle avait été tuée. Pourquoi Morvan n’en avait jamais parlé.
Un visage de chat : yeux en amande, petite bouche, sourcils épais à la courbe délicate. Au milieu de ces hommes noirs, elle paraissait minuscule et filiforme. Avec ses cheveux courts, on aurait dit un adolescent. Erwan connaissait les goûts du Vieux : il n’aimait chez les femmes que la virginité, l’innocence, la jeunesse. Cathy avait tout pour le charmer : diaphane, émouvante, elle distillait un parfum éthéré, en rupture avec toute idée de sexe ou de désir. À quoi s’ajoutait une impression mystérieuse de fuite, d’échappée. Un rêve dont on parvient à peine à se souvenir.
Morvan en homme violent devenu assassin ? Maggie en harpie meurtrière ? Erwan n’hésitait pas non plus à faire entrer de Perneke, le psychiatre, dans la danse. Les soins qu’il prodiguait à Grégoire, ce dossier qu’il avait constitué sur lui…
Il éteignit sa lampe et essaya de dormir. Il s’était enfoui dans un sac de couchage en toile, un sac à viande pour se protéger des insectes, et avait calé son dos contre la timonerie. Il sentait encore dans ses membres la course qu’il avait livrée pour attraper, in extremis, les barges. Salvo était déjà à bord : Erwan n’avait pas suivi les règles, il pouvait crever.
Ce soir, Maillot Jaune avait disparu avec sa valise. Toute la soirée, il avait dragué une msichana aux cheveux plats comme un pin parasol. Riant aux éclats dans sa robe rouge, elle ressemblait à un brasero. Salvo était un séducteur. Une fois, à un barrage, il lui avait suffi de quelques mots à une vendeuse de chenilles pour que les choses se finissent derrière un mur de parpaings.
Le capitaine avait stoppé les moteurs. Une histoire de courant, d’économie de gasoil ou une mesure de discrétion. Toute lumière sur le pont était bannie. Aucun risque d’être repérés. Leur silence glissait donc dans des ténèbres assourdissantes. Le crissement obsédant des grillons avait cédé la place à la cacophonie des crapauds à laquelle s’ajoutaient des gloussements d’eau ou des clapotis furtifs. « Les crocos, ricanait Salvo, ils chassent la nuit. Pas le moment de tomber à l’eau. »
Un autre sujet d’inquiétude revenait maintenant le tarauder : des rumeurs couraient à bord des barges. Un nouveau groupe d’autodéfense tutsi avait franchi la frontière du Sud-Kivu et s’apprêtait à traverser le Lualaba. Le Front de libération du Haut-Katanga, dirigé par un dénommé Esprit des Morts, général autoproclamé, en bonne place parmi les seigneurs de guerre les plus givrés. On murmurait que les pillards s’étaient même installés dans les ruines de Lontano et avaient reçu une importante livraison d’armes. « Si c’est vrai, avait conclu Salvo, le Vintimille ne s’y arrêtera pas. »
Erwan serait fixé demain. Pour l’heure, la cadence était bonne. Ni panne, ni obstacle, ni naufrage. Après le périple en voiture, il était étonné que tout se passe si bien sur le tanker.
Soudain, les voiles de la moustiquaire fixée à l’auvent s’ouvrirent comme un théâtre de guignol. Salvo bondit à l’intérieur de la cabine. Valise sous le bras, yeux injectés de sang, peau luisante de sueur.
— Tu t’arrêtes donc jamais ?
— Ça, c’est l’Afrrricain !
Il attrapa une bouteille d’eau purifiée qu’il siffla d’un trait. Il semblait lessivé, essoré — et bien sûr vidé.
Le bon moment pour le cueillir à chaud :
— Salvo, j’ai une question.
— Je t’écoute, chef.
— Qu’est-ce qu’il y a dans ta valise ?
— Secret défense, chef.
— On va s’aventurer dans des coins dangereux, je veux savoir avec qui, ou plutôt avec quoi, je voyage.
Maillot Jaune lui lança un regard oblique, comme s’il soupesait la confiance qu’il pouvait ou non lui accorder. Il finit par esquisser un sourire rusé :
— N’aie pas peur, chef, c’est notre assurance voyage ! fit-il en passant sa main sous son tee-shirt.
Il exhiba une clé reliée à une chaîne. Avec des gestes de conspirateur, après avoir balayé des yeux leur environnement immédiat, il déverrouilla les serrures de la valise. Elle était remplie de liasses de dollars, glissés dans des sacs de congélation. Des billets de cent tout neufs, à profusion. Aux côtés de cette fortune, un Iridium, un modèle du même genre que le sien, était calé avec sa batterie et son antenne.
— Y a combien ? demanda Erwan, médusé.
— Trois cent mille.
— Qu’est-ce que tu fous avec cette fortune ?
— Parle moins fort. Je livre, chef.
— À qui ?
— Aux Tutsis.
— Lesquels ?
— Ceux du FLHK.
Erwan mesurait à quel point le Noir l’avait enfumé jusqu’ici.
— Ceux qui sont soi-disant à Lontano ?
— Ils y sont, chef.
— Et ils ont été livrés en armes ?
— Ils ont été livrés.
— Ils vont franchir le fleuve ?
— Ils vont essayer.
— T’es en contact avec eux ?
— Vu ce que je leur apporte, il vaut mieux.
— T’as rendez-vous ?
— Si Dieu nous protège.
Salvo avait raison : cet argent avait valeur d’assurance, mais il constituait aussi une belle source d’emmerdements potentiels.
— Et tu n’es pas armé ?
— C’est l’argent d’Esprit des Morts. Personne y touchera.
Erwan se surprit à hocher la tête : c’était lui qui devait suivre le mouvement.
— Ce fric, c’est quoi au juste ?
— Vaut mieux que tu saches pas, patron.
— Un paiement pour du coltan ?
— Ou de la cassitérite. Ou de l’or. Les Tutsis, ils exploitent déjà plusieurs mines. Ils livrent aux comptoirs de Lubum, je paie.
Après tout, rien à foutre. Erwan s’allongea sur les sacs et carra ses mains derrière sa nuque. Finalement, cette valise était une bonne nouvelle. Avec une telle marchandise, il était certain de passer les derniers barrages et d’atteindre sœur Hildegarde.
Le retour serait sans doute plus compliqué.
Pas de repos pour les braves. Les mines, c’était jour et nuit.
Les hiboux bossaient dur. Les marteaux claquaient, la pierre se brisait, résonnant au fond des galeries, craquant les os de la montagne. Pas moyen de fermer l’œil. Morvan se prenait à regretter ses cauchemars les plus horribles.
Au lieu de ça, il se souvenait, et c’était encore pire.
Clinique Stanley, mars 1971.
— Docteur, ce sont mes hallucinations… Je n’en peux plus…
— Décrivez-les-moi.
— On en a souvent parlé. Je vous ai dit que…
— Recommencez.
Allongé sur la natte, Grégoire déglutit avec difficulté et balbutia :
— Je vois son visage.
— Comment est-il ?
— D’une beauté… ravagée. Les traits sont beaux mais la chair est jaune, ulcérée. La maigreur accentue le relief des pommettes, les trous des orbites.
— C’est tout ? Y a-t-il autre chose qui ternit cette beauté ?
Ces questions l’obligeaient à se concentrer sur elle — à mieux la discerner, au fond de son cerveau.
— Son crâne est tondu. On discerne les coupures du rasoir sur la peau.
— Qui l’a rasée ainsi ?
— Moi.
Les yeux fermés, Morvan commença à respirer avec difficulté. Il songeait au strong and hard punishment, la « peine forte et dure » des pays anglo-saxons, aux XVe et XVIe siècles : on étouffait le condamné sous de lourdes pierres.
— Que voyez-vous d’autre ?
— Docteur, vous le savez bien.
— Répondez.
Les souvenirs écrasaient sa poitrine. Il allait mourir sous ces dalles. Les premières années de son enfance.
— Une croix gammée.
— Où ?
— Sur son front.
— Décrivez-la-moi.
— Je… je ne peux pas.
Le psy conserva le silence. Ni forceps ni péridurale : l’accouchement se ferait dans la douleur. Morvan, vingt-cinq ans, à moitié fou, n’aurait jamais pensé que l’Afrique lui apporterait la moindre aide… psychique. Depuis des années, il souffrait d’hallucinations, de crises de terreur. Le continent noir, qui était lui-même un délire en trois dimensions, s’avérait être aussi un remède…
Il rouvrit les yeux : le ventilateur tournait au plafond, régulier et silencieux. Un luxe au Congo. D’ordinaire, les pales s’activaient dans d’horribles couinements comme si l’air lui-même hurlait à mesure qu’on le coupait en morceaux.
— Avez-vous trouvé l’origine de ces visions ? reprit de Perneke.
— Y a pas de raison. J’en ai toujours, je…
— Mais elles se multiplient depuis que vous êtes ici, à Lontano.
— Pas seulement : depuis que je suis en Afrique.
— Cela n’a donc rien à voir avec votre enquête ? Avec ce tueur qui vous obsède ?
— Non. Je suis sûr que non. Cela a à voir avec… cette terre, ces peuples.
— Que voulez-vous dire ?
— Je ne sais pas.
— Vous y avez réfléchi ?
— Je ne pense qu’à ça…
Hypnotisé par les pales lancinantes, il se sentait mieux. Parler, respirer, parler, respirer… Il s’était extirpé du piège de pierres, s’éloignait du visage, de la croix, des morsures de la tondeuse…
— Vous pensez que ces crises sont dangereuses ?
— Pour mon cerveau, c’est sûr ! essaya-t-il de plaisanter.
Le psy avait quitté sa place. Il était penché sur lui.
— Vous ne gagnerez rien à esquiver. C’est dangereux pour quoi ? Pour qui ?
Les pierres revenaient. Chaleur étouffante de la pièce. Respiration altérée. Et cette voix, suspendue dans la touffeur…
— Dangereux pour qui ? insista la voix.
— Pour elle, finit-il par répondre, en ayant l’impression de se trancher la bouche.
— Elle qui ?
— Catherine.
— Vous l’avez encore brutalisée ?
— Je n’aime pas ce mot.
— Il ne correspond pas à la réalité ?
Les pierres ne lui broyaient plus le thorax mais obstruaient sa gorge, de l’intérieur.
— Si, mais…
— Mais quoi ?
— Quand ça arrive, je ne suis pas dans mon état normal.
— Comment définiriez-vous votre état normal ?
— Le temps hors de mes crises. Les trêves où je suis apaisé.
Silence. La voix réfléchissait. Non, c’était le contraire : elle lui laissait le temps, à lui, de réfléchir.
— Diriez-vous que ces crises font partie de vous-même ?
— Elles appartiennent à une zone d’ombre qui est en moi, une zone malade…
— Savez-vous ce qui les déclenche ?
— Non.
— Réfléchissez.
— Je n’en sais rien ! Elles surviennent… c’est tout.
— Mais Catherine en est toujours la victime.
— Qu’est-ce que vous insinuez ?
— Diriez-vous que sa présence provoque ces crises ?
Il ne pouvait répondre. Pas même envisager la question. Sans doute parce que la réponse était dans la question.
— Je l’avais prévenue…, balbutia-t-il. Je… je lui avais ordonné de ne pas me suivre.
— Êtes-vous une menace pour elle ?
— Ma part d’ombre, le démon qui m’habite…
— Pourquoi parlez-vous de « démon » ?
— Je ne sais pas.
— Vous m’avez dit que l’Homme-Clou cherchait à se protéger de ses démons en tuant ces femmes.
— Il faudrait que je tue quelqu’un pour aller mieux ?
— À chacun sa catharsis.
Que lui conseillait au juste ce cinglé ? De tuer Cathy ?
— Songez à cela, Grégoire. Vous devez trouver le moyen d’expurger votre peur, votre colère.
— C’est à vous de me soigner ! C’est à vous de me guérir !
— Non, Grégoire. Vous seul pouvez le faire.
Morvan se leva d’un bond. De Perneke recula, effrayé. Le flic sourit, couvert de sueur. Dans l’immédiat, la meilleure catharsis aurait été de briser quelque chose dans ce bureau colonial, et en priorité la gueule du jeune médecin belge.
Il s’avança. Le psy recula encore. Soudain, Morvan vit tout chavirer. Les rais du soleil par les claires-voies, les murs blancs, le tapis tressé sur le sol. Le psy tenait une photo entre ses mains comme on dresse un crucifix face à un vampire. En un éclair, Grégoire reconnut les traits de la femme et son cœur sauta dans sa poitrine avec la violence d’une douille brûlante expulsée d’une chambre.
— Co… co… comment vous avez eu cette photo ?
— Peu importe.
— Catherine…
De Perneke se terrait dans un angle de la pièce mais il souriait à son tour :
— Ce n’est pas Catherine, vous le savez bien.
Morvan tomba à genoux et fondit en larmes.
— La catharsis, reprit le psy, vous devez trouver la catharsis.
D’un coup, le souvenir éclata comme du verre dans sa main. Il se redressa et découvrit son « chez-lui » : une bâche mal tendue sous laquelle on avait installé un lit de camp, un tabouret, une cafetière. Le martèlement de la montagne continuait. Le brouhaha des creuseurs remplissait la nuit. Morvan pleurait à chaudes larmes.
Il chercha à tâtons le thé que la Touffe venait de lui préparer. Le b.a.-ba des pays tropicaux : boire plus chaud que l’air lui-même. Battre l’Afrique sur son propre terrain.
Il s’assit de nouveau sur sa couchette et s’enfila quelques gorgées, en essuyant ses paupières. La catharsis… Il se revit, cette nuit-là, arracher des mains du psychiatre la photo comme une hyène emporte un morceau de charogne. Enfoiré de psy… Après tout ce temps, rien n’était réglé…
Tout ça, c’était de la faute de son fils. Ce merdeux qui remuait la fange du passé. Son enquête, ses questions, son acharnement à exhumer les cadavres. Morvan pressentait sa chute. Quarante années à jouer les funambules et voilà qu’il perdait à nouveau l’équilibre. Cette fois-ci, c’est la bonne.
Il but encore et se brûla la gorge.
Jamais il n’aurait dû revenir en Afrique.
— Papa ? C’est Loïc.
Il ne manquait plus que lui. Morvan avait donné son numéro à chaque membre de sa famille mais ce coup de fil était le dernier qu’il attendait.
— Un problème ?
Il perçut le rire de son fils à l’autre bout de la connexion. Il plaidait coupable pour de telles répliques. Six heures du matin : Morvan avait à peine dormi et déjà avalé son manioc matinal.
