III PHARMAKON

107

Erwan roulait sur la voie express en direction de l’Est parisien. Il avait encore perdu plusieurs heures en compagnie de Sofia mais « perdre » n’était pas le mot juste. Il avait plutôt gagné quelque chose, même s’il ne savait pas encore quoi. Réconfort était trop fort, complicité trop faible.

Ils s’étaient décidés à contourner le bâtiment de l’hôpital Pompidou afin d’accéder au parc André-Citroën. Le long des pelouses et des serres qui miroitaient sous la lune, ils avaient parlé, et parlé encore. Non pas comme des amants, ni même des amis. Comme les membres d’une famille qui s’effondre, se serrant les coudes pour empêcher le désastre final. Nul n’avait la solution et impossible de remonter le temps, d’effacer les morts violentes. Mais la disparition des pères pouvait avoir valeur de brûlis : la fertilité reviendrait, plus saine, plus pure.

Erwan n’avait pas osé évoquer les dangers qui couvaient encore : à chaque mot qu’il prononçait, chaque phrase qu’elle murmurait, il percevait une interférence, un crachotis qui brouillait l’échange : « L’Homme-Clou n’est pas mort… » Pas la peine de l’affoler davantage : elle avait décidé de changer d’attitude à l’égard de Loïc et d’enterrer ses haines envers leurs familles. Ils avaient fini sur un banc mais ne s’étaient pas touchés. On verrait ce qu’on ferait de son corps et de son cœur une fois le cauchemar réglé.

Maintenant, à fond sur les quais, les lampes au sodium des tunnels alternaient avec les micas noirs de la Seine. Encaissant ces contrastes violents, temps blancs, temps sourds, Erwan écoutait le message de Levantin : les échantillons ADN de Louveciennes appartenaient tous à Pharabot. Essayons ça : un cinquième tueur aurait pu se faire greffer, comme les suspects de septembre, la moelle osseuse de l’Homme-Clou et posséder désormais la signature génétique du tueur — mais Erwan n’y croyait pas. D’abord, le toubib suisse qui avait pratiqué l’opération n’avait jamais évoqué un autre candidat à la transmutation. Ensuite, les caractéristiques mêmes du meurtre d’Audrey — clochard, sauvagerie, planque — ne cadraient pas avec le profil d’un fétichiste fortuné.

On revenait donc à ce bon vieil Homme-Clou. Le meurtre barbare de Wissa Sawiris sur la lande : Pharabot. Anne Simoni et Ludovic Pernaud : lui encore, aidé par Isabelle Barraire. L’agresseur de Gaëlle à Sainte-Anne matchait moins : a priori, l’athlète en combinaison zentai ne pouvait pas être un aliéné sexagénaire en rupture d’asile. Tout comme le sprinter qu’il avait lui-même affronté dans les ballasts du porte-conteneurs dans le port de Marseille.

Pas grave. Il trouverait une explication. Irrationnelle si possible. Car, pour l’instant, la raison ne lui avait fourni que des fausses pistes. Mets-toi au diapason, accorde tes violons avec ce fantôme. Il pressentait derrière tout ça une embrouille impliquant Jean-Louis Lassay, Isabelle Barraire, Philippe Hussenot — et maintenant Pascal Viard, c’est-à-dire l’administration française elle-même. Pourquoi le bobo de Beauvau avait-il mis le couvercle sur l’affaire Hussenot ? Pourquoi avoir effacé tout lien entre le psychiatre et son ex-épouse ?

Réponse dans quelques minutes. À la hauteur de la gare de Lyon, Erwan quitta les quais et dégagea sur la gauche vers le boulevard Diderot. Histoire de se soulager la cervelle — il n’en pouvait plus de tourner ses questions sans réponse —, il s’accorda une trêve et se concentra sur le salopard qu’il allait réveiller.

L’ennemi historique de Grégoire Morvan. Appartenant à la génération suivante, celle qui avait biberonné aux illusions du mitterrandisme, Pascal Viard représentait aux yeux du Padre tout ce que le socialisme avait apporté d’hybride et de détestable dans la cause gauchiste — un mélange de bonne conscience hypocrite et de logique bourgeoise roublarde. Pour Morvan, mieux valait encore se tromper avec sincérité, comme les maoïstes ou les trotskistes, que profiter du système avec duplicité. Pascal Viard était la caricature du faux artiste intello, socialo, écolo, altermondialiste… Monsieur Vœux-Pieux en personne. À la maison Poulaga, où le principe de réalité prédomine, son cas constituait une vraie curiosité : un flic en veste de velours, savamment décoiffé et mal rasé, portant foulard et mocassins élimés, mangeant bio et circulant à vélo, débitant des discours ronflants en tirant sur sa cigarette électronique, vraiment, ça valait le détour.

Au 36, on était d’autant plus dérouté que le bonhomme, dans le boulot, était un pur salopard. Flic à poigne, adepte de la trique et du coup fourré, il avait gravi les échelons en laissant pas mal de cadavres derrière lui, au sens propre comme au figuré. Jadis un des meilleurs tireurs de la PJ, devenu commandant à moins de quarante ans, l’homme s’appuyait autant sur ses résultats que sur ses réseaux. Il avait poussé sous Mitterrand, fait son trou sous Chirac, le dos rond sous Sarkozy et explosé avec l’arrivée de Hollande. Dans la boîte, il ne cherchait pas à être sympathique : il l’était déjà dans sa vie personnelle.

Erwan parvint au pied de la colonne de Juillet — trois heures du matin et le quartier brillait de ses derniers feux. Il braqua à droite, juste après l’opéra Bastille, dans la rue de Charenton. Pas besoin de GPS : il avait eu une « sex friend » (il détestait ce mot) au croisement de cette rue et de l’avenue Ledru-Rollin. Il n’en gardait aucun souvenir, ni sur le plan sexuel ni sur celui de l’amitié. En revanche, il aurait pu naviguer dans ce quartier les yeux fermés tant il avait galéré pour s’y garer.

Il prit à droite la rue Traversière, dépassa le square Trousseau, atteignit la place du marché d’Aligre. Le quartier endormi alignait brasseries à l’ancienne, réverbères à la Prévert, boucheries et boulangeries dont les devantures promettaient du « bio » et de l’« artisan » en veux-tu en voilà. Tout ça lui paraissait aussi authentique qu’un décor de foire. Il trouva enfin la minuscule impasse où créchait Pascal Viard. Ateliers d’artiste, manufactures rénovées, petits jardins au garde-à-vous.

Erwan sortait de sa bagnole quand il réalisa une évidence : si le tueur de Louveciennes était bien Pharabot, il possédait son signalement. Il contacta Sandoval, le commissaire de Versailles chargé de la chasse à l’homme, et essaya de s’expliquer. Difficile : on parlait d’un tueur africain, interné depuis plus de trente ans, mort et incinéré depuis trois, revenu à la vie et battant la banlieue à la recherche de nouvelles proies. Erwan promit une photo, remise au goût du jour, de ce suspect impossible dans les prochaines heures. Sandoval raccrocha sans avoir rien compris.

Erwan contacta aussitôt après Tonfa en lui demandant de passer chez lui (une convention : une clé cachée dans son parking avec le code d’entrée). Il lui expliqua précisément où se trouvait son dossier d’enquête contenant le portrait de Pharabot âgé d’une vingtaine d’années, résumant au passage la nouvelle orientation de l’enquête.

— Qu’est-ce que je fais de la photo ? demanda le flic plutôt perdu.

— Appelle la BPM et l’IRCGN, ils ont des logiciels de vieillissement.

— Tu crois à ces trucs-là, toi ?

— Je te demande ni ton avis ni le mien. Fais-le en urgence et balance le résultat au numéro que je vais t’envoyer par SMS.

Il raccrocha avec humeur. Durant quelques secondes, il essaya de se remémorer le visage de l’Homme-Clou — un seul portrait anthropométrique, une gueule d’ange, l’air timide, le regard absent, trop dilué… Il n’avait jamais cherché à l’imaginer à plus de soixante ans, arquant en survêtement à Charcot.

Plutôt que de frapper comme un sourd et de réveiller toute l’impasse, Erwan appela Viard sur son portable. Trois sonneries avant qu’on décroche — pas mal compte tenu de l’horaire.

— Allô ?

— Viard, c’est Erwan Morvan. Faut que j’te voie en urgence.

— Ça va pas non ?

— Philippe Hussenot. Isabelle Barraire. Jean-Louis Lassay. Surtout, ne me dis pas que tu ne connais pas ces noms.

— Je comprends rien. T’as vu l’heure ?

— Je suis devant ta porte.

Une minute plus tard, le flicard ouvrait, main droite planquée dans son dos. Toute la confiance dont il était capable : un calibre en guise de poignée de main.

— Qu’est-ce que tu fous là ? T’es défoncé ou quoi ?

— Laisse-moi entrer.

Viard recula après avoir risqué un coup d’œil dans l’impasse. Le bobo au lever avait exactement la même gueule qu’à midi au bureau : hirsute, mal rasé, négligé en diable.

— Mes mômes dorment, avertit-il. Si tu m’en réveilles un, on finira ça à la batte.

Erwan pénétra dans l’atelier en souriant. Le loft offrait la même absence de surprise : du brut, de l’industriel, du recyclé. Une soixantaine de mètres carrés d’un seul tenant. À gauche, la cuisine ouverte. Au fond, l’escalier métallique pour accéder à la mezzanine compartimentée en chambres. Au centre, la longue table familiale, dans le style des années 30. Au plafond, les inévitables lampes new-yorkaises en métal brossé. Une check-list pour Elle Déco.

Erwan s’orienta naturellement vers le comptoir — la seule partie allumée, et encore, à bas régime.

— J’te donne cinq minutes, lâcha son hôte derrière lui. J’ai assez de mes propres emmerdes pour pas voir débouler chez moi un enfoiré de Morvan et…

Il ne put achever sa phrase : sur une impulsion, Erwan avait attrapé la bouilloire vintage sur la gazinière et pivoté en déployant son bras de toutes ses forces. Le choc surprit Viard et l’envoya rouler au centre de la pièce, alors que son arme valdinguait sous le canapé. La seconde suivante, Erwan était assis à califourchon sur son torse et lui maintenait les épaules au sol.

— Viard, fit-il en lui fourrant son propre calibre dans le pif, mon père s’est fait buter en Afrique et ma meilleure flic vient d’être tuée dans des conditions atroces. C’est pas l’moment de me la faire à l’envers.

L’autre agita les bras, en mode « Je me rends ». Sa joue prenait déjà une teinte bleuâtre.

— Qu’est-ce que tu veux savoir ? souffla-t-il en se relevant.

108

— Philippe Hussenot était psychiatre, commença Viard en préparant du café. Il est mort en 2006 dans un accident de voiture en Grèce.

— Avec ses deux mômes. Dis-moi quelque chose que je ne sais pas.

— Il travaillait pour nous.

Erwan s’approcha du comptoir. Le flic n’utilisait pas sa machine Nespresso — trop de bruit, il avait récupéré sa bouilloire — avec un peu d’imagination, on y voyait encore l’empreinte de sa mâchoire.

— « Pour nous » ? Tu te prends pour la CIA ?

En attendant que l’eau chauffe, Viard se massait la joue.

— Tu vois très bien ce que je veux dire : il était expert pénal.

— En tant que psychiatre ?

— Non. En tant que danseur étoile.

— Il y en a des dizaines, des experts.

— Pas de ce genre-là. Il faisait où on lui disait de faire. Ça nous permettait de piloter en sous-main les cas… qui nous préoccupaient.

Des expertises complaisantes : l’éléphant accouchait d’une souris. Le préfet manipulait sa cafetière avec des gestes de chef étoilé. Son hématome s’étendait maintenant sur sa joue comme un encrier renversé.

— Viard, toi et moi on sait qu’ça se passe pas comme ça. Le bullshit d’un psychiatre ne sert à rien. Une contre-expertise permet de l’annuler. Et ainsi de suite.

— Tu connais pas ton dossier, camarade : Hussenot était un des plus grands de sa corporation. Pas facile à contredire.

Tout ça ne cadrait pas avec le profil décrit par Lassay : un psy qui avait fait un beau mariage et transformé sa clinique en officine pour riches dépressifs.

— Dans quel genre de cas vous servait-il la soupe ?

Viard sortit sa cigarette électronique. Pas d’heure pour vapoter.

— Tu sais sans doute que les articles 122-1 et 122-2 concernent le discernement de l’inculpé au moment des faits ?

— Accouche.

— Hussenot nous a permis de contrecarrer la stratégie de certains avocats qui voulaient « irresponsabiliser » leurs clients. Mais plus souvent encore, il a joué le rôle inverse.

— Comprends pas.

— Plus ça va, plus le Parquet se couvre en demandant une expertice d’urgence durant la garde à vue ou la comparution immédiate…

Viard disait vrai : on ne pouvait plus arrêter un tueur ou un violeur sans qu’un psy ramène sa fraise. Avant même de commencer les festivités, on devait s’assurer que le suspect était sain d’esprit ou déterminer s’il avait besoin d’être soigné — s’il était bon pour le trou ou l’asile.

— À l’époque, je dirigeais l’antiterrorisme. Dès qu’on serrait un barbu, on appelait Hussenot qui nous rédigeait un rapport permettant de le traiter. Ces enfoirés d’extrémistes résistent à tout, aux coups et aux menaces, mais pas aux substances chimiques.

Tout en tirant sur sa vapoteuse comme sur une paille à maté, Viard leur concoctait un petit café de connaisseur — le bijou des pros du nectar.

— Tu veux dire que Hussenot les déclarait irresponsables et qu’ils étaient transférés dans un institut où vous les défonciez ?

— Exactement. Hussenot signait, et en voiture, Simone. On leur injectait toutes sortes de merdes pour les faire parler. On a récolté pas mal de renseignements de cette façon.

— De telles infos ne sont pas recevables devant un tribunal.

— Qui te parle de procédure ? On ne cherchait pas à charger ces connards, simplement à connaître le nom de leurs complices.

Une version soft des fameux sites noirs, ces prisons hors de toute juridiction où les djihadistes sont torturés ou soumis à des traitements chimiques.

— Laisse-moi deviner, c’est Hussenot qui s’occupait de la prescription ?

— Les barbus étaient même pris en charge dans une annexe de sa propre clinique.

— Les Feuillantines ?

— Je vois que t’as potassé. L’institut est habilité à « soigner » des détenus dans une unité fermée. La plupart du temps, on ne disposait que de quelques jours avant la contre-expertise, mais ça nous laissait le temps de ramollir les neurones du bicot et de lui faire cracher ce qu’il savait. En toute impunité.

L’explication commençait à sonner curieusement juste et à entrer en résonance avec les rumeurs circulant sur Viard : derrière ses grands airs d’humaniste, un flic sûr de sa croisade, dépourvu de tout scrupule.

Recadre le débat.

— Je ne suis pas ici pour découvrir tes sombres magouilles, trancha Erwan. Je veux savoir pourquoi tu as effacé toute trace administrative d’Isabelle Barraire, son ex-femme, et de ses enfants.

— Elle faisait désordre. Sucre ?

Erwan refusa d’un signe de tête — le flic lui foutait les nerfs en pelote avec ses manières de salon.

— Qu’est-ce que t’entends par là ?

— En 2005, des journalistes ont commencé à s’intéresser à notre petit système. Des avocats ont aussi fait bloc. Pas question qu’on s’aperçoive que notre psychiatre en chef avait épousé la folle de Chaillot.

— Ce n’était pas si grave et de toute façon, Hussenot a eu son accident en 2006.

— T’es bouché au foin ou quoi ? Les bavards auraient été foutus de faire rouvrir des dossiers fondés sur les rapports de Hussenot ou d’annuler des condamnations basées sur les aveux de nos barbus, avec Mimi Foldingo comme élément nouveau. La force majeure du bonhomme, c’était sa réputation. Tu ferais confiance à un sniper qui se tire une balle dans le pied ?

Erwan n’était pas convaincu : le rôle du psy auprès de Viard lui paraissait fumeux, tout comme l’importance de sa vie privée du point de vue d’un tribunal. Attendre pour se faire une conviction.

— Tu m’as toujours pas dit le principal, reprit Viard en crapotant comme un chef sioux. Pourquoi cet intérêt soudain pour les Hussenot ?

Aucune raison de lui cacher ce versant du dossier :

— Isabelle Barraire est morte renversée par une bagnole la semaine dernière, à Paris.

— Tu fais la circulation maintenant ?

— À la fin de sa vie, elle exerçait en tant que psychiatre, sous un faux nom, déguisée en homme.

— Quel rapport avec ton business ?

