Cette fois, aucun doute : la guerre avait repris sur le fleuve, à une cinquantaine de kilomètres au sud. C’est-à-dire à Lontano. Il avait tenté d’appeler Erwan : pas de réponse. Salvo non plus. Morvan avait aussitôt pris sa décision : aller chercher son fils sous les bombes. Une chose qu’il avait apprise avec les années : on peut toujours négocier avec des hommes — surtout quand on est blanc et les autres noirs —, pas avec des obus ou des missiles tombant à l’aveugle. Erwan avait toutes les chances d’y passer.
Il avait envoyé Michel chercher une pirogue à moteur. Il avait appelé Chepik afin qu’il vienne les prendre au plus vite à Kongolo ou Kalemi, un atterrissage à Lontano étant désormais exclu — le Russe, pas chaud du tout, avait doublé son prix. Il avait aussi prévenu Cross : « Une virée sur le Lualaba, ça te dit ? » Le Luba, titan en basalte, tenue de camouflage impeccable (il avait plusieurs femmes qui s’occupaient de sa blanchisserie), avait acquiescé du béret. On pouvait se fier à lui. Ancien légionnaire, ancien FAZ, l’homme avait le goût de la mort mais comme quelqu’un à la diète, qui s’en humecte seulement les lèvres pour se souvenir de son frisson.
Morvan ne décolérait pas. Il n’aurait jamais dû laisser Erwan s’embarquer dans cette galère. Sa quête de vérité était absurde mais crever à Lontano d’une balle perdue l’était plus encore.
Pour l’heure, à la clarté d’une lampe-tempête, il étudiait une carte du Lualaba datant de l’époque d’Elisabethville : vraiment une caricature. Distances, courants, obstacles à prendre en compte… Dès que Michel aurait déniché un bateau, il partirait avec sa bite et sa boussole — et quelques soldats. Cinquante bornes de fleuve : selon l’embarcation, il en aurait pour dix ou quinze heures, sans compter toutes les galères possibles en Afrique, à commencer par un naufrage pur et simple. Évaluant ses chances, il songea à Salvo : qu’avait-il encore trafiqué ? Pourquoi ne répondait-il plus ?
Son Iridium sonna. Erwan ? Loïc.
— On a un témoin, annonça le cadet sans même dire bonjour. Quelqu’un a vu Giovanni le matin du meurtre en train de discuter avec des hommes…
Morvan mit quelques secondes à s’adapter :
— Qu’est-ce que je t’avais dit ? J’ai pas été clair ? Fous ta famille dans l’avion et…
— Tu veux l’info ou non ?
— Accouche, soupira-t-il en éprouvant des difficultés à se concentrer.
— À 9 heures, mardi matin, Giovanni discutait avec deux mecs dans un sous-bois des environs de Signa.
— Des Noirs ?
— Des Blancs. Notre gusse a reconnu l’un d’eux : Giancarlo Balaghino. Un facho mouillé dans des affaires de corruption et…
— Je connais.
Cela n’avait aucun sens : Montefiori n’aurait jamais combiné avec des salopards qui volaient sa propre ville.
— Ton témoin, c’est qui ?
— Le majordome d’un palace de Florence. Il a travaillé vingt ans chez les Montefiori, à Fiesole.
On pouvait croire un homme qui avait bénéficié si longtemps de la confiance du Condottiere.
— Il n’a pas reconnu l’autre ?
— Non. Il a juste parlé d’un blond costaud, la quarantaine. Ils étaient entourés de gardes du corps.
Pourquoi ce conciliabule ? À propos de ventes d’armes ? D’autre chose ? Balaghino avait toujours trempé dans des affaires paramilitaires mais s’il avait voulu se débarrasser de Montefiori, il l’aurait fait plus discrètement — bain d’acide ou béton armé. Et s’il avait voulu jouer au contraire le symbole fort, il aurait utilisé la décapitation, la pendaison ou, autre classique mafieux, le fusil de chasse à canon scié.
— Avec Sofia, on a eu une idée, continuait Loïc sur un ton digne du Club des cinq. Le majordome a relevé l’immat’ d’une des voitures. Une bagnole de location selon lui. Grâce à ses contacts, Sofia pense pouvoir identifier le gars qui l’a louée.
Grégoire ne sut s’il devait rugir ou éclater de rire. Un fils à papa et une comtesse sur les traces d’un arracheur de cœur. Finalement, il y avait surtout de quoi s’inquiéter.
— Je crois que j’ai pas été assez clair, tu…
— Je sais ce que j’ai à faire. On peut être plus efficaces que les flics eux-mêmes.
La connexion n’était pas bonne mais il sentait que Loïc était anormalement remonté. Morvan avait espéré que Sofia lui aurait fait descendre enfin les couilles, il s’était trompé. La mort du Rital allait peut-être jouer ce rôle… Même Loïc, au fond de lui, devait conserver cette pépite noire, dure et incorruptible, qu’on appelle la « volonté » mais qui chez les Morvan n’est que de l’orgueil.
— Rappelle-moi dès que t’as du nouveau, capitula-t-il.
Il avait à peine raccroché que l’Iridium sonna de nouveau. La Touffe.
— J’ai le bateau, patron. Avec un pilote.
— Du sérieux ?
— Extrrrrrrêmmment sérieux !
— Le moteur ?
— Enduro 40 CV.
— L’essence ?
— Faut l’apporter.
— À combien on peut voyager ?
— Trois, barreur inclus.
Michel mentait. En annonçant ce chiffre, il espérait surtout, lui, rester à terre. Morvan ne partirait pas sans Cross, sa force d’appui, ni un pilote expérimenté.
— Combien de temps pour te rejoindre ?
— Si tu pars maintenant, ti s’ras là à 22 heures.
La position de Michel était mémorisée par l’Iridium. Grégoire calcula qu’il pouvait atteindre Lontano avant midi. Si Chepik ne venait pas, il resterait simplement tanqué avec son fils mais au moins, ils seraient deux. Et ils pourraient toujours repartir par le fleuve. Prévoir l’essence en conséquence.
— T’as pu te renseigner sur la situation ?
Alors que tout déplacement était quasiment impossible dans la brousse, les mobiles à carte offraient une version nouvelle du téléphone arabe.
— Ça a été un feu d’artifice, chef. Des tirs de mortier, des lance-missiles. On a jamais vu ça.
— Qui a les armes, le FLHK ?
— Les deux fronts, patron. Les Hutus ont du lourd. Soi-disant du 120 mm. Les Tutsis ont des missiles autoguidés. Présentement, patron, on…
Morvan laissa aller sa pensée. Les trafiquants avaient équipé les deux armées. Plus on est de fous… Si ça continuait, il pouvait dire adieu à son business. Quels que soient les vainqueurs, ils remonteraient le fleuve avec leur armement, attirés par l’odeur du coltan.
— Le bilan ?
— Les FARDC ont massacré les Tutsis.
Il avait posé la question pour la forme — les infos de Michel, qui était un Luba, provenaient du front congolais ; en s’adressant à ceux d’en face, il aurait recueilli le score inverse.
— Les barges sont passées ?
— Le Vintimille s’est arrêté à Lontano. Y en a qui disent qu’il était en panne.
Hasard ou sabotage signé Erwan ? Le môme était capable de tout. Dans tous les cas, il avait atteint son objectif et sauté à terre. Grégoire éprouva un accès de fierté : les Morvan savaient ce qu’ils voulaient.
— Qui commande les FARDC ?
— Y a deux fronts, chef. Les Congolais sont dirigés par le général Étienne Egbakwe, les Interahamwe par Méphisto.
— Faustin Munyaseza ?
— Lui-même.
Cette fois, il avait vraiment envie de hurler : comment ce fantôme du passé pouvait-il, à cet instant précis, se retrouver en première ligne ?
— Des nouvelles de mon fils ?
— J’ai parlé, chef. J’ai posé des questions. Personne est au courant.
Nouvelle question inutile. Erwan était sur la rive tutsie, côté Lontano. Chez les Congolais, la nouvelle de sa présence aurait été relayée comme celle de l’ange Gabriel — ou d’un gibier rare à abattre. Des couilles de Blanc dans le sac à malices d’un chef de guerre, voilà un trophée de première.
— J’ai ta position. J’arrive.
— Oublie pas l’essence.
Il raccrocha et donna des ordres. Au fond, cette croisière nocturne ne lui déplaisait pas. La nuit africaine atteint des sommets d’intensité qui rendent, une fois pour toutes, le reste du monde fade et indifférent.
Il eut une pensée pour Faustin, alias Méphisto : le gamin avait fait du chemin depuis la Cité Radieuse. Le seul à connaître la vérité sur la mort de la douce infirmière. Il n’y avait plus qu’à prier pour qu’Erwan ne se mette pas en tête d’aller à sa recherche pour l’interroger. Grégoire était certain en tout cas qu’il avait cuisiné sœur Hildegarde. La vieille bique avait peut-être vendu la mèche…
Partir sans tarder.
Retrouver son fils.
Et, au besoin, tuer le Hutu.
À 22 heures, le sud-est du 8e arrondissement est une zone morte. La plupart des immeubles sont vides ou habités par des cadors du pouvoir. Les passants sont des plantons, les voitures ne portent plus que des plaques diplomatiques ou les couleurs de la police nationale. Chaque nuit, on referme le couvercle sur le quartier et on attend patiemment le jour, comme s’il régnait un couvre-feu.
Du haut de sa lucarne, Gaëlle faisait figure de vigie. Toute la soirée, fumant à sa fenêtre, elle avait observé les toits de zinc, silencieux et ternes comme des tombes. Une journée à mourir d’ennui. Après son escapade, Audrey et ses anges gardiens s’étaient mis d’accord sur la nouvelle ligne : aucune sortie autorisée, aucun contact, appel ou SMS, qui ne soit aussitôt vérifié.
À midi, Audrey l’avait appelée : rien de neuf. Elle avait promis un point en soirée. Et là, elle venait d’arriver en personne, un kebab bien dégoulinant entre les doigts, son ordinateur sous le bras. Face à l’excitation de Gaëlle, l’OPJ la calma tout de suite : encore chou blanc.
— Katz d’abord. J’ai remis le couvert sur tous les fronts. DCRI, offices centraux, brigades du 36 : personne n’a jamais entendu ce nom, pas un seul flic n’a réagi à son signalement. J’ai vérifié les embrouilles judiciaires où un psychiatre était impliqué, rien non plus. J’ai revu les fichiers de la Sécu, j’ai rappelé le conseil de l’Ordre, les universités : quelques médecins portent ce nom mais pas la moindre connexion avec le nôtre. J’ai utilisé un logiciel de reconnaissance visuelle et passé au crible les portraits de psys appartenant aux différentes associations : que dalle.
— Et son portable ?
Audrey mordit dans son sandwich juteux avant de répondre :
— Pas les réquises nécessaires. J’ai juste obtenu les fadettes des derniers jours parce que j’ai un bon contact chez l’opérateur.
— T’as les enregistrements ?
— Katz n’est pas sur écoute et on n’est pas près de l’y mettre. Pour ça, il nous faudrait une commission rogatoire, c’est-à-dire une plainte et une saisine en route. J’ai vérifié les numéros : sans doute des patients, des histoires de rendez-vous. Les appels ne durent jamais plus d’une minute.
— Sa femme, ses enfants ?
— Rien non plus.
— Et l’appartement rue de la Tour ?
— Il le loue à son nom. Je sais pas comment il s’est démerdé pour la paperasse. En tout cas, l’usurpation est nickel.
— Il n’y avait pas de Katz sur les boîtes aux lettres.
— Il veut rester discret. Ça t’étonne ?
Gaëlle avait l’impression de contempler un mur sans faille ni aspérité.
— Hussenot ?
— Je te confirme tout ce que je t’ai dit ce matin. Il a fini sa carrière à la clinique de Chatou. Il la dirigeait encore quand il s’est planté en voiture avec ses gosses.
Gaëlle avait ruminé ce détail : son père avait séjourné aux Feuillantines, il y avait peut-être connu Hussenot, mais pas question d’appeler le Vieux en Afrique.
— Pas de soucis avec la justice ?
— Niente. J’ai vérifié le bulletin numéro un de son casier judiciaire : aucune condamnation ni même le moindre PV. Hussenot était blanc comme les poches de sa blouse. Le problème avec lui, c’est sa famille.
Elle ouvrit son Mac, tenant toujours son machin dégueulasse de l’autre main. Gaëlle redoutait des taches de graisse sur sa table basse mais ce n’était pas le moment de jouer à la fée du logis.
— Quoi que je fasse, je ne récolte jamais rien sur sa femme et ses mômes. Pas de date de mariage, pas d’actes de naissance pour les enfants. J’ai juste eu un toubib de la clinique de Chatou qui se souvenait qu’Hussenot avait divorcé dans les années 2000, c’est tout. Selon lui, il ne parlait jamais de sa femme mais le gars n’est arrivé que quelques mois avant sa mort. J’ai fait aussi une recherche au Tribunal des affaires familiales sans rien dénicher non plus. Tout se passe comme si on avait bloqué les infos de ce côté-là.
Audrey avait ricané quand Gaëlle avait parlé d’« affaire réservée », mais visiblement l’idée faisait son chemin. Encouragée, celle-ci risqua un de ces scénarios dont elle avait le secret :
— Son épouse a peut-être témoigné dans une affaire criminelle. Elle a bénéficié d’un programme de protection et…
— T’as vu trop de films, ma cocotte. Depuis que j’suis flic, j’ai jamais entendu parler d’un programme de ce type.
— Et l’accident ?
— Casher, si je puis dire. Sa bagnole a fait une sortie de route sur une petite île des Cyclades, Naxos, en août 2006. Les cadavres ont été récupérés puis inhumés à Paris.
Audrey prit une nouvelle bouchée. Ses doigts ruisselaient de graisse. Gaëlle voyait le moment où les gouttes allaient lui descendre dans la manche.
— Qui s’est occupé du caveau ?
— Sais pas.
— Sur les certificats de décès, il doit bien y avoir le nom de la mère, non ?
— Non. Tout s’est passé en Grèce et l’identité du père suffisait. Il était déjà divorcé.
— T’as demandé le rapport de police de l’accident ?
— J’ai contacté l’officier de liaison de Grèce, à Paris. Il s’en occupe. T’as rien à boire ? Une binouse ?
Gaëlle se leva et alla chercher une des bières qu’elle gardait pour Erwan. Elle en profita pour attraper quelques serviettes.
— Tu m’as pas l’air pressée de trouver des infos, déplora-t-elle en disposant les carrés de papier sur la table basse.
Audrey y posa distraitement son sandwich puis s’essuya les doigts comme un mécanicien à l’heure de la pause.
— Tu comprends le français ? En l’absence de motifs d’inculpation, on ne peut rien faire de plus.
— Je vais porter plainte contre Katz pour exercice illégal de la médecine.
Audrey coinça la capsule de la bouteille contre l’angle de la table et la fit sauter d’un coup de paume, entamant le bord du plateau de bois. Elle le fait exprès. La fliquette but une goulée mousseuse puis rota. Elle ne daigna même pas relever la proposition. Gaëlle n’avait pas besoin de sous-titres. Comme plaignante, elle n’avait pas vraiment le profil : internements à répétition, santé psychique fragile… Par ailleurs, l’OPJ voulait coincer Éric Katz sur l’Homme-Clou et non sur une quelconque pratique illégale de la psychiatrie.
Mais la principale objection était ailleurs : les seules preuves qui reliaient Katz au tueur sorcier — coupures de presse soigneusement collectionnées, dossier de patient au nom d’Anne Simoni, coordonnées des victimes notées avant leur assassinat — avaient été obtenues lors d’une perquise sauvage avec effraction. Mieux valait les oublier si les deux Fantômette ne voulaient pas se retrouver inculpées.
— Je peux le revoir et me débrouiller pour collecter des échantillons d’ADN.
— Vraiment, ma p’tite, je le répète : tu regardes trop de films.
— Grâce à ces fragments, insista Gaëlle, on pourrait l’identifier.
— À condition qu’il soit fiché dans le FNAEG. Ce dont je doute fort.
— Cet homme a changé d’identité, y a bien une raison.
Audrey se leva, s’essuyant encore les doigts avant de refermer son Mac.
— J’y vais. Essaie de dormir.
Gaëlle se redressa d’un bond :
— C’est tout ? On en reste là ?
— Je continue la gamme demain. Pendant ce temps, tu ne sors pas, tu n’appelles personne.
À l’idée de passer une nouvelle journée entre ces murs, Gaëlle fut prise d’une bouffée d’angoisse.
— Et s’il avait menti ? improvisa-t-elle.
— On sait qu’il ment sur toute la ligne.
— Je te parle de Hussenot. S’il n’était pas mort dans l’accident en Grèce ? Il aurait fait signer un faux certificat de décès par un médecin marron. Il aurait rapporté les corps de ses enfants et un cercueil vide pour lui.
Audrey éclata de rire. Gaëlle eut l’impression qu’on la giflait.
— Écoute-moi ! cria-t-elle. Il revient en France, change de nom et reprend un cabinet.
— On a vu ses photos : physiquement, Katz n’a rien à voir avec Hussenot.
— Et la chirurgie esthétique ?
— Va faire dodo, conseilla Audrey. Je t’appelle demain.
— Il a la clé du caveau !
La fliquette se dirigea vers la porte mais Gaëlle lui barra le chemin :
— Toi et moi, on y va maintenant.
— Où ?
— Au cimetière des Lilas. On force le mausolée. Un des cercueils est vide, j’en suis certaine.
— T’es vraiment givrée. Laisse-moi passer.
Gaëlle ne bougea pas :
— Avec Erwan, on serait déjà en route.
Audrey fit passer la sangle de sa gibecière au-dessus de sa tête et capitula :
— Tu fais vraiment chier. Mets un jean au lieu de tes trucs ras la touffe, ça caille dehors.
La nuit italienne.
Pour Loïc, elle n’était pas chargée de souvenirs. Au contraire, c’était chaque fois un nouvel émerveillement, vierge de toute mémoire. Ce soir encore, le miracle survenait. Assis sur le balcon de sa chambre, il percevait tout : frémissement des cyprès, parfum des genévriers, de la lavande, des oliviers, mille sons de la nature, quand l’obscurité se mettait à racler, grincer, siffler — même la tiédeur du jour, il la sentait s’attarder sur la margelle de la piscine. Il avait beau n’être qu’un défoncé en manque, obsédé par sa course contre les jours, un affamé à qui il manquait dix kilos, il dérivait maintenant, immobile, dans cet immense courant bruissant et parfumé — sans doute aussi anesthésié par la rasade de médocs qu’il s’était envoyée avant le dîner.
Ils avaient contacté les agences de location, à la recherche du modèle Fiat Marea blanc que Marcello avait décrit. Les loueurs n’avaient même pas eu besoin de vérifier : le modèle ne se faisait plus depuis la fin des années 2000, pas question de proposer une telle brouette à leurs clients. Loïc et Sofia avaient fini sur cette amère conclusion : n’est pas flic qui veut et leurs limites, même pour la reine de Florence, étaient atteintes. Sans doute les marchands d’armes avaient-ils emprunté un véhicule aux sociétés de Balaghino. Basta così.
Ils s’étaient pourtant promis de repartir faire le tour des palaces, dès le lendemain matin, armés de ce nouveau profil : le costaud blond qui accompagnait le mafieux — mais ils n’avaient ni photo ni trait distinctif. Et les hôtels chics regorgeaient d’hommes d’affaires de quarante ans qui pouvaient répondre à ce signalement. Ils avaient décidé, s’ils ne trouvaient rien, de repartir le soir même à Paris.
— Tu dors ?
Sofia se tenait sur le seuil de sa chambre. Toujours cette manie d’entrer sans frapper. Sa première idée le terrifia : elle venait faire l’amour. La deuxième ne valait guère mieux : elle voulait faire la paix. Il ne pouvait plus goûter la moindre intimité avec elle. Leurs engueulades, leur séparation, leur guerre pour les enfants avaient ruiné toute tendresse, toute complicité. La seule chose qu’ils pouvaient partager, c’était l’amour qu’ils vouaient à Milla et Lorenzo, en veillant à rester l’un l’autre à bonne distance, comme pour un duel.
En fait, depuis la mort de Montefiori, même leur haine réciproque retombait pour laisser place à un vide qui avait un certain charme. Le renoncement du bouddhiste ? L’ataraxie des philosophes grecs ? Ils n’éprouvaient plus rien l’un auprès de l’autre et c’était peut-être la seule chose durable que l’avenir leur réservait.
— J’ai réfléchi à la Marea, dit-elle en s’asseyant à ses côtés et en coinçant ses pieds entre les colonnades du parapet.
Elle alluma une cigarette avec lenteur. Loïc fut soulagé : seulement une petite conversation d’enquêteurs.
— Cette Marea n’a pas été louée et elle n’appartient pas non plus à Balaghino.
— Qu’est-ce que t’en sais ?
— Chacun est venu au rendez-vous par ses propres moyens : mon père, Balaghino, l’inconnu.
— Et alors ?
L’odeur du tabac se mêlait aux essences de l’ombre. Il songea aux relents amers d’un feu de campagne, planant à fleur de plaine. Cette crispation de l’air calciné lui procurait toujours une jouissance étrange. Le parfum de la mort…
— C’est son hôtel qui a dû lui prêter la Marea. Un véhicule de courtoisie. On propose parfois ce service à Florence pour dépanner les clients. Demain matin, on se refait la tournée des palaces pour vérifier.
Il y eut un silence, scandé par le cri des crapauds. Un son grave, discordant et lugubre. Loïc redoutait maintenant que Sofia ait l’idée d’évoquer leurs souvenirs dans cette grande villa ou, pire encore, tente un geste affectueux. Une autre option, tout aussi pénible, aurait été qu’elle l’interroge sur son sevrage avec un ton compatissant.
Comme à son habitude, elle prononça la dernière phrase qu’il aurait pu prévoir :
— J’ai couché avec ton frère.
Il sursauta et la regarda enfin. Profil impassible, parfait, dessiné d’un seul geste. Et ces putains d’yeux asiatiques qui lui donnaient en toutes circonstances un air ambigu, à la fois voilé et acéré.
Tout de suite, il intégra le fait : son frère macho avait toujours craqué pour la belle-sœur inaccessible. Elle incarnait tout ce qu’il n’avait pas : noblesse, raffinement, snobisme. Mais Sofia, qu’est-ce qui pouvait lui plaire chez ce flic brutal ? Au fond, Loïc ignorait ce qu’elle aimait, vraiment.
— Quand ? demanda-t-il comme tous les cocus de la terre.
— En septembre dernier.
— En pleine histoire de l’Homme-Clou ?
Son silence fut une confirmation.
— Ça dure encore ?
— Non.
— C’est plié ou vous réfléchissez ?
Elle rit à voix basse. Manière de dire qu’elle ne possédait pas la réponse elle-même. Pour Loïc, aucun commentaire à faire. Ils étaient séparés, Sofia était libre, et il n’éprouvait rien à son sujet qui puisse se rapprocher d’une quelconque jalousie. Après tout, il préférait imaginer son ex entre les bras de son frangin qu’avec un de ces quadras brillants et bruyants de la jet-set italienne. Il pensait surtout à ses enfants. Si les choses prenaient une tournure sérieuse, Milla et Lorenzo verraient simplement plus souvent leur oncle, toujours maladroit avec eux mais bienveillant.
Surtout, Erwan représentait une présence solide, familière — tout ce qu’il n’était pas, lui. Au nom de ses enfants, Loïc était prêt à passer le relais. L’idée même de cette liaison le rassurait comme il avait toujours été réconforté de savoir Erwan auprès de Gaëlle, à surveiller ses frasques, à la protéger, quand lui-même était occupé à se défoncer au fond d’un squat ou à vendre son cul dans l’espoir de choper le sida.
Soudain, il comprit ce qu’il éprouvait vraiment et cela lui donna envie de vomir. Son frère était monté à bord, il pouvait donc se jeter à l’eau.
Mourir enfin.
Il y avait longtemps qu’elle n’avait pas passé une aussi bonne soirée.
Tout l’excitait dans cette virée nocturne. L’escapade incognito, aux côtés de cette nana habillée chez Emmaüs. La banlieue déserte qui évoquait une fourmilière coulée dans du béton. Les rues qu’elle avait sillonnées le matin même en taxi, aux trousses de Katz, et qui lui donnaient un coup d’avance sur Audrey. Même la voiture de la fliquette, une Hyundai déglinguée puant le McDo, possédait à ses yeux un certain exotisme. Seul bémol, ses cerbères leur collaient toujours au train mais après tout, elles pouvaient avoir besoin de renfort.
Sa propre tenue avait aussi valeur d’évènement : un survêtement noir qu’elle n’utilisait que pour ses séances de gym. Elle était Irma Vep, l’héroïne des Vampires de Louis Feuillade qui se glisse dans les maisons pour y jeter la mort et le chaos.
Et maintenant, le cimetière.
Elles dépassèrent le portail et se garèrent plus loin. Elles revinrent sur leurs pas et escaladèrent la grille sans difficulté, ignorant leurs anges gardiens qui les observaient, médusés. En quelques secondes, elles furent de l’autre côté, plongeant dans un grand bassin de pierre et de silence.
— Par là, chuchota Gaëlle.
Dans la nuit, l’uniformité du cimetière s’accentuait. Des centaines de tombes, de la même couleur morne, presque identiques. Une cité-dortoir définitive.
— Ça t’amuse tout ça, hein ? demanda Audrey avec une nuance d’agacement.
— Pas toi ?
L’OPJ ne répondit pas. Enfin, elles parvinrent près du caveau des Hussenot et enfilèrent des gants de chirurgien. Le bâtiment parut à Gaëlle plus imposant que le matin même — et surtout plus lugubre.
La porte en fer forgé, tout droit sortie d’un péplum, était ponctuée de gros rivets noirs. Audrey ouvrit sa gibecière. À l’intérieur, un fatras d’outillage que la frêle trentenaire avait porté jusqu’ici sans broncher.
— Mate s’il y a pas un gardien ou quelqu’un qui arrive.
Gaëlle s’exécuta, scrutant les allées, les zones d’ombre entre les croix. La forêt minérale lui renvoyait un regard glacé et indifférent. Pendant ce temps, Audrey tripotait la serrure en jurant à voix basse. À mesure qu’elle s’énervait, elle prenait de moins en moins de précautions, balançant le matériel inutile au fond du sac, produisant des kling et des klong tonitruants. Gaëlle avait l’impression que ces bruits retentissaient jusqu’au périph.
Enfin, l’OPJ émit un souffle rauque et la porte s’ouvrit — Gaëlle se dit qu’elle devait pousser le même genre de soupirs en plein orgasme. À l’intérieur, après quelques marches, une antichambre donnait accès à une grille aux motifs singuliers — silhouettes et symboles évoquaient des hiéroglyphes égyptiens. Les fleurs du matin trônaient devant, encore éclatantes. Gaëlle revit la silhouette de Katz portant son bouquet. Il planait sur cette histoire une odeur de mystère intense, aux confins de la folie.
La grille était verrouillée. Audrey fit de nouveau jouer ses outils. Gaëlle s’était emparée d’une torche et cherchait à apercevoir la salle funéraire entre les contours de fer forgé.
— Éclaire-moi, merde ! aboya Audrey.
Gaëlle concentra son faisceau sur la serrure. Bientôt un clac retentit. Les gonds ne grincèrent pas et elle en fut presque étonnée, tant les clichés étaient ici à l’œuvre. Elles s’avancèrent et découvrirent les trois cercueils — les deux petits de part et d’autre du grand, posés sur des tréteaux. Elles échangèrent un regard. Pourquoi n’étaient-ils pas inhumés sous une dalle ?
Un prie-dieu, installé en face, suggérait des heures de recueillement, un abîme de tristesse solitaire, les marques des genoux sur le velours de l’assise en guise de confirmation.
Gaëlle essayait de ne pas trop faire trembler sa lampe. En s’approchant, elle nota que les cercueils n’étaient pas en bois mais plutôt dans un matériau mat — de la pierre non polie. Sur une étagère, trois urnes s’alignaient, noires, reproduisant à leur échelle la différence de taille des bières. Glaçant. Pourtant, Gaëlle posa la main sur le cercueil le plus imposant. Première surprise : il était bien en bois mais enduit d’une peinture sombre. Deuxième choc : le couvercle bougeait.
— Putain, siffla-t-elle du bout des lèvres, il est pas fermé.
Sans réfléchir, elle coinça sa lampe entre ses dents puis poussa la partie supérieure : il y avait bien un corps dans le cercueil mais entièrement entouré de bandelettes grises. Cela semblait si cinglé qu’elle recula, récupérant sa torche entre ses doigts d’un geste réflexe. Le temps qu’elle l’oriente à nouveau, elle contemplait, incrédule, une véritable momie évoquant celles du musée du Louvre. Mêmes bandes noircies, mêmes reliefs compressés suggérant un corps étouffé, entravé, qu’on aurait empêché de grandir.
Les deux femmes restaient immobiles. La singularité de la découverte, l’atmosphère sacrée du sanctuaire, l’aspect menaçant de la dépouille, tout les sidérait. Passé l’effet de surprise, Gaëlle revint à sa première idée : ce n’était pas Philippe Hussenot là-dessous. Sans hésiter, elle se mit à palper le visage. Une bandelette se défit à hauteur des tempes : elle la saisit et la déroula. Elle devinait, de l’autre côté du cercueil, l’effarement d’Audrey — mais pas un mot ni un geste pour l’en empêcher : elle aussi voulait savoir.
Gaëlle dénuda le front — plutôt une surface grise, lustrée par le contact des bandes — puis les yeux : deux orbites creusées d’ombre, au fond desquelles les paupières étaient cousues. Elle se pencha et obtint confirmation de ce qu’elle pressentait : on avait ôté les globes oculaires. Aussi froide que la momie elle-même, elle continua à dévoiler la figure. Parvenue au menton, elle dut se rendre à l’évidence : c’était bien l’homme de la photo. Philippe Hussenot reposait là, dans une version verdâtre et racornie. Qui lui avait infligé un tel traitement ? Katz ? L’ex-épouse ? Un autre membre de la famille ?
Elle leva les yeux vers les trois jarres posées sur la planche surélevée. Quand elle les avait aperçues, elle avait songé à des cendres. C’étaient en fait les organes qu’elles contenaient. Les anciens Égyptiens plaçaient les viscères des corps embaumés dans des vases appelés « canopes ». Elle se rappela d’autres détails (elle avait eu, adolescente, sa période « pharaons ») : comment les embaumeurs prélevaient le cerveau du disparu par les narines à l’aide d’un crochet, comment ils nettoyaient l’abdomen vidé avec du vin de palme, avant de le remplir de myrrhe broyée, de cannelle, d’autres aromates…
Elle se recula. Sa conviction était faite. Tout ce cirque était l’œuvre de Katz. Elle l’imaginait affublé d’un masque d’Anubis, une tête de chien noir aux hautes oreilles, comme les thanatopracteurs de l’époque, en train de tremper ses bandelettes dans de la gomme avant d’enserrer les corps des disparus.
Pourquoi avait-il fait ça ?
Quel était son lien avec Hussenot ?
Éclairées par en dessous par la lampe d’Audrey, les deux femmes échangèrent un regard. Sans un mot, elles se comprirent. Elles ne pouvaient quitter les lieux sans vérifier aussi les sarcophages des enfants.
Quand le soleil se leva, Erwan était un autre homme.
Recroquevillé au fond d’une souche pourrie, recouvert de feuilles, il ne sentait plus les piqûres de moustiques ni les insectes qui grouillaient au fond de son froc. Enveloppé dans sa cape de pluie — indispensable en Afrique —, il n’était plus qu’un élément parmi d’autres du bourbier.
Quand il avait compris que le Vintimille était bel et bien reparti, il avait repris sa course, mettant le plus de distance possible entre les Tutsis et lui, cherchant un coin abrité pour lécher ses plaies. Il ne pensait plus, n’espérait plus : il agissait en mode reptilien, survivre, et c’est tout. Il avait progressé ainsi plus d’une heure avant de se réfugier au fond d’un tronc parmi les racines et les roseaux, fermant la cavité avec des branches. Les coups de feu, les explosions, les cadavres, les vibrations de peur et de mort, tout ça circulait, crépitait toujours dans ses membres à la manière de décharges électriques. Il s’était blotti en attendant, simplement, que ces résonances s’atténuent et que son cerveau, enfin, fonctionne à nouveau.
Durant plusieurs heures, il n’avait plus bougé d’un millimètre, redoutant qu’on vienne le déloger de son trou. Il espérait se fondre dans le décor mais au contraire, c’est la jungle lacustre qui s’était fondue en lui. Elle l’avait imprégné, absorbé, dissous. Il était devenu sécrétions, limon, pourriture, alors même que son esprit retrouvait une certaine autonomie.
Au milieu de la nuit, une fois sûr que plus rien d’humain ne l’entourait, il avait enfin envisagé sa situation. Il devait trouver coûte que coûte une solution pour s’extraire de la zone de conflit. Mais avant cela, dénicher une pirogue pour traverser le fleuve et rencontrer Faustin, alias Méphisto, l’ancien veilleur de nuit de la Cité Radieuse. Pas question de quitter les lieux avant d’avoir obtenu les dernières réponses.
Il avait tenté d’appeler son père, aucune connexion. Puis il avait eu une inspiration : Danny Pontoizau, le commandant canadien de la MONUSCO qui l’avait reçu pour l’avertir qu’en aucun cas — « sacrament ! » —, il ne devait se rendre dans le Haut-Katanga. Erwan avait réussi à le joindre aux environs de minuit. L’accueil n’avait été que vociférations, rugissements, insultes québécoises. Quand l’officier s’était enfin calmé, Erwan avait pu décrire sa situation.
— Ça barde, là-bas ? avait demandé Pontoizau.
Le monde à l’envers. C’était Erwan, le civil, le blanc-bec, qui lui avait raconté le carnage. L’annonce de la reprise des combats n’était pas une bonne nouvelle pour l’officier.
— Les armes ?
Erwan avait évoqué l’arsenal qu’il avait vu (ou senti) : mortiers, lance-missiles Javelin, RPG, fusils automatiques — dont des MK12. Pontoizau l’avait aussi interrogé sur le FHLK et l’état de ses effectifs après l’affrontement. Réponse au jugé. Le silence au bout de la connexion en disait long : le Québécois était sonné. Erwan en avait profité pour revenir sur son cas : il ne pourrait tenir que quelques heures.
— Je veux dire : vivant.
— Bin fait pour ta gueule, tabarnak !
— C’est votre devoir de…
— Devoir, mon cul ! T’es ben cute avec tes conneries mais tu crisses qu’j’ai qu’ça à faire, là ?
Nouvelle diatribe. Le militaire gueulait si fort qu’Erwan craignait que ces vociférations ne le fassent repérer.
Puis, au moment où il n’y croyait plus, Pontoizau avait lâché la phrase magique :
— Tu bouges plus, on arrive.
— Vous voulez mes coordonnées ?
— J’les ai : ton Iridium indique ta position.
Surprise. Ainsi son père, depuis le départ, savait exactement où il se trouvait. Encore un excès de naïveté : le Vieux l’avait toujours surveillé. Un peu tard pour s’offusquer. Au contraire : il pouvait traverser le fleuve et passer en zone hutue, Pontoizau le localiserait où qu’il soit.
Moyennant encore quelques injures, l’onusien lui avait promis de ses nouvelles dans la matinée. À une heure du matin, croupissant toujours dans sa poche de boue, Erwan avait resserré les feuillages qui lui servaient de toit et s’était risqué à allumer sa lampe frontale. Il était temps de passer au deuxième acte : le dossier sur les origines de Morvan.
Voilà pourquoi, six heures plus tard, Erwan était un autre homme.
Il savait enfin qui était son père.
Début 71, le psychiatre Michel de Perneke avait lancé des recherches en France à propos du patient qui l’intriguait tant. Il avait dû payer un détective, solliciter un collègue psychiatre ou encore rameuter une équipe d’étudiants — toujours est-il que l’enquête était exhaustive. Rapports de police, coupures de presse, témoignages, fiches d’état-civil, bilans d’experts : le dossier contenait de quoi retracer en détail l’enfance terrifiante de Grégoire Morvan.
Tout avait commencé avec la Seconde Guerre mondiale. Non pas la guerre avortée que la France avait (mal) menée contre l’Allemagne, ni le Débarquement, ni même la lutte souterraine de la Résistance. Juste la période morne, sans histoire et pour ainsi dire banale de l’Occupation. Marché noir et uniformes verts, collaboration et compromis. On est à Champeneaux, en Picardie, près de Noyon : sept mille habitants à l’époque. Rien à signaler sinon que le village est occupé dès 1940, après l’enfoncement de la ligne Weygand. Durant quatre années, on y subit le joug allemand (Compiègne, situé à trente kilomètres, est le premier siège du haut commandement allemand) et on s’entend bien avec l’ennemi, l’administration marchant au pas, l’agriculture engraissant les Chleuhs, les habitants faisant allégeance à l’envahisseur. À la Libération, c’est la liesse générale. On a raté la guerre, on ne ratera pas la paix. Ceux qui ont courbé l’échine se découvrent des réserves insoupçonnées de patriotisme — et d’esprit revanchard. Ainsi, Champeneaux détient le triste record par habitant de femmes tondues, celles qui ont « couché avec les Boches ».
Parmi elles, Jacqueline Morvan, vingt-deux ans, secrétaire au bureau d’état-major de la Wehrmacht de Noyon. Dès la Libération, on l’arrête pour « complicité avec l’ennemi » et « collaboration horizontale », comme on dit alors. En septembre 44, on la sort de sa cellule pour la juger sous le préau de l’école. Le public est déchaîné. On la déshabille, on la tond. Des hommes lui gravent au couteau sur le front une croix gammée puis un groupe particulièrement remonté (femmes comprises) l’emmène à la sortie de la ville pour la lapider. Quand la malheureuse n’est plus qu’une plaie à vif, les gars lui pissent dessus et la laissent pour morte, au bord de la route.
Son crime : la jeune dactylo a entretenu une relation amoureuse durant deux années avec l’officier Hans Jurgen Herhoffer — écrivain de son état, capitaine attaché à l’économat de la Wehrmacht, dirigeant les services de ravitaillement des troupes allemandes en Picardie. Autant dire un Fritz parmi d’autres, ni pire ni meilleur, mais Jacqueline, durant ses années d’idylle, a mangé à sa faim.
Au printemps 44, Herhoffer est envoyé sur le front russe — on n’entend plus jamais parler de lui. Quelques mois plus tard, Jacqueline paie son péché au prix fort mais ne meurt pas. Elle se traîne jusqu’à la longère héritée de ses parents. L’histoire ne dit pas comment elle se soigne et se nourrit mais dès qu’elle est capable de se mouvoir, elle condamne les portes et les fenêtres de sa maison et s’y enferme.
Le temps passe. Pris de remords, les habitants de Champeneaux lui donnent chaque semaine de la nourriture, des vêtements, des cigarettes, du bois pour se chauffer, les faisant passer par un coin de fenêtre que Jacqueline accepte d’ouvrir pour récupérer son ravitaillement. Personne ne la voit. Personne ne lui parle. Elle est le secret du village. Un sujet de honte et de contrition. En la nourrissant, les villageois espèrent expier leur faute.
On s’habitue à sa présence. On en parle comme d’une clocharde, d’une marginale, d’un monstre. Sa longère est située dans un repli de forêt que tout le monde évite — en 47, on construit même une autre route pour s’en écarter plus encore. Parfois, au coin du feu, on raconte les anecdotes les plus tordues sur son compte. On dit qu’elle a perdu la raison, qu’elle continue de se raser la tête, qu’elle se scarifie le corps avec un couteau-serpette que son Fritz lui avait offert. On raconte qu’on peut l’entendre délirer, au fond de son antre, qu’elle chante en allemand, qu’elle rit, qu’elle pleure, qu’elle hurle.
Surtout, on dit qu’elle a un enfant.
La rumeur est née dès 45 : enceinte de son Boche, Jacqueline aurait accouché, seule, dans sa porcherie — les odeurs qui se dégagent de la maison sont pestilentielles. Certains évoquent des cris de bébé, d’autres une silhouette furtive, à l’aube, tournant autour de la bâtisse. On prétend aussi qu’elle demande des vêtements de petit garçon.
Le problème Morvan s’aggrave avec les années. À chaque conseil régional, la question de Jackie — tout le monde continue à l’appeler comme à l’époque où on lui léchait les galoches pour avoir du beurre et des produits frais — est à l’ordre du jour : faut-il pénétrer dans la baraque ? Faut-il alerter les services sociaux ? Les forces de l’ordre ?
La municipalité se décide enfin à agir… en 1952. Les gendarmes enfoncent la porte et découvrent un monceau d’ordures. La maison est entièrement remplie de détritus. Dans une pièce, un garçon muet, à peine vêtu, se tient près de sa mère morte depuis plusieurs semaines. Le corps de Jacqueline est boursouflé, verdâtre, scarifié de croix gammées. Celui de l’enfant, squelettique, couvert de croûtes et de cicatrices. Cette fois, Champeneaux ne parvient pas à étouffer le scandale. Les médias régionaux déboulent. On prend des photos. On écrit des articles.
C’était sans doute la partie de la documentation la plus pénible pour Erwan : des articles de presse jaunis, la une du journal de faits divers Qui ? Détective. Toute la nuit, il était revenu sur ces clichés : la dépouille de la mère, le garçon enveloppé dans une couverture, l’intérieur répugnant de la baraque. Se forçant à regarder ces images à la lueur de sa lampe frontale, il avait dû se persuader que ce cadavre décomposé était celui de sa grand-mère, que cet enfant sauvage, dont on apercevait seulement sous la couverture les yeux hallucinés, était Grégoire Morvan, le Padre.
Le ou les limiers de De Perneke avaient mis la main sur des comptes rendus des services sociaux, des bilans psychiatriques. On pouvait ainsi retracer les premières années de celui qui ne s’appelait pas encore Grégoire — lui-même ne se connaissait qu’un nom, donné par sa mère, Kleiner Bastard, le « petit salaud », le « petit bâtard » en allemand.
Au fil des séances avec les médecins, le gamin traumatisé met du temps à s’exprimer, dans un sabir franco-allemand. Au compte-gouttes, il livre des détails : sa mère errant dans son éternelle robe de chambre crasseuse, sa tête tondue (elle continuait à se raser avant d’obliger le gamin à le faire), sa croix gammée sur le front, croûtée, infectée, leur existence d’animaux parmi les excréments.
Jacqueline vivait dans un autre monde — un délire de vengeance contre les villageois, d’amour fou pour son Boche, d’exécration pour l’enfant qu’elle torturait mais qu’elle assimilait aussi, parfois, à son amant. On devinait, entre les mots, qu’elle l’abusait sexuellement. Certains passages des sessions étaient intolérables : comment elle le brûlait avec sa cigarette, l’entaillait, le poursuivait parmi les ordures, au fond de cette maison glacée, pour « lui faire des choses ».
L’enfant est placé sous tutelle de l’État. Les documents ne disaient pas pourquoi on l’avait appelé Grégoire. Après des mois dans un institut pédo-psychiatrique, il intègre un orphelinat près de Soissons, puis un foyer à Beauvais, avant une famille d’accueil en banlieue parisienne. Le classeur contenait quelques traces de ces années d’intégration : Grégoire s’adapte mais ne rattrape jamais son retard scolaire.
Erwan imaginait ce que pouvait être le cerveau d’un gamin qui avait enduré de telles épreuves : traumatismes, fêlures, frustrations qui ne demandaient qu’à s’exprimer dans la violence et la folie. D’ailleurs, des notes d’établissements scolaires signalaient des problèmes — vols, bagarres, injures.
Finalement, après son certificat d’études, Grégoire fait son service militaire et devient gardien de la paix — à l’époque, on dit encore « sergent de ville ». Il s’achète une conduite. Avec l’uniforme et la discipline, il revient à la normalité, du moins en apparence.
Erwan mesurait à quel point, toute sa vie, le Vieux avait menti, s’inventant des origines bretonnes, le réconfort d’une lignée, lui, le petit bâtard, l’enfant de la souillure et de la trahison. Un autre fait ajoutait à son trouble : avant lui, de Perneke avait lu ces pages et les avait criblées de notes, soulignant certains passages, ajoutant des commentaires dans la marge. Le psychiatre avait été fasciné par ce cas d’école : il avait fait de Grégoire, jeune flic perdu sous les tropiques, son cobaye, son sujet d’étude — et d’expériences.
La suite du dossier offrait moins d’intérêt aux yeux d’Erwan : il retrouvait le père qu’il avait toujours connu. L’apprenti barbouze, avide de pouvoir, prompt à utiliser les informations qu’il récoltait à droite comme à gauche. Des rapports de la DST et des RG montraient que le jeune révolutionnaire, en mai 68, avait déjà joué les agents triples entre trotskistes, SAC et flics socialistes, avant de se prendre les pieds dans ses propres rôles — sous amphètes, il s’était rué sur des militants fachos alors même qu’il combattait aux côtés de ses vrais-faux collègues du SAC. Il avait évité de justesse son renvoi de la police — grâce à des infos collectées lors d’une opération de la police parallèle — avant d’être envoyé en exil au Gabon pour former la garde rapprochée d’Omar Bongo. Le Morvan légendaire, chasseur de tueurs et barbouzard, était né.
Jusqu’à l’aube, Erwan avait ruminé ces informations, revenant toujours aux origines, au Kleiner Bastard des premières années. Pour l’instant, il n’envisageait pas les implications de sa découverte mais ses conclusions seraient bouleversantes : une nouvelle manière de considérer son père, le monstre, le bourreau de sa mère, le salopard en chef…
Il en était là de ses réflexions quand son téléphone vibra. Il mit plusieurs secondes à capter cette sensation — en position fœtale, son corps ankylosé avait perdu toute sensibilité — puis, avec lenteur, il sortit l’appareil de son sac trempé et considéra l’écran : son père.
Il allait décrocher quand il réalisa deux faits.
Le premier, le soleil était là.
Le deuxième, il pleurait à chaudes larmes.
Toute la nuit, Morvan avait descendu le fleuve sur sa pirogue à moteur aux côtés de Cross et d’un pilote taciturne — on aurait facilement pu l’oublier s’il n’avait su déjouer tous les pièges des courants et des rapides. Aux environs de 3 heures, Grégoire s’était aperçu que son fils avait essayé de le contacter — et il l’avait manqué ! Il l’avait rappelé, en vain, jusqu’à l’aube. Enfin, Erwan venait de répondre.
— Comment ça se passe ? attaqua Grégoire sans préambule.
— C’est chaud. Ça a pété de partout.
— On a entendu les tirs.
— C’est fini maintenant.
— Jusqu’au prochain épisode. Où est Salvo ?
— Tu connais Salvo ?
— Qu’est-ce que tu crois ? Que j’allais te laisser partir tout nu ?
Il y eut un blanc, comme si Erwan, à l’autre bout de la connexion, mesurait à quel point il s’était fait avoir. Pas de regret sur ce point — il faut toujours veiller sur les siens. D’ailleurs, lui aussi s’était fait enfumer par le Banyamulenge.
— Il a disparu. Avec une valise pleine de fric…
— Pour qui ?
— Esprit des Morts.
Aucune surprise : Salvo, en sa qualité de semi-Congolais et de semi-Tutsi, avait toujours été un messager, un go-between entre ces peuples qui se haïssaient. Il avait fait d’une pierre trois coups : après avoir pris le pognon de Morvan pour accompagner son fils, celui d’Erwan pour l’aider dans son enquête, il avait rejoint Lontano pour livrer l’argent d’un quelconque trafic et prendre sa com’. On pouvait ajouter un quatrième coup à sa partie puisqu’il s’était évaporé avec le pactole.
Erwan confirma — sa voix était à la fois haletante et épuisée :
— Je sais pas ce que ce connard cherchait… Faire toute cette route avec moi pour finalement disparaître au dernier moment. Il aurait tout aussi bien pu prendre un avion avec sa valise pour l’Europe.
Morvan, lui, devina son plan : la mort d’Erwan lui aurait servi d’écran de fumée pour disparaître — rien de mieux que le décès d’un Français pour détourner les regards. Quant aux Tutsis, ils auraient été forcés de passer ce fric en profits et pertes. Putain de nègres… L’Art de la confusion restait à écrire, par un Sun Tzu africain.
— Le Vintimille ?