— T’es tout de même au courant pour Montefiori ?
— Ta mère m’a appelé.
— Je suis allé à ses funérailles à Florence. Sofia me l’a demandé.
— À quelque chose malheur est bon.
— Ne te monte pas la tête. Je t’appelle pas pour ça.
Il s’était écarté du site — au fond des galeries, on frappait toujours. Il s’enfonça parmi les buissons qui, dès qu’on quittait la clairière défrichée, redevenaient de la pure jungle. On entendait aussi au loin la voix d’un prêtre exalté qui inaugurait la journée :
— Seigneur, nous te dédions ce jour, protège chacun de nous, que ta bénédiction se pose sur chacun de nous !…
— Sur la mort de Giovanni, continua son fils, quelle est ton idée ?
Ce matin, pas le jus nécessaire pour inventer de nouvelles salades :
— C’est sans doute lié à Coltano mais je n’en sais pas plus.
— On voudrait éliminer les gros actionnaires ?
— Nseko n’avait pas d’actions et Montefiori n’avait pas encore racheté les siennes.
— Je pense qu’il y a un lien avec les nouvelles mines.
Morvan le pensait aussi mais pas la peine d’affoler son monde.
— Que disent les flics italiens ? éluda-t-il.
— Un dénommé Sabatini mène l’enquête, tu vois qui c’est ?
Il sourit pour lui-même. Loïc, alcoolique à treize ans, héroïnomane à dix-sept, bouddhiste à vingt-cinq, millionnaire à trente, était resté un gamin. Un petit garçon qui croyait encore que son père connaissait les flics du monde entier.
— Non. Où ils en sont ?
— Nulle part mais ils privilégient la piste africaine.
Tu m’étonnes. N’importe quel condé digne de ce nom aurait plongé en priorité dans les affaires de Montefiori et étudié ses dernières manœuvres financières. La vente massive par Heemecht des actions Coltano avait dû attirer l’attention. Les poliziotti s’étaient penchés sur la société d’exploitation minière puis sur la mort violente de son directeur à Lubumbashi…
— Il m’a interrogé sur Kabongo, reprit Loïc.
— Qu’est-ce que tu lui as dit ?
— Ce que je savais, c’est-à-dire rien.
— Il t’a cité d’autres noms ?
— Trésor Mumbanza. Laurent Bisingye.
Les Italiens avaient déjà identifié les affreux qui gravitaient autour du coltan. Bon réflexe : ils se concentraient sur des Africains puissants, capables de débarquer à Florence pour régler leurs comptes.
— J’ai pris mes renseignements, ajouta Loïc. Bisingye pourrait être le tueur.
Allons bon, le cadet s’y mettait aussi.
— Le meurtre a bien eu lieu mardi matin ? demanda Morvan.
— Oui.
— Alors ce n’est pas lui. Lundi matin, ils étaient avec moi à Lubum.
— En vingt-quatre heures, il pouvait rejoindre Florence.
— Ça me paraît juste. De Lubum, il faut atterrir à Kinshasa puis attraper un vol pour Paris ou Bruxelles… Je ne le sens pas.
— Mumbanza aurait pu engager des tueurs sur place.
Tout était possible. D’ailleurs, il ne fallait pas se cantonner à ce trio. Les Rwandais pouvaient avoir un mobile. Les Hutus aussi. D’autres groupes encore, exploitant le coltan ou un autre minerai au Katanga. Après tout, Grégoire ignorait les magouilles exactes de Nseko et de Montefiori.
— Je vais chercher les Congolais qui sont passés par Florence ces derniers jours, reprit Loïc.
— Qu’est-ce que tu racontes ? Laisse la police faire son travail.
— Tu fais confiance aux flics maintenant ?
— Je te fais confiance pour te foutre dans la merde. N’approche pas de cette affaire !
Bref silence. En guise de contre-attaque, Loïc balança :
— J’ai rencontré Keno.
— Elle était à l’enterrement ?
— Bien sûr que non. J’ai accompagné Sofia chez elle. Montefiori a passé sa dernière nuit là-bas. Selon elle, il avait un rendez-vous le lendemain qui l’inquiétait.
— Avec qui ?
— Des Congolais, ou des mecs mouillés dans leurs affaires. Elle n’a pas les noms.
Morvan s’enfonçait parmi la végétation. Il se rendit compte qu’il pataugeait au milieu d’excréments humains — sans doute les latrines de sa propre entreprise. Des nuées de mouches se nourrissaient des étrons puis venaient sucer ses propres égratignures sur ses bras, son cou.
— Qu’a-t-elle dit d’autre ? cria-t-il en bondissant hors des bosquets.
— Selon elle, il s’était lancé dans un autre business.
— Lequel ?
— Le trafic d’armes.
Morvan faillit hurler — de rire ou de désarroi, il ne savait plus. Que le vieux ferrailleur soit tombé dans ce cliché était incompréhensible. Depuis Lontano, les deux hommes s’étaient juré de ne jamais toucher aux armes — ils contribuaient déjà largement à la mortalité au Congo, pas la peine d’en rajouter. Mais au crépuscule de sa vie, le Rital avait cédé aux hydres du pognon facile. Au fond, pas si étonnant : Giovanni était un maître du métal, alors pourquoi ne pas fourguer des balles, des canons, des obus ?
— À qui vendait-il ?
— Elle n’en sait pas plus mais il venait d’effectuer une livraison au Katanga.
Les Tutsis. Les rumeurs étaient donc fondées. Le FLHK était armé jusqu’aux dents et c’était le vieux salopard qui avait signé le bon d’expédition. D’une certaine façon, c’était une bonne nouvelle. Le coltan sortait du tableau et avec lui les Morvan. Nseko, qui n’en était pas à sa première connerie, avait dû superviser le transport du matériel. Il y avait eu un problème et les commanditaires l’avaient réglé à leur façon.
L’envers de la médaille était que le fleuve allait devenir un enfer. Là même où Erwan grenouillait, menant son enquête comme s’il s’agissait d’un crime passionnel dans le 6e arrondissement. Bordel de dieu. Jusqu’à quand devrait-il leur torcher le cul ?
La forêt lui apparut soudain sous son plus mauvais jour. Un enfer pornographique. Formes, relents, chaleur. Toute saillie semblait tendue par le désir, perlant de substances nauséabondes. Toute cavité était humide et tiède. Vulves brillantes, glandes fibreuses, pénis turgescents…
— Tu penses qu’un des trois Africains pourrait être impliqué dans le trafic, en tant qu’intermédiaire ou client ? relança Loïc.
Morvan revoyait la gueule effilée de Bisingye, le sourire à bouffer de la merde de Mumbanza. Auraient-ils pu jouer les go-between avec le FLHK ? Non : ces gars-là avaient d’autres ambitions. Le coltan, la gouvernance du Katanga…
— J’vais voir ce que j’peux apprendre, conclut-il, mais je t’interdis de te mêler de ça.
— Tu ne penses pas que la négo a pu avoir lieu à Florence et mal se passer ?
Grégoire cherchait le chemin du retour, oppressé.
— Tu comprends le français ? Tu t’assois là-dessus et tu rentres à Paris avec ta petite famille.
— Je voulais…
— Obéis, nom de dieu ! Là où je suis, crois-moi, c’est déjà pas facile. J’ai ton emmerdeur de frère sur les bras et j’aimerais au moins savoir que de votre côté, tout va bien.
— On va préparer nos valises, capitula Loïc. Un souci avec Erwan ?
Les gisements étaient en vue. Ses poumons s’ouvrirent. Il préférait l’atmosphère mortifère des mines à la fournaise étouffée de la jungle.
— Je gère. Rentre à Paris. T’as aucune raison de t’inquiéter.
Loïc parut hésiter :
— Je me demandais…
— Quoi ?
— Cette histoire d’armes… tu n’y es pour rien ?
— Loïc, grogna-t-il, tu es un drogué et un lâche. Tâche de pas ajouter la connerie au tableau.
Karl et Ortiz avaient été réglo. Et même très obligeants. Gaëlle leur avait demandé de l’accompagner dans son opération de surveillance de la rue Nicolo sans s’expliquer davantage. Ils avaient patienté tous les trois devant l’immeuble d’Éric Katz. Le psy était sorti à 19 h 15, avait remonté à pied l’avenue Paul-Doumer puis la rue de la Tour jusqu’au 38 pour s’engouffrer dans un immeuble moderne. Sans doute son domicile.
« On attend », avait-elle décidé, grisée d’être devenue chef de la bande. À 21 heures, Ortiz était allé chercher des plats chez un traiteur chinois et ils avaient dîné dans la voiture. Ils n’avaient plus bougé de la nuit. Une vraie opération de planque — comme celles que lui décrivait son frère Erwan aux grandes heures de la BRI. Gaëlle avait envoyé Karl vérifier les noms sur les boîtes aux lettres : pas l’ombre d’un Katz. Était-il allé dîner chez quelqu’un ? L’appartement était-il loué sous une autre identité ?
Le seul scoop était survenu aux environs de 22 heures, mais rien à voir avec Éric Katz. Maggie appelait sa fille pour lui annoncer ce que tout le monde savait sans doute déjà : Giovanni Montefiori, le père de Sofia, avait été assassiné. Un meurtre atroce avec mutilation et vol d’organes.
Gaëlle comprenait mieux pourquoi Loïc était parti en Italie l’avant-veille sans un mot. On la traitait encore comme la petite sœur fragile — celle qui avait affronté l’Homme-Clou deuxième génération. Selon Maggie, personne n’avait été arrêté pour l’instant et la police italienne nageait — à moins qu’encore une fois, on lui cache des informations susceptibles de l’effrayer…
Elle n’avait vu qu’une fois ou deux le ferrailleur italien et sa mort ne lui faisait ni chaud ni froid. Elle avait seulement eu une pensée pour Sofia, sa rivale historique, qui avait dû être prise de court par cette mort violente : le drame survenait alors même qu’elle avait juré de se venger de son géniteur…
Plus tard dans la nuit, Gaëlle s’était tout à coup demandé si ce meurtre n’avait pas un lien, même indirect, avec l’Homme-Clou et son sillage funeste. Non, absurde. Beaucoup plus sûrement, Montefiori avait fait les frais d’une opération financière crapuleuse en Afrique — un directeur de Coltano avait été tué de la même façon au Congo quelques mois auparavant. Finalement, elle avait décidé de ne plus y penser. Pas mes oignons.
À minuit, Audrey lui avait téléphoné pour avoir des nouvelles. Gaëlle avait répondu que tout allait bien, sans mentionner qu’elle était de sortie. De son côté, Audrey n’avait rien de nouveau — ce qui était en soi une information. Les requêtes d’état civil n’avaient donné aucun résultat. Plusieurs Éric Katz vivaient en France mais ils ne correspondaient pas au signalement du client. Aucun mineur non plus ne répondait aux prénoms des enfants du psy : Hugo et Noah. Quant à l’épouse, aucune recherche n’avait abouti. La conclusion s’imposait : non seulement le thérapeute portait un faux nom mais il s’était sans doute aussi inventé une famille. Qui était sur la photo du bureau ?
Gaëlle n’avait pas signalé sa propre découverte : une nouvelle adresse pour Éric Katz. Elle voulait attendre le lendemain matin, cuisiner la concierge et localiser son appartement dans l’immeuble. Peut-être alors appellerait-elle Audrey pour une nouvelle effraction… À une heure du matin, elle s’était endormie alors que les malabars ouvraient l’œil. Maintenant, il était 7 heures et quelques et c’étaient eux qui dormaient profondément. Bravo, les mercenaires.
Elle eut envie de se dégourdir les jambes et, sans bruit, ouvrit sa portière. Une petite clope et on y verrait plus clair. En réalité, il faisait toujours nuit et elle se retrouva plongée dans un cocon opaque et froid, bleu plombé.
Soudain, elle se dissimula sous un porche : Katz venait de sortir de son immeuble. L’occasion qu’elle attendait pour visiter son appartement ? Elle se ravisa. La vraie question était : où allait-il si tôt ? Elle regarda la Mercedes : les nervis dormaient toujours. Sans même réfléchir, elle se plaça dans les pas de Katz. Il avait toujours cette silhouette fine et inquiétante, espion des sixties rôdant dans le Berlin d’après-guerre.
Place de Costa-Rica, il prit un taxi à une station. Gaëlle accéléra le pas et en chopa un à son tour :
— Suivez cette voiture !
Jamais elle n’aurait cru prononcer un jour une telle phrase. Le chauffeur s’exécuta sans sourciller — il finissait sa nuit et il lui en fallait plus pour le surprendre. Par mesure de sécurité, elle mit son bonnet — sa tignasse évaporée de cheveux blonds, presque blancs, était le meilleur signal pour se faire repérer — et se terra au fond de son siège. De temps à autre, elle tendait le cou pour apercevoir l’autre taxi, une berline Skoda flambant neuve. Elle en frémissait d’excitation. Le frisson de l’aventure bien sûr. Mais aussi la jouissance perverse d’être désormais celle qui épiait.
Porte Maillot, boulevard périphérique direction porte de Clignancourt. Elle songeait à la tête des deux cerbères quand ils se réveilleraient. La circulation était fluide, le jour hésitait à se lever. Le gris dur et froid du matin parisien, l’air brouillé du périph, chargé de gaz toxiques : tout ça lui paraissait constituer un chemin mystérieux, quelque chose comme la forêt d’un conte, dans une version blafarde et polluée.
La Skoda sortit porte des Lilas.
— Mais où il va ? demanda-t-elle au chauffeur.
— Comment j’peux savoir ?
Place du Maquis-du-Vercors — Gaëlle voyait le nom sur l’écran du GPS —, une esplanade cernée de blocs de briques rouges et d’immeubles de verre, le taxi emprunta l’avenue Faidherbe puis disparut dans un écheveau serré de rues anonymes. Bientôt, ils se retrouvèrent à longer un mur aveugle de crépi beigeasse. Gaëlle commençait à craindre d’avoir été repérée — à cette heure, pas une seule autre bagnole pour faire diversion.
La Skoda s’arrêta. Katz sortit pour entrer aussitôt chez un fleuriste. Étonnant que cette boutique soit ouverte si tôt, se dit Gaëlle.
— Vous savez où on est ? demanda-t-elle en réglant le chauffeur.
— Au cimetière des Lilas.
Elle se précipita. Katz, portant un gros bouquet rouge, avait déjà emprunté une entrée jouxtant un petit bâtiment percé de lucarnes. Encore quelques pas et elle vit s’ouvrir au-delà de la grille une immense plaine de tombes et de stèles.
8 h 30. Seule avec Katz, et des milliers de morts.