Erwan hésita puis lâcha l’info — l’important était de lui tirer les vers du nez :

— On a de bonnes raisons de penser qu’elle était liée à l’Homme-Clou. Le tueur en série de septembre.

— Quelles raisons ?

— L’assassinat de ma cinquième de groupe, c’était dans une de ses baraques, à Louveciennes.

— Je suis au courant.

— Le coupable pourrait bien être notre client de septembre.

— Je croyais que tu l’avais buté.

— Il faut croire que c’était pas le bon.

— Toujours aussi cons dans la police.

Soudain, il comprit ce qu’il était venu chercher ici :

— Tu as un dossier sur Isabelle Barraire. Les Renseignements ont dû sérieusement se pencher sur son cas.

— Possible, mais je ne l’ai jamais vu.

Le préfet posa sa tasse et se dirigea vers la porte. Consultation terminée. Viard avait cet air d’oiseau nocturne que finissent par avoir tous les flics. Une espèce de décalage horaire avec les autres hommes et leur monde ordinaire.

— Je t’en ai déjà trop dit. Tout ça, c’est du passé. Hussenot est mort. Tu m’apprends que l’autre bourrique a claqué aussi. Au suivant ! Ça fait longtemps qu’on est passés à d’autres méthodes avec les barbus. Ils ne sont pas assis au ballon qu’ils appellent déjà leurs avocats.

Debout près du comptoir, Erwan ne bougeait pas. Il n’avait pas touché à son café.

— Tu savais que Barraire avait momifié Hussenot et ses deux gamins, dans leur caveau des Lilas ?

Viard s’immobilisa sous ses suspensions new-yorkaises, la main sur la poignée.

— Non.

— Qu’elle avait été soignée dans l’UMD où Thierry Pharabot, le premier Homme-Clou, végétait depuis des années ?

— Non.

— Qu’elle était devenue ensuite une des psys de l’institut ?

— Je comprends rien à tes foutaises. À la mort de Hussenot, on a fait le ménage, c’est tout. Tout ce qu’a pu foutre sa bonne femme après, c’est pas mes oignons.

Erwan se mit enfin en mouvement — pour l’instant, il accordait à Viard le bénéfice du doute.

— Trouve-moi le dossier, le menaça-t-il. Sinon, je te traînerai par les couilles jusqu’au 36.

L’autre sourit et partit pour une nouvelle série de signaux vapeur. S’il avait les jetons, il méritait l’oscar de la dissimulation.

— Calme-toi, fit-il enfin. Tu m’parais un peu léger pour me menacer. C’est pas parce que ton père est mort que tu peux tout te permettre.

— Plus j’avance, plus je pense qu’Isabelle était mouillée jusqu’au cou dans les meurtres de septembre.

— Qu’est-ce que ça peut me foutre ?

Erwan décida de bluffer — il priait en même temps pour avoir raison :

— Je peux t’impliquer pour obstruction à la justice et dissimulation de preuves. Vos combines nous ont empêchés d’arrêter le vrai coupable.

Viard ouvrit la porte sans répondre, soufflant toujours dans sa flûte à eau.

— J’attends de tes nouvelles, asséna encore Erwan sur le seuil. Sinon, j’te jure que je monte une perquise place Beauvau.

Il s’arracha sous l’éclat de rire du bobo mais ce rire sonna cette fois de travers. Le flicard de gauche fouettait dans son froc — au moins autant qu’Erwan lui-même.

109

Erwan avait reçu un message de Pompidou : les médecins avaient progressivement sorti Maggie du coma artificiel et son corps avait retrouvé un apaisement naturel. Pour l’instant, elle ne parlait pas mais le retour à la lucidité n’était qu’une question d’heures. En revanche, l’endocrinologue souhaitait l’opérer au plus vite. Erwan se demanda s’il devait passer la voir avant de se rendre chez lui pour se changer. Pas le temps.

Rue Saint-Antoine. Châtelet. À six heures du matin, les ténèbres régnaient toujours sur Paris mais quelque chose de diurne s’y insinuait déjà : rumeur des éboueurs, lumières des boulangeries, premiers travailleurs arquant jusqu’à la station de métro… Erwan avait déjà pris sa décision : réunir son équipe au 36 pour faire le point avant de s’envoler pour Brest. Lassay avait encore pas mal de choses à lui dire…

Il prenait la direction de l’Opéra quand il réalisa qu’il avait totalement zappé une autre urgence : Patrick Benabdallah, le meurtrier de José Fernandez, qui l’attendait bien au chaud à l’Unité pour malades difficiles Henri-Colin à Villejuif. Cuisiner le fêlé qui avait séjourné à Charcot pouvait lui fournir de nouvelles munitions face à Lassay — Benabdallah avait sans doute tué Plug pour se venger de mauvais traitements infligés à l’UMD. Toujours bon à prendre. Il braqua brutalement sur l’avenue de l’Opéra et s’engagea à fond sur le parvis du Louvre. Direction rive gauche, plein sud.

Il traversait le 13e arrondissement quand la faim se fit sentir. Il pouvait s’accorder une pause avant d’attaquer Villejuif. Il repéra un café près de la station de métro Maison-Blanche. Ce nom ironique lui paraissait accentuer encore la laideur du quartier. Au-dessus des platanes, on ne distinguait que des contructions mochardes, une zone qui aurait été dessinée sur du papier froissé et construite en reliquats de décharge. Il s’installa au fond de la salle et commanda café et croissants. Quand ils arrivèrent, pas moyen d’avaler la moindre bouchée. Nausée de la nuit blanche. Nœud dans la gorge. Anxiété à l’idée de rencontrer un fou, encore un. Tout juste réussit-il à se brûler la langue avec son café boueux. Il se sentait épuisé et en même temps bourdonnant d’une énergie électrique.

Il comptait passer ici ses coups de fil mais le rade était si silencieux qu’il y renonça. Il balança ses euros sur la table et sortit. Premier appel : Verny pour s’assurer que Lassay n’avait pas bougé de sa cellule.

— Il n’est plus là, répondit le gendarme.

— Quoi ?

— Il avait droit à un avocat et à un coup de fil. Du reste, vous ne m’avez pas vraiment donné de motifs de…

— Qui a-t-il appelé ?

— Je ne sais pas mais dans la demi-heure, le procureur m’a ordonné de le libérer. Tout ce que j’ai gagné dans cette histoire, c’est un savon de mes supérieurs.

Erwan aurait dû s’excuser mais il n’en avait ni l’envie ni le temps.

— Vous avez identifié le numéro ?

— Il est protégé.

— Balancez-le-moi par SMS.

— Tout de suite. Quand arrivez-vous ? Vu le contexte, je ne sais pas si…

Verny paraissait avoir jeté l’éponge. Erwan n’avait rien fait pour le motiver et ne lui avait fourni aucun indice sur les dernières révélations — l’ombre grandissante de Pharabot vivant.

— Je vous rappelle pour vous donner les horaires.

— Vous êtes sûr ? Lassay ne vous…

— Je vous l’ai déjà dit : j’ai une autre raison de venir. Je dois enterrer mon père.

À peine eut-il raccroché qu’il recevait le numéro contacté par le psy de Charcot durant sa garde à vue. Pas besoin de l’identifier. Il venait de le composer deux heures auparavant : le portable de Pascal Viard. Contrairement à ce que Mister Bobo lui avait raconté, l’histoire ne semblait pas si lointaine et au nom de Hussenot, il fallait maintenant ajouter celui de Lassay. Le sac de nœuds devenait un nœud de vipères.

Il remisa tout ça dans un coin de son cerveau et prit la direction de la porte d’Italie. Se concentrer sur Patrick Benabdallah. Les motifs de sa vengeance. Ses souvenirs du Finistère. On pourrait peut-être caser cette nouvelle moisson dans le tableau général.


Kremlin-Bicêtre. Villejuif. Erwan flottait dans la nuit comme un pilote à bord de son vaisseau spatial. Plus aucune pensée ni la moindre énergie. Enfin, sur l’avenue de la République, le groupe hospitalier Paul-Guiraud apparut. Grande enceinte en fer à cheval, murs beiges et toits rouges, la sempiternelle architecture du milieu du XIXe siècle, celle de toutes les écoles laïques qui s’appellent aujourd’hui Jules-Ferry ou Jean-Macé.

Vitre ouverte, il écouta, après avoir montré sa carte, les explications du gardien dans sa cahute qui n’avait pas l’air plus réveillé que lui. Il n’en retint pas un mot mais fit confiance à son instinct de vieux flicard. D’ailleurs, il était déjà venu ici dans le cadre d’affaires criminelles. Il longea une série de petits bâtiments en meulière. La nuit frissonnait encore, il pouvait le sentir à travers son pare-brise. Enfin, une rangée de fenêtres éclairées — un réfectoire — et des manutentionnaires en blouse blanche qui poussaient des chariots de fer. Le petit déjeuner. Il se gara sur le parking — impossible d’aller plus loin. Grilles, serrures, caméras : il était arrivé.

Il coupait le contact quand une déchirure se produisit dans son cerveau. Les yeux massacrés d’Audrey. Sa langue sortant de la plaie de sa gorge. Cette gueule de cauchemar sculptée à même la chair imitait les objets à pouvoirs du Mayombé. Ces mutilations possédaient une signification. Pharabot, si c’était bien lui, avait laissé un message à coups d’arme blanche. Erwan ne voyait qu’un seul homme pour l’aider à déchiffrer un tel langage : le père Félix Krauss, psychiatre et ethnologue en Belgique, le premier à lui avoir parlé de Nono — Arno Loyens, alias Philippe Kriesler…

Aucun risque de réveiller le Père blanc à cette heure. La voix était claire et alerte. En quelques mots, Erwan se resitua et enchaîna directement sur la raison de son appel :

— Un meurtre est survenu hier en banlieue parisienne. Quelque chose d’atroce qui pourrait avoir un lien avec la magie africaine. En tout cas avec sa statuaire.

— Le tueur n’a donc pas été arrêté ?

— Mon père, écoutez-moi. J’ai la conviction que les mutilations effectuées par l’assassin ont un sens caché.

— Vous voulez me soumettre les photos du cadavre ?

Le père Krauss marchait vers ses quatre-vingts ans mais sa cervelle n’avait pas pris un pli.

— La question est de savoir si vous pourrez supporter ces images. Elles sont particulièrement… insoutenables.

— Il n’y a pas si longtemps, je sillonnais le Congo en pleine guerre. Vous pouvez imaginer ce que j’y ai vu, et ce n’était pas des photos.

Erwan faillit lui dire qu’il en revenait lui-même mais pas de digressions.

— Je vous maile les clichés. Dites-moi ce que vous en pensez. Nous avons trouvé aussi sur la scène de crime une statuette.

— Un minkondi ?

— Elle est un peu différente de celles que vous m’avez montrées ou de celles du tueur de septembre. Je vous en envoie aussi quelques photos.

— Je vous rappelle au plus vite.

— Merci. Excusez-moi de vous avoir dérangé.

— Vous ne m’avez pas dérangé : je voulais de toute façon vous appeler.

— Pourquoi ?

— La guerre a repris dans le Nord-Katanga. Notre mission a été évacuée d’urgence. Elle était installée depuis près d’un siècle au diocèse de Kalemie-Kirungu…

Erwan revit un autre missionnaire, le père Albert, avec sa cape de pluie et ses bottes en caoutchouc — lui aussi était attaché à ce diocèse. Toujours vivant ? Il se retint de poser la question. Le porche de l’UMD lui tendait les bras. Raccroche.

— On a rapatrié nos pères, pousuivait Krauss, avec leur matériel et leurs archives. Par curiosité, je me suis plongé dans ces documents et j’y ai trouvé un paquet de vieilles photos provenant de Lontano. J’ai pensé qu’elles pourraient vous intéresser…

Erwan faillit lui répondre qu’il ne voulait plus entendre parler de cette satanée ville. Que ce qui l’intéressait aujourd’hui, c’était ici et maintenant. Mais le père expliquait déjà qu’il avait fait des copies à son attention et préparé un colis.

— Très aimable à vous, dit le commandant du bout des lèvres. Vous pouvez me l’envoyer chez moi.

Après avoir dicté son adresse (il n’ouvrirait jamais l’enveloppe), il en remit une couche sur le seul sujet qui le préoccupait :

— Regardez mes clichés, mon père, et rappelez-moi.

En quelques secondes, il était dehors, au garde-à-vous devant l’interphone. En appuyant sur la touche, il se demanda soudain si les logiciels de vieillissement avaient déjà produit un nouveau portrait de Pharabot, près de soixante-dix ans, revenu du royaume des morts. À quoi pouvait-il ressembler ?

110

— Vous n’en tirerez rien.

— Je vous remercie en tout cas de me recevoir.

Le psychiatre de garde, un grand gaillard à tignasse grise, nuque raide et regard sourcilleux, l’avait accueilli avec le sourire et n’avait montré aucune réticence à l’idée d’une interview matinale, sans explication ni commission rogatoire. L’homme lui avait donné son nom mais Erwan ne l’avait pas retenu : un patronyme à consonance slave qui cadrait avec son accent au hachoir.

Ils marchaient dans les couloirs du secteur 94D00 et Erwan comparait mentalement cette UMD à Charcot. Rien à voir. Un hôpital ordinaire : couloirs déserts, plafonniers blafards, murs jaunis comme de la cire. On avait sans doute transpiré ici des légions de cauchemars et de psychoses mais on était loin de l’univers carcéral de Bretagne où, malgré les efforts d’ergonomie, chaque détail vous rappelait que vous étiez enfermé à jamais.

Le toubib déverrouilla une porte — pas avec un badge mais une bonne vieille clé dont le lourd cliquetis vous descendait dans les chaussettes. Nouveau couloir. Cette fois, les fenêtres étaient closes par des barreaux. Le jour naissant se fondait avec la lumière électrique en un mélange écœurant. La chaleur était étouffante.

Le médecin ne cessait de s’excuser de la vétusté des lieux et évoquait des travaux à venir. Son accent slave lui rappelait les heures sinistres de l’oppression communiste où les infirmiers des asiles psychiatriques dissimulaient sous une blouse blanche leur uniforme de milicien.

Erwan le coupa brutalement :

— Parlez-moi de Patrick Benabdallah.

Le psychiatre tiqua face à ce ton autoritaire puis retrouva son sourire.

— Il a atterri chez nous après l’épisode de Condé-sur-Sarthe.

— Vous avez eu les détails du meurtre ?

— Patrick a égorgé sa victime puis lui a ouvert la cage thoracique pour en retourner la chair, les muscles, les entrailles. Il purgeait déjà une peine de dix-sept années de sûreté pour un homicide du même genre.

— Quelle arme a-t-il utilisée ?

— Un surin de sa fabrication. Soi-disant des os de poulet récupérés au fil des repas et affûtés. Un classique dans les prisons. Mais nulle part dans le dossier je n’ai lu une ligne confirmant ce fait.

— Où ça s’est passé ? Dans la cour ?

— Non. Dans leur cellule.

— Ils partageaient la même ?

— Faut croire.

Aucune chance que cela soit un hasard. Dans le contexte qu’il découvrait, avec des schmitts impliqués à tous les étages et un Viard en tireur de ficelles, on pouvait imaginer qu’on avait placé intentionnellement Benabdallah au plus près de la couchette de Plug. Un contrat d’un genre spécial, rempli par un malade mental ivre de vengeance. D’ailleurs, Fernandez, en préventive pour une profanation de cadavre, n’avait rien à foutre dans une maison d’arrêt où les condamnés purgeaient des peines de sûreté. Tout était prémédité.

— Quel est le profil psychiatrique de Benabdallah ?

— Il nous faudrait la journée. Son dossier est plus épais que le Vidal !

— Faites-moi un résumé.

— Depuis son adolescence, il n’a cessé d’être hospitalisé puis libéré avant d’être interné à nouveau. À chaque fois, les médicaments aidant, il s’est tenu à carreau quelque temps puis a rechuté. On ne compte plus ses épisodes psychotiques, ses bouffées délirantes. Patrick souffre de schizophrénie paranoïde. Parfois, il parvient à donner le change. D’autres fois, il subit une décompensation aiguë.

— Excusez-moi, je ne comprends pas ce terme de « décompensation ».

— C’est un mot piqué au monde de la médecine organique. Quand vous souffrez d’une maladie, durant un temps, votre corps compense ses dysfonctionnements jusqu’à ce que l’équilibre s’effondre et que des symptômes spectaculaires surgissent. En psychiatrie, c’est la même chose : le malade parvient à contenir son délire, réprimer les voix qu’il entend puis, d’un coup, le système craque et c’est le passage à l’acte, d’autant plus violent qu’il a été réfréné.