— Il n’a pas attendu.
Morvan rit avec férocité :
— Eh bien ma poule, t’as de la chance que je sois en route pour te récupérer.
— Quoi ?
— Tu crois que je vais te laisser te faire bouffer par ces sauvages ?
— Épargne-toi cette peine. J’ai appelé Pontoizau, le chef d’état-major de la MONUSCO à Lubumbashi. On va m’exfiltrer dans quelques heures.
Pas si bête : dans la jungle katangaise, l’ONU, malgré le fait qu’on leur donnait des millions pour ne pas bouger, était la seule entité à qui on pouvait se fier. Morvan n’avait vu qu’une seule fois le Québécois : un gars taillé comme un coffre-fort avec une tête de riz au lait, parlant un charabia incompréhensible. Aucun moyen de savoir ce qu’il valait : on jugerait sur pièces.
Tout en réfléchissant, il admirait le paysage. Le hors-bord fendait les flots, dessinant deux ailes d’écume dorées de part et d’autre de l’étrave. Toute la nuit, il avait attendu ce moment : le lever du jour. La brousse, à perte de vue, crépitant dans une pulvérulence féerique.
— À quelle heure vont-ils débouler ?
— Dans la matinée. En hélico. Ils doivent m’appeler.
Pontoizau ne prendrait pas un Puma — trop lourd, trop bruyant —, ni un Apache ou un Tigre — trop agressifs. Plutôt un Dauphin qui donnerait à sa mission des allures de sauvetage en mer. Dans tous les cas, cela faisait cher pour un petit con qui s’était fourvoyé en zone de guerre. Sans compter qu’un allumé du RPG pouvait les prendre pour cible — sur le sol katangais, toutes les humeurs étaient possibles.
— Où es-tu planqué exactement ?
— Dans une souche.
Morvan s’esclaffa — ne jamais bouder son plaisir face à la dérision africaine.
— Tu bouges plus. Je serai à Lontano en milieu de matinée.
— Papa, j’apprécie ton effort mais tu peux retourner d’où tu viens.
— Je crois pas que tu sois en position de discuter.
— Je te dis que Pontoizau…
— On sera pas trop de deux pour te torcher le cul. Tu restes où t’es et tu m’attends tranquillement.
— Non. J’ai encore quelqu’un à voir sur l’autre rive.
Faustin Munyaseza.
— Tu serais un chien, y a longtemps qu’on t’aurait piqué. Quand tu vas t’arrêter, nom de dieu ? Tu crois que tu peux jouer au petit Maigret, vent du cul dans la plaine, pendant que les obus sifflent de partout ? Que des hélicoptères à plusieurs millions d’euros pièce se déplacent pour toi et que ton pauvre père vogue dans ta direction sur sa pirogue de merde ?
Erwan rit à son tour : le contraste entre les moyens de la MONUSCO et ceux de son père paraissait l’amuser.
— Encore une fois, j’apprécie ta volonté de…
— Qui est ton témoin ? demanda Grégoire pour la forme.
— Méphisto, le chef des Interahamwe. Je pense que le nom te dit quelque chose.
— Tu crois que tu vas en tirer quelque chose ? fit-il sans relever.
— Ça vaut le coup d’essayer.
— Comment tu comptes le trouver ?
— Je suivrai les cadavres.
— Et pour traverser le fleuve ?
Erwan ne répondit pas, réalisant sans doute l’absurdité de sa situation. Mais Morvan ne misait pas trop sur cette dernière difficulté : cette tête de bois allait encore se démerder.
— Je te conseille de rester planté dans ta souche, insista-t-il. Ne force pas ta chance. T’es déjà largement hors forfait.
Soudain, la pirogue ralentit. Ils s’engageaient sous une voûte de feuilles. Au raffut du moteur s’ajoutaient les hurlements des singes, les sifflements des oiseaux. Après les bras ouverts de Dieu, on pénétrait chez lui : dans la cathédrale. Architecture en ogives, vitraux au faîte des cimes, senteurs d’encens qui montaient de l’écorce en décomposition. La puissance de l’Afrique, quand elle passait ainsi de l’immense à l’intime, des ciels abyssaux aux lueurs de confessionnal, vous serrait la gorge. En Europe, on lisait l’avenir dans les lignes de la main. Ici, dans les nervures des feuilles.
— J’ai lu ton dossier, papa…
Le ton d’Erwan était grave, presque solennel.
— Quel dossier ?
— Celui de De Perneke.
Grégoire avait toujours su que ce document existait — il l’avait cherché durant des semaines, des mois après la fuite du salopard. Il en avait conclu que le Belge était parti avec. Une erreur de plus…
— Et alors ? demanda-t-il d’une voix atone.
— J’ai lu l’histoire de Champeneaux.
Morvan se concentra sur le paysage pour ne plus entendre. La pirogue avait retrouvé le soleil. Elle semblait s’envoler vers la lumière, comme dans une toile de Chagall. Il plissait les yeux face à la brûlure cuivrée. D’un coup, il réalisa que son fils s’était tu.
— Ne bouge pas de ta planque, répéta-t-il. Je viens te chercher.
Il raccrocha et baissa les yeux, se laissant envahir par le staccato du moteur et le bruissement des flots. Il sentait les vibrations lui passer dans les nerfs, l’odeur de l’essence s’infuser dans sa peau, l’écume lui fouetter le visage… Il allait la jouer à la Salvo. D’une pierre (au moins) deux coups : récupérer son fils et tuer Méphisto au nom du bon vieux temps. Le Hutu n’était pas seulement un témoin gênant mais aussi une pure ordure qui avait des centaines de morts sur la conscience. « Un Hutu de moins, une fleur de plus », disait un proverbe tutsi.
Il réalisa que le fleuve avait changé. Les flots étaient maintenant noirs comme un courant de goudron chaud et fumant. L’écume d’un beige sale paraissait souiller la rétine. Il releva la tête : les orages du matin arrivaient, lent cortège d’idées sombres et de présages à la Cassandre.
Il ne craignait pas de mourir. Seulement d’être jugé.
Erwan, que sais-tu au juste ?
Erwan avait trouvé un nouveau sentier au bord du fleuve, toujours protégé par les rangs serrés des hautes herbes. Parfois il pataugeait à mi-cheville dans des mares de vase, d’autres fois la latérite retrouvait sa consistance rouge et glissante. L’air n’était plus qu’un brouillard d’eau. Sous sa capuche, il conservait les yeux baissés, attentif à l’endroit où il mettait les pieds, et discernait par moments sur sa gauche les gouttes qui crépitaient à la surface du fleuve.
Depuis qu’il s’était mis en route, il n’avait pas aperçu de pirogue ni croisé quiconque. Salvo lui avait raconté que jadis, un bac permettait de passer d’une rive à l’autre, mais c’était avant le conflit. Comment espérer franchir le fleuve à présent ? Erwan en était là de ses pauvres conjectures quand il entendit du bruit derrière les roseaux.
D’instinct, ses mains se resserrèrent sur sa Kalach. S’approchant sans bruit, il aperçut la poupe d’une pirogue légère taillée dans un tronc, équipée d’un moteur Enduro Yamaha 45 flambant neuf. Exactement ce qu’il lui fallait. Un pas encore et il eut besoin de quelques secondes pour bien saisir ce qu’il voyait.
Un Noir achevait ses préparatifs, vérifiant son chargement, l’hélice du moteur, les réserves de carburant. Il venait d’enfiler un gilet de sauvetage orange — idéal pour servir de cible des deux côtés du champ de bataille mais sans doute ne savait-il pas nager.
Ce bon vieux Salvo, fin prêt pour le grand départ…
Erwan se plaça dans l’axe du canot et arma d’un coup sec son fusil. Le Banyamulenge sursauta et manqua de tomber à l’eau.
— Patron, gémit-il en levant les bras.
— Ta gueule.
— J’ai pas pu faire autrement, j’ai…
— Ta gueule, je te dis.
Monter à bord sans glisser. Anticiper l’oscillation de la pirogue. Ne pas lâcher le Black des yeux.
— Patron, implora l’autre, toujours les mains en l’air. J’peux t’expliquer.
— Tu me raconteras ça en route.
— En route ?
Erwan était parvenu à grimper dans la barcasse.
— On va en face.
— Patron, c’est pas bon du tout, là. Les mortiers, ça va reprendre, ou bien…
Erwan s’assit parmi les sacs de Salvo, dont la fameuse valise. D’un geste, il lui ordonna de se mettre en place — à l’arrière, à la barre.
— Démarre.
Salvo s’activa en maugréant alors qu’Erwan voyait soudain la possibilité de réussir ce nouveau coup.
Une fois le moteur parti, le Noir commença à se justifier :
— J’avais pas prévu de te laisser, patron, je…
— Le fric, d’où il vient ?
— J’ai pas les noms, j’te jure. Les grandes compagnies veulent du coltan.
— Aucun rapport avec les armes ?
— Non. J’touche pas à ces trafics.
— T’étais pourtant au courant de la livraison.
— J’en ai entendu parler en route. C’est ça qui m’a donné l’idée.
— Quelle idée ? De me laisser crever chez les Tutsis ?
— Patron, à la guerre comme à la guerre. Quand j’ai compris que ça allait péter, j’me suis dit : Salvo, il est temps de te mettre à ton compte.
— Quel compte ?
— Ma propre mine, mes propres P-DG.
La misère de l’Afrique : personne ne songe à changer le système — violence, corruption, barbarie à tous les étages. Chacun vise au contraire à l’utiliser pour se tailler une place au soleil.
— Tu mens : même cette pirogue prouve que tu avais prévu ton coup.
— J’l’ai achetée hier. J’te jure !
— Avec un moteur pareil ?
— Piqué aux mines, chef.
— Pourquoi t’es pas parti cette nuit ?
— Les patrouilles, papa. Ça a pas arrêté, des deux côtés…
Salvo plissait le front avec gravité pour donner plus de crédit à ses paroles.
— Et moi ? Ça te faisait pas chier de me laisser les mains vides parmi ces bouchers ?
Le Banyamulenge secoua la tête avec véhémence — il pilotait sans pousser le moteur pour limiter son bruit. Ils naviguaient maintenant à découvert : des cibles parfaites. Erwan se cala au fond de la coque afin d’être moins visible. Salvo se tenait courbé comme s’il portait sur son dos les nuages qui refusaient de quitter le ciel.
— Patron, les Blancs, y s’en sortent toujours. Nous, comme on dit chez nous, quand Dieu nous a créés, y faisait nuit…
L’abattre au beau milieu du fleuve, le courant ferait le reste. Mais le bruit de la détonation attirerait tous les regards. En fait, le problème était ailleurs : Erwan n’était pas un tueur au sang froid, c’était plutôt le sang qui le tuait à petit feu depuis le début du voyage…
— Tes projets, c’est quoi au juste ?
— J’te dis : acheter des soldats et prendre une mine. Un p’tit bizness bien tranquille.
— Dans ce chaos ? s’étonna Erwan.
— Un jour, la guerre va s’arrêter et j’aurai les poches pleines.
Salvo avait repris de l’assurance et accompagnait ses phrases de grimaces qui lui tenaient lieu de ponctuation.
— Mon père, il t’a payé ?
— Pas beaucoup, chef. Pas beaucoup. Je devais juste t’aider.
— M’aider ou me freiner ?
— Patron, rit-il malgré lui, j’ai fait c’que j’ai pu…
Erwan finit par sourire. On aurait pu croire que dans ce monde en sursis, chaque instant se savourait avec intensité. Au contraire : la vie ici était d’une légèreté déconcertante, une monnaie qui se dévaluait à chaque seconde.
— Pourquoi tu veux aller là-bas ? reprit Salvo, l’air inquiet.
— Je dois voir quelqu’un.
— Qui ?
Toujours recroquevillé entre les sacs et les bidons d’essence, Erwan attrapa ses jumelles et observa la rive d’en face : rien ne bougeait. Il distinguait seulement des casemates grillées, des arbres arrachés, une jungle déchiquetée. Les Tutsis, avec leurs missiles, avaient fait pas mal de dégâts eux aussi. Sous ces ruines fumantes, il devinait l’autre partie de Lontano — les anciens ghettos des mineurs, bidonvilles qui paraissaient avoir mieux résisté aux années et à la jungle.
— Faustin Munyaseza, finit-il par répondre en baissant ses jumelles.
— Méphisto ? Mais t’es pas possible ! C’est le chef des Interahamwe !
Le ciel s’était dégagé et cette immense ouverture d’azur, d’un coup, le réconforta. Il comprit ce qui lui réchauffait le cœur : le dossier qu’il avait lu et relu sur les origines de son père. Cette enfance sous le signe de l’horreur conférait à Grégoire la dernière chose qu’Erwan pensait pouvoir lui accorder : des circonstances atténuantes.
Depuis son appel à son fils, Morvan était pris d’hébétude. L’orage n’avait pas encore purgé le ciel et les nuages compressaient l’atmosphère au point d’en faire monter la température à un degré infernal. D’après les calculs de Cross, ils seraient bientôt à Lontano.
Dire que Grégoire reconnaissait les lieux aurait été mentir : des légions de saisons avaient tout recouvert d’une végétation uniforme. Juste retour des choses : cette brousse avait toujours été là, avant et après le bref rêve de conquête du Blanc. D’une certaine façon, l’homme noir, avec ses guerres, ses pillages, sa violence, participait à l’ordre immuable de la nature : rien ne devait pousser ici à l’exception de cette forêt exubérante, de ce vert tendre qui se nourrissait de lui-même.
Champeneaux… Il murmurait ce nom sans vraiment se souvenir des détails. Ces syllabes n’évoquaient plus qu’un magma confus, un tissu d’atrocités avec lesquelles il avait dû, bon an mal an, négocier durant toute son existence. Qu’un de ses gosses ait pu soulever cette pierre, découvrir les monstruosités qui s’agitaient dessous, voilà qui faisait mal. Allait-il devoir le tuer lui aussi ? Il avait plutôt atteint son point limite : toute sa vie, il avait détruit ce qui pouvait réveiller le passé. Maintenant, son fils s’y mettait aussi et cela sonnait la fin de son effort dément, pathétique, pour renier ses origines.
La pirogue descendait toujours le fleuve. Une nuit avec ce moteur dans le cul, il en avait le fond de la culotte qui vibrait.
L’Iridium sonna dans sa poche. Erwan ? Loïc.
— T’es dans l’avion ? demanda-t-il aussitôt, se concentrant sur la situation à Florence.
— Non.
— Je t’avais dit que…
— J’ai du nouveau.
Morvan n’attendait rien de bon non plus de la part du cadet. Si Erwan creusait trop, Loïc creusait de travers.
— Le deuxième gars du dernier rendez-vous de Giovanni, enchaîna le gamin. Le complice de Balaghino.
Morvan mit quelques secondes pour envisager à nouveau cette scène improbable : le ferrailleur en conciliabule dans un sous-bois, avec des mafieux et quelques gros bras, à propos d’un trafic d’armes au Congo. Tout ça pour ça…
— Et alors ? grogna-t-il.
Loïc se lança dans des explications alambiquées où il était question d’un maître d’hôtel, d’une voiture de courtoisie de…
— Abrège.
— Tôt dans la matinée du lundi 12 novembre, la Villa San Marco a prêté une Maeva. On a vérifié : c’est bien le numéro d’immatriculation de la voiture aperçue par le maître d’hôtel dans le sous-bois.
Cette histoire de trafic d’armes, Morvan n’en avait finalement rien à foutre. Toujours les mêmes crapules, la même course dérisoire au pognon…
— À qui ? demanda-t-il tout de même.
— Un dénommé Danny Pontoizau. C’est assez étrange, il a donné une adresse à New York mais selon le concierge, il parlait anglais avec un fort accent français ou quelque chose de ce genre.
D’un coup, Morvan ne perçut plus le moteur du bateau ni les écailles lumineuses du fleuve. Une sorte d’éclair noir l’éblouissait.
— T’es en train de me dire que Pontoizau est mouillé dans la livraison du Katanga ?
— Tu le connais ?
Au fond, rien d’étonnant : le Canadien était le mieux placé pour équiper les chefs de guerre dans le Nord-Katanga. Déjà sur le terrain, armé jusqu’aux dents, il avait dû détourner quelques stocks. Dans le bourbier africain, pas si compliqué…
— C’est qui ? braillait Loïc au téléphone.
Les interférences, ajoutées au bruit du moteur, faisaient que Grégoire ne l’entendait plus — à moins qu’il n’ait plus envie de percevoir quoi que ce soit. Balaghino, Pontoizau… Montefiori aurait ironisé : « Avec des amis comme ça, plus besoin d’ennemis… »
— Accélère ! ordonna-t-il au pilote.
Erwan avait appelé à l’aide le dernier homme sur la planète susceptible de l’aider. Soit Pontoizau allait le laisser crever sous les bombes, soit il se déplacerait en personne pour faire le boulot. Après tout, Erwan était en train d’enquêter au cœur même de son trafic, interrogeant ses principaux clients : Esprit des Morts et Méphisto.
Tout bien considéré, l’officier de la MONUSCO opterait pour la solution la plus sûre. Pas question de prendre le moindre risque avec ce Français qui fourrait son nez partout. Il allait débouler en hélicoptère et détruire celui qui pouvait l’expédier en cour martiale. Et ce con d’Erwan qui l’avait contacté avec son Iridium localisable…
Pendant que Loïc continuait à s’énerver dans le combiné, Morvan se livra à une brève reconstitution des faits, furieux de n’y avoir pas pensé plus tôt. Pontoizau était le tueur à la scie circulaire. Il devait avoir un deal avec Nseko, le directeur de Coltano (jamais en retard d’une magouille). Les choses avaient mal tourné et le Québécois l’avait éliminé de manière à faire croire à un règlement de comptes entre Noirs. Le différend était remonté jusqu’à Montefiori lui-même, Pontoizau avait continué sur sa lancée, secondé cette fois par Balaghino himself. En poussant un peu, Mumbanza, le successeur de Nseko, devait être aussi dans le coup, ainsi que son adjoint tutsi, Bisingye. Grégoire ne devait d’être vivant qu’à son manque de perspicacité. Tant qu’il garderait la tête enfoncée dans ses mines comme une autruche, il aurait la vie sauve…
— Je compte remonter maintenant à ce type et…
— Loïc, va surtout reprendre ton avion dare-dare et rentre à Paris.
— Tu m’emmerdes avec tes ordres. J’ai passé l’âge de me faire cornaquer.
— Tu ne soupçonnes pas où tu as mis les pieds.
— Qui est Danny Pontoizau ?
Morvan soupira :
— Le chef d’état-major de la MONUSCO, chargé du maintien de la paix dans le Haut-Katanga. On peut dire qu’il a le sens de la contradiction.
— C’est lui qui vend les armes ?
— Laisse tomber. Prends tes enfants et ta femme…
— Mon ex-femme.
— Barrez-vous et ne vous retournez pas. Si Balaghino apprend que tu fouines de son côté, tu auras des ennuis. Sérieux, les ennuis.
Les crachotis viraient au larsen. Pas l’idéal pour faire la leçon à son fils mais Loïc avait dû en capter la substance. Pour preuve, sa réponse complètement à côté de la plaque :
— Le problème avec toi, papa, c’est que tu t’es trompé d’époque. Il Padrino, c’est fini. Y a des lois, des flics, des structures d’État. D’ailleurs, les Montefiori sont intouchables.
— Demande à Giovanni ce qu’il en pense.
— Je vais…
— Rentre à Paris et mets ta famille à l’abri. Si tu veux jouer au justicier antimafia, reviens seul dans l’arène.
L’argument parut faire mouche mais la voix de Loïc se perdit dans de nouveaux parasites. Il n’y avait plus qu’à prier pour que son gamin reprenne son vol au plus vite, avec ses enfants sous le bras.
Morvan raccrocha et cracha au pilote :
— Je t’ai dit d’accélérer !
Erwan : pas de connexion. Nouvel essai : rien. Putain de merde… À ce rythme, il atteindrait Lontano dans moins de quarante minutes. À temps pour éviter le pire ?
— Afrique, murmura-t-il, douce Afrique…
Elle était venue ici quand elle était petite — pour voir son père. Puis plus grande — pour venir chercher son frère. Le fameux 36 — pas de quoi se rouler par terre. Des couloirs exigus, des bureaux qui ressemblaient à des placards, des grappes de câbles collés au plafond. Retirez les flics de légende et les affaires mythiques, ne restait qu’une vulgaire officine administrative.
Elle se dirigea vers la Brigade criminelle — escalier A, troisième et quatrième étages — et chercha le bureau d’Audrey qui lui avait ordonné de rappliquer en fin de matinée. Gaëlle était venue à pied depuis le 8e arrondissement, obligeant les deux colosses à la suivre au pas — et à bonne distance. Ils auraient pu la conduire en voiture mais elle voulait exsuder sa frousse de la nuit précédente.
Pas moyen de trouver son repaire. Enfin, on l’orienta vers une salle de groupe où Audrey l’attendait. Bref salut, aucun sourire : assise à contre-jour face à son ordinateur portable, l’OPJ était enveloppée d’une auréole trouble, couleur de pierre et de pluie.
Gaëlle s’installa en face d’elle, refusa le café qu’on lui proposait et attendit la suite. Audrey avait travaillé sur les techniques d’embaumement, les produits utilisés par les thanatopracteurs, les sociétés spécialisées dans cette discipline. Visiblement, elle se consacrait désormais exclusivement à cette enquête.
Mais pourquoi n’a-t-elle pas encore arrêté Éric Katz ?
— En général, continuait la fliquette, on injecte des produits biocides, comme le formol, par la carotide, associés à des fluides d’embaumement. Ce n’est pas si compliqué et…
— Qu’est-ce que tu fous ? la coupa Gaëlle. Dès qu’on a un indice, une preuve, tu recules. Depuis deux jours, on accumule les trucs chelous sur Éric Katz et t’es pas foutue de lancer une vraie enquête.
Audrey se leva, ouvrit la fenêtre et se roula une cigarette.
— Combien de fois je dois te le répéter ? Pour démarrer une investigation en bonne et due forme, il faut une saisine du parquet, et avant ça une plainte ou un crime avéré. Pour l’instant, je n’ai rien.
— Tu peux assigner cette histoire sur un autre dossier. Toute ma vie, j’ai vu mon père puis mon frère le faire.
— Tu oublies un élément majeur. Depuis qu’Erwan est en Afrique, nous, les membres de son groupe on est répartis dans d’autres équipes. Pas moyen de magouiller quoi que ce soit.
— Si tu cherches un crime du côté de Katz, rétorqua Gaëlle avec mauvaise foi, pourquoi tu t’obstines sur cette histoire d’embaumement ? On en a rien à foutre.
— Tu as tort. Je cherche déjà à savoir qui a pu faire le boulot. J’ai passé des coups de fil auprès des boîtes spécialisées, des entreprises de pompes funèbres, à Paris et autour des Lilas, en prenant la date de rapatriement des corps. J’ai aussi appelé le cimetière mais ces infos sont confidentielles. Pour l’instant, je n’ai rien obtenu.
— Toujours la même rengaine.
Audrey fit comme si elle n’avait pas entendu. Elle alluma sa clope et souffla un trait de fumée vers la Seine.
— Y a un autre scénario possible, poursuivit-elle. L’amateur éclairé. Dans ce cas, il a acheté lui-même le matériel. J’ai contacté les fournisseurs de ce genre de produits et leur ai demandé de vérifier leurs carnets de commandes après la date de l’accident en Grèce. En général, ils ne vendent qu’à des professionnels.
Les deux enfants, noircis et desséchés sous les bandelettes, lui revinrent en mémoire. Elles n’avaient dénudé que la partie supérieure des petits visages, sans pouvoir aller plus loin.
— Et alors ?
— J’ai trouvé un seul particulier, un certain Thomas Sanzio. Il a acheté du formol, des fluides et d’autres produits biocides en septembre 2006, en répartissant ses achats sur plusieurs sociétés, comme pour se noyer dans la masse.
— Katz ?
— En tout cas, ce Sanzio n’existe pas à l’état-civil. Les gars à qui j’ai parlé n’ont eu aucun contact avec lui excepté des coups de téléphone et des virements.
— Le compte en banque ?
— J’attends les coordonnées bancaires mais je ne suis pas optimiste.
— L’adresse de livraison ?
— Le cimetière des Lilas.
Un souvenir la fit encore frissonner : elles avaient aussi vérifié les urnes avant de quitter le sanctuaire et découvert des débris organiques méconnaissables — il aurait fallu un spécialiste pour y retrouver ses petits.
L’image qu’elle avait emportée en repartant : Katz ouvrant les cercueils à chaque visite, se recueillant face aux momies, à genoux sur le prie-dieu. Un pur tableau horrifique.
Elle décida de passer la vitesse supérieure :
— Arrêtons de perdre notre temps et posons la question à Katz lui-même.
— Je t’ai déjà dit que pour le convoquer…
— Je parlais de moi. Un interrogatoire autour d’un bon dîner.
— Tu le rappellerais ?
— Pas la peine. Il m’a laissé un message cette nuit : il veut me voir ce soir.
La traversée du fleuve avait été plus compliquée que prévu. Salvo avait opéré plusieurs boucles pour éviter des courants et visiblement, il n’était pas un expert. Sans compter qu’il y mettait de la mauvaise volonté : pas du tout pressé de rejoindre la rive hutue, le Salvo…
Ils accostèrent enfin au pied d’une pente abrupte, creusée par le courant. Sur la berge, des cadavres. Des bras, des jambes se confondaient avec les racines-échasses et les palmiers-épines, des corps décapités flottaient dans des positions grotesques. Il y avait aussi du matériel, trop lourd pour être emporté — canons à demi immergés, obus enlisés, fragments de métal méconnaissables.
— Qu’est-ce qu’on fait ? s’inquiéta Salvo.
— On descend. Prends ta valise.
Salvo sauta à la baille en grimaçant et amarra la pirogue en évitant les dépouilles. L’odeur nauséabonde évoquait à la fois la fraîcheur des végétaux et la décomposition des restes humains.
Ils escaladèrent le mur de latérite et accédèrent à un sentier bordant la rive.
— D’après toi, où est Faustin ? demanda Erwan en armant son AK-47.
— Après chaque assaut, les FARDC se replient vers leur base arrière. Les Interahamwe, eux, restent dans les anciens villages des mineurs. Pour l’instant, y doivent piquer le matériel aux morts de l’armée régulière.
— Ils ne sont pas alliés ?
Salvo ne put s’empêcher de rire. Les associations ici ne duraient que le temps d’une bataille, et pas question de renoncer à une Kalach ou une paire de bottes.
— Avance, reprit Erwan d’un ton lugubre.
Passé les hautes herbes, ils découvrirent une grande clairière. Tout était noir : arbres, buissons, cadavres, latérite. Des cratères marquaient les points d’explosion. Les palmiers n’avaient plus de branches. Pas une âme qui vive. Seulement des macchabées, certains en uniforme, d’autres en accoutrements bariolés. À vue de nez, une centaine. Au-dessus d’eux, des légions de mouches formaient des nuages sombres mais la priorité était aux vautours qui se régalaient déjà, commençant par les yeux et les parties génitales.
Un peu plus loin ils croisèrent des êtres vivants, ou presque. Des zombies au pas incertain, poussant des brouettes pour récupérer armes, cartouches, bottes et uniformes. Ils volaient aussi les fétiches, les talismans au cou des morts — qui n’avaient pourtant pas l’air très efficaces.
Personne ne leur prêta la moindre attention. Enfin, ils atteignirent le village. Les toits de tôle variaient les nuances de rouille et de lichen. Les murs de planches, de parpaings ou d’adobe semblaient tenir debout par miracle. On entrait ici dans le vif du sujet. Des hurlements s’échappaient des casemates, des hommes torse nu ou en blouse chirurgicale déchirée mettaient un pied dehors pour vider des bassines remplies de sang, des femmes cagoulées, qui ressemblaient aux sorcières d’en face, portaient des instruments — scie, hache, machette — évoquant une chirurgie grossière qui n’avait qu’un ennemi : la gangrène.
Pas l’ombre d’un uniforme. Seulement des Hutus, bandits mexicains à cartouchières, pieds nus, qui pansaient leurs plaies, fumaient ou picolaient, l’œil vide. Leur fatigue allait bien au-delà du manque de sommeil ou de l’épuisement physique — c’était une sorte d’hémorragie mentale que rien ne pouvait enrayer. Pourtant, quelque chose d’autre brûlait au fond de leurs yeux, faisant redouter qu’un éclat vous saute encore à la gueule.
— Demande-leur où est Faustin, ordonna Erwan.
— Patron…
— Fais-le.
— Y sont sourds, patron. À cause des bombes.
Erwan fut soudain pris d’une envie de rire.
— T’as qu’à parler fort, fit-il pour rester dans le ton.
Salvo apostropha un groupe. Ils se mirent à brailler en swahili ou un autre dialecte. Erwan, doigt sur la détente, se répétait sa résolution comme un mantra : risquer sa peau une dernière fois — peut-être la bonne — pour les derniers fragments de vérité. Une étoile morte depuis bien longtemps mais dont la lumière pouvait encore, espérait-il, lui parvenir.
— Y disent qu’il est là-bas, traduisit Maillot Jaune. Y disent qu’y a eu beaucoup de pertes hier. Méphisto, il est trrrrrès en colère. C’est pas une bonne idée de…
Un gamin d’une douzaine d’années, portant béret et Kalach, s’était approché. Yeux mi-clos, visage émacié, l’air complètement stone.
— Le môme, expliqua Salvo, y peut nous emmener.
— On y va.
Le village minier n’était pas englouti par la végétation comme la cité d’en face — à l’évidence, on avait continué à vivre ici. Ruelles serrées, baraques de fortune, détritus sur les seuils, tout ça rappelait un bidonville de n’importe quel coin du monde.
Une impression d’irréalité enveloppait Erwan : ces guerriers harnachés, couverts de fétiches, qui se tenaient sur les perrons comme des commerçants oisifs, le sol boueux jonché de douilles et d’ordures, l’odeur des morts qui se mêlait à celles de la nature, le silence des survivants qui n’entendaient plus les gazouillements des oiseaux, les cris des singes dans les cimes…
Après plusieurs minutes dans ce dédale — de plein gré dans la gueule du loup —, ils parvinrent sur une place cernée de cabanes aux écriteaux de bois délavés.
— C’est quoi ça ?
Un groupe de soldats s’écarta pour libérer la vue à celui qui venait de poser la question — sans aucun doute Faustin Munyaseza. L’homme se tenait derrière une planche posée sur des tréteaux — son QG de campagne — où des cartes et des bouteilles de bière s’accumulaient.
Méphisto avait la gueule de l’emploi : courtaud, en débardeur et pantalon de survêtement, couvert de bijoux en or et de fétiches en os ou coquillages. Des yeux de soufre, des cicatrices plein la gueule. Difficile de lui donner un âge mais au moins la cinquantaine, ce qui lui conférait ici un air d’immortalité. Autour de lui, la moyenne ne dépassait pas vingt ans.
Méphisto était l’envers d’Esprit des Morts. Le Tutsi était grand et fin, lui était large et trapu. Le leader du FLHK avait un visage en lame de sagaie, Faustin avait une tête ronde en tôle martelée. Le premier paraissait avoir grandi dans la plaine, le second poussé dans un trou. Ils incarnaient tous deux les pires clichés sur leurs ethnies respectives.
Erwan continua à marcher, traversant le silence et l’hostilité. Il n’était plus qu’à quelques mètres de Faustin. Personne ne l’avait désarmé : il tenait son canon baissé pour signifier ses intentions pacifiques.
— Qu’est-ce qu’y veut, le mzungu ?
Mauvais français, accent qui sarclait les syllabes. Sur ce plan aussi, très différent du chef tutsi.
— Je suis venu te poser des questions.
Faustin émit un sifflement admiratif. Ses yeux étaient si rouges qu’ils paraissaient baigner dans du jus de rosbif.
— T’es journaliste ?
— Non, flic. À Paris.
— Elle est bonne !
Sa voix grave roulait comme une bétonneuse.
— Je viens d’en face, continua Erwan sans se démonter. J’ai risqué ma peau plusieurs fois pour arriver jusqu’ici. Maintenant, je veux des réponses.
— Sur quoi ?
— La Cité Radieuse, la mort de Cathy Fontana.
Il s’attendait à un éclat de rire mais le diable noir fronça les sourcils avec perplexité. Une lueur venait de s’allumer dans ses yeux de vampire.
— T’es le fils de Morvan ?
Même au cœur du chaos, sa ressemblance avec son père était son meilleur gage de crédibilité.
— Son fils aîné. Je suis né à Lontano.
Méphisto conserva un sourire goguenard aux lèvres. Le chef de guerre était doté de deux atouts : esprit vif et faculté d’adaptation.
— Pourquoi j’te répondrais ?
Erwan désigna Salvo et sa valise :
— À cause du fric d’Esprit des Morts. On est venus te l’apporter.
— Le Tutsi n’est plus de ce monde.
— Disons que c’est son héritage.
Faustin s’esclaffa, aussitôt relayé par des singes criards parmi la canopée.
— Ça, mon frère, vrrrraiment, tu…
Il s’arrêta net : un bourdonnement d’hélicoptère dans le ciel.
— Pontoizau…, murmura Erwan.
Il avait presque oublié son appel au secours. L’engin ne ressemblait pas à un appareil de sauvetage. Ses structures dotées de mitrailleuses et de lance-missiles proposaient une autre équation : cent pour cent de destruction, zéro pour cent de survie. Un Apache armé jusqu’à la gueule.
— Nkilé de Blanc…, glapit Méphisto en levant les yeux.
Il braqua son.45 sur Erwan qui n’eut que le temps de reculer et de se planquer derrière Salvo. La première balle atteignit le Banyamulenge au torse. Ses hommes imitèrent Faustin et tirèrent plusieurs rafales, Kalach à la hanche. Salvo et sa valise partirent en charpie. Erwan fit glisser son canon sous le bras de Maillot Jaune et arrosa sans viser. Au même instant, l’appareil se mit à canarder toute la clairière, la transformant en un geyser de boue.
Comme si tout ça ne suffisait pas, la valise de Salvo s’ouvrit et cracha des milliers de billets de banque dans l’air empuanti de poudre. Soudain indifférents aux balles de l’Apache, les Hutus se jetèrent à terre pour en ramasser des poignées.
Erwan recula et laissa tomber Salvo, sans croire au spectacle qui s’offrait à lui : les soldats qui rampaient parmi les dollars, la tourbe et leur propre sang, Faustin Munyaseza qui s’enfuyait à toutes jambes dans le dédale de la ville minière.
Erwan s’élança à sa poursuite dans le réseau des cahutes et des baraques bricolées. Ni soldats, ni autochtones, ni même aucun blessé en vue. Seulement des ruelles étroites comme des canalisations, encombrées de pneus, de sacs plastique, de gravats, de douilles… Méphisto courait là-dedans comme un rat dans sa décharge — avec lui, ça faisait deux : « Takes Two to Tango », dit la chanson. Erwan tenait toujours son AK-47 et sentait son sac à dos ballotter au rythme de sa course. Contact rassurant : Iridium, passeport, classeur…
— Faustin ! hurla-t-il, mais le vrombissement de l’hélicoptère les talonnait.
Persuadé que Pontoizau en personne était venu l’exfiltrer, il n’avait plus qu’une crainte : que le Canadien élimine le chef hutu dans la foulée.
— FAUSTIN !
Des rafales prirent le relais du grondement des pales. Le chef de la MONUSCO avait bien décidé de se faire Méphisto. Après la disparition d’Esprit des Morts, le meilleur moyen de chasser le conflit vers d’autres terres.
— Faust…
Nouveau tir sifflant entre les murs. Erwan se jeta au fond d’une cabane. Il devait faire comprendre à Méphisto qu’il représentait sa seule chance de survie. Si le Noir le laissait le rattraper, il serait sauvé : Pontoizau ne prendrait pas le risque de blesser l’homme qu’il venait chercher.
Le Français sortit de sa planque et essuya une nouvelle décharge. À se demander où le canonnier avait appris à tirer. Aucune trace de Faustin. Erwan n’avait pas fait trois pas qu’une nouvelle salve dévastait le décor. Il plongea au sol et regarda derrière lui : des ombres zigzaguaient de casemate en casemate. Bordel de Dieu. Des fidèles de Sa Seigneurie l’avaient pris en chasse.
Erwan balança une rafale, se releva, atteignit une nouvelle ruelle. Toujours pas de Faustin. Il partit à droite, à l’instinct, évitant une masure qui s’écroulait devant lui. Il enjamba les décombres et accéléra avec toujours l’espoir d’apercevoir le diable en débardeur. Nouvelle rasade venue du ciel. Soit les gars de la MONUSCO devaient s’acheter des lunettes, soit ils le visaient, lui…
Il se carapata encore. Les tirs en tous sens, le quartier en fumée, la puanteur de la poudre… Un air de déjà-vu avec un petit quelque chose en plus : le sentiment d’être acculé dans un piège. Il roula sur le côté, s’abrita sous un toit de tôle. Les balles le poursuivirent, trouant son abri, levant la terre comme une pâte…
Cette fois, plus de doute : la cible, c’était lui. Pourquoi ? Il tenta une sortie. Accueil salé sur le seuil. Il recula en serrant son fusil, tétanisé : sa planque n’allait pas tarder à céder. Il devait sortir de là, il devait…
Une explosion mit tout le monde d’accord. Erwan traversa un mur de plâtre. Dans un brouillard de poussière, il se releva, hagard. Il n’aurait pas su dire qui avait tiré — ceux du ciel, ceux du fond —, mais tous voulaient sa peau. Nouvelle artère. Plutôt une tonnelle faite de pneus, de toile et de branches. Quelques secondes à l’abri. Un bonheur n’arrive jamais seul : Méphisto dans son champ de vision, à cinquante mètres.
— Faustin ! hurla-t-il, récoltant deux coups de feu en réponse. Attends-moi !
Il reprit son sprint, slalomant parmi les ruelles, essuyant les balles du haut, les tirs du bas, les éclats de tous côtés. Méphisto avait disparu. Les Hutus s’appelaient d’un boyau à l’autre en swahili — Erwan n’y comprenait rien mais « Tuez le Blanc ! » ne devait pas être loin de la traduction littérale. Au-dessus d’eux, l’ombre des pales les suivait comme un gigantesque bourdon.
— Faustin ! cria-t-il encore à l’aveugle. Je dois te parler !
Appels absurdes : quel marché avait-il maintenant à proposer ? Quelle protection pouvait offrir la véritable cible de tout ce barouf ? Il ne parvenait pas à saisir pourquoi de naufragé à sauver, il était devenu l’homme à abattre.
Méphisto réapparut — dos trempé de sueur — sur sa droite. Erwan bifurqua, se cogna contre un amas de planches, trébucha et se retrouva face à une poignée de Hutus. L’un portait un lance-roquettes, deux autres des Kalachs, un quatrième un fusil de précision. Ces engins pointés vers lui possédaient une vraie dimension comique — une vignette de bande dessinée — mais Erwan tomba à genoux, vaincu.
Mains croisées sur le visage, il perçut son propre sanglot quand un rugissement assourdissant vint tout balayer. Il leva les yeux et vit l’hélicoptère achever sa révolution, mitrailleuses armées, pilote et canonnier au taquet. Il aperçut même la gueule de singe blond de Pontoizau derrière le vitrage blindé du cockpit.
Il y eut deux explosions concomitantes, une au sol, l’autre dans les airs. Elles-mêmes subdivisées en deux temps : boule blanche, crash rouge. Le souffle brûlant des impacts projeta encore une fois Erwan en arrière. Quand il releva la tête, les portes des enfers s’étaient ouvertes. Le Hutu au lance-roquettes titubait près d’un cratère en éruption tandis qu’au loin l’appareil chutait au ralenti.
Les tirs s’étaient croisés, l’homme au RPG avait visé l’Apache qui déjà balançait son missile. Erwan rampa pour s’éloigner du brasier, redoutant que les charges à bord de l’hélicoptère n’explosent. Aspergée de kérosène, la ville partait en flammes. Ses petites cellules grises convergeaient vers un seul mot : le fleuve. L’atteindre avant que la marée incandescente ne l’emporte. Une voie plus large, puis une autre. Couvert de boue, son col de chemise relevé sur sa bouche, il était le Golem, le colosse de Prague, la statue d’argile née de la magie des hommes.
Il essaya d’accélérer encore quand Méphisto, de dos, surgit cent mètres devant lui. Un dernier effort. Non pas le rattraper mais simplement le suivre : le Hutu, lui, savait où était le Lualaba. Ils se traînèrent ainsi durant quelques secondes, ou plusieurs siècles, sans que Faustin se retourne une seule fois.
Soudain, sans doute mû par l’instinct, le Hutu fit volte-face. Erwan s’arrêta net. Derrière le Black s’ouvrait le fleuve — placide et boueux, indifférent à l’incendie.
Méphisto déroulait déjà le bras pour appuyer sur la détente. Seul un clic lui répondit.
Chargeur vide, mon canard.
Par réflexe, le Hutu palpa sa ceinture mais Erwan braqua son fusil :
— Laisse tomber, Faustin.
L’autre balança son arme sans hésiter et leva les bras comme l’enfant dresse son pouce pour arrêter le jeu.
— La vérité, haleta Erwan. Après ça, tu pourras retourner à ta guerre.
— Quelle vérité ?
Le Hutu était à bout de souffle mais son visage congestionné, couvert de sang et de cendre, hurlait qu’il pouvait encore encaisser. C’était son boulot depuis sa naissance.
— La nuit du 30 avril…, prononça Erwan d’une voix sifflante. La Cité Radieuse…
Autour d’eux le feu formait un cercle mortel. Des hurlements provenaient des cases crépitantes — les blessés brûlaient vifs. Même sur le fleuve, des flaques huileuses se répandaient autour des pirogues, et s’embrasaient, faisant craquer les racines et les coques comme des os.
— T’es bien le fils de ton père…, haleta le Noir. Tu…
La balle lui traversa les carotides, provoquant deux jets simultanés, de part et d’autre du cou. Il tomba face contre terre, mains serrées sur sa gorge. L’orage déchira le ciel. Les nuages crachèrent une pluie fine qui ondula aussitôt comme un rideau de perles dans le vent. En état de choc, Erwan ne bougeait plus.
Un bruit de moteur. Un bateau à travers les flammes. À son bord, Morvan en gilet balistique, un fusil de précision à la main.
— Si t’as des questions, hurla-t-il à son fils, c’est à moi que tu dois les poser !
Ce rendez-vous, Gaëlle ne le sentait pas.
Elle avait imaginé une rencontre intime avec Katz, les yeux dans les yeux, mais Audrey avait exigé d’encadrer l’entrevue avec ses collègues. La fliquette craignait que le psy ne se soit aperçu de la fouille de son cabinet et qu’il soupçonne Gaëlle d’être dans le coup. À ce dispositif s’ajoutaient ses deux fidèles gardes du corps. Elle voulait un rendez-vous galant, elle risquait d’avoir un coup de filet façon BRI.
L’esplanade du Centre national Georges-Pompidou, vaste et en pente, permettait de voir sans être vu, même quand il y avait foule. Gaëlle avait fait promettre à Audrey de ne pas intervenir — elle se sentait capable de tirer seule les vers du nez à Éric Katz. Elle comptait lui proposer un restaurant tranquille dans une impasse perpendiculaire à la rue du Renard, juste derrière le musée.
Postée au coin de la rue Saint-Martin, accoudée à la rambarde qui cerne le parvis, elle grelottait mais se sentait déterminée. Seul le micro qu’elle portait fixé sur sa poitrine la contrariait. D’abord parce qu’elle avait dû s’habiller comme une nonne — col cheminée blanc, pull noir —, ensuite parce qu’elle allait être sur écoute durant son numéro de charme.
Nouvelle cigarette. Elle se demandait si le psy allait venir. Repérerait-il le comité d’accueil ? Les hommes d’Audrey, ainsi que son tandem préféré, déployés aux quatre coins de l’espace, lui semblaient aussi visibles que des gardes républicains. Fait aggravant, un poste de police se trouvait un peu plus loin, dans l’immeuble en briques d’anciens bains-douches municipaux.
Toujours pas de Katz. Elle se prit à détailler la façade bigarrée du musée. Elle adorait ce site bizarre, avec ses airs d’usine loufoque, ses cheminées coudées qui sortent du sol et ses croix de Saint-André peintes comme des jouets.
Soudain, elle l’aperçut. Mains dans les poches, sous l’immense affiche de l’expo Salvador Dalí, Katz se tenait devant l’entrée principale.
Elle balança sa clope et se dirigea vers lui. Toujours ces fringues singulières, à la fois démodées et stylées, et cette manière si personnelle de les porter. La ceinture de son trench, trop serrée, lui donnait à la fois une taille de guêpe et un air de gestapiste. Comment pouvait-il espérer séduire une it-girl dans son genre ? Mais cherchait-il vraiment à la séduire ?
Alors qu’elle n’était plus qu’à quelques mètres, elle le revit fouiller dans son sac ou marcher d’un pas martial dans le cimetière. Par déclics, elle songea aussi aux momies du caveau, au mystérieux Thomas Sanzio acheteur de produits d’embaumement, à l’identité trouble du psychiatre. Elle lui fit signe en pensant : Qui es-tu, fils de pute ?
— Bonsoir. (Ni bise ni poignée de main.) C’est gentil d’être venue.
— C’est gentil de m’avoir invitée.
— Vous avez proposé ce lieu : vous voulez voir l’exposition ? Elle ne ferme que dans une heure.
— J’y suis déjà allée, merci. On a qu’à se promener un peu. On dînera ensuite.
— Comme vous voulez, concéda-t-il en écartant ses mains restées dans ses poches, amplifiant d’un coup sa silhouette.
Gaëlle éprouva encore une fois une drôle d’impression à le voir ainsi, dans le civil, lui qui pendant plus d’une année n’avait été qu’une voix et un homme-tronc. Il ne gagnait pas au change : il semblait inadapté à la vie contemporaine, déplacé dans le quotidien parisien.
Pour se donner une contenance, elle ralluma une cigarette et ils se dirigèrent vers la fontaine Stravinsky. Katz jetait des coups d’œil autour de lui. S’était-elle trahie ? Avait-il flairé le piège ?
— Vous avez contacté mon collègue ? demanda-t-il d’une voix mal assurée.
— Ça ne vous regarde plus, monsieur le psy.
— Vous avez raison.
— Je ne l’ai pas encore appelé. Je dois m’habituer à l’idée de changer d’oreille.
— Mais… comment vous sentez-vous ?
— Je peux encore tenir le coup quelques semaines, je pense.
— Très bien.
Son timbre démentait son affirmation. Ou était-ce sa parano personnelle ? Elle était convaincue que les psys, comme les dealers, aiment sentir leurs patients accros.
— Comment va votre famille ? attaqua-t-elle, bille en tête.
— Ma famille ? répéta-t-il, surpris. Mais… très bien.
Les sculptures mécaniques de la fontaine se détachaient dans la nuit, avec leurs couleurs vives et leurs reliefs laqués. Malheureusement, le bassin était vide et les automates avaient les pieds au sec.
— Je ne me souviens pas, insista Gaëlle, votre femme travaille ?
— Oui… Enfin, non…, balbutia-t-il en fuyant son regard. Elle a une formation de psychologue. Elle participe de temps en temps à des séminaires.
— Depuis combien de temps êtes-vous mariés ?
— Il y a longtemps que je ne compte plus. Une vingtaine d’années je pense…
Elle faillit lui balancer : « Pourquoi tu mens, mon salaud ? » Elle se contenta de demander, sur un ton mi-badin, mi-provocateur :
— Et elle vous laisse sortir le soir avec une jeune femme ?
— Je vous l’ai déjà dit, nous n’avons pas ce genre de rapports.
— Quels rapports avez-vous ?
Katz agita les bras en signe de défense — son visage androgyne, se détachant sur les sculptures modernes et les fenêtres gothiques de l’église Saint-Merri, constituait vraiment un spectacle étrange.
— Je vous en prie, protesta-t-il en riant, je ne suis pas venu subir un interrogatoire !
Au lieu de la jouer plus en douceur, elle repartit pour une nouvelle salve :
— Vous vous souvenez comment ont commencé nos séances ?
— Mais… je crois que vous m’avez contacté.
— Je ne me rappelle pas.
— Vraiment ? Ça pourrait être un blocage qui…
— S’il vous plaît, pas ce soir.