Le jour se levait enfin et suivre sa cible sans être repérée devenait difficile — pas un rat aux alentours. Le psy s’arrêta devant un caveau sombre, fouilla dans ses poches puis ouvrit la porte de fer forgé. Il disparut comme un fantôme rentre dans un mur.
Gaëlle, bonnet au ras des sourcils, s’approcha, choisissant les stèles les plus hautes pour se cacher. À cinquante mètres, elle attendit. Elle n’aurait pu rêver plus beau contexte pour son feuilleton : la matinée solitaire, la silhouette en trench-coat, le cimetière, qui dit mieux ? Ne manquait plus qu’il réapparaisse une valise à la main. Déjà, elle commençait à mouliner des scénarios — peut-être que le vieux Morvan était impliqué dans la mort d’un de ses proches, peut-être Katz cherchait-il à se venger sur sa fille…
Il ressortit les mains vides, suivit l’allée puis disparut dans l’air d’ardoise. Au bout de dix minutes bien glacées, Gaëlle s’approcha du sanctuaire. L’excitation la réchauffait sous son manteau.
Le mausolée était un blockhaus aux lignes sévères. Une plaque était encastrée au-dessus de la porte, portant trois noms et des dates inscrits en lettres d’or :
Même nom de famille, même année de décès : un drame familial. Accident ? Crime ? Suicide collectif ? Quelle était la connexion entre Philippe Hussenot et Éric Katz ? Le psy avait-il une responsabilité dans cette hécatombe ? Hussenot était-il un patient dont le psy n’avait pas su détecter la gravité du désespoir ? Et elle-même, se pouvait-il qu’elle ait un lien avec cette tragédie ?
L’autre idée qui lui vint soudain, plutôt bizarre, était que les deux hommes étaient amants. Tout de suite, un fait divers se précisa dans sa tête : Philippe couchait avec Éric, la femme de Philippe avait découvert la trahison et tué tout le monde. Non, c’était le thérapeute qui couchait avec l’épouse, le mari avait sacrifié sa progéniture à titre de vengeance. Ou bien… Calme-toi, Gaëlle : tu es en surchauffe.
Elle prit des photos de la plaque avec son portable, vérifia que la porte de fer forgé était verrouillée puis s’en alla à pas de souris. Fourrant les mains dans ses poches, elle se jura de ne plus rien imaginer avant d’avoir Audrey au bout du fil.
Deuxième jour sur le Lualaba.
Rien à signaler. Erwan avait déjà compris que ce voyage reproduirait à l’infini les mêmes heures, les mêmes paysages, les mêmes sensations. La plupart du temps, une brousse basse, d’un vert fluorescent, partant en lignes de fuite vers l’horizon. Parfois, une forêt, arbres à hauts fûts, lianes entrelacées, racines englouties. Puis de nouveau les plaines, écrasées de chaleur, s’ouvrant de temps à autre sur une piste déserte.
Quand on s’approchait de la rive, c’était toujours la même végétation gorgée d’eau, comme cousue aux eaux limoneuses par du fil d’écorce. Arbres morts grouillants d’insectes, crocodiles plus inertes que les troncs couchés, pirogues croupissantes… Des huttes apparaissaient quelquefois, abandonnées — elles semblaient fabriquées en glaise et brindilles, comme des nids d’oiseau. Soit on avait chassé les habitants de ce monde, soit l’espèce s’était éteinte d’elle-même. On sillonnait ici un continent vide. Une sorte de magma macéré d’herbes et de boue. Un enfer de solitude et d’indifférence, sans commencement ni fin, sans contour ni limite.
Quand il était pris d’une vraie trouille, Erwan revenait aux passagers. Il avait repéré les étapes immuables de la vie à bord. Le matin, au réveil, on s’agitait tous azimuts, dans une confusion qui recelait un ordre souterrain — chacun avait sa place, personne ne tombait jamais à la baille. Le reste de la journée, on cuisait comme un lardon au fond d’une poêle. Yeux mi-clos, les voyageurs n’avaient même plus la force de se protéger contre la brûlure aveuglante. En fin d’après-midi, la vie reprenait et c’était la liesse jusqu’à la nuit où chacun se calmait, de peur d’attirer les miliciens et surtout les esprits.
8 heures : on en était au chapitre un. Erwan s’était résolu à aller trouver le capitaine. Visage boucané, yeux de phosphore, rides et cicatrices en pagaille. Ni tutsi, ni hutu, ni luba, il ne disait rien. Il restait au sommet de sa timonerie, entouré de ses cartes fluviales datant du XIXe, de son journal de bord et de ses fétiches. Quand il sortait de sa cage, c’était pour cracher par-dessus bord des glaviots noirs comme des pruneaux. Erwan s’était délesté de quelques billets et n’avait réussi qu’à lui soutirer une vague promesse : il ferait le maximum pour accoster à Lontano mais au moindre signe hostile, on filerait directement jusqu’à la prochaine étape.
Maintenant, dans l’air gris et rose, Erwan reprenait ses notes — le fruit de ses réflexions nocturnes — mais pas moyen de se concentrer. Depuis l’aube, un autre sujet revenait l’obséder : Sofia. Depuis son départ, aucune nouvelle. Pour dire la vérité, pas besoin de s’envoler au bout du monde pour obtenir ce silence : il n’avait aucun contact avec elle depuis plus d’un mois. Il se jura qu’à son retour, il l’appellerait. En se disant cela, il réalisa avec frayeur que cette résolution sous-entendait une autre conviction : il ne croyait pas réellement à son retour…
Un grand craquement l’arracha à ses pensées.
Le capitaine avait suivi un affluent du fleuve, sans doute pour éviter un obstacle ou des rapides. Ils glissaient à présent sous un tunnel de branches et de lianes. La lumière devint folle, kaléidoscopique, comme si on avait brisé le soleil en mille petites étincelles, jaillissant à travers les cimes. Des branches s’accrochèrent aux flancs des barges, balayant les ponts, attrapant des hommes et des bêtes dans leurs griffes. Des chèvres tombèrent à l’eau, aussitôt absorbées par le limon couleur cacao. Personne n’eut le temps de se plaindre, ni de gémir. Déjà, le Vintimille poussait de nouveau ses barges dans la lumière éblouissante du matin. On se rassit à sa place, s’abritant en perspective du combat inégal de la journée : chair noire contre soleil blanc.
Erwan replongeait dans ses pensées quand il se rendit compte qu’un silence anormal l’entourait. Pas un évènement exceptionnel : souvent, sans qu’on comprenne pourquoi, toute la forêt se taisait. Mais cette fois, une rumeur s’empara des ponts. Les regards se tournèrent vers la berge à tribord.
Ils étaient là.
Dans l’épaisse végétation qui bordait la rive, des guerriers aussi immobiles que des sentinelles de pierre, Kalach au poing. Erwan mit sa main en visière : c’était la première fois qu’il voyait des soldats en état de marche — et non plus saouls ou ensommeillés à un barrage. Ceux-là n’avaient pas l’air d’avoir plus de vingt ans. Intégrés à leur milieu, ils évoquaient des créatures de la mangrove, des pièces du puzzle végétal.
— Kadogos, chef. Y a plus qu’à prier.
Erwan avait lu un tas de bouquins et d’articles sur les enfants soldats. Au Congo, les premiers avaient été enrôlés par Laurent-Désiré Kabila et c’étaient eux qui, plus tard, l’avaient assassiné. Au cours de la deuxième guerre du Congo, leur utilisation était devenue systématique. Les milices enlevaient les gosses dans leurs villages, les obligeaient à tuer leurs parents ou leurs frères et sœurs à titre de baptême du feu, et en avant marche. Drogués, ivres du matin au soir, ils s’entendaient répéter qu’ils n’avaient plus qu’une seule famille : leur Kalach. Analphabètes, amoraux, ils grandissaient la faim au ventre, le cerveau fracassé, et traversaient les étapes de la puberté à coups de viols et de meurtres. Parvenus à maturation, ils devenaient des fantômes en sursis, plus perdus encore si la guerre s’arrêtait.
Là, immergés à mi-corps, quelques-uns portaient des gants de caoutchouc. Erwan regarda mieux encore. Ils étaient en train de triturer à la machette des cadavres qui flottaient autour d’eux.
— Qu’est-ce qu’ils foutent ?
— Ils les éventrent, fit Salvo d’une voix sourde.
— Pourquoi ?
— Pour qu’ils coulent et remontent pas.
— Ces victimes, c’est qui ?
— Des villageois, sans doute. Des gars à qui ils ont volé les femmes et les récoltes.
Horrifié, Erwan fixait les gamins arrachant les organes des ventres ouverts. Leurs visages évoquaient des masques de peau noire. Même à cette distance, on entendait les cris d’un bébé resté attaché au cadavre de sa mère décapitée.
— Pourquoi tiennent-ils à les faire disparaître ? Qu’est-ce qu’ils en ont à foutre ?
— Y craignent les raids de l’ONU, des Casques Bleus qui surveillent de temps en temps ces zones en hélico. Le seul truc qui leur fait peur, c’est La Haye.
— Les gants Mapa, pourquoi ?
— Pour pas attraper le sida.
Le temps qu’il se remette de ce choc, les barges les avaient dépassés. Pas de coup de feu : ils s’en sortaient bien. Salvo lui avait raconté que parfois, les kadogos tiraient sur les bateaux simplement pour s’entraîner ou parce qu’ils avaient fait un pari.
Erwan était trempé de sueur mais c’était toute l’atmosphère qui exsudait. Un orage se préparait. Déjà, on s’apprêtait à essuyer le grain. Tout le monde sous les bâches. On avait évité les tirs, on aurait la pluie. Le tonnerre retentit mais le ciel restait sec. D’ailleurs, les claquements ne résonnaient pas comme d’ordinaire. Ils semblaient jaillir de la terre, se déployer à la surface de la plaine en longues vibrations.
Chacun tendit le regard et aperçut au loin, tout au fond du fleuve, des éclats de lumière sur fond noir, en contrepoint des détonations. La distance dissociait les faits mais il s’agissait d’un seul et même phénomène. Pas un orage. Des mortiers. Ceux des Tutsis, à moins que les FARDC aient décidé de leur brûler la politesse.
En guise de confirmation, des crépitements retentirent quelque part — brèves rafales qui avaient la sécheresse d’une mort à répétition, sans bavure. Une houle dans la foule, chacun se jetant à terre ou se précipitant derrière les rares abris.
Erwan ne bougea pas : il avait déjà compris que les tirs étaient loin — au moins plusieurs kilomètres.
— Qui attaque ? demanda-t-il d’une voix blanche.
— Aucune idée mais tu peux vrrrrraiment oublier Lontano.
— Ton frère m’avait prévenue : t’es vraiment une emmerdeuse.
— Me parle pas comme ça.
— Comment t’as pu me faire un plan pareil ? J’ai pas été claire ?
Après son escapade au cimetière, Gaëlle avait téléphoné à Audrey. L’accueil n’avait pas réellement été triomphal. Le premier réflexe de la fliquette avait été de contacter Karl et Ortiz pour les rassurer — solidarité corporative — puis elle avait convoqué Gaëlle dans un restaurant près du 36, Au rendez-vous des camionneurs, pour le petit déjeuner. Le lieu, mezzanine grise et banquettes turquoise, n’avait rien à voir avec un bar de flics à l’ancienne — plutôt un repaire de bobos végétariens. Au menu : engueulade et café chaud.
Gaëlle laissait passer l’orage. Elle attendait surtout les résultats de la première pêche aux infos — le temps qu’elle rejoigne le Pont-Neuf, l’OPJ avait eu le temps de lancer une recherche sur Philippe Hussenot.
— À peu près l’inverse de Katz, attaqua-t-elle enfin en ouvrant son ordinateur. Aucun problème pour le tracer. Il était même connu dans son milieu.
— Lequel ?
— Psychiatrie et neurobiologie.
Gaëlle reprit un croissant. Elle se sentait dans la peau d’un randonneur qui a déjà couvert vingt bornes avant le petit déjeuner.
— Né en 1959, à Vienne, Isère, récapitula Audrey. Ancien interne des Hôpitaux de Paris. Ancien chef de clinique de la faculté de Lyon. Internat dans les années 80. J’ai trouvé sa trace à l’hôpital Saint-Jean-de-Dieu à Lyon, puis à la clinique Dessault à Montpellier. À la fin des années 90, il possède aussi son cabinet et y exerce en tant que psychiatre. Il ouvre ensuite sa propre clinique à Chatou, spécialisée dans le traitement de la dépression et des addictions. En même temps, il est expert auprès du TGI de Nanterre.
Gaëlle l’arrêta :
— Quel nom sa clinique ?
— Les Feuillantines. Tu connais ?
— J’y ai fait un bref séjour en septembre.
Elles se turent. Hasard ? Connexion souterraine ? La seule chose dont se souvenait Gaëlle était que son père y avait été aussi soigné jadis.
— De quoi est-il mort ? reprit-elle.
— Accident de voiture. Il s’est tué avec ses deux mômes en vacances, en Grèce.
— Comment tu le sais ?
— J’ai simplement passé un coup de fil à Chatou.
— T’as une photo ?
Audrey tourna l’écran de son Mac : tête large, carrée, regard intense, sourire franc. Aucun rapport avec Éric Katz, raffiné et ambigu. Sans tomber dans la morphopsychologie, les deux hommes ne collaient pas ensemble. La théorie des amants ne tenait pas.
— Pour l’instant, je n’ai pas retrouvé l’ex-épouse, fit Audrey comme si elle voulait enterrer définitivement la thèse farfelue de Gaëlle. Il y a quelque chose de pas clair. Hussenot était divorcé mais impossible d’obtenir le moindre renseignement sur madame.
— Par l’état civil ?
— Rien.
— Les extraits d’actes de naissance des enfants ? Les actes de décès ?
— Ça bloque aussi de ce côté-là.
— Tu penses qu’on a mis un étouffoir sur le reste de la famille ?
— Trop tôt pour le dire.
Toute son enfance, Gaëlle avait entendu parler d’enquêtes marginales touchant des personnalités ou un domaine « sensibles ». Dans ce cas, personne n’avait accès aux données liées à la procédure.
— Ça pourrait concerner une affaire réservée ? risqua-t-elle.
Audrey sourit de sa naïveté. Gaëlle ne releva pas : elle essayait maintenant de faire entrer la mystérieuse épouse dans ses scénarios. À ce stade, on pouvait tout imaginer.
— Quels étaient les rapports entre les deux psys à ton avis ?
— Katz n’est pas psy.
— Disons entre les deux hommes.