— Vous m’avez dit qu’il était déjà incarcéré pour un meurtre…

— En 2007, une gamine de douze ans près d’Auxerre. Toujours la même méthode : égorgée, dépecée, éviscérée, le tout avec un soin particulier. J’ai vu les photos. Il parvient à fabriquer, en retournant la peau, les muscles, les viscères, une sorte de… fleur horrifique. Il avait déjà infligé ce charcutage à des animaux. Il appelle ça « révéler la beauté intérieure ».

Nouveau couloir. Nouveaux cliquetis. L’atmosphère de folie lancinante pesait de plus en plus. Les murs aveugles semblaient se rapprocher. Les portes métalliques des cellules renvoyaient une résonance d’armure.

— Comment, avec un tel pedigree, a-t-il pu être écroué dans une maison d’arrêt traditionnelle ?

— Les expertises, comme d’habitude, se sont contredites. Le réflexe sécuritaire a finalement primé. Tout le monde au trou ! On préfère envoyer un malade mental dans une prison standard plutôt que prendre le risque de l’interner dans un institut où les règles de sécurité sont moins rigoureuses.

Le médecin s’arrêta puis frappa à une porte. Nouveaux déclics de clé mais cette fois de l’intérieur.

— Il est dangereux ?

— Ne craignez rien. Il est sous Solian. C’est un anxiolytique qui…

— Je connais.

— Vous voulez dire…

— J’ai eu mes périodes, acquiesça Erwan.

Un infirmier apparut sur le seuil. Le genre mastard : bras croisés et mine patibulaire. Erwan eut un recul involontaire.

— Patrick est entravé, sourit le psy. Depuis qu’il est arrivé, il prétend qu’il a le sida et essaie de mordre tout le monde. Mais à cette heure, il est toujours calme : il vient de prendre son petit déjeuner.

En pénétrant dans la salle, Erwan se demanda ce que pouvait être le breakfast d’un tel monstre : carpaccio humain ou œufs brouillés aux somnifères.

111

D’abord, il fut saisi par l’odeur. Les sempiternels relents médicamenteux bien sûr, mais aussi la crasse des jours solitaires, l’ennui des heures à vide, une poussière morale que rien ni personne ne pourrait jamais nettoyer. La trame même des murs, du sol, du plafond semblait imprégnée par cette désespérance.

Puis il vit le personnage qui occupait le centre de la pièce, assis dans un fauteuil roulant. En réalité, il y était ligoté par un système complexe de sangles et de boucles. Le buste était emprisonné par une ceinture abdominale et deux bretelles solidarisées au dossier du siège, les bras contenus dans des gouttières d’immobilisation en lieu et place des accoudoirs, les jambes fixées aux structures par des bandes de toile. Comme si tout ça ne suffisait pas, la tête elle-même était encastrée dans une minerve qui remontait jusqu’au sommet du crâne.

Malgré tout, le prisonnier en pyjama ne cessait de gigoter, travaillant à user ses liens avec chaque millimètre de son corps.

— Bonjour, Patrick, dit le psy avec bonne humeur, tu as un visiteur ce matin. Je te présente Erwan. Il est de la police et voudrait te poser quelques questions.

L’homme s’immobilisa. En un coup d’œil, Erwan le mémorisa pour toujours. En apparence, c’était un petit Maghrébin noueux qui perdait ses cheveux. Pas d’âge : seulement des marques d’usure sur le visage. Il se tenait de travers, poings serrés, hanches asymétriques. À cette posture répondait le regard torve — des yeux noirs affligés d’un strabisme effrayant, celui qu’on prête aux possédés, aux suppôts du diable.

— Je vous laisse, murmura le Slave. Les infirmiers vont rester avec vous.

Erwan se conditionna pour instaurer la conversation la plus décontractée possible. Les murs étaient totalement aveugles : ni jour ni nuit.

— Comment ça va ? demanda-t-il un peu absurdement.

Pas de réponse. Seulement ces yeux aux axes incertains qui le scrutaient comme des mèches de perceuse.

— Ils m’ont mis ça à cause de toi, dit enfin l’aliéné en bougeant les poignets.

— Je suis désolé.

— D’habitude, y m’ligotent avec des draps humides et m’regardent m’étrangler avec.

— Patrick, calme-toi.

L’injonction venait d’un des infirmiers dans son dos.

— D’aut’ fois, continuait le Beur, y m’envoient des électrochocs dans le cul. Y z’appellent ça les « lavements de Magneto ».

— Patrick !

Benabdallah se tassa à l’intérieur de sa minerve comme un crustacé au fond de sa coquille. Une fine pellicule de sueur, glacis de pure folie, luisait à la surface de son visage. Erwan ne pourrait rien tirer d’un gugusse pareil. Encore une fois, le mauvais choix.

Il se demanda comme le Vieux aurait mené la danse et ordonna brutalement :

— Dis-moi pourquoi tu as tué José Fernandez.

— Il a eu c’qu’y méritait.

— Tu voulais le punir ?

— J’voulais montrer c’qu’il avait dans l’ventre…

— Sa beauté intérieure ?

Benabdallah ricana — sa bouche ressemblait à une biffure.

— Lui, c’tait plutôt de la laideur infernale…

Plug était une armoire de muscles de plus d’un mètre quatre-vingts. Comment ce nabot avait-il réussi à l’égorger ?

— Qu’est-ce que José t’avait fait au juste ? Il venait d’arriver à Condé…

— C’t’ait pas à Condé. J’le connaissais d’avant.

— D’où ?

— De Charcot. J’y ai passé du temps.

— Plug était un des matons ?

Benabdallah se figea. Son expression changea, soudain méfiante.

— Comment tu connais son surnom ?

— Je connais Charcot.

— Pourquoi ?

— Je suis flic, Patrick. J’y ai amené des prisonniers.

— Ça veut dire que t’as pas d’cœur.

— Au moins on vous y soigne.

— Tu sais rien…, susurra-t-il. Tu sais pas c’qu’on nous fait là-bas.

— Explique-moi.

Benabdallah cracha aux pieds d’Erwan.

— Plug, y s’occupait de la mare aux canards.

— C’est quoi ?

L’aliéné se renfrogna. Un filet de salive s’écoulait sous son menton, le long de l’encolure de sa minerve.

— À Charcot, murmura-t-il enfin, y a deux bâtiments… L’un en face de l’autre : la taule et l’hosto.

Erwan revoyait les deux édifices modernes séparés par de larges pelouses.

— Tout au fond, y a un étang… Quand on nous sort de nos cellules pour rejoindre le centre de soin, on doit traverser une passerelle au-dessus du plan d’eau. Y a des cygnes, des hérons, des canards…

Il n’avait pas remarqué ce détail lors de ses visites mais l’idée cadrait bien avec le décorum. Il imaginait le docteur Lassay nourrissant ses oiseaux, un genou au sol parmi les roseaux et les bambous plantés à la japonaise.

— Plug vous faisait prendre ce chemin ?

— C’était le bourreau. Il nous menait à la mort.

Erwan fixait les membres rachitiques du fou, ses épaules chétives, son cou de poulet qui flottait dans la minerve. La démence lui avait rongé toute la chair comme un ogre aurait sucé les os d’une carcasse.

— Qu’est-ce qu’on vous faisait au juste dans cette unité ?

Benabdallah agita la tête contre les parois de son étau. Ses lèvres tremblaient. Erwan s’avança et lui prit la main. Tout de suite, un des infirmiers essaya de s’interposer :

— Vous ne devez pas le toucher.

— Patrick… Qu’est-ce qu’on vous faisait ?

Les pupilles de Benabdallah roulaient sous ses paupières et semblaient ne pouvoir se fixer sur rien.

— Patrick…

Le cinglé parut se réveiller de ses pensées et son regard se bloqua sur le flic.

— Tu peux rien m’faire…, vomit-il avec dégoût.

— Patrick… (Erwan se penchait sur lui, les infirmiers n’osaient pas intervenir.) Je suis ici pour t’aider. Si tu veux me dire ce que tu as sur le cœur…

— Moi j’ai rien sur le cœur, ricana-t-il tout à coup… C’était l’autre, Plug, qu’en avait gros sur l’organe… T’avais qu’à voir son cadavre…

— Qu’est-ce qu’on vous faisait dans l’hosto ?

Le fêlé baissa la tête, l’air obstiné.

— Tu peux rien m’faire. J’suis déjà mort. C’est là-bas qu’on m’a tué…

— Bon sang, Patrick : dis-moi ce qu’ils t’ont fait !

Cette fois, un des aides-soignants lui saisit la main pour le forcer à lâcher le poignet du dément : Erwan réalisa qu’il le lui serrait à se blanchir les jointures. L’infirmier lui écarta chaque doigt comme on fait avec la dernière étreinte d’un cadavre. Le flic recula et se passa la manche sur le front.

— Il a tué notre Maître, souffla l’autre.

Benabdallah s’exprimait comme Renfield, le maniaque homicide du roman Dracula, le mangeur de mouches hanté par l’esprit du comte vampire.

— Plug n’a tué personne.

— Tu sais rien…

Quand Erwan avait arrêté José Fernandez, il était persuadé que l’infirmier avait étouffé Thierry Pharabot afin de lui voler des cellules souches pour les vendre aux quatre fanatiques qui voulaient devenir l’Homme-Clou. Aujourd’hui, il savait qu’il s’était trompé : Plug avait simplement extrait des fibroblastes sur le corps et avait mis en scène la soi-disant incinération.

Il allait revenir à la charge quand la porte s’ouvrit derrière lui.

— Je dois arrêter là l’entrevue, annonça le psychiatre. Vous êtes en train de l’exciter.

Erwan acquiesça tout en essayant de se calmer lui-même. Encore du temps perdu. Il salua d’un geste le prisonnier qui paraissait avoir déjà sombré dans la neurasthénie et suivit le médecin dans le couloir.

— Pourquoi avoir accepté cet interrogatoire ? demanda Erwan au bout de quelques pas. Vous ne m’avez même pas demandé de quoi il s’agissait. Dans le monde normal, j’aurais dû me taper quinze jours de paperasse pour approcher Patrick et encore, sans la moindre certitude de résultats.

— J’ai mes raisons.

— Lesquelles ?

— Je lis les journaux. Je sais que vous avez enquêté sur l’Homme-Clou et l’UMD Charcot.

— Et alors ?

— Vous n’avez pas écouté Patrick ? La mare aux canards… La psychiatrie peut basculer dans tous les excès et j’ai la conviction qu’il se passe de drôles de choses en Bretagne.

Erwan se méfiait des critiques au sein d’un même univers professionnel : jalousie, rivalités, mauvaise foi… Mais la parole de ce psy pouvait étayer le témoignage de l’homme-minerve.

— Que savez-vous au juste ?

— Rien. Mais l’obsession de Benabdallah à propos de Charcot me paraît trahir un fond de vérité.

— Il dit aussi des horreurs sur vos infirmiers.

Ils étaient parvenus dehors. Il faisait jour et les bâtiments du site n’y gagnaient pas.

— Vous avez raison. À force de les fréquenter, je deviens parano moi aussi.

— Jean-Louis Lassay, vous le connaissez ?

— De nom seulement. Très bonne réputation.

— Donc ?

Le psychiatre consulta sa montre puis serra vivement la main d’Erwan :

— Il faut que j’y retourne. J’espère que cette entrevue vous servira, dans tous les cas.

Erwan regagna sa voiture, faisant craquer des feuilles mortes sous ses pieds. Il vérifia ses messages et découvrit que Favini l’avait contacté deux fois. Rappel.

— Peut-être que tu t’en fous, fit le gominé, mais j’ai retrouvé le père d’Audrey.

112

Sur un coup de tête, il avait décidé de filer à Noisy-le-Sec afin d’annoncer au vieil homme la « mort en service » de sa fille. Il tenait à lui dire quelle flic exceptionnelle elle avait été. À quel point elle allait leur manquer, à ses collègues et lui, au moins sur le plan professionnel — pour le reste, personne ne connaissait réellement cette OPJ aux manières secrètes. Oui, Brest pouvait bien attendre.

Il roulait en ruminant les coups de fil qu’il venait de recevoir. Aucune nouvelle du fugitif. Rien non plus du côté des fouilles. Le mystère Barraire se refermait comme un caveau. En parlant de caveau, il avait aussi appelé son frère qui avait organisé le départ du cercueil pour le lendemain. La cérémonie funéraire aurait lieu dans la foulée, à 16 heures, au cimetière de Bréhat.

Depuis un bon quart d’heure, il traversait un paysage de banlieue standard, alternant cités décrépites et quartiers de pavillons en meulière. Enfin, la rue de Romainville. Il s’attendait au pire mais il tomba sur une petite maison entourée par un jardin bien entretenu. Visiblement, le vieux Wienawski n’était pas le clochard qu’Audrey avait toujours laissé entendre.

Erwan allait sortir de sa bagnole quand il reçut un SMS de Tonfa. Une photo d’un inconnu avec ce seul commentaire : « Lady Frankenstein a fait une FIV. On balance à Sandoval ? » Un bref instant, il ne vit pas de qui il s’agissait puis il comprit : Thierry Pharabot en sexagénaire. On reconnaissait les traits harmonieux de l’ingénieur, mais tailladés et affaissés par le temps. Cheveux rares, yeux voilés. Que valait un tel portrait ? Quel genre d’années le logiciel avait-il pris en compte ? Quelques touches sur son clavier : « Balance. »

Il s’achemina vers la grille pleine puis sonna. Pas d’aboiement de chien, pas de télé criarde : personne ? Le père d’Audrey devait avoir dépassé les soixante-dix ans. Un peu tard pour pointer encore à l’usine. Un peu tôt pour se faire enterrer au pays.

Soudain, le portail s’ouvrit, révélant un grand gaillard à la chevelure blanche nouée en catogan. Erwan avait misé sur un vieillard hébété par des décennies d’alcool, son hôte ressemblait plutôt à un Viking dans la force de la sagesse.

Pris au dépourvu, il montra sa carte dans un geste réflexe. Première erreur.

— C’est pour quoi ?

L’homme avait la voix d’une basse entonnant une aria de Jean-Sébastien Bach au fond d’une cathédrale. Il portait un pull jacquard sombre, un boléro en daim, un pantalon de velours à grosses côtes. Un baba cool pour qui la vie s’était arrêtée à Woodstock.

— Je suis venu vous parler d’Audrey.

— Connais pas.

— Audrey, votre fille.

Le colosse l’observa quelques secondes. Il cillait si rapidement que ses yeux paraissaient frémir.

— Elle s’appelle Edeltruda, soupira-t-il enfin. C’est polonais.

113

Erwan n’avait même pas pris le temps de consulter le dossier d’état-civil de sa collègue. Deuxième erreur.

— Je m’appelle Piotr. (Sa poignée de main trahissait une force toujours d’actualité, importée des mines de sel de haute Silésie ou des chantiers navals de Gdansk.) Entrez.

Il s’effaça pour laisser passer son visiteur puis referma la grille derrière lui : pas le moindre grincement de ferraille. Au sol, pas de cailloux mais une résine pigmentée comme sur les courts de tennis. Papaski aimait le silence. Et la propreté : une fois dans le salon, Erwan hésita à s’asseoir tant les sièges et le canapé paraissaient impeccables. La décoration était slave : tons, tissus, meubles, tout rappelait l’intérieur d’un appartement d’une cité ouvrière aux grandes heures de Solidarnosc.

— Café ?

Erwan le remercia et opta pour un fauteuil de cuir. Le Polonais disparut quelques secondes. Sur les murs, des crucifix, des portraits de Lech Walesa, du pape Jean-Paul II. Pas la moindre image d’Audrey. La lumière d’un abat-jour s’associait à la clarté parcimonieuse du dehors pour baigner l’ensemble d’une tonalité mordorée d’icône religieuse.

Erwan se sentait de plus en plus mal à l’aise : il ne savait comment annoncer la nouvelle à ce père qu’il avait imaginé complètement différent.

— Elle est morte, n’est-ce pas ?

L’homme se tenait debout sur le seuil du salon, son plateau d’argent entre les mains — tasses, cafetière et sucrier en porcelaine se détachaient comme des sculptures de mie de pain.

De surprise, Erwan s’était remis debout.

— Je… (Il prit son souffle et capitula.) Hier soir, dans l’exercice de ses fonctions.

— Quelles fonctions au juste ?

— Elle travaillait dans mon groupe d’enquête, à la Brigade criminelle de Paris. C’était mon meilleur élément.

Le géant posa son plateau sur la table basse sans le moindre bruit. Un rayon de soleil frappait sa chevelure et lui dessinait une auréole argentée. Une expression vint à l’esprit d’Erwan : l’homme était un veuf blanc comme on disait jadis un « Russe blanc ». Un exilé qui avait tout perdu mais conservé sa noblesse.