Il rit encore, de plus en plus crispé, accélérant le pas.
— On s’est peut-être rencontrés dans une soirée, reprit-elle, alors que j’étais défoncée ou bourrée, non ?
— Je ne crois pas que nous fréquentions le même genre de soirées.
— Quelles soirées fréquentez-vous ?
Elle avait posé sa question d’un ton si agressif que Katz s’arrêta net.
— Vous êtes sûre que vous aviez envie de me voir ce soir ?
— Excusez-moi, répondit-elle plus calmement.
Nouvelle cigarette. La fumée qu’elle expira lui parut soudain très blanche. Relâche la pression.
Elle choisit un nouveau cap, sur un ton qu’elle voulut léger :
— Vous avez suivi l’affaire de l’Homme-Clou ?
— Pourquoi cette question ? se raidit-il plus encore.
— Vous savez à quel point j’ai été impliquée dans cette histoire.
— Et alors ?
— J’aurais aimé avoir votre avis de psy sur ce tueur.
— D’abord, de quel Homme-Clou parlez-vous ? Celui de 1970 ? Ou celui qui a terrifié Paris il y a deux mois ?
Au moins, il ne feignait pas l’ignorance. D’un coup, tout lui parut clair. Katz s’intéressait à elle à cause de sa proximité avec les deux affaires. Après tout, elle était la fille du flic qui avait arrêté le premier tueur et la sœur de celui qui avait identifié le deuxième. Mais c’est moi qui l’ai tué, se répéta-t-elle comme pour se persuader qu’en cas de besoin, elle saurait se défendre.
Le psy reprit sa marche, d’un pas si saccadé qu’il paraissait boiter.
— Je ne sais pas quoi vous dire. J’ai lu pas mal de choses dans la presse et…
— Et ?
Il resta silencieux. Elle attrapa son regard et cette fois, elle en fut certaine : il venait de repérer Audrey. Elle-même se retourna et faillit hurler : la fliquette, avec son allure de SDF, venait d’être interpellée par des îlotiers en uniforme. Le temps qu’elle montre son badge, la scène avait vendu la mèche.
— Vous avez eu tort, murmura Katz.
— Éric, implora-t-elle machinalement, je…
Il tourna les talons vers la rue du Renard. Gaëlle eut un moment d’hésitation. Audrey se précipita vers elle, ses hommes dans son sillage. Dans la pagaille, les flics en uniforme suivirent.
Sans réfléchir, Gaëlle partit à la poursuite du psy. À cet instant, il balança un regard par-dessus son épaule puis se mit à courir. Gaëlle l’imita.
Parvenu rue du Renard, Katz hésita — les passants observaient avec curiosité cette grande asperge qui avait l’air de fuir son ombre —, puis il traversa en pleine voie en piquant un nouveau sprint. Des bagnoles pilèrent, des klaxons hurlèrent, un scooter l’évita de justesse.
L’instant d’après, il était sur le trottoir d’en face, trottinant en direction de la rue de Rivoli. Gaëlle, qui s’était arrêtée elle aussi face au trafic, se lança à fond (par chance, elle avait choisi des chaussures à talons plats), provoquant un nouveau concert d’avertisseurs. Elle se retrouva devant la piscine Saint-Merri puis longea la rampe du souterrain des Halles alors qu’un car de flics arrivait à contresens, sirènes à fond.
Le fourgon acheva de paniquer Katz. Il fit demi-tour et plongea dans le tunnel d’où les voitures sortaient à pleine vitesse. Au moment où Gaëlle contournait la rampe à son tour, un hurlement de freins — ou un cri humain ? — jaillit de la gueule de béton.
Elle sut que tout était fini.
Elle se planta devant le car qui s’apprêtait à s’engouffrer dans le passage à contresens, l’obligeant à piler, puis elle descendit la pente à bout de souffle. Dans le souterrain, des voitures étaient à l’arrêt. Un nuage de fumée et une puanteur de caoutchouc brûlé stagnaient entre les murs crasseux. Une giclée de sang lézardait le bitume, prenant sa source sous le pare-chocs d’un 4 x 4. Katz avait été projeté dix mètres plus loin, aux pieds de Gaëlle qui, prise par son élan, faillit trébucher dessus.
Elle poussa un cri bref, presque un hoquet. La silhouette du psy, toujours serrée dans son imper, ne lui avait jamais paru aussi fragile. L’angle de sa nuque révélait une torsion impossible, une brisure nette au niveau des cervicales.
Elle s’agenouilla. Les conducteurs sortaient de leurs voitures et s’approchaient alors qu’elle entendait les flics débouler derrière elle, sans doute arme au poing. Les secondes ressemblaient à des coups de boutoir, pressant son cœur, ses idées, sa vie. À l’encontre de tous les préceptes de secourisme, elle glissa sa main sous la nuque du psy — poisseuse de sang, étrangement légère — et lui releva la tête.
Katz essaya de parler mais il ne put que cracher des mucosités rougeâtres. Gaëlle pensa à ses premières séances rue Nicolo. Son amour naissant pour ce toubib énigmatique. Ses ruses pour le séduire. Ses coups de cafard face à sa froideur. Elle pleurait à chaudes larmes.
Les flics, les automobilistes, Audrey et ses sbires formaient maintenant un cercle autour d’eux mais personne n’osait avancer.
Katz continuait à balbutier. Sa bouche n’était qu’un trou sombre ponctué de dents brisées. Gaëlle se pencha encore et ne put saisir que ces derniers mots :
— L’Homme-Clou n’est pas mort…
Tout l’après-midi, Erwan était resté prostré.
Après l’apocalypse hutue, Morvan l’avait attrapé par le colback, lui avait mis d’office un gilet pare-balles assorti d’une chasuble de sauvetage et l’avait jeté dans sa pirogue. À bord, un Noir patibulaire à la barre et un colosse armé en back-up — les premiers visages locaux sur lesquels Erwan ne lisait ni peur ni folie. Il s’était recroquevillé au fond du bateau et s’était fermé au monde extérieur. Les flammes léchaient la coque, le fleuve se consumait en convulsions blanches, l’averse crépitait et lui attendait simplement que la fin du monde les engloutisse.
Le pilote avait mis les gaz, Morvan était resté à la proue, prêt à balancer quelques rafales sur les survivants qui leur demanderaient des comptes. Plus question de décoller dans cette région à feu et à sang. Selon son père, il fallait retourner plein nord, dans la zone mystérieuse des mines où Chepik — le pilote du zinc avait compris Erwan — avait accepté d’atterrir.
Après ça, plus aucun souvenir. Sans doute le soleil était-il réapparu dans l’après-midi. Sans doute avait-il dormi. Il n’avait rien vu, rien entendu. Quand il rouvrait les yeux, il n’apercevait qu’une chose : son père à l’avant, MK 12 au poing, immobile. Guerrier blanc dans un monde noir — le Vieux ne lui avait jamais paru aussi réel, aussi cohérent.
À 18 heures, extinction des feux. La nuit et son étrange douceur les avaient frappés comme une maladie insidieuse. Erwan attendait toujours que sa conscience ressorte de son trou. Pour l’instant, il n’obtenait que des éclats de panique dans son cerveau, des secousses dans sa chair.
— On va dormir ici, annonça son père alors que le bateau accostait une rive obscure. On est à mi-route.
— Mi-route de quoi ? parvint-il à prononcer comme on cherche un crachat au fond de sa gorge.
— La piste d’atterrissage. Pas besoin de nom. D’ailleurs, ce coin-là n’en a pas. Si tout se passe comme prévu, on y sera demain midi et Chepik nous embarquera. La fête est finie, mon garçon.
Le Padre ordonna à ses hommes d’installer le campement sur la rive, près du bateau. Il fila des nouvelles frusques à son fils et sortit le classeur du sac à dos. Il le feuilleta rapidement puis le balança dans le fleuve où il coula à pic.
Erwan n’eut même pas la force de protester. Il n’était plus un enquêteur mais un mendiant de vérité. Il prendrait désormais ce qu’on voudrait bien lui donner.
— Viens avec moi, lui ordonna Morvan.
Les deux Noirs allumaient un feu sous une chape de feuilles — les averses du soir avaient commencé.
— On reste pas avec eux ?
— Viens, je te dis.
Se redressant douloureusement, il suivit son père : le Vieux avait emporté le strict minimum pour établir un deuxième bivouac dans la forêt. Le carré VIP, sans doute. Ils s’arrêtèrent dans une clairière abritée. Morvan disparut ramasser du bois sec et Erwan se blottit au pied d’un palétuvier, cherchant d’instinct la même position que la nuit précédente. Tout autour, le harcèlement de la pluie se resserrait.
Avec la lucidité, des noms, des visages revenaient. Salvo, mort sous une tempête de dollars, Méphisto, tué pour une vérité vieille de quarante ans, Pontoizau voulant l’abattre pour une raison inconnue avant d’exploser en vol, tous les blessés anonymes qui avaient grillé dans le bidonville flambé au kérosène. Le grand vainqueur de cette bataille était Morvan lui-même. Il avait repris la main sur son passé.
Erwan ouvrit les yeux. Le Padre avait allumé un feu et placé une casserole sans manche sur le foyer. Il y vidait maintenant une boîte de sauce tomate. Totalement surréaliste.
— Qu’est-ce qu’on mange ? demanda Erwan sans ironie.
— Du singe. Mais va falloir le faire bouillir au moins une demi-heure pour ramollir la carne.
Morvan se mit à couper des oignons. De nouveau, Erwan éprouva cette certitude : la jungle était le biotope naturel de son père. On s’était toujours trompé sur lui, lui prêtant des ambitions compliquées, des calculs retors. Le Machiavel de la place Beauvau, tu parles. Le Vieux était une bête farouche, un prédateur qui aimait la solitude, le grand air et l’immédiateté de l’existence animale. Survivre, oui. Se souvenir, non.
Le chef cuistot posa la seule question qui vaille :
— Qu’est-ce que tu veux savoir au juste ?
Sous sa cape de pluie, Erwan n’était plus qu’une voix dans l’obscurité :
— Qui a tué Cathy Fontana ?
— Moi.
Déception. Depuis longtemps déjà, il avait deviné que c’était la violence de son père — cette brutalité qui leur avait pourri la vie, à lui, son frère, sa sœur, et surtout sa mère — qui avait coûté la vie à l’infirmière. Mais il présageait une histoire forcément plus tordue.
Comme s’il avait perçu ses doutes, Morvan ajouta :
— J’ai été l’arme du crime, mais ce sont Maggie et de Perneke qui l’ont prémédité. Ils ont utilisé ma folie pour parvenir à leur but. (Il cala de nouvelles branches sur les braises puis, dans un geste comiquement théâtral, regarda ses mains cuivrées par la lueur du feu.) N’empêche : ce sont ces sales pattes d’assassin qui ont fait le boulot…
Erwan avait envie de rire mais ses cordes vocales étaient douloureuses — trop hurlé dans la ville minière, trop bouffé de boue, trop respiré de fumée.
— De Perneke était un jeune psychiatre qui n’avait rien à faire à Lontano, enchaîna le Vieux. J’ai jamais su pourquoi il s’était retrouvé dans ce trou mais à mon avis, il avait déjà eu des ennuis en Belgique. Il avait une manière bien à lui de pratiquer son métier. Efficace, mais il voulait être payé en retour — et pas seulement en pognon : pouvoir, femmes, sang. Il voulait aussi y gagner un savoir scientifique : on était tous ses cobayes. Il tenait Lontano : confidences des épouses qui couchaient à droite à gauche, hommes hantés par la mégalomanie, le remords ou la haine des Noirs, névrosés de toutes sortes, psychotiques, obsédés… Il recueillait les révélations de chacun, organisait ses petits chantages, amassait l’argent et gagnait de l’influence. Il contrôlait également la jeune génération — surtout les Salamandres, en leur fournissant leur drogue psychédélique qu’il fabriquait dans les sous-sols de la clinique Stanley. Il en distribuait aussi gratuitement, jouant au psy à la coule et couchant avec toutes celles qui étaient reconnaissantes. Mais l’âne veut toujours la carotte qu’on lui refuse. Ce con bandait pour Maggie qui n’avait d’yeux que pour moi…
— Alors que tu avais retrouvé Cathy…
Morvan ne répondit pas, sombrant dans ses pensées, puis s’ébroua et reprit :
— J’y reviendrai plus tard. La situation était la suivante : Maggie me voulait, de Perneke voulait Maggie, et moi, j’étais à la merci du psy. T’imagines pas mon état à cette époque : je souffrais d’hallucinations, j’entendais des voix. Même Mai 68 m’avait rejeté comme un chien qui a la rage. Au Gabon, je m’étais un peu calmé mais quand j’ai rencontré Cathy, mes crises ont repris de plus belle. Je ne savais plus ce que je faisais. Je la frappais, je voulais la balafrer, je l’étranglais. Je l’aimais et la détestais en même temps. Plusieurs fois, à Port-Gentil, di Greco est intervenu pour éviter le pire.
Di Greco : Erwan avait presque oublié ce vieux fantôme. Il faisait pourtant partie, à sa façon, des victimes de l’histoire.
— L’Homme-Clou m’a offert une porte de sortie. J’ai bouclé mes valises et je me suis enfui au Congo pour trouver la paix, pour épargner la femme que j’aimais. Les Salamandres m’ont fait du bien. Il y a eu Maggie, puis de Perneke : ses pilules, son écoute… Même l’enquête qui n’avançait pas m’éloignait de mon mal : le tueur m’obsédait et me détournait de ma propre folie. Jusqu’à la Saint-Sylvestre 70.
— Et le retour de Cathy.
Morvan hocha la tête — il venait de jeter les oignons dans la casserole.
— En fuyant, j’avais voulu la préserver, la protéger de mes crises, et la voilà qui rappliquait. Elle avait encore l’espoir de me guérir. Elle ignorait qu’elle-même était ma maladie…
Sœur Hildegarde avait déjà prononcé cette phrase mystérieuse. Que voulaient-ils dire ?
— Quand elle est apparue à Lontano, j’ai été heureux de la retrouver mais aussi terrifié à l’idée de lui faire à nouveau du mal. Très vite, j’ai recommencé à lui taper dessus.
— Et le traitement de De Perneke ?
Morvan touillait lentement sa mixture. Les pattes griffues du singe émergeaient de temps à autre parmi les bulles rouges.
— Cet enfoiré savait y faire mais je me refusais toujours à lui raconter mon enfance. Elle était si enfouie en moi qu’il aurait fallu un cric pour l’exhumer. Or, selon lui, aucun progrès n’était possible sans exorciser ce passé qui était la cause de tout. Aux médocs, aux séances d’analyse, il a ajouté l’hypnose, mais ça ne sortait toujours pas. Alors il a contacté je ne sais qui en France pour mener l’enquête. Son gars lui a envoyé un dossier complet. En vérité, rien n’était secret. Je n’avais même pas changé de nom. Quand il a découvert toute l’histoire, de Perneke a su exactement comment l’exploiter…
Erwan l’arrêta d’un geste :
— Je ne pige plus. Qu’est-ce qu’il y avait à utiliser au juste dans tes origines ? Et pour en faire quoi ? Quel rapport avec Cathy ?
— C’est qu’il te manque la pièce maîtresse du dossier.
— Laquelle ?
— Celle que j’ai volée à l’époque à de Perneke.
Le Vieux glissa sa main dans sa poche de poitrine et en sortit une photo d’identité — un cliché anthropométrique qui datait apparemment d’un tribunal d’épuration à la Libération.
— Je te présente Jacqueline Morvan…
Erwan demeura stupéfait en découvrant le visage de sa grand-mère : le sosie de Catherine Fontana. Même visage ovale, même yeux papillons. Pas besoin de s’appeler Freud pour comprendre pourquoi le Kleiner Bastard aimait et haïssait à la fois Cathy Fontana. Elle était l’incarnation ressuscitée du cauchemar de son enfance.
— Le plus étrange, continua le Padre, c’est qu’à l’époque, j’avais tellement refoulé ces années de merde que je ne voyais pas cette ressemblance. En revanche, quand de Perneke a reçu ce portrait, il a compris la clé de ma relation infernale avec Cathy. Il a même échafaudé un plan, inspiré par Maggie.
— Quel plan au juste ?
— Maggie était la reine de Lontano. On ne lui avait jamais rien refusé. L’outrage qu’elle avait subi le soir de la Saint-Sylvestre — Cathy m’avait récupéré sans le moindre effort — lui était insupportable. Elle voulait effacer cette fille, par n’importe quel moyen. Or, elle pouvait tout demander au psy, en échange de ses faveurs.
— Tu veux dire…
— Ils ont conclu un pacte : une nuit avec elle contre la peau de Cathy. De Perneke lui a d’abord vendu qu’il pouvait me forcer à rompre avec elle. Maggie attendait de voir. Il a resserré ses séances, il m’a confronté à cette photo de ma mère, m’a soutenu que le problème ne venait pas de moi mais de Cathy, que je devais chasser cette image qui ranimait mes souffrances de jadis… Quand il a fini par comprendre qu’il ne parviendrait pas à me faire accepter la vérité, il a opté pour les grands moyens et nourri cette haine qui me dévastait. Il ne me parlait plus que de catharsis. Il m’a persuadé que je devais détruire ce visage, balayer cette image qui était la source même de ma folie. Je me souviens encore de sa voix qui murmurait : « Tu dois trouver ta catharsis, Grégoire… »
Il se tut quelques secondes puis reprit, d’un ton presque rêveur :
— Tu sais ce qu’écrivait Freud à Sabina Spielrein, la maîtresse de Carl Jung ?
— Non.
— « Je crois que vous aimez encore le docteur Jung, d’autant plus puissamment que vous n’avez pas mis en lumière la haine que vous lui portez. » Je ne cherche pas d’excuse mais ce qui devait arriver arriva. Cette fameuse nuit d’avril, j’ai eu une crise plus violente que les autres. J’ai étranglé Cathy avec la conviction que ma libération était à ce prix. J’ai serré mes doigts autour de son cou en l’entendant hurler : « Kleiner Bastard ! » Je voulais la faire taire, je voulais l’empêcher de me faire du mal, de…
Le Vieux reprit son souffle et poursuivit, pianissimo :
— Tout s’est passé dans une chambre de la Cité Radieuse. J’avais installé mon QG là-bas. Des voisins ont entendu des cris, ils ont alerté le veilleur de nuit.
— Faustin Munyaseza ?
— Lui-même. Il m’a surpris le couteau à la main alors que j’avais déjà tondu le crâne de Cathy et que je lui gravais une croix gammée sur le front. Il a réussi à me maîtriser et a appelé de Perneke.
Erwan comprit un détail insoupçonné de l’affaire : Thierry Pharabot, le véritable Homme-Clou, n’avait jamais rasé le crâne de ses victimes mais la légende avait retenu ce trait particulier à cause du meurtre de Cathy. Une autre vérité découlait de ce premier fait : Kripo, le deuxième Homme-Clou, connaissait cet aspect de l’affaire — et pour cause, il assistait, enfant, le meurtrier durant ses sacrifices —, il savait que Pharabot ne pratiquait pas ce rite ; or il avait tout de même rasé ses victimes en septembre dernier, façon pour lui de signifier à Morvan qu’il savait tout.
Son père était plongé dans une rêverie taciturne, tournant toujours sa cuillère dans la casserole comme s’il préparait quelque potion maléfique.
Il frissonna et reprit :
— De Perneke s’est radiné avec Maggie à la Cité Radieuse.
— Pourquoi Maggie ?
— Jamais il n’aurait pu gérer seul une telle situation. Or, Maggie était la seule au courant.
— Cela aurait été plus simple de te faire arrêter.
— T’as vraiment les neurones encrassés. De Perneke voulait coucher avec Maggie qui voulait me récupérer. Il fallait donc faire porter le chapeau du meurtre au seul suspect possible : l’Homme-Clou.
— Comment avez-vous embarqué le corps ?
Grégoire se leva. Avec sa tignasse crépue et son poncho de pluie, il ressemblait à un aventurier mythique. Un homme qui a taillé sa légende à coups de machette et de pépites.
— On verra demain. Pour l’instant, tu bouffes ton singe et tu dors. Les FARDC doivent être déjà de retour. Ils vont penser que le carnage d’aujourd’hui est un coup des Tutsis. Dans quelques heures, ça va péter de partout. On doit repartir à l’aube.
Erwan accepta sa gamelle : des morceaux de viande baignant dans une sauce qui piquait les yeux. La gueule racornie du macaque paraissait reprendre son souffle à la surface. Aucun problème : il aurait avalé un pneu. Il mangea comme au temps des cavernes, avec les mains, puis s’endormit sans même avoir le temps de ruminer les aveux de son père.
Trois heures du matin. Service de réanimation de l’Hôtel-Dieu.
Après la catastrophe de Beaubourg, Gaëlle et Audrey avaient suivi l’ambulance jusqu’aux urgences de l’île de la Cité, de l’autre côté de la Seine. D’autres voitures de police leur filaient le train, bourrées de flics qui se demandaient ce qui s’était passé au juste et quelles étaient les emmerdes à venir.
Gaëlle était furieuse et bouleversée, rejetant la responsabilité du fiasco sur Audrey. Pourquoi ne pas l’avoir laissée mener cette soirée en solo ? À quoi la fliquette rétorquait qu’elle avait rameuté l’équipe d’Erwan — un colosse qu’on appelait Tonfa et un kakou gominé du nom de Favini — par précaution. Le reste, les flics du poste de police, le fourgon qui s’en était mêlé, c’était la faute à pas de chance.
Elles s’étaient engueulées tout le trajet et avaient fini sur un statu quo dans la cour intérieure de l’hôpital. Plus tard, elles s’étaient fait refouler par les urgentistes — personne au bloc — et s’étaient installées dehors, dans des fauteuils roulants qui traînaient là, grillant clope sur clope.
Gaëlle avait prié en silence — non pas Dieu, le destin : Éric Katz devait vivre. Pour répondre à leurs questions bien sûr mais aussi parce que l’existence du psy ne pouvait s’achever d’une manière aussi stupide. Malgré les soupçons qui pesaient sur lui, elle conservait une espèce de tendresse pour ce type bizarre. Elle refusait de se l’avouer mais ses séances avec lui — en dehors de ses délires sentimentaux — lui avaient fait du bien. Elle s’en souvenait maintenant comme d’un ressac régulier qui lui avait apporté soulagement et quiétude.
Les médecins leur avaient laissé peu d’espoir. Le psy s’était pris de plein fouet la calandre du 4 x 4. Le choc avait provoqué une hémorragie au thorax et à l’abdomen. Les cervicales avaient également morflé et le pronostic vital était sérieusement engagé.
Durant la nuit, Gaëlle et Audrey n’avaient parlé à personne du service hospitalier ni obtenu la moindre information supplémentaire. Elles ne pouvaient que fumer sur leurs espèces de chiliennes morbides, en regardant passer les urgences du samedi soir et les inculpés en route pour l’unité médico-judiciaire de l’Hôtel-Dieu.
Sur le coup de 2 heures, Gaëlle s’était décidée à révéler le secret qu’elle avait sur l’estomac — la phrase chuchotée à son oreille par Katz : « L’Homme-Clou n’est pas mort… » Aucune réaction de la part d’Audrey. Sans doute la confirmation de ce qu’elle redoutait : un lien direct avec l’affaire de septembre, voire celle des années 70. À qui d’ailleurs Katz faisait-il allusion ? À Philippe Kriesler, alias Kripo, reconnu coupable des meurtres de cet automne ? Ou au fantôme de Lontano, Thierry Pharabot, qui avait sévi dès 1969 dans le Haut-Katanga ? Aucune hypothèse n’avait de sens. Pharabot était mort d’un AVC dans un institut psychiatrique en 2009. Quant à Kripo, c’était Gaëlle elle-même qui lui avait tranché la gorge le 20 septembre dernier.
Enfin, un homme squelettique, portant encore sa blouse de papier vert, vint à leur rencontre. Abaissant son masque, il révéla un visage long aux yeux mélancoliques. Malgré ses traits tirés par les heures d’opération, il irradiait une forme d’énergie sombre, comme puisée à même la fatigue et la fébrilité.
— Je suis désolé, dit-il en sortant un paquet de cigarettes, c’est fini.
— Il est mort ? demanda stupidement Gaëlle.
Le médecin tiqua puis prit le temps d’allumer sa clope.
— Le cœur a lâché. L’hémorragie avait déjà noyé les organes. On a tenté l’impossible mais c’était perdu d’avance.
— Il n’a rien dit avant de mourir ? demanda Audrey.
De nouveau, le chirurgien la regarda de biais — son visage fatigué possédait un charme ensorcelant.
— Tout s’est passé sous anesthésie.
Elles reculèrent entre les fourgons de police et les ambulances du SMUR. Elles allaient se tirer quand le toubib les apostropha :
— Vous avez rempli les papiers d’admission ?
— On ne sait rien sur lui.
— Sa Sécu ? Sa famille ?
— On vous dit qu’on sait rien ! s’énerva Gaëlle. J’avais juste rendez-vous avec lui ce soir. Il a paniqué, pour des raisons qui seraient trop longues à vous expliquer, et s’est mis à courir, se jetant sous les roues du 4 x 4.
Le médecin fit un pas vers elle. Sa belle gueule affichait les tourments de la nuit.
— Vous vous foutez de moi ou quoi ?
— Quoi ? fit Gaëlle un ton plus haut encore. Qu’est-ce qu’il y a ?
Il les considéra d’un air consterné.
— Pourquoi vous dites « lui » ? reprit-il en allumant une nouvelle Marlboro à la précédente.
Gaëlle lança un regard à Audrey et eut une fulgurance : elles n’avaient rien compris à l’histoire.
— Qu’est-ce qu’il faudrait dire ?
Le médecin cracha sa fumée avec une rancœur sourde.
— La victime que vous nous avez amenée était une femme.
— Bien dormi ?
Six heures du matin. Erwan essaya de se lever mais il était coincé entre les racines qui lui avaient servi de lit, sans compter l’eau boueuse qui faisait ventouse et son gilet balistique qui formait sous son ciré une carapace, modèle scarabée. Enfin, après plusieurs essais, il réussit à se désencastrer de la fourche verdâtre.
Les pluies de l’aube étaient déjà passées. En cherchant la bonne exposition, il pourrait sécher en moins d’une heure. Il ôta sa cape de pluie, le gilet pare-balles et s’étira. Il était presque surpris, après le cataclysme de la veille, que le soleil soit au rendez-vous. Lumière, parfums, raffut animal : tout était en place. Une nouvelle fois c’était, dès le premier battement de cils, la naissance du monde qui s’écrivait.
Morvan alimentait le feu — à croire qu’il ne l’avait pas laissé s’éteindre.
— P’tit déj.
Aucun souvenir du moindre rêve. Seuls des mots de la veille flottaient dans son esprit — la confession de son père, le meurtre à l’ombre d’autres meurtres, la folie manipulée par une autre folie… Morvan préparait un chikwangue, cette boule de manioc aux relents d’excréments qu’Erwan avait déjà goûtée sur les barges.
— Assieds-toi.
Erwan s’installa sur une pierre. La clairière était striée de rais éblouissants où passait toute la trame de la forêt : poussière, pollens, insectes… Au loin, les oiseaux et les singes se renvoyaient la balle, nourrissant un contrepoint qui pouvait facilement rendre fou si on y prêtait l’oreille.
— J’attends la fin de l’histoire, fit Erwan en arrachant un fragment de chikwangue et en le trempant directement dans la sauce réchauffée de la veille — lui aussi devenait africain.
Morvan sourit. Traits détendus, il semblait libéré par ses confidences. Depuis plus de quarante ans qu’il vivait avec ce secret, sa seule façon d’en parler avait été les coups donnés à son épouse, en souvenir du bon vieux temps.
— Je n’ai plus grand-chose à raconter, répondit-il en portant à son tour un morceau à ses lèvres. Cette nuit-là, de Perneke m’a fait une piqûre et je me suis endormi dans la voiture de Maggie. Quand je me suis réveillé, le lendemain matin, j’étais toujours sur la banquette arrière, au bord du fleuve.
— Où précisément ?
— Les de Creeft avaient une remise à bateaux à trois kilomètres de Lontano. C’est là-dedans que Maggie et de Perneke se sont enfermés pour mutiler le corps.
— Maggie aussi ?
— Maggie surtout. De Perneke était un froussard. Il ne supportait ni la violence physique ni la vue du sang. Je peux te certifier que c’est elle qui a fait le boulot. Elle a planté les clous, les tessons, arraché le foie et les reins, découpé la vulve. Elle connaissait parfaitement le modus operandi de l’Homme-Clou : avec moi, elle était aux premières loges.
— Tu crois… enfin… qu’elle y a pris du plaisir ?
— Elle en a mouillé sa culotte tu veux dire.
Deuxième boulette de manioc. Pas question de vomir. Erwan sentait déjà sous ses pieds la glaise qui tiédissait et se raffermissait. À midi, elle serait dure comme de l’asphalte.
— Et vis-à-vis de De Perneke, elle a honoré… sa promesse ?
— Maggie avait eu ce qu’elle voulait : ils ont couché ensemble la même nuit, au fond d’un des bateaux du hangar, après avoir balancé le corps de Cathy au bord d’une piste. À quelques mètres de là, je dormais dans la bagnole, drogué jusqu’à l’os. Ta famille te plaît, mon grand ?
Erwan aurait dû être horrifié, il était simplement épuisé. Le mal, c’est comme le reste : au-delà d’un certain seuil, on est anesthésié.
— À ton réveil, comment tu as réagi ?
— Maggie s’est donné le beau rôle en prétendant avoir maquillé le corps pour m’innocenter mais je ne voulais pas de cette combine. J’ai décidé d’aller me livrer. Mais avant, je voulais voir de Perneke pour comprendre comment j’avais pu perdre à ce point les pédales. Quand il m’a vu rappliquer, il a paniqué et m’a balancé toute l’histoire. Comment il m’avait conditionné, inculqué la certitude que la mort de Cathy serait ma libération, comment avec ce mot-clé, « catharsis », il m’avait imprimé un ordre meurtrier au fond de la tête. Pour sauver sa peau, il m’a aussi révélé que derrière tout ça, il y avait Maggie : c’était elle qui avait planifié la mort de Cathy. Je n’y croyais pas. Il m’a alors donné les détails : leur deal secret, la nuit qu’ils avaient passée ensemble alors qu’ils venaient d’abandonner la dépouille dans la brousse. Je l’ai tabassé à mort mais pas tout à fait. Je voulais un châtiment durable, pas la peine capitale. Je suis retourné voir Maggie pour lui infliger la même raclée. Elle ne s’est même pas défendue. Ensuite, j’ai marché dans la brousse, sans but ni raison. Ma vie était foutue : j’étais condamné à vivre dans le remords et la rage éternelle… J’ai voulu me foutre en l’air mais j’avais une mission : arrêter l’Homme-Clou — le vrai. Personne d’autre que moi ne pouvait le faire. Je devais bien ça aux victimes, et même à Cathy. Finir le boulot avant d’en finir avec moi-même. J’ai repris l’enquête, faisant mine d’inscrire la mort de Cathy au compteur de l’autre. De Perneke a disparu pour de bon et Maggie a été discrètement hospitalisée. J’étais hagard, défoncé aux médocs, mais des problèmes plus sérieux encore sont venus des de Creeft… Quand le père de Maggie a découvert dans quel état j’avais laissé sa fille, il a mis un contrat sur ma tête. J’ai pas eu le temps de te présenter celui qui deviendrait mon beau-père mais le pedigree était sérieux : violent, sadique, autoritaire, partisan de l’inceste modéré pour protéger sa race, plaçant les Noirs en dessous des singes dans l’échelle de l’évolution, exerçant un pouvoir féodal et meurtrier sur ses terres… Une vraie caricature. Bref, avec les Blancs Bâtisseurs au cul, je n’avais aucune chance. Ils étaient chasseurs, armés jusqu’aux couilles, et connaissaient la brousse presque aussi bien que les Blacks. Mon sort était réglé.
Erwan écoutait à la manière d’un enfant subjugué par un conte — continuant machinalement à avaler des bouchées à l’odeur de bouse.
— Comment tu t’en es sorti ?
— J’avais deux monnaies d’échange. D’abord, en fouillant leur passé, j’avais découvert pas mal de secrets sur leurs familles — des atrocités qu’il ne valait mieux pas divulguer, ni auprès de Mobutu ni dans la presse internationale. Mon autre atout, c’était ma connaissance du dossier de l’Homme-Clou. Même si je ne l’avais pas encore identifié, il était évident que j’étais le seul à pouvoir le choper. Les Blancs m’ont épargné en échange de deux promesses : la première, exécuter le tueur quand je l’aurais trouvé ; la deuxième, épouser la fille de Creeft une fois l’affaire close. On imprimerait les bans avec le sang du féticheur.
Erwan s’arrêta de manger : l’histoire, même complètement cinglée, avait sa propre logique, or ses rouages venaient de se bloquer.
— Pourquoi voulaient-ils que tu épouses Maggie ?
— Parce qu’elle le souhaitait et que pour son père, ses désirs étaient des ordres. Pour en revenir à l’Homme-Clou, il a fallu encore deux homicides pour que je découvre ce dément qui se faisait vacciner contre le tétanos après chaque victime. Le meurtre de Cathy avait rendu Pharabot fou de rage. Il s’est mis à tuer n’importe qui — Colette Blockx et Noortje Elskamp n’appartenaient pas aux familles des Bâtisseurs — et, si c’est possible, avec plus de barbarie encore. Quand je me suis retrouvé face à Pharabot au fond de la brousse, je n’ai pas pu le tuer. La solidarité des chiens enragés sans doute. J’ai eu pitié de ce pauvre mec givré. Comme moi, il n’était qu’un gosse abandonné qui avait été abusé sexuellement et torturé par les adultes. Au fond, je ne valais pas mieux que lui. Je l’ai remis aux autorités de Lubumbashi pour éviter son lynchage et j’ai épousé Maggie. Les Blancs Bâtisseurs ont renoncé à leur projet d’exécution quand ils ont su que Pharabot ne dirait rien sur eux. Ou du moins que personne ne le croirait. Le nganga allait finir exécuté ou enfermé à vie dans un asile, ce qui revenait au même. Il n’y avait plus qu’à organiser un beau mariage.
Morvan se tut et attrapa une gourde d’eau purifiée. À mesure qu’il parlait, sa voix changeait, devenant de plus en plus rauque. Il en vida une bonne moitié d’un trait.
— J’ai d’autres questions, risqua Erwan.
Grégoire était déjà debout, regardant sa montre :
— Désolé, mon garçon, mais ça devra attendre. Il faut absolument se mettre en route si on veut choper l’avion de Chepik.
— T’es sûr qu’il sera là ?
Le Vieux ramassa sa casserole puis s’accroupit pour la laver dans une flaque. Une vraie fée du logis.
— On verra bien.
— Et après ?
— Après ? répéta-t-il en éteignant le feu d’un coup de talon. On prend le premier vol pour Kinshasa et je te fous dans le suivant pour Paris. Tu voulais la vérité ? Tu l’as eue. Maintenant, c’est : « terminé les conneries » et « retour à la case départ ».
Erwan songea au jeu de l’oie :
— Sans passer par la case prison ?
— Pour qui ? Pour moi ? On va essayer d’éviter le puits et le labyrinthe, répondit son père en lui faisant un clin d’œil, ça sera déjà pas mal.
D’un commun accord, ils avaient décidé que Sofia rentrerait ce matin à Paris avec les enfants. Les mises en garde du Vieux l’avaient suffisamment effrayé pour que Loïc leur réserve une place dans le vol de 9 h 45, mais pas assez pour qu’il se résigne, lui, à abandonner l’enquête. Il voulait en savoir plus sur le rôle de Balaghino et de Pontoizau dans le trafic d’armes et le meurtre de Montefiori.
Le réveil avait été dur. Malgré les somnifères, il avait lutté toute la nuit pour ne pas rejoindre Sofia dans sa chambre et pleurer dans ses bras. Pas le moment de flancher. Son sevrage redorait son blason aux yeux de la comtesse et même s’il s’en moquait, cela ne pouvait pas nuire à leurs relations.
À 8 heures, on avait placé les bagages dans le coffre, dit adieu à la reine mère et aux sœurs orphelines. Ils avaient dû sortir par le portail du personnel afin de tromper les reporters toujours en faction devant la villa. De ce côté, les routes pour descendre la colline étaient étroites et tortueuses, ouvertes sur l’à-pic de la pente : quand il croisait un autre véhicule, Loïc devait reculer jusqu’à trouver une place sur le bas-côté afin de céder le passage. Souvent, il devait même se glisser sous le porche ouvert d’une villa.
Il avait les nerfs à vif et regrettait de ne pas avoir pris ses médocs avec son café. Détail aggravant, il conduisait une des Jaguar du Condottiere. La voiture d’un mort d’abord. Un engin hors de prix ensuite. À chaque manœuvre, il sentait ses testicules se compresser au fond de son scrotum. Le bruit des herbes sur la carrosserie, la proximité des murs d’enceinte ou du vide, l’espace à peine suffisant pour laisser deux voitures se croiser lui collaient des suées. Il avait l’impression que Montefiori, assis à l’arrière, guettait le moindre de ses mouvements.
Le paysage était pourtant serein. Ruban d’ardoise de la route, parcs déployés en terrasses, cyprès à flanc de coteau jouant leur rôle de brise-vent, villas, plus hautes encore, offertes aux rafales — en été, leur fraîcheur était recherchée. En contrebas, le village de Fiesole se lovait comme un soldat endormi, avec le campanile du Duomo en guise de fusil.
Trêve de poésie à deux balles : il n’en menait pas large — la voiture, le manque, l’idée de se retrouver bientôt seul là-haut, cerné par les deux sorcières hystériques et la belle-mère dépressive. En même temps, les résultats de leur enquête le galvanisaient. Eux qu’on avait toujours pris pour des gamins insouciants, nés avec une cuillère de platine dans la bouche, ils avaient découvert les assassins du Condottiere et leur mobile !
— J’ai mal au cœur…, gémit Lorenzo à l’arrière.
— Moi aussi, le rassura Loïc.
Le ristretto qu’il avait bu avant de partir lui restait sur l’estomac.
— Je vais passer à l’arrière, décida Sofia.
Elle détacha sa ceinture, s’arc-bouta dans l’habitacle et se glissa entre les deux sièges, distillant un sillage parfumé qui rappelait à Loïc quelque chose sans qu’il puisse dire quoi. Putain de cerveau cramé.
Au sortir d’un virage en épingle à cheveux, nouvelle voiture. Pas moyen de passer. Le véhicule fit marche arrière mais ne s’engagea pas dans le portail ouvert sur sa droite. Sans doute à Loïc de le faire. Il manœuvra en apnée, le cœur à l’arrêt, pénétra dans la cour tandis que la bagnole repartait dans son dos.
Il enclenchait la marche arrière quand il vit dans son rétroviseur deux hommes se précipiter sur les portes du porche, les enfermant dans le patio.
— Qu’est-ce que…
L’instant d’après, un cerbère frappait à sa vitre, tout en écartant sa veste sur un calibre glissé dans un holster. Dans sa grande innocence, Loïc crut qu’il s’agissait de la police.
— Descends, ordonna l’homme en italien.
Loïc ne bougea pas. Encore une fois, son père avait eu raison. Encore une fois, il le comprenait trop tard.
— Sors, je te dis…
L’homme parlait doucement mais son accent sicilien donnait une violence souterraine à ses paroles. Le vent âcre et sanguinaire des terres du Sud soufflait par sa bouche. Loïc s’exécuta tandis qu’un autre mafieux ouvrait la portière arrière et arrachait son portable à Sofia. Milla et Lorenzo sanglotaient, se serrant contre leur mère qui se retenait elle-même de hurler.
— Ne leur faites pas de mal, bredouilla Loïc.
L’homme sourit et le saisit par la nuque comme un braconnier aurait attrapé un lièvre. Avec un peu de chance, il s’en tirerait avec un passage à tabac. Quand ils le forcèrent à s’agenouiller devant la calandre de la Jaguar, il comprit qu’ils allaient le tuer sous les yeux de sa femme et de ses enfants.
Une exécution en règle, qui servirait de leçon aux Montefiori.
Il n’eut que le temps d’apercevoir Sofia, à l’intérieur de l’habitacle, obligeant les enfants à se pencher en avant afin qu’ils ne voient pas la cervelle de leur père éclabousser le pare-brise. Cette dernière attention l’émut aux larmes.
Il s’attendait à découvrir la gueule noire d’un calibre, l’homme se contenta d’ouvrir sa braguette.
— On s’est renseignés sur toi, garrusu, souffla-t-il en sortant son sexe en érection. Il paraît que t’adores ça…
Isabelle Barraire, ex-Hussenot. Quarante-sept ans, divorcée, psychiatre. Décédée le dimanche 18 novembre 2012 à 2 h 47, à l’Hôtel-Dieu, Paris.
La morte avait été identifiée le plus simplement du monde : par ses empreintes digitales. Arrêtée pour troubles sur la voie publique et agressions durant les années 2000, elle avait été plusieurs fois placée en garde à vue — et donc fichée.
À partir de là, il avait suffi de dérouler le fil. En quelques heures, Audrey avait pu dresser son profil. État civil. Bulletin numéro un du casier judiciaire. Tribunal des affaires familiales. Témoins au saut du lit. Audrey n’avait fait ni dans la dentelle ni dans la légalité. Elle avait menacé, gueulé, fait jouer ses contacts. Et utilisé tous les moyens en son pouvoir pour décrocher le plus vite possible le maximum d’informations sur cette femme qui, à quarante ans passés, s’était transformée en homme.
Audrey jouait la montre : dans une poignée d’heures, elle serait mise à pied. Elle avait déjà essuyé deux savons en arrivant au 36 : Jean-Pierre Fitoussi d’abord, patron de la Crime, puis Patrick Abreu, son nouveau chef de groupe. De simples hors-d’œuvre avant le plat de résistance servi par l’IGS. Le dessert, ce serait la commission disciplinaire qui la mettrait en disponibilité sine die.
Gaëlle était rentrée dormir quelques heures. Trop de pensées contradictoires, trop de remords, trop de fatigue. À 10 heures, Audrey l’avait réveillée pour la convoquer une nouvelle fois au 36 en vue d’un briefing. Gaëlle avait sauté dans un taxi. Plus les jours passaient, plus elle était impressionnée par cette nana mal fagotée qui ne semblait vivre — mal — que pour son boulot.
Cette fois, le rapport était complet et détaillé.
Isabelle Barraire naît à Clermont-Ferrand en 1965 au sein d’une famille fortunée (depuis le XIXe siècle, les Barraire possèdent des laveries qui ont essaimé à travers toute la France). Après une scolarité brillante, elle suit des études de médecine à Paris, obtient son diplôme en 1992, choisit la psychiatrie. Interne à l’hôpital Sainte-Anne, elle rencontre Philippe Hussenot, son aîné de cinq ans, qu’elle épouse en 1994. Un premier enfant, Hugo, en 1995. Puis Noah, en 1998. Séparation, divorce prononcé en 2002.
À première vue, l’itinéraire classique d’un couple dans une capitale occidentale. Coup de foudre, mariage, boulot, enfants, puis lassitude, ennui, ressentiment… jusqu’à la rupture. On reprend sa liberté et on recommence, un peu plus loin, un peu plus vieux. Mais l’histoire des Hussenot était plus compliquée.
Depuis l’adolescence, Isabelle souffre de troubles mentaux : comportement agressif, scandales sur la voie publique, harcèlement… Elle est internée à différentes reprises à Maison-Blanche, l’institut psychiatrique prenant en charge les malades habitant dans le Nord-Est parisien (elle habite durant ses études près de la place Saint-Georges).
Audrey avait consulté des rapports d’experts. Il y était question de schizophrénie, d’obsessions paranoïaques, de bipolarité — la sauce habituelle, mais dans une version très relevée. On ne comptait plus les épisodes psychotiques d’Isabelle : hallucinations, voix intérieures, actes violents…
Malgré tout, la jeune femme réussit le concours de médecine à Paris — ce qui tient du prodige. Durant une période de rémission, elle rencontre Hussenot et fait illusion — pour un psychiatre, on ne peut pas dire qu’il ait eu beaucoup de flair. Elle vit alors sous neuroleptiques : c’est à ces traitements qu’elle doit de ne pas moisir ad aeternam dans un asile. Vers la fin des années 90, alors même qu’elle exerce à l’hôpital Paul-Guiraud de Villejuif, Hussenot demande le divorce — il ne supporte plus les crises de sa compagne. Finalement, virage à cent quatre-vingts degrés : ils font un deuxième enfant. Peine perdue : le couple se sépare deux ans plus tard. La partie devant le juge est serrée. Pas question de conciliation. Suite à une expertise psychiatrique, Hussenot obtient la garde exclusive de ses fils — Isabelle ne pourra les voir que deux fois par mois.
À cette époque, elle n’exerce plus et passe plutôt ses nuits à l’I3P (infirmerie psychiatrique de la préfecture de police), dans le 14e arrondissement, en tant que patiente. En 2002, elle est arrêtée déguisée en officier nazi (elle a déjà les cheveux courts), drapée dans une cape noire. Un peu plus tard, elle est interpellée sous les fenêtres de Philippe — elle hurle qu’il est impuissant et qu’il n’est pas le père de ses enfants. La même année, elle est surprise en train de foutre le feu à un foyer d’immigrés du 20e arrondissement (elle a pris en grippe ce quartier de Paris depuis ses séjours à Maison-Blanche). Avocats, experts, clinique : les Barraire étouffent le coup.
Après le fascisme, Isabelle se passionne pour la calligraphie japonaise : elle s’y adonne à l’excès, s’y brûle les yeux. Elle habite à l’époque rue du Faubourg-du-Temple. Elle insulte les Maghrébins, les Noirs dans la rue. Elle prétend qu’elle est vierge, que ses enfants ne sont pas les siens — que Hussenot les a achetés en Albanie et qu’il pratique des expériences médicales sur eux. En 2003, épuisée, désespérée, elle se tranche la gorge au couteau — elle est sauvée in extremis mais ses cordes vocales sont endommagées. Elle en garde un timbre atone et métallique.
Enfin, elle rentre en Auvergne et semble calmée — moins de mains courantes, plus de pilules — mais en 2006, Philippe meurt avec ses enfants dans un accident de voiture en Grèce. Isabelle disparaît des radars.
Malgré ses efforts, Audrey n’avait pas réussi à retrouver sa trace — pas de Sécu, pas de PV, aucune carte de crédit ni activité repérable. Au sens strict du terme, Isabelle Barraire n’existait plus. Où avait-elle été alors soignée ? Quand était-elle devenue Éric Katz ? Celui-ci avait ouvert son cabinet en 2009. Audrey, après l’Hôtel-Dieu, s’était payé une nouvelle virée là-bas, inspectant les archives et piquant des dossiers : au point où elle en était… Elle avait découvert qu’Isabelle avait surtout récupéré des patients de son ex. Ce qui confirmait un scénario latent : en changeant de sexe et de personnalité, l’ex-Mme Hussenot avait fait sa propre catharsis. Elle était devenue un avatar de son ancien mari.
Un évènement particulier avait favorisé cette métamorphose : la mort de son père en 2008. D’un coup, Isabelle avait perdu son seul soutien moral mais avait hérité d’une fortune. À partir de là, sa démence avait eu le champ libre, sur tous les plans.
Tout en intégrant ces éléments, Gaëlle ne quittait pas des yeux un portrait anthropométrique d’Isabelle Barraire, pris une dizaine d’années auparavant, lors d’une de ses gardes à vue. Malgré ses cheveux courts, sa féminité ne faisait encore aucun doute. Plus tard, ses traits s’était durcis, jusqu’à exprimer une virilité ambiguë.
— Café ?
— Non.
On était dimanche midi et Gaëlle et Audrey n’avaient déjà plus grand-chose à se dire. Tristesse face à cet accident stupide. Frustration de se retrouver encore une fois au pied du mur. Désarroi face à tant de questions sans réponse. Quels étaient les liens entre Isabelle Barraire et l’Homme-Clou ? De quel assassin s’agissait-il au juste ? L’Africain ? Le Parisien ? Pourquoi avait-elle eu Anne Simoni comme patiente ? Pourquoi possédait-elle aussi un dossier sur Ludovic Pernaud ? Avait-elle attiré, d’une façon ou d’une autre, Gaëlle dans son cabinet ? Était-elle aux ordres d’un personnage de l’ombre ?