Nouveau sourire, toujours condescendant — Gaëlle avait eu le temps d’exposer ses théories à Audrey.
— Oublie tes histoires d’homosexuels.
— Mais pourquoi Katz irait-il se recueillir dans ce tombeau ?
— Il appartient peut-être à la famille. Ou bien Hussenot était son patient.
— Le faux psy qui soigne le vrai ? Tu y vas fort, non ?
— C’est toi qui me contamines, rétorqua Audrey en riant. Voilà tes anges gardiens. Va dormir. Avant midi, je t’appelle avec du nouveau.
Rumeur confirmée. Les Tutsis du FLHK avaient reçu des armes la semaine précédente. Et pas quelques fusils tombés du camion : un véritable arsenal comportant mines, lance-roquettes, mortiers. Merci, Montefiori. En échange de quelques cuillères de coltan, les hommes de Cross avaient parlé et leurs tuyaux étaient solides : ils avaient vu passer les convois, connaissaient des soldats sur ce front. Le matos provenait du Congo même, et non du Rwanda.
Comment le Rital s’était-il démerdé ? Quelle était sa filière ? Depuis l’aube, Morvan recensait les crapules susceptibles d’avoir participé au trafic. Le Condottiere et lui avaient le même carnet d’adresses au Katanga. Il avait aussi sondé ses gars à propos du FLHK : quelques centaines d’hommes mais des tueurs d’expérience, de vrais pillards en quête de territoires. Comme on disait au Congo, où l’euphémisme est un art, de nombreux « cas d’insécurité » étaient à prévoir.
Morvan aurait pu craindre pour ses mines — il craignait surtout pour son fils. Dans quelques heures, Erwan serait au cœur du merdier. Tôt dans la matinée, des grondements sourds avaient retenti. Peut-être le début des festivités — à moins que ce ne soit simplement l’orage : trop loin pour décider. Mais ni Erwan ni Salvo ne répondait plus au téléphone. Il n’y avait plus qu’à prier…
Si ça virait au grabuge, Grégoire n’aurait pas d’autre solution que d’aller chercher son fils par la peau du slip. Il avait déjà contacté Chepik, le pilote russe, afin qu’il affrète un bimoteur. Le problème serait l’atterrissage. Les vestiges d’une piste existaient à l’ouest de Lontano mais la zone était trop dangereuse. Il faudrait se rabattre sur l’aérodrome de Kongolo ou, au pire, celui de Kalemi, près du lac Tanganyika. Bougre de con de fils.
Depuis l’aube, il ressassait ces possibilités sous la bâche qui lui servait de quartier général. Il essayait de se refaire du café quand un coup de tonnerre se fit entendre. Non : trop sec. Mortier ? Trop proche. Souza, avec sa tête plate comme un 33 tours, apparut sur le seuil de la tente :
— C’est tombé, patron, c’est tombé !
Morvan attrapa un chèche, un ciré et bondit dehors. La colline ressemblait à une fourmilière dans laquelle on aurait mis un coup de pied : tous les hommes sortaient des puits, dévalant au trot les flancs rouges. À mi-hauteur de la paroi, sur la gauche, une cavité crachait de la boue liquide et des mineurs titubants.
Souza à sa suite, le Vieux monta à l’assaut de la falaise :
— Combien sont-ils là-dedans ?
— Aucune idée, chef. Faudrait trouver le P-DG mais…
Un nouveau grondement les arrêta. Dans ses membres Morvan sentit la vibration de l’éboulement. Il n’eut que le temps de s’esquiver pour ne pas être emporté par les nouvelles coulées. Quelques secondes encore puis reprise de l’ascension. Il grimpait arc-bouté, à quatre pattes. Des milliers de piles bâtons roulaient sous ses pieds. Des fuyards lui passaient dessus, sur le dos, en sens inverse, les vêtements arrachés par l’effondrement.
Enfin, le palier du puits. Des fantômes en sortaient encore, reflets de boue parmi les éboulis. D’un geste, Morvan stoppa un Adam d’argile dont seuls les yeux étaient encore humains.
— Des gars sont coincés ? demanda-t-il en swahili.
En guise de réponse, l’autre eut une grimace consternée, presque méprisante.
— Ça s’est effondré à quelle profondeur ?
L’homme cracha une giclée de terre :
— Pas loin mais la terre bloque tout, tu f’ras pas trois cents mètres.
Morvan s’approcha du seuil : une gorge sanglante.
— File-moi ta lampe, ordonna-t-il à Souza en laissant tomber son ciré.
— Je… je dois venir avec toi ?
Le Noir tremblait dans la brume écarlate. Sans répondre, Morvan fixa sur sa tête la lampe frontale puis s’enturbanna avec le chèche :
— T’as une carte des galeries ?
— Une carte ?
— Laisse tomber.
Il ramassa un marteau, un pied-de-biche dans la boue et demeura paralysé au bord du trou. Tu es claustro, Morvan. Les souvenirs en rafales. La longère de Champeneaux. La croix gammée. Kleiner Bastard ! Il sourit sous son turban de Touareg : il comprenait ce qui arrivait. Pourquoi il était ici, les pieds dans la mort. Pourquoi son fils n’avait de cesse d’exhumer ses secrets. Pourquoi il allait s’enterrer vivant… L’heure des comptes avait sonné.
Il plongea dans l’excavation. Tout était rouge. Sol. Parois. Hommes. Premiers signes de malaise. La peur. La nausée. La suffocation. Il ferma les yeux, baissa la tête et s’engagea dans le tunnel. Quand il les rouvrit, plus aucune lumière du jour. Seuls les faisceaux des torches lacéraient l’obscurité. Des survivants remontaient encore, l’écartant brutalement.
Morvan alluma sa lampe et plongea façon demi de mêlée, se concentrant sur les obstacles — les autres — pour ne pas penser à ce qu’il faisait : il s’éloignait de la lumière, de l’air, de la vie. À chaque pas, il sentait un peu plus la masse de la montagne sur son échine. À travers son chèche, il cherchait son rythme pour respirer, ses yeux comme frottés au papier de verre.
Pour ne pas être suffoqué par la peur, il se dédoubla mentalement, observant le tableau à distance. C’est un autre qui arpentait le boyau. Lui, Morvan, l’homme né de la séquestration et de l’étouffement, était resté en surface.
Il descendit encore. Pas d’étayage ici. Parfois une marche de plusieurs degrés puis de nouveau la pente. Plus ça allait, plus le plafond baissait, les cloisons se rapprochaient.
Tu n’es pas là. Seule ta conscience observe…
La chaleur donnait le vertige. Une fournaise de midi concentrée dans un corridor nocturne.
Il toussait, éructait sous l’étoffe, avançait à tâtons alors que sa torche émettait des rayons instables. Des cris, des gémissements étouffés le cernaient. Un train fantôme asphyxiant dont les apparitions étaient des torses blessés, des visages mutilés, des membres amputés… Il n’aurait pas cru que la galerie était aussi profonde — quelques semaines d’exploitation et les creuseurs avaient déjà vidé la roche sur des centaines de mètres, en pratiquant des boucles, en raclant le moindre détour de pierre, le moindre résidu de coltan.
Plusieurs boyaux face à lui. Plus personne en vue. La mine procédait comme une pieuvre enfonçant ses tentacules dans la roche. Il choisit le passage le plus large, trébucha, se rattrapa. Malgré le chèche, une odeur de gaz fermenté l’empoisonnait à chaque inspiration. La chaleur avait encore gagné plusieurs degrés. Il ruisselait de sueur et de boue. Il marchait vers le cœur brûlant de la terre, vers la gueule des enfers, vers…
— Y a quelqu’un ?
Sa tête cognait la voûte, ses épaules frottaient contre les parois. Sa lampe dessinait un halo tremblant qui semblait mener nulle part.
Tu viens de la poussière, tu y retourneras.
De nouveau, il songea à la ferme de son enfance, sa prison, son cauchemar.
Rase-moi le crâne… et aussi la chatte !
Que cherchait-il au juste ? Des blessés ? Des survivants ? Des cadavres ? Ou simplement en finir pour de bon ? Lui, le colosse qui passait à peine dans les galeries, le claustrophobe à moitié fou, le Blanc hypnotisé par ces entrailles du monde…
Des gravats obturaient le chemin. Plus moyen d’avancer.
— Y a quelqu’un ?
Sans réfléchir, il planta son pied-de-biche entre deux roches et les descella.
— Y a quelqu’un ? répéta-t-il sous une pluie de poussière.
Un gémissement. Il se glissa dans la brèche et retomba dans une nouvelle cavité. Il ne voyait plus rien, ne respirait plus mais il avait réintégré son propre corps, il était ici pour combattre. Ses pieds s’enfonçaient dans un sol marécageux. Par réflexe, il baissa la tête, et avec elle, son faisceau frontal. Des corps. Une tête broyée, une poitrine enfoncée. Quelques secondes pour saisir que c’était son propre pied à l’intérieur de la cage thoracique. Il hurla avant de l’extirper.
Avancer encore. Ne pas regarder les visages, les yeux, les bouches.
Nouveaux gravats, cette fois serrés comme un mur de moellons.
— T’es où ? hurla-t-il en swahili.
La plainte toujours, de l’autre côté des blocs. Aucune chance de déblayer le passage. Pourtant, un genou au sol, Morvan chercha une faille. Il ne souffrait plus du poids de la montagne. Il n’étouffait plus. Il n’avait plus qu’une idée : ne pas avoir ramé jusqu’ici pour laisser crever un pauvre bougre à quelques mètres de lui.
Une fissure. Pied-de-biche. Marteau. Il parvint à creuser un espace suffisant pour sa grosse carcasse. Il s’insinua, espérant que les autres rochers ne céderaient pas. Le strong and hard punishment comme si vous y étiez. Une fois franchi l’obstacle, le tunnel ne lui permettait que de ramper. Son seul rayon de perception était celui de sa lampe. Sans lui, il aurait pu se croire mort, ou enterré vivant. Il rampa, les deux coudes en avant, le corps engoncé dans la gangue minérale, progressant centimètre par centimètre.
Il se concentrait sur les râles de plus en plus proches alors que ses souvenirs revenaient. Il se glissait sous les déchets pour éviter les coups. Il se cognait aux murs et aux fenêtres condamnées, dans l’espoir que son propre crâne aurait le pouvoir de fendre le bois.
Il cherchait à fuir, par tous les moyens, alors que la voix déglinguée l’appelait : KLEINER BASTARD !
Il rugit, sanglota, hurla.
Le blessé était là, comme aggloméré à la roche. Un gamin empoussiéré, la jambe écrasée sous une pierre. À peine douze ans. Encore un affront à ses ordres. Il allait soulever le gravat quand lui revint en mémoire le crush syndrome. Un membre compressé n’est plus irrigué et produit aussitôt des toxines mortelles. En le dégageant, on libère en même temps un poison fait maison qui infecte instantanément le sang et les muscles, bloquant les reins et sans doute d’autres organes. Plus la peine de s’inquiéter pour la victime, vous venez de la tuer.
Ses notions de secourisme remontaient à des décennies mais avant de déplacer le bloc, il déboucla sa ceinture et fit un garrot autour de la cuisse du petit gars. Sa décision était prise : il sauverait celui-là et celui-là seulement. Il avait serré le garrot comme on revisse à fond les boulons d’une roue. Le creuseur s’était évanoui. Déjà trop tard ?
Il le désincarcéra — la jambe était foutue — puis le traîna en suivant exactement le même trajet. Il n’aurait su dire combien de temps dura le retour ni si son boulet était encore vivant. Pas de pensée ni de sensation. Seulement son propre souffle ensablé qu’il économisait et protégeait comme la flamme d’une bougie. Enfin, il put se remettre debout et cala le môme sur son dos.
Plus loin encore, il retomba sur les genoux, un mouvement après l’autre, chaque seconde ressemblant à la dernière. Quand sa lampe le lâcha, il ne s’en rendit même pas compte. Il n’était plus qu’un mécanisme, une poussée aveugle vers la lumière du jour…
Dehors, la pluie avait cessé. Le soleil d’Afrique l’accueillit en fanfare. Il refila son blessé aux volontaires chargés des soins et s’effondra. Il se dit, visage dans la boue, qu’il allait en engueuler quelques-uns : les ordres étaient les ordres, pas d’enfant sous la terre. Puis il éclata de rire : quoi qu’il fasse, les Noirs auraient le dernier mot.
Il se releva et vida plusieurs bouteilles d’eau purifiée mais surtout, il avala de longues goulées d’air ensoleillé. Il sentait son sang se repaître d’oxygène, retrouver une sorte d’énergie primitive. Avec la lumière, la souffrance éclatait aussi. Blessures, hématomes, entailles… Pas grave : il était vivant et victorieux.
Mission accomplie, Kleiner Bastard.
Deux jours avant, il avait achevé un gamin. Aujourd’hui, il en sauvait un autre. Ça confirmait sa théorie : quoi qu’on fasse, impossible d’influencer la loi des équilibres en Afrique.
Depuis le début de la matinée, ils écumaient les palaces de Florence.
Loïc et Sofia étaient d’accord sur ce qui avait dû se passer : Montefiori avait rencontré le matin de sa mort des partenaires ou des acheteurs dans le cadre d’un trafic d’armes lié au Congo, les choses avaient mal tourné, le Condottiere l’avait payé de sa vie. La rencontre elle-même ne s’était pas déroulée dans un hôtel florentin autour d’un brunch — on ne vend pas des armes comme des tonnes de métal ni des barils de pétrole — mais les criminels y avaient séjourné.
Voilà ce qu’ils cherchaient : des Africains descendus dans un cinq-étoiles — sans doute des généraux, des ministres ou des diplomates. En revanche, ni Kabongo ni Mumbanza ou Bisingye ne pouvait avoir participé au meurtre : vérifications faites, aucun des trois n’avait atterri en Toscane.
Depuis le début de la matinée, ils avaient sillonné les palais restaurés du centre-ville, les villas datant du XVe siècle dans lesquelles on avait construit des spas somptueux, les anciens couvents réaménagés en havres de confort et de gastronomie : pas l’ombre d’un guest africain ces derniers jours.
Leur enquête était particulière, ils n’avaient pas la moindre légitimité mais toutes les portes leur étaient ouvertes. Parce qu’un des deux détectives n’était autre que la comtesse Sofia Montefiori, appartenant à la célèbre famille Balducci. La ville l’avait vue grandir, admirée en tant que figure rayonnante de l’aristocratie toscane. Tous les Florentins avaient suivi ses voyages, son mariage, la naissance de Milla et Lorenzo dans les magazines people… Par ailleurs, Sofia avait joué enfant dans les jardins de ces hôtels, alors que son père y traitait ses affaires dans les salons privés, y donnait des réceptions, ou y déjeunait avec son clan.