— Vous prendrez tout de même le café ? (Maintenant assis en face de lui, le Polonais remplit les tasses sans attendre la réponse.) Je vous remercie d’être venu en personne m’annoncer la nouvelle mais ne vous croyez pas obligé de me tenir le mouchoir.

— Pas du tout, je…

— Où est le corps ?

— À l’IML. Je veux dire : à l’Institut médico-légal. C’est sur le quai de la Rapée, près de la station de métro du même nom.

— Je connais. Ma fille, comment est-elle ?

Erwan finit par se rasseoir et saisit sa tasse pour occuper ses mains.

— Audrey a été victime de… d’un homme particulièrement violent. Je…

Il sentit sa phrase mourir dans sa bouche. Son interlocuteur le fixait posément. Sa peau paraissait très blanche et sèche, prête à vous laisser de la poussière de plâtre sur les doigts. Ses rides présentaient des circonvolutions complexes, se nouant en des dessins qui semblaient bizarrement provisoires, comme des sillons laissés sur le sable.

— J’ai besoin d’aller l’identifier ?

— Non. Nous l’avons déjà fait. Nous… Enfin, nous ne savions pas qu’Audrey avait encore de la famille à Paris.

Il y eut un silence. Un point d’interrogation semblait résonner dans toute la pièce.

Piotr perça l’abcès :

— À la naissance d’Edeltruda, je suis parti en France. Non pas pour fuir mes responsabilités. Au contraire. Je voulais préparer le terrain pour que sa mère et elle me rejoignent. Pendant dix ans, j’ai travaillé comme un bœuf, sur des chantiers, sans jamais remettre les pieds en Pologne, faute de papiers. Quand j’ai enfin réussi à obtenir une carte de séjour, je suis rentré à Cracovie. Ma femme était mourante. Cancer généralisé. Cette conne ne m’avait rien dit, de peur que je prenne le risque de revenir sans document, ruinant ainsi des années d’efforts. Bref, je me suis retrouvé avec une gamine que je ne connaissais pas, qui ne parlait pas un mot de français et qui de toute façon refusait de m’adresser la parole. Je l’ai ramenée ici. J’ai obtenu sa naturalisation. En quelques années, elle a appris la langue, obtenu son bac, mais elle ne cessait de fuguer… Finalement, une fois majeure, elle a disparu pour de bon. Je n’ai pas cherché à la retrouver. Du moins à la contacter. Je savais qu’elle vivait avec des jeunes clochards, ce que vous appelez des « punks à chien », près de la gare Montparnasse. Plus tard, elle s’est encore évaporée. Je ne m’inquiétais pas : Edeltruda avait du ressort. Je suis resté seul, avec ma douleur, et un immense sentiment de vacuité. Tout ce que j’avais fait, c’était pour atteindre un objectif qui n’existait plus, qui n’avait jamais existé. Maintenant, vous m’annoncez qu’elle est morte. Je n’ai le souvenir que d’un être mutique à qui la haine servait de colonne vertébrale. Je suis catholique : je ne sais pas pourquoi le Seigneur m’a infligé cette épreuve mais je pressens que ma petite fille est aujourd’hui libérée.

Erwan songeait au cadavre de Louveciennes aux yeux crevés, à la langue distendue. Le vieux Polonais avait raison de choisir la voie céleste mais lui la vengerait sur le mode terrestre. Une balle entre les deux yeux ou la taule à perpétuité pour le coupable.

Il ne trouvait pas le moindre mot à ajouter mais ressentait une profonde empathie. Il songeait à lui-même, à Loïc, à Gaëlle surtout. Chez les Morvan aussi, chaque enfant avait grandi sous le signe de la haine.

— Une fois, continua le Polaque, elle est venue me voir. Elle travaillait déjà avec vous, je crois. Elle voulait me remercier pour tout ce que je lui avais donné. Je lui ai répondu que je ne lui avais rien donné, que je n’en avais pas eu l’occasion. Justement, m’a-t-elle dit, son héritage n’était qu’un trou noir. Un trou qu’elle essayait de combler chaque jour. C’était le sens de sa vie.

Erwan acquiesça, toujours muet. Ce puits aux illusions, ce gouffre aux chimères, il le connaissait aussi. Il l’avait rempli avec sa colère, sa rancœur, son dégoût pour comprendre aujourd’hui que tous ses efforts avaient été vains : l’abîme n’avait pas de fond.

— Appelez-moi pour me donner le jour et le lieu des obsèques, dit-il enfin en se levant. Nous serons tous là.

— C’est gentil mais je ne préfère pas.

— Vous…

— Qu’on me laisse au moins ce dernier moment d’intimité. (Piotr sourit et ses rides dessinèrent de nouvelles arabesques.) D’une certaine façon, ce sera aussi le premier.


Erwan fonça vers sa voiture. 11 heures passées. La journée ressemblait à un courant qui ne cessait de l’éloigner du rivage qu’il voulait atteindre — Brest. La clé du bordel était pourtant là-bas et…

Son portable sonna alors qu’il déverrouillait sa portière. Cyril Levantin. Le coordinateur de l’IJ. Le seigneur des labos.

— Je t’appelle à propos des médocs.

— Quels médocs ?

— Ceux qu’on a ramassés à Louveciennes, dans un sac en…

— Ok, j’y suis. C’est quoi ?

— On n’en sait rien. Mes chimistes ne reconnaissent pas les molécules. Ce ne sont pas des produits qu’on trouve sur le marché. Sans doute plutôt des trucs à l’essai.

La mare aux canards. On se rapprochait d’une hypothèse qu’Erwan sentait se profiler depuis un moment : des expérimentations cliniques au sein d’un hôpital protégé. L’UMD pourvoyeuse de cobayes…

— Vous ne savez même pas dans quel domaine ces gélules agissent ?

A priori, ce sont des analogues.

— Parle français.

— Des produits de substitution aux neuromédiateurs qui permettent de bloquer ou de stimuler les récepteurs neuronaux.

Erwan n’y connaissait rien et il n’avait pas le temps pour un cours approfondi.

— Quel effet sur le cerveau ?

— C’est variable. Dans certains cas, l’ordre est bloqué. Dans d’autres, il est décuplé.

— Tu dirais que ce type de médocs appartient au champ de la psychiatrie ?

— De la neurologie plutôt. Mais leurs effets se rapprochent de ceux des psychotropes qui soignent les troubles mentaux. En fait, c’est une voie nouvelle pour réguler les humeurs et…

Sa théorie se précisait : des tests occultes pratiqués sur des criminels givrés sous prétexte de traitements. Qui s’en apercevrait ? Qui s’en soucierait ?

— Tes gars sont toujours dessus ? coupa Erwan.

— Bien sûr.

— Y a espoir qu’ils trouvent quelque chose de plus spécifique ?

— Peu de chances. Pour en savoir plus, il faudrait avoir le nom des labos qui les produisent. Tout ce qu’on peut supposer, c’est que soit notre client a agi sous l’effet de ces pilules — dans ce cas, ces merdes décuplent la violence —, soit, et ça ce serait pire encore, il les prenait pour se calmer, et j’ose pas imaginer ce qu’il va faire à sa prochaine victime sans médocs…

L’urgence absolue était toujours la même : retrouver le dément. Peu importait son identité : il fallait, coûte que coûte, le stopper. Une idée lui traversa l’esprit : renforcer la surveillance de l’UMD Charcot, le cinglé pouvait être tenté d’y revenir en quête de soins.

— Rappelle-moi quand t’as du nouveau. Fais le maximum du côté des médocs.

Quand Erwan reprit l’autoroute, c’était avec la claire intention de filer directement à Orly et d’attraper le premier vol qui le rapprocherait de Brest, de Lassay et de ses expériences foireuses. Mais à cet instant, il réalisa que toute cette embrouille n’aurait jamais été possible sans l’assentiment de l’État lui-même.

Allez, Pascal Viard méritait bien une nouvelle visite.

La dérive du courant continuait.

114

— Je peux te dire qu’à l’époque, il avait pas sa bite dans sa poche…

Les deux filles gloussaient à côté d’elle, toutes cuisses dehors, trônant sur leurs chaises pliantes comme si elles étaient installées dans un sas de propulsion pour la gloire. Croyez-le, les morues.

Afin de n’éveiller aucun soupçon, Gaëlle s’efforçait de mener son existence habituelle — ce qui impliquait d’aller à tous les castings qu’on lui proposait. Voilà pourquoi elle se retrouvait à midi, dans cette salle étouffante de la Plaine-Saint-Denis, entourée de radasses dans son genre. L’opération de camouflage était aussi censée la convaincre elle-même : la vie continuait.

Auparavant, elle avait pris le risque de donner rendez-vous à Payol. Avec une obstination absurde, elle avait insisté pour toucher la deuxième partie de son salaire.


— T’es malade ou quoi ? s’était étranglé le maquereau de luxe, tout en jetant des regards affolés autour de lui.

Ils étaient Chez Francis, place de l’Alma. Gaëlle s’était mise en terrasse, malgré le froid. Mieux valait geler que de renoncer à fumer.

— Je veux mon fric.

— Jamais j’aurais dû te mettre sur ce coup.

— Mon fric.

Derrière ses grosses lunettes d’écaille, il la considérait avec une sorte de stupeur consternée.

— Je ne peux pas croire que tu sois pour quelque chose dans ce massacre.

— Oublie tout ça et paye-moi !

C’était elle qui avait choisi cette brasserie en hommage à un passage de La Chamade de Françoise Sagan qu’elle adorait. Encaisser le pognon d’une passe qui s’était achevée en carnage sur un lieu à connotation littéraire, voilà ce qu’elle appelait « mélanger les genres ».

Payol lui avait fourré ses mille cinq cents euros dans la paume.

— Vous êtes tous cinglés dans cette famille. Je veux plus jamais voir ta gueule.

— Plaisir partagé.

Le proxo s’était engouffré dans la bouche de métro Alma-Marceau, avalé comme une grande arête de poisson par une baleine. L’instant d’après, Gaëlle avait sorti de son vieux sac l’autre partie de son salaire et s’était demandé que faire de ce cash. Un dernier hommage à son père. Elle avait marché jusqu’à l’avenue Montaigne et s’était payé une super tenue Black is black en vue des funérailles.

Passé ce bref moment d’excitation, elle avait déposé ses sacs chez elle avant de filer sans conviction à son casting. Elle n’avait plus goût à rien et se sentait complètement vidée. Le pire : elle n’avait rien mangé depuis Lausanne. Pour d’autres, le manque d’appétit est un symptôme d’angoisse ou de tristesse, voire de dépression. Pour elle, c’était un signe de rechute. Son corps avait repris le dessus, renouant avec le métabolisme qu’il connaissait le mieux : un formidable processus de destruction.

Combien de temps avait-elle tenu ? Dix ans au moins. Elle avait vaincu l’anorexie comme on subit une amputation. Elle s’était débarrassée d’une part d’elle-même gangrénée, dangereuse, mais aujourd’hui, tous les marqueurs étaient là. Elle allait recommencer à jouir de dépérir, à frémir quand la faim la torturerait jusqu’à la perte de conscience.

Elle allait devenir osseuse, fragile, acérée. Ce corps immonde révélerait ce qu’elle était à l’intérieur d’elle-même : un être déchiqueté, aux angles coupants. Un sanctuaire rempli de petits os friables qui ne demandaient qu’à être écrasés.


— Tu connais le directeur de casting ?

Gaëlle sursauta : une bimbo au look asiatique l’observait sous ses faux cils.

— Non, parvint-elle à répondre.

— Moi, j’ai couché avec lui y a un bail. Ça va peut-être me servir, ou pas du tout. (Elle eut un ricanement proche du renvoi gastrique.) Toute façon, j’m’en fous. J’ai d’autres projets.

Gaëlle se concentra sur son interlocutrice. Dotée d’une épaisse chevelure noire et brillante, sans doute teinte, qu’elle exhibait comme un nouveau riche sort ses liasses de biftons dans un restaurant, elle arborait aussi un bronzage outrancier qui évoquait irrésistiblement la Côte d’Azur et son oisiveté dorée sur tranches. Quant à ses origines asiatiques, elles se limitaient à un trait d’eye-liner appuyé vers les tempes.

— Qu’est-ce que tu fais, sinon ?

Gaëlle avait posé la question pour ne pas avoir à parler d’elle — elle n’avait même pas la force de rembarrer sa voisine, ce qui chez elle était un signe d’extrême faiblesse.

— De l’artistique…

Elle ne prit pas la peine d’écouter la suite. L’autre avait prononcé ce mot comme elle aurait dit : « De la saucisse. » Sans doute pensait-elle que Le Corbusier était un cognac, que la musique commençait avec les Beatles et finissait avec Shakira, que la peinture était un placement financier et que Pasolini était un nom de pâtes italiennes. « De l’artistique… »

Gaëlle se sentait complètement perdue. Sa propre carrière allait dans le mur — en réalité, elle y était encastrée depuis un bon moment. Elle n’avait aucun autre horizon et même plus la force de se trouver des clients d’une heure pour son argent de poche. Et avec ça, pas l’ombre d’un compagnon ni la moindre amie.

Elle était seule. Seule avec ses os. Sa faim. Ses souvenirs.

— Et toi ?

— Quoi moi ?

— Qu’est-ce que tu fais d’autre à côté ?

La cervelle des Congolais éclaboussant le plafond. Les derniers mots d’Éric Katz dans le tunnel. Le sang de Kripo lui coulant le long de la manche alors qu’elle lui enfonçait la lame dans la gorge. Les feuillages des platanes alors qu’elle venait de se jeter du troisième étage…

— Rien de spécial.

115

Quand Pascal Viard ouvrit la porte de son bureau, Erwan l’attendait sur le seuil, calibre au poing.

— T’es venu m’inviter à déjeuner ?

— Recule.

— T’en as donc jamais assez ? Tu…

Erwan le gifla avec son canon puis ferma la porte du pied. Viard s’affaissa contre son bureau. Le temps qu’il se relève, il était déjà désarmé. Son nez saignait. Avec le bleu de la bouilloire sur sa joue, l’altermondialiste était maquillé pour l’hiver.

— Tu cries, tu bouges, tu tentes quoi que ce soit, j’te fume.

— Mais t’es malade ? Tu réalises où on est au moins ?

— Dans la gueule du loup, ricana Erwan en l’empoignant par les revers de sa veste et en le poussant dans un fauteuil (il en rajoutait dans le genre incontrôlable pour convaincre l’autre salopard de se mettre à table). Tu t’es bien foutu de ma gueule avec tes histoires de terroristes. Tu vas maintenant me dire tout ce que tu sais sur Jean-Louis Lassay, l’UMD Charcot, Isabelle Barraire, Philippe Hussenot. Et surtout pas de conneries : j’ai eu ma dose ce matin.

— Ta carrière est finie, enculé, siffla Viard en attrapant une feuille de papier pour stopper l’hémorragie.

— Quelle carrière ? Essayons déjà de faire notre boulot. J’t’écoute.

— Je vois pas de quoi tu parles.

Erwan le tenait toujours en joue, les deux poings serrés sur son calibre :

— Je t’ai dit qu’on arrêtait les conneries. Lassay. Hussenot. Barraire. Tu me donnes les connexions et je me casse en fermant ma gueule.

— T’as vraiment rien capté.

— C’est pour ça que je suis ici.

— Tu t’es trompé de côté, mon gars. La justice est avec moi.

— Pour l’instant, je ne vois qu’un salopard qui multiplie les coups fourrés.

— Ça te connaît, non ?

Erwan ne voulait surtout pas se laisser entraîner sur le terrain personnel : la haine légendaire entre Viard et Morvan, les combines accumulées dans les deux camps. D’ailleurs, il n’était ni pour l’un ni pour l’autre.

Il choisit un hameçon, histoire de ferrer le brochet :

— Hier soir, Jean-Louis Lassay t’a téléphoné pendant sa garde à vue. Une heure après, le parquet de Quimper signait son ordre de libération. Explique-moi ce prodige.

Viard soupira. La feuille roulée dans sa narine lui barrait la moitié du visage. Parfaitement ridicule. Il finit par se lever et se diriger vers son bureau.

— Pas par là. Le canapé.

La pièce, relativement spacieuse, disposait d’un coin réunion meublé d’une table ronde, de plusieurs chaises et d’un sofa. Viard se laissa tomber parmi les coussins, la tête renversée en arrière. Sa chemise et son pull étaient maculés de sang.