L’Homme-Clou n’est pas mort…
Elles devaient repartir de zéro. Découvrir de qui avait voulu parler la psy. Pour l’instant, il n’y avait aucune raison de remettre en cause les résultats de l’enquête d’Erwan qui avait démontré la culpabilité de Kripo. Il fallait plutôt intégrer la psychiatre démente dans la boucle. Connaissait-elle Philippe Kriesler ? Ou un des quatre suspects qui s’étaient pris pour l’Homme-Clou après s’être fait greffer sa moelle osseuse ? L’investigation avait révélé tant de cinglés dans le sillage du nganga…
Au-delà de ces interrogations, un fait troublait Gaëlle en profondeur. Un déchirement intime, presque physique. Savoir qu’elle s’était confiée, durant plus d’une année, à un imposteur — une femme en l’occurrence, qui l’écoutait, accueillait ses révélations, ses confessions, comme une araignée englue sa proie dans ses fils poisseux. Pour enfoncer le couteau dans la plaie, elle se repassait les signes de féminité qui l’avaient toujours frappée chez Katz : ce visage ambigu, ces cols montants qui lui donnaient l’air d’un comptable à l’ancienne et qui dissimulaient sans doute les cicatrices de son suicide raté, ces mains trop longues, évoquant les serres d’un rapace, cette voix détimbrée qui semblait n’avoir jamais choisi entre les graves et les aigus… Comment avait-elle été si aveugle ? Éric Katz avait tout du travelo — sauf que l’inversion était… inversée.
Elle essayait d’imaginer la vie secrète d’Isabelle Barraire, les coulisses de sa folie. Elle la voyait s’introduire dans le caveau des Hussenot aux Lilas, exhumant les corps, puis les éviscérant, les embaumant, les roulant dans des bandelettes trempées de résine, associant ses connaissances médicales aux informations qu’elle avait pu glaner sur l’ancienne Égypte. Elle l’envisageait aussi recueillie, sur son prie-Dieu, après qu’elle avait ouvert, comme à chaque visite, les cercueils.
Le pire était qu’elle ne se sentait pas si éloignée de cette désaxée. Elle aussi avait fini plusieurs fois à l’I3P, pour se retrouver ensuite à l’hôpital Henri-Ey, ses chambres d’isolement, ses lits à sangles. Elle aussi avait été internée par son père dans les cliniques les plus chics, notamment les Feuillantines.
Et maintenant ?
La situation était vite vue. Audrey ne disposait plus d’aucun moyen pour enquêter et Gaëlle était remise à sa place : à la marge. Elle n’espérait plus que deux choses : le retour de son frère aîné et une nouvelle catastrophe, quelle qu’elle soit. La peur, c’est comme le froid, il faut bouger, s’agiter pour ne pas se laisser emprisonner par elle.
Quoi qu’il arrive, Gaëlle était preneuse.
À midi, comme prévu, ils atteignirent la région des mines. Une matinée en pirogue à trancher les flots bruns comme un cutter des blocs de cannabis — et pour Erwan, à se triturer le cerveau sur les aveux de son père. Pas question de l’arrêter au sens judiciaire du terme. Tout s’était passé sur le territoire du Congo-Kinshasa. Et quarante ans auparavant : autant dire, du point de vue de la loi, plusieurs siècles. Mais surtout, il n’avait pas l’ombre d’une preuve, excepté ces aveux que le Vieux ne répéterait pas.
La vraie question était ailleurs : coupable ou non coupable ? Erwan était seul juge — à la fois président du tribunal, avocat général, avocat de la défense et jury. Quand il se lançait dans ce jeu de rôle, sa tête lui paraissait près d’éclater. Le plus inattendu, c’était que le procès avait basculé. Son père, personnage honni, tueur et barbouze, bourreau de leur mère, était devenu une victime — de son enfance, de ses troubles mentaux, d’un duo de détraqués pervers… Coupable ou non coupable ?
— On y sera bientôt, annonça Morvan. Remets ton gilet pare-balles.
Erwan, crevant de chaud, et déjà affublé d’une chasuble gonflable, ne bougea pas. En réalité, il n’avait plus assez de jus pour s’inquiéter de quoi que ce soit.
— Mets-le, insista Grégoire. C’est pas le moment de se relâcher.
— On a signalé aussi des troupes dans ce coin ?
— Pas celles que tu connais. Des Maï-Maï, des kadogos, tout aussi dangereux mais moins visibles. Ils seraient ravis de nous cueillir à l’embarcadère…
Erwan leva les yeux, redoutant en prime l’arrivée d’un nouvel hélicoptère de la MONUSCO. Les Casques Bleus allaient sûrement organiser des représailles après la mort de leur chef.
Cette perspective lui rappela une autre question : pourquoi Pontoizau avait-il voulu le buter ?
— Le Québécois était le trafiquant d’armes, expliqua Morvan avec un sourire funeste. Il a été le grand ordonnateur du carnage des deux derniers jours en équipant ces sauvages. Je ne sais pas comment il s’est démerdé mais il a détourné ses propres stocks au profit des bandes armées. C’est lui aussi qui a tué Montefiori, impliqué dans ce trafic. Tu as appelé à l’aide ton pire ennemi. Tu n’étais pour lui qu’un témoin à abattre.
Encore une révélation à digérer, encore des masques qui tombaient dans cette saga de plus en plus chaotique.
— Comment tu sais tout ça ?
— Ton frère. Il a décroché ce scoop à dix mille kilomètres d’ici.
Erwan ne voyait pas le rapport entre l’enfer du fleuve et Loïc mais il s’abstint de développer. Après tout, ce n’était pas cet épisode qui l’intéressait.
— Combien de temps avant d’arriver ? demanda-t-il.
— Une demi-heure.
Assez pour revenir à l’Homme-Clou :
— Raconte-moi le reste.
— Quel reste ?
— Ce matin, tu m’as dit : « Les Blancs Bâtisseurs ont renoncé à leur projet d’exécution quand ils ont su que Pharabot ne dirait rien sur eux. » Que savait-il au juste ? D’après sœur Hildegarde, il appartenait lui-même à ces clans fondateurs…
— Je te l’ai déjà dit, soupira Morvan. À l’époque, j’ai gratté sur ces familles. J’ai pu mesurer leur violence, leur cruauté. J’ai découvert aussi que ces tarés croyaient en la sorcellerie yombé. Ils étaient complètement bouffés par l’animisme et se croyaient maudits. Quand ils ont quitté le Bas-Congo, ils ont conclu un pacte avec les sorciers pour avoir la paix ailleurs.
Erwan éprouvait une sorte d’ivresse. Cette affaire agissait comme une drogue, ou un alcool. Plus on en prenait, plus on perdait pied… Et plus on en redemandait. Jusqu’où irait cette histoire ?
— Quel genre de pacte ?
— Ils devaient donner un enfant. Une demande classique des féticheurs. Le tribut aux magiciens se paie en chair fraîche.
— Tu veux dire…
— Avant de quitter le Mayombé, ils ont abandonné un de leurs gamins. Le futur Thierry Pharabot.
— C’était le fils de qui ?
— J’ai jamais pu savoir. J’ai retourné l’état-civil de chaque famille mais au Congo…
— Comment l’as-tu compris ?
— Grâce à de Perneke. La nuit où je lui ai pété la gueule, il a essayé de s’en sortir en me balançant, entre autres, cette info. Les femmes du clan vivaient dans ce remords et lui avaient tout raconté. Elles pensaient que le fantôme du petit garçon revenait les hanter. Elles avaient raison, mais pas comme elles le croyaient.
— Les sorciers n’avaient pas tué le gamin ?
— Ils l’avaient initié au contraire. Je n’ai eu les détails que bien plus tard, quand j’ai interrogé Pharabot en taule. Tout le monde le croyait incohérent. Ce n’était pas vrai. Il était fou mais ses souvenirs étaient intacts, et précis. Comme dans un conte pour enfants, les hommes du clan l’avaient abandonné en pleine forêt avec son vélo. Le gamin a roulé sur les pistes sans se méfier. Quand il est revenu, les siens avaient disparu. Il s’est mis à appeler, à hurler, jusqu’à se bousiller les cordes vocales, en vain. La nuit est tombée. Les ngangas sont venus le chercher. Pharabot ne m’a rien dit sur sa formation mais tu en sais assez aujourd’hui pour imaginer ses souffrances. Il avait des dons qui n’ont fait que croître avec son apprentissage. Adolescent, il est devenu un féticheur redoutable.
Les faits ressemblaient à Pharabot lui-même : cohérents dans le délire. À la psychose paranoïaque du possédé s’était ajoutée la froide détermination de l’enfant abandonné.
— Comment s’est-il libéré des sorciers ?
— Je ne sais pas. Des années plus tard, il a été récupéré dans le Kasaï-Occidental par des jésuites qui l’ont baptisé Thierry Pharabot et lui ont permis de rattraper son retard scolaire. C’est sous ce nom qu’il a intégré la faculté de Lontano, en géologie, minéralogie et gîtologie. En réalité, il observait, comme on dit, « sa seule famille, ses seuls ennemis »… Dès son premier meurtre, il a laissé auprès de la victime un schéma, un arbre généalogique. Un signe destiné aux fondateurs de la ville : le fils prodigue était de retour.
— Ils ont capté le message ?
— Non. Ils pensaient que les féticheurs du Mayombé n’avaient pas tenu parole et avaient libéré une sorte de démon incarné dans un ouvrier. C’est pourquoi ils voulaient tuer tous les immigrés du Bas-Congo. Ils croyaient à la magie noire, mais plus encore à la blanche, c’est-à-dire au.375 Holland & Holland Magnum.
Soudain, le bourdonnement d’un avion s’ajouta au râle du moteur.
— Chepik, commenta Morvan en levant les yeux vers la minuscule silhouette d’un bimoteur, perceptible dans le ciel blanc. Dans un quart d’heure, on est à bord.
Une fois à terre, plus question d’interroger son père. Le Vieux se refermerait comme un piège à loup. C’était sa dernière chance de moissonner des réponses.
— De Perneke, reprit Erwan plus fort pour couvrir le grondement du moteur Enduro, tu l’as revu ?
— Non. Après avoir balancé les Blancs Bâtisseurs, il n’avait pas intérêt à moisir dans les parages. Il craignait aussi d’être découvert dans l’affaire de Cathy.
— Pourquoi ne t’a-t-il pas dénoncé ?
— T’es con ou quoi ? Il aurait plongé avec moi pour complicité de meurtre.
— T’as jamais eu de nouvelles ?
— Une carte postale, tu veux dire ? Non. Et j’ai jamais cherché à en avoir. Je sais qu’il a mené sa carrière de psy quelque part en Wallonie. Il est mort y a quelques années. Cancer généralisé.
Restait Maggie. Erwan pouvait admettre que Morvan l’ait épargnée et qu’il ait craint la colère des familles, mais pourquoi l’avoir épousée ? Fonder un foyer avec une Gorgone qui l’avait manipulé ? Parce qu’elle l’avait demandé, vraiment ? Parce qu’il redoutait les Blancs Bâtisseurs ? Ça ne colle pas.
Le rivage approchait : Cross avait saisi l’amarre, Morvan, qui avait ôté son gilet de sauvetage, attrapait déjà les sacs, prêt à débarquer.
— Tu ne m’as pas tout dit, relança Erwan en l’agrippant par le bras.
— Quoi encore ?
— Pourquoi t’es-tu marié avec Maggie ? Pourquoi tu ne t’es pas plutôt livré une fois l’Homme-Clou arrêté ? Tu as beaucoup de défauts mais jamais tu ne te serais défilé.
Morvan s’arrêta et lui offrit son plus large sourire. Sur ses traits de buffle passaient à la fois le soulagement et la victoire. Après tout, il avait ouvert son cœur et exfiltré son fils. Que demander de plus ?
— Je savais qu’en commençant l’histoire, il faudrait, d’une manière ou d’une autre, la finir…
— Réponds-moi : pourquoi ce mariage ?
Le Vieux enjamba la barque et mit un pied à l’eau — Cross était déjà sur la berge, le pilote avait coupé le moteur. Ils s’étaient débarrassés de leur brassière orange mais avaient conservé leur gilet pare-balles.
Morvan tendit la main à son fils et le fit passer du côté de la terre ferme.
— Cathy vivait dans une villa excentrée où personne n’était jamais allé. Le lendemain du crime, avant même qu’on découvre le corps, j’ai dégoté son adresse et j’y suis allé. Je voulais vérifier qu’il n’existait pas là-bas d’indice contre moi.
— Tout le monde savait que vous étiez ensemble.
— Je te parle de mes… problèmes. Je voulais être sûr que rien ne traînait chez elle, genre journal intime, je sais pas quoi… J’ai été servi.
— Qu’est-ce que t’as trouvé ?
— Un bébé. Deux mois auparavant, Cathy avait accouché d’un enfant dont j’étais le père. C’est pour ça qu’elle était venue à Lontano : pour me l’annoncer.
— Un… un bébé ?
— À aucun moment, elle n’avait trouvé le moyen ni le courage de me l’avouer. Peut-être que ça aurait tout changé… J’ai toujours pensé qu’elle m’avait donné rendez-vous à la Cité Radieuse, la dernière nuit, pour me le dire enfin. Mais ma dinguerie a été la plus forte.
— Un bébé ?
Erwan était bloqué en mode repeat. Les roseaux chatoyaient autour d’eux à la manière d’un grand rideau de théâtre, la pièce était finie mais l’acteur ânonnait toujours la même réplique.
— Je faisais à peu près la même tête que toi quand j’ai découvert le nourrisson, poursuivit Morvan. À partir de là, tout s’est passé très vite. D’une certaine façon, cet enfant balayait tous les doutes, toutes les questions. C’était mon fils : j’allais l’assumer et aussi fou que cela puisse paraître, Maggie, celle qui avait fomenté le meurtre de sa mère, s’est tout de suite proposée pour l’élever. Je la revois encore avec sa gueule fracassée et ses pansements, tenant le bambin dans ses bras, me proposer ce deal hallucinant : si je l’épousais, elle s’en occuperait jusqu’à sa mort comme si c’était le sien.
Cross, de l’autre côté des buissons lacustres, les rappela à l’ordre.
— Magnez-vous, fit-il en français. Je le sens pas, là.
Morvan parut ne pas l’entendre.
— Elle est partie à Kisangani, dans la région des Grands Lacs, sous prétexte de se remettre de ses émotions. Neuf mois plus tard, elle annonçait à tous qu’elle avait accouché. Entre-temps, nous nous étions mariés. Nous ne sommes jamais retournés à Lontano.
Erwan demeurait planté sur la berge, aussi raide qu’un pilotis.
— Cet enfant, c’était qui ?
Morvan lui empoigna la nuque dans un geste affectueux :
— À ton avis ?
À cet instant, des coups de feu éclatèrent. Chacun se jeta à terre.
— Ni nani ? hurla Morvan à Cross, toujours posté en avant parmi les broussailles.
— Maï-Maï.
Le mercenaire, arme au poing, paraissait impossible à ébranler. Erwan tourna la tête et remarqua que le pilote, allongé près de lui, tenait aussi un MK12. Sans doute un des fusils de Pontoizau. Prélèvement à la source. Pour ne pas être en reste, il dégaina son Glock et fit monter une cartouche dans la chambre. Il ignorait si son père allait ordonner de riposter ou essayer de passer entre les balles.
Pour l’heure, le silence régnait. Même les oiseaux et les insectes s’étaient tus. Seul le bourdonnement du Cessna se rapprochait. L’avion de ces messieurs était avancé — mais comment l’atteindre ?
— T’en vois combien ? demanda Morvan cette fois en français.
— Au moins une dizaine.
Le Vieux jura mais ne parut pas étonné. Pour ces pillards, Morvan, seul ou presque, à bord d’une pirogue sur le fleuve, ce n’était plus une opportunité mais une offre qui ne se refuse pas. Erwan mesurait les risques que son père avait pris pour le sauver.
Nouvelles rafales. Tous s’aplatirent encore, nez dans la glaise. Grégoire ne cessait de lancer des regards circulaires, craignant sans doute une attaque à revers, côté fleuve. Les balles sifflaient, décapitant les roseaux, se perdant dans la laque bleue du ciel.
Erwan prit une inspiration et leva la tête. C’était sa troisième bataille et il commençait à s’y faire. Et même à en profiter. Les écailles du fleuve qui brasillaient, le ruban vert du rivage qui se détachait sur la toile d’azur, l’air chaud, brillant, saturé d’humidité et de vie exacerbée, les détonations mêmes, avec leur rythme, syncope, contrepoint, chantant un hymne percussif à la mort, tout ça lui semblait d’un coup magnifique et étrangement vierge. Mais peut-être était-ce lui qui était vierge, comme purifié par ces deux jours où il n’avait cessé de mourir…
— Cross, ordonna enfin Morvan, tu nous couvres jusqu’à ce qu’on soit dans le zinc. Toi (le pilote ne semblait pas avoir de nom), tu retournes au bateau et tu mets les gaz. Vous regagnez les mines par le nord. Vous tenez quelques jours avec les gars. Je reviendrai avec du renfort.
Les acolytes ne répondirent pas — sans doute une forme d’assentiment dans l’armée de terre de Morvan. En guise de point final, de nouveaux tirs firent voler des éclats de feuilles et d’écorce, alors que la boue jaillissait en petits geysers furtifs.
Erwan n’avait aucun repère mais le vrombissement de l’avion fut soudain si proche qu’il lui sembla s’élever du sol. Ils n’étaient donc qu’à quelques mètres de la piste d’atterrissage. Courir parmi les buissons : jouable. Trottiner à découvert sur la terre battue du tarmac : beaucoup plus risqué.
— Suis-moi !
Morvan endossa son sac, se releva et s’enfouit dans un sentier qu’Erwan n’avait même pas vu. Il lui emboîta le pas. Petites foulées, chaleur inhumaine, lumière hachurée à travers les feuilles. Le moteur du Cessna, toujours plus proche, ronronnait au-delà des taillis. Erwan se surprit à espérer. Quitter cette terre maudite. Retrouver sa lucidité. Jouir des enseignements de…
Il ne vit pas l’attaque venir : Morvan déchargea une rafale à travers les arbustes. Des soldats en treillis tressautèrent sous les impacts, à quelques mètres seulement, libérant soudain le champ de vision — inespéré : une piste de latérite, où tremblait le Cessna, comme impatient de s’arracher du sol.
Morvan s’avança jusqu’à la lisière des bois, balayant du regard les alentours, et murmura :
— On y va.
Ils s’élancèrent. Erwan s’attendait à recevoir une balle d’une seconde à l’autre, et cette probabilité lui paraissait augmenter à mesure qu’il se rapprochait de l’avion — un bimoteur cabossé qui semblait avoir fait toutes les guerres du Congo.
Cent mètres. Cinquante. Trente…
La porte de l’appareil s’ouvrit. Rien pour monter. Morvan fit la courte échelle à Erwan qui roula à l’intérieur et se retourna aussitôt, à quatre pattes, pour tendre la main à son père. Des Maï-Maï couraient dans leur direction, mitraillant sans prendre le temps de viser.
Pas moyen de soulever le Vieux : un vrai mammouth. Erwan s’arc-bouta encore et tira de toutes ses forces tandis que l’odeur de kérosène vrillait l’air en colonnes brûlantes. Le Cessna se mit en mouvement alors que Morvan avait encore les jambes dans le vide.
— La porte ! hurla le pilote.
Erwan se laissa tomber en arrière afin d’attirer complètement son père. Ils roulèrent ensemble dans l’habitacle : pas de siège passager, pas de casque, rien d’autre qu’un sol en fer ondulé prêt à accueillir des sacs de coltan. Sans reprendre son souffle, Erwan revint vers la porte, tendit le bras et réussit à la fermer, apercevant une dernière fois la piste qui défilait.
Il verrouilla la poignée et pivota pour voir son père qui se relevait, les yeux fixés sur un type assis aux côtés du pilote — un Tutsi à tête de sabre, en uniforme, à demi retourné vers lui.
— Bisingye ? Qu’est-ce que tu fous là ?
— Mumbanza pense à toi.
Le militaire tira deux balles à travers le siège. Le sang gicla au plafond tandis que Grégoire se recroquevillait au fond de la cabine sans un cri. Erwan tenait toujours son 9 mm. Il déroula son bras et appuya sur la détente, faisant exploser le crâne du Tutsi contre le pare-brise du cockpit.
— SOUKA ! hurla le Russe.
Erwan plaqua sa main gauche sur le cou de son père bouillonnant d’hémoglobine tout en enfonçant son calibre dans la nuque du pilote :
— Décolle, nom de dieu ! Décolle ou on y passera tous !
Le Cessna prit encore de la vitesse et finit par quitter le sol. Erwan baissa les yeux vers son père et comprit. Il s’effondra, serrant contre lui ce corps inerte, alors que l’appareil filait vers des cieux sans issue.
Le viol n’avait pas duré longtemps.
Chaque salopard y était passé et aucun, heureusement, n’avait eu de problème d’érection ni d’éjaculation. Tout est bon dans le giton.
Loïc avait vécu la scène dans une sorte d’absence — peut-être enfin le détachement enseigné par Bouddha ? Plutôt l’horreur abyssale qui avait fait reculer sa propre conscience. Tout au long du sacrifice, il s’était accroché à cette idée : ses enfants ne devaient pas voir ça. Sofia avait joué son rôle à la perfection en les empêchant de relever la tête et en leur murmurant des mots d’apaisement.
Les Siciliens l’avaient laissé filer : simple avertissement. Titubant, souillé, il avait attrapé le volant et repris la route tortueuse qui menait à l’aéroport alors que Sofia lui balançait des lingettes. L’enquête venait de recevoir son coup de grâce. Pas question non plus de porter plainte ni d’épiloguer sur cette terre de barbarie. Il avait acheté une place dans le même avion que sa famille et tous étaient rentrés à Paris.
Durant le vol, pas un mot. Même silence dans le taxi qui les avait ramenés place d’Iéna.
— Tu veux rester avec nous ? demanda Sofia au pied de son immeuble.
Il pouvait sentir ses tremblements sous son manteau mais elle sauvait la face pour les enfants. En cet instant, c’étaient eux et eux seuls qui leur permettaient — leur ordonnaient — de tenir debout.
— Non merci.
— Ça va aller ?
Faible sourire qui signifiait : « J’en ai vu d’autres. » C’était vrai et faux à la fois. Il avait failli mourir à plusieurs reprises dans des conditions abjectes qui valaient bien la séance du matin. Mais c’était toujours à cause de la drogue, dans un état second. Le junkie espère toujours que chaque nouveau shoot sera fatal, pour en finir pour de bon. Et il sait que si c’est le cas, il ne s’en rendra même pas compte. Un drogué ne meurt pas, il s’envole.
— Je t’appelle ce soir, promit-il en évitant d’embrasser les enfants.
Il s’était rincé la bouche dans la voiture puis à l’aéroport de Florence-Peretola, puis encore à deux reprises dans l’avion et enfin à l’aérogare de Paris. Sans doute n’en finirait-il jamais d’effacer l’outrage, insinué sous ses gencives, sa peau, son âme. Pour l’heure, il ne voulait pas s’attarder. Impatient d’affronter seul à seul ce souvenir atroce comme on veut en finir au plus vite avec une tâche pénible mais nécessaire.
Il remonta l’avenue du Président-Wilson, mains dans les poches (il n’avait même pas voulu retourner chercher ses affaires à la villa de Fiesole), nez au vent, presque distrait. Entre les immeubles massifs du début XXe et les bâtiments plus imposants encore de l’Exposition universelle de 1937, il marchait à la manière d’un promeneur d’une toile de De Chirico, perdu dans un décor qui n’était pas à sa mesure. Il ressemblait au Loïc de tous les jours, flottant dans la lumière, mais c’était un autre homme qui rentrait chez lui. Un homme minuscule, détruit, dévasté.
Il composa son code et pénétra dans l’immeuble qui jouxtait l’École française d’Extrême-Orient. La chaleur du hall l’enveloppa ainsi que l’odeur familière de poussière des tapis. Sensation rassurante, mais plus rassurante encore était sa détermination. Au fond, il y avait un moment que ça mûrissait en lui.
Après le sevrage, l’étape suivante : l’action. Agir. Frapper. S’imposer sur le terrain de la violence.
La leçon de ce voyage n’était pas que Montefiori était au moins aussi pourri que son propre père sinon plus, ni que le malheur qui l’unissait désormais à Sofia formait un lien étrange et familier, comme disait Verlaine, désormais plus solide que n’importe quelle passion, amour ou haine compris. La morale du périple à Florence était que l’heure avait sonné.
Celle de devenir un vrai Morvan.
Tout avait commencé ici, sur le tarmac de Lubumbashi. Tout y finirait aujourd’hui, bouclant le dernier cercle de l’enfer.
En cours de vol, Erwan s’était arraché à sa propre tétanie et avait repris le contrôle du présent. Il avait abaissé le siège du Tutsi, traîné le cadavre à l’arrière puis, ouvrant la porte latérale, l’avait balancé dans le vide. Ensuite, il s’était installé aux côtés du Russe pour le cuisiner à coups de crosse dans la gueule. Tout en pilotant son épave, Chepik avait avoué en cyrillique et finalement fourni des réponses qui sonnaient juste.
Nseko, Pontoizau, Montefiori et un autre mafieux dont il n’avait pas retenu le nom avaient organisé un trafic d’armes, d’abord au Kivu puis au Katanga, sur le dos de la MONUSCO — Chepik se chargeait des convois. Il suffisait de quelques opérations hasardeuses en brousse pour qu’on ne sache plus trop, dans le feu de l’action, ce qui avait été perdu ou volé par l’ennemi. Des assauts imaginaires, des officiers corrompus, des complicités à tous les étages et le tour était joué. Les zones de guerre n’avaient qu’un seul avantage : personne ne voulait y fourrer son nez. Cet argent facile était monté à la tête de Pontoizau qui avait décidé de faire cavalier seul sur son territoire, en association avec les mafieux de Florence. Il avait buté Nseko puis Montefiori, utilisant la bonne vieille sauvagerie africaine pour tromper son monde.
Parallèlement, ces intrigues de broussards avaient placé à la tête de Coltano Trésor Mumbanza, également candidat au poste de gouverneur de la province. Le Luba, lui aussi grisé par l’altitude, s’était dit qu’il pourrait, grâce à ses troupes armées et aux moyens techniques de Coltano, exploiter pour son compte les nouvelles mines de Morvan… si elles existaient. L’arrivée de Grégoire à Lubumbashi le lui avait confirmé. Il avait suffi de le suivre pour localiser les filons. L’expédition du Vieux offrait un autre avantage : il s’exposait dangereusement. Sans doute Mumbanza espérait-il que le conflit sur place se chargerait de l’éliminer. Dans une région bourrée de Tutsis, de Hutus, de Maï-Maï, de kadogos, une balle perdue était plus vite attrapée que la chiasse ou le palu. Malheureusement, le mzungu avait la peau dure. Il avait survécu à tout, même au sauvetage de son fils fouille-merde, au cœur des combats. Mumbanza avait envoyé son tueur accrédité, Bisingye, pour finir le boulot. Chepik était chargé de ramener le cadavre du Français à Lubumbashi — peu importait qu’en montant dans l’avion, Morvan soit encore vivant. La version officielle aurait été qu’il avait pris des risques inutiles par cupidité et péri dans une embuscade quelconque.
Durant le vol de retour, Erwan s’était raccroché à cette histoire, aux noms, aux circonstances, aux desseins souterrains de chacun — tout plutôt que de réaliser la disparition de son père. S’il s’y était arrêté ne serait-ce qu’une seconde, une trappe se serait ouverte sous son siège. Quel que soit le sentiment que Morvan lui avait toujours inspiré — admiration, haine, dégoût, respect, affection —, c’était ce colosse qui l’avait maintenu à flot.
Erwan n’avait ni femme ni enfant. Seulement un métier qu’il aimait mais qui était un cauchemar. Et un modèle : son père.
Le fait qu’il ait agi dans sa vie autant par réaction que par imitation du vieux salaud importait peu. Les fondations étaient brisées, les colonnes du temple effondrées : comment s’en sortir ? Il avait ruminé ces pensées, tremblant, couvert de sang, percevant en même temps le charabia du Russkoff, les yeux rivés sur le pare-brise souillé de particules de cerveau et d’éclats d’os de Bisingye, sans même oser tourner la tête vers la dépouille de Morvan.
Le Cessna 310 avait rejoint Lubumbashi en moins de deux heures. Erwan avait chargé Chepik de trouver un cercueil au sein de l’aéroport, même s’il fallait pour ça virer un corps d’une boîte. Il l’avait aussi menacé de foutre le feu à son avion et de le dénoncer pour trahison d’État s’il ne revenait pas avec de quoi vêtir proprement son père. Le Russe ne s’était pas fait prier.
Étape suivante : appeler l’ambassadeur de France — le numéro de son mobile était dans le sac à dos de Morvan. Erwan connaissait la procédure pour rapatrier le corps d’un ressortissant français — il avait été chargé plusieurs fois, en tant que commandant de police, de superviser ces démarches à l’étranger. Le diplomate se montra d’abord méfiant, puis inquiet et enfin affolé. La mort de Grégoire Morvan sur le territoire de la RDC, vraiment pas un cadeau !
Erwan ne lui laissa pas le temps de se défiler :
— Je veux que vous établissiez un acte de décès local, que l’identité du défunt soit clairement établie. Officiellement, mon père a fait un AVC.
Un mensonge inspiré par Thierry Pharabot, mort d’un accident vasculaire à l’institut Charcot en novembre 2009.
— Mais votre père n’est pas décédé à Kinshasa !
— Peu importe : vous trouverez les tampons. Le cercueil sera fermé.
— Il me faut un certificat de décès signé par un médecin !
— Trouvez-le aussi. Au Congo, tout est à vendre.
— Je ne peux pas faire ça.
— Bien sûr que si. Vous vous souvenez de Dieuleveult ?
— Taisez-vous.
Philippe de Dieuleveult était un animateur de la télévision française disparu en 1985 sur le fleuve Congo. Près de trente ans plus tard, les mystères autour de sa mort alimentaient encore les rumeurs les plus délirantes.
— Ce sont les autorités consulaires qui…, protesta faiblement le diplomate.
— Débrouillez-vous avec elles.
— Et l’autopsie ?
— Pour un AVC ? Mon père avait soixante-sept ans : un âge raisonnable pour mourir. Trouvez un toubib qui signera le permis d’inhumer. Transcrivez l’acte de décès dans le registre d’état civil français. Je serai à Kinshasa en fin d’après-midi. Rejoignez-moi sur le tarmac de Ndjili avec les copies de l’acte certifiées conformes à l’original et l’autorisation de transfert du corps. Je veux prendre l’avion pour Paris de 22 heures, avec la dépouille de mon père. Je ne passerai pas une nuit de plus en RDC. Personne n’a intérêt à faire traîner cette affaire.
Le diplomate gardait le silence mais cette pause était un assentiment.
— Surveillez l’arrivée du vol et soyez au pied de l’appareil, conclut Erwan.
En raccrochant, il vit arriver le Russkoff accompagné de deux Noirs portant une sorte de long cageot en bois mal profilé qui pouvait passer pour un cercueil.
Au fil de sa carrière, Erwan avait croisé assez de macchabs pour connaître précisément les étapes de la décomposition corporelle : acidification du sang, autolyse des tissus, rigidité puis lividité cadavériques, alors que les bactéries et les champignons s’en donnent à cœur joie, provoquant la formation de gaz à l’origine de la coloration verdâtre et du gonflement de la dépouille jusqu’à la putréfaction. Sans compter le rôle accélérateur des légions de la mort : les insectes nécrophages.
Erwan se doutait qu’avec cette fournaise tout se passerait à une vitesse galopante. Inutile de chercher une chambre froide dans l’aéroport de Lubumbashi : on transporta le corps dans un entrepôt destiné aux marchandises organiques — un espace carrelé, fissuré de partout et tapissé de poussière rouge, qui puait les fruits gâtés. Après avoir posé une planche sur deux barils de fuel vides, il demanda des seaux d’eau et du détergent pour les sols.
— Cassez-vous, ordonna-t-il à Chepik et aux Blacks après qu’ils eurent allongé le corps de son père.
Il le déshabilla puis, éponge en main, se mit au boulot. Il ignorait ce qu’il faisait au juste — peut-être cette eau croupie allait-elle encore renforcer le processus de pourrissement. Peut-être le produit nettoyant allait-il attaquer les chairs de son père. Il n’avait qu’une certitude : il devait en effacer le sang coagulé avant de le mettre en bière.
Il commença par les pieds puis remonta vers les jambes. Tout en frottant, il se livra mentalement à une oraison funèbre. Nul n’avait jamais soupçonné les motivations cachées de Morvan. À chaque seconde de son existence, c’était le Kleiner Bastard qui avait réagi et combattu. C’était l’assassin de Cathy qui avait frappé toute sa vie sa propre épouse, lui faisant payer, encore et toujours, la nuit du 30 avril 1971. C’était le flic psychotique, en proie aux voix intérieures et aux hallucinations, qui avait navigué à vue dans les bas-fonds de la politique, draguant les eaux les plus sombres de la France et de l’Afrique pour y collecter l’argent destiné à ses propres enfants.
Le torse. Erwan s’appliquait sur chaque centimètre sans jamais regarder l’ensemble — peau grise et flasque, masse avachie aux plis d’éléphant. Il était en pilotage automatique. Le vrai Erwan laissait dériver ses pensées et tentait d’y intégrer les autres révélations du jour. Pas facile. Lui-même n’était donc pas le fils de Maggie mais celui d’une infirmière tuée par son propre père, manipulé par une hippie hystérique et le psy cinglé qui bandait pour elle. Vraiment pas facile.
Les bras, les épaules — il redoutait d’en venir aux blessures elles-mêmes, crevasses aux bordures noires de la gorge. Erwan avait grandi auprès des assassins de sa mère — comme les enfants des dictatures argentines, adoptés par les bourreaux de leurs parents. Au fond de lui, il n’était pas étonné par cette histoire extravagante — en tout cas, elle expliquait le chaos qui avait présidé à son éducation. Violence de son père. Soumission de sa femme. Refus de Morvan de donner le moindre détail sur ses origines tout en revendiquant des pseudo-racines bretonnes. Qu’on croie à l’intuition ou non, qu’on s’intéresse à l’inconscient ou qu’on n’en ait rien à foutre, Erwan avait toujours pressenti, derrière l’enfer de son foyer, un lourd secret. À son insu, il n’était pas seulement parti chercher en Afrique la vérité sur Cathy Fontana mais aussi sur les racines de sa propre famille. Le réveil était dur. Une pure gueule de bois.
Le cou. Il plongea son éponge dans les eaux souillées du seau puis ferma les yeux pour nettoyer les plaies coagulées. Il se força à songer à son retour à Paris. Il ne savait pas ce qu’il éprouvait. Ce n’était pas des vérités mais des blocs de glace qui lui étaient tombés sur les épaules. Il était comme ces alpinistes qui, après un éboulement, ne ressentent aucune douleur et croient avoir échappé au pire — alors qu’en réalité, ils sont coupés en deux.
La toilette du mort était achevée. Pas mal. Il fallait maintenant le mettre en boîte sans traîner : la chaleur paraissait redoubler dans cette salle confinée. Par contrecoup, il se demanda si la soute de l’avion — le vol pour Kinshasa décollait à 17 heures — serait pressurisée. Dans le cas contraire, c’était un coup à congeler le corps, ou à le faire éclater. Il préférait ne pas imaginer la scène.
Trempé de sueur, il se déshabilla et renonça à se nettoyer : l’eau du seau était noire de sang. Il enfila une chemise et un jean apportés par Chepik. Pour son père, il restait un pantalon de mauvais tergal, trop court, et une chemisette à motifs africains. Il l’habilla maladroitement et s’y reprit à deux fois pour « accorder Paul avec Jacques », comme disait Maggie quand il était petit.
Malgré l’heure qui tournait, il prit le temps de contempler ce spectacle inouï : son père, yeux clos, peau terne, vêtu de fringues mal ajustées, pieds nus. Un péon victime d’une révolution sud-américaine. Plus précisément, Erwan songeait aux photos du cadavre du Che en Bolivie, torse nu, regard vide, avant qu’on ne lui coupe les mains pour prouver sa mort. Morvan, héros révolutionnaire ?
Il se concentra sur le cercueil posé sur le sol. De grossières planches de guingois qui semblaient directement sortir de la jungle. Une sépulture de guerre qui convenait bien à son père. Le problème était d’y placer la dépouille — au moins cent kilos de viande morte. Chercher de l’aide ? Non : affaire privée. Il plaça la bière parallèlement à la planche puis poussa le cadavre de manière à le faire rouler puis tomber dans la caisse.
Bruit sourd qui en provoqua d’autres — fissures et craquements. Dans un nuage de poussière rouge, Erwan toussa, agita les bras puis contempla le tableau. Les clous n’avaient pas tenu : les planches étaient éparses autour de la carcasse. Seul point positif, le Padre avait bien roulé à trois cent soixante degrés et était de nouveau sur le dos. Le vrai Erwan aurait peut-être pleuré, prié ou se serait recueilli quelques instants mais l’autre, le pilote automatique, ne fit que saisir les pointes de métal et le marteau que Chepik lui avait laissés, se demandant s’il y en aurait assez pour rafistoler la boîte.
Il s’activa, sans ménager sa peine. En quelques minutes, tout fut bouclé, couvercle compris. Désormais, c’était sa version à lui, et à lui seul, qui ferait autorité jusqu’à Paris — un AVC et basta. Il en livrerait une autre au 36, à l’abri — qu’il n’avait pas encore établie mais qui serait plus proche de la réalité : balles sifflantes et mort violente.
Il fallait maintenant arroser les bonnes personnes, signer la paperasse, puis placer le colis en soute. Enfin, il embarquerait. Quand Mumbanza apprendrait qu’il était encore vivant, il avait intérêt à ne plus être à portée de tir.
Mais le plus dur restait à faire : prévenir les autres.
C’était elle, et elle seule, qu’Erwan avait appelée. Gaëlle aurait presque été flattée de l’attention (elle était la plus forte) si cela n’avait pas signifié prévenir Maggie et Loïc.
Grégoire Morvan, mort… Au téléphone, elle n’avait pas vraiment mesuré l’ampleur du tremblement de terre. Erwan avait réduit les informations au minimum : leur père avait été tué lors d’une fusillade sur fond de brousse congolaise. Pas un mot de plus. Gaëlle aurait tout le temps de cuisiner son frère à son retour. D’ailleurs, la nouvelle n’était pas surprenante. Depuis le départ, ce périple au Katanga sonnait comme le coup de trop.
Cette fin, elle en avait souvent rêvée et avait toujours pensé qu’ils fêteraient ça en famille. Eh bien pas du tout. Le choc était à l’image du Vieux. Il les avait terrifiés toute sa vie. Il allait les traumatiser encore avec sa mort.
Gaëlle avait téléphoné à Loïc puis ils s’étaient précipités pour annoncer la nouvelle à Maggie. Plus tard, Sofia les avait rejoints avenue de Messine. Ils étaient maintenant assis en cercle, silencieux, dans le vaste salon, comme une bande d’ivrognes repentis lors d’une réunion des Alcooliques anonymes.
Une vraie veillée funèbre, à ce détail près qu’ils n’avaient pas le corps.
Gaëlle ne pouvait s’empêcher de penser qu’on était dimanche et que d’une certaine manière, la tradition était respectée. Les déjeuners que leur mère avait fait perdurer malgré les coups, les engueulades, les haines tenaces se bouclaient ce soir, dans ce salon que personne n’avait osé allumer. Hagard, comme soufflé par la nouvelle, chacun ruminait ses souvenirs et ses perspectives d’avenir.
Grégoire Morvan n’avait pas été qu’une ordure. Il avait aussi joué le rôle du pilier de famille, le tronc d’un arbre foudroyé. Il avait assuré une mission de mentor auprès du fils aîné, de protecteur auprès du cadet et… Gaëlle n’aurait su dire ce qu’il avait été au juste pour elle. Il avait voulu l’éduquer, la cadrer, la préserver. Échec sur toute la ligne mais cette autorité avait fini par la définir a contrario. Elle ne s’était formée qu’en réaction à lui — ses conseils, ses souhaits, ses espérances.
Elle était la colombe de Kant qui « fend l’air dont elle sent la résistance » et qui « pourrait s’imaginer qu’elle réussirait bien mieux encore dans le vide » — alors qu’au contraire, seule la force opposée des vents soutient l’oiseau et lui permet de planer. Gaëlle avait toujours lutté contre son père et c’était ce combat qui lui avait permis de vivre.
Mais s’était-elle jamais envolée ?
Elle avait arrêté de se nourrir. Tenté de se suicider. Fait la pute. Tout cela en son honneur. Elle avait réussi à lui pourrir la vie mais s’était détruite elle-même. Maintenant, la situation allait encore empirer : elle n’avait même plus de cap auquel tourner le dos. Son tour du monde à l’envers était achevé.
Sinistre consolation : les autres allaient devoir affronter le même vide. Sa mère, tunique mauve, écharpe de soie verte, avait peu de chances de survivre à son mari. Morvan avait été à la fois son dieu et son démon, son totem et son bourreau. Avenue de Messine, le syndrome de Stockholm avait tenu lieu de relation conjugale. Avec ses mains tavelées sur ses genoux et ses yeux exorbités, Maggie paraissait déjà morte.
Loïc, c’était une autre histoire. Il avait essayé de substituer à cette tyrannie un autre esclavage : l’alcool d’abord puis la drogue. Son père mourait alors même qu’il essayait de se passer de coke. Cela allait faire beaucoup de vide autour de lui.
Mais ce soir, Gaëlle discernait autre chose. Dans le demi-jour du salon, le beau visage de Loïc, livide et tendu, brillait d’une aura particulière.
Elle connaissait son frère par cœur. Le plus intelligent, le plus sensible, le plus tourmenté de la famille. Or, il ne paraissait ni abattu ni bouleversé. Il semblait au contraire remonté, déterminé à on ne savait quoi. Avait-il repris la coke ? Non, les symptômes du manque étaient toujours là : tremblements, fébrilité, anxiété. Considérait-il la mort du père comme une libération ? Ou au contraire un évènement qui réclamait vengeance ? Elle doutait qu’il ait décidé de prendre les armes pour livrer bataille au Congo…
Quelque chose était survenu en Italie.
En quelques jours, les patriarches étaient décédés, et tous deux de mort violente. « On chie comme on dîne », aurait dit Morvan. Existait-il une connexion entre les deux assassinats ? Loïc avait-il appris un scoop durant son séjour ?
Instinctivement, Gaëlle se tourna vers Sofia. La présence de l’Italienne était une confirmation. Elle n’était pas là pour Morvan mais pour Loïc — le soutenir, l’épauler, dans un projet ou une épreuve qui n’avait rien à voir avec la disparition du Padre. Gaëlle sentait chez elle la même volonté mêlée de frousse.
Que s’était-il passé à Florence ? Qu’avaient-ils découvert ?
Soudain, elle fut prise d’une douleur qui la cassa comme une vitre. Elle s’agita sur sa chaise afin de dissimuler l’éclair qui l’avait traversée.
« L’Homme-Clou n’est pas mort. » La voix atone d’Isabelle Barraire-Hussenot, alias Éric Katz, résonnait au fond de son crâne. Et si c’était un avertissement ? S’il existait encore une menace ? Quelque chose qui relierait tous ces morts, en en attendant d’autres ? Gaëlle engloba les autres d’un regard et comprit enfin la vraie catastrophe : le Vieux n’était plus là pour les protéger.
Dormir sous Stilnox. Se réveiller sous amphètes. Conduire jusqu’à Roissy. Attendre devant le portique des arrivées. Pas de problème, à condition de ne pas réfléchir ni se projeter dans le moindre futur. Une action après l’autre, s’il vous plaît.
Les passagers du vol Kinshasa-Paris n’en finissaient pas de défiler devant lui et toujours pas d’Erwan — sans doute retenu à remplir des formalités pour la levée du corps. Il s’efforçait de rester distrait, en suspens — de flotter sans envisager le fait principal : Erwan revenait avec le cadavre de leur père dans ses bagages.
Enfin, il apparut. Blafard, presque gris, il avait perdu sa carrure et n’avait plus que la peau sur les os. Détail comique : il portait une chemise bigarrée dans le style Kinshasa. Un gringalet de quarante-deux balais, coupé en brosse et rasé de frais, revenant d’une mission humanitaire qui aurait mal tourné. La vérité n’était pas si différente, même s’il n’avait toujours pas pigé ce que le frangin était parti foutre au Congo.
Erwan, qui avait pour tout bagage un sac à dos, s’excusa de son retard et confirma qu’il avait dû signer des kilomètres de paperasse dans les bureaux des douanes.
— Qu’est-ce qui se passe maintenant ? demanda Loïc. Je veux dire… pour le corps ?
— Ils vont le placer en quarantaine puis le transférer à l’IML. Après ça, une boîte que je connais s’occupera de la mise en bière.
Le mot « boîte » lui parut malvenu mais il ne fit aucune réflexion.
— Le cimetière, l’inhumation… On va opter pour quoi ?
— Je vais voir ça avec maman. Le mieux serait de l’incinérer, et au plus vite.
— Y aura pas d’autopsie ?
Erwan planta ses pupilles dans celles de Loïc. La maigreur de son visage agrandissait démesurément ses yeux.
— Si, mais c’est une connerie. J’étais là quand il a été tué. Pas besoin de lui ouvrir le ventre pour savoir ce qui est arrivé.
Il parlait calmement mais les os de son crâne s’activaient sous sa peau comme les mécanismes d’une arme. La tension accentuait l’acuité de ses traits, lui conférant une violence sous-jacente, angoissante à contempler. Surtout, il tremblait de froid, à tel point que Loïc dut lui passer son manteau.
— Comment ça s’est passé au juste ?
— Je t’expliquerai dans la bagnole. Où t’es garé ?
Il aurait voulu trouver une vanne pour détendre l’atmosphère — panne sèche.
— Au parking, fit-il simplement, en jouant avec ses clés.
Sur l’autoroute, Erwan lui raconta les faits d’une voix éraillée, grelottant toujours. Ses cordes vocales ne semblaient plus tenir qu’à un fil. Il essaya d’abord de lui résumer le conflit en RDC — du moins celui qui sévissait dans la région de Lontano. Loïc fut vite perdu. Il se concentrait sur la route, les minutes qui passaient. Pas de coke, pas de panique.
L’aîné passa à l’épisode central. Une fuite en pirogue, une embuscade de rebelles, une course vers un avion, une fusillade dans le cockpit… Tout ça sonnait comme un roman d’aventures mais la voix d’Erwan tenait plutôt du reportage. À force de détails, il devenait de plus en plus difficile à suivre. Il accumulait les personnages, certains connus, d’autres non — Bisingye, Mumbanza, Pontoizau, Salvo… — , les lieux — Muyumba, Tuta, Ankoro, Lontano… Impossible de s’y retrouver.
Loïc s’engagea sur le périphérique, se disant que ces explications cadraient finalement bien avec le profil de leur père : circonstances ténébreuses, magouilles occultes, faits bruts. Porte d’Asnières, le silence s’imposa dans l’habitacle. Loïc ne posa pas de question. Il préférait considérer les fragments du puzzle sans chercher à les assembler, comme on admire une fresque abstraite.
— Où tu vas ? demanda soudain Erwan alors qu’il sortait porte Maillot.
— Chez Maggie, non ?
— Non. Faut que je passe au 36.
Loïc emprunta l’avenue de la Grande-Armée. L’urgence était sans doute de rédiger au plus vite un rapport officiel sur les évènements — le frangin avait intérêt à être plus clair que dans la voiture.
Mais Erwan prononça une phrase inattendue :
— Je dois vérifier quelque chose. Gaëlle m’a parlé d’un truc bizarre.
Loïc devinait de quoi il s’agissait — elle lui en avait aussi touché deux mots la veille au soir : une histoire de psychiatre androgyne, une femme qui s’était fait passer pour un homme et était morte renversée par une voiture samedi soir, à la suite d’une filature qui avait mal tourné. Rien compris non plus.
Depuis son retour d’Italie, il avait plus que jamais le sentiment d’être l’idiot de la famille mais peu lui importait. Au contraire : il aimait cette impression confuse, feutrée, où le monde lui parvenait dans une rumeur inintelligible.