Malgré tout, ils n’avaient pas obtenu l’ombre d’un résultat.
À 13 heures, ils commençaient à se convaincre qu’ils feraient mieux de renoncer quand un coup de chance survint. En sortant des toilettes du lobby du dernier palace — un peu d’eau froide sur la tête et des pilules pour éviter la crise qui se profilait —, Loïc découvrit Sofia en conversation avec un serveur à l’ancienne — veste crème, nœud papillon noir, maintien à l’amidon. L’homme devait avoir la soixantaine mais il paraissait aussi éternel qu’une des statues de la Piazza della Signoria.
— Je te présente Marcello, sourit Sofia. Il a travaillé pendant plus de vingt ans chez nous, à Fiesole.
Loïc le salua pour la forme. Leur investigation virait à l’album de famille et ses douleurs prenaient le pas sur toute autre considération.
— Marcello a vu quelque chose, ajouta-t-elle.
Ne pas parler, ne pas bouger. Laisser le malaise se dissoudre en lui pendant que les médocs faisaient leur effet. Il ne comprenait pas quel pouvait être ici le scoop : le concierge de l’hôtel venait de leur confirmer qu’il n’avait pas vu un citoyen africain depuis des semaines.
— Ça ne s’est pas passé ici, précisa Sofia comme si elle lisait dans ses pensées. Raconte, Marcello.
— Il était neuf heures du matin, attaqua l’Italien dans un français parfait. Je sortais de Comeana, le village où je vis, à quinze kilomètres de Florence.
— Et alors ? grogna avec impatience Loïc, qui sentait la crise empirer au lieu de se calmer.
— Aux environs de Signa, j’ai aperçu plusieurs voitures dans un sous-bois.
— Tout le monde pouvait les voir de la route ?
Marcello eut un sourire accompagné d’une courbette — dans son programme génétique, l’un n’allait pas sans l’autre.
— Au contraire, elles étaient cachées. Je vous parle d’un raccourci que je prends quand je suis en retard.
Un signe de tête : « Continue. »
— Près des véhicules, il y avait des types costauds, genre gardes du corps. Puis, plus loin, des hommes en costume qui parlaient. C’était une scène assez étrange, ces personnages bien habillés qui discutaient sous les arbres. J’ai alors remarqué une voiture que je connaissais : la Maserati du signor Montefiori. Je ne pouvais pas me tromper : j’en ai pris soin durant des années. Je me suis alors penché et j’ai vu, à travers les feuillages, il Condottiere !
Loïc tenait ses mains dans les poches pour maîtriser ses tremblements. Il avait la gorge si sèche qu’il avait l’impression d’avoir bouffé du feu. Son cœur tapait sous ses côtes — tap-tap-tap… Du sang-froid, putain. Du sang de glace !
— Ça va ?
Sofia venait de lui poser la main sur le bras. Il avait envie de la gifler.
— Pourquoi ça n’irait pas ?
Il se tourna vers Marcello et lui ordonna, tel un flic s’adressant à un vulgaire malfrat :
— Continue. Y avait des Noirs parmi eux ?
Le maître d’hôtel eut une expression de surprise :
— Non. Pourquoi des Noirs ?
— Les autres hommes, tu les avais déjà vus ?
— Oui, j’en connaissais un.
Loïc se cambra : on lui passait les vertèbres au mixeur. Son visage était dévoré de tics — il sentait ses traits lui échapper, partir de travers. Il avait posé la question au hasard, sans s’attendre à la moindre réponse positive.
— Qui c’était ?
Marcello eut un sourire : malgré l’attitude déplaisante du Français et la présence de la comtesse qui l’intimidait, il conservait une voix posée et dévouée.
— Florence est une petite ville. J’y suis né, j’y mourrai. On finit par connaître tout le monde…
— Qui c’était, putain de dieu !
— Calme-toi, Loïc.
Loïc essuya la sueur sur son front et fit un pas en arrière, façon de dire à sa compagne : « À toi de jouer. »
— Qui était-ce, Marcello ?
— Giancarlo Balaghino.
— Le type des déchetteries ?
— Lui-même.
Sofia se tourna vers Loïc : il avait besoin d’une traduction.
— Balaghino est très connu à Florence et il a mauvaise réputation. Il est apparu dans les années 80 en faisant fortune dans le traitement des déchets. Après plusieurs années de prison, il a engagé des anciens taulards pour collecter les ordures et travailler dans ses usines de recyclage. En apparence, un bel exemple de réinsertion, mais personne ne sait au juste ce que faisaient ces types, ni quels étaient les rapports de Balaghino avec les mairies. On a toujours parlé de pots-de-vin, de fonds publics détournés, de racket… La routine en Italie.
Tout ça ne cadrait ni avec le Congo ni avec un trafic d’armes.
— C’était un ami de Giovanni ?
— Non.
— Un ennemi ?
— Mon père n’avait ni ami ni ennemi. Seulement des partenaires.
Ces formules toutes faites semblaient particulièrement creuses maintenant que le ferrailleur était au fond du trou.
— Tu l’as déjà croisé à Fiesole ?
— Jamais. Ce type pue le soufre et même si mon père n’était pas un ange, il ne se serait jamais affiché avec une telle pourriture.
— Pourquoi a-t-il fait de la taule ?
Marcello intervint — il semblait heureux d’être tout à coup intégré à l’équipe des enquêteurs les plus chics de Florence.
— Si je puis me permettre, souffla-t-il, Balaghino appartenait aux NAR, les Noyaux armés révolutionnaires, une des branches militaires de l’extrême droite italienne pendant les années de plomb. Il était surnommé il Nazista. Il a été arrêté pour un hold-up à main armée. Ensuite, on a voulu lui mettre d’autres coups sur le dos, comme le meurtre d’un journaliste et l’attentat de la gare de Bologne, mais il a été blanchi. En Italie, impossible de démêler le vrai de la légende.
Loïc se sentait perdu mais au moins ses courbatures et tremblements diminuaient enfin. Peut-être, après tout, ferait-il mieux d’aller piquer un somme dans un des fauteuils du hall…
— À part mon père et Balaghino, ce matin-là, qui y avait-il d’autre ? reprit Sofia.
— Un seul autre homme. Costaud. La quarantaine. Blond, la peau très pâle. On aurait dit un Suédois, quelque chose comme ça…
— Tu l’avais déjà vu ?
— Jamais.
— Que peux-tu nous dire d’autre ?
Marcello eut un sourire onctueux, celui du majordome toujours en avance d’un service :
— J’ai relevé le numéro de sa voiture.
— Comment sais-tu que c’était la sienne ?
— Au moment où je passais, il est allé chercher un dossier dans un des véhicules. Une Marea. Tout ça me semblait très… étrange.
— Tu nous le donnerais ?
Marcello sortit un petit papier plié en quatre, comme s’il le gardait dans sa veste depuis la fameuse matinée en attendant la comtesse.
— Tu témoignerais chez les flics ? demanda-t-elle en l’empochant.
— Non, vous le savez bien.
Sofia sourit et regarda Loïc : il se sentait partir. Il dut même s’appuyer à une table roulante pour conserver son équilibre.
— Merci, Marcello.
— Pour votre père…
Le maître d’hôtel allait tout gâcher avec quelque phrase convenue mais il se ravisa, se souvenant sans doute de la petite fille qui jouait dans les jardins de Fiesole — déjà pas le genre à s’apitoyer sur elle-même ni sur les autres.
Elle l’embrassa sur la joue. Loïc vit l’instant où le grand échalas allait fondre en larmes. Pour faire bonne mesure, il le salua à la dure, d’un signe du menton, en prenant l’air remonté d’un caïd. Complètement ridicule.
Ils sortirent du palais et marchèrent vers leur voiture, faisant crisser le gravier sous leurs pas. Malgré sa décrépitude, Loïc revit, comme un point lointain à l’horizon, ces moments féeriques qu’ils avaient partagés, elle et lui, en Toscane, goûtant ensemble cette paix antique qu’on ne trouve nulle part ailleurs.
En déverrouillant les portières, Sofia cracha :
— Soit tu te calmes, soit tu reprends de la coke, mais tu me fais plus un plan pareil.
— Je peux pas croire que j’aie fait ça, patron.
— Ça t’arrange aussi, non ?
— Chef, on risque la vie du convoi, là.
14 heures. Depuis l’attaque éclair du matin, de l’eau avait coulé sous les barges. La fusillade n’avait duré que quelques secondes et personne n’avait compris ce qui s’était passé. Selon les soldats embarqués, les Tutsis étaient à tribord du fleuve, c’est-à-dire à droite, les troupes régulières des FARDC et les Hutus à bâbord, à gauche. Au milieu, les civils allaient morfler encore une fois — à commencer par les barges qui constituaient de vrais réservoirs : vivres, victimes, richesses (relatives) à piller. Le capitaine du Vintimille avait fait passer le mot : pas d’arrêt à Lontano. Prochain stop cinquante kilomètres au nord.
La seule idée qui était venue à Erwan : un sabotage. Salvo prétendait s’y connaître assez en mécanique pour provoquer une panne et forcer le train flottant à s’arrêter aux environs de Lontano. Il s’était glissé dans la salle des machines et en était ressorti une heure plus tard, l’air terrifié.
— J’aime pas ça, patron. On a joué les farceurs, là, et les démons, ils…
— On va s’arrêter ou non ?
— J’ai bloqué l’arrivée d’huile. Va y avoir surchauffe. Même sur ce rafiot, les voyants vont s’allumer. De tout’ façon, ça va puer la mort. Le capitaine stoppera le moteur et vérifiera lui-même.
— Combien de temps pour la réparation ?
— Avec le refroidissement des moteurs, trois heures environ.
— Il ne se laissera pas dériver ?
— Non. Lontano est connu pour ses courants : faudra qu’il mouille. J’aime pas ça, papa. J’aime pas ça…
— Arrête de gémir. Tu dois bien livrer là-bas, non ?
Salvo confirma à contrecœur. Erwan était verrouillé sur sa décision. Son père n’aurait pas hésité une seconde à mettre en péril la vie de plusieurs personnes pour faire aboutir une enquête ou réussir une opération. Ce sang implacable coulait dans ses veines.
Des cris s’élevèrent. Les passagers cachés sous les bâches depuis les coups de feu se pressèrent au bord du pont, criant, tendant leur index, se cachant les yeux. Erwan suivit le mouvement et fixa le point sur la rive qui venait de provoquer cette agitation. Rien à signaler. La berge offrait la sempiternelle ligne verte striée de noir.
Puis, soudain, il vit.
Des pieux dépassaient des joncs. Des pieux hérissés de têtes tranchées. Les gorges sanglantes dessinaient des collerettes atroces — à la manière des fraises plissées sous Henri IV. À mi-hauteur de chaque perche, des organes génitaux étaient cloués. Les corps des ennemis réduits à leur plus simple expression…
— Les Tutsis, murmura Salvo, la voix tremblante. On entre sur leur territoire.
Trop tard pour revenir sur leur projet d’abordage foireux. Erwan leva les yeux vers le four à pain rouillé qui constituait la cabine du capitaine. On distinguait derrière la vitre sa gueule de gargouille. Dans ses yeux, un éclat de satisfaction. Plus que jamais, il devait se féliciter d’avoir renoncé à la prochaine station — sans savoir ce qui l’attendait. Sans doute devinerait-il l’embrouille du Blanc mais il serait trop tard pour s’en préoccuper. L’urgence serait de stopper les moteurs, de déjouer les courants, de réparer l’avarie.
Erwan retourna à sa place, comme tout le monde. En quelques minutes, l’Afrique et sa fournaise reprirent leurs droits. Ciel gris et brûlant. Rives molles et monotones. On aurait pu croire que les totems n’avaient pas existé, que les occupants du convoi avaient été victimes d’une hallucination collective. Bientôt, le pouvoir hypnotique du fleuve fut le plus fort. Chacun s’endormit sous sa bâche ou sombra dans une morne indifférence. L’idée même que cette foule était surexposée, que les Tutsis étaient tout proches, prêts à la prendre pour cible, était vaincue par la monotonie du voyage et la puissance de la chaleur.
Comme mû par une prémonition, Erwan se réveilla et remarqua des signes avant-coureurs de la ville ancienne. Carcasses d’avion embourbées. Ossatures de villas, couvertes de lianes et de boue séchée. Rivage jonché de poissons crevés, de filets déchirés : on aurait juré que les pêcheurs et leurs familles avaient pris la fuite quelques heures auparavant.
Salvo dormait encore.
— On arrive ! lui cria Erwan à l’oreille en le secouant.
— Et alors ? demanda le Black en ouvrant un œil.
— Et alors aucune panne à l’horizon.
— Tu sens pas l’odeur ?
Depuis deux jours, ils vivaient dans une asphyxie de gasoil : Erwan n’aurait pas détecté un cadavre en décomposition sous son cul. Mais Salvo avait raison : une puanteur de brûlé couvrait les effluves de carburant. Les moteurs chauffés à blanc devaient être au bord de l’explosion. Il sortit de l’auvent et chercha du regard le capitaine : plus là. Sans doute déjà dans la salle des machines, à essayer de détecter le problème avec son mécano.
À cet instant, le moteur vrombit, le convoi ralentit — sabotage réussi.
Tout le monde s’anima — personne ne savait si les barges allaient finalement s’arrêter mais dans le doute, on se tenait prêt. Le capitaine revint à la barre, les traits durcis par la colère. Sur sa face lacérée, Erwan lut deux vérités : la première on allait mouiller à Lontano, la deuxième on réglerait ça plus tard, avec le mzungu.
Un ponton à fleur de vase. Toujours le même modèle : mi-eau, mi-ombre, bois pourri et pilotis rongés, familles attendant les leurs, pirogues stationnant en vue d’un commerce quelconque. Aucun lien entre cette scène domestique et le danger imminent.
— Tu sais où est le dispensaire ? demanda Erwan en bouclant son sac.
Salvo serrait plus que jamais sa valise sur son torse.
— T’as pas l’air de comprendre, chef. Lontano, c’est un champ de ruines. Le dispensaire est dans la forêt. Ça veut dire qu’on doit traverser la ville, qu’on doit négocier avec les Tutsis, qu’on…
— Y a ta valise, non ?