Silence. Erwan, sans cesser de braquer son hôte, finit par attraper une chaise et s’installer de l’autre côté de la table. Cet affrontement entre flics au sein même du ministère de l’Intérieur battait des records d’incongruité. Au fond, se dit-il, il en avait toujours rêvé. Tuer le père. Braver le dernier interdit. Foutre le souk dans le saint des saints. Mais sa colère se crispait déjà en un noyau de tristesse. On ne tire pas sur un mort.

— Lassay travaille pour nous, cracha enfin Viard en scellant son regard à celui d’Erwan.

— Tu m’as déjà fait le coup ce matin avec Hussenot.

— C’est une longue histoire.

— On a tout notre temps.

L’autre se fendit d’un sourire.

— Dans les années 90, Lassay et Hussenot ont ouvert une clinique à Chatou.

— On en a déjà parlé.

— À cette époque, ils travaillaient en collaboration avec des labos pharmaceutiques et dirigeaient des protocoles de test sur des patients volontaires.

— Volontaires ? Dans un asile de fous ?

— Tu vois ce que je veux dire. En réalité, ils menaient leurs propres recherches. J’y connais rien mais à l’époque, la grande tendance, c’était les neuromédiateurs.

— Ce matin, t’as essayé de me faire gober que les Feuillantines étaient un site noir où on interrogeait des barbus. Maintenant, tu voudrais me faire avaler que c’était un labo de pointe ? Ce n’est qu’un refuge pour people dépressifs.

— C’était tout cela à la fois. Mais ça n’a pas duré. Au milieu des années 2000, Hussenot a décroché. Il avait été secoué par son divorce et ne pensait plus qu’au pognon. Il faisait fructifier son business. Finalement, il s’est tué en Grèce avec ses mômes.

— Et Lassay ?

— Lui ne voulait pas lâcher. Il a rejoint des unités d’État comme Charcot mais les labos ne lui faisaient pas confiance : le neurologue, c’était Hussenot.

Viard finit par retirer l’espèce de cornet de frites qu’il avait dans la narine et se leva. Erwan arma la chambre de son calibre. Un déclic qui produit toujours son effet, même sur des Viard.

— Un café, je peux ?

Encore le même numéro : le bobo amateur de saveurs raffinées. Qu’est-ce qui est plus dangereux qu’un facho en uniforme ? Un facho avec des pinces à vélo.

— T’en veux un ? proposa-t-il près de sa machine.

— Je veux la suite.

— Ristretto Intenso, s’il vous plaît…

— Envoie-toi du jus de lama si ça te chante mais termine ton histoire. Sur quoi travaillaient Lassay et Hussenot ?

Viard saisit sa tasse puis se réinstalla sur le canapé : il réintégrait son personnage. De son côté, Ewan se décida à rengainer. Il avait donné le ton, pas la peine de jouer indéfiniment au cow-boy.

— J’ai pas les détails. Un régulateur de violence, je crois. Ce qu’on appelle un « inhibiteur ». Ils projetaient d’initier une sorte de vaccin contre l’agressivité. Le programme s’appelait Pharmakon.

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Aucune idée. Techniquement, j’ai jamais su au juste comment ça fonctionnait. Tout ce que je sais, c’est qu’au final, ça ne marchait pas vraiment. Le programme s’est arrêté définitivement à la mort de Hussenot. On m’a simplement demandé de faire le ménage derrière lui.

— Comment l’État était-il intervenu ?

— En donnant des fonds et en soutenant les deux Nimbus. Leurs travaux, s’ils avaient abouti, auraient eu des applications prodigieuses. Comme calmer les criminels en taule ou tempérer les récidivistes, une fois dehors.

— Et les labos privés, quel était leur intérêt ?

— Ce qui aurait marché pour des violeurs aurait pu servir, à d’autres doses, pour des individus agressifs ou ayant des problèmes de réglage de leurs pulsions.

Jusque-là, Erwan suivait le fil et il pouvait deviner les chapitres suivants :

— En réalité, Lassay n’a pas stoppé ses travaux en 2006. Il a continué ses recherches et a testé ses produits sur les pensionnaires de Charcot.

— S’il l’a fait, c’est sans l’autorisation de l’État. Personne n’aurait couvert ses élucubrations. Encore une fois, c’était Hussenot qui menait la danse. Sans lui, Lassay n’était qu’un cinglé parmi d’autres.

Viard jouait au con — il en savait beaucoup plus sur les recherches solitaires de Charcot. Pas grave : Erwan demanderait des comptes au savant en personne.

— Que s’est-il passé avec Pharabot ?

— Mais j’en sais rien, moi ! C’était sans doute un des cobayes du Pharmakon. Il a claqué en 2009. Lassay avait sans doute forcé les doses… On a étouffé l’affaire : Pharabot n’avait aucune famille, il vivait à la charge de l’État depuis des décennies. Bon vent.

— Pharabot n’est pas mort. C’est lui le meurtrier de septembre. C’est lui qui a tué ma cinquième de groupe.

— T’es en plein délire.

Déroulant mentalement l’histoire, Erwan se confortait au contraire dans ses certitudes :

— Lassay a embrouillé tout le monde. Il a fait mourir officiellement Pharabot pour continuer ses expériences sur lui. Seul problème : le cobaye s’est fait la malle en septembre dernier et a tué aussitôt. Avec l’aide d’Isabelle Barraire, qui avait aussi été soignée à Charcot, il s’est planqué et a pu assassiner les proches de mon père. Pharabot n’a jamais renoncé à son désir de vengeance. Il voulait détruire celui qui l’avait arrêté quarante ans auparavant. Sa planque, c’était la baraque de Louveciennes. Audrey Wienawski l’a surpris et il l’a butée.

Viard émit un sifflement ironique devant ce bel effort de construction. Mister Bobo était flic depuis assez longtemps pour savoir que la réalité est souvent plus banale et moins cohérente qu’un scénario de film.

— T’auras du mal à prouver tout ça, conclut-il en se levant pour se concocter un nouveau café.

— Je ne veux rien prouver, seulement empêcher ce taré de continuer. Pharabot a fui en laissant les médocs qui devaient le calmer. Maintenant, c’est un forcené assoiffé de sang qu’on doit retrouver.

— Tu m’ôtes les mots de la bouche. Laisse tomber tes contes à dormir debout et retourne sur le terrain. Dans tous les cas, ce n’est pas Pharabot. Il est mort et incinéré, crois-moi. C’était déjà un boulot de chien d’étouffer l’origine de sa mort et de boucler le dossier avec les administrations hospitalière et pénitentiaire sur le dos. Retourne avec les flics qui broutent le gazon. Vous choperez ce mec grâce aux appels à témoins, aux barrages et aux…

Erwan allait lui couper la parole quand son portable vibra dans sa poche. Loïc. Décroche.

— Maman vient d’avoir une attaque.

116

Il n’avait jamais vu ça. Allongée sur le lit, Maggie était enveloppée de plaques carrelées qui évoquaient de grandes tablettes de chocolat blanc. Le torse, l’abdomen et les jambes étaient roulés dans ces étranges bandes. Seuls le visage et les bras étaient nus.

— Des pads de refroidissement, expliqua le médecin. Ils permettent de faire baisser la température du patient de plusieurs degrés. Nous avons placé votre mère en hypothermie thérapeutique. Sa température centrale est à trente-quatre degrés.

— Pour quoi faire ? demanda Loïc.

Erwan et lui étaient arrivés en même temps et avaient trouvé Gaëlle, assise à l’extrémité du lit, en larmes.

— Cela ralentit les processus biochimiques de l’organisme, répondit le toubib, notamment la consommation d’oxygène. Par ailleurs, le froid protège le cerveau d’éventuelles agressions internes qui pourraient laisser des séquelles ou empêcher votre mère de se réveiller. Si je devais risquer une comparaison, je dirais que nous l’avons placée en hibernation…

Erwan réalisa avec un temps de retard qu’il ne s’agissait pas du médecin de la veille. Sans doute un spécialiste en réanimation.

— Je ne comprends rien, intervint encore Loïc. Vous l’aviez plongée dans le coma, vous l’avez réveillée et maintenant, c’est elle qui a perdu conscience, c’est ça ?

— Venez avec moi. Nous serons mieux dehors pour parler.

Ils suivirent le médecin, laissant Gaëlle prostrée sur son siège. Erwan se souvint du terme utilisé par le psychiatre de Villejuif, « décompensation ». Depuis plusieurs semaines, sa sœur compensait sec face aux traumatismes qu’elle avait endurés. Maintenant elle retombait dans sa pathologie profonde : anorexie et mal-être chronique.

Ils s’arrêtèrent dans le couloir, emmaillotés comme des papillotes dans leurs blouses de papier.

— Je vous l’ai dit au téléphone : l’état général de votre mère s’était stabilisé et nous avons jugé que nous pouvions la réanimer. Malheureusement, peu après, elle a fait un arrêt cardio-circulatoire, dû à un infarctus du myocarde, ce qui a privé son cerveau d’oxygène durant quelques secondes, la plongeant dans un coma post-anoxique.

— C’est irrémédiable ?

La question, plutôt niaise, avait échappé cette fois à Erwan.

— Les premiers tests ne sont pas encourageants. Son score de Glasgow est très bas. Ses pupilles ne réagissent pas aux stimuli. Demain, l’électroencéphalogramme nous renseignera sur ses chances d’évolution.

— Elle peut s’en sortir ou non ?

— On ne va pas se raconter d’histoire : son cas est cliniquement critique…

Loïc la ramena encore, de plus en plus agressif :

— Comment elle a pu faire une crise cardiaque sous votre surveillance ?

Il avait dit ça comme un homme qui a déjà la main sur son portable pour appeler son avocat. Le médecin eut un geste fataliste.

— À la longue, ses problèmes de thyroïde ont usé son organisme. Sa crise thyrotoxique n’a rien arrangé non plus… Malgré tout, rien ne laissait prévoir cette complication…

Erwan fut tenté de lui dire la vérité : Maggie ne voulait pas revenir, un monde sans Morvan ne l’intéressait pas.

Tout à coup, il réalisa que son frère n’était plus là. Il salua le médecin, prit l’escalier de secours, dévalant les marches quatre à quatre, et traversa le hall en trombe.

— Loïc ! (Il venait de l’apercevoir parmi les voitures miroitantes sous le soleil.) Où tu vas ? Attends-moi.

Il le rejoignit et fut frappé, une nouvelle fois, par son allure. Quelque chose en lui se densifiait. À mesure que Gaëlle s’effondrait — kilos par les fenêtres, nervosité de transfo —, Loïc gagnait force et assurance. Mécanique des fluides chez les Morvan. Gaëlle avait joué les criminelles, que lui réservait son frère ?

— Les obsèques, comment ça se passe ?

Loïc sourit amèrement en hochant la tête, l’air de dire : « Voilà donc tout ce qui t’intéresse. »

— On a un vol demain matin. Le cercueil voyagera avec nous jusqu’à Lannion. Ensuite, un fourgon l’emmènera jusqu’à la pointe de l’Arcouest.

— Qui s’occupe du transfert ?

— La boîte dont tu m’as donné les coordonnées.

— Et une fois arrivé ?

— Une vedette acheminera le cercueil à Bréhat.

Son père ballotté de l’avion au corbillard, puis de la voiture au bateau, et enfin à dos d’hommes jusqu’à l’église. Erwan le revoyait entre ses quatre planches, sapé à l’africaine, pieds nus, à l’aéroport de Lubumbashi. Tout ça pour ça.

— On l’a habillé ?

— Je leur ai apporté un de ses costards et une chemise Charvet.

Grégoire Morvan, depuis plusieurs décennies, portait toujours la même tenue : costume sur mesure Ermenegildo Zegna, chemise bleu ciel à col blanc, bretelles en Y. Il fallait qu’il soit inhumé ainsi vêtu : un général dans son uniforme.

— Je vous retrouverai à l’Arcouest.

— Tu ne voyages pas avec nous ?

— Non. Je pars tout à l’heure. J’ai rendez-vous là-bas. Raisons personnelles.

Loïc considéra son frère avec méfiance : ce dernier ne connaissait personne dans cette région et depuis vingt ans, il se rendait toujours à Bréhat à reculons.

— Je t’expliquerai, murmura Erwan pour donner le change. Retourne dans la chambre et va chercher Gaëlle. On peut pas la laisser comme ça.

— Et toi ?

— Je suis désolé : une autre urgence.

Comme pour lui donner raison, son portable vibra dans sa poche. Coup d’œil à l’écran. Krauss, le père psychiatre de Louvain-la-Neuve.

— Vas-y, ordonna-t-il avant de décrocher. Je vous appelle plus tard. Prends soin d’elle.

117

— Il n’y a aucun doute sur la nature des mutilations, attaqua le père Krauss sans circonlocutions, ce dont Erwan lui fut reconnaissant. Du point de vue de la magie yombé, elles ont une signification forte. Les yeux d’abord. Admettons que le tueur considère sa victime comme une statuette votive. Dans ce cas, il lui a « ouvert » les yeux pour voir l’au-delà à travers elle. Ce geste est décisif car ce passage ne peut survenir qu’une fois… Par les yeux du nkondi, le tueur a accédé au monde des esprits.

Erwan faisait le maximum pour s’adapter. En une pression numérique, il avait basculé dans le deuxième monde des sorciers et des ngangas.

— Et la langue ?

— Un autre symbole caractéristique. Dans l’univers des esprits, elle représente les mots, le langage magique. Ainsi, très souvent, les statuettes tirent la langue afin d’exhiber leur force. Rappelez-vous, le nganga suce les clous et les tessons avant de les enfoncer dans le fétiche. La salive renforce la demande du guérisseur et…

Krauss semblait oublier qu’il s’agissait avant tout de comprendre le rituel d’un assassin.

— Concrètement, coupa Erwan, pourquoi tirer la langue à travers la plaie de la gorge ?

— Je ne peux vous le dire précisément mais il est évident que le tueur a partagé avec sa victime un moment de magie… intense. Il comptait sur elle pour lui souffler ce qu’il devait faire. C’est le fétiche qui, symboliquement, va « sucer » chacun de ses actes, soutenir ses tentatives pour fuir et vous échapper. Cette blessure est une forme d’incantation amplifiée. Ces mutilations l’ont rendu plus fort. Il bénéficie désormais de la vision et du discours, des yeux et des mots. Deux superpouvoirs des esprits.

Tout cela était parfaitement cinglé mais son sixième sens de flic lui murmurait que le tueur, que ce soit Pharabot ou un autre, obéissait à cette logique. Il lui fallait le traquer au fond de ses croyances, comme l’avait fait son père quand il s’était mis à l’unisson de la folie de l’Homme-Clou.

— L’antisorcier est de retour ! s’exclama le missionnaire.

Il paraissait exalté par la nouvelle mais Erwan n’était pas d’humeur à partager son enthousiasme. Pas question de danser sur la dépouille d’Audrey.

— N’oubliez pas non plus, reprit l’ethnologue plus calmement, que c’est la violence des blessures qui détermine la colère du nkondi. Plus la plaie est profonde, plus la réaction du fétiche est terrible. Le tueur a cherché ici à provoquer une colère redoutable. Cette mutilation des yeux, notamment, est rarissime dans la statuaire yombé : c’est provoquer l’esprit dans son intimité la plus sacrée.

Erwan se souvenait de la démarche singulière des ngangas : en offensant leur statuette, en lui crachant dessus ou en lui plantant des clous dans les flancs, ils réveillaient l’esprit à l’intérieur. Ils appelaient ça « enfoncer la vengeance ». Aucun doute sur les intentions du tueur…

— Le tueur se livre avec vous à un duel à mort, conclut Krauss. Il n’y aura pas d’autre affrontement.

Sans blague… Tout ça collait furieusement avec Pharabot et sa vengeance ruminée depuis quarante ans.

— Merci, mon père, je…

— Attendez. Vous m’avez envoyé d’autres photos : celles du minkondi sculpté dans de la boue.

— C’est vrai. Je vous écoute.

— Je n’ai rien à dire de particulier sur la sculpture en elle-même sinon que son auteur connaît bien la tradition yombé. Je suppose que vous avez fait analyser cette terre…

Erwan n’y avait pas pensé, obnubilé par les échantillons ADN et les mystérieux médocs.

— C’est en cours, hasarda-t-il. Pourquoi ?

— Selon vous, où votre suspect a-t-il trouvé cette terre ?

— Dans le parc qui entourait sa planque.

— Y a-t-il un point d’eau ?

Erwan revoyait l’étang qui jouxtait la baraque de Louveciennes. Il sentait encore la succion de la boue sous ses chaussures alors qu’il briefait ses troupes.

— Un étang, oui.

— Il y a fort à parier que le nganga a puisé son matériau dans cette eau.

— Pourquoi ?