En s’engageant sur les quais, il se décida pourtant à passer à l’attaque :
— Où tu t’entraînes au tir ?
— Quoi ?
— Tout le monde sait que t’es un champion : tu dois bien t’entraîner quelque part.
— Tu veux t’y mettre ? demanda Erwan avec méfiance.
— Le plus vite possible.
— J’espère que t’as pas une idée de vengeance ou une connerie de ce genre.
— J’ai arrêté la coke. D’une manière ou d’une autre, je dois me défouler.
— Tu ferais mieux de te remettre au squash.
— Tu connais un centre ou non ?
— File-moi ton portable.
Loïc s’exécuta, sans lâcher le volant. Erwan enregistra un numéro dans le mobile. Ils traversaient le pont Neuf qui paraissait pétrifié par le froid. Une légère poussière de givre couvrait les rambardes de pierre.
— C’est à Épinay-sur-Seine. Un centre de tir sportif. Le patron s’appelle Gérard Combe.
— Tu ne m’envoies pas dans un site d’entraînement de la police ?
— Pourquoi ? Tu veux un badge et un calibre aussi ?
Loïc rempocha son téléphone sans répondre puis prit à gauche, quai des Orfèvres. Ils étaient arrivés et l’essentiel était sauf. Ils avaient tenu tout le trajet sans dire un mot sur leur douleur ou même leur état d’esprit face au deuil. Quoi qu’ils fassent, ils n’étaient que deux solitudes claquemurées et c’était cette distance qui les rapprochait le plus sûrement.
Il n’y avait qu’une manière d’être un Morvan : Être seul à plusieurs.
Erwan fut heureux de retrouver le 36. Atmosphère de bureau, collègues, machine à café, phrases toutes faites du lundi. Ce qui lui foutait d’habitude les nerfs en pelote lui paraissait aujourd’hui réconfortant et chaleureux. La nouvelle de la mort de Morvan avait déjà fait le tour des couloirs. Pas question de raconter à quiconque son voyage mais justement, le drame lui-même le protégeait des attaques extérieures. Il lui suffisait de serrer les mains, d’acquiescer aux condoléances, d’afficher un regard noir du genre No comment — et de repartir sans un mot.
Une fois dans son bureau, il verrouilla la porte. Première urgence : des fringues chaudes. Depuis qu’il avait posé le pied sur le sol parisien, il grelottait de froid et avait mal au bide. Il dégota deux pulls dans son placard et les enfila l’un sur l’autre, en priant pour ne pas avoir chopé le paludisme ni une quelconque saloperie africaine, genre amibes ou shigellose.
L’atterrissage en France était rude. Les problèmes avaient commencé à Roissy : avec une certaine naïveté, Erwan pensait ne pas avoir à ouvrir le cercueil de Morvan et s’en tenir à sa version AVC. Face aux douanes, la partie avait été plus compliquée. Pas question de laisser entrer un cadavre sur le territoire sans procéder à des analyses médicales. Pas question d’éviter une période de quarantaine. Du coup, pas question de persister dans ses mensonges quand la dépouille s’avérerait trouée de balles.
Erwan avait rempoché ses certificats bidon, résumé les circonstances de la mort de son père et admis qu’il avait menti aux autorités congolaises pour quitter la RDC au plus vite — on réglerait ce problème plus tard, avec le Quai d’Orsay. Pour l’heure, tout ce qu’il avait obtenu était que l’autopsie soit effectuée à l’institut médico-légal de Paris par Riboise.
Il devait maintenant mettre au point avec ses supérieurs la version officielle de la disparition de Grégoire Morvan — on diffuserait une annonce aux médias dans la journée et ses chefs se chargeraient de le couvrir auprès du ministère des Affaires étrangères : sa fuite de RDC avec un cadavre dans le tiroir allait provoquer un tsunami diplomatique.
Durant le trajet en bagnole, il avait tenté de résumer l’histoire à Loïc : échec complet. Mais Erwan était surtout taraudé par une autre confrontation : Maggie. Il n’avait pas décidé de la ligne à tenir. La serrer dans ses bras ? Lui passer les menottes ? Les deux ? Ou ne plus jamais la voir.
Il se fit un café puis alluma son téléphone portable. Déjà un paquet de messages. Au troisième, il n’écouta plus et lut seulement les noms associés aux appels. La crème de la PJ, les huiles de la Place Beauvau, les chefs de cabinet, conseillers, préfets… Même l’Hôtel de Brienne — le ministère de la Défense — s’était fendu d’un coup de fil. Les syndicats policiers étaient aussi de la fête, les directeurs du GIGN, du RAID, des brigades en veux-tu en voilà…
Erwan ignorait que son père avait autant d’amis. Côté SMS, c’était la même bousculade : des journalistes, des bloggeurs, des fouille-merde en tous genres se rappelaient à son bon souvenir. Il se demandait comment tout ce petit monde avait eu son numéro. Certains se présentaient en « alliés », d’autres en « vieux compagnons ». Jamais entendu parler.
Il avait déjà décidé de ne rappeler personne. Il décrocha son poste de bureau et questionna la standardiste : le cirque avait aussi commencé de ce côté-là. Il ne demanda même pas la liste des messages et donna des instructions : il n’était pas arrivé, personne ne savait où il était, sa ligne était fermée pour la journée.
Puis il considéra l’écran noir de son ordinateur : pas le cœur de vérifier sa boîte mail, sans doute déjà pleine elle aussi, pas question non plus de consulter les réseaux sociaux ni les sites d’information qui allaient raconter n’importe quoi et colporter les pires rumeurs. Il s’envoya son Nespresso, prit une profonde inspiration et sortit pour se coltiner sa seule obligation avant de voir son équipe : Fitoussi.
Le divisionnaire l’attendait en compagnie du patron de la DCPJ. Erwan les salua, écouta leurs brèves condoléances puis ouvrit le canon à conneries : il ne parla ni des mines ni du trafic d’armes, encore moins de Cathy Fontana, seulement d’un voyage de prospection pour Coltano auquel il avait décidé de participer pour mieux connaître ce versant des activités de son père. Morvan avait succombé au tir d’un Tutsi au statut mal identifié. Il débitait ses fadaises d’un ton neutre, usant d’un verbiage administratif, assistant à la scène comme un spectateur extérieur, derrière un miroir sans tain.
Les flics écoutèrent en silence puis lui proposèrent une version plus soft encore. Une balle perdue lors d’une échauffourée entre milices sans préciser lesquelles, d’ailleurs personne ne les connaissait. La priorité était d’exonérer le gouvernement de Kabila de toute responsabilité : pas le moment d’envenimer les relations diplomatiques avec la RDC — il fallait surtout leur faire avaler la fuite d’Erwan avec son cercueil. Important aussi de laisser entendre que Morvan avait joué les têtes brûlées — qu’on ne pense pas que la France était incapable de protéger ses ressortissants. En conclusion, le moins de détails possible, et surtout pas de mots qui fâchent : coltan, MONUSCO, aide française aux Hutus, noms d’ethnies, etc.
C’était le Big Boss qui parlait tandis que Fitoussi acquiesçait, l’air grave. Le taulier était incapable de la moindre décision. Une blague circulait dans les couloirs du 36 : « Si vous rencontrez quelqu’un dans les escaliers et que vous êtes incapable de dire s’il est en train de monter ou de descendre, alors vous venez de croiser Fitoussi. »
Erwan approuva la mouture qu’on lui proposait. De toute façon, l’inhumation de son père serait accompagnée d’une chiée d’hommages, de discours creux, de mensonges qui ne rendraient absolument pas compte de ce qu’avait vraiment été Morvan. Pas grave. Le Vieux s’était toujours considéré, à tort ou à raison, comme au-dessus, ou à côté, des lois et des hommes. Même au fond de sa tombe, il répondrait à tous ces officiels par le mépris.
— Vous avez besoin de quelques jours pour vous occuper des obsèques ?
— Je préfère reprendre le boulot aussitôt que possible.
Les flics échangèrent un coup d’œil : si Erwan y tenait, il réintégrait son poste. Effet immédiat. Il salua la compagnie comme un bon petit soldat et rejoignit son groupe dans la salle de réunion de la BC. Entrant sans frapper, il découvrit Audrey, Tonfa et Favini en plein conciliabule.
Et aussi, assise dans un coin, Gaëlle.
— Qu’est-ce que tu fous là ? demanda-t-il sans préambule.
— Je t’attendais.
Il considéra ses collègues d’un air interrogateur. Il lut seulement dans leurs yeux la consternation face à sa maigreur et sa tronche livide.
— Pour cette histoire de psy ? revint-il vers Gaëlle.
— Pour connaître le nom de l’assassin de mon père.
Un signe aux autres : « Laissez-nous. » Personne n’avait eu le temps d’exprimer une parole de sympathie. Tant mieux. Une fois la porte refermée, Erwan fixa sa petite sœur crispée sur sa chaise. La comparaison avec Loïc n’était pas flatteuse — pour lui. Le petit frère était froissé comme du papier d’alu, Gaëlle était taillée dans de l’acier trempé, renforcé au cadmium. Une sculpture de Brancusi, fine, polie et acérée, aussi douce au toucher que dangereuse au contact.
— Qui a tué papa ?
— Le coupable n’est plus de ce monde, si ça peut te soulager.
— Tu l’as eu ?
— Oui.
— Qui c’était ?
— Un colonel tutsi passé du côté de l’armée congolaise.
— Comment s’appelait-il ?
— Qu’est-ce que ça peut te foutre ?
— Donne-moi son nom.
— Laurent Bisingye.
— Il était aux ordres de qui ?
Erwan soupira et attrapa une chaise. Loïc qui voulait apprendre à tirer, la frangine qui projetait une blitzkrieg contre le Katanga. D’une certaine façon, cet accueil lui faisait chaud au cœur : toujours aussi cinglés.
— Tout ça s’est passé à sept mille kilomètres d’ici, soupira-t-il. En pleine guerre, dans un monde que tu ne soupçonnes pas.
— Qui est derrière le Tutsi ?
— Des siècles de haine, deux décennies de guerre et cinq millions de morts.
— Réponds à ma question.
Il fixa la Seine à travers les fenêtres grillagées (elles l’étaient toutes à l’étage depuis le suicide de Richard Durn en 2002). Comparé aux flots noirs du Lualaba, le fleuve parisien lui rappelait plutôt la gargouille de Briançon.
— Je pense que Bisingye a agi pour le compte d’un dénommé Trésor Mumbanza, capitula-t-il. Un général luba du Katanga devenu le directeur de Coltano après la mort de Nseko. Un homme qui a de fortes ambitions, financières et politiques.
— Pourquoi a-t-il fait tuer papa ?
— Je viens de te le dire : le fric, le pouvoir. Nseko était mouillé dans un trafic d’armes qui a mal tourné. Il s’est fait descendre en septembre dernier. Mumbanza a pris sa place à la tête de Coltano. En même temps, il a entendu parler des nouveaux gisements. Il s’est dit qu’il pouvait faire d’une pierre deux coups : se débarrasser du fondateur historique de la boîte et mettre la main sur les filons.
Erwan surprit une lueur de remords dans les iris couleur de givre bleuté de sa sœur. C’était elle qui avait balancé le tuyau sur les mines, provoquant une réaction en chaîne désastreuse et précipitant la décision de Morvan de se rendre au Katanga. Tout était de sa faute. C’est du moins ce qu’elle devait penser…
En réalité, elle n’y était pour rien. Pas plus que lui-même. Personne n’aurait pu influencer le destin de Morvan — surtout pas le dernier modèle : soixant-sept ans, cent kilos et quelques, quarante ans de magouilles africaines et de barbouzeries sanglantes. Un train d’acier, chargé d’idées noires, lancé à pleine vitesse dans l’enfer congolais.
— Papa, il trempait dans le trafic d’armes ?
— Pas du tout. Mumbanza non plus d’ailleurs. Tout est affaire d’opportunités.
Gaëlle semblait enregistrer chaque élément dans un compartiment particulier de son cerveau. Que mijotait-elle ?
— Mumbanza, il vient parfois à Paris ?
— Je préfère pas répondre.
— Il vient ou non ?
— Tu veux l’interviewer ? Lui faire la peau ? Le remercier ?
Elle ne répondit pas, boudeuse. Erwan se leva et commença à marcher le long des fenêtres. Il se sentait oppressé et malgré ses pulls, frissonnait toujours.
— Il vient régulièrement à Bruxelles, répondit-il enfin. Selon papa, c’est un gros queutard qui aime la chatte blanche et qui a ses habitudes en Europe. Qui sait, tu l’as peut-être rencontré dans ton boulot.
— Connard.
Il regrettait sa dernière réflexion mais elle avait le don de le foutre en rogne.
— Excuse-moi, fit-il plus calmement. Mais ne te mêle pas de ces histoires.
— Je suis pas assez grande pour comprendre ?
— C’est un autre monde. Un monde que papa connaissait bien et dont, tacitement, il acceptait les règles. Je sors de ce cauchemar et je vais tout faire pour l’effacer de ma mémoire.
— Mumbanza a ses habitudes à Paris, oui ou non ?
Erwan se planta devant elle, mains dans les poches.
— Merde, quand est-ce que tu vas t’arrêter ? explosa-t-il. T’en as pas marre de nous emmerder ? Les seuls répits qu’on a eus, c’est quand t’étais à l’asile !
Trop tard pour rattraper ce nouveau dérapage. Comment en arrivaient-ils là à chaque fois ? Irrécupérables.
— T’as toujours pas répondu à ma question, siffla-t-elle entre ses dents serrées.
— Mais j’en sais rien, moi ! Avant d’aller au Katanga, j’ignorais même son existence.
À ce moment, il comprit ce qui était en train de se passer. Dans ce naufrage, chaque Morvan allait s’accrocher à un morceau de l’épave. Lui à la moindre procédure qu’il pourrait glaner au 36. Son frère à son sevrage et à un pseudo-entraînement au tir. Gaëlle à un obscur projet d’enquête sur Mumbanza. Tout ça pour ne pas crever. Seule Maggie se laisserait couler à pic.
— T’en fais pas, ajouta-t-il finalement en s’accroupissant à sa hauteur. Il va y avoir une enquête. Mumbanza va tomber : Kabila ne le soutiendra pas. Il sera déchu de ses fonctions chez Coltano. Il n’aura plus aucune chance sur le terrain politique. Il se fera arrêter et même extrader, pourquoi pas. Dans ce cas, le TGI le foutra sur le gril pour un tas d’autres crimes. Papa, c’est le mort qui cache le charnier.
Gaëlle sortit une cigarette en silence. La salle était non fumeur mais ce qu’Erwan concédait aux assassins en passe d’avouer, il pouvait l’accorder à sa petite sœur.
— Et toi, reprit-elle après avoir soufflé une bouffée, tu vas rester les bras croisés ?
— Ce n’est plus mon problème.
— On te les a coupées là-bas ou quoi ?
Il se releva et balaya la fumée d’un geste agacé. Le périmètre de sécurité spécial Morvan : des insultes, des provocations, mais pas l’ombre d’un partage ni d’une parole de solidarité.
— Parle-moi plutôt d’Isabelle Hussenot, ordonna-t-il pour changer de sujet.
Elle eut un bref haussement d’épaules puis exhala encore un nuage de fumée, comme une bulle de bande dessinée résumant son épuisement, son dégoût, son amertume.
— Je l’ai connue sous le nom d’Éric Katz. Elle se faisait passer pour un psychanalyste.
— Comment l’as-tu rencontrée ?
— Pas moyen de me rappeler. Je l’ai consultée pendant une année environ, entre 2010 et 2011.
— Et tu l’as recontactée récemment ?
— Non. C’est lui, enfin elle… qui m’a téléphoné. Elle voulait soi-disant prendre de mes nouvelles.
Gaëlle lui raconta alors une curieuse histoire, en la ponctuant de gestes nerveux et de panaches de Marlboro. Un psy qui l’invitait à dîner, fouillait dans son sac, se rendait à l’aube dans un caveau… Pas de quoi fouetter un chat.
Avec Audrey — elle ne perdait rien pour attendre, celle-là —, elles avaient forcé son cabinet et découvert un book archivant tous les articles sur l’Homme-Clou parisien ainsi que les coordonnées d’Anne Simoni et de Ludovic Pernaud, inscrites dans un agenda et datées d’avant les meurtres. Anne était même une patiente de la vraie-fausse psy. Pour finir était survenu le fiasco de Beaubourg où l’androgyne avait pris la fuite et percuté une voiture. À l’agonie, Isabelle Barraire-Hussenot avait murmuré : « L’Homme-Clou n’est pas mort. »
Qu’est-ce que c’est que ce nouveau bordel ? Ni les faits ni leur signification — un possible retour du cauchemar de septembre — ne le convainquaient mais il y avait de quoi être troublé.
Dans tous les cas, il venait de trouver sa propre bouée de sauvetage. Régler cette affaire et, au moins durant quelques jours, ne plus penser à la mort du père.
— J’appelle les autres, conclut-il.
La fine équipe, égale à elle-même.
Audrey, cheveux ternes, veste de treillis, faisant profil bas. Favini, le dragueur marseillais, surnommé la Sardine, visiblement surexcité par la présence de Gaëlle. Tonfa, inamovible dans son costume noir, grave et solennel comme le glaive de la justice.
En quelques mots, Erwan résuma son voyage — après Loïc, Fitoussi et sa sœur, il commençait à prendre le coup : concision, ellipses et ton glacé. Il exposa les circonstances de la mort du Vieux mais pas un mot sur la vraie raison de son propre voyage ni sur ses découvertes — le dossier Cathy Fontana, archivé pour toujours dans sa mémoire.
Ensuite, quand il évoqua l’étrange cas du docteur Isabelle Barraire-Hussenot, ce fut au tour de ses gars de parler. Ils avaient mis à profit leur dimanche pour glaner des infos étayant les premières recherches d’Audrey. Erwan les écouta, feuilletant le dossier qu’ils avaient constitué.
— On a contacté la famille ? demanda-t-il à la cantonade.
— Les parents sont décédés mais j’ai trouvé le frère aîné, Olivier, répondit Audrey. Il vit à Clermont-Ferrand et dirige la société Domanges.
— C’est quoi ?
— L’entreprise familiale. Une chaîne de pressings. Une centaine en France, avec franchises et tout. Un bon business.
— Qu’est-ce qu’il t’a dit ?
— Rien. Il avait totalement coupé les ponts avec sa sœur depuis des années.
— Pourquoi ?
— À cause de ses troubles mentaux. À l’idée d’évoquer les problèmes qu’elle leur avait causés, le gars avait l’air au bord de vomir. Si j’ai bien compris, y a eu aussi un souci du côté de la succession mais il est pas entré dans les détails.
— Elle a des parts dans la boîte ?
— J’en sais rien. En tout cas, elle n’a jamais été déclarée irresponsable ni mise sous tutelle.
— Très bien. Je le rappellerai plus tard.
Audrey grimaça : elle détestait qu’on repasse derrière elle.
— Qu’est-ce qu’ils vont faire du corps ?
— Olivier est arrivé à Paris hier soir. Il a signé pour la levée. Il veut la ramener à Clermont-Ferrand et l’enterrer dans le caveau familial.
— Tu l’as vu ?
— Non.
— Il a l’intention de nous poursuivre ?
— Y a aucune raison de…
— Il pourrait penser qu’il y en a une, asséna Erwan. Et même plusieurs. Harcèlement policier. Violation de la vie privée. Enquête illégale. (Il fixa tour à tour Audrey et Gaëlle, qui n’avait pas bougé de sa chaise.) S’il a un peu de jugeote, il pourrait même ajouter vol avec effraction…
Le silence pesait des tonnes dans la salle.
— S’il fait ça, se permit de répliquer Gaëlle, il soulève un lièvre : sa sœur exerçait sous une fausse identité. Je suis plutôt la victime de…
Erwan l’arrêta d’un geste menaçant. Audrey intervint pour calmer le jeu :
— Au téléphone, j’ai surtout eu l’impression qu’il avait depuis longtemps passé sa sœur par pertes et profits. Elle était rentière. Elle faisait ce qu’elle voulait de son fric et basta.
— T’as quelque chose à ajouter ? demanda-t-il sans quitter des yeux sa sœur.
— Non.
— Alors, casse-toi.
— Mais…
— T’as rien à foutre ici : c’est une réunion d’OPJ de la Brigade criminelle. Disparais, avant que je fasse le point sur toutes les conneries que tu as faites pendant mon absence.
Gaëlle se leva sans moufter.
— Tu me raccompagnes ?
Elle avait posé la question d’un ton sans appel. Ils descendirent les escaliers et sortirent dans la cour en silence.
— Pour mes anges gardiens, demanda enfin Gaëlle en s’arrêtant près des sas de sécurité, qu’est-ce qu’on fait ?
— Je ne vois pas de quoi tu parles.
— Papa m’avait encore foutu deux lascars aux basques.
— Où ils sont ?
— Dehors, fit-elle en désignant le quai des Orfèvres de l’autre côté du porche.
— Ils savent que papa est mort ?
— Bien sûr. Je leur ai déjà dit de rentrer chez eux mais ils bougent pas. De vrais chiens de berger. Ils attendent des ordres mais ils ne savent pas de qui.
— Reste là.
Erwan franchit les portiques en s’interrogeant : Gaëlle était-elle encore en danger ? Elle paraissait remise de ses pulsions suicidaires mais l’apparition d’Isabelle Barraire dans le tableau allumait un nouveau voyant. L’Homme-Clou n’est pas mort…
Finalement, il décida de libérer les deux cerbères mais les regarda partir en regrettant déjà son choix. Impossible de faire confiance à cette gamine à moitié cinglée. Pour se rassurer, il se dit qu’il passerait la voir ce soir, après l’inévitable visite à Maggie.
Il fit raccompagner Gaëlle chez elle par un OPJ en voiture banalisée et remonta au pas de course.
— On reprend le merdier de zéro, annonça-t-il dans la salle. Je veux qu’on trouve la connexion entre Isabelle Barraire et l’Homme-Clou. Le détail des coordonnées des victimes est plus qu’inquiétant, sans compter cette manière plutôt zarb de rôder autour de Gaëlle.
Un sourire joua sur les lèvres d’Audrey : elle ne s’était donc pas trompée sur l’importance du coup.
— Vous bouclez vos PV dans vos groupes respectifs, continua Erwan, et on récupère quelques dossiers ronronnants à notre compte : de quoi nous occuper officiellement. Je vous donne vingt-quatre heures pour clarifier le profil de Barraire. Favini, tu remontes l’histoire du couple et tu me détailles toutes les hospitalisations de la timbrée. Tonfa, tu te concentres sur son activité de faux psy d’une part, et sur Clermont-Ferrand et les pressings d’autre part. Je veux connaître l’origine de chaque euro qu’elle touchait.
— Et moi ? demanda Audrey.
— Toi, tu gères nos affaires courantes. T’as fait assez de conneries comme ça.
— Mais…
— Réquisitionner des collègues sans saisine ? hurla-t-il soudain, libérant la colère qu’il retenait depuis son arrivée. Les impliquer dans une affaire qui n’existe pas ? Provoquer la mort d’un témoin ? Forcer sa porte ? Voler des documents ? Sans compter que tu as mis en danger ma sœur qui n’a besoin de personne pour se foutre dans la merde.
— Je…
— Ta gueule. Tu attends gentiment ici ta convoc à l’IGS. Après le souk de Beaubourg, c’est déjà incroyable qu’on t’ait pas mise à pied aussi sec.
Elle parut encore vouloir répondre mais se maîtrisa. Erwan fourra sous son bras le classeur contenant les informations acquises sur Isabelle Barraire.
— Dernière chose, fit-il avant de sortir. Gaëlle m’a parlé d’« affaire réservée » : qui a lâché ce mot ?
— Elle-même, siffla Audrey. Elle avait l’air familière du terme.
— Une spécialité de mon père. D’où lui est venue cette idée ?
— On a eu du mal à dégoter certaines infos.
— Lesquelles ?
— Tout ce qui pourrait relier Philippe Hussenot à Isabelle Barraire. Aucune trace de leur mariage ni de leur divorce. Pas d’actes de naissance pour les enfants. Après l’accident de Hussenot en Grèce, pas une ligne sur la mère. Même le dossier d’assurances ne la mentionne pas. Tout se passe comme si on avait voulu empêcher de joindre les deux noms.
De telles données ne pouvaient avoir disparu sans un sérieux coup de pouce. Après la saisine, seuls le parquet, le juge d’instruction ou le commandant responsable de l’enquête pouvaient décider du caractère sensible de l’enquête et opter pour un tel verrou. Dans ce cas, plus aucun moyen de savoir qui s’occupait du dossier ni même si ce dossier existait.
— Favini, laisse traîner une oreille dans les couloirs et vois ce que tu peux nous ramener à ce sujet. Le point ce soir à 19 heures.
— Et les… enfin, l’enterrement ?
Erwan s’aperçut qu’il avait oublié sa propre priorité : les obsèques de son père.
— Je sais pas encore. Je vous tiens au jus.
Il s’esquiva et claqua la porte pour couper court à toute condoléance.
Dix-huit heures, bar de l’hôtel Meurice. Espace intime, lumières brisées, rideaux de velours et tableaux anciens. Que du chic, du bon, du chaud : un nid de confort et de paix pour boire des cocktails, refaire le monde ou se trouver un partenaire pour la nuit.
Aussitôt rentrée chez elle, Gaëlle avait contacté Michel Payol, le maquereau du 16e arrondissement. Elle s’était fait recevoir : l’homme aux dents de chameau n’avait pas oublié l’interrogatoire d’Erwan qui lui avait coûté un doigt.
— Tu manques pas d’air de me rappeler (Il parlait trop près du combiné et son souffle avait quelque chose d’obscène.) J’ai rien à foutre de petites-bourgeoises qui se prennent pour des putes ! J’ai plutôt l’habitude du contraire.
— On peut discuter affaires ?
— Certainement pas.
— Dans ce cas, je vais l’dire à mon grand frère, comme à la cour de récré.
Après un bref silence, il lui avait donné rendez-vous. Elle avait choisi le lieu. En avance, elle s’installa dans un angle, au creux d’un fauteuil de cuir, et commanda une coupe de champagne. Un peu tôt mais c’était un jour particulier.
Elle se sentait endolorie, courbaturée par le séisme qui venait de survenir. Son monde, patiemment construit, de haine, de colère et d’autre chose qu’elle ne parvenait pas à définir venait de s’écrouler. Elle était comme une pauvre Sicilienne qui, après un tremblement de terre, réalise sous les décombres qu’elle est vivante mais qu’elle a perdu toute raison de survivre.
Allons, il m’en reste au moins une…
À ce moment, Payol apparut sur le seuil : blazer croisé, pochette rouge, mocassins à glands… Son élégance tapageuse détonnait dans cette atmosphère feutrée. J’aurais dû lui donner rendez-vous au Costes. Il s’assit en face d’elle, sans sourire, agité. Le majeur de sa main droite s’arrêtait à la première phalange : il ne portait plus qu’un simple pansement.
— Qu’est-ce que tu veux ? attaqua-t-il sèchement.
— Commande d’abord.
Après une hésitation, il fit signe au serveur et demanda un café serré. Gaëlle laissa courir les secondes. Elle savourait la nervosité du connard, qui n’était qu’une forme à peine contrôlée de pure trouille.
— Trésor Mumbanza, dit-elle enfin.
— Quoi, Mumbanza ?
— Je me souviens que tu fourgues des filles aux riches Africains.
— Et alors ?
Elle but une goulée — crépitation glacée au fond de sa gorge, délicieuse, en totale contradiction avec la surchauffe du face-à-face.
— Mumbanza est un de tes clients réguliers quand il passe à Paris.
Gaëlle bluffait mais Payol ne démentit pas. Il avait toujours sa tête de dromadaire, visage étroit plein de morgue, mâchoires proéminentes avec des dents plantées trop haut.
— Il a quelque chose à voir avec la mort de ton père ?
Les médias avaient déjà diffusé la nouvelle et Payol savait additionner deux et deux.
— Qu’est-ce que tu sais sur lui ? insista-t-elle en ignorant sa question.
Payol se leva :
— Je me demande pourquoi je suis venu.
Elle ouvrit son sac, saisit son portable, pianota puis le braqua comme une arme. Malgré lui, le proxo se pencha, ajustant ses lunettes en direction de l’écran scintillant.
— C’est quoi ?
— Les filles que tu emploies dans le 8e. Un mot de moi et cette liste est sur le bureau du patron de la BRP, avec mon frère en back-up. Il revient d’Afrique, notre père est mort et il est de très mauvaise humeur.
Payol se rassit. Son café arriva. La tasse, entre ses longs doigts noueux, paraissait minuscule.
— Qu’est-ce que tu veux au juste ?
— Réponds d’abord à ma question : Mumbanza, quel profil ?
— Un dictateur africain à l’ancienne, répondit-il en haussant les épaules. Bourré de cash, toujours en rut, aucun scrupule.
— Dis-moi quelque chose de spécifique.
Payol posa les coudes sur la table et avança son cou télescopique.
— Il est réputé être séropositif mais il n’aime que le bareback, le sexe sans capote. Il paie double, voire triple, toutes celles qui sont prêtes à prendre le risque.
— C’est tout ?
Payol eut une grimace hargneuse : ses gencives rouges ressemblaient à une plaie à vif.
— On raconte qu’il a fait tuer toutes les putes qui auraient pu le contaminer. Par ailleurs, il refile ses escorts à ses gardes du corps, la même nuit, et s’assure qu’elles ont bien été consommées par tous les trous. Il appelle ça « colmater les brèches ».
— Parfait.
— Quoi, parfait ?
— Ton gars me plaît. La prochaine fois qu’il t’appelle, tu me mets sur le coup.
— Pas question. Je ne sais pas ce que tu magouilles mais je ne serai pas mêlé à une quelconque vendetta.
Gaëlle savoura brièvement l’ambiance ouatée qui les entourait. Lumières douces, cliquetis d’argent, cuir souple et bois verni. Ce qu’elle appréciait par-dessus tout, c’était la proximité des chambres, juste au-dessus de leurs têtes. Elle avait l’impression que les plafonds s’abaissaient à mesure que la nuit tombait. Les grandes ailes du vice…
— Mumbanza n’a rien à voir avec la mort de mon père : il s’agit d’héritage.
— Quel héritage ?
— Le mien. Celui de mes frères et de ma mère. Mumbanza dirige Coltano, une boîte qui a été fondée par Morvan et qui exploite des mines de coltan. Je ne veux pas d’embrouilles au moment de la succession.
— Pourquoi tu n’envoies pas tes avocats ?
— Une grande partie de ce qu’il nous doit est off. Tu penses bien que mon vieux avait prévu l’éventualité de sa propre mort. Je dois voir ce type et lui expliquer certaines modalités.
Le mensonge était crédible, et suffisamment vague pour que Payol morde à l’hameçon. Il l’observa un instant, perplexe.
— Tu tombes à pic, lâcha-t-il après avoir éclusé son café.
— Mumbanza est à Paris ?
— À Bruxelles. Demain, il sera à Lausanne. Il veut de la compagnie.
Sa présence là-bas n’était pas un hasard. Le général planquait sans doute un paquet de fric en Suisse avant que les Morvan et leurs avocats lui tombent dessus et mettent leur nez dans les comptes de Coltano. En même temps, il s’éloignait prudemment du barouf que la mort du Padre allait provoquer au Katanga.
— Il veut une vraie blonde, mais épilée de la tête aux pieds.
Gaëlle se leva, après avoir ramassé son portable.
— Tu peux dire que c’est le diable qui m’envoie.
Il avait consacré l’après-midi à son père et aux problèmes liés à sa mort. Il avait réquisitionné un véhicule au 36 puis s’était déplacé en personne à l’IML pour s’assurer que c’était bien Riboise qui ferait le boulot. Il avait demandé au légiste de ne pas s’appesantir sur la distance du tir — Bisingye avait abattu Morvan à moins d’un mètre, ce qui ne cadrait pas avec le scénario de la balle perdue en pleine bataille. Riboise l’avait rassuré : il ne ferait pas dans le détail.
Ensuite, il avait couru quai d’Orsay. Réunion de crise au ministère des Affaires étrangères. Le gouvernement congolais appréciait moyennement son départ en douce avec un cadavre dans ses valises. Et encore moins de voir cette histoire diffusée par les médias français — le grand déballage avait commencé : radio, TV, Internet, et demain dans tous les journaux… Erwan avait dû rédiger un mea culpa en bonne et due forme, dicté par les spécialistes de l’Afrique au ministère, fins bretteurs de la dentelle diplomatique — le tout avait été adressé à l’ambassadeur de la RDC, cours Albert-Ier, dans le 8e arrondissement. On attendait que le soufflé retombe.
Côté funérailles, les décisions lui filaient aussi entre les pattes.
Son idée de crémation était déjà oubliée. Le protocole de la cérémonie avait été fixé en haut lieu : messe à Saint-Louis des Invalides, parade militaire dans la cour d’honneur avec éloge funèbre prononcé par le ministre de la Défense (ou de l’Intérieur, on hésitait…), inhumation au cimetière Montparnasse, dans le caveau familial. Le grand jeu. Erwan avait la nausée à l’idée des hommages et autres oraisons qui allaient en sortir. Le héros de la France. Le superflic. Le grand commis de l’État. Personne n’était peiné par sa mort mais chacun redoutait les conséquences de cette disparition — l’émergence des fameux dossiers. Par superstition, on voulait éteindre la mèche sous les ors et les discours. Précaution inutile. Erwan connaissait assez son père pour savoir qu’il n’avait rien laissé derrière lui. Cela aurait été faire trop d’honneur à tous ces cadors de pacotille. À ses yeux, l’homme était un animal vil et médiocre, dont la classe politique constituait une sous-espèce plus basse encore.
Côté médias, Erwan avait choisi pour l’heure une solution intermédiaire et obtenu l’aval de sa hiérarchie : ni silence total ni conférence de presse mais communiqué laconique à l’AFP. Après diffusion, il avait mis son portable en mode avion et s’était résolu à regarder enfin sa montre : 19 heures. Impossible de retarder encore la visite à Maggie. Andiamo.
Avant de se mettre en route, il alla discrètement voir Audrey qui boudait dans son bureau. Erwan avait marqué le coup devant les autres mais il n’était pas certain d’avoir eu raison. En revanche, ce dont il était sûr, c’était que sa cinquième de groupe était son meilleur élément et qu’il avait du boulot pour elle. Après des excuses du bout des lèvres, il la chargea de reprendre de A à Z le dossier d’enquête sur le deuxième Homme-Clou, Philippe Kriesler. Sept classeurs déjà archivés qui retraçaient par le menu la série des meurtres de septembre dernier.
Erwan ne pouvait admettre qu’ils n’aient jamais croisé le nom d’Isabelle Barraire ni celui d’Éric Katz au cours de leur investigation. La cinglée était l’analyste d’Anne Simoni. Elle possédait l’adresse de Ludovic Pernaud. Elle rôdait sur le territoire de chasse de l’Homme-Clou. Connaissait-elle Kripo ? Avait-elle eu des contacts avec les quatre greffés — ceux qui avaient voulu devenir, au fond de leur moelle, l’Homme-Clou ? À Audrey d’éplucher le moindre PV, le moindre détail, pour trouver la trace de cette ombre entre les lignes.
Il lui confia également une mission plus délicate : fouiner autour des adresses de Katz — rue Nicolo, rue de la Tour —, interroger le voisinage, les commerçants afin d’essayer de retracer le quotidien du psy et, pourquoi pas, ses faits et gestes durant la période cruciale des meurtres. Audrey accepta sans desserrer les dents. Ça ira mieux demain.
Il prit un taxi, récupéra sa voiture au parking de la rue Bellefond puis s’achemina vers l’avenue de Messine, la trouille au ventre. Il ne savait toujours pas quelle attitude adopter face à Maggie. Il ignorait même ce qu’il éprouvait à son égard.
Il passa par l’entrée de service pour échapper aux photographes stationnés devant leur adresse. Loïc lui avait donné les clés de l’appartement. Procédure de crise. Tout était plongé dans les ténèbres. Il traversa la cuisine puis emprunta le couloir qui menait aux pièces de réception.
— Maggie ?
Pas de réponse.
— Maggie ?
Ses yeux s’accommodèrent à l’obscurité. Elle se tenait dans le salon, assise derrière un guéridon. Plusieurs fois dans la journée, il avait essayé de la joindre. En vain. Il ne s’en était pas formalisé : Maggie n’était pas une fanatique du portable — trop de mauvaises ondes, trop de paroles inutiles. Aujourd’hui, elle avait même dû débrancher sa ligne fixe.
Lourds rideaux fermés sur un silence plus lourd encore. Immobilité des ombres et des objets. Odeur d’encaustique évoquant le mobilier astiqué d’une église. Malgré lui, il savourait ce calme de tombeau. Il devinait la rumeur autour de l’appartement. Les tentatives d’appels des politiques, des journalistes, les dépêches radio, les flashs info, l’activité survoltée des comptes Twitter, des connexions Facebook… Rien ne parvenait jusqu’ici.
Il attrapa un fauteuil, le plaça en face de Maggie, de l’autre côté de la petite table, et se racla la gorge. Il n’était même pas sûr qu’elle soit éveillée.
— Tu veux boire quelque chose ?
Il sursauta à la question. Elle avait sa voix apeurée, celle dont elle usait quand Morvan était dans les parages.
— Ça ira, merci, répondit-il en s’asseyant.
— T’es sûr ?
Il distinguait seulement le contour de son visage : ovale opaque, masque qui aurait fondu sous la morsure du feu. Si Maggie ne lui avait rien proposé, cela aurait signifié qu’elle était définitivement perdue.
Par quoi commencer ?
Il opta pour les faits, façon flic :
— Je peux te dire comment les choses se sont passées. C’est le nouveau directeur de Coltano, à Lubumbashi, qui…
— Je ne veux pas savoir.
Le silence retomba sur leurs épaules.
— Je peux allumer ?
Pas de réponse. Erwan grelottait toujours : s’il n’avait pas réussi à se réchauffer dans son bon vieux bureau, entouré par ses collègues qui formaient sa vraie famille, ce n’était pas ici, dans ce sanctuaire, qu’il allait le faire.
— La cérémonie aura lieu à Bréhat, lâcha-t-elle soudain.
— À Bréhat ? Mais on parle d’obsèques nationales, on…
— Ton père votait là-bas. Il a droit à sa place dans le cimetière. Il a toujours voulu y être enterré, en toute intimité.
— Et le caveau de Montparnasse ?
— Un leurre. Une ruse de Grégoire, va savoir pourquoi.
Un jour, dans une crise de folie, Morvan y avait enfermé Maggie une nuit entière.
— Et… tu sais qui contacter ? reprit Erwan machinalement.
— La paroisse de Paimpol : ils nommeront un prêtre pour le service. Je ne veux aucun invité : on restera entre nous.
Ses paroles semblaient humides de trop de salive — sans doute les neuroleptiques ingurgités depuis la veille. La plupart du temps, ces médocs assèchent la bouche mais chez Maggie, bizarrement, ils provoquaient une élocution de limace.
— Bien sûr, l’info ne doit pas filtrer.
Erwan imaginait le clan, aussi gris que le granit, serré sous la pluie drue de l’hiver autour de la sépulture — ses frissons redoublèrent.
— Il t’a parlé, non ? reprit-elle au bout de plusieurs secondes.
Sa voix produisait toujours le bruit d’une nage nocturne dans des flots glacés. Maggie remontait le courant.
— Il a pas eu le choix, répondit-il, jouant soudain au fier-à-bras pour ne pas montrer sa faiblesse. Mon enquête sur Cathy Fontana…
Il s’arrêta net : Maggie venait d’éclater de rire.
— Tu trouves ça drôle ?
— Excuse-moi…, murmura-t-elle. Je ris parce que la vérité n’existe pas. Ou disons qu’elle n’existe plus…
— Tu te trompes. Je reviens de…
— Je t’ai élevé comme mon fils, Erwan. Je t’ai aimé comme Loïc et Gaëlle. Sans doute même un peu plus. J’ai toujours considéré que j’avais une dette envers toi…
— Parce que tu avais organisé la mise à mort de ma mère ?
Maggie releva soudain la tête. Dans la pénombre, ses yeux exorbités se fixèrent sur lui.
— Ton père ne t’a dit que ce qu’il savait…
— Ton père était fort, courageux, volontaire, attaqua-t-elle sur un ton morne, mais il était resté, au fond de lui, un enfant apeuré. Le visage de Cathy l’effrayait et l’attirait en même temps. À ses yeux, il symbolisait la pire des menaces mais aussi ce qu’il n’avait jamais eu et toujours désiré : l’amour d’une mère. Une partie de son être réclamait sa tendresse, son affection. Une autre voulait la détruire.
Erwan n’était pas venu pour écouter une psychanalyse à deux balles.
— T’as pas besoin de le défendre, répliqua-t-il. J’en sais assez sur lui pour avoir mon propre jugement.
— Non. Tu ne sais pas. Tu…
— Tu as revu de Perneke ?
La question lui avait échappé. Pour sortir une affaire, il faut en finir avec chaque protagoniste — c’est-à-dire le loger, de ce côté-ci de la vie ou de l’autre.
— Mon chéri, fit-elle d’une voix douce, il faut que tu comprennes… Ce ne sont pas des bons souvenirs.
Tu m’étonnes.
— Tu l’as revu ou non ?
— Non. Mais je l’ai contacté plusieurs fois, sans le dire à ton père.
— Pourquoi ?
— Au sujet de Grégoire, justement. Lui seul connaissait l’origine de sa psychose.
Erwan avait du mal à imaginer ce traitement à distance suggéré par un complice assassin.
— Il a donc soigné papa par ton intermédiaire ?
— Non. Je te parle de quelques coups de fil, sur des décennies. Quand Grégoire refusait de consulter à Paris, j’appelais de Perneke pour avoir un conseil…
— Combien de temps ce petit jeu a-t-il duré ?
— J’ai cessé tout contact dans les année 90.
— Tu sais ce qu’il est devenu ?
— Il a poursuivi sa carrière en Belgique. Il est mort en 1997, à Namur. Mais ce n’est pas lui l’important.
Erwan était d’accord. Pourtant, il ne parvenait pas à lâcher ce sujet :
— Tu l’aimais ?
Elle gloussa d’une manière sinistre : dans l’obscurité, ce bruit évoquait le gargouillis d’un reptile au fond d’une mare saumâtre.
— Tu n’as donc rien compris… Seul Grégoire comptait pour moi. De Perneke n’a été qu’un moyen pour le récupérer.
L’aube du 1er mai 1971. Morvan abruti de psychotropes, dans la voiture, sous une pluie battante. Maggie transperçant le corps de Cathy de clous et de tessons, opérant seule, comme un équarisseur dans un abattoir. Elle et de Perneke partant sur les pistes larguer le corps et faisant ensuite l’amour dans le hangar à bateaux. Pour la fête du Travail, la petite équipe n’avait pas chômé…
— Après toutes ces années, reprit-elle comme si elle avait suivi exactement le même fil de pensée, je n’ai toujours pas expié mon crime.
Son sixième sens de flic le prévint que Maggie allait encore lui en sortir une sévère.
— Elle n’était pas morte, murmura-t-elle. Je veux dire : dans le hangar…
Il ferma ses sens au monde extérieur comme on bloque ses poumons sous l’eau. Il attendit ainsi plusieurs secondes avant de laisser revenir à lui la voix diabolique.
— Je suis restée longtemps à l’observer. J’étais fascinée par ce corps, ce visage. Une chose que tu sais sans doute : ton père lui avait rasé la tête. Il avait commencé à lui graver une croix gammée sur le front. Dans son délire, il avait transformé Cathy en Jacqueline Morvan. On n’a jamais su ce qu’il lui avait fait d’autre quand elle était inanimée mais on peut tout supposer…
Morvan faisant l’amour avec le corps inerte, celui de sa maîtresse adorée et de sa mère honnie, à la manière d’un de ces serial-killers dont parlent les livres spécialisés. Comment un tel homme avait-il pu mener ensuite une vie apparemment normale ? Comment avait-il pu diriger des services de police, résoudre des enquêtes criminelles, commander des opérations d’intérêt national ?
— C’est toi qui l’as tuée ? demanda-t-il soudain.
— Je pourrais te dire que je n’avais pas le choix, que Cathy allait témoigner contre Grégoire, mais ce n’est pas vrai. Elle lui aurait encore pardonné, j’en suis sûre. Je l’ai achevée par pure jalousie. Quand je l’ai vue revenir à elle, la haine et la fureur ont jailli au fond de moi. Cette salope était donc increvable. Elle allait me voler ma vie, les enfants que je devais avoir avec Morvan… J’ai attrapé un marteau et l’ai frappée à la tête. À la poitrine. Dans les côtes. Cette fois, elle ne bougeait plus. J’ai pris des clous et les lui ai enfoncés dans les tempes. Elle s’est agitée à nouveau. Je l’ai attachée, je l’ai bâillonnée et…
Elle s’arrêta comme pour reprendre son souffle mais c’était sa propre raison qu’elle cherchait. À l’évocation de cette nuit, son esprit se perdait à nouveau.
— Je te passe les détails, reprit-elle finalement. J’ai fait ce qui devait être fait…
Elle tendit le bras et se mit à caresser le crâne d’Erwan, à la manière d’une araignée aux pattes silencieuses. Il ne réagissait plus : ses nerfs étaient comme sectionnés.
« Je te passe les détails… » Lui revenaient pourtant des passages du rapport d’autopsie rédigé par un médecin de la clinique Stanley. Un tesson encastré lui avait fait sauter l’œil gauche. Un clou avait déchiré la joue droite jusqu’à la gencive. L’éviscération avait été complète et la plaie de l’abdomen était si basse qu’elle avait rejoint le sillon de l’urètre. Maggie de Creeft avait surpassé Thierry Pharabot sur son propre terrain. En réponse, l’Homme-Clou s’était déchaîné à son tour : Colette Blockx, Noortje Elskamp… Sinistre surenchère.
— Pour l’enfant, braqua-t-il d’un coup, comment avez-vous fait ?
Impossible de superposer ce « il » avec un quelconque « je ».
— Ça n’a pas été si compliqué. Après la raclée que Morvan m’avait foutue, je me suis installée à Kisangani, dans la région des Grands Lacs. C’est difficile à imaginer aujourd’hui mais à l’époque, c’était une ville paisible aux grandes artères, aux villas fleuries. Je t’ai emporté avec moi. Morvan a repris son enquête et a enfin arrêté l’Homme-Clou. Les choses se sont tassées. Il m’a épousée et nous avons pu annoncer ta naissance en trichant sur les dates. Ce n’était pas le conte de fées dont rêvent les jeunes filles mais je m’en suis accommodée.
Maggie avait le sens de la formule. Un enfant né d’un père dément, élevé par la meurtrière de sa propre mère, sur fond d’homicides en série. Je vous présente Erwan Morvan. Quarante-deux ans de cauchemars et de non-dits, compressés tant bien que mal entre un 9 mm et une coupe en brosse.
Il essaya de se redresser. Ses courbatures lui rappelèrent qu’il avait encore une existence physique — dans ces ténèbres, hypnotisé par cette voix désincarnée, il avait fini par perdre toute conscience de son corps.
— Je te demande de ne pas me juger.
— Tu as perdu pied, Maggie. On est au-delà du jugement ou du châtiment. Tu as simplement tué ma propre mère !
— C’était une autre époque.
Il éclata de rire à son tour — ce rire lui lacéra la bouche comme un rasoir.
— Tu dois te faire soigner.
La main-mygale s’écarta, il put enfin se mettre debout. À présent, il distinguait nettement Maggie, les doigts en suspens. Maigre silhouette de baba cool vieillie, aussi desséchée que les idées qu’elle prétendait défendre. Il ne savait pas que le Flower Power incluait aussi l’assassinat et la barbarie…
— Tu ne comprends pas ce que je veux dire, souffla-t-elle sans le regarder. Je te parle du lieu et du moment. À Lontano, on a tous été pris dans un tourbillon. L’Homme-Clou a été le catalyseur de toutes les folies latentes. L’Afrique, la malédiction de notre clan, l’argent des mines, la violence, le racisme…
Erwan capitula. Il était vide. Plus de colère ni la moindre énergie pour condamner Maggie, la dénoncer ou l’absoudre. Avant de partir en Afrique, il avait dit à son père : « La prescription, c’est pour les juges, pas pour les hommes. » Il avait tort. La prescription était inscrite dans les tables de l’univers. La prescription, c’était l’oubli. Non pas celle des mémoires, mais celle des corps : plus d’hormones ni d’adrénaline pour se révolter.