— On sait jamais. Faut aussi espérer qu’il y a le compte à l’intérieur, qu’y sont pas bourrés, que les esprits sont avec nous…
15 h 10. Ils s’enfouirent parmi la masse qui débarquait alors que d’autres déjà essayaient de monter. On déchargeait des vivres, des barils, des caisses, des sacs à profusion. Personne n’avait l’air de se soucier de se faire repérer. À ce stade, il n’y avait plus de discrétion possible. Les Tutsis décideraient de leur sort. La roulette africaine : un barillet presque complet.
Enfin, ils sautèrent sur la berge. Tout baignait dans une lumière végétale, féerique. Les troncs des arbres, la terre, les planches du ponton, tout paraissait abriter une sève émeraude, précieuse, luminescente.
Avant Lontano, la ville morte, il y en avait une autre, bien vivante : une cité lacustre faite de pneus, de bouts de bois, de bâches plastique, tenue par des hommes amphibies. Parmi eux, quelques soldats en bottes de jardinier : péage. L’extorsion était inévitable mais Salvo s’en tira a minima. Il avait rangé son bâton : on pénétrait dans l’univers de la Kalach.
Par réflexe, Erwan jeta un regard au Vintimille. Aucune certitude sur la durée de réparation mais dès qu’il pourrait repartir, le capitaine mettrait les gaz sans attendre qui que ce soit. Tant pis si le Blanc n’était pas de retour. Ou plutôt tant mieux.
Ayant retiré leurs chaussures et retroussé leurs pantalons, ils s’enfoncèrent avec les autres dans les méandres marécageux. Des déchets leur fouettaient les mollets, l’eau était tiède comme de la pisse. Ils marchèrent ainsi près d’un quart d’heure, alors que leurs compagnons disparaissaient les uns après les autres, jouant les passe-murailles à travers les joncs et les feuilles. Personne ne se souciait de rejoindre la cité en ruine, droit devant, occupée par des troupes sanguinaires.
Sur un promontoire, des soldats apparurent, fusil braqué, œil dans le viseur. Salvo s’agita en criant et en montrant sa valise. Erwan suivait toujours. Un souvenir incongru sourdait dans son cerveau : Loïc, dans ses délires bouddhistes, lui répétait souvent que l’on n’est peut-être que le produit d’un rêve.
Il avait l’impression en cet instant d’être craché par un pur cauchemar.
On les laissa remonter la piste, sans même leur réclamer un dollar. Des vestiges d’architecture filtraient sous la végétation. Murs asphyxiés par le lierre, toits-terrasses effondrés, gravats couverts de feuilles. Des claustras découpaient les rayons du soleil en carrés ou losanges, des fragments de toitures révélaient des couleurs usées par les pluies : rose pâle, vert d’eau, bleu ciel…
Alors qu’Erwan avait cru s’éloigner du fleuve, ils se retrouvèrent à nouveau sur la berge : un sentier coincé entre arbres et roseaux formait un chemin de halage. Les bruissements de la jungle les surplombaient comme dans une gigantesque volière.
— Par là, chef.
Salvo n’avait plus de voix. Seulement un filet qui traduisait ce qui restait de sa bravoure. Bizarrement, ils avançaient seuls dans ce no man’s land. Parfois, des villas fantomatiques se dressaient face aux eaux : les anciennes demeures des Blancs Bâtisseurs. Hormis les murs rongés, il n’en restait rien : stores, tuyaux, meubles, châssis, tout ce qui avait pu être volé avait disparu. Même les boîtes de climatisation avaient été dérobées — les façades portaient encore leur marque, comme des cadres monochromes délavés.
— Les derniers pillages datent des années 90, expliqua Salvo en chuchotant, quand Mobutu payait plus ses soldats. Ils ont tout pris…
Un sentier s’insinuait sous le treillis des lianes.
— Des gens habitent encore ici ? demanda Erwan à voix basse.
— Personne à part les Tutsis. Les maisons sont toutes piégées. Tu entres, une cage se referme sur toi. D’aut’ fois, t’es obligé de ramper pour passer et tu restes coincé à mi-corps. De l’autre côté, le Tutsi t’étrangle si tu lui plais pas.
Un martèlement se fit entendre.
— C’est quoi ? s’inquiéta Erwan, la gorge sèche.
— Les femmes des Tutsis. Elles appellent les esprits avant le combat.
— Je croyais qu’ils étaient chrétiens.
— Rien à voir. C’est pour la bataille.
Des cris s’élevèrent, suraigus comme des sifflets, proches des youyous sahéliens. Impossible de dire s’il s’agissait de gémissements de désespoir ou de cris d’allégresse. Les arbres s’étaient refermés sur eux, ne leur accordant qu’un demi-jour glauque et mouvant. Erwan ne songeait plus à regarder sa montre. Tout était vert. Les mousses couvraient les vestiges comme une fourrure. La vie végétale circulait dans le moindre conduit, sous la moindre fondation.
Enfin, ils les découvrirent.
Elles étaient assises en rond, devant un tumulus de feuillages, psalmodiant leur prière. Un chèche noir dissimulait leurs traits. La version africaine des sorcières de Macbeth. Erwan imaginait que leurs bras étaient des racines, leur visage une araignée.
— T’as le fric, missié ?
Il se retourna : trois soldats impeccables le braquaient. Grands, minces, vêtus d’un uniforme kaki serré à la taille par une ceinture portant cartouchière, arme de poing et couteau. Chacun coiffé d’un béret rouge et chaussé de bottes de caoutchouc trop grandes qui prêtaient à sourire.
Mais les visages coupaient court à toute gaieté : des gueules d’os et de haine, des yeux injectés de sang qui leur sortaient littéralement des orbites. Soit ces types étaient défoncés, soit ils étaient fanatisés jusqu’à la folie. Dans tous les cas, ils avaient dépassé un point de non-retour.
— Où est le fric, missié ?
Erwan n’entendait plus les litanies des femmes. Encore une fois, son esprit avait lâché la réalité comme un alpiniste dévisse d’une paroi. Il ne sentait plus les moustiques ni la chaleur accablante, ne percevait plus les voix des soldats ni le bourdon des insectes, qui couvrait tout comme un dôme.
— Missié…
Enfin, au fond de son cerveau, un signal d’alarme s’alluma. Il manquait un élément au tableau, une pièce cruciale de la scène : Salvo avait disparu.
Les soldats n’avaient pas écouté ses explications : on lui avait pris son sac et son passeport, lié les mains puis on l’avait invité, avec des manières et des politesses outrancières, à se mettre en marche. Erwan faisait des efforts pour se convaincre de sa situation — désespérée. Salvo s’était fait la malle avec l’argent. Pourquoi avoir attendu d’être en territoire tutsi pour disparaître ? Son plan devait être mûri de longue date et lui-même, d’une manière ou d’une autre, en faisait partie.
Il jeta un regard à sa montre — on ne lui avait pas attaché les mains dans le dos : presque 16 heures. Qu’est-ce que ça signifiait maintenant ? Avait-il la moindre chance de s’en sortir ? Si Maillot Jaune avait voulu le buter, il ne s’y serait pas pris autrement.
Ils parvinrent dans une clairière qui avait dû être la grand-place de Lontano. Au centre, un socle érodé ne supportait plus aucune sculpture. Autour, des ruines monumentales, des seuils amples aux larges marches, des galeries aux colonnades carrées… Les vestiges d’une cité antique repeints en vert. Sur une des façades, on pouvait lire, en lettres roses : LA CITÉ RADIEUSE. C’était là que son père dansait avec sa mère, chaque samedi soir, alors qu’un tueur en série terrifiait la communauté. Erwan était sur les lieux mêmes des crimes de jadis mais il arrivait beaucoup trop tard.
Des dizaines de soldats filiformes se déployaient, arme au poing. Flottant dans leur uniforme, ils semblaient aiguisés à la pierre à huile. Figure étroite, nez aquilin, pommettes en silex. Leurs yeux mangeaient toute la partie supérieure du visage. Détail surprenant : ils possédaient des fusils MK 12 Special Purpose Rifle, spécifiques aux soldats de l’US Navy.
Erwan se souvenait des horreurs qu’il avait lues sur le site de Radio Okapi ou dans les ouvrages consacrés aux guerres au Congo — viols, tortures, cannibalisme… Ces soldats ressemblaient à des étudiants disciplinés mais ils étaient capables d’actes monstrueux, en rupture totale avec toute notion d’humanité. De purs psychopathes en uniforme repassé.
Deux gradés et un homme vêtu d’un jean et d’une chemise western, tenant un bloc-notes, s’avancèrent vers lui.
— Où est mon argent ? demanda en français l’officier qui avait l’air le plus cool.
— C’est Salvo qui l’a, répondit Erwan sans réfléchir.
Le Tutsi hocha lentement la tête, alors qu’un sourire s’insinuait sur ses lèvres. Il portait aux épaules les insignes de colonel et devait posséder une solide formation universitaire. Esprit des Morts en personne. Combien de génocidaires avaient été formés à la Sorbonne ou sur les campus d’Oxford ?
— Salvo…, murmura-t-il. Comment faire confiance à un Banyamulenge ? (Il se tourna vers le cow-boy.) Combien il nous doit, James ?
Le comptable ouvrit son carnet :
— Trois cent quatre mille dollars, mon colonel.
Nouveau mouvement de la tête. Esprit des Morts feuilletait lentement le passeport d’Erwan, comme s’il s’agissait d’un livre d’images merveilleuses.
— Comment tu vas nous rembourser, chien de Français ?
— Je n’ai rien à voir avec cette histoire. Salvo était mon guide, c’est tout.
— Guide pour où ?
— Le dispensaire de sœur Hildegarde.
Le colonel éclata de rire alors que ses hommes restaient aussi sérieux que des évêques en plein concile. Aux quatre coins de la clairière, de longues boîtes métalliques s’empilaient comme des cercueils. Une d’elles, entrouverte, laissait voir un fuselage couleur kaki et une poignée de portage. Un lance-missiles. Même à cette distance, Erwan reconnaissait le profil spécifique des FGM-148 Javelin, machines à détruire américaines qui avaient fait leurs preuves contre les chars irakiens.
— Tu veux aller voir la Vieille ?
— À moins que vous l’ayez déjà tuée.
D’une manière incompréhensible, Erwan cherchait à le provoquer. Il était mal tombé : Esprit des Morts semblait très relax. Physiquement, il ne possédait aucun trait particulier. Un Tutsi ordinaire, ni plus maigre ni moins halluciné que les autres.
— On la protège. C’est elle qui nous soigne après les accrochages. C’est une sainte, c’te femme-là. Chaque dimanche, je demande à mes fidèles de prier pour elle.
— Vous… tu es prêtre ?
— Pasteur adventiste du 7e jour, fit-il avec un large sourire. C’est parce que Dieu est avec nous que nous avons pu nous imposer.
Erwan désigna les caisses :
— C’est lui qui vous a envoyé ce matos ?
Le colonel glissa le passeport dans sa poche de poitrine et cala ses poings sur ses hanches — un soldat en plastique, à échelle humaine. Son regard exprimait une malice distanciée, la certitude d’un homme qui tient le monde dans sa main.
— Pourquoi pas ? Nous menons une sainte croisade pour reprendre nos terres.
— Tu veux dire vos mines.
Esprit des Morts ne réagit pas à la nouvelle provoc et fit quelques pas, dans un sens, puis dans l’autre, à la manière d’un professeur qui réfléchit à la meilleure sanction à infliger à son élève.
— Qu’est-ce que tu cherches au juste ? reprit-il.
— Je suis flic, riposta Erwan en jouant la franchise. J’enquête sur une histoire vieille de quarante ans qui s’est passée ici même, à Lontano.
Le génocidaire fixait son interlocuteur pour capter où était le mensonge. Une fantaisie pareille ne pouvait être qu’un conte. Ou bien alors le mzungi était fou.
— Je me moque de votre guerre, insista Erwan. Je veux simplement gagner le dispensaire, interroger la sœur et remonter sur le Vintimille le plus vite possible.
Aucune réaction de la part du Tutsi. Ses pupilles brillaient sous ses paupières mi-closes. Erwan n’en avait plus pour longtemps et cette pression l’empêchait de penser à quoi que ce soit d’autre qu’à l’instant présent. Pas de souvenirs ni de regrets au seuil du gouffre.
— Où est Salvo, missié Morvan ?
— Aucune idée, je te le répète. Tu peux me torturer, je n’en sais pas plus.
Esprit des Morts fit un bref signe de tête. Aussitôt, son acolyte en uniforme dégaina une arme de poing et la braqua à hauteur du front du Français — Erwan crut reconnaître un Heckler & Koch USP. Qui avait vendu de telles armes à ces tueurs en série ?
— Tu viens de Tuta ? demanda le pasteur.
— Avec les barges, oui.
— T’as vu les gars du FARDC ?
— Non.
— Les Maï-Maï ?
— Non.
— Personne d’autre ?
Erwan décida d’oublier les kadogos et leurs cadavres.
— Pas un soldat depuis Tuta.
Le chef tutsi déploya un large râtelier de dents blanches. Ses gencives étaient rouges comme la pulpe d’une pastèque. Les changements d’humeur, les ruptures de tempo : Erwan commençait à avoir l’habitude.
— Y nous cherchent, patron…, susurra le colonel avec un soudain accent de broussard. Y nous cherchent mais Dieu nous cache… (Il retrouva son air grave.) Je te pose la question une dernière fois : où est Salvo ? J’ai pas trop le temps de plaisanter, là : on a une attaque à préparer.
— Vous n’allez pas utiliser les Javelin ?
Erwan venait de saisir une vérité. Ces troupes étaient sur le pied de guerre — tout ce qui pouvait tirer et détruire était de sortie. Or, les lance-missiles restaient dans leurs caisses. Les Tutsis ne savaient pas s’en servir.
Esprit des Morts haussa un sourcil. Pour une raison ou une autre, ils avaient reçu ce matériel sans le mode d’emploi — ou ils ne l’avaient pas compris.
— Tu connais ces trucs ? demanda-t-il en s’approchant.
— Avant d’être flic, j’étais militaire.
En Guyane française, il avait assisté à des séances d’entraînement impliquant ces FGM-148 propulsant des missiles Javelin à autoguidage infrarouge.
— Quelle force ?
— Paras, 6e RPIMA.
Le colonel parut réfléchir — Erwan avait peut-être trouvé de quoi survivre quelques minutes supplémentaires. Soudain, le Tutsi l’attrapa par le col et le poussa jusqu’aux caisses :
— Tu sais comment ça marche ?
— Oui.
— Montre-moi.
— Qu’est-ce que j’y gagne ?
— Tu n’es pas en position de négocier, cousin.
— Je pourrais décider de mourir sans vous expliquer quoi que ce soit.