— C’est le séjour des esprits des morts. Là où ils résident. Sculpter un nkondi dans cette terre lui confère un pouvoir redoublé. Votre suspect utilise désormais des… armes de destruction massive.

— Je vous remercie, mon père.

— Dernière chose, je vous ai envoyé mes documents en pli simple et…

— Quels documents ?

— Les photos de notre mission de Lontano dans les années 70.

Krauss commençait vraiment à lui prendre la tête avec ces archives. Erwan le remercia encore une fois et raccrocha.

Des pas derrière lui : Loïc.

— Qu’est-ce que tu fous là ? Je t’ai dit de…

— Gaëlle m’a envoyé chier. Elle veut rester auprès de Maggie.

Erwan soupira. Dans sa main, nouvelle vibration. Tonfa cette fois.

— J’ai quelque chose, fit le flic d’une voix oppressée. Du chaud bouillant. Je me suis demandé si Barraire n’avait pas d’autres apparts à Paris où l’enfoiré aurait pu se planquer.

— Et alors ?

— Y en a pas mais j’ai pensé aux pressings. Isabelle devait posséder les adresses des teintureries du groupe. Autant de planques possibles.

Pas con, Tonfa. D’instinct, Erwan sentit que son idée était la bonne.

— J’ai listé celles d’Île-de-France, des sites industriels aux franchises. Au bout de deux numéros, j’ai obtenu un truc. À Gennevilliers, un centre énorme qui nettoie des vêtements hospitaliers. Depuis deux jours, les techniciens ont remarqué des détails bizarres, comme si un rôdeur squattait les lieux.

— Pas de serrures forcées ?

— Non.

— Ils ont prévenu les flics ?

Tonfa eut un rire bref :

— La moitié des gars doivent être illégaux. Y a l’air d’y avoir que des Chinois. Bravo la société Domanges !

— Pourquoi ils ont accepté de te parler ?

— J’leur ai dit que j’en avais rien à foutre de leurs problèmes de carte de séjour, que j’bossais à la Crime, ça les a impressionnés. Mais du coup, ça les a fait encore plus flipper. Ils sont mûrs. Ils nous laisseront fouiller l’unité. On y va ?

Erwan réfléchit. C’était quitte ou double. Soit une banale histoire de SDF en quête de chaleur, soit le monstre localisé. Les heures filaient et il n’avait toujours aucune nouvelle du dispositif censé serrer le fugitif. Rien à perdre.

— On monte, trancha-t-il. Toi et moi seulement.

— T’es sûr ?

— Je peux y être dans une demi-heure. Envoie-moi l’adresse précise. Surtout, que les gars là-bas continuent à bosser comme si de rien n’était.

Il allait courir vers sa voiture quand il réalisa que Loïc n’avait pas bougé.

— On l’a retrouvé, c’est ça ? demanda le cadet.

— Je vais juste jeter un œil.

— Je viens avec toi.

— Ça va pas, non ? Jamais je t’emmènerai sur le terrain, tu…

— T’as pas compris, Erwan. Cette histoire, c’est une affaire de famille.

— Si c’est encore un délire de coke, je…

— Je suis clean depuis un mois.

Erwan hésita une seconde puis d’un geste déverrouilla ses portières.

— Si tu sors de la bagnole, c’est toi que je fume.

118

La zone d’activité des Marais à Gennevilliers, située entre l’autoroute A86 et la Seine, n’avait rien à voir avec un site industriel à l’ancienne : toitures en dents de scie et cheminées en briques. C’était un parc moderne, impeccable, enfoui parmi les arbres et surveillé par des vigiles. Tonfa, debout près de sa voiture, attendait à l’entrée, visiblement nerveux — après la bavure de Louveciennes, l’idée d’un saute-dessus sans renfort ni saisine ne l’enthousiasmait pas.

Quand il aperçut la bagnole d’Erwan, il vint à sa rencontre.

— Tu m’suis ? demanda-t-il, penché à sa fenêtre. On tape par l’arrière.

— Pourquoi ?

— Le patron du site dit que ça sera plus discret.

Tout en parlant, l’OPJ fixait Loïc installé côté passager. Un autre sujet d’inquiétude mais il retourna à sa voiture sans oser poser de question. À la barrière d’entrée, l’agent de sécurité se fit tirer l’oreille. Alors que Tonfa négociait avec lui, Erwan sortit et marcha vers la cahute avec humeur : discret d’accord, pantalon baissé pas question.

Il plaqua sa carte contre la vitre et obligea le vigile à lire à haute voix les lignes inscrites dessus : « Les autorités civiles et militaires sont invitées à LAISSER PASSER ET CIRCULER LIBREMENT le titulaire de la présente… »

Ils s’engagèrent dans l’allée principale après s’être fait indiquer la direction. Roulant au pas, Erwan observait l’enfilade de cubes colorés qui abritaient les unités de production. Que pouvait-on fabriquer dans ce jeu de Lego géant ?

Le bâtiment 2F — la blanchisserie Domanges — était le plus imposant. Ici, en revanche, tout évoquait une activité industrielle : cheminées crachant des bouillons de fumée blanche, citernes chromées à l’arrière, aire de livraison où stationnaient plusieurs camions aux couleurs de la marque. Ils contournèrent l’édifice et se garèrent près des véhicules.

Des ouvriers en blouse fumaient devant la porte. Que des Chinois. Avec leurs traits tendus et leur regard méfiant, ils puaient le sans-papiers à plein nez. Erwan ne s’attendait pas un tel laxisme de la part des Barraire. Surtout après sa conversation avec le frère qui avait joué au fier capitaine d’industrie.

— Tu bouges pas d’ici, ordonna-t-il à Loïc en sortant de la bagnole.

Le frangin, droit comme un I sur son siège, scrutait les niakoués mâchoires serrées. Bref hochement de tête. Il paraissait aussi digne de confiance qu’une hyène lorgnant une jambe gangrenée. Pourquoi l’as-tu amené, nom de dieu ?

En s’approchant du groupe avec Tonfa, il surprit dans les yeux des ouvriers une nuance différente de la trouille ordinaire des illégaux. Ils avaient peur d’autre chose. Il espérait que ces cons n’avaient pas tous déserté leur poste de travail en attendant leur arrivée. Si Pharabot était dans les murs, il devait ne se douter de rien.

Un grand gaillard s’avança : costaud, sans âge, portant sa blouse ouverte sur un jean et un sweat à l’effigie de Psy, l’inventeur du Gangnam Style. A priori le chef des troupes.

— Je vous avais dit de continuer à bosser, grogna Tonfa.

— C’est qu’une partie de l’équipe, sourit l’homme. Les autres sont à leurs postes.

— Vous êtes combien en tout ? demanda Erwan.

— Une centaine.

Les flics échangèrent un coup d’œil : côté risque, le curseur était au plus haut. Erwan songeait au Sig Sauer d’Audrey. S’il se planquait bien ici, l’Homme-Clou disposait de quinze cartouches plus une dans la chambre pour riposter.

— Suivez-moi, ordonna le Chinois en balançant sa clope d’une chiquenaude.

— Attendez, fit Erwan, y a combien d’issues ?

— Cette porte et celle à l’avant, plus les cinq sorties de secours.

— Vous pouvez les condamner ?

— C’est pas fait pour.

— Le temps qu’on ratisse les lieux. Vous les bloquez de l’extérieur. On ne doit plus pouvoir sortir.

— Et mes hommes dedans ?

Enfermer les blanchisseurs avec le tueur n’était pas non plus l’idée de l’année : Erwan eut une autre inspiration.

— N’ayez crainte, fit-il en imaginant Pharabot tirer dans le tas, on a l’habitude. On va les évacuer progressivement par la porte principale : faites-leur passer le mot. Qu’ils sortent un par un, sans précipitation, le plus naturellement possible.

L’homme éclata de rire : il semblait être le seul à ne pas flipper. En mandarin, il donna des ordres avec des accents de scie sauteuse.

— Tu fais le tour et tu surveilles l’entrée, glissa Erwan à son adjoint. Tu t’assures que tout le monde dégage sans grabuge. On garde nos portables connectés. Le premier qui voit le client appelle l’autre. Pas d’action en solo. En aucun cas tu te sers de ton calibre, pigé ? S’il nous allume, on appelle du renfort.

Le colosse acquiesça et partit au pas de course.

Erwan considéra encore le bâtiment qui devait couvrir plus de mille mètres carrés — les ouvriers poussaient déjà des citernes devant chaque issue de secours. La souricière était vaste mais si le cinglé était là, il serait bel et bien prisonnier.

— Ces bruits dont vous avez parlé à mon collègue, demanda le commandant au Chinois, c’est quoi exactement ?

— Moi, je les ai pas entendus. Ça vient des sous-sols paraît-il, là où on stocke les solvants.

— Ça peut pas être un de vos ouvriers ?

— Personne s’attarde jamais dans les stocks de perchlo. Entre nous, on appelle cette zone la « salle des morts ».

Le perchloréthylène. Le poison du nettoyage à sec, bien placé parmi les agents cancérigènes. La société Domanges utilisait donc encore le produit honni qui tuait à petit feu. Ça commençait par des irritations des voies respiratoires et des yeux, et ça finissait au service chimio. Il y avait même la version radicale : en 1997, après une fuite dans une blanchisserie de Chatou, le gérant s’était précipité pour éponger la flaque avec une serpillière, il était mort en dix minutes.

— Vous êtes allés voir ?

— On a rien trouvé mais le gars est peut-être plus malin. Y a plusieurs escaliers et d’autres planques. Il peut passer de l’une à l’autre.

— Depuis combien de temps ça dure ?

— Ça a débuté dans la nuit de mardi à mercredi.

Le timing collait : si Pharabot avait fui directement à Gennevilliers après la mort d’Audrey, il serait arrivé dans ces eaux-là.

— Les vigiles du parc n’ont rien vu ?

— Ils sont nuls.

— À part ces bruits, d’autres détails pourraient trahir une présence étrangère ?

— Y a eu des vols de gamelles dans les vestiaires.

Sans savoir pourquoi, Erwan imagina un canard laqué prenant la fuite. Il eut un rire nerveux, absurde, qu’il maquilla en toux forcée. Tu perds la boule.

— Vous fermez à quelle heure le soir ?

— On ferme pas. Les équipes se relaient. On traite le linge de la moitié des hostos et des cantines des Hauts-de-Seine.

— Emmenez-moi jusqu’à la salle des stocks.

Ils pénétrèrent dans un premier cube de béton ciré, de plus de trois mètres sous plafond. Le sol et les murs brillaient comme des plaques d’argent poli. En hauteur, des tuyaux quadrillaient l’espace, évoquant un labyrinthe d’air et d’eau. Tout était net et neutre — on aurait pu dire « froid » si une tiédeur vague ne s’était renforcée à chaque pas. La salle était peuplée de vêtements suspendus : blouses, vestes, combinaisons qui circulaient le long d’un rail fixé au plafond.

— L’unité d’ensachage, commenta le manager en désignant les femmes devant un tapis roulant qui glissaient chaque pièce dans une housse plastifiée avant qu’elle ne s’envole dans les airs.

Il leur donna des consignes en version originale. L’une après l’autre, les ouvrières quittèrent leur poste et s’esquivèrent.

— Je m’approche de la planque, fit Erwan dans son mobile. Rien à signaler. À toi.

— Pareil. Les gars commencent à sortir.

La salle suivante était celle du repassage. Sifflements, soupirs et chuintements déchiraient l’espace saturé de vapeur. Des hommes et des femmes masqués comme des chirurgiens s’activaient, armés chacun d’un fer relié à un câble dessinant une anse derrière eux. D’autres s’affairaient sur des presses qui expiraient des jets blanchâtres. Erwan songea à des dim sun prêts à être consommés. Encore de l’humour culinaire complètement décalé. Putain, ressaisis-toi !

Nouveaux ordres. Les ouvriers ne se firent pas prier pour prendre le chemin de la sortie en file indienne.

— Je m’approche toujours, fit Erwan à l’attention de Tonfa. Tout va bien ?

— Ça sort de mon côté. Tout baigne.

Sous leur charlotte et leur masque de papier, les ouvriers observaient le commandant avec méfiance. Leurs yeux bridés accentuaient leur hostilité.

— Fais-leur baisser leur masque, ordonna-t-il à son adjoint.

— Tu dis ça comment en chinois ?

— Laisse tomber et mate chaque gueule.

Tout en marchant, son guide expliquait le système des horaires permettant à la blanchisserie de ne jamais refroidir. La perquise tournait à la visite guidée. Erwan était en sueur. La vapeur se condensait et traversait les fibres de sa chemise. Au moins il n’avait plus froid.

— Où est la cave ? coupa-t-il.

— Plus loin.

Une porte coupe-feu. Les tambours de gigantesques machines tournaient ici à plein régime. Les hublots révélaient des tempêtes de plis et de mousse. Des chariots verticaux, remplis ras la gueule de linge, attendaient leur tour. Le lavage…

— Toujours en approche, dit-il à Tonfa. Rien à signaler ?

— Les niakoués paniquent. Je vais voir à l’intérieur.

La voix de l’OPJ n’était plus la même : tendue, essoufflée.

— Putain, hurla Erwan, reste dehors ! Où sont les stocks, bordel ? demanda-t-il au Chinois.

Le géant tendit son index :

— Encore une salle, on…

À ce moment, un coup de feu retentit.

119

Erwan dégaina et courut vers la détonation tandis que les ouvriers s’enfuyaient dans la direction opposée, se prenant les pieds dans les draps et faisant tomber des chariots. Plus besoin de chercher la cave : l’intrus était remonté à la surface. Parvenu à un nouveau seuil, le flic se plaqua dos au mur et se rendit compte qu’il tenait toujours son portable dans sa main gauche.

— Tonfa ? murmura-t-il.

Pas de réponse.

— Tonfa ?

Rien. Erwan empocha son mobile et tira la culasse du calibre vers l’arrière. À cette seconde, il crut sentir, dans sa chair, la cartouche comprimée par les autres balles qui montait dans la chambre. Processus de mort engagé.

Il se coula dans une nouvelle salle, le long du mur de gauche, avançant les genoux fléchis. Un espace de séchage — des moissonneuses-batteuses crachaient des draps immaculés par un manchon oblique. Quelques ouvriers battaient en retraite, à quatre pattes ou rampant à plat ventre. Il en attrapa un par la blouse. Le Chinois, effaré, tendit l’index vers une porte de métal sur la droite.

La poussant violemment, Erwan découvrit un couloir plongé dans la pénombre : murs nus, des canalisations partout. Il plissa les yeux pour s’orienter — seules les lumières rouges de secours flottaient dans l’obscurité. Le bourdonnement de la soufflerie était assourdissant.

Le visage liquéfié par la condensation, il avança prudemment, refusant encore d’envisager le pire : une opération illicite de plus qui vire au désastre. Nouvelle porte. Quelques mètres plus loin, son troisième de groupe à terre, recroquevillé sur le flanc, calibre hors de portée.

Erwan se précipita, oubliant toute prudence. Il s’attendait à découvrir une mare de sang : rien. Tonfa se retourna et révéla le gilet balistique qu’il portait sous sa veste. Pour une fois, le moins finaud avait été le plus malin.

— J’en ai une dans le buffet mais je crois qu’ça va.

Même pour ce colosse, l’énergie cinétique d’une balle de 9 mm restait dure à encaisser. Ce qu’on appelle pudiquement les « effets arrière ». Pas de pénétration mais des lésions comme après une bonne raclée, pouvant aller de quelques côtes cassées à l’hémorragie pulmonaire.

— Fonce ! haleta-t-il en désignant la porte derrière lui. Il a rebroussé chemin. Il est fait comme un rat.

Erwan sortit son mobile pour composer le numéro des secours.

— Fonce j’te dis ! répéta l’OPJ. Je me démerde.

— J’m’en occupe, fit une voix.

Le boss chinois, tremblant, avait suivi le commandant. Ses traits semblaient coulés dans une cire brûlante mais il avait toujours l’air déterminé. À cette seconde, deux nouvelles détonations résonnèrent.

— Putain de dieu !

Erwan partit au pas de course, longeant des machines fumantes aussi grandes que des saunas. Il pénétra à temps dans la salle suivante pour voir son ennemi qui tentait de refermer une porte à l’autre bout. Le fuyard s’y reprit à plusieurs fois avant de se rendre compte que c’était la tête de l’ouvrier qu’il venait d’abattre qui coinçait le battant. Il fit feu à l’aveugle et disparut.