— Pourquoi me parles-tu maintenant ? demanda-t-il à bout. Parce que papa l’a fait ? Jusqu’à la fin, c’est lui qui décide ?
Elle conserva le silence, tête baissée. On aurait pu croire qu’elle pleurait ou qu’elle se recueillait. Erwan devinait qu’elle se moquait plutôt de sa naïveté.
— Aujourd’hui qu’il n’est plus là, plus rien n’a de sens. En tout cas moi, je n’ai plus de sens…
Quand il se retrouva chez lui — murs blancs, odeurs d’eau de javel, frigo vide : sa version personnelle du foyer —, il n’éprouvait toujours aucun sentiment : il était dans le même état qu’à l’aéroport de Lubumbashi. Assommé, abasourdi. Pour tenter de retrouver un sujet d’intérêt, il appela son équipe. Rien de neuf. Audrey était sur messagerie. Favini travaillait à identifier les hostos où Isabelle Barraire avait été soignée — la liste était longue. Tonfa avait contacté des patients d’Éric Katz et s’était fait recevoir. Il recherchait maintenant des infos sur la famille Barraire et ses pressings. Chacun lui promit un rapport écrit dans la nuit mais Erwan avait déjà compris qu’il n’y avait pas grand-chose à espérer avant le lendemain matin.
Il se fit un café et reçut une visite qu’il n’attendait pas : l’Afrique. Non pas celle de Cathy Fontana et de Maggie de Creeft, mais la sienne — celle des derniers jours. Il lâcha sa tasse et s’effondra sur une chaise, encaissant la première rafale d’images : fleuve mordoré, bichromie rouge et vert des rives, kadogos éventrant leurs victimes avec des gants de caoutchouc, Esprit des Morts coupé en deux, ghetto de Soso en feu…
Il avait espéré laisser derrière lui ces traumatismes. Il avait eu l’illusion que le retour à la civilisation agirait à la manière d’une ardoise magique. Il était comme ceux qui pensent avoir échappé à la malaria ou aux amibes parce qu’ils rentrent en forme, sans se douter qu’ils sont contaminés à vie et abritent les germes dans les replis de leurs entrailles. Désormais, les forces obscures de l’Afrique n’allaient plus cesser de se rappeler à son bon souvenir comme les crises de fièvre paludéenne qui terrassent les Noirs eux-mêmes.
Quand les visions parurent se calmer, son père avec la gorge arrachée jaillit au fond du cockpit. Erwan se plia en deux. Il ne pleurait pas, il étouffait. Il n’était pas bouleversé, il luttait contre l’évanouissement. Les souvenirs africains, plutôt un corps-à-corps qu’une mélancolie rêveuse. Curieusement, son esprit se focalisa sur la poussière de coltan dans les rainures de la cabine. Ce gros plan lui offrit une porte de sortie : l’héritage. À aucun moment, il n’y avait songé. Une fortune certes, mais sans doute agrémentée de secrets et de mauvaises surprises — son père avait le chic pour vous préparer des petits plats bien salés dans les fourneaux du diable.
À qui reviendraient les parts de Coltano ? À Loïc, comme cela avait été prévu du temps de Sofia ? Le Vieux avait-il révisé sa copie et redistribué ses biens en perspective de leur divorce ? Non. Erwan se souvint qu’il avait vendu toutes ses actions en septembre dernier pour se sortir d’un guêpier financier auquel lui-même n’avait personnellement rien compris. Restait le cash. Et sans doute pas mal d’autres « biens mal acquis », comme on disait au Congo.
Erwan s’était toujours juré de renoncer à sa part mais le paysage avait changé : il avait vu son père à l’œuvre, il avait pu mesurer les risques qu’il prenait au fin fond du Katanga pour léguer encore plus à ses enfants. Il ne s’agissait pas d’héritage mais de l’effort d’une vie… On verra bien. Mais l’idée de contacter le notaire, de se plonger dans ces questions de fric et de succession lui filait des crampes d’estomac.
Loïc fera ça très bien. Il l’appela mais le frangin l’envoya chier. Erwan monta le ton et le chargea dans la foulée d’organiser les obsèques à Bréhat. Après tout, le marin de la famille, c’était lui. Finalement, Loïc accepta en maugréant — Erwan le trouvait de plus en plus bizarre. Le plus étrange est qu’il ne semblait pas avoir peur, alors que la mort violente de Montefiori et le meurtre de Morvan auraient dû le pétrifier — Loïc, c’était plutôt : « Courage, fuyons ! » Que mijotait-il ?
En parlant de trouille, Erwan aurait bien fait de s’inquiéter de son propre sort. Après ce qu’il avait vu et vécu au Katanga, il devenait un témoin à éliminer d’urgence. Qui devait-il craindre ? Mumbanza ? Les associés de Pontoizau ? D’autres tueurs encore ?
Son téléphone sonna : Audrey. Elle tombait à pic.
— Où t’en es ? demanda-t-il aussitôt.
— Je relis le dossier de Kriesler.
— Alors ?
— C’était nébuleux y a deux mois, ça l’est toujours.
— Pas de lien avec Isabelle Barraire ?
— Peau d’zeb. Kripo avait suivi pas mal de traitements psy avant d’entrer chez les flics. J’ai la liste des instituts. Il faudrait comparer avec ceux de Barraire mais je doute qu’ils se soient croisés en camisole. À l’époque, elle vivait encore à Clermont-Ferrand…
— Quand vous avez forcé le cabinet, vous n’avez rien découvert de suspect ?
— Tu sais très bien ce qu’on a trouvé.
— À part les coupures de presse et les adresses.
— Y avait aussi le dossier d’Anne Simoni.
— Où est-il ?
— Dans le classeur qu’on t’a donné.
— Rien d’autre ?
Audrey réfléchit quelques secondes puis :
— Dans sa bibliothèque, il y avait plusieurs bouquins sur la magie africaine.
— Sur les ngangas ?
— On était stressées, répliqua la fliquette sur un ton d’excuse. J’ai pas approfondi.
— Et le porte-à-porte, rue Nicolo, rue de la Tour ?
— Demain matin. Je peux pas tout faire.
Audrey connaissait son boulot : elle se fondrait dans la vie quotidienne des quartiers, cafés, concierges, commerçants, à l’heure où tout ce petit monde se réveille à la vie.
— Je te laisse bosser, conclut-il.
— Tu veux que j’y retourne ? proposa-t-elle.
— Où ?
— Chez Katz.
— T’es malade ou quoi ?
Audrey ne répondit pas. Elle était malade en effet, et c’est pour ça qu’elle était la meilleure.
— Pas question, renchérit-il pour lui-même comme pour se convaincre. Trop risqué. Continue d’éplucher la procédure. On doit faire avec ce qu’on a. Tu sondes le quartier demain mais je ne veux plus entendre parler d’effraction. Tout le service t’a à l’œil, nom de dieu !
Il raccrocha et se fit un nouveau café. Son ventre brûlait de sucs gastriques mais il comptait bosser toute la nuit. Installé sur son canapé, il se décida à ouvrir, enfin, le dossier Isabelle Barraire.
Ses flics avaient fait du bon boulot. Ils avaient ratissé tout ce qu’ils avaient pu sur cette psychiatre aussi givrée, sinon plus, que ses patients. En suivant ses aventures (Isabelle avait le sens du délire), Erwan songeait à Otto Gross, le meilleur des disciples de Sigmund Freud, mais dément et toxicomane, finalement mort de froid dans la rue. Erwan était fasciné par le cliché du psychiatre fou — il y voyait la même logique que dans son métier : pouvait-on être un bon flic sans être un criminel potentiel ? Il fallait connaître ces abîmes pour les sonder ou du moins s’en être approché de très près. Morvan disait toujours : « Ils sont le mal, nous sommes le vaccin : nous portons les mêmes germes. »
Le dossier contenait des photos. La beauté d’Isabelle était sombre et inquiétante. La même grâce mystérieuse persistait au fil des looks, des coupes de cheveux, des maquillages différents. Cela allait de la jeune étudiante, mèches électriques, regard trouble et traits de poupée, à la tête de mort androgyne de la fin — celle d’Éric Katz. Un cliché anthropométrique était particulièrement flippant : elle y arborait les cheveux courts et un uniforme nazi (on voyait les galons sous la cape noire). Cette photo lui rappela un film des années 70, Portier de nuit, qui raconte les rapports SM entre un officier allemand et une déportée juive. Isabelle semblait jouer les deux rôles. Elle était à la fois Charlotte Rampling et Dirk Bogarde, la victime et son bourreau.
Que voulait cette folle à Gaëlle ? Quelle était sa connexion avec l’Homme-Clou ? Pourquoi et comment avait-elle récupéré Anne Simoni comme patiente ? Où avait-elle déniché l’adresse de Ludovic Pernaud ? Le mercenaire facho, barbouze et tueur à ses heures, n’était pas le genre de gars qu’on trouve dans l’annuaire.
Il passa à la documentation générale. Les Barraire étaient une grande famille de Clermont-Ferrand. Propriétaires de laveries puis de pressings depuis des générations. Aujourd’hui, ils étaient à la tête d’un empire — une centaine d’enseignes dans toute la France. Plusieurs coupures de presse signalaient leurs démêlés avec des associations écologistes et des syndicats à propos du perchloréthylène, solvant utilisé pour le nettoyage à sec, cancérigène et polluant.
Erwan piquait du nez — tout ça n’était pas passionnant — quand il se souvint que le frère d’Isabelle, Olivier, était à Paris pour récupérer le corps de sa sœur. Il feuilleta les liasses et trouva son numéro de portable griffonné dans un coin de PV.
Erwan avait l’espoir de le rencontrer en personne mais à son ton, il comprit qu’il devrait se contenter de quelques réponses au téléphone. Il se présenta, expliqua qu’il avait besoin d’informations pour boucler le PV judiciaire relatif à la disparition d’Isabelle et obtint un oui réticent. Il adoucit considérablement les questions qu’il avait prévues.
— Depuis quand n’aviez-vous pas vu votre sœur ? commença-t-il d’un ton plein de sollicitude.
— Dix ans. Sa maladie… Disons que nous avions coupé les ponts.
La brouille après le décès des parents évoquée par Favini, sans doute à propos de la succession.
— Isabelle était-elle toujours actionnaire de votre société ?
— Ça ne vous regarde pas. Que cherchez-vous au juste ? Ça ne vous suffit pas d’avoir provoqué sa mort ?
Resserre tes questions : ton temps est compté.
— Avant de décéder, reprit Erwan d’une voix plus ferme, Isabelle a tenu des propos qui pourraient la relier à une de nos enquêtes.
— Ma sœur souffrait de graves troubles psychiques. Ce qu’elle pouvait dire ou ne pas dire n’avait aucune signification… raisonnable.
— Elle détenait pourtant des informations précises, plutôt troublantes, concernant une affaire criminelle. Je voudrais vérifier quelques faits avec vous.
Un soupir fataliste qui pouvait passer pour un assentiment. Olivier Barraire s’était toujours attendu à une catastrophe du côté de sa sœur. Sa mort rue du Renard, écrasée par une voiture alors qu’elle était déguisée en homme, n’était qu’une option parmi beaucoup d’autres.
— Elle avait perdu son mari et ses deux enfants en 2006…, reprit Erwan.
— Philippe n’était plus son mari. Ils étaient divorcés depuis quatre années.
— Mais vous aviez été informé de l’accident ?
— Bien sûr. Toute la famille était présente aux funérailles. Les pauvres gosses…
Une inflexion dans sa voix incita Erwan à demander :
— Isabelle était là ?
— Non, admit l’autre après une brève hésitation.
— Où était-elle ?
— Impossible de savoir.
Erwan imagina le cimetière des Lilas, le mausolée où la psychiatre avait embaumé son ex-mari et ses enfants à l’égyptienne. Elle n’avait pas assisté à l’enterrement mais était revenue, de nuit, pour exhumer les corps et les traiter à sa façon. Pour l’heure, personne n’était au courant de ce versant de l’affaire.
Changement de cap :
— Vous saviez qu’elle avait repris ses… consultations ?
— Non.
— Qu’elle exerçait sous un faux nom ?
— Absolument pas.
— Qu’elle se faisait passer pour un homme ?
— NON ! En quelle langue je dois vous le dire ? Ni moi ni personne de notre famille n’avions plus de contact avec elle. Elle nous avait rejetés. Elle ne voulait plus entendre parler de nous…
— Pourquoi ?
L’homme soupira :
— Des délires paranoïaques. Elle pensait que nous voulions la tuer, la spolier, l’interner, ça dépendait des jours. Ma sœur était… malade. Terriblement malade. Il est tard, commandant.
Le chef d’entreprise avait un léger accent auvergnat mais surtout un ton qui vous donnait l’impression qu’il vous parlait du haut d’un des volcans de sa région.
— Vous êtes passé à son cabinet ? essaya encore Erwan.
— Non. Je suis venu régler pour l’instant les modalités du transfert. Nous tenons à ce qu’Isabelle soit enterrée, malgré tout, dans notre caveau familial, à Clermont-Ferrand.
— Vous n’êtes pas allé voir où elle vivait, rue de la Tour ? Récupérer ses affaires ?
— Je reviendrai après l’inhumation. Bonsoir, commandant.
— Attendez.
— Quoi encore ?
— Une dernière chose. Votre sœur louait, sous le nom d’Éric Katz, à la fois son cabinet et son appartement. Pourtant, compte tenu de votre fortune familiale, je suppose qu’elle avait hérité de biens immobiliers à Paris ou acheté un appartement après son divorce.
Olivier admit, après quelques secondes de réflexion :
— Il y a la maison de Louveciennes qui appartenait à mes parents. Isabelle en a hérité. Après son divorce, elle y a brièvement vécu. Elle avait l’espoir d’y accueillir ses enfants mais… ça n’a pas marché.
— Je peux vous demander l’adresse ? Simplement pour boucler notre dossier.
Ce mensonge ne rimait à rien et l’autre ne fut pas dupe :
— Vous racontez n’importe quoi. Isabelle a été victime de vos méthodes brutales et maintenant, vous prétendez me soutirer des informations d’ordre privé ? Vous n’avez aucun droit, aucune légitimité. Si une enquête doit être ordonnée, ce sera contre vous !
Les flics n’ont pas de superpouvoirs mais ils ont un joker, la menace :
— Je vous demandais plutôt cela pour vous éviter les ennuis.
— Pardon ?
— Votre sœur louait la rue de la Tour sous le nom d’Éric Katz, avec de faux papiers. Ce qui constitue un délit. Elle louait aussi un bail professionnel rue Nicolo…
— Isabelle n’a jamais été radiée du conseil de l’Ordre !
— Elle n’exerçait pas sous son identité. Deuxième délit, beaucoup plus grave. Ce n’est de l’intérêt de personne d’ouvrir une procédure post mortem. Si ses patients apprennent la vérité, ils attaqueront votre famille au nom du préjudice moral et financier…
— Quel rapport avec Louveciennes ?
— Je préférerais la domicilier sur mon rapport à une adresse légale.
Tout ça était absurde — impossible en France de poursuivre un prévenu décédé. Mais cinquante pour cent de la force des flics est fondée sur la méconnaissance des lois chez le péquin moyen.
— C’est au 82, rue des Domaines, près de la Seine, cracha enfin Olivier. Ne vous avisez pas de…
— N’ayez crainte : c’est juste pour la paperasse. En revanche, lorsque vous reviendrez à Paris, j’aimerais vous rencontrer et…
— On verra.
Barraire coupa sans même lui demander ses coordonnées.
Erwan était tenté de foncer sans attendre à la villa : Isabelle y avait peut-être laissé des éléments décisifs. Arrête de déconner. Une telle expédition signifiait : effraction d’un domicile privé, fouille illégale, vol d’objets et de documents… Dans tous les cas, rien d’utilisable aux yeux de la loi, sauf contre la BC elle-même.
Malgré ça, l’idée le taraudait. En réalité, pour une telle opération, il ne voyait qu’une seule personne : Audrey.
— Tu te fous de ma gueule ? s’étrangla-t-elle après qu’il lui eut expliqué son projet au téléphone.
Cette fois, il fut bien obligé de lui accorder de franches excuses. Audrey n’attendait que ça pour se jeter dans une nouvelle expédition criminelle — elle tenait plus du rapace nocturne que du fonctionnaire policé.
— Mais je ne peux pas te couvrir sur ce coup…, prévint-il.
— Sans blague ! Je vais jeter un œil. Je te rappelle demain matin.
Erwan raccrocha, vaguement inquiet. Il se décida à consulter enfin ses mails — ou du moins leurs expéditeurs. Toujours aussi nombreux. Maintenant qu’il était mort, Morvan faisait l’unanimité. Même au-delà des frontières françaises. Ministres italiens (qui devaient aussi s’être rendus, quelques jours plus tôt, aux funérailles de Montefiori), diplomates allemands, anglais, américains et, bien sûr, cohorte de personnalités africaines…
Dans la mêlée, Erwan repéra le nom de Trésor Mumbanza — le salopard n’avait pas froid aux yeux. Par pur masochisme, ce fut le seul mail qu’il ouvrit. Le Luba exprimait en phrases alambiquées sa tristesse et son admiration à l’égard de Morvan, le fondateur de l’empire Coltano. Un bref instant, Erwan fut tenté de repartir là-bas, pour buter purement et simplement l’enfoiré. Mais ces paroles fielleuses avaient une autre signification : si Erwan s’en tenait à sa version officielle, le grand Noir lui foutrait la paix. On pouvait s’arranger sur la tombe du Padre.
Il ferma sa boîte aux lettres en se disant qu’il devait changer au plus vite d’adresse — celle-ci s’était refilée plus vite qu’une IST. Maggie avait raison : des funérailles « dans la plus stricte intimité » s’imposaient, ça couperait l’herbe sous le pied à tous ces faux culs. L’image qui l’avait pétrifié tout à l’heure — les Morvan cloués sous la pluie bretonne, au bord d’un trou de granit — lui parut d’un coup réconfortante.
Le tintement particulier des SMS de son groupe retentit. Favini lui envoyait la liste complète des endroits où Isabelle Barraire-Hussenot avait été internée depuis les années 90. Un clic, un coup d’œil : plus rien après 2003. Plutôt étonnant : au moment de son divorce, Isabelle devait toucher le fond. Où avait-elle été soignée ? Erwan chassa de son esprit des scénarios de mauvais thrillers, avec clinique secrète et emprisonnement abusif…
Il se concentra plutôt sur les noms, les dates et les adresses des établissements. La psychiatre avait passé un tiers de sa vie d’adulte derrière les murs aveugles des asiles. Sans compter le temps où elle avait exercé, disons, du bon côté de la ligne. Son frère prétendait qu’elle n’avait jamais été radiée du conseil de l’Ordre. À vérifier mais plausible. Un médecin qui avait régulièrement changé d’équipe : un jour toubib, le lendemain patiente…
Erwan tressaillit : il venait de reconnaître une adresse. La clinique des Feuillantines à Chatou. C’était là-bas que Morvan avait envoyé Gaëlle, après la nuit meurtrière de Sainte-Anne. Or, le Vieux y avait été lui-même soigné. Se pouvait-il qu’Isabelle et lui se soient croisés là-bas ? Les dates. L’héritière y avait été hospitalisée trois fois : un mois au printemps 1996, cinq semaines à partir de novembre 1997, plus de deux mois début 2000. Des picotements sur tout le corps. Erwan ignorait quand son père y avait séjourné mais cela méritait d’être vérifié. En admettant qu’ils se soient connus là-bas, Morvan devenait d’un coup le chaînon manquant entre la paranoïaque qui s’habillait en officier nazi et le nganga tueur de femmes. Un comble.
Dans tous les cas, Barraire et Morvan avaient côtoyé les mêmes psychiatres — ce qui pouvait constituer une autre connexion, quoique indirecte et lointaine, mais Erwan était preneur du moindre détail.
Il décrocha son téléphone et tomba sur une infirmière de permanence — il était plus de minuit. Il se présenta d’un ton sec et demanda qu’on lui communique sur-le-champ la liste des médecins en fonction aux Feuillantines aux dates qui l’intéressaient.
— C’est impossible, commandant, minauda l’infirmière pour qui ce coup de fil était une distraction inespérée. Je ne peux rien vous fournir par téléphone, vous le savez bien. Je vous conseille de rappeler demain matin et de parler au directeur de…
— J’arrive.
Sous la pluie, la D13 se déroulait vers les bois de Saint-Germain-en-Laye comme un fleuve gris vers une mer émeraude. Il avait l’impression d’avoir déjà vécu cette scène. Peut-être quand il cherchait sa sœur dans les profondeurs de Bièvres, en pleine partouze satanique. Ou quand il s’acheminait vers la clinique de la Vallée en Suisse, sur la piste des fanatiques qui s’étaient fait greffer la moelle osseuse de l’Homme-Clou.
Il ne pensait plus à l’enquête ni à l’Afrique. Plus la force. Un boxeur au vestiaire, groggy, qui ne sait même plus s’il a gagné ou perdu. Il ne songeait pas non plus à la disparition de son père. Encore moins l’énergie. Pour l’heure, son esprit était seulement effleuré d’ombres. Inquiétudes, prémonitions, intuitions vagues. Encore une fois, il suivait les traces de son père. Encore une fois, son nom allait lui servir de clé pour ouvrir une nouvelle brèche…
Au-delà des essuie-glaces, les stries de l’averse s’alignaient sur les arbres rectilignes de la route. Il ne voyait pas grand-chose et suivait les indications de son GPS comme un aveugle est cramponné à son chien guide. La faim le torturait depuis un bon moment. Il stoppa dans une station-service, fit le plein et s’acheta une barre chocolatée. La jouissance du sucre lui colla un véritable vertige : au moins, il n’était pas anesthésié de ce côté-là.
GPS, de nouveau. Après Rueil-Malmaison, il quitta la nationale et remonta les berges de la Seine jusqu’à un dédale de pavillons et de jardins richement boisés. La clinique des Feuillantines se trouvait rue de l’Asile. Ça ne s’invente pas. Il s’arrêta devant la grille pleine en tôle noire, surmontée d’une frise de pics acérés. D’instinct, il préféra se garer à l’extérieur plutôt que de jouer, à minuit, les visiteurs bienvenus.
Il sonna à la petite porte qui jouxtait les doubles battants — ceux des arrivées en fanfare, voiture ou ambulance. Le seuil s’éclaira brutalement et une voix féminine résonna dans l’interphone :
— Vous êtes le flic qui a appelé ?
Erwan se souvint du ton mielleux de l’infirmière et la joua séducteur.
— Je tiens toujours mes promesses, susurra-t-il en montrant son badge à la caméra.
L’autre gloussa et lui ouvrit. Remontant l’allée éclairée par des projecteurs enfouis dans les pelouses, il se conditionnait pour convaincre la fille du standard — sans doute seule, à moins qu’elle n’ait déjà appelé les flics de Chatou. Sa carte tricolore n’y suffirait pas : vu sa clientèle, la clinique était certainement la cible des paparazzis, faux flics inclus. Tout ce qu’il possédait comme argument supplémentaire, c’était son charme naturel.
Au bout de l’allée apparut un imposant hôtel particulier en meulière. Avec ses tours de fenêtres blancs, la façade évoquait les tons d’un court en terre battue.
L’intérieur tranchait avec les murs ocre du dehors : immaculé, clinquant, aveuglant. La femme en blouse derrière son comptoir était tout sourire :
— Qu’est-ce que vous voulez au juste ?
— Consulter vos registres des années 90.
— Vous avez une commission rogatoire ? Quelque chose ?
Erwan sourit. Les civils utilisent toujours des termes inappropriés tout droit sortis de téléfilms. Parfois amusant, souvent lassant. Joue-la franco.
— Je n’ai ni commission ni aucune légitimité. Il n’y a même pas d’enquête officielle. La seule chose dont je peux vous assurer, c’est que cela ne concerne en rien vos patients actuels. Les faits qui m’intéressent remontent aux années 90 et 2000.
— Quels faits au juste ? demanda-t-elle en se penchant sur le comptoir, blouse entrouverte sur une paire généreuse.
Pas d’humeur à batifoler : il préféra en revenir au rôle qu’il connaissait le mieux — le flic à poigne qui n’a pas de temps à perdre.
— Au moins une douzaine d’homicides, avec tortures, mutilations, éviscération et vol d’organes. Le tueur utilise des clous et des tessons pour transformer ses victimes en fétiches africains. Si vous voulez plus de précisions, je serai obligé de vous convoquer au 36.
La femme devint livide et plaqua sa main sur ses seins. Un tour de vis et elle serait à point.
— Le meurtrier dont je vous parle a fait des petits et il n’est pas exclu que certains d’entre eux aient séjourné chez vous. Encore une fois, je jette un œil sur vos listes et je disparais.
L’infirmière s’était déjà levée : au moins, elle était vive d’esprit.
— Passez derrière le comptoir. On peut tout consulter depuis mon ordinateur.
Il fit une recherche conjointe « Isabelle Barraire-Hussenot, Grégoire Morvan ». Aucun résultat. Il essaya encore avec « Isabelle Barraire » puis « Isabelle Hussenot ». Associé à son père, ça ne donnait rien. Le Padre et la psy n’avaient jamais séjourné en même temps aux Feuillantines.
Il vérifia alors les séjours d’Isabelle. Les dates de Favini se confirmaient : mai 1996, octobre 1997, juillet 2000. Erwan les mit en parallèle avec l’histoire du couple. La première HDT (hospitalisation à la demande d’un tiers : on avait interné de force Isabelle) était survenue quelques mois après la naissance de Hugo, l’aîné des enfants. L’hospitalisation suivante, toujours forcée, un an avant celle de Noah. Le dernier internement marquait le déclin définitif du ménage, deux ans avant le divorce officiel.
Alors qu’il passait à Grégoire, Erwan remarqua que l’ordinateur lui proposait d’autres occurrences au nom de Hussenot. Pas du côté patients mais de celui des psychiatres. Comment avait-il oublié ce fait ? Philippe était le directeur des Feuillantines. Au mépris de toutes les règles déontologiques, il y avait fait interner sa propre épouse. Au stade où il en était, Erwan avait le choix : médecin compatissant gardant sa femme auprès de lui ou docteur Mabuse l’enfermant par sadisme, jalousie ou paranoïa.
Mais toujours pas de lien avec l’Homme-Clou.
Avant de repartir, il tapa le nom de son père et n’obtint que deux résultats : il avait été interné en 2004 et 2007 (Erwan n’avait aucun souvenir de ces absences), après la période Barraire-Hussenot. Impossible qu’ils se soient croisés à Chatou.
Une heure du matin. En ce moment même, Audrey n’était qu’à un ou deux kilomètres de là, à Louveciennes, en train de fouiller la villa des Barraire. Devait-il la rejoindre ? Plus judicieux de lui foutre la paix : autant laisser faire la nature…
Dernière recherche pour la route. Il retourna sur la page d’accueil en quête d’informations sur la clinique elle-même : histoire, propriétaires, activités. Un encadré portait sur ses fondateurs. Il cliqua dessus et fit un bond en arrière. Dans la vie de flic, il y a une jouissance profonde à voir ses tâtonnements récompensés. Les fondateurs des Feuillantines, en 1994, n’étaient autres que Philippe Hussenot et… Jean-Louis Lassay.
Erwan n’aurait pu rêver plus belle connexion : Jean-Louis Lassay, l’actuel directeur de l’UMD Charcot, là même où Thierry Pharabot avait fini ses jours. Le scénario s’imposait de lui-même. Lassay connaissait Philippe Hussenot, ainsi que son épouse, Isabelle. Ils avaient sans doute gardé le contact après le départ du premier — l’organigramme ne le mentionnait plus à partir de 1998. Isabelle la psychotique avait entendu parler de l’Homme-Clou par Lassay lui-même.
L’image du directeur de l’UMD, grand play-boy aux allures de collégien anglais, malgré sa soixantaine bien tassée, lui apparut. Il n’aurait pas cru le revoir de sitôt. Il n’attendit pas d’être dans sa voiture pour checker sur son portable les vols du lendemain matin pour Brest.
Philippe Hussenot et Isabelle Barraire morts, un seul être vivant sur cette terre pouvait lui répondre : Lassay en personne.
— Pour améliorer la prise de l’arme, j’ai installé un beavertail et évasé le puits de chargeur. Le calibre convient aux droitiers et aux gauchers.
Gérard Combe lui avait donné rendez-vous à huit heures du matin, dans un parking d’Épinay-sur-Seine. Loïc avait eu du mal à se lever — en réalité, à se coucher. En vue de sa première leçon de tir, il n’avait pris aucun médoc pour être en forme dès l’aube. Résultat, il n’avait sommeillé qu’une heure ou deux et avait la tête dans un bloc de polystyrène.
Le moniteur manipulait le pistolet semi-automatique comme s’il s’agissait de la huitième merveille du monde. Il n’avait pas précisé le nom du modèle et Loïc n’osait pas le demander. Étant recommandé par son frère, on le créditait d’un minimum de connaissances.
— J’ai poli chaque pièce, continuait l’autre, avec du papier de carrossier que j’enduis d’huile pour assouplir les mécanismes…
Loïc écoutait distraitement. D’ailleurs, les mots qu’il attrapait ne lui disaient rien : « bec de gâchette », « rampe d’alimentation », « queue de détente »…
Enfin, Gérard le fixa droit dans les yeux comme s’il lui livrait le secret du Graal :
— Ce qu’il faut, c’est travailler chaque spire du ressort. Après ça, graisser, régler, tirer des milliers de coups, graisser encore… Alors seulement, on peut commencer à parler de souplesse…
Pour couper court à tout malentendu, Loïc révéla l’ampleur de son ignorance :
— Ce genre d’armes, ça tire combien de coups ?
L’expert ouvrit des yeux ronds, réalisant d’un coup qu’il parlait depuis le départ une langue que son interlocuteur ne maîtrisait pas.
— Passons à la pratique, répondit-il d’un ton sec.
Ils se trouvaient dans un long bunker bas de plafond aux murs de béton brut. Exactement le lieu que Loïc avait imaginé : à plusieurs dizaines de mètres, des cibles de forme humaine, noires sur blanc, les menaçaient en position de tir.
Combe ne gaspilla pas sa salive. En quelques gestes, il indiqua à son élève comment armer la chambre, viser, tirer puis, une fois le chargeur vidé, comment lui présenter le calibre en toute sécurité.
Pistolet en main, Loïc récolta enfin ses propres informations : le logo sur la crosse, souligné par les lettres R BERETTA, les inscriptions sur le canon, US 9 mm M9-P BERETTA — 65 490 — sans doute un « 9 mm Parabellum ». Le poids lui révélait qu’il n’avait pas affaire à une arme en polymère mais en acier — l’engin devait peser plus d’un kilo. Surtout, son design lui rappelait de nombreux films d’action qu’il avait regardés étant môme. En fait, il connaissait ce flingue pour une autre raison : c’était celui que son père portait et planquait dans son bureau avant de venir dîner. Il y avait une variante : quand il dégainait en pleine table en menaçant de tuer sa femme si elle ne fermait pas sa gueule. Ça vous fait des souvenirs…
Loïc refusa le casque antibruit et se mit en place — « position d’attente ». D’après ce qu’il avait compris, Combe avait appartenu à des brigades d’intervention type RAID. Son vocabulaire n’avait rien à voir avec le sport : il n’était question que de « contact hostile », de « décision d’engagement », de « tourelle de char ». Parfait : exactement ce qu’il était venu chercher.
Pointer le canon à quarante-cinq degrés vers le sol. Se placer dans l’axe du tir probable. Désengager la sûreté et tendre son index le long du pontet. Au signal de Gérard, il arma la culasse et fit face aux cibles. Position weawer. La meilleure pour les NTTC (Nouvelles techniques de tir de combat). Arme tenue à deux mains. Trois quarts face. Bras fort tendu, bras faible en support.
L’armurier ajouta encore quelques recommandations mais Loïc appuyait déjà sur la détente. Il ne respecta aucune des consignes de Combe. Pas de respiration coupée. Pas d’attitude bloquée. Au contraire : il absorbait la force de recul avec souplesse puis détendait ses bras avant de tirer à nouveau. Chaque détonation donnait l’impression de briser la réalité et d’y laisser une brèche noire et fumante. Il adorait ça. Cette faille, c’était comme la dope. Se tirer une bonne fois pour toutes par la sortie des artistes…
Loïc était beaucoup plus costaud qu’il n’en avait l’air. Dix ans de voile intensive lui avaient forgé un corps d’athlète. Ses galères d’héroïne en auraient laissé un autre à l’état de squelette ou de bibendum, lui avait gardé une armature de muscles en parfait état de marche.
L’arme palpitait entre ses doigts et il ne savait plus ce qu’il visait vraiment. L’injustice qui avait tué son père ? Certainement pas. La douleur lancinante du manque ? Non plus. La violence abjecte qu’il avait subie sous les yeux, ou presque, de ses enfants ? Même pas. Il tirait sur sa position de frère cadet, son rôle d’éternel second, bon pour les corvées et les tâches de troisième ordre. Il tirait sur son aîné qui l’avait appelé hier soir pour le charger de contacter le notaire et d’organiser les funérailles à Bréhat. De la merde.
Plus que jamais, sa famille l’insupportait. Erwan qui se prenait déjà pour le chef de clan. Sa mère qui après s’être fait tabasser toute sa vie s’installait déjà dans son rôle de veuve éplorée. Seule sa petite sœur trouvait grâce aux yeux de Loïc — si belle, si tourmentée, si haineuse, et en même temps la seule à son chevet quand il vomissait son manque et hurlait sa faim de coke.
Le clic de la chambre à vide le stoppa dans sa fureur. Sa position s’était crispée : plus ramassée, plus engagée, Loïc s’était penché en avant, bras droit en barre à mine, bras gauche en retrait. Sourire. Il éprouvait le sentiment d’avoir fait ça toute sa vie.
Il y eut un silence, vibrant encore des déflagrations. L’odeur de poudre brûlée planait comme une vague menace. Les convulsions de l’arme couraient encore dans ses bras. Il avait chaud, il était aussi vidé que son chargeur, il était bien. Il mit plusieurs secondes pour réaliser que Gérard était bouche bée, et quelques autres pour saisir la raison de sa stupeur. Il avait placé toutes ses balles — au moins une quinzaine — au centre de la cible. Le torse de la silhouette de carton n’était plus qu’un trou calciné.
— Un autre, ordonna le novice.
Combe attrapa le calibre avec précaution, éjecta le chargeur puis en replaça un. Loïc l’observait : son rôle de maître était tombé à ses pieds comme une pelure, l’ancien combattant se demandait sans doute si ce gringalet s’était moqué de lui — un Morvan entraîné par son père. Mais le Vieux n’avait jamais parlé de flingues à son deuxième fils ni ne l’avait incité à s’en servir — même s’il avait été un des meilleurs tireurs de sa génération, le Padre détestait les armes à feu. L’ironie avait simplement voulu que Loïc hérite, c’était une première, des dons du clan.
Combe lui tendit le Beretta, l’œil méfiant. Loïc le saisit de la main gauche et sourit. C’était lui maintenant qui allait donner une leçon. D’un claquement sec, il arma la culasse de la main droite et tira plus vite encore, sans s’arrêter, pressant la détente à seize reprises vers la nouvelle cible. Il ne pensait plus, ne visait même pas. Il était à l’écoute de son corps qui fusionnait avec l’arme. Sa main brûlait. Ses oreilles bourdonnaient. Son corps était lové autour du feu destructeur. Sensations tonitruantes qui dépassaient, et de loin, sa fragile stature humaine.
Lui, l’ex-alcoolique, le drogué, le yuppie, le bouddhiste, était fait pour ça. Les gènes des Morvan couraient en lui et révélaient sa vraie nature.
Éjection du chargeur. Cœur de cible ravagé. Gérard, furieux, lui arracha le Beretta des mains :
— J’aime pas trop qu’on se foute de ma gueule.
— Je ne me moque pas de vous.
Après l’avoir vérifiée, le maître rangea l’arme dans son coffret de polypropylène noir et leva la tête :
— Ah ouais ? Et t’as jamais tiré, c’est ça ?
— Jamais.
— Et tu fais mouche à chaque fois ? De la main droite comme de la gauche ?
— Je suis ambidextre.
— Et moi je suis Spiderman.
Loïc plaqua ses doigts sur le coffret marqué du logo BERETTA.
— Combien pour le calibre, la valise et plusieurs chargeurs ?
Erwan avait prévenu sa hiérarchie : les funérailles de Grégoire Morvan ayant finalement lieu en Bretagne, il était parti là-bas pour en régler les détails. En réalité, il ne savait pas trop ce qu’il allait chercher à Charcot mais la perspective d’une nouvelle entrevue avec le professeur Lassay valait le détour — à condition qu’on le reçoive.
Pour l’heure, installé dans la cabine sur son siège trop étroit, écrasé contre le hublot, il réfléchissait à un tout autre problème — Sofia. Depuis qu’il était rentré, pas un signe de sa part. Ni coup de fil ni SMS de condoléances. D’un geste réflexe, il sortit son portable et le contempla comme on considère une charge de plastic munie d’un détonateur. Devait-il faire le premier pas ? Il hésita encore puis le bon vieil orgueil ranci des hommes, celui qui achève la plupart des liaisons mal engagées, vint à son secours. Pas question. Après tout, c’était lui dont le père venait de mourir.
Il allait ranger son mobile quand il réalisa qu’elle aussi avait perdu le sien, et avant lui encore. Or, il ne s’était pas manifesté. Pas un mot, pas un appel. L’idée ne l’avait même pas effleuré. Certes, il avait des circonstances atténuantes, entre missiles Javelin et Noirs éventreurs. Mais à son retour ?
Nouvelle hésitation. N’était-il pas trop tard pour se réveiller ? Dire qu’à son âge, il se prenait encore la tête pour des questions dignes d’un adolescent acnéique. Au fond, dans ses rapports avec les femmes, il n’avait jamais dépassé ce stade.
Sur ce constat pseudo fataliste, il rangea son téléphone comme on planque de la poussière sous un tapis, invoquant mentalement tout ce qui pouvait lui servir d’excuse : la mort du Vieux, les nouvelles énigmes autour de l’Homme-Clou, les traumatismes du Congo, les révélations sur ses origines… N’importe quoi plutôt que tendre une main qui pouvait être rejetée.
Histoire de clore le débat, il alla feuilleter près du cockpit les quotidiens du matin. Sur chaque une, la tronche de Morvan était en bonne place. Les articles retraçaient sa carrière, évoquant son dévouement pour la France mais aussi le halo de soufre autour de son nom. On glissait sur les circonstances exactes de sa mort — personne ne les connaissait et le seul nom du Congo jouait les écrans de fumée. En revanche, tous revenaient sur son dernier fait d’armes — le Fort Chabrol de Locquirec où il avait tué, seul et à soixante-sept ans, trois forcenés armés comme des commandos.
Erwan lisait ces lignes avec un sentiment mitigé. Injustice vis-à-vis de sa famille — Morvan n’était qu’un salopard à moitié fou qui avait passé sa vie à torturer son épouse et terrifier ses enfants. Trahison par rapport à ce qu’il avait réellement fait pour son pays — la plupart de ses actions avaient été des magouilles, des chantages, des meurtres autant que des actes d’héroïsme qu’il avait toujours entrepris au nom de la raison d’État, dans le plus grand secret. Il s’était sali les mains pour sauver l’honneur de la France. Il s’était roulé dans la fange pour racheter les péchés des politiques, leurs crimes, leurs mensonges, leurs combines. Morvan, colosse dément, manipulateur meurtrier, se voyait comme un martyr de la Cinquième République.
Pas un mot là-dessus, bien entendu, et ce silence aurait plu au Vieux. Le don de soi, pour être total, doit être ignoré de tous. Grégoire réglerait ses comptes dans l’au-delà, quel que soit le tribunal qui l’y attendait. D’ailleurs, son plus grand crime (le seul en tout cas dont il accepterait de répondre) était le meurtre de Cathy Fontana. Or, il ne l’avait pas commis.
— Il faut aller vous asseoir, monsieur. Nous allons atterrir.
Erwan s’exécuta en souriant. Il savourait d’être loin de Paris, incognito parmi ces voyageurs de commerce attendus dans des salles de réunion aux murs en plastique et à la moquette épuisée. Le bureau qui l’attendait ne valait guère mieux.
Choc du tarmac. Dehors, la pluie, le froid, le bitume. Sombres retrouvailles. Il avait du mal à se convaincre qu’il débarquait pour la quatrième fois à Brest. Comme les autres passagers, il se jeta sur son portable et vérifia ses messages — rien d’important. Du moins aucun appel de son équipe. Pas même de nouvelles d’Audrey… Son silence l’inquiétait. N’avait-elle rien trouvé à Louveciennes ? Ou au contraire rencontré un problème ? Ou simplement enchaîné ce matin sur l’enquête de voisinage rue de la Tour ?
Il allait l’appeler quand il repéra le visage égaré du lieutenant-colonel Verny derrière les vitres des arrivées. On pouvait encore apercevoir le pansement autour de sa gorge, sous le col roulé — il s’était pris une balle à Locquirec, juste au-dessus du col de son gilet balistique.
À le voir ainsi, dans son éternel ciré noir, Erwan ressentit une détresse furtive. Le dernier des trois mousquetaires : Archambault avait été tué lors de l’assaut, Le Guen, de l’état-major de Kaerverec, avait désormais d’autres chats à fouetter. Seul le gendarme était fidèle au poste. Erwan écrivit rapidement un SMS à Audrey — « Rappelle-moi » — puis fourra son téléphone dans sa poche.
À son sourire inquiet, Erwan comprit que l’officier s’attendait au pire (il ne lui avait pas expliqué la raison de sa visite). Brève poignée de main. Banalités sur le voyage et la météo. Cette fois, il n’était question ni de café ni de Brioche dorée. Le briefing aurait lieu dans la voiture, sur la route de l’UMD.
Erwan se souvenait d’un paysage gris et vert, il avait droit aujourd’hui à la version hivernale, gris de gris. Il pleuvait de la limaille de fer sur les plaines qui semblaient avoir été grattées jusqu’à révéler leur plaque rocheuse. Après la rouille de l’automne, l’hiver scintillait sous l’averse comme du métal poli.
En quelques mots, il résuma l’affaire Katz-Barraire. À la fois rien et beaucoup. Une ombre persistante dans un tableau déjà pas très clair. Cela valait le coup d’approfondir la question. Verny ne mouftait pas, les yeux fixés sur les essuie-glaces qui dansaient sous l’orage. Enfin, les murs aveugles de l’institut Charcot, cernés par des enclos et des douves, se découpèrent sur la lande détrempée.
— Vous les avez prévenus de notre visite ?
— Non, fit Verny. J’aurais dû ?
— Surtout pas.
Ils passèrent les contrôles de sécurité, larguèrent armes et documents d’identité au premier check-point puis gagnèrent l’enceinte de l’UMD.
Verny sortit enfin de son mutisme avant de franchir le seuil d’acier blindé :
— Qu’est-ce qu’on cherche au juste ?
— Aucune idée. Mais plus qu’une réponse, j’espère que ce sera un point final.
— Comment avez-vous connu Philippe Hussenot ?
— J’étais son prof à l’université Paris-Descartes, en thérapies comportementales et cognitives.
— En quelle année ?
— 1986 ou 1987, je ne sais plus.
— Quel âge aviez-vous ?
— La quarantaine.
Jean-Louis Lassay les avait fait poireauter près d’une heure. C’était de bonne guerre : Erwan rendait tout au plus au psychiatre une « visite amicale ». Ils étaient installés dans son bureau exigu, bourré de dossiers et de livres qui formaient des murs, paravents, colonnes aux quatre coins de la pièce.
Le toubib était toujours vêtu comme un collégien anglais, blouse blanche ouverte sur gilet preppy et chemise oxford, ce qui offrait un curieux mélange avec ses cheveux gris et sa gueule de vieux play-boy. Pour une obscure raison, le psy avait laissé Verny dehors.
— Quelques années plus tard, vous avez fondé ensemble la clinique des Feuillantines à Chatou. Comment avez-vous obtenu les fonds ?
— Philippe s’était chargé de l’apport. Avec mon expérience, les banques nous ont suivis.
— D’où sortait-il le fric ? De sa femme, Isabelle Barraire ?
Un sourire échappa à Lassay : ce seul nom expliquait ce nouvel interrogatoire — celle par qui le scandale arrivait.
— Isabelle, oui… Elle appartenait au départ au directoire de la clinique.
Ironie du destin : les psychiatres avaient monté leur clinique grâce au fric de celle qui deviendrait une de leurs pensionnaires régulières.
— Ils étaient déjà mariés ?
— Oui.
— À la fin des années 90, vous avez quitté la clinique. Pourquoi ?
— Nous n’étions plus d’accord sur l’orientation à prendre. Philippe transformait les Feuillantines en refuge pour riches névrosés. Je n’étais pas intéressé par ce genre de… business.
Erwan fit un signe vers la fenêtre — au-delà du gazon verdoyant, les barbelés, les portes sécurisées, les vitres blindées.
— Vous préfériez les criminels ?
— Exactement.
— Vous avez vendu vos parts ?
— Quand je suis parti, les Feuillantines ne valaient pas grand-chose. Aujourd’hui, c’est un institut réputé.
— Vous êtes directement venu ici ?
— Non, j’ai dirigé plusieurs services psychiatriques dans le public. En 2005, on m’a proposé ce poste. Une vraie chance.
Erwan faillit faire une remarque cinglante sur les tarés meurtriers. Ne joue pas au con agressif.
— Parlez-moi d’Isabelle. Vous l’avez bien connue ?
— Oui. À la fin des années 80, nous étions amis.
Sans savoir pourquoi, Erwan eut l’idée d’un ménage à trois.
— Vous êtes marié ? demanda-t-il par contrecoup.
— Non. Je ne vois pas ce que vous cherchez.
— Revenons aux Hussenot. Leur couple marchait bien au début ?
— On ne peut pas dire ça. Ils s’aimaient mais la santé mentale d’Isabelle posait trop de problèmes. Isabelle correspondait malheureusement au cliché du psychiatre aussi dérangé que ses patients. Pourquoi ces questions au juste ?
Lassay l’avait accueilli sans la moindre réticence, Erwan lui devait bien cette info :
— Isabelle Barraire est décédée dans la nuit du 17 au 18 novembre dernier.
— Assassinée ?
— Pourquoi cette idée ?
— Vous travaillez bien à la Brigade criminelle, non ?
— Elle s’est fait renverser par une voiture, près de Beaubourg, à Paris.
— Suicide ?
— Non. Simple accident.
— Vous en êtes sûr ?
— Oui, et je ne suis pas ici pour ça. (Malgré lui, il reprenait son ton de flic autoritaire.) Revenons à la santé mentale d’Isabelle. D’après mes renseignements, elle a été plusieurs fois hospitalisée aux Feuillantines.
— Je n’étais pas d’accord. Cela ne me semblait pas, disons… déontologique. Philippe m’a convaincu. Il disait qu’il la soignerait mieux si elle était près de lui. Il avait toujours l’espoir qu’elle puisse reprendre l’exercice de la médecine.
— Mais ça ne s’est pas arrangé.
— Isabelle souffrait de plusieurs psychoses mais le problème majeur était une schizophrénie à tendance paranoïde.
— Comme Thierry Pharabot ?
— Pourquoi me parlez-vous de lui ?
— On y viendra. Continuez.
— Les traitements avaient des résultats aléatoires. D’ailleurs, la plupart du temps, elle ne les suivait pas.
— Pour un psychiatre, Hussenot n’a pas eu beaucoup de flair en l’épousant.
— Qu’est-ce que vous insinuez ? On ne peut aimer que les gens en pleine santé ?
— Vous savez très bien ce que je veux dire. Philippe aurait dû deviner que la vie avec Isabelle serait impossible.
— Il y a cru… (Sa voix devenait résignée.) On y croit toujours…
— Lors de notre premier rendez-vous, vous m’avez dit qu’on ne guérissait jamais d’une maladie mentale.
— Exact. On peut juste envisager une… amélioration.
— Pourquoi alors a-t-il fait des enfants avec elle ?
— Toujours la même raison : l’espoir que ça s’arrangerait.