Esprit des Morts exagéra son soupir :
— Montre-nous comment utiliser ces machins et tu pourras repartir sur ta barge. Pas question de t’avoir dans nos pattes pendant l’assaut.
Le Tutsi l’abattrait dès qu’il aurait compris comment tirer mais Erwan pouvait encore gagner quelques secondes. Il acquiesça d’un hochement de tête. D’un geste, Esprit des Morts ordonna qu’on le libère. Erwan s’agenouilla et sortit les pièces détachées. Il n’était pas sûr de se souvenir de ce qu’il avait vu à l’époque mais il misait sur son bon sens.
— D’abord fixer le CLU (command launch unit) sur le connecteur du FGM-148…
Encastrant le boîtier qui ressemblait à un gros appareil photo, il livrait ses explications d’une voix qui ne tremblait pas. Il n’était plus qu’une succession de réflexes, chaque geste s’enchaînant au suivant. Il indiqua comment charger le Javelin, comment ôter le cran de sécurité puis viser dans le CLU.
— Ce sont des missiles de type fire and forget, « tire et oublie ». Ils sont autoguidés. Quand tu as ta cible dans le viseur, tu lockes en appuyant ici et tu tires. Plusieurs technologies sont alors activées : guidage inertiel, GPS, système radar et repérage à infrarouge. En résumé, tu peux l’oublier et aller te planquer.
— On peut l’utiliser de nuit ?
— Aucun problème. L’écran du CLU a une position nocturne. Ici.
Il allait poursuivre son exposé quand Esprit des Morts lui planta son calibre sur la nuque.
— C’est bon, cousin. Pour le reste, on va se débrouiller sans toi.
— Et notre marché ? demanda Erwan d’une voix qui ne lui appartenait plus.
— Comment tu dis déjà ? « Tire et oublie »…
Un fracas annula l’instant. L’explosion emporta tout, trouant le temps et l’espace. La détonation fut aussitôt suivie d’un sifflement, à moins que ce ne soit l’inverse. D’un coup, les feuillages qui cernaient la clairière se mirent à trembler en une vague frémissante alors qu’une onde souterraine faisait voler la boue en une pluie qui partait du sol.
Erwan fut propulsé dans les airs, comme un oiseau, remarquant avec étonnement combien la mort est indolore.
Le choc de l’atterrissage lui fit rouvrir les yeux. L’air n’était plus qu’un brouillard écarlate. Des arbres étaient déchiquetés. Des branches volaient. Des singes bondissaient de cime en cime. Esprit des Morts se réduisait à deux jambes rattachées à un bassin sanglant : le tronc sectionné gisait à plusieurs mètres. Erwan n’entendait plus rien sinon un bourdonnement doublé d’un larsen. Les FARDC avaient pris les devants. Attaque de mortier depuis l’autre rive.
Les Tutsis couraient en tous sens sous une pluie de feuilles et de latérite, alors que des dizaines de soldats étaient déjà au tapis. Erwan réalisa qu’il était en train de les viser avec le.45 du colonel. Dans un mouvement réflexe, il l’avait arraché aux hanches orphelines. On n’en était plus là. Personne ne faisait attention à lui.
Un Tutsi titubait en bredouillant — il lui manquait un bras à la base de l’épaule. Un autre, dont les vêtements avaient été soufflés par l’explosion, tentait de se cacher parmi les lianes, le dos hérissé de débris métalliques. Un autre encore tenait ses viscères entre ses bras croisés alors qu’un liquide brunâtre lui pissait sur le froc.
Erwan ne bougeait toujours pas, les deux mains serrées sur son calibre, en position de tir instinctif. L’odeur de chair brûlée et de terre retournée lui saturait les narines. Il n’était ni horrifié ni terrifié. Ça se passait ailleurs, quelque part au-dessus de sa conscience, sans que rien se connecte à ses nerfs ni son cerveau.
Enfin, il mesura le danger. Les obus continuaient de pleuvoir — sans le son — et lui-même était tombé au milieu des caisses de missiles. Il ignorait ce que ces ogives contenaient mais des mots comme « charge creuse », « gaz incandescents », « dard de feu », « K-kill » sonnaient juste. Si un mortier touchait un des Javelin, il serait lui-même disséminé dans un rayon de plusieurs centaines de mètres.
Secoue-toi ! Il se mit en marche après s’être rapidement examiné : pas de blessures apparentes. Son ouïe revenait. Au grondement diffus du bombardement, s’ajoutaient les saccades des armes automatiques — les Tutsis ripostaient. Position d’attaque, mitrailleuses lourdes sur trépied, crépitements continus.
Accélérer le pas. Traverser la place. Retrouver le chemin du fleuve. Dès les premiers coups de semonce, le capitaine du Vintimille avait dû redémarrer. En courant, Erwan pouvait encore attraper les barges le long de la rive. Le sol vacillait sous ses pieds, le ciel penchait dangeureusement mais il avançait. Au bout de quelques mètres, il aperçut les lettres roses LA CITÉ RADIEUSE qui semblaient lui faire de l’œil. L’enseigne peinte provoqua un déclic.
Il fit volte-face et retourna là d’où il venait. Mourir, oui, mais en gagnant ce qu’il était venu chercher. Il ramassa son sac à dos et s’arrêta devant ce qui restait du buste d’Esprit des Morts. Retenant son souffle, il palpa ses poches de poitrine trempées d’hémoglobine et trouva son passeport. Tant qu’il y était, il rafla un fusil d’assaut, puis il plongea dans la jungle, tournant le dos au fleuve.
— Tu es blessé ? demanda la femme sur le seuil.
Elle était si petite, si maigre et si hostile qu’il pensa à une poupée fabriquée en barbelés. Sa robe et sa peau en avaient la couleur. En guise de réponse, il cracha par terre — des glaires noirâtres lui obstruaient la gorge.
— Laissez-moi entrer, ordonna-t-il en la bousculant pour passer.
Il avait couru d’un bosquet à l’autre, évitant les cratères des bombes, entendant siffler les balles. Il avait croisé d’autres ruines, d’autres clairières, glissé dans des ravines, roulé au fond, s’était relevé puis enfin, au bout de la ville, avait aperçu un bâtiment de ciment nu portant une croix peinte.
Elle verrouilla la porte derrière lui. Il se tenait plié en deux, les mains en appui sur les genoux. Poumons à vif, coups de boutoir dans la tête. Une douleur palpitait le long de sa jambe droite, sa bouche saignait et son bras gauche lui paraissait inutilisable — mais rien de grave, il en était certain. Enfin, il releva la tête et mit encore quelques secondes à s’habituer à la pénombre.
La pièce était occupée par une dizaine de lits vides. Trois ou quatre Blacks, en blouse blanche, étaient assis par terre. Toute perception, toute réflexion ici était altérée par une chaleur suffocante. La fournaise s’était emparée de l’endroit et l’avait soumis à sa puissance. On ne pouvait y répondre que par… dissolution.
— Tu es blessé ? répéta-t-elle.
Sœur Hildegarde avait la gueule de l’emploi. D’apparence frêle mais dure au mal, un visage minuscule lacéré de rides, comme si l’Afrique n’avait cessé de la taillader. Elle devait avoir plus de quatre-vingts ans. « La dernière des Mohicans », avait dit père Albert. Malgré lui, Erwan éprouva un sentiment de triomphe irraisonné. Il avait réussi. Il était parvenu au bout de sa quête.
— Ça va, finit-il par grogner. Vous êtes bien sœur Hildegarde ?
— Qui d’autre ? fit-elle, exaspérée. Et toi, qui es-tu ?
— Je m’appelle Erwan Morvan. Je suis flic à Paris… le fils de Grégoire Morvan.
— C’est une blague ?
— J’ai l’air d’une blague ?
— Franchement, oui, rétorqua-t-elle en le toisant. Et de mauvais goût.
Dehors, les déflagrations, les crépitements s’espaçaient.
— Laisse-moi t’examiner.
— C’est bon, j’vous dis !
Sœur Hildegarde suspendit son mouvement, l’air féroce : elle lui avait tendu la main, il la rejetait, il n’y aurait pas de deuxième chance. Elle se dirigea vers une table roulante où s’alignaient des instruments chirurgicaux à moitié rouillés.
Erwan voulut s’approcher mais elle l’arrêta d’un regard :
— Retire tes chaussures.
— Quoi ?
— Retire tes putains de chaussures boueuses !
Il s’exécuta — dérisoire mesure d’asepsie dans cette salle qui ressemblait à un hangar à vélos. Il en profita pour se délester de son MK 12 et de son sac à dos.
— Comment tu es arrivé ici ?
— Les barges.
— Quelle est la situation dehors ?
— Les FARDC ont commencé à frapper.
— Il y avait des rumeurs, dit-elle pour elle-même, mais je n’étais pas sûre… Les Congolais ont acquis de nouvelles armes.
Avec son accent germanique, sœur Hildegarde faisait marcher ses syllabes au pas, et en bottes lourdes. Réflexion faite, elle devait plutôt être néerlandophone.
— Vous vous trompez : ce sont les Tutsis qui ont reçu du matériel.
Elle rit de bon cœur. Elle avait une dentition parfaite qui tranchait avec son masque gris. En une pensée réflexe, Erwan associa ces dents superbes à une hygiène de vie à l’allemande. Baignades matinales dans la rivière, gymnastique dans la forêt.
— Les trafiquants fournissent les deux armées. Un voyage, deux paiements. On gagne sur tous les tableaux.
Il comprenait mieux la puissance de l’attaque adverse.
— Qui vend ?
— Impossible à savoir. Ici, y a pas de feu sans fumée. T’as croisé les Tutsis ?
Il acquiesça en cherchant toujours son souffle. Elle attrapa une bouteille de white-spirit et arrosa ses outils.
— Ils t’ont laissé la vie ?
— Le bombardement m’a sauvé.
— Remonte sur tes barges. Esprit des Morts ne te lâchera pas.
— Oubliez-le. Il n’a jamais si bien porté son nom.
Elle gratta une allumette et la balança sur les instruments qui s’embrasèrent d’un coup. Les flammes avaient valeur d’épitaphe.
— Qu’est-ce que tu veux ? Tu tombes au pire moment.
— Je suis venu vous poser des questions.
— Sur quoi ?
— Sur l’Homme-Clou, le meurtrier des années 70.
Elle saisit d’autres bistouris et les plaça à mains nues dans le brasier orange et bleu. Elle semblait insensible aux brûlures.
Face à son silence, Erwan continua :
— J’ai parcouru sept mille kilomètres pour obtenir ces réponses et je n’ai pas le temps de vous expliquer mes motivations.
Elle ouvrit un vieil autoclave et y fit glisser les instruments qui crépitaient comme des bananes flambées. Toujours aucun signe de douleur.
— Écoute, mon joli. Tu entends dehors ? Dans quelques minutes, le dispensaire va regorger de blessés. Si tu crois que j’ai le temps pour ces vieilles histoires…
— Quelques questions, ma sœur, et je disparais…
Elle attrapa une scie. Allumette. Autoclave. Dans d’autres circonstances, tout ça aurait prêté à rire : une petite vieille faisant sa vaisselle infernale… Pris d’épuisement, Erwan s’écroula sur un des lits de camp. Le sang et la boue se fondaient avec sa sueur en une tourbe organique.
— Vous n’avez aucun malade ? s’étonna-t-il en contemplant la salle.
— Les jours de consultation, j’ai une queue de plusieurs centaines de mètres devant ma porte, dès cinq heures du matin. Ici, tout le monde est malade, tout le monde est blessé, à l’extérieur comme à l’intérieur. Mais je ne garde personne plus d’une journée. Cette guerre est un naufrage. À chaque avarie, on écope, on colmate. Le jour suivant, une autre brèche s’ouvre et on remet ça.
Comme pour ponctuer sa phrase, une détonation fit trembler les murs.
— Vous ne vous mettez pas à l’abri ? Vous n’avez pas peur ?
— Je fais confiance à Dieu. Il m’a confié un travail, je dois le finir.
Sœur Hildegarde n’avait pas l’air au courant : Dieu avait quitté le Congo depuis longtemps.
— Les Tutsis ne vous menacent pas ?
— Menacer de quoi ? (Elle eut un rictus.) Me violer ? Me tuer ? Je les soigne. C’est moi qui pourrais les menacer.
Elle boucla l’autoclave et s’essuya les mains sur sa robe. Enfin, elle émit un soupir et parut se résigner à la présence d’Erwan. Nouvelles explosions, rafales en pointillé.
— Tu veux du café ? demanda-t-elle soudain, sur un ton plus amical.
Peut-être une invitation à poser ses questions…
— Je veux bien, merci.
Elle plaça une cafetière italienne sur un bec Bunsen qu’elle alluma avec des gestes secs et précis. Toujours blottis dans un coin de pénombre, immobiles, les Noirs en blouse semblaient attendre un signal pour s’animer. Elle revint vers le Français avec deux gobelets de métal cabossé.
— Sucre ?
— Ma sœur…
Elle s’assit sur le lit en face de lui — deux blessés de guerre qui essayaient de faire salon.
— Qu’est-ce que tu veux savoir ?
Il décida de commencer par Morvan.
— Je ne l’ai pas connu… directement, répondit-elle après avoir bu une gorgée. Je l’ai aperçu au dispensaire quelques fois, rien de plus. Tout ce que je savais de lui, c’était ce que m’en disait Catherine. Il était très malade. (Elle se tapota la tempe de l’index.) Il avait des sortes de… crises. Fièvre, tremblote, et surtout violence.
— C’est durant ces crises qu’il la frappait ?
Elle alluma une cigarette épaisse — sans doute du tabac brun.
— Cathy prétendait qu’il fallait le soigner.
— Pourquoi « prétendait » ?
— Elle avait le syndrome de la femme battue. Elle lui trouvait encore des excuses, des pathologies… Selon elle, il avait des hallucinations, il entendait des voix.
— On m’a parlé d’un psychiatre.
— Michel de Perneke. J’ai repris son bureau à la clinique Stanley mais je ne l’ai jamais croisé. Cathy se méfiait de lui. Elle disait qu’il était dangereux, qu’il manipulait Grégoire, qu’il tenait Lontano dans ses mains…
Il faillit évoquer le dossier constitué par le psy, abandonné à la clinique. Non, trop tôt. D’abord établir un lien de confiance avec la sœur de charité.
— Elle espérait peut-être le soigner elle-même ?
— Elle était la plus mal placée pour le faire.
— Pourquoi ?
— Elle était, d’une certaine façon, sa maladie.
— Je ne comprends pas.
— Vous connaissez l’histoire de votre père ?
— De quelle histoire parlez-vous ?