En empreinte sur la rétine d’Erwan, une silhouette en veste de survêtement noir, capuche relevée façon racaille, plutôt costaud et en pleine forme physique. Rien à voir avec un vieillard desséché par les médocs et les décennies d’asile. Tout à voir avec le salopard cagoulé de la rade de Fos. Cette fois, la peur éclata à l’intérieur de son corps à la manière d’une bouteille de verre, projetant ses tessons coupants à travers veines et nerfs. Qui était ce mec ?

Erwan longea des repasseuses aux allures de métiers à tisser puis ralentit à quelques mètres de la porte entrouverte. Le tueur l’attendait peut-être derrière. Il s’agenouilla près de l’ouvrier à terre. La poitrine était percée de deux trous larges comme des tomates écrasées. Encore chaud, mais mort. Erwan se releva, poussa doucement la porte et enjamba le cadavre. Coup d’œil à gauche, à droite : personne, hormis quelques têtes à charlotte planquées derrière un tapis roulant qui tournait à vide.

Il attrapa un chariot rempli de linge et repartit, protégé par son bouclier. Pas de coup de feu, pas le moindre bruit à part quelques chuintements humides. Ses semelles poissaient, sa veste lui collait à la peau, la trouille dilatait ses pores, lui donnant la sensation d’absorber la buée environnante. Une seule idée palpitait dans sa cervelle : arrêter le carnage, de n’importe quelle façon.

Nouvelle porte. Nouvel espace. Suspendus, de gros sacs de toile numérotés défilaient et s’ouvraient avant un dernier virage, déversant leur contenu dans des bacs qui repartaient sur d’autres rails. L’absence d’ouvriers dans ce ballet mécanique renforçait son côté surréaliste.

Au bout, pas d’issue mais une cage d’escalier qui s’enfonçait vers le sous-sol. Erwan s’en approcha, progressant cette fois au rythme des bacs. La trémie ressemblait à une putain de fenêtre de tir. L’autre était sans doute embusqué sur les marches à le viser comme un pigeon d’argile.

Plus que quelques mètres… Il bloqua sa respiration et, les deux poings serrés sur son arme, s’encadra face à l’escalier. Une ombre bondit vers lui. Erwan, le doigt sur la détente, s’arrêta à temps : un simple gars paniqué, déblatérant dans son dialecte.

Pourtant, il put isoler un mot qui revenait dans sa logorrhée :

— Perchlo ! Perchlo !

Erwan prit conscience de l’odeur. Le gars puait l’éther à plein nez. Il risqua un nouveau regard vers la fosse. En bas des marches, une flaque brillait dans le clair-obscur. Après avoir tenté de fuir par les issues de secours, le tueur s’était claquemuré dans son trou et avait ouvert des bidons pour repousser l’ennemi. Un pur suicide. Coincé en bas, il serait le premier à y passer.

Se protégeant le nez et la bouche avec sa manche, Erwan descendit, flingue toujours braqué. En bas, nouvelle porte. Se postant bien en face du battant, il le poussa d’un violent coup de pied puis se plaqua dos au mur de droite, s’attendant à une giclée de balles en guise d’accueil. Rien. Rapide coup d’œil : dans les ténèbres, on distinguait seulement des bidons entreposés.

Il se glissa à l’intérieur, s’abritant derrière les conteneurs. Ses yeux s’habituaient à l’obscurité mais il commençait à voir double. Un mal de tête lui étreignait déjà le crâne et chaque fois qu’il respirait — par la bouche, petites bouffées —, il toussait et crachait.

— Pharabot ! hurla-t-il d’une voix rauque. Sors de là si tu ne veux pas crever !

Pas de réponse. Il avança encore, se demandant s’il ne devait pas tout simplement ressortir et verrouiller le piège sur le tueur. Mais était-il vraiment là ?

— Pharabot ! La fête est finie. Jette ton calibre et montre-toi.

Pas le moindre frémissement. Les lieux ne semblaient abriter que des murailles de bidons. Ses semelles adhéraient au sol, tandis que les vapeurs toxiques lui montaient au cerveau. Quelques mètres encore. Erwan ne songeait qu’à une chose : son père qui avait traqué Pharabot jusqu’au fond de la brousse. Il devait être aussi fort que lui. Il devait coincer le meurtrier. Il le devait au Vieux, à Audrey, à…

Un bruit sur sa droite. Il pivota et serra par réflexe ses deux mains sur son flingue, exposant son visage aux émanations meurtrières. Il ne vit rien. Au contraire, tous ses sens déraillaient. Ses yeux pleuraient. Sa gorge brûlait. La migraine lui fendait le crâne à la hache au point que sa conscience s’effilochait. Et aucun signe d’une présence.

Il se trouvait maintenant au centre de la salle, cerné par des jerricans. Il s’était éloigné de la porte comme le baigneur s’éloigne du bord. Pharabot ou pas, il n’avait plus pied. Chaque respiration l’empoisonnait un peu plus…

Il lui revint en tête que le perchlo, toxique aussi pour les reins et le système nerveux, provoquait des troubles mentaux et était reconnu comme facteur schizophrénique… Comme si Pharabot avait besoin de ça. Il…

Erwan fit volte-face : l’homme à capuche se détachait dans le rectangle éclairé de la porte, le tenant en joue. Pensées et réflexes coincèrent. Il aurait dû se jeter au sol mais cela signifiait boire une tasse mortelle. Il aurait dû viser l’ennemi mais son bras demeurait engourdi. Il aurait dû tirer mais pas moyen de se rappeler si le perchlo était inflammable. En réalité, il ne voyait plus rien et pensait trouble. Tout se disloquait devant ses yeux et dans sa tête.

Enfin, il arma son bras mais trop tard : le fantôme fit feu tout en reculant vers les escaliers. Erwan se vit mourir alors que la balle se perdait dans l’obscurité. Déjà, une autre image se superposait. Bousculade sur le seuil de lumière. Un homme venait de se jeter sur l’ennemi. Les lutteurs perdirent l’équilibre et s’étalèrent dans le solvant.

Impossible de viser avec ses yeux cramés — surtout au milieu de ce corps-à-corps. Chancelant, il essaya de s’approcher. Une ultime quinte de toux le mit à genoux. Son reflet dans le perchlo vint à lui comme une invitation à plonger pour de bon.

Deux coups de feu. Il plissa les paupières pour tenter de comprendre ce qui se passait mais tout bascula. In extremis, il se protégea les yeux avant de chuter. À ce moment, une main l’empoigna et l’entraîna vers la sortie. Il se débattit, aveugle et hurlant, cherchant dans son agonie quelques particules d’air. La lumière de l’escalier. Les marches qui lui labourent les vertèbres puis le béton ciré qui glisse sous son dos.

Soudain, des résonances différentes vinrent lui froisser les tympans : des chiottes. À peine ces bruits identifiés, une autre sensation. L’eau glacée. Il voulut crier mais il avait de la flotte plein la bouche. Il essaya de se redresser mais la main le tenait ferme dans la cuvette.

Enfin, on lui releva la tête. D’un geste réflexe, il se libéra de l’emprise et s’essuya les paupières. Pas vraiment une vision d’aigle mais suffisante pour reconnaître le visage de son sauveur.

— Qu’est-ce qu’on dit à son p’tit frère ?

120

Il avait vaincu la mort. Il l’avait serrée dans ses bras et avait (presque) eu le dessus. Cette idée ne quittait pas Loïc depuis l’affrontement de la blanchisserie. Inversion prodigieuse du rapport de force qu’il avait toujours connu. En vingt ans de défonce, c’était lui qui avait toujours été bercé par la Grande Faucheuse — elle venait lui sucer le sang et lui murmurer des mots doux à chaque nouveau sniff ou shoot. Aujourd’hui, il avait remis les compteurs à zéro.

Et au passage, il avait sauvé la vie de son frère.

Rien n’avait pu altérer son sentiment de triomphe. Ni la fuite du tueur — il s’était finalement libéré, avait pris les escaliers puis trouvé la sortie en tirant plusieurs fois, sans faire, alleluia, de nouvelles victimes. Ni le perchlo qui s’était insinué dans le moindre interstice de leurs sinus, à son frère et lui. Ni leur transfert à l’hôpital Lariboisière dans une atmosphère d’urgence qui laissait penser qu’ils étaient déjà condamnés. Ni le traitement de choc qu’ils avaient dû subir le reste de l’après-midi : lavage à grande eau, check-up complet (sang, bronches, rétine et tutti quanti), médocs en rafales…

Durant ces heures noires, Loïc n’avait pas lâché son humeur victorieuse. Il avait franchi le Rubicon : lui, le trouillard de la famille, le défoncé, la pédale, s’était jeté dans la bataille et avait vaincu. Non pas Pharabot mais lui-même. Et c’était déjà beaucoup.

Le diagnostic de la fin d’après-midi avait confirmé sa victoire : examens négatifs. Il n’était ni intoxiqué ni affecté par le solvant. Les plaques de titane qu’il s’était jadis fait greffer sur les parois nasales — merci la coke — lui avaient offert une protection inattendue. Son frère en revanche devait subir encore des analyses — il avait carrément bu la tasse dans la salle des stocks.

À 18 heures, Loïc était de retour avenue du Président-Wilson. Récuré, fripé, vidé, et heureux. Le nettoyage à sec, c’était lui qui l’avait subi et il en sortait ressuscité de ses mornes cendres, tel le Phénix.

Même son regard sur la réalité avait changé. Son appartement lui apparaissait comme un fabuleux écrin de parquets vernis et de toiles magnifiques. La vue sur la Seine et la tour Eiffel le ravissait. Tout était à la même place mais son regard possédait un pouvoir de transmutation — ou simplement de restitution : ce décor superbe, il ne l’avait jamais vu, aveuglé par la drogue puis obsédé par son absence.

Il prit une nouvelle douche, pour se débarrasser des effluves de l’hosto. Sous le jet crépitant lui revenaient ses faits d’armes. Un pressentiment l’avait saisi dans la voiture sur le parking de Gennevilliers, petites foulées à travers la vapeur, plongeon dans les escaliers au moment même où le salopard visait le frangin. Sans réfléchir, il avait bondi sur lui. Un moment de vérité, quelques secondes avaient suffi pour couper définitivement les ponts avec l’ancien Loïc.

Hors de la cabine, il s’observa, nu, dans le miroir au-dessus des vasques. Physiquement aussi la mutation lui paraissait palpable. La couche de graisse dont ses heures de bureau l’avaient enrobé avait brûlé. Ses muscles affaissés s’étaient raffermis. Ses épaules redressées. Il était de nouveau sec, dur, abrasé. Sa force, son énergie — ce métabolisme qui lui avait permis, quinze ans auparavant, de remporter plusieurs régates prestigieuses et d’être un des skipers les plus renommés de sa génération — étaient de retour.

Il enfila un caleçon et un tee-shirt puis se prépara un café bien serré, à la va-vite, oubliant d’un coup le cérémonial qui lui tenait tant à cœur. Il se prenait désormais pour un dur… Allez, cul sec.

Soudain, une autre sensation. Il aurait voulu crier sa joie, partager cette épiphanie. Mais avec qui ? Son frère était encore à l’hosto ou dans son bureau à se dépêtrer de cette nouvelle bavure (ils étaient convenus de rayer, purement et simplement, sa propre présence sur les lieux). Sa sœur n’avait pas besoin d’émotions supplémentaires. Quant à Sofia, pas question de gratter à sa porte : elle penserait qu’il venait chercher quelque réconfort après le viol de Fiesole.

Restaient les amis mais lesquels au juste ? La moitié d’entre eux ne vivaient que pour la défonce, l’autre pour le pognon, les deux se croisant souvent. Comment aurait-il pu leur expliquer à quel point il avait bandé pour cette tension, cette fièvre qui s’était emparée de lui à l’exact moment où il risquait ses couilles ?

Il regarda sa montre — plus de 21 heures — et une idée lui vint. Gérard Combe organisait des cartons chaque soir dans son club à Épinay. Quand l’instructeur reconnut sa voix au téléphone, il éclata de rire — mais le rire était jaune. Loïc devina : Erwan lui avait parlé.

— Je croyais qu’une séance t’avait suffi, plaisanta l’armurier.

— Ça ne fait que commencer.

121

— Où est Loïc ?

— Je pensais que tu appelais pour avoir de mes nouvelles.

— Priorité aux plus faibles.

— Aujourd’hui, il ne m’a pas paru si faible…

— Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda Sofia en montant le ton. Gaëlle m’a dit que vous aviez disparu tout l’après-midi.

— On a eu… enfin, disons, un problème.

— Entre vous ?

Erwan soupira dans le combiné. Un pacte l’avait toujours uni à Sofia : protéger le cadet contre le monde extérieur et ses propres démons. En l’emmenant sur le terrain, il avait trahi sa parole.

— Non, dans le cadre du boulot.

— Tu l’as pris avec toi ?

— Il était là et…

— Vous êtes tous tarés dans cette famille. Combien de fois…

Laisse courir. Sur le fond, elle avait raison. Sur la forme, elle aurait pu y aller plus fort encore. Erwan était assommé. En sortant de Lariboisière, il avait essayé de reprendre la main sur l’enquête. Peine perdue. Non seulement il était sur la touche mais sa place était désormais sur le banc des accusés.


Le premier coup de fil reçu à l’hosto émanait de Fitoussi. Les foudres avaient été à la hauteur de la bavure. Une opération absurde, menée en dépit du bon sens, sans la moindre légitimité. Un ouvrier tué, un policier blessé (quelques ecchymoses mais rien de cassé), une centaine de civils mis en péril. Et, bien sûr, le tueur toujours dans la nature.

Le taulier ne lui avait épargné aucun détail des emmerdements provoqués par sa petite fantaisie. Toutes les huiles de l’Intérieur l’avaient appelé, sans parler des médias qui allaient s’en donner à cœur joie. Tout ça pour un petit con qui n’en faisait qu’à sa tête !

Erwan avait bu le calice jusqu’à la lie mais un élément de taille le protégeait : le deuil de son père. On ne tire pas sur un corbillard. Humblement, il avait admis ses fautes, s’était déclaré prêt à en assumer les conséquences mais avait demandé à pouvoir d’abord enterrer son père. Fitoussi avait toussé puis grogné. Erwan avait rappelé que sa famille et lui préféraient renoncer aux grandes pompes parisiennes et inhumer le Commandeur, en toute intimité, sur l’île de Bréhat. Fitoussi n’avait pu que l’autoriser à reprendre l’avion le lendemain matin (il n’y avait plus de vol ce soir : Erwan voyagerait finalement avec son frère et sa sœur). À son retour, on aurait tout le temps de s’occuper d’un autre enterrement — celui de sa carrière.

Il avait ensuite appelé le commissaire Sandoval, chargé de la nouvelle chasse à l’homme. Tout naturellement, les troupes de la banlieue ouest s’étaient déportées en vague vers le nord pour passer au crible Gennevilliers et ses environs. Tout ce qui respirait et portait un uniforme là-bas avait été briefé, motivé et lâché dans la nature, un fusil chargé dans les mains. Un seul mot d’ordre : pas de quartier. Pour l’instant, aucun résultat. Ni trace ni indice. Pas l’ombre d’un témoin. Le tueur avait le don de se dissoudre dans la nature.

D’ailleurs, le scénario d’un Thierry Pharabot toujours vivant et en fuite, jadis caché dans les sous-sols de Charcot puis accueilli par Isabelle Barraire, avait fait long feu. Maintenant qu’il venait d’affronter le véritable meurtrier de Louveciennes, celui qui mangeait du camembert avec les doigts et avait volé l’arme de service d’Audrey — à 18 heures, le service balistique avait rendu son verdict : les balles et les douilles de Gennevilliers provenaient bien du Sig Sauer SP 2022 de Mlle Wienawski —, il devait admettre que le combattant n’avait rien à voir avec un vieillard nourri aux psychotropes depuis quarante ans. « Je te conseille de te trouver une autre piste qu’un schizo grabataire incinéré en 2009 », avait dit Fitoussi. L’adversaire du pressing rappelait plutôt l’agresseur cagoulé du port de Fos ou le tueur zentai de Sainte-Anne.

Alors qu’Erwan passait encore des radios et subissait des prises de sang, Sandoval s’était déplacé en personne à Lariboisière.

— Tu as vu son visage ?

— Non. Il portait un masque à cause du perchlo.

— Le portrait-robot que tu m’as filé, il est toujours d’actualité ?

— Pas sûr.

— J’en tiens compte ou non ?

— Non.

— C’est donc pas Pharabot ?

— Je ne sais pas.

— Je comprends rien à ton affaire.

— Bienvenue au club.

Sandoval était un flic posé, expérimenté, méthodique. Pour traquer un forcené sur les routes d’Île-de-France, il était parfait. Pour imaginer une intrigue maléfique qui prenait racine quarante ans auparavant au Zaïre et visait aujourd’hui le clan des Morvan, avec comme suspect principal un fantôme féticheur, mieux valait revoir le casting.