— Il pensait que la maternité la soignerait ?
— Jamais de la vie. Nous sommes psychiatres. Nous sommes payés pour ne pas croire à ce genre de foutaises…, protesta-t-il avec une hargne étrange, comme si, à une époque lointaine, il avait été lui-même victime de ces idées reçues. Non, il pensait qu’ils réussiraient, tous les deux, à fonder une famille, il…
Le bellâtre s’arrêta.
— À quoi rime cet interrogatoire à la fin ? s’écria-t-il en manipulant un bloc-notes sur le bureau. Vous allez me dire pourquoi vous êtes ici, à me tirer les vers du nez au sujet de personnes que je n’ai pas vues depuis plus de dix ans ?
Erwan aurait voulu esquiver toute explication mais il n’était pas en position de force et il avait encore pas mal de questions. Il se racla la gorge et se décida pour un petit briefing :
— Au moment de son accident, Isabelle se faisait appeler Éric Katz et pratiquait la psychanalyse à Paris, déguisée en homme. Elle avait récupéré des patients de son ex-mari. On peut même supposer qu’elle se prenait plus ou moins pour lui. Ça vous étonne ?
— Non.
— Comment peut-on laisser de telles personnes dans la nature ?
— Je refuse de discuter avec vous de tels problèmes, cingla Lassay en reprenant une inflexion hautaine. Vous êtes en train de juger un siècle de recherches, d’expertise, de connaissances psychiatriques et…
Erwan sourit — il avait des munitions :
— Par ailleurs, nous avons découvert qu’Isabelle, qui n’était pas présente aux obsèques de son ex-mari et de ses enfants, est revenue plus tard au cimetière pour exhumer leurs corps.
— Qu’est-ce que vous racontez ?
— Elle les a éviscérés puis les a embaumés à l’égyptienne, à coups d’onguents et de bandelettes. Elle allait les visiter régulièrement, dans leur caveau des Lilas.
Le psychiatre plongea la tête entre ses mains dans un geste un peu trop théâtral.
— Pourquoi me racontez-vous tout ça ? fit-il en relevant les yeux.
— Quand avez-vous vu pour la dernière fois Isabelle Barraire ?
— Dans les années 2000… au moment de leur divorce.
Cela n’avait duré qu’une micro-seconde mais Lassay avait hésité. Il mentait et c’était derrière ce mensonge que se cachait l’information qu’Erwan était venu chercher.
— À ce moment, où était-elle soignée ?
— Mais… je n’en sais rien.
Erwan devina soudain ce qui s’était passé : après Hussenot qui avait interné son épouse dans sa propre clinique, Lassay l’avait accueillie dans son UMD.
— Vous le savez très bien, hurla-t-il en frappant la table du plat de la main, pour la simple raison que c’est vous qui vous êtes occupé d’elle, ici même, à Charcot !
Lassay se rencogna dans son fauteuil et vira au rouge. Erwan tenait sa connexion entre la cinglée nazie et le nganga blanc.
— C’est Philippe qui m’a demandé de la prendre en charge après le divorce, murmura enfin le médecin. Elle devenait dangereuse pour les enfants.
— Quand est-elle entrée ici ?
— En 2003.
— Combien de temps y a-t-elle séjourné ?
— Je dirais… trois années.
Erwan était sidéré : plus rien d’étonnant à ce que tout ce petit monde se connaisse.
— Elle a fréquenté Thierry Pharabot ?
— Bien sûr que non !
Lassay s’était redressé, comme propulsé par l’indignation. Le psychiatre en faisait décidément beaucoup. Quelques secondes passèrent, dans un silence quelque peu ridicule.
— Je vous l’ai dit, reprit-il plus calmement, Pharabot n’avait pas de contact avec les autres patients. D’ailleurs, Isabelle n’était pas soignée du côté des malades dangereux. Elle est toujours restée à l’hôpital proprement dit : où nous sommes maintenant.
Nouveau mesonge. Resserre la bride.
— Docteur, nous avons la preuve qu’Isabelle connaissait Thierry Pharabot. Et sans doute l’homme qui a tué à Paris en septembre.
— C’est impossible.
— Plus tôt vous me direz la vérité, plus vite on limitera les dégâts.
Lassay s’était de nouveau ratatiné dans son fauteuil, au point de disparaître derrière ses piles de dossiers.
— Docteur, répéta Erwan plus fort. Tôt ou tard, j’obtiendrai ces infos. Autant gagner du temps et que ce soit vous qui me les donniez. Ça constituera un gage de bonne volonté.
— Vous m’accusez de quoi au juste ?
— De rien encore mais si vous continuez à me balader, je pourrais vous coller sur le dos une complicité de meurtres…
L’autre secoua la tête, l’air perdu :
— Dans notre domaine, les recherches avancent parfois très vite. Les molécules…
— Pas de digression.
— C’est le cœur de l’histoire. Grâce aux médicaments, Isabelle a montré des signes d’amélioration et je… j’ai fini par la prendre à mes côtés.
Erwan marqua sa surprise :
— Elle a travaillé avec vous à Charcot ?
— C’était très informel… Mais sa collaboration donnait d’excellents résultats. Isabelle était une psychiatre brillante. Son approche était…
— C’est comme ça qu’elle a connu Pharabot ?
— Je n’étais pas toujours avec elle, éluda le psy. Thierry était un cas particulier et très peu de membres du personnel avaient le droit de l’approcher. À la faveur des visites, peut-être…
Lassay essayait de noyer le poisson mais Erwan laissa courir. Le médecin avait pris des risques inconsidérés. Provoquer une rencontre entre Barraire et Pharabot, c’était craquer une allumette dans un arsenal de poudre.
À partir de là, on pouvait tout supposer. Fascination d’Isabelle pour l’Homme-Clou. Réveil du monstre au contact de la belle. Initiation à la magie yombé. Conspiration fétichiste derrière les barbelés de Charcot. Et même aller plus loin. Avait-elle été approchée par Kripo pour faire passer des messages au détenu ? Le contraire ? L’Homme-Clou avait peut-être, par l’intermédiaire d’Isabelle, piloté une nouvelle série de meurtres. Ceux de septembre ? Non. Pharabot était mort en 2009. Mais Barraire constituait tout de même une fenêtre ouverte sur un nouveau cauchemar. Admirez la vue.
— Jusqu’à quand est-elle restée près de vous ?
— 2006. Quand Philippe s’est tué en voiture avec ses enfants, elle a disparu.
— Vous n’avez pas cherché à la revoir ?
— Bien sûr que si. J’étais inquiet. Je vous l’ai dit : grâce à un protocole spécifique, elle allait mieux mais à la mort de ses enfants, elle a stoppé son traitement. Je l’ai appelée, cherchée, j’ai fait tout ce qui était en mon pouvoir pour renouer avec elle. Elle n’a jamais répondu…
Une nouvelle évidence s’imposa à l’esprit d’Erwan :
— Depuis quand couchiez-vous avec elle ?
Lassay se mit debout comme si son fauteuil était un siège éjectable. Tremblant de colère, les poings serrés, il semblait chercher quelque chose à casser. Il paraissait en même temps d’une grande vulnérabilité. Erwan avait touché la corde sensible.
— Je… je vous interdis…, bredouilla le médecin.
— Je vous pose simplement une question.
Le psy se mit à marcher dans son petit bureau : trois pas dans un sens, trois dans l’autre…
— Je ne sais pas, je ne sais plus.
Erwan n’insista pas. D’ailleurs, Isabelle n’avait dû lui céder que pour servir ses intérêts. Mais quels intérêts au juste ?
— Elle n’a pas réapparu à la mort de Pharabot ?
— Non. Croyez-moi : j’ai tout essayé pour la localiser. Je vous le répète : j’étais angoissé à son sujet et… aussi très attaché à elle.
Le flic se leva à son tour. Gorge sèche. Taux d’hygrométrie à zéro. Il était venu chercher ici un point final et on venait de repasser à la ligne pour une nouvelle histoire.
— Pourquoi ne m’avez-vous pas parlé de ça la première fois ?
— C’était il y a des années : je n’y ai pas pensé…
— Alors qu’on cherchait un tueur qui imitait Pharabot ?
— Qu’est-ce que vous insinuez ? Isabelle aurait tué en septembre ?
Erwan repoussa l’hypothèse d’un geste épuisé : ce n’était pas son idée. Entre la schizo et le nganga, il y avait eu un autre homme — Kripo, ou quelqu’un d’autre encore…
Il prit son ton officiel pour en finir :
— Le lieutenant-colonel Verny et ses hommes vont interroger vos patients et le personnel soignant. Je veux savoir avec qui Isabelle s’était liée d’amitié, si quelqu’un a noté à l’époque une anomalie, si…
— Une anomalie ? Vous oubliez où nous sommes.
— Plusieurs années après avoir quitté Charcot, et malgré sa folie, ses enfants morts, son usurpation d’identité, Isabelle n’avait pas oublié Pharabot. Elle avait peut-être des complicités ici. Des patients ont pu être libérés et…
— Je vous l’ai déjà dit : nos malades sont incurables.
— Ils meurent tous entre ces murs ?
— Ou ils sont transférés ailleurs mais votre idée d’une Internationale de l’Homme-Clou est ridicule.
Erwan imaginait en effet Isabelle comme un relais. Pharabot ne parlait à personne sauf à cette psy qui à son tour parlait aux autres. Elle avait fini par quitter l’asile et peut-être conservé des liens avec d’autres patients qui, n’en déplaise à Lassay, étaient sortis à leur tour. Ou bien au contraire elle avait été approchée par des adeptes de l’Homme-Clou à l’extérieur. Erwan songea à di Greco, Lartigues, Redlich, Irisuanga mais il ne sentait pas un lien de ce côté. D’autres encore ? Vision terrifiante : des disciples imprégnés du mal se répandant parmi la société humaine. Une sorte de secte qui pouvait se déployer encore… et frapper.
Lassay avait ouvert sa porte : fin de l’entrevue. Le play-boy ne semblait plus en colère, plutôt abattu. Toutes ces idées, il les avait sans doute déjà eues mais la présence d’Erwan leur donnait d’un coup une réalité dangereuse.
— Vous ne m’avez toujours pas dit le principal, commandant. Quel est le lien entre la mort d’Isabelle et les meurtres de l’Homme-Clou ?
Aucune raison de ne pas partager cette menace avec Monsieur Oxford :
— Ses dernières paroles ont été : « L’Homme-Clou n’est pas mort. »
— Elle ne parlait pas de l’être humain, rétorqua Lassay sans hésiter, mais de son esprit, de son influence.
— Peut-être, mais ça reste une mauvaise nouvelle. (Il franchit le seuil.) En gardant ici Pharabot, vous avez fait incuber un virus qui n’a pas fini de se propager.
Le psychiatre vira au livide :
— Vous voulez dire… que les meurtres vont continuer ?
Erwan partit sans répondre. Sa soif ressemblait à une brûlure. Une vision cauchemardesque passa devant ses yeux. Un train bringuebalant dans la nuit, aux compartiments trop éclairés. À l’intérieur, une légion de dingues, les poches pleines de clous et de tessons, l’esprit farci de croyances yombé.
Gaëlle était déjà venue à Lausanne pour voir une exposition consacrée à Arnold Böcklin, le peintre de L’Île des morts. Le rendez-vous avec Mumbanza était prévu au Château Rappaz, un grand bâtiment du XIXe à l’architecture néoclassique, dans le quartier d’Ouchy — un de ces palaces suisses où les personnalités les plus futées avaient attendu que les deux guerres mondiales se terminent avant de réapparaître, la mine enfarinée. L’hôtel offrait la paix et la sérénité cadrées à la suisse : en largeur le lac Léman, en hauteur les Alpes, au milieu les brumes. Il n’y avait plus qu’à se laisser bercer par le cliquetis des voiliers de la marina qui tanguaient sous vos fenêtres.
Son père lui avait souvent dit, paraphrasant Edgar Allan Poe : « La meilleure technique pour ne pas être vu, c’est de ne pas se cacher. » Elle avait pris le TGV de 8 h 02 en direction de Lausanne et avait franchi la douane trois heures plus tard. On avait vérifié son passeport, ouvert son sac. Aucun problème. Elle avait emprunté les papiers d’une copine qui lui ressemblait et s’était fait un look banal d’it-girl parisienne : caban bleu marine, jean et bonnet, avec lunettes noires Tom Ford, s’il vous plaît. Des filles comme elle, il en passait une cinquantaine dans la journée. Des petites putes en vadrouille ou de jeunes épouses qui transportaient le cash de leurs millionnaires de maris.
11 h 30, taxi. 11 h 45, check-in à l’hôtel. Le trajet en voiture avait suffi pour qu’elle retrouve cette ville plate et rectiligne qui, bien que descendant en pente douce vers le lac, affichait toujours un air raide et hautain que rien ne pouvait atténuer. Gaëlle aimait la Suisse. Le pays était paré à ses yeux d’une sorte de pureté : celle du fric, de l’altitude, de l’égoïsme fait loi. Elle y voyait une sincérité, une franchise à l’égard de la nature humaine, taillées dans la pierre et l’ardoise.
Pourquoi s’installer dans le même hôtel que l’autre ordure ? Encore son père : « Le meilleur moyen pour qu’on ne te voie pas arriver, c’est d’être déjà là. » Une fois dans sa chambre, elle avait viré le larbin avec un billet de cinquante francs suisses — quasiment l’équivalent en euros — et ouvert sa fenêtre pour respirer à pleins poumons le bon air helvétique.
Elle déjeunerait dans sa chambre puis ferait du shopping dans le quartier du Flon, la nouvelle zone branchée de la ville. Elle traînerait ensuite au spa de l’hôtel en commentant ses emplettes avec les esthéticiennes. Douce, huilée, innocente. Enfin, elle se perdrait un peu dans les couloirs et les étages, afin de repérer les caméras de sécurité de l’hôtel.
Alors 18 heures sonneraient.
L’heure du goûter, mon trésor…
Sur la route du retour, Erwan ne desserra pas les dents. Il ruminait les infos qu’il venait de recueillir et tentait de les faire coïncider avec son enquête de septembre. Pas moyen. Insensiblement, Philippe Kriesler sortait du cadre. S’était-il trompé cet automne ?
L’Homme-Clou n’est pas mort.
— On est arrivés.
À travers le pare-brise se découpait l’aérogare dont la toiture ondulée évoquait une grande raie grise. Il pleuvait toujours — le crépitement des gouttes avait la régularité obstinée d’un chronomètre. En sortant de la voiture, Erwan briefa Verny : trouver une escouade de gendarmes, interroger patients et infirmiers de Charcot sur leurs liens et contacts avec Thierry Pharabot et Isabelle Barraire.
— Lassay est d’accord ?
— Il a laissé exercer dans son hosto une psychiatre aussi dingue que ses patients, peut-être complice du tueur de septembre. Pour ne rien arranger, il couchait avec elle. Il n’est pas en position de faire le malin.
Verny ne paraissait pas convaincu.
— Vous savez que j’ai toujours accepté de vous aider, risqua-t-il sur un ton prudent. Même quand nous sommes sortis de la légalité…
— Et alors ? s’impatienta Erwan.
— À l’époque, il y avait tout de même une procédure. Aujourd’hui, il n’y a rien. Pas de délit, pas d’enquête. Comment voulez-vous que je réquisitionne des hommes ? Que je prenne du temps sur mes affaires en cours ?
— Vous me faites confiance ou non ?
— Bien sûr mais…
— Choisissez vos meilleurs gars : retournez l’UMD, secouez le personnel, les patients. Pressez-leur le citron. Voyez aussi du côté des appels, d’Internet. Quelles infos sortent de l’institut et à qui elles sont adressées. Un truc pas clair s’est goupillé entre ces murs et on doit le trouver avant que ça nous pète à la gueule.
Ils se tenaient devant l’aérogare, sous l’avancée du toit qui les protégeait de la pluie. Droit dans le vent, mains dans les poches de son ciré, Verny acquiesçait, sans enthousiasme.
— Surtout, insista Erwan, ne lâchez pas Jean-Louis Lassay.
— Vous le soupçonnez de quoi au juste ?
— Soit d’être très con, soit de nous cacher encore quelque chose.
Verny alluma une cigarette sous sa capuche.
— Vous prêtez beaucoup d’intrigues à cet institut.
— On ne prête qu’aux riches et Charcot a du potentiel. Ils ont abrité un meurtrier à part, une espèce de… (Erwan chercha ses mots, craignant de tomber dans un cliché de série TV, puis y sauta à pieds joints) gourou du mal.
Le gendarme ne bougeait pas, affichant toujours le même scepticisme. Pourtant, il n’avait sans doute pas oublié l’affrontement de Locquirec et la mort d’Archambault. L’idée d’une source noire dans la région sonnait plutôt juste.
— Faites le maximum, conclut Erwan en lui frappant l’épaule amicalement. Je vous rappelle ce soir. De toute façon, je dois revenir très vite en Bretagne.
— Pour quoi ?
— Pour enterrer mon père.
Il pénétra dans l’aérogare et, se dirigeant vers les comptoirs d’enregistrement, composa un numéro sur son portable. Dans la conspiration souterraine de Charcot, il venait de se souvenir d’un acteur possible — une pièce de choix.
— Tonfa ? Erwan. Comment ça se passe ?
— Je n’arrête pas de me faire envoyer chier par des patients de Katz.
Impasse totale. Ces gens étaient protégés par la confidentialité des séances — le conseil de l’Ordre appelait ça le « secret professionnel absolu ».
— Laisse tomber. On a déjà assez merdé. La famille Barraire ?
— Pas passionnant non plus. T’as peut-être déjà vu des enseignes « Domanges » à Paris. C’est quasiment eux qui ont inventé le procédé du nettoyage à sec, au milieu du XIXe siècle, en utilisant d’abord du pétrole puis du trichloréthylène.
À chaque mot, Tonfa semblait au bord du bâillement. Erwan compatissait : même avec un enthousiasme de puceau, on ne pouvait rien foutre avec des informations pareilles.
— Le seul point intéressant est qu’Isabelle Barraire était toujours actionnaire du groupe.
— À combien ?
— Pas moyen de savoir : société anonyme. Mais ses décisions étaient prises en compte.
Ça ne collait ni avec le profil de la psy ni avec le témoignage de son frère, qui avait prétendu ne plus avoir aucun contact avec elle. L’idée qu’elle ait pu participer à une quelconque réunion familiale ou une assemblée générale déguisée en homme paraissait absurde.
Erwan passa à la véritable urgence :
— J’ai du boulot pour toi. En septembre, on a arrêté un des infirmiers de l’UMD Charcot, un dénommé José Fernandez.
— Plug ? Je m’en souviens parfaitement.
Un complice secondaire de la combine des greffes médullaires. Celui qui avait prélevé les cellules sur le cadavre de Thierry Pharabot avant son incinération.
— Je veux savoir s’il est toujours incarcéré ou s’il a été libéré. Aux dernières nouvelles, il avait été transféré à Fleury avant comparution.
Erwan était convaincu que Plug avait lui-même assassiné Thierry Pharabot en novembre 2009, l’étouffant dans son lit pour faire croire à un AVC. Mais sans preuve pour ce délit, on avait dû se contenter d’une mise en examen pour « vol illicite de cellules sur un cadavre » — ce qui ne pétait pas loin. Et encore, ces aveux lui ayant été arrachés sous la violence, un avocat ne ferait qu’une bouchée de cette accusation.
— Y a du nouveau de ce côté ? demanda Tonfa qui paraissait se réveiller.
— Sais pas. Isabelle Barraire avait séjourné à Charcot. Y a sans doute eu un sac de nœuds là-bas. Trouve-moi l’enfoiré et démerde-toi pour que je l’interroge le plus vite possible. Des nouvelles d’Audrey ?
— Non. Elle est pas venue ce matin. Mais avec le savon que tu lui as passé hier…
Personne n’était au courant de la mission qu’Erwan lui avait confiée cette nuit. Si quelque chose avait mal tourné de ce côté, il ne se le pardonnerait jamais.
Autant jouer franc jeu avec Tonfa. En quelques mots, il lui expliqua l’histoire de la villa de Louveciennes. Peut-être rien du tout, peut-être le repaire secret de Katz-Barraire.
— Je l’ai envoyée là-bas cette nuit, avoua-t-il.
— Seule ?
Erwan ne répondit pas. De la pure inconscience. Personne ne savait au juste jusqu’où la folie de la psy avait pu aller ni si elle s’était fait des complices. Il avait envoyé Audrey dans la gueule du loup. Une Audrey gonflée à bloc qui voulait faire la preuve de ses compétences à la marge…
— Note l’adresse, souffla-t-il enfin. 82, rue des Domaines. Tu lâches tout et tu fonces y jeter un œil.
— Je prends du monde avec moi ?
— Favini. Vous me rappelez aussi sec.
— À quelle heure t’atterris ?
— À 17 h 40.
— On sera là pour t’accueillir. Avec Audrey, ajouta Tonfa, sans doute pour alléger l’atmosphère.
En raccrochant, Erwan s’aperçut qu’il venait de recevoir un SMS. Riboise. L’autopsie du Padre était terminée. Sa version confirmée. Bon pour inhumer.
16 heures. Les passagers de son vol embarquaient. Il se pressa en se disant qu’il serait de retour dans les deux jours avec la dépouille de Morvan. Le Vieux leur avait toujours bourré le mou sur leurs prétendues racines celtes. À force de cadavres, Erwan allait finir par devenir breton pour de bon.
Château Rappaz, 18 heures. Gaëlle prit l’escalier de service pour monter les deux étages qui la séparaient de la suite de Trésor Mumbanza. Pas de frais de toilette : le meilleur était à l’intérieur. Robe fourreau en stretch noir, talons hauts et boucles d’argent, pochette en strass.
Elle portait également un manteau : ni Mumbanza ni ses hommes ne devaient soupçonner qu’elle séjournait à l’hôtel. Elle était censée venir de l’extérieur, passer le comptoir sans se présenter et monter directement à la chambre. Sa visite était confidentielle — personne ne se doutait à quel point.
D’après ce qu’elle avait pu observer (sa fenêtre donnait sur l’entrée principale du palace), Mumbanza était arrivé avec sa clique aux environs de 16 heures. Monsieur voyageait en grande pompe : une femme ou deux, plusieurs enfants, des nounous, des caméristes, une bardée de gardes du corps — dont, d’après Payol, deux Luba qui ne le quittaient pas d’une semelle. La smala s’était installée au deuxième étage — celui de Gaëlle : elle les avait entendus débarquer dans un vacarme de fanfare. Le général en revanche s’était posé dans une suite du quatrième, la 418, avec vue panoramique sur le lac et les Alpes.
Entre Gaëlle et le Boss (son surnom à Lubumbashi), aucun contact. Payol avait payé Gaëlle à Paris — la moitié des trois mille euros prévus, le reste à son retour. Si on était content de ses prestations, on pouvait toujours lui filer une rallonge de la main à la main.
Quatrième étage. Elle n’était ni nerveuse ni oppressée. Les tentures carmin du couloir lui rappelèrent les décors de Cris et chuchotements d’Ingmar Bergman — le réalisateur suédois disait que le rouge était la couleur de l’« intérieur de l’âme ».
La 418, couvrant l’angle ouest de l’étage, était proche de l’escalier de service. Pas une caméra de sécurité pour croiser sa route. Deux mastards montaient la garde, l’air de s’ennuyer à mourir. Son arrivée leur offrit une distraction. Ils la fouillèrent sans ménagement, la pelotant longuement et goulûment — après tout, eux aussi avaient droit de goûter à la marchandise.
Un des cerbères ouvrit son sac et en extirpa une enveloppe en plastique.
— On a dit : pas de capote.
— Ce sont des gants de chirurgien.
— Pour quoi faire ?
— À ton avis ?
Le Black gloussa. Il lui rendit sa pochette tout en frappant à la porte. Mumbanza vint ouvrir en personne. Portable en main, il fit entrer Gaëlle sans un mot, visiblement de mauvaise humeur. Elle se mit au diapason et ôta son manteau en silence.
Elle avait enquêté sur le général et vu ses photos sur Internet. La version en trois dimensions était beaucoup plus effrayante : au moins un mètre quatre-vingt-dix pour cent vingt ou cent trente kilos. Elle connaissait ce format — son père — mais le mastard dans sa suite en imposait. En costume sombre, il produisait en se déplaçant des bruits feutrés d’étoffe et des cliquetis discrets — sans doute les clés de tout un tas de coffres. Ses pieds, gainés de chaussures pointues, lui parurent immenses.
Mumbanza pianotait sur son téléphone sans lui prêter la moindre attention. La lumière de l’écran dansait sur ses traits de basalte. Gaëlle ne put se retenir de jouer la provocation :
— Si c’est comme ça, je peux me regarder un film ?
Le Noir parut se souvenir d’elle. Dans ces moments-là, Gaëlle remerciait le ciel d’avoir si longtemps haï son corps. Pas à pas, elle avait vaincu ce mal et gagné sa propre estime. Aujourd’hui, elle aimait le moindre millimètre de ses formes. Ou plutôt elle en était sûre comme un soldat est sûr de son arme. Elle en connaissait l’attrait, la puissance, la violence enjôleuse.
Elle crut que le général allait gueuler mais son visage se froissa en une grimace qui pouvait passer pour un sourire.
— Tu manques pas d’air, toi.
— On a pas tout l’hiver, si ?
Ricanement. Ça y est, l’Africain avait compris à qui il avait affaire. La petite pute blanche insolente qu’il faut mater. Il en salivait déjà.
— Tu veux boire quelque chose ? proposa-t-il en empochant son mobile.
— Champagne.
Il montra la table basse devant le canapé de velours : un seau à glace y était disposé, contenant une bouteille perlée d’éclats scintillants. Au-delà, un lit se déployait, immense comme une arène.
— J’m’en occupe ! fit Gaëlle en saisissant le millésime.
Mumbanza paraissait apprécier les manières de cette fille mais une lueur de sadisme brillait au fond de ses pupilles. Une cruauté nourrie par des siècles d’esclavage, de mépris, de racisme. Gaëlle, avec son petit corps potelé couleur de lait, allait payer pour l’arrogance blanche. Mumbanza n’était pas du genre à lutter pour son peuple. Il voulait simplement retourner le rapport de domination du Blanc à son avantage. Son regard disait : « Je vais te défoncer le fion, cousine, et ça sera à la santé de l’ONU. »
Elle dénoua le fil d’acier qui enserrait le bouchon, feignant une gaieté soudaine :
— Y sont armés tes chiens de garde ?
— Bien sûr.
— Ils peuvent passer la douane avec leurs calibres ?
— Je suis congolais, ma belle.
— Et toi, t’es armé ?
Mumbanza plaça sa main sur sa bite :
— T’en doutes, ma jolie ?
— Non. Je veux dire… vraiment.
La question de trop. Un éclair de méfiance s’alluma dans les yeux du Black.
— Qu’est-ce que tu cherches, cocotte ?
— On m’a dit que t’étais général.
— Et alors ?
— T’es pas en uniforme ? T’as pas de décoration ?
Il écarta le pan de sa veste, révélant un holster de cuir dans lequel était glissé un pistolet semi-automatique.
— C’est ça qui t’excite ? Tu en mouilles ta culotte ?
Elle se passa la langue sur les lèvres.
— Hmmmmm… J’adore…, roucoula-t-elle, en faisant sauter le bouchon.
Elle aimait se rouler dans la vulgarité la plus stupide, la plus abjecte. Surtout aujourd’hui. À chaque fois, elle pensait à son père. À ses efforts de despote pour faire d’elle une jeune fille éduquée et raffinée. Elle avait ruiné ses espoirs, bousillé ses rêves. Elle s’était évertuée au pire, en serrant les dents, certaine de sa revanche. Aujourd’hui, c’était le contraire : elle n’était pas là pour l’offenser mais l’honorer. Elle allait le venger, tout simplement. Comme quoi tous les chemins mènent au père…
Le champagne coulait dans les coupes. Mumbanza retira sa veste puis déposa son arme sur un fauteuil, à bonne distance de Gaëlle. Histoire de l’effacer définitivement, Gaëlle fit glisser la bretelle de sa robe le long de son épaule. Pour séduire un homme, pas besoin de s’embarrasser de savants calculs. Le mâle est une science exacte. Sa prévisibilité une valeur sûre.
Mumbanza, toujours debout, la contemplait avec gourmandise. Sa coupe dans la main droite, il malaxait de l’autre son sexe à travers son pantalon, sans la moindre gêne.
Elle fit rouler son rire dans sa gorge comme on secoue des dés dans un gobelet et lui envoya un clin d’œil. La peur commençait à s’insinuer dans ses veines à la manière d’une perfusion glacée.
Contre sa paume, elle serrait le bouchon de liège.
L’arme du crime.
Quelques minutes plus tard, enfermée dans la salle de bains, Gaëlle se préparait pour la petite orgie de Son Excellence.
Une légende tenace assure que durant la guerre d’Algérie, les femmes du bled, pour se protéger contre les viols des militaires français, glissaient une lame de rasoir dans une pomme de terre qu’elles s’enfonçaient dans le vagin. Vraie ou fausse, la rumeur migra vers l’Asie : pendant la guerre du Vietnam, les femmes vietminhs faisaient soi-disant la même chose. Plus récemment, en RDC — un viol par minute en 2007 —, on prétendait encore que des victimes utilisaient cette technique avec des fruits à noyau — ce dernier bloquant la lame au moment de l’acte.
Il faudrait penser à ajouter la Suisse à la liste.
Gaëlle venait d’extraire de son poudrier une demi-lame de rasoir. En opérant un mouvement rapide de va-et-vient, elle l’enfonça dans le bouchon de liège puis cracha dans sa main pour s’humecter la vulve. Fermant les yeux, elle y inséra l’objet qui y trouva une place quasi naturelle et remonta sa culotte.
Quelques pas pour vérifier sa liberté de mouvement. Parfait. Elle s’observa dans le miroir et vit que la peur ne cessait de gagner du terrain : elle était livide. Son corps était enduit d’une petite sueur perlée qui la picotait de partout. Ses gestes frémissaient de tremblements légers. Elle tendit ses muscles : ne pas laisser la trouille l’envahir. Surtout pas.
Quand elle sortit de la salle de bains, parfumée, dévêtue — dessous blancs rehaussés de paillettes (c’était ce qu’il fallait à Mumbanza : du chic, du pétillant, du sexe version Cristal Roederer) —, elle offrait toutes les apparences de la décontraction la plus salace. Le colosse eut un grognement de satisfaction. Il avait gardé sa chemise et son pantalon mais sorti son sexe monstrueux, retroussé comme un cor de chasse. Avec son gland rose qui pointait, on aurait dit un golliwog, ces poupées noires du XIXe siècle aux grosses lèvres de clown dont il existait une variante en biscuit.
Justement, il ordonna :
— Viens me sucer, salope.
Regard vitreux, bouche tremblante, le sang lui pissait littéralement du blanc des yeux. Gaëlle sentit la peur lui dévorer l’estomac. D’un geste, elle exhiba sa vulve imberbe et gonflée.
— Et si on inversait les rôles ? ricana-t-elle. All you can eat, mon salaud.
Il lui balança une gifle et l’envoya valdinguer sur le lit. En grognant, il l’immobilisa sur le dos et lui arracha sa culotte, lui écartant les cuisses comme pour un échauffement des petits rats de l’Opéra.
— Sale pute blanche, rugit-il, tu vas goûter mon sida…
Il la pénétra avec violence et s’arrêta net, semblant s’étouffer avec son propre cri. Des deux pieds, elle le repoussa de toutes ses forces. Mumbanza rebondit contre le mur, sa tête heurtant l’écran plasma suspendu. Il beuglait maintenant comme un porc qu’on égorge, les deux mains plaquées sur son entrejambe. Déjà, les gardes du corps cognaient à la porte.
Quelques secondes.
Gaëlle courut dans la salle de bains, enfila ses gants de chirurgien et, de retour dans la chambre, saisit sur le fauteuil le calibre de Mumbanza qui se tordait toujours à terre, la bite en sang. En une fraction de seconde, absurdement, elle mémorisa les initiales de l’arme : HK USP.
Les cerbères tentaient maintenant d’enfoncer la porte — vlam, vlam, vlam ! Encore quelques coups d’épaule et le verrou sauterait. Elle ôta le cran de sécurité du 9 mm, fit monter une balle dans la chambre — depuis septembre dernier, elle avait appris à manier ce genre de flingues — et se précipita vers la porte qui vibrait sur ses gonds à chaque poussée. Postée à gauche du châssis, elle tendit sa main libre et déverrouilla la serrure.
Les deux Luba se ruèrent dans la pièce, arme au poing, manquant de trébucher contre la table basse. Elle fit feu dans la tête du premier. Le temps que le second se retourne, elle lui tira une balle en plein visage. Tout s’arrêta — ou du moins c’est ce qu’il lui sembla. Trou noir dans le temps et l’espace.
Elle se reprit et évalua les dégâts. Deux géants en costume impeccable, magma de crânes ouverts et de morceaux de cervelle, empêtrés au pied d’un couvre-lit à fleurs, parmi des coupes brisées et des glaçons éparpillés. Au fond de la pièce, Mumbanza se traînait contre le mur façon limace.
Elle balança le HK USP sur le lit, se plaça à califourchon sur le Luba le plus proche du général. De ses deux mains gantées, elle saisit les doigts du mort toujours serrés sur son arme. Elle leva le bras inerte, vérifia que le calibre était armé, cran de sécurité baissé, et glissa son index dans le pontet. L’odeur de poudre et de sang l’enivrait comme un sniff de coke.
Mumbanza l’implorait de ses yeux rouges. Il se tordait comme un monstrueux ver coupé en deux, un rictus incrédule sur ses traits luisants de sueur.
Elle sourit et murmura, le canon braqué sur lui :
— Je suis la fille de Morvan, connard…
L’expression de stupeur sur sa face de fonte : elle la garderait en mémoire comme on conserve un précieux talisman. Elle appuya sur la détente. La première fois pour lui faire sauter la bite. La deuxième pour lui exploser le cœur. La dernière pour le défigurer. Elle laissa retomber la main du cadavre, récupéra le HK sur le lit, le plaça dans la paume du général et tira une nouvelle fois sans viser — des résidus de poudre brûlée sur les doigts du Congolais attesteraient que c’était lui qui avait fait feu, par trois fois.
Elle bondit dans la salle de bains, lava son visage éclaboussé de sang, enfila sa robe noire sans zip ni agrafe — elle avait prévu le coup —, récupéra ses affaires et se précipita dans le couloir tout en arrachant ses gants.
Personne. Il régnait encore entre ces murs un silence stupéfait. Elle gagna l’escalier de service, dévala les deux étages. Elle savait qu’aucune caméra ne l’avait filmée. Que la scène de crime évoquerait un règlement de comptes entre maître et esclaves. Qu’on ne pourrait pas la soupçonner, elle, plus qu’un autre dans ce palace.
Plutôt moins, même.
Au deuxième, on commençait à s’agiter. Elle fit mine de paniquer elle aussi. Des clients s’interrogeaient sur leur seuil, des garçons d’étage couraient. Elle regagna sa chambre sans attirer le moindre coup d’œil. Une foule effrayée regarde partout à la fois mais ne voit rien en particulier.
Elle referma sa porte avec son dos et attendit que son cœur reparte. Elle avait toujours le bouchon de champagne entre les cuisses. Elle n’avait plus qu’à prier pour ne pas avoir chopé le virus.
Le retour à Paris avait viré au cauchemar.
Ce genre de rêves où tout se précipite et où on est impuissant à endiguer quoi que ce soit. Aux arrivées d’Orly, Tonfa, la mine décavée, porteur d’une nouvelle sidérante : à Louveciennes, au 82, rue des Domaines, il avait découvert le cadavre d’Audrey Wienawski. Gorge ouverte, yeux crevés. Sans doute surprise dans la nuit par l’habitant de la villa. Elle n’avait même pas eu le temps de dégainer — son Glock avait d’ailleurs disparu.
Erwan n’avait plus rien entendu du trajet. Ni le deux-tons hurlant, ni les commentaires débités à bout de souffle par son collègue, ni les appels qui fusaient de la hiérarchie. Au fond de son crâne palpitait cette unique vérité : c’était lui, et lui seul, qui avait envoyé Audrey au casse-pipe. Il l’avait exposée au danger dans le cadre d’une mission illégale. Pire encore, il s’était trouvé, aux mêmes heures, à quelques bornes de la villa. S’il l’avait rejointe, aurait-il pu la sauver ?
La demeure d’Isabelle Barraire s’ouvrait de plain-pied au fond d’un parc mal entretenu, aux côtés d’un étang. Une bâtisse en longueur qui semblait posée sur la pelouse comme une immense caravane. Elle en avait la couleur — blanc cassé — et l’aspect précaire. Malgré tout, l’architecture style Trianon persistait : un seul étage, une toiture plate cernée par une balustrade à l’italienne. La façade était fissurée d’un bout à l’autre et le lierre s’était invité autour des fenêtres, prêt à ronger tout ce qui lui passerait sous les racines.
— On a touché à rien, avertit Tonfa en empruntant l’allée déjà encombrée de véhicules de police. On attend la substitute. Riboise est aussi prévenu.
Ils se garèrent sur les pelouses et finirent à pied : le périmètre de sécurité couvrait un rayon de cinquante mètres autour du bâtiment. Les lumières au xénon des gyros pulsaient sous les arbres avec la régularité lancinante d’un rythme cardiaque. Éclaboussée par ces éclairs, la chorégraphie des techniciens scientifiques en combinaison blanche s’imprimait sur la rétine alors que les autres uniformes se fondaient dans le décor.
Erwan aperçut Levantin, le coordinateur de l’IJ, qui s’affairait sous sa capuche de papier. D’autres gueules connues. Flics du 36, bricards, croque-morts des Pompes funèbres générales. La ronde de nuit familière.
— On a qu’une certitude, dit Tonfa avant qu’ils n’entrent dans la maison, quelqu’un vivait ici.
— Isabelle Barraire ?
— Non. Plutôt un squatteur.
Audrey surprenant un vagabond qui lui aurait tranché la gorge ? Ça ne tenait pas debout. Elle venait elle-même du pavé et tenait ses réflexes de la rue. Jamais elle n’aurait été prise au dépourvu. En outre, une telle coïncidence, dans la maison même d’une suspecte, était de l’ordre de l’impossible.
Ils enfilèrent des surchaussures et des gants de latex dans le vestibule puis s’engagèrent dans le couloir principal : des croix de rubalise barraient chaque châssis de porte, les lustres, lampes et autres abat-jour projetaient une lumière crue sur un décor vieillot et poussiéreux. Un mobilier pseudo-Louis XV de piètre qualité, des moulures et des lambris écaillés, des tapis et des rideaux élimés. L’ensemble confirmait l’impression de l’extérieur : un lieu vétuste et négligé. Ni habité ni abandonné.
— C’est au fond, indiqua Tonfa qui marchait devant.
— T’as prévenu Fitoussi ?
— Bien obligé : t’étais dans l’avion.
— Comment t’as expliqué qu’on l’ait retrouvée si vite ?
Le flic balança un bref sourire par-dessus son épaule. Le sourire malheureux de l’homme parvenu à sauver sa boîte à photos dans l’incendie qui a tué sa famille.
— J’ai allumé son portable en arrivant et j’ai prétendu l’avoir géolocalisée.
Le bobard permettrait — à condition de ne pas être trop regardant sur les horaires — de sauver les miches d’Erwan. Version officielle : Audrey, du genre tenace, avait découvert l’adresse secrète d’Isabelle Barraire et voulu aller y jeter un œil en solo.
Erwan se décida dans la seconde. Laisser courir et se dédouaner, pour l’instant, de toute responsabilité : c’était le seul moyen de mener son enquête dans les règles. S’il disait la vérité, on lui retirerait aussitôt la saisine et, au lieu de poursuivre l’assassin de sa collègue, il se faderait les interrogatoires au long cours de l’IGS.
Ils pénétrèrent dans la pièce du crime. Les murs étaient tapissés de livres, des fauteuils de cuir et un petit secrétaire en bois verni avaient été poussés dans les coins. Bizarrement, la première chose qui frappa Erwan était que, comme d’habitude, cette pièce qui exhibait la réalité la plus crue — la mort violente — avait des airs de plateau de cinéma. Projecteurs, câbles au sol, gusses de l’IJ s’affairant avec leurs cavaliers et leurs pipettes, tout ça évoquait l’atmosphère d’un tournage.
Le deuxième fait était qu’on avait campé ici : un sac de couchage se tortillait dans un angle, des restes de bouffe pourrissaient à même le parquet, des oripeaux traînaient sur les fauteuils.
Mais le point fort du tableau — son point de terreur — était le corps d’Audrey, allongé sur le dos en travers d’une flaque lie-de-vin. Sa posture, avant-bras relevés et poings serrés, évoquait celle d’un bébé endormi. Seul défaut, sa jambe gauche, ramassée selon un angle impossible, le pied au niveau de la hanche, résumait son agonie.
Vingt ans de meurtres, de macchabs et d’actes sadiques en tous genres, ça vous verrouille les nerfs. Le commandant s’approcha et observa la plaie sous le menton qui s’étirait d’une oreille à l’autre. La main du tueur n’avait pas tremblé. Un expert aux gestes sûrs et glacés.
— On a l’arme ? demanda Erwan d’une voix étrangère à lui-même.
— Non.
Il imagina le couteau qui avait servi à cette boucherie. Le même, aucun doute, qu’on avait utilisé pour les yeux. Encore un effort, c’est ton boulot… Il se concentra sur les orbites violentées et crut s’évanouir. Ces paupières, globes, muscles sectionnés, labourés, déchiquetés lui retournaient le cœur.
Rien qu’à la quantité d’hémoglobine, on devinait qu’Audrey était encore vivante à ce moment-là — la pulsation cardiaque, même diminuée, avait vidé ce qui restait au fond des artères par ces cavités béantes.
Mais il y avait pire.
Un détail aberrant marquait la gorge : le tueur avait étiré la langue vers le bas, la faisant sortir par la blessure, en une grimace abjecte, horriblement sarcastique.
Erwan quitta la pièce et chercha les toilettes. Des portes, des recoins, des angles morts. Il trouva enfin des chiottes tapissées de velours qui ressemblaient à un boudoir puant les eaux usées. En jaillissant, la bile lui brûla l’œsophage jusqu’aux sinus.
Il se passa la tête sous la flotte — un minuscule lavabo complétait le décor — et s’observa dans le miroir. Il n’y vit que le reflet rouge et palpitant de sa propre image de coupable. Encore un coup d’eau glacée et il se ressaisit. Il devait une enquête objective et professionnelle à la môme à la gibecière. Quand il aurait mis la main sur le salopard, il avouerait ses fautes et révélerait sa responsabilité dans ce carnage.
De retour dans la pièce du meurtre, il était de nouveau le commandant Morvan, chef de groupe au 36, taux d’élucidation record pour les trois années précédentes. Un fonctionnaire du crime, routinier du mal, condamné aux mêmes gestes, aux mêmes paroles, chopant les assassins sans jamais rattraper le sang perdu.
Il balaya du regard la scène et cette fois, ce furent les signes d’occupation sauvage qui retinrent son attention. Duvet crasseux et fripé. Restes moisis de nourriture — chips, jambon, camembert… Frusques dégueulasses éparpillées. Finalement, d’accord avec Tonfa : un clodo avait vécu ici. Un squatteur ou un protégé d’Isabelle Barraire ? Avait-elle accordé l’asile à un vagabond sadique et dément ? Un ancien patient ? Un vieux camarade d’HP ? Pourquoi l’avoir installé dans la bibliothèque ?
— Vous avez trouvé d’autres traces ailleurs ?
— Dans la cuisine. Isabelle Barraire avait une piaule mais la poussière sur les meubles montre qu’elle n’y avait pas foutu les pieds depuis des lustres.
Sa conviction se renforça, elle planquait un pensionnaire dans cette villa où elle ne vivait plus.
— On a aussi dégoté ça, près du duvet, fit Tonfa en attrapant un sac plastique sur le secrétaire qui servait de plan de travail aux techniciens — ils y déposaient chaque pièce à conviction.
Le pochette contenait des centaines de pilules, gélules, flacons, sans nom ni étiquette. Des médocs anonymes comme on en donne à l’hôpital. Sans doute les munitions du taré oubliées dans sa fuite. Le scénario imaginé par Erwan gagnait des points. Un aliéné qu’on tente de maîtriser à coups de cachetons pour qu’il cesse de faire du mal…
QUI ?
Éric Katz avait donné une réponse : « L’Homme-Clou n’est pas mort. »
Erwan s’ébroua pour chasser cette hypothèse : Thierry Pharabot toujours vivant, caché depuis septembre chez la psychiatre. Il leva les yeux et comprit, intuitivement, une autre vérité : c’était l’« invité » qui avait choisi cette bibliothèque. Pour les livres. Son profil contradictoire se dessinait : un homme qui vivait dans un hôtel particulier mais se terrait dans une seule pièce, un sauvage qui bouffait avec les doigts mais lisait avec avidité, un psychopathe qui vous tranchait la gorge quand vous le dérangiez mais méditait sur les Essais de Montaigne.
— Vous me paluchez tous les bouquins, ordonna-t-il. Je veux l’analyse de la moindre empreinte que vous y trouverez.
Nouvelle déduction : sans visite d’Isabelle — elle était morte trois jours plus tôt —, le cinglé avait paniqué quand Audrey avait déboulé. Il n’avait pas fait dans la dentelle : neutralisation de l’ennemi au couteau, charcutage et mutilations rituelles.
L’HOMME-CLOU N’EST PAS MORT.
Avaient-ils tout faux depuis le départ ?
Une seule façon de le savoir :
— Fouillez toute la baraque.
— On a déjà…
— Non, vous la retournez de fond en comble, de la cave au grenier. Vous la mettez en pièces jusqu’à ce qu’on y trouve ce qu’on doit y trouver.
— Quoi au juste ?
— Des minkondis.
Tonfa, pas de la première vivacité, demanda :
— Tu veux dire les trucs africains ?
— Explosez cette putain de maison et dégotez-moi ces sculptures.
Le flic géant s’agita dans ses surchaussures :
— Ça signifie un max de paperasse. Je suis pas sûr qu’on…
— Avec une flic égorgée dans la place ? S’il le faut, on obtiendra l’autorisation de raser le quartier !
Favini, qui venait de les rejoindre, posa sa main sur l’épaule d’Erwan pour l’inviter à se retourner :
— Tu vas pouvoir en parler toi-même. La substitute est là.
— Nous allons fermer le cercueil, vous pouvez voir une dernière fois le corps.
Loïc ne voulait prendre aucun risque :
— Il est présentable ?
— Bien sûr. Enfin, il y a les sutures…
Le médecin légiste, Yves Riboise, observait Maggie assise sur un des sièges du hall de l’IML. Machinalement, Loïc suivit son regard. Tassée sur elle-même dans ses oripeaux de baba cool, elle tenait à deux mains son sac en toile de jute posé sur ses genoux. Une vraie SDF.
Voilà ce qu’elle était en effet depuis vingt-quatre heures. Une âme errante, expropriée de sa propre vie. Durant toutes ces années, elle n’avait eu qu’un point de repère : Morvan. Avec sa mort, elle perdait tout.
Loïc l’avait appelée dans la matinée et lui avait promis de venir la chercher quand la dépouille serait visible. Il l’avait trouvée assise dans le noir, rideaux tirés. Sans doute n’avait-elle pas bougé depuis la veille.
Lui en revanche s’était activé toute la journée. Démarches pour le transfert du corps. Palabres avec la mairie de Bréhat. Coups de fil à la paroisse de Paimpol. Prise de rendez-vous avec le notaire pour la semaine suivante. En prime, rédaction de la notice nécrologique à paraître dans Le Monde. Tout ça la rage au cœur. Il était le grouillot du clan. Le passe-plat de la famille.
— Vous confirmez la version de mon frère ?
— Absolument. Je lui ai envoyé un message. Deux balles dans la gorge. Le rapport balistique précisera le calibre. Les carotides ont été perforées, provoquant l’hémorragie externe et des lésions internes fatales.
Les mots d’Erwan. Le cockpit du Cessna. Le Tutsi assis à l’avant. Les coups de feu à travers le siège. Loïc ne se souvenait même plus si son frère avait finalement tué le meurtrier.
— Vous avez rédigé le permis d’inhumer ?
— Voilà.