— Sa naissance, son enfance, ses origines.
Il allait répondre par l’affirmative quand il se rendit compte qu’il ne possédait que quelques fragments : orphelin né dans les Côtes-d’Armor, père marin-pêcheur mort dans un naufrage, mère tuberculeuse emportée trois ans après sa naissance, en 1948. Sans doute un tissu de mensonges mais curieusement, Erwan n’avait jamais remis en cause cette partie du mythe Morvan. D’ailleurs, le Vieux n’en parlait jamais. « Aucun intérêt », précisait-il.
— Mon père est toujours resté discret sur ses premières années. Il…
Elle se leva et fouilla dans une armoire métallique bourrée de papiers poussiéreux, de dossiers vermoulus. Elle en extirpa un classeur toilé bouclé par une sangle puis revint le poser à côté de lui, sur le lit de fer.
— Ne perdons pas de temps : tout est là-dedans. De Perneke avait commandité une enquête sur votre père en France.
Erwan ne pouvait quitter des yeux le dossier : son apparition tenait du prodige. Au fond de lui, il avait toujours craint que ces documents n’existent plus.
— Je n’ai pas le temps de tout lire maintenant, balbutia-t-il.
— Prenez-le. Après tout, vous êtes de la famille.
Il posa sa main tremblante sur la couverture. Une boîte de Pandore.
Sœur Hildegarde ne s’était pas rassise.
— Maintenant, laissez-moi. (Elle dressa un index en l’air.) Vous entendez le silence ? La fête est finie. Ils vont tous débouler.
— De l’autre côté du fleuve, qui les soigne ?
— Je n’en sais rien.
— Une ONG ?
Elle eut une grimace de dégoût qui découvrit ses dents parfaites. Il réalisa, avec un temps de retard, que son visage avait dû être magnifique. Un mannequin nordique, blonde, vigoureuse, glacée. Un physique à la Leni Riefenstahl lorsqu’elle était à la fois la plus belle femme d’Allemagne et la cinéaste officielle des nazis.
— Il n’y a plus ici d’ONG ni d’aide d’aucune sorte. À l’instant où je vous parle, nous sommes les deux seuls Blancs à mille kilomètres à la ronde.
Cette remarque lui rappela sa situation. Où irait-il quand il aurait franchi ce seuil ? Il songea à son père — sœur Hildegarde ignorait qu’il y avait un autre Européen dans les environs — mais repoussa aussitôt l’idée de l’appeler à l’aide.
— Selon vous, demanda-t-il en se levant, qui a tué Catherine Fontana ?
— Tout le monde le sait : l’Homme-Clou.
— Ça ne pourrait pas être Morvan, dans un accès de fureur ?
— Je ne vois pas ce que vous voulez dire. La pauvre Cathy avait été… Enfin, elle était mutilée comme les autres.
— On aurait pu maquiller le crime. Vous ne vous rappelez pas quelque chose de suspect à propos des circonstances du meurtre ? Ou des évènements qui ont précédé cette nuit du 31 avril ?
Elle parut réfléchir.
— Non. Je me souviens de sa dernière journée : elle a quitté le dispensaire en fin d’après-midi et… mon Dieu, c’était il y a quarante ans !
Dehors, la brousse reprenait vie. Une cacophonie de cris, de bruissements, de craquements, annonçant le réveil des insectes et des animaux. Exactement comme après la pluie.
Elle se dirigea vers une autre armoire et en sortit une blouse stérile de toile plastique qu’elle enfila par le devant.
— Aidez-moi à la fermer.
Il s’exécuta avec difficulté — ses doigts tremblaient toujours.
— Il y a un homme qui pourrait peut-être vous aider, murmura-t-elle en guise de merci. Il s’appelle Faustin Munyaseza, un Hutu.
Erwan effectuait une course de relais : le témoin changeait de main mais la ligne d’arrivée restait inaccessible.
— Comment le pourrait-il ?
— À l’époque, il était le veilleur de nuit de la Cité Radieuse. On a raconté qu’il avait vu quelque chose.
— Quel rapport avec Cathy Fontana ?
— C’était une femme très secrète. Personne ne savait au juste où elle vivait, ni ce qu’elle faisait hors du dispensaire. Elle rencontrait Morvan dans cet hôtel.
— Vous voulez dire qu’ils se sont vus la nuit du meurtre ?
— Je crois. Je ne sais pas trop au juste : c’est si loin…
Un détail ne cadrait pas : l’infirmière et le flic débutant n’avaient certainement pas les moyens de se payer la Cité Radieuse. Par ailleurs, dans le contexte de terreur de l’époque, Morvan n’aurait jamais laissé Cathy rentrer seule, en pleine nuit. Ou bien avait-elle refusé qu’il l’accompagne ?
— Ce Faustin, il est resté dans le coin ?
— Et comment.
— Où je peux le trouver ?
— De l’autre côté du fleuve mais ce sera difficile de l’approcher.
— Pourquoi ?
— Parce qu’il dirige les Interahamwe alliés aux FARDC. Les mortiers de tout à l’heure, c’est lui.
Il n’en sortirait jamais : ce conflit qui ne le concernait pas, qui l’horrifiait et auquel il ne comprenait rien ne cessait de se dresser devant lui. Quelle chance de trouver une pirogue pour traverser le Lualaba ?
— Ce Faustin, il a un nom de guerre ?
— Avec son prénom, il n’a pas cherché loin : il se fait appeler Méphisto.
— Vous le connaissez ?
— Je l’ai vu grandir.
— Il répondra à mes questions ? Il se souviendra de cette période ?
— Si la drogue et les horreurs qu’il commet chaque jour ne lui ont pas détruit le cerveau, et surtout si vous avez beaucoup d’argent à lui donner.
Il songea à sa ceinture, de plus en plus mince, et à la valise de Salvo. Retrouver le salopard, l’abattre et lui piquer son fric. Erwan allait poser une nouvelle question quand la porte s’ouvrit brutalement.
Deux Noirs apparurent, en tenant un troisième, la cage thoracique arrachée. Erwan n’avait jamais vu ça : les côtes lui sortaient des chairs, la plèvre, déchirée, lui pendait sur les cuisses, les entrailles palpitaient à découvert alors que des morceaux de fer étaient fichés tout autour de la plaie béante.
Sœur Hildegarde bondit et donna un ordre en swahili. Les infirmiers s’activaient déjà. Après avoir ôté leurs bottes d’un coup de talon, les nouveaux venus posèrent le corps sur la table d’opération.
Erwan bouscula les soldats et les infirmiers pour s’approcher de la femme qui avait déjà enfilé des gants de chirurgie.
— Ma sœur, juste un mot, je vous en supplie…
Hildegarde saisit une bouteille d’alcool, en lança une giclée sur la blessure puis ouvrit son autoclave.
— Ma sœur !
— Foutez-moi la paix !
Elle pouvait encore lui révéler quelque chose, il le sentait. Il songea à l’autre sillon — le deuxième mystère de l’Homme-Clou.
— Vous connaissiez les familles qui dirigeaient Lontano ?
Pas de réponse. Les hommes tenaient la victime qui se tordait de douleur.
— Pourquoi Pharabot s’en prenait-il à elles ?
Toujours pas de réponse. La religieuse enfonçait une perfusion dans le bras de la victime.
— Pourquoi dessinait-il des schémas dans la boue ?
— Des arbres généalogiques.
— Quoi ?
Des compresses apparaissaient, épongeaient le sang, essuyaient les chairs brûlées, passant de main en main comme les cartes d’un jeu mortifère.
— Votre père en avait compris le sens général. Thierry Pharabot était lié aux clans de Lontano. Peut-être même appartenait-il à ces consanguins…
— Vous voulez dire qu’il était le fils d’une des familles ?
— Foutez le camp d’ici. Laissez-moi opérer !
Elle s’empara de ses instruments au fond de l’autoclave. Sur la table, le Tutsi s’était évanoui. Ou bien il était mort. Les deux autres l’observaient, les yeux hors de la tête. Ce n’était plus une opération mais un rite animiste, une cérémonie magique.
Erwan rangea le classeur toilé dans son sac à dos, attrapa son fusil et rejoignit la porte. L’air chaud du dehors, comparé à la fournaise de la salle d’op, lui parut presque frais. D’autres miliciens apportaient sur des civières de fortune des victimes en morceaux, baignant dans une boue de sang et de terre.
Sac à dos sur une épaule, sangle de son MK 12 sur l’autre, il s’apprêtait à reprendre son errance quand il entendit la dernière chose à laquelle il s’attendait.
La corne de brume du Vintimille.
Même au cœur du chaos, les habitudes ont la vie dure : le pousseur repartait et il barrissait pour en avertir toute la brousse.
Erwan se mit à courir à toutes jambes vers le fleuve.
Le temps.
Il pouvait traverser Lontano et rejoindre le Vintimille en dix minutes. Il retrouvait la ville de lierre et de lianes quand, une nouvelle fois, le décor vola en éclats. Il n’eut que le temps de se jeter à terre. Le blast lui arracha les tympans. La tête dans les mains, il sentit s’abattre sur lui une pluie de latérite et de feuilles déchiquetées — c’était reparti pour un tour.
Sans réfléchir, il se remit debout, ramassa son sac et reprit sa course. Les sons — tac-tac-tac des fusils automatiques, claquements secs des tirs solitaires — lui paraissaient étouffés. Les images aussi étaient troublées — la réalité avait été froissée par des mains géantes.
Lontano, la ville verte, était devenue rouge, de toute la latérite retournée par les obus — des pelletées sur un cercueil. Pas un Tutsi à l’horizon : où étaient-ils ? Impossible, avec son ouïe en miettes, de repérer d’où venaient les coups de feu.
Nouvelle explosion. Encore plus proche.
Un bâtiment à quelques mètres partit en flammes. Les FARDC variaient les plaisirs, passant du mortier aux missiles incendiaires. Erwan reprit sa course, un peu plus sourd, un peu plus halluciné, espérant toujours suivre la bonne route. Sans cesser de se répéter : La berge, je peux la rejoindre en cinq minutes, la berge…
La place de la Cité Radieuse — des cadavres, des fondrières, des armes abandonnées. Nouvelle explosion. Grêle de caillasses et d’écorces. Où étaient les Tutsis ? Un soldat apparut, tirant à tout-va, les orbites noyées d’hémoglobine. Il lui fallut ce choc pour réaliser qu’il avait perdu son MK 12. Il dégaina son.45, arma la chambre et fit sauter la tête de l’aveugle d’une seule balle. Puis il reprit son chemin d’un pas chancelant.
Où étaient-ils, nom de Dieu ? Avaient-ils tous pris la fuite ? Au bout de la place, il reconnut le sentier qui menait au rivage. Quelques pas encore et il n’en crut pas ses yeux. La ligne de front était là, le long du fleuve, à l’abri d’une levée naturelle. Des centaines de soldats côte à côte tiraient sans discontinuer, se brûlant les mains sur leur Kalach, alors que des postes camouflés abritaient des mitrailleuses lourdes, dont les douilles giclaient aussi violemment que les balles dans la fumée.
Le plus beau, c’était la rive d’en face — le ruban vert monotone qu’Erwan se farcissait depuis deux jours offrait maintenant un foisonnement continu de flammes, d’explosions, de fumée : les tirs ennemis. Impossible de passer. Il se laissa choir au pied d’un arbre. Près de fondre en larmes, il réalisa que la nuit tombait déjà. Peut-être la chance qu’il n’espérait plus…
Il se releva une énième fois et reprit sa course, oubliant ses blessures, négligeant les soldats qui lui tournaient le dos, espérant passer entre les balles d’en face. Les ténèbres lui offraient l’illusion d’être invisible et protégé.
Encore cinq cents mètres pour atteindre l’embarcadère. Il trébuchait sur des fusils brisés, enjambait des corps — il repéra une Kalach à demi immergée et la ramassa. Il attrapa aussi des chargeurs et les fourra dans son pantalon, sentant la succion tiède de la boue sous ses doigts. Il progressait maintenant plus lentement, profitant des flashs des obus pour se repérer et mesurer la distance parcourue. Les FARDC étaient passés aux lance-roquettes façon afghane, avec lesquels ils arrosaient tout le rivage.
Un miaulement lacéra l’obscurité puis l’éclair d’une explosion éblouit une fraction de seconde son environnement immédiat, révélant deux Tutsis qui marchaient dans sa direction, arme au poing. Erwan plongea sur la droite, franchit le mur de roseaux et se laissa glisser dans la flotte, son sac à dos sur la tête.
Les soldats passèrent sans le voir. Il aurait pu les abattre mais une fatigue organique, overdose de sang et de mort, le paralysait. Tenant son sac et son AK-47 dans son pli d’épaule, il se mit à nager à l’indienne, longeant toujours la berge. Cent mètres plus loin, il regagna la terre ferme et se badigeonna le visage de latérite : rouge sur noir, moins visible encore. Son acuité semblait s’améliorer, malgré le bourdonnement des oreilles. L’adrénaline boostait ses fonctions vitales, réflexes compris…
Combien de mètres à couvrir encore ? Il enfila les bretelles de son barda, passa par-dessus la sangle du fusil-mitrailleur en bandoulière et se mit à ramper le long de la levée. Enfin, après avoir vérifié que la voie était libre, il enquilla de nouveau sur son trot de souris. Il était devenu un Maï-Maï, un esprit invisible.
Il réalisa que les zébrures de la voûte céleste n’étaient plus des explosions mais des éclairs. Aussitôt, les premières gouttes s’abattirent, si violentes qu’on aurait pu les croire tirées par les Congolais d’en face.
Enfin, sous ses pieds, les planches de l’embarcadère. Il accélérait quand un choc l’atteignit en pleine poitrine. Le souffle coupé, il chuta sur le dos, rebondissant sur son sac, se cognant la nuque sur les planches pourries.
C’est fini. Il allait crever entre bois et vase, dévoré par les crocos. Quelques secondes pour prendre conscience que sa douleur faiblissait. Il porta la main à son thorax, se palpa : pas de sang. Les gouttes de pluie claquaient sur son visage comme des étincelles de pierre à briquet. Il se retourna telle une tortue sur le dos et comprit enfin : la sangle de son fusil s’était simplement prise dans un des pilotis du ponton, le stoppant net dans son élan.
Il mit encore quelques instants à se dépêtrer puis repartit en vacillant de plus belle. Le Vintimille… Un pas puis un autre puis un autre encore…
Il allait découvrir les barges.
Il allait se jeter sur le pont.
Il allait…
Erwan hurla sous l’averse.
La jetée était vide : le Vintimille était reparti vers Tuta, le laissant seul en enfer.