Riboise lui tendit la feuille sans manifester la moindre émotion. Pourtant, d’après ce que Loïc avait compris, le médecin avait souvent bossé avec les deux Morvan, père et fils. Indifférence ? Flegme professionnel ? Sans doute plutôt de la lassitude. Le toubib avait fini par regarder les flics comme des clients ordinaires.
C’était un petit homme carré d’une soixantaine d’années, empaqueté dans une blouse de papier vert. Il portait de grosses lunettes et un nœud papillon. Sans savoir pourquoi, Loïc se dit que ces détails appartenaient à sa corporation, comme pour les gardes suisses du Vatican leur béret alpin et leur hallebarde.
— Elle tiendra le coup ?
Riboise fixait toujours Maggie, immobile sur son siège. Placée dans l’axe des bustes des anciens directeurs de l’Institut médico-légal, elle semblait appartenir à la série. Un masque de plâtre parmi d’autres.
— Vous en faites pas, assura Loïc avec une pointe de cynisme qui signifiait : « Elle en a vu d’autres. »
Il alla la chercher, regrettant illico sa remarque et craignant qu’elle s’effrite entre ses mains. Depuis la nouvelle, elle avait pris dix ans — des années de solitude et de déclin, payées d’avance. Tous deux suivirent Riboise dans un couloir étrangement frais et aéré. Rien à voir avec la touffeur d’un hôpital : on était plus proche ici des allées du cimetière des Allori, quand Sofia et lui se faisaient cuisiner par l’ispettore superiore Sabatini.
En cet instant, il ne pensait ni au décès de son père ni à celui de Montefiori. Il ne pensait pas non plus au chagrin de sa mère. Ce qui l’obsédait, c’était sa séance de tir. Cette puissance qui avait explosé dans sa main, cette habileté qui s’était révélée au bout de ses doigts. Comment mettre à profit ce nouveau pouvoir, cette nouvelle peau ? Retourner en Italie pour buter Balaghino ? Cela aurait été lui faire trop d’honneur. Filer en Afrique pour venger son père ? Si Erwan était rentré, c’était que le boulot était fait — ou que ça n’en valait pas la peine non plus. Attendre encore. La malédiction du clan lui offrirait bien une opportunité de tuer, aucun doute là-dessus.
— Après vous.
Riboise venait d’ouvrir une porte frigorifique. Loïc se glissa avec Maggie dans la pièce carrelée de blanc. Au centre, le corps était allongé sur une civière métallique, couvert par un drap. Le légiste, avec des gestes précautionneux, presque liturgiques, écarta le tissu et révéla la gueule de lion vaincu de Morvan.
Aucune réaction dans la salle. Loïc découvrait ce visage comme à travers un étau — ses tempes lui paraissaient compressées par l’appréhension, la peur, l’émotion. Maggie demeurait immobile, avec ses yeux qui lui sortaient de la tête et lui donnaient l’air d’un lézard aux aguets.
— Je vous laisse quelques instants, fit Riboise en consultant son portable. J’ai reçu des appels.
Loïc contemplait la tête et les épaules de son père comme on passe un vernis rapide sur un meuble moisi au fond d’une brocante. Il essayait, mentalement, d’en ranimer la splendeur. En vain. Ce n’était pas seulement la vie qui avait quitté cette carcasse mais la noblesse, la puissance, la superbe. Restait une dépouille sans valeur ni charisme.
Le chagrin finit par le gagner. Une aiguille perçant les couches cotonneuses de son cerveau. Il allait éclater en sanglots quand un choc sourd lui fit lever la tête. Maggie avait disparu. Il contourna la table et la découvrit sur le sol, au pied de la civière, prise de convulsions.
Manquait plus que ça. Il se précipita et plaça sa main sur la gorge fripée de sa mère. Rien qu’au toucher, on pouvait sentir le sang lui cogner dans les artères comme des gants de boxe. Il se pencha sur sa poitrine : le cœur s’emballait.
Il se redressa et appela à l’aide, hurlant dans la salle vide. Il ne connaissait qu’une seule urgence médicale : l’overdose. Rien à voir avec cette crise d’épilepsie. Maggie suffoquait alors que ses lèvres tremblaient comme les membranes d’un sifflet.
Il criait toujours. Personne en vue. Putain de dieu. Il se leva et bondit vers la porte, se cognant contre la civière, attrapant la poignée sans parvenir à l’actionner. Durant un bref instant, il se vit enfermé pour la nuit avec sa mère agonisante et son père froid comme la faïence.
Un memento mori de cauchemar.
Enfin, il réussit à ouvrir.
— Y a pas un vrai toubib ici pour soigner un vivant ? gueula-t-il dans le couloir.
Aucune réponse. Tout était désert. En sueur, haletant, Loïc attrapa son portable et choisit le dernier numéro qu’il se serait attendu à composer : Sofia.
Les discussions avec la substitute du procureur avaient duré plus d’une heure et pris un tour inattendu : la victime étant un membre du groupe d’Erwan, la magistrate souhaitait saisir un autre commandant pour éviter toute implication personnelle. Erwan avait riposté avec un argument de poids : que ce soit lui ou un autre, l’affaire prendrait forcément un tour personnel. « On a buté une flic, nom de dieu ! » Tout ce qui respirait et portait un uniforme en Île-de-France allait vouloir fumer l’assassin d’Audrey Wienawski, trente-deux ans, morte dans l’exercice de ses fonctions. La substitute, jeune femme assez terne qui bizarrement ressemblait à Audrey, avait encore tergiversé. Une fois n’est pas coutume, Erwan avait appelé à la rescousse Fitoussi, lui-même contactant les huiles au-dessus de lui : Police judiciaire de Paris, Direction centrale de la PJ à Nanterre, place Beauvau.
Finalement, on s’était rendu aux arguments du commandant Morvan mais alors qu’il envisageait une enquête serrée sur Isabelle Barraire et son passé de psy, c’était l’option « coup de filet » qui avait été privilégiée. L’hypothèse d’un SDF squattant l’hôtel particulier et surprenant Audrey prévalait. Pour l’heure, personne ne s’attardait sur les motivations de la fliquette pénétrant par effraction et fouillant en toute illégalité la maison d’une morte. On n’en était plus là. L’urgence était d’arrêter le forcené qui, pour ne rien arranger, avait volé le calibre de sa victime.
Pour cette chasse à l’homme, on avait distribué les rôles et réparti les tâches. Louveciennes était déjà bouclé : de Port-Marly au nord à la N186 à l’ouest et de la D913 et la Seine à l’est jusqu’à la forêt domaniale au sud, tout le secteur était passé au crible. On avait fait flairer à des chiens les fringues trouvées dans la bibliothèque. Étaient aussi à pied d’œuvre policiers municipaux, membres de la BAC, flics en uniforme de tout poil, escadrons de gendarmes mobiles… Pour le porte-à-porte — audition des voisins, interrogatoire des commerçants, visionnage des bandes de vidéosurveillance du quartier —, les OPJ des commissariats de Rueil-Malmaison, Saint-Germain-en-Laye et Nanterre assureraient le boulot.
Chacun avait en tête un clochard meurtrier, un Francis Heaulme en maraude, Opinel en poche, plutôt qu’un assassin civilisé qui se fondrait dans la masse et volerait une voiture pour disparaître. Pourtant, des barrages routiers s’étaient également organisés sur les axes principaux des environs — autoroutes, nationales, départementales… Des patrouilles quadrillaient la banlieue ouest, de Versailles à Saint-Germain-en-Laye. Des brigades territoriales, des pelotons de surveillance et d’intervention (PSIG) de la Gendarmerie nationale étaient venus en renfort — leurs hélicoptères se tenaient prêts. Même la Brigade fluviale patrouillait le long de la Seine, au cas où la bête aurait tenté de fuir à la nage.
Erwan avait perdu la main. Commissaires, commandants, lieutenants-colonels de gendarmerie s’étaient invités dans les jardins de la villa transformés en QG de campagne. Certains voulaient lancer un appel à témoins — mais témoins de quoi ? D’autres préconisaient une analyse des mains courantes des dernières semaines aux alentours — la proie avait peut-être déjà fait des siennes dans le secteur. Quant au procureur de la République, qui avait fini par débouler en personne, il n’était préoccupé que par des problèmes de communication : rédiger un message aux médias, limiter les rumeurs sur Internet, organiser une conférence de presse à la première heure le lendemain matin…
Erwan rongeait son frein. Selon lui, cette agitation était inutile : le tueur avait frappé la veille au soir, soit vingt-quatre heures auparavant, il était déjà loin. La clé de son identité se trouvait dans le passé d’Isabelle Barraire. Personne n’avait squatté sa baraque. C’était la psy, et elle seule, qui avait accueilli le dément dans ses murs. Erwan avait déjà son idée — L’Homme-Clou n’est pas mort — mais cette thèse était trop folle, pas question d’en parler avant d’avoir du solide. Du reste, la proie pouvait aussi se prendre dans les toiles du dispositif — sans argent ni contacts, santé mentale défaillante et look de clodo : on pouvait espérer mettre rapidement la main sur un oiseau pareil.
Deux heures étaient passées et toujours pas de Riboise. Personne ne comprenait pourquoi Erwan refusait de réquisitionner un médecin standard pour délivrer le « bleu ». Non : il voulait que Riboise et lui seul lui confirme que la mort d’Audrey était « constante et effective ». Il comptait aussi sur lui pour remarquer des détails in situ. Il avait fait éteindre les projecteurs et stopper les opérations d’analyse, de peur que la chaleur autour du corps accélère sa décomposition et brouille la datation de la mort.
À 21 heures, tous les responsables reprirent leur voiture, se promettant de s’appeler mutuellement au fil de la nuit — Erwan acquiesçait mais s’en foutait déjà : il avait passé le relais à un divisionnaire de Versailles, Pierre Sandoval, qui connaissait son boulot.
Il serra des mains, nota des numéros, salua la compagnie comme après un barbecue. Il ne tremblait plus mais ce n’était pas bon signe : il était passé au stade du refroidissement interne — on perd un degré toutes les trois minutes, le cœur se ralentit, les membres ne sont plus irrigués, c’est le temps de la paralysie et des engelures. Erwan se sentait d’autant plus mal qu’il percevait, comme à l’extérieur de lui-même, qu’il ne faisait pas si froid que ça. Ce n’était pas la nuit qui était hostile mais son propre corps.
Par ailleurs, une migraine s’insinuait sous son crâne et ses paupières brûlaient. Depuis deux heures, les jardins n’étaient éclairés que par les gyroleds à éclats, les feux à iode et les rampes des bagnoles et des « boîtes de six ».
Finalement, il rameuta ses gars au pied d’un chêne, près de l’étang, et put enfin organiser sa guérilla personnelle. Ses troupes se limitaient désormais à Tonfa et Favini mais ils connaissaient déjà la vie d’Isabelle Barraire. Ils pouvaient la fouiller de nouveau, voir si un malade mental avait été libéré d’un des hôpitaux où elle avait exercé ou avait été soignée — notamment aux Feuillantines : Chatou n’était qu’à un kilomètre de Louveciennes.
Mais d’abord, Erwan voulait régler une question cruciale :
— Qui prévient la famille d’Audrey ?
— Elle n’avait personne, fit Favini. En tout cas, elle n’en a jamais parlé.
Le Marseillais disait vrai : d’origine slave, Audrey se présentait toujours comme une orpheline et n’avait jamais caché ses années sombres, à la limite de la cloche.
— Vérifiez tout de même.
Les hommes acquiescèrent, sinistres, alors que feuillages et buissons frissonnaient autour d’eux. Leurs pieds s’enfonçaient dans la glaise humide des bords de l’étang.
— La fouille, qu’est-ce que ça donne ? relança Erwan.
— Pour l’instant rien mais les collègues continuent.
Dans un mouvement réflexe, il eut un regard vers la bâtisse : il l’imaginait s’effondrer en un tas de gravats et révéler son secret dans un nuage de plâtre.
— Retournez rue Nicolo. Défoncez la porte, raflez tous les dossiers des patients. Allez aussi rue de la Tour. Collectez tout ce qui pourrait nous renseigner sur Katz. À chaque fois, vous y allez avec un serrurier et une escouade, une balle dans le canon. Plus question de prendre le moindre risque. Je n’exclus pas que notre client se soit planqué dans un de ces apparts.
— Je comprends pas, intervint Tonfa, il aurait les clés ?
Erwan s’abstint de répondre — aucune certitude.
— Repassez aussi au crible ses appels, ses messages.
— Isabelle Barraire n’avait plus d’abonnement, répliqua Favini.
— Je parlais du compte de Katz.
— On a déjà vérifié : tous les appels concernent ses patients.
— Je parle français ou quoi ? L’assassin peut être l’un d’eux ! Je suis certain qu’elle a soigné ce fêlé.
Favini haussa les sourcils. Tonfa risqua :
— On a aucune commission pour…
Le mal de tête, de plus en plus lancinant. Ces lumières, nom de dieu…
— Une fois pour toutes, notre commission, c’est notre délai de flagrance. Les précautions, c’est fini. On entre partout, on fouille où ça nous chante.
— La famille de Barraire va…
— Je les emmerde. Isabelle planquait un cinglé dont le nom se trouve dans ses dossiers.
À cet instant, un des flics de la brigade de Rueil arriva, gants de latex et traits tirés, tendant un objet :
— On a trouvé ça dans la cave, planqué sous la chaudière.
Erwan enfila de nouveaux gants et saisit la curiosité. Une statuette sculptée dans de la boue représentant un personnage d’une vingtaine de centimètres de hauteur, dans le style naïvo-expressionniste africain. Le fétiche était hérissé de clous rouillés et de tessons de verre.
Un nkondi tout juste sorti des mains de son créateur. Une effigie qui avait valeur de signature.
Un silence mortifié accueillit la trouvaille. Pour Tonfa et Favini, c’était comme si on les replongeait dans un cauchemar qu’ils s’efforçaient d’oublier depuis deux mois.
Pour Erwan, c’était différent : il ne s’était jamais réveillé.
S’il lui fallait une preuve du pire, il la tenait entre ses doigts. Un nouveau candidat à la succession du tueur du Katanga. Ou, encore plus fou, Thierry Pharabot en personne, revenu d’entre les morts.
— Fous-moi ça dans un sac à scellés, ordonna-t-il au flic de Rueil.
L’OPJ disparut. Les deux autres se taisaient. Leurs visages s’incrustaient dans l’obscurité, au rythme des avertisseurs lumineux : bleus, blancs, orange…
— Donnez-moi une seconde.
Il s’écarta et composa le numéro du lieutenant-colonel Verny. Le gendarme eut à peine le temps de décrocher qu’Erwan exigeait un point sur les interrogatoires du personnel et des patients de l’UMD Charcot.
— Pour l’instant, rien. On a auditionné environ la moitié de…
— Vous y êtes encore ?
— Non, tout le monde est rentré chez soi. Il est plus de 21 heures. On y retourne demain. Le professeur Lassay est plutôt conciliant et…
— Vous foncez là-bas et vous le foutez en garde à vue. Maintenant.
— Quoi ? Pour quel motif ?
Erwan eut un ricanement de cinglé :
— Disons : dissimulation de preuves, entrave à la bonne marche de l’enquête, faux témoignage et, pourquoi pas, kidnapping et usurpation de cadavres.
— Je comprends rien à ce que vous racontez.
— Pas grave. Gardez-le-moi au frais.
— Vous allez revenir ?
— Chopez-le cette nuit. Je vous rappelle demain matin pour vous dire quand j’arrive. Foutez-le au trou, nom de dieu !
Il raccrocha en se disant que, malgré les nombreuses incohérences de l’histoire, une logique pointait. Tout ramenait à l’UMD Charcot. Isabelle Barraire y avait été soignée au début des années 2000 avant d’y exercer. Thierry Pharabot y avait — soi-disant — fini ses jours en 2009. Quatre cinglés y avaient volé — ou cru voler — les cellules du tueur en série. Un disciple ancien du nganga — Kripo — avait rôdé autour du site jusqu’à se prendre lui-même pour son mentor.
Au cœur de l’UMD, Pharabot rayonnait. L’étoile noire autour de laquelle gravitaient les autres planètes. La concrétion d’instincts primitifs et de pulsions meurtrières qui attirait les mauvaises volontés comme un aimant les particules de fer.
Au plus profond de lui, Erwan sentait cette attraction. Ce sombre magnétisme qui ordonnait toute l’affaire.
Il revint vers ses hommes, en trébuchant contre des mottes de terre. Il avait l’impression de descendre d’un simulateur de vol.
Il trouva tout de même quelques restes de sang-froid pour demander à Tonfa :
— Et José Fernandez, tu t’es rancardé sur lui ?
— Qui ?
— Plug. L’infirmier de Charcot.
Le flic se frappa le front, l’air sincèrement désolé :
— Merde, j’ai oublié ! Avec l’histoire d’Audrey, je…
— Fais-le. Maintenant. Je veux lui parler demain matin, qu’il soit en taule, en Bretagne ou sur Mars.
Officiellement, dans la nuit du 23 novembre 2009, Thierry Pharabot était mort d’un AVC. Un médecin de la Cavale blanche était venu rédiger le certificat de décès. À l’aube, José Fernandez et un collègue avaient emporté la dépouille au crématorium de Brest, dans la zone d’activité du Vern. Juste avant l’autodafé, Plug avait prélevé des fibroblastes sur les cuisses du cadavre en vue de greffe de moelle osseuse. Ensuite, l’Homme-Clou était parti en fumée.
Tout ça était faux.
Le nerf de l’affaire tenait dans ces quelques heures. Secouer Plug. Retourner en Bretagne. Interroger Lassay. Remettre la main sur le toubib qui avait signé le permis d’inhumer. Retrouver, un à un, les protagonistes de cette imposture.
Erwan, bras croisés sur la poitrine, marmonnait tel un fou, et se frappait les épaules pour se réchauffer quand Riboise apparut enfin. Le commandant fit un pas vers lui et aboya sans préambule :
— Putain, mais qu’est-ce que tu branles ? Ça fait deux heures qu’on t’attend !
Le médecin légiste, cartable en main, ne répondit pas. Sur son visage de bouledogue, la stupéfaction de trouver Erwan ici.
— Je comprends pas, répondit-il. T’es pas au courant pour ta mère ?
Le Diable est avec moi.
Chaque étape après la corrida de la suite 418 le lui avait démontré. D’abord, la direction du Château Rappaz avait demandé aux clients de rester dans leur chambre jusqu’à ce qu’on les convoque dans une des salles de conférence du palace. Le personnel évoquait, du bout des lèvres, un « accident » au quatrième étage.
Avant 19 heures, on l’avait guidée jusqu’au rez-de-chaussée dans un climat d’effroi contenu — elle avait suivi le mouvement, alternant questions timides et récriminations (après tout, elle était cliente de l’hôtel et ne comprenait pas ce barouf). Elle s’était concentrée sur son rôle pour ne plus penser au carnage. Elle était en salle de réveil. Rien n’était clair encore, sa lucidité revenait mais elle la maintenait à distance.
Son interrogatoire s’était réduit à une formalité. Pas plus curieux que des douaniers dans un aéroport, les flics lui avaient posé des questions basiques sans même lever les yeux de leur listing qu’ils surlignaient consciencieusement. Passeport. Motif du voyage. Résumé de la journée et de son emploi du temps à l’hôtel.
En plus de lui ressembler, la fille à laquelle Gaëlle avait emprunté son passeport avait un autre avantage : elle était membre de plusieurs associations écologiques dont l’une, visant à protéger les espèces menacées des forêts d’Europe, siégeait à Lausanne. Gaëlle avait prétendu qu’entre deux shoppings (elle avait donné l’adresse de chaque boutique et les horaires de ses visites), elle s’était rendue dans les bureaux de l’association pour présenter un projet de conservation du gypaète barbu. « Faut continuer la lutte ! » Pour donner corps à son mensonge, elle avait sorti de son sac une brochure qu’elle avait imprimée la veille sur ce rapace en voie de disparition. Les deux flics s’étaient regardés : une fille à papa qui n’a rien d’autre à foutre que de protéger des rapaces inconnus. Coup de Stabilo. « Merci, mademoiselle. »
Gaëlle avait poussé l’insolence jusqu’à demander à quitter l’hôtel au plus vite. Permission accordée. L’enquête était de pure routine. Tout démontrait qu’un attentat à l’encontre de Trésor Mumbanza, personnalité influente au Katanga, futur candidat à la gouvernance de la province, avait tourné au massacre. Pourquoi soupçonner cette écervelée ?
Le diable est avec moi.
Elle avait réussi à attraper le TGV de 20 h 45. Tout s’était déroulé dans des conditions optimales et elle aurait pu se prendre pour une tueuse professionnelle pleine d’avenir. Mais à bord, ses nerfs avaient lâché. Voilà qu’elle pleurait maintenant comme la fontaine de Pétrarque alors que son train filait à plus de trois cents kilomètres-heure dans la nuit helvétique.
Sur quoi au juste ? Certainement pas sur les trois salopards qu’elle avait occis dans une transe furieuse. Ni sur le Padre qu’elle avait voulu venger pour une inexplicable raison. Elle pleurait plutôt sur elle. La haine qu’elle éprouvait pour son père l’avait tenue debout jusqu’ici. Une fois le Vieux disparu, elle s’était empressée de honnir ceux qui l’avaient tué. Who’s next ? Il ne restait plus qu’elle-même dans sa ligne de mire.
Elle s’était pelotonnée contre la vitre. Bonnet enfoncé jusqu’aux sourcils, le reste du visage plongé dans son écharpe, le laissant ruisseler ad lib. Soudain, elle prit conscience qu’elle était l’attraction de la voiture — ses occupants disséminés lui lançaient de brefs coups d’œil gênés ou passaient devant elle l’air apitoyé.
Se dégourdir les jambes. Un café au wagon-bar, ou simplement s’asperger de flotte dans les toilettes. Elle se leva et, pour se donner une contenance, prit son portable. Dans le sas situé à l’extrémité de la voiture, elle se décida à l’allumer. Ce qu’elle découvrit la sortit directement de son jus : douze appels, dont trois de Loïc en moins d’une heure. Merde. Elle avait oublié son rôle de coach auprès de son frère.
À tous les coups, il avait replongé — ou était au bord de la chute.
Elle passa aux SMS et obtint une tout autre réponse : Maggie avait eu une attaque à l’Institut médico-légal, aux environs de 19 heures, alors qu’ils étaient en train de se recueillir au chevet du Commandeur. Elle avait été transférée en soins intensifs à l’hôpital Georges-Pompidou. Loïc parlait de réanimation, de fibrillation auriculaire, de thyroïde…
Ses larmes s’arrêtèrent net. Elle composa le numéro du frangin et s’éclaircit la gorge. En quelques secondes, elle était redevenue la demoiselle de fer. Seul avantage du clan Morvan : impossible de se relâcher ne serait-ce qu’une heure ou deux.
Une malédiction, c’est un boulot à plein temps.
— Votre mère a fait une crise thyrotoxique.
— C’est quoi ? demanda Loïc.
Erwan aurait pu lui répondre. C’était déjà arrivé deux fois à Maggie. Le hasard avait fait que le cadet n’était pas présent à ce moment-là. Lui, en revanche, était aux premières loges : arythmie cardiaque, convulsions, fièvre… Après la deuxième crise, au début des années 2000, les médecins avaient préconisé une ablation partielle de la glande thyroïdienne. Il faut croire qu’ils n’en avaient pas retiré assez.
— Un afflux d’hormones T3 et T4 a provoqué une violente fibrillation auriculaire, expliqua le toubib. Visiblement, elle souffrait déjà du cœur… On a évité de justesse l’arrêt cardio-circulatoire.
Dès que Riboise l’avait averti, Erwan avait appelé Loïc. Maggie avait été hospitalisée à Pompidou. Il n’avait pas engueulé son frère — il ne perdait rien pour attendre — et avait foncé directement là-bas. Il ne savait plus où il en était — ne savait même pas s’il était quelque part. Son père assassiné. Audrey sacrifiée. Un nouveau tueur — ou toujours le même — en liberté. Et maintenant Maggie…
— Concrètement, coupa-t-il, quelle est la situation ?
— Nous l’avons intubée et cardioversée.
— Parlez français s’il vous plaît.
Il ne faisait aucun effort d’amabilité et le médecin ne s’en offusquait pas. Au seuil de la mort, la courtoisie n’a plus cours.
— Nous avons stabilisé le cœur et fait baisser la fièvre. Nous réduisons progressivement l’excès d’hormones thyroïdiennes et lui administrons aussi des antibiotiques à large spectre pour stopper tout risque d’infection.
— Mais comment est-elle ?
Erwan avait encore élevé la voix. Sa nervosité éclatait à chaque mot. Cette fois, le médecin tiqua. Drapé dans sa blouse, il le toisa d’un œil non pas choqué, mais professionnel. Tremblements, rougeur, transpiration : Erwan aurait fait aussi un bon client pour les urgences.
— Nous avons dû la plonger dans le coma.
— Dans le coma ? répéta Loïc en écho.
— C’est un état réversible, les rassura-t-il. Pas d’autre possibilité pour la stabiliser. Il n’y a pas que le cœur… Tout son métabolisme est en vrac. Il faudra au moins une semaine pour que ses hormones thyroïdiennes reviennent à la normale et que son corps s’apaise. Elle doit absolument rester ici, en soins intensifs.
Erwan s’appuya contre le mur. Son frère et lui portaient également des blouses de papier, des bonnets froncés, des surchaussures. Ils se tenaient tous les trois dans un couloir typique d’hôpital. Blanc, mais qui vous filait des idées noires. Chaud, mais jusqu’à la suffocation. Aseptisé, mais où tout semblait contaminé par la mort. Seule bonne nouvelle : Erwan n’avait plus froid.
— Nous attendons son dossier médical, reprit l’endocrinologue. Elle a déjà subi une thyroïdectomie, non ?
— Partielle. En 2002.
— Je crains qu’on doive recommencer dès qu’elle ira mieux. On ne peut plus prendre le moindre risque…
Erwan acquiesça mais son attention flanchait déjà. Un autre fait le minait : en arrivant dans le service, il avait surpris Loïc dans les bras de Sofia, pelotonnés sur leur siège comme deux animaux craintifs. Il n’aurait pas misé un euro sur leur réconciliation mais une chose était sûre : ils allaient bien ensemble. Des enfants gâtés qui n’avaient jamais eu que les problèmes qu’ils s’étaient créés. Ce tableau l’avait touché : depuis toujours, il veillait sur eux, il était leur garde du corps, leur ange gardien. Et ce n’était pas près de s’arrêter.
L’Italienne ne lui avait même pas accordé un regard. Pas un drame. Au fond de lui, il avait déjà archivé la canzonetta. Mais pourquoi Loïc ne l’avait-il pas appelé ? Pourquoi avoir contacté plutôt cette pimbêche dont il divorçait ? Erwan se sentait blessé dans son statut de chef de famille.
Par association, il songea à Gaëlle. Loïc avait cherché à la joindre, sans résultat. Où avait-elle disparu ? Qu’avait-elle encore inventé ? Était-elle menacée par le tueur de Louveciennes ?
La voix du médecin lui revint aux oreilles :
— Nous cherchons la cause de cette crise. Nous avons vérifié son taux de glycémie. Aucune trace de diabète — cela aurait pu être un facteur déclenchant. Par ailleurs, le traitement qu’elle prend régulièrement paraît adapté. Je me demandais… (Son regard alla d’un frère à l’autre.) Elle n’a pas subi récemment un traumatisme ?
Loïc n’avait pas eu le temps de lui expliquer les circonstances du malaise.
— Son mari, asséna Erwan, notre père, est mort avant-hier. Elle était en train de lui faire ses adieux à l’Institut médico-légal de Paris.
— Je vois. (Le toubib ôta sa charlotte de papier puis ébouriffa ses cheveux gris.) Je voulais aussi vous parler d’autre chose… Mes collègues m’ont signalé sur le corps de votre mère de nombreuses cicatrices. (Il paraissait gêné d’évoquer ce point.) J’ai moi-même remarqué ces traces. Elles traduisent une violence anormale subie durant des années. Quelque chose comme des signes d’automutilation…
Les deux Morvan observaient le médecin sans un mot. Leur silence était presque hostile.
Enfin, Erwan creva l’abcès :
— Son mari n’a jamais cessé de lui taper dessus. Il la brûlait, la torturait, l’insultait. Maintenant qu’il a enfin claqué, ça serait pas mal qu’elle puisse lui survivre. Ne serait-ce que pour profiter un peu de la vie et…
Loïc le poussa de l’épaule pour stopper sa tirade cynique :
— On peut la voir ?
À 23 heures, les deux frères étaient toujours au chevet de leur mère.
Enfouie sous les tubes et les câbles, cernée par des machines complexes aux écrans luminescents, elle paraissait avoir réduit de moitié. On ne discernait que son front jaunâtre et ses orbites horriblement creusées, le bas du visage étant mangé par un masque qui semblait respirer à sa place.
Loïc et Erwan ne parlaient pas. Ils avaient chaud, ils avaient faim, ils en avaient marre. Mais ils attendaient : Gaëlle avait enfin rappelé et promis d’arriver vers minuit. D’où venait-elle ? Aucune précision.
Tous les quarts d’heure, Erwan sortait dans le couloir pour écouter ses messages en douce — l’usage des mobiles étant interdit dans l’enceinte. La chasse à l’homme n’avançait pas. Le porte-à-porte avait donné des informations contradictoires. L’appel à témoins n’avait produit, pour l’instant, que des manifestations bidon ou farfelues. Les barrages routiers n’avaient servi qu’à créer des embouteillages. Erwan savait que ce dispositif diminuerait dès le lendemain matin : on n’allait pas monopoliser indéfiniment des forces de police pour poursuivre un assassin dont personne ne possédait le signalement.
La pêche de son groupe ne donnait rien non plus. Les malades soignés par Isabelle Barraire au temps de ses missions en HP étaient toujours à demeure, ou contrôlés par un traitement chimique. Ceux des Feuillantines — dont il était impossible d’avoir les noms — dormaient tranquilles, et d’ailleurs Erwan doutait qu’aucun d’eux ait le profil d’un assassin. Quant à ceux du cabinet de Katz, ils n’avaient rien à voir non plus avec la moindre violence. De la névrose chic et standard.
Restait l’Homme-Clou, l’assassin incinéré, le fantôme de Charcot.
Celui-là, Erwan allait s’en occuper dès le lendemain matin en retournant interroger Lassay. Avant le départ, il espérait aussi cuisiner José Fernandez, alias Plug, mais Tonfa ne l’avait toujours pas logé.
Par ailleurs, ses gars étaient passés rue Nicolo et rue de la Tour. Aucune trace d’un squatteur ni du moindre passage suspect dans les environs. Erwan se trompait : le tueur n’avait sans doute pas les clés d’Isabelle, ni même ses autres coordonnées. Mais comment avait-il pu s’évaporer ?
Au fil de cette moisson décevante, il avait reçu un autre appel inquiétant : Gérard Combe, du club de tir d’Épinay-sur-Seine, l’avait prévenu que Loïc avait proposé de lui acheter un Beretta 92, customisé par ses soins. Arpentant le couloir, Erwan apercevait, par la porte entrouverte, son frère qui somnolait au chevet de Maggie.
— T’as refusé, j’espère ?
— C’est-à-dire…
— Quoi ?
— Il m’en a offert une fortune.
— Il n’a pas de permis.
— C’est pourtant un des meilleurs tireurs que j’aie jamais rencontrés.
— Loïc ?
— Il a fait mouche à chaque fois, et des deux mains encore.
Son frère était ambidextre mais d’où sortait son expertise en matière de tir ? Qu’avait-il en tête ? Qu’allait-il faire d’un calibre, lui qui voyageait exclusivement entre l’avenue Matignon et le Trocadéro ?
— Je vais récupérer le flingue, avait conclu Erwan. Si j’y parviens pas, je t’inculpe pour trafic illégal d’armes.
— Morvan, je…
De retour dans la chambre, il avait cuisiné son frère, sans succès. Loïc demeurait évasif sur ses motivations et refusait de rendre le pistolet. Ils s’étaient engueulés, à voix basse, près du lit de leur mère — vraiment pas le bon endroit pour un bras de fer.
Une heure plus tard, nouvel appel, nouveau sujet d’angoisse. Fitoussi lui avait balancé une avant-première : Trésor Mumbanza, en goguette à Lausanne, s’était fait buter aux environs de 18 heures dans sa chambre d’hôtel par ses deux gardes du corps, eux-mêmes abattus dans l’affrontement par le Boss de Lubumbashi. Fitoussi n’était pas malin mais il possédait assez d’éléments — Coltano, le Katanga, les meurtres de Nseko et Montefiori — pour relier ce carnage à l’assassinat de Morvan. Avant de s’entretenir avec le Quai d’Orsay, il voulait l’avis d’Erwan, qui était resté sur ses gardes : pas un mot sur la responsabilité de Mumbanza dans l’assassinat de son père ni sur les combines autour de Coltano et des nouveaux filons.
En vérité, Erwan ne savait rien mais cette mort tombait à pic. Un peu trop à vrai dire. La suite du coup de balai effectué par Balaghino ? Des représailles après la mort de Pontoizau ? Un nouveau tour dans le jeu de chaises musicales au sein de Coltano ? Une « affaire de nègres », comme disait Morvan ?
Il venait de raccrocher quand il entendit claquer des talons dans le hall de l’étage. À travers les hublots des portes battantes, Gaëlle apparut, joues roses et bonnet noir.
— Où t’étais ? demanda-t-il en marchant vers elle.
— En Suisse.
— Bordel de dieu…, siffla-t-il entre ses lèvres.
— Comment va maman ?
Il l’attrapa par le bras et la poussa vers l’escalier de service.
— Ça va pas non ? cria-t-elle.
— Avance.
Il lui fit dévaler les marches et en quelques secondes, ils se retrouvèrent dehors, loin de la touffeur, des odeurs antiseptiques, de la peinture écaillée.
— Me dis pas que Mumbanza, c’est toi.
— Et alors ?
— T’es complètement cinglée ou quoi ?
— C’est bien lui qu’a fait tuer papa, non ?
Erwan se passa les mains sur le visage, consterné.
— T’as décidé de buter un homme, avec tes petites mains, sans même savoir s’il était coupable ni qui il était ?
— C’est toi qui m’as dit…
— Je t’ai livré l’hypothèse la plus probable. Ça ne suffit pas pour le juger et encore moins l’exécuter. Pour qui tu te prends ? Le glaive de la justice ?
Elle fit une moue boudeuse en guise de réponse.
— Tu te rends compte des risques ? T’es complètement tarée !
Elle ouvrit son sac posément et en sortit une cigarette.
— C’était une ordure, de toute façon, souffla-t-elle après l’avoir allumée.
— Qu’est-ce que t’en sais ?
— Avec les femmes, en tout cas.
Erwan se demanda si le sang circulait normalement dans son propre cerveau — il venait de ressentir un vertige comme lorsqu’on se lève trop rapidement. À l’idée que ce salopard ait pu poser les mains sur sa sœur, il regrettait maintenant de ne pouvoir le ressusciter pour le tuer de ses propres mains.
— Comment t’as goupillé ton truc ? demanda-t-il finalement.
Gaëlle lui raconta son plan — histoire hallucinante où se mêlaient le passeport d’une copine, un bouchon de champagne, une lame de rasoir, un tour de passe-passe avec des calibres. Il eut une pensée fataliste de flic : ses collègues et lui passaient leur vie à écumer le pavé pour arrêter des meurtriers et voilà ce qu’on leur proposait — des loufoqueries oscillant entre bandes dessinées et chaudron du diable.
Le plus dingue était que Gaëlle avait réussi son coup. « Plus c’est gros, mieux ça passe », prétendait Morvan. L’enquête devait déjà être pliée. Les trajectoires des balles confirmeraient l’hypothèse d’un règlement de comptes. Les flics suisses n’iraient pas chercher plus loin. D’autant plus qu’en 2001, Laurent-Désiré Kabila, président de la RDC, avait déjà été abattu par ses propres gardes du corps. Erwan était certain que Gaëlle le savait.
Avant d’en finir, il appliqua la check-list du crime parfait :
— Les caméras de sécurité ?
— Y en avait pas dans ce coin du couloir. La chambre jouxtait l’escalier de service.
— Sûre ?
— Certaine. Personne ne m’a vue. Personne ne savait qu’il attendait une fille, hormis ses gardes du corps.
— Pour le rancard, par qui t’es passée ?
— Payol.
Bien sûr. Aucun risque que le maquereau de luxe parle. Il devait même avoir pris ses dispositions pour qu’on ne puisse pas remonter jusqu’à lui.
— La gare, les douanes ?
— J’ai pris mon billet sous l’identité de ma copine.
Le seul détail qui aurait pu mettre la puce à l’oreille des flics helvétiques était le nom de Morvan, assassiné deux jours auparavant dans le fief de Mumbanza. Mais avec son passeport d’emprunt, Gaëlle avait précisément évité cet écueil. Plus Erwan creusait, plus tout ça lui paraissait joliment ficelé.
Il conclut, mâchoires serrées :
— J’ai du mal à croire que tu sois sortie indemne d’une histoire pareille.
— La chance du débutant.
— Ça te fait rire ?
Gaëlle avait rallumé une cigarette : son visage était redevenu très pâle.
— C’est toi qui me fais pas rire, rétorqua-t-elle en pinçant les lèvres sur sa clope. Après tout, j’ai fait ton boulot.
— Me cherche pas.
— Tu reviens du Congo avec le cadavre de notre père et tu bouges pas le petit doigt pour lui faire justice ?
— J’ai tué son meurtrier, j’te rappelle.
— J’ai tué celui qui avait ordonné son exécution.
Erwan eut un geste de lassitude. Aucune envie de se justifier ni même de poursuivre cette conversation.
Pourtant, emporté par l’habitude, il en remit une couche :
— Toi non plus, j’te reconnais pas. T’as toujours haï papa et voilà que tu prends des risques insensés pour le venger ? T’aurais dû plutôt remercier Mumbanza, non ?
— Erwan, répliqua-t-elle dans un nuage de fumée, te fais pas plus con que tu n’es.
Il battit en retraite. Loïc, Gaëlle et lui étaient censés détester leur père mais depuis sa mort, aucun d’eux ne s’était réjoui ni n’avait éprouvé le moindre soulagement. Au contraire, une tristesse immense, puissante et insondable se levait au fil des heures, à la manière d’un tsunami sur l’horizon. S’étaient-ils toujours trompés sur leurs sentiments ?
Le seul à pouvoir légitimement réviser son jugement était Erwan, avec ce qu’il avait appris dans les marécages de Lontano. Mais les autres ? Devinaient-ils aussi les « circonstances atténuantes » du Vieux ? Avaient-ils toujours pressenti, au fond de leur chair, que Grégoire valait mieux que les coups qu’il donnait à son épouse ?
Et lui, devait-il révéler ce qu’il avait découvert au Congo ? Jusqu’ici, l’idée ne l’avait même pas effleuré. Affaire personnelle. Mais en vérité, Gaëlle et Loïc eux aussi avaient le droit de connaître les origines du Padre ainsi que la vérité sur le meurtre de Cathy Fontana. Il s’arrêta net : pas question de noircir Maggie pour blanchir Morvan. Pas question non plus d’assumer son statut de « pièce rapportée ».
Il allait prononcer une phrase creuse pour se défausser quand Gaëlle balança sa cigarette et pénétra dans le bâtiment.
— J’vais voir maman, annonça-t-elle, plus froide qu’une sculpture de glace.
Erwan lui emboîta le pas. À peine dans le hall, son téléphone vibra à nouveau : Favini.
— Je te rejoins, marmonna-t-il à sa sœur en faisant demi-tour.
— J’ai retrouvé Plug, annonça le flic.
— Où il est ?
— Au cimetière du Sud, boulevard Dieu-Lumière, à Reims.
L’adresse avait l’air d’un canular. Il retrouva le froid du dehors avec soulagement — un vieil ennemi qui vous redonne l’envie de lutter.
— Explique-toi.
— Il s’est fait éviscérer en octobre dernier, à la maison centrale de Condé-sur-Sarthe. Une embrouille entre détenus.
— Il faisait sa préventive en centrale ?
— C’est bizarre, ouais. Faut que je vérifie pourquoi. Son corps a été transféré dans sa ville natale, où ses parents vivent encore.
— On a le coupable ?
— Un dénommé Patrick Benabdallah. Un casier long comme ma bite. Un pur psychopathe d’après son dossier. D’ailleurs, il a été placé depuis en UMD.
Ce n’était plus une enquête mais la nef des fous.
— Me dis pas qu’il a été envoyé à Charcot.
— C’est le contraire : il en venait. J’te l’ai dit, Benabdallah avait déjà une lourde ardoise. Meurtres. Viols. Actes de torture. Inceste. Comme d’hab, les experts se sont contredits et il a passé un bout de temps à Charcot avant d’être finalement écroué à Condé-sur-Sarthe.
— Quelles années, son passage à Charcot ?
— 2005–2007.
— Il connaissait donc Plug ?
— Sans doute. On peut imaginer un règlement de comptes, en souvenir du bon vieux temps.
— Où il est maintenant ?
— Attends vouère…
Favini imitait souvent les accents et cette fantaisie n’était pas toujours du meilleur goût. Mais cette nuit, tout était bon pour faire baisser la pression. La mort d’Audrey n’était pas une tragédie à laquelle on s’habituait.
— Henri-Colin à Villejuif. Secteur 94D00, pôle soins intensifs. Tu vois l’genre…
Erwan connaissait. La plus ancienne UMD de France, une sorte de référence dans le domaine. Il était plus de minuit, il pouvait rentrer chez lui dormir quelques heures et foncer là-bas pour le petit déjeuner.
— Préviens-les que je déboulerai à la première heure. Louveciennes, toujours rien ?
— Levantin et ses gars passent toujours la baraque au peigne fin.
— Je pensais au porte-à-porte, aux barrages.
— Que dalle. Le gars est déjà loin. Autant siffler dans le cul d’un mort.
Il allait raccrocher quand la Sardine ajouta :
— J’ai autre chose pour toi. Philippe Hussenot. Tu m’avais demandé de laisser traîner une oreille à propos d’une éventuelle affaire réservée…
Un délire de Gaëlle qui avait enflé au point de devenir une information à vérifier.
— Alors ?
— Un de mes potes des Stups connaît le nom. En 2006, alors qu’il était à la BRB, on lui a demandé de contacter notre officier de liaison en Grèce au sujet d’un accident de bagnole… C’était l’histoire de Hussenot.
— Qui lui a demandé ça ?
— Son supérieur de l’époque, Pascal Viard.
Mauvaise nouvelle. Viard était un flic brillant et ambitieux, un ancien de la BC qui avait fait carrière en écrasant ses collègues comme des mégots sur le trottoir. Profil ambigu : il cultivait le genre bohème, écolo et sympathique, alors même que son cerveau n’était qu’une lame de silice, trempée à froid.
— Ensuite ?
— C’est tout. Mon pote ne sait rien de plus. Mais si quelqu’un a mis l’étouffoir sur l’état-civil de Hussenot, c’est Viard.
Depuis plusieurs années, le bobo avait quitté le Quai des Orfèvres pour Beauvau. Erwan ignorait quel poste il occupait mais il se profilait comme le meilleur successeur de Morvan pour diriger le département « coups fourrés, chantages et manipulations ».
— Trouve-moi son adresse personnelle, je vais lui apporter les croissants.
Il raccrocha, respira encore l’air froid de la cour bitumée où les fourgons du SMUR continuaient d’arriver. Le manque de sommeil commençait à se faire sentir. Il était mûr pour se choper un violent chaud et froid. Après la touffeur africaine, le Paris qui goutte et qui givre…
Coup d’œil à son portable avant d’aller dire adieu à la smala. Un appel manqué : Cyril Levantin. Merde. Le coordinateur de l’IJ qu’il avait aperçu faire son marché dans la villa de Louveciennes.
— Ses empreintes sont partout, asséna le technicien d’un ton presque joyeux.
— De qui ?
— À ton avis ? Thierry Pharabot, ressuscité comme Lazare !
Un élancement douloureux à hauteur du plexus solaire. Au moins, Levantin connaissait l’affaire de bout en bout.
— Déconne pas.
— Je déconne pas. En septembre, j’avais récupéré ses paluches. Les comparaisons avec celles de ce soir ne laissent aucun doute. Et si jamais t’en as encore, j’ai pas mal d’échantillons ADN qui vont nous confirmer tout ça. Je peux te dire que ton sorcier est bien vivant, qu’il a lu des dizaines de bouquins dans la bibliothèque de Louveciennes et qu’il bouffe son camembert avec les doigts.
La nouvelle qu’il appréhendait était donc officielle : le tueur du Congo était vivant. Ils étaient passés totalement à côté de l’enquête. Ni Kripo ni aucun des quatre greffés n’avait assassiné les victimes de septembre.
Erwan lui demanda de rédiger au plus vite un rapport détaillé.
— Sinon, reprit l’expert, pour la langue…
— Quoi ?
— La plaie d’Audrey.
Une fois n’est pas coutume, Levantin avait pris un ton respectueux. L’image de l’organe pointant sous le menton d’Audrey éclata sous les paupières d’Erwan.
— Tu savais que c’était une mutilation classique en Colombie ? On appelle ça le corte de corbata, la « coupe cravate ».
Erwan le savait mais il n’avait pas fait le rapprochement. La mutilation n’avait rien à voir avec la Colombie : c’était plutôt une variante des atrocités africaines qu’il avait croisées ou une nouvelle aberration de l’Homme-Clou. Pharabot n’avait pas eu le temps de pratiquer un rite complet. Il avait simplement cherché à créer une ressemblance entre sa victime et les minkondis du Bas-Congo. Grands yeux sombres, petite langue sortie d’une bouche ricanante…
Il balbutia quelques mots et raccrocha en oubliant de dire au revoir. S’adossant à un fourgon, il tenta d’envisager les premières vérités à déduire de ce scoop. Substitution de cadavre à Charcot dans la nuit du 23 novembre 2009. Mise en isolement de Pharabot jusqu’en 2012. Fuite du prédateur le vendredi 7 septembre 2012 dans la lande et meurtre de Wissa Sawiris. Le dément avait poursuivi sa cavale et s’était planqué chez Isabelle Barraire.
Sa douleur au plexus lui remonta dans la gorge. Comment avaient-ils pu se gourer à ce point ? Une magistrale erreur judiciaire. Celle que tout flic digne de ce nom redoute au long de sa carrière. On avait traqué, soupçonné, descendu, pas vraiment des innocents, mais jamais le vrai coupable.
L’image de Lassay, le directeur de Charcot, revint lui cingler l’esprit. D’une manière ou d’une autre, tout venait de lui. Il avait fermé les yeux sur le faux décès de Pharabot ou l’avait organisé. Il avait planqué le nganga durant toutes ces années. Quel était l’intérêt de la manœuvre ? Pourquoi l’avoir relâché trois ans après ? Pharabot s’était-il simplement enfui ? Lassay et Barraire n’avaient-ils pas gardé le contact ?
Sauter dans un avion demain matin. Coincer le psychiatre. L’interroger façon Gestapo et lui faire cracher la vérité. Cette fois, Erwan emmènerait son propre fétiche : le corps de son père. D’une pierre deux coups. Il arracherait l’histoire au play-boy sexagénaire et inhumerait Grégoire face à la mer.
Il mit plusieurs secondes à réaliser que son portable sonnait dans sa main. Le tintement spécifique des SMS de son équipe. L’adresse personnelle de Pascal Viard dans le 12e arrondissement. Le champion des bobos vivait auprès de ses semblables, du côté du marché d’Aligre.
Il renonça à remonter dans la chambre de Maggie et rejoignit sa bagnole au pas de course. Plus question d’attendre le lever du jour pour rendre visite à l’autre salopard. Ni croissants ni heure légale. Il allait se le faire à la Morvan, avec une poignée de graviers en guise de vaseline.
— Erwan ?
Il se retourna et découvrit Sofia enveloppée dans un manteau noir qui semblait être la quintessence de plusieurs siècles d’élégance. Visiblement, la comtesse revenait d’un dîner et avait décidé de repasser voir Maggie. Ses yeux effilés brillaient anormalement sous les réverbères. Soit elle avait trop bu, soit elle avait pleuré, soit elle était furieuse.
Sans doute les trois.
— Faut combien de morts pour que tu te décides à m’appeler ? demanda-t-elle en relevant son col.