Erwan s’était concentré sur les éléments objectifs :

— Le mec porte un sweat à capuche noir.

— Le pantalon ?

— De survêtement, avec des rayures sur le côté.

— Combien de rayures ?

— Tu déconnes ou quoi ?

— Trois bandes, c’est Adidas. Une seule, c’est Puma. Deux, c’est…

— J’ai pas bien vu, avait soufflé Erwan. Le mec est aux abois, vous êtes obligés de lui mettre la main dessus.

Le flic avait eu un rire lugubre et avait promis de le tenir au jus.

À 19 heures, les spécialistes du service avaient annoncé à Erwan la bonne nouvelle : pas de dermite en vue ni aucun signe d’intoxication. Néanmoins, par précaution, il devait suivre durant plusieurs jours un traitement à base de charbon de Belloc, d’antitussifs et de collyre. Aussitôt rentré chez lui, il avait rédigé son rapport sur la débâcle de Gennevilliers en essayant de trouver des justifications valables, sinon des excuses à ses agissements. Il avait balancé par mail le document « à qui de droit » et attendait maintenant une deuxième salve d’engueulades. Pour l’instant, pas de retour.

Mis à pied ou mis en examen, la seule chose qu’il pouvait encore faire, c’était s’esquiver le lendemain pour interroger Lassay. Ce serait son baroud d’honneur : s’il n’obtenait rien de ce côté-là, il ne pourrait plus lutter contre son éviction. Les forces de police régulières, espérait-il, choperaient le fugitif et d’autres pros prendraient le relais pour boucler la procédure.


La voix de Sofia résonnait toujours dans le combiné. Dix bonnes minutes qu’il n’écoutait plus. Il connaissait son discours par cœur : elle se moquait bien que Loïc passe sous un train ou que lui-même soit bouffé par des miliciens du Haut-Katanga, seuls lui importaient ses enfants. Or, les deux petits étaient aussi des Morvan et leurs aînés étaient priés de se calmer, ne serait-ce que pour que Milla et Lorenzo aient un père et un oncle présentables.

Erwan argumenta pour la forme. L’échange n’avait valeur que de défouloir — pour elle. Sofia avait beau être née comtesse et faire preuve en toutes circonstances d’un détachement qui confinait au mépris, quand elle s’énervait, elle virait à la Napolitaine hystérique. Elle parut tout à coup se rendre compte qu’elle monopolisait inutilement le crachoir.

— Raconte-moi ce qui s’est passé.

— Pas maintenant. Pas au téléphone.

— Ce soir, claqua-t-elle. Chez moi. Je t’attends.

Elle raccrocha avant qu’il ait pu répondre. Il attrapa une bière dans son frigo en souriant : la comtesse pouvait toujours l’attendre. Il ne disposait que de quelques heures pour retrouver des forces avant de décoller — pas question de dilapider cette mi-temps.

Il allait se coucher quand il éprouva la dernière sensation à laquelle il s’attendait : la faim. Cela lui parut pathétique. On pouvait perdre son père, voir sa mère s’éteindre — il avait appelé l’hôpital Georges-Pompidou : pas de nouvelles, mauvaises nouvelles… — , provoquer des morts innocentes et foirer l’enquête de sa vie, l’estomac, à heures fixes, vous rappelait votre misérable condition organique. En même temps, la dernière fois qu’il avait songé à manger, c’était quatorze heures auparavant et il y avait finalement renoncé.

En temps normal, il serait allé au McDo ou chez le traiteur chinois d’en bas mais il n’avait pas la force de ressortir. La mort dans l’âme, il ouvrit son réfrigérateur et y découvrit — miracle — des œufs, du lait et quelques autres denrées de base que sa femme de ménage lui avait sans doute achetées depuis son retour. Sans enthousiasme, il se lança dans la préparation d’une tortilla à l’espagnole.

Il éplucha et découpa de vieilles patates qui traînaient au fond d’un placard puis un oignon à peine plus récent. Rondelles pour les premières, petits cubes pour le second, le tout dans une poêle crépitante qu’il couvrit. En battant les œufs, il vit dans cette mixture l’image exacte de sa faillite : il aurait voulu participer à la traque du tueur ou découvrir, en relisant encore ses notes, un détail qui permette de le confondre, mais il était parvenu au bout du quai. Plus rien à creuser ni à ruminer. Hormis les visages de morts, dans le désordre : Morvan, Audrey, Salvo, Bisingye, l’ouvrier chinois, la tête coincée dans la porte coupe-feu…

Laissant les patates et l’oignon frémir sous leur couvercle, il fila au salon pour passer encore quelques coups de fil. Tonfa d’abord : le flic était rentré chez lui. Bourré d’analgésiques, il avait déjà commencé sa nuit. Sandoval ensuite : toujours rien. Comment le tueur pouvait-il passer chaque fois à travers les mailles du dispositif ? Bénéficiait-il encore d’une aide ? Histoire de tout verrouiller, Erwan appela Verny pour lui demander de placer discrètement des hommes aux abords de Charcot : après tout, la bête pouvait aussi rentrer au bercail.

Une odeur de brûlé lui coupa la parole. Les patates ! Il raccrocha et bondit dans la cuisine pour s’apercevoir que tout avait cramé. Il allait saisir la poêle quand on sonna à l’interphone.

122

Sofia se tenait sur le seuil, en manteau et bottes de daim noir, rehaussés d’une grosse écharpe rouge : des éléments si sobres qu’il fallait un deuxième coup d’œil pour comprendre leur sophistication extrême. Un détail : elle qui ne se maquillait jamais avait ce soir la bouche garance, comme si son écharpe y avait déposé sa propre touche. Sofia ressemblait à une fête mais Erwan n’était pas sûr d’y être invité.

— C’était pas la peine de te déranger.

— Sinon, qui l’aurait fait ?

— Je dois me lever tôt pour partir demain matin et…

— Justement, c’est un truc dont on doit parler. Tu ne me fais pas entrer ?

Il s’effaça sans sourire. Le temps qu’elle monte, il avait ouvert les fenêtres pour dissiper l’odeur de brûlé et avait enfilé un jean. Il s’était tout de même inspecté dans le miroir de la salle de bains : yeux d’albinos, gueule gonflée et rouge, peau ravagée par les différentes cuissons de la journée. Horrible.

Mais en la voyant si belle, si inaccessible, il se dit que ce n’était pas grave. Leur relation était de toute façon impossible et chacun devait s’en tenir à son rôle. La belle et la bête. La reine et le primate.

— Quel truc ? répéta-t-il en refermant la porte. De quoi doit-on parler encore ?

— T’as essayé de cuisiner ? éluda-t-elle en désignant les vestiges de sa tentative.

Sans répondre, il gagna le lieu du carnage et alluma la hotte. D’office, il sortit deux Coca Zéro. Sofia partageait sa passion pour les canettes saturées d’édulcorants. Les opercules claquèrent comme deux déclics de culasse.

— Tu veux que je vienne à Bréhat ? demanda-t-elle enfin, une fois assise.

— Quoi ? fit-il, dérouté. Non. Pas du tout. On va… Enfin, Maggie voulait qu’on soit les seuls à…

— Maggie aurait voulu que je sois là.

Il but une gorgée et s’installa sur un tabouret face à elle. Reprends tes esprits.

— Qu’est-ce que tu cherches au juste ? riposta-t-il. Tu détestais mon père. Tu te bats depuis deux ans contre Loïc et je ne sais toujours pas sur quel pied tu veux me faire danser. Qu’est-ce que t’en as à foutre de Bréhat ? Y a encore une semaine, tu voulais détruire nos deux vieux et…

— Y a encore une semaine, ils étaient vivants. En ce moment, tout va très vite. J’essaie de m’adapter.

Elle se releva et ôta son manteau. Elle portait une robe étrange, droite et sombre, dans un genre de tissu éponge. Vraiment bizarre, et en même temps d’une élégance inexplicable. Il changea d’humeur. La présence de cette créature dans son appartement était un signe. Quoi qu’il arrive, il devait poursuivre l’enquête. Passer la nuit sur ses notes. Persévérer jusqu’à ce que l’épuisement l’emporte. Et peut-être même faire l’amour à cette fée en chemise de nuit avant qu’elle ne reparte.

— Sofia, fit-il sur un ton plus conciliant, on en est tous là mais reste à l’écart du merdier, ça vaudra mieux. Pour l’instant, rien n’est réglé.

Elle s’approcha de lui et posa un genou au sol afin d’être à sa hauteur. Elle accomplissait toujours le dernier geste auquel on pouvait s’attendre et cela avait l’air plus naturel que le lever du soleil.

— Y a quelque chose qui te brûle et qui va te consumer entièrement, murmura-t-elle en lui appuyant l’index sur la poitrine.

— Les patates, tu veux dire ?

Sans répondre à la plaisanterie, elle l’embrassa en lui passant la main derrière la nuque. Erwan faillit en tomber de son tabouret. Il ne lui vint qu’une phrase alors qu’il cherchait à tâtons son Coca sur la table basse :

— Je pense que Loïc t’aime encore.

Toujours très inspiré.

Elle se remit debout en riant :

— T’as vraiment rien compris.

— Pourquoi pas ? demanda-t-il en buvant une gorgée avec précipitation.

— Il ne peut plus m’aimer. Il ne veut plus être celui qu’il était quand il m’aimait. Tu comprends ?

Nouvelle lampée. Les bulles, le froid, le sucre, ou du moins son ersatz. Il hocha la tête sans conviction.

— Loïc a changé ces derniers jours. Je ne sais pas si c’est la mort du Vieux mais…

Elle s’assit sur un coin de la table basse, de manière à être de nouveau à sa hauteur.

— Y a quelque chose que je dois te dire à propos de Loïc.

Il comprit enfin pourquoi elle était venue. Elle lui saisit les deux mains — pas un geste d’amour, juste le retour de leur coalition de jadis pour protéger le petiot — et prit son souffle :

— Ça s’est passé à Florence.

123

L’avion pour Lannion était un petit appareil de quarante places, un ATR 42-300, qui donnait au voyage un air d’expédition intime. Rien à voir avec un convoi solennel, encore moins un charter de masse.

À huit heures du matin, Gaëlle était mal réveillée — elle n’était même pas sûre d’avoir dormi. Ses compagnons de voyage en revanche étaient au taquet. Erwan au téléphone attendait l’embarquement en faisant les cent pas dans la salle, l’air d’avoir avalé une alarme. Loïc réglait avec le chef d’escale les derniers détails à propos de la dépouille. Il semblait s’être souvenu à la dernière minute qu’il fallait s’habiller en noir, attrapant un costard cintré de dandy italien, ficelé avec une cravate qui évoquait un nœud de pendu. Les deux frangins avaient des allures de bodyguards un lendemain de cuite.

Le vol se déroula à l’image du reste, mi-funèbre, mi-chaleureux. Gaëlle se sentait bien auprès de ses frères : cela lui rappelait son enfance où, bon an mal an, ils l’avaient toujours protégée.

Quand les roues de l’avion touchèrent le tarmac, elle sursauta et réalisa qu’elle s’était endormie. Comme une gamine, elle glissa son bras sous celui d’Erwan et ébouriffa les cheveux de Loïc, assis devant. C’est au bord du précipice qu’on savoure le mieux les points d’appui.

Ils avaient conservé leurs sacs en cabine pour ne pas attendre la livraison des bagages. Peine perdue : avec leur chargement particulier, ils furent les derniers à quitter la salle.

Pendant qu’Erwan et Loïc supervisaient le transport du cercueil sur le parking, Gaëlle sortit fumer. L’aéroport était si petit qu’il ressemblait à une gare ferroviaire perdue dans la plaine. Debout au pied de la tour de contrôle, elle se roula une cigarette — elle avait acheté du tabac et des feuilles pour faire plus breton. Malheureusement, ce détail lui rappelait Audrey. Elle dut s’y reprendre à plusieurs fois tant ses mains tremblaient.

Au moment de l’allumer, elle comprit pourquoi elle appréciait ce trip sinistre. Ses frères l’avaient arrachée à sa dangereuse solitude. Mieux valait encore enterrer son père sur un bout de rocher que de rester seule chez soi à ne pas bouffer. Ils ne pouvaient pas la forcer à se nourrir mais au moins, ils seraient là pour la ramasser en cas d’évanouissement. Auprès d’eux, elle acceptait de s’abandonner comme lors de ses hospitalisations. Ne plus penser, ne plus décider, ne plus lutter. Pour un anorexique, tout est surpoids, à commencer par la vie elle-même.

Le corbillard démarrait, les deux Dupont n’allaient pas tarder à apparaître. Bizarrement, ils surgirent dans son dos. Un seul coup d’œil et elle devina qu’ils s’étaient encore engueulés. Erwan était aussi expressif qu’un CRS, Loïc si blafard qu’il semblait rétroéclairé. Ils faisaient vraiment la paire.

— Prenez un taxi. J’ai un truc à faire, asséna l’aîné.

— Quoi ?

— Ce con nous lâche, cracha le cadet. Monsieur a rendez-vous.

Gaëlle les regarda l’un après l’autre :

— Vous déconnez ?

— J’ai loué une bagnole, fit Erwan en montrant sa clé. Je vous rejoins à 14 heures.

Elle frissonna avec une telle violence que sa clope lui échappa des mains. Elle ne possédait déjà plus assez de force pour lutter contre le froid.

— Ce rendez-vous, ça a un lien avec papa ?

— Laisse tomber.

À son tour de se foutre en rogne :

— Prends pas tes grands airs avec nous. Où tu vas ?

— Je dois interroger un psychiatre pour mon enquête.

— Tu penses pas qu’on a plus important à faire aujourd’hui ?

— Un cinglé court toujours dans la nature.

— J’en connais un autre.

Erwan s’approcha d’elle et elle fut effrayée par sa ressemblance avec leur père. C’était comme si le vent avait balayé tout ce qui lui appartenait en propre. Il ne restait plus que l’os à nu, la présence calcifiée du Vieux. D’une manière étrange, cette similitude finit par la rassurer.

— T’as intérêt à être à l’heure, enfoiré.

124

— Attendez-moi. J’arrive.

La voix de Jean-Louis Lassay émanait d’un interphone installé au premier check-point de l’UMD. Erwan n’avait pas imaginé les choses de cette manière. Après le coup de la garde à vue, les interrogatoires successifs, il le trouvait bien bon de prendre en considération sa énième visite.

Il patienta sur le parking, ruminant la nouvelle qui avait mis le feu à sa nuit : l’histoire du viol par fellation de son frère, sur les coteaux de Fiesole. Les Ritals ne perdaient rien pour attendre. Il fallait surtout surveiller Loïc. Sa brusque tocade pour les armes à feu ne lui disait rien de bon. Après Gaëlle qui avait joué à la justicière en chambre à Lausanne, Loïc s’apprêtait sans doute à faire la même chose chez les mafieux de Florence. Ce n’était plus le jeu des sept familles mais celui des sept samouraïs. Quand tout ça s’arrêterait-il ?

Sofia n’était pas restée : l’évocation du cauchemar italien avait tué toute idée de désir entre eux. Erwan refusait d’imaginer la scène, avec ses neveux aux premières loges. Il ne pouvait pas non plus se laisser déborder par cette nouvelle douleur — il tentait de l’évacuer en se disant qu’après tout, Loïc était bisexuel, qu’il avait souvent joué avec le feu auprès d’amants infectés, sida ou hépatite C. Qu’abruti de calmants, il n’avait peut-être pas réalisé ce qui lui arrivait. Des conneries.

Il avait passé sa nuit à se laver les yeux et à bouffer du charbon actif. Malgré une torpeur lancinante (les médecins l’avaient prévenu : le perchlo provoquait aussi un syndrome narcotique), il n’avait pas réussi à dormir. À trois heures du matin, il avait réuni les cahiers d’écolier dans lesquels il avait consigné ses deux enquêtes, celle de septembre et celle du Congo, y avait ajouté photos, rapports, PV annexés à la procédure, avait emballé le tout dans des sachets de congélation puis planqué le butin dans son parking, à côté de son immeuble. Il s’attendait à une perquise en fanfare de Viard (ou une fouille en loucedé, au choix) afin de ratisser tout ce qui pouvait concerner leur mystérieux programme et l’implication du gouvernement dans le merdier.

— Qu’est-ce que vous voulez encore ?

Jean-Louis Lassay se tenait derrière les grilles de l’UMD, mains dans les poches de son duffle-coat. Dessous, on distinguait le blazer bleu marine et la fine cravate à rayures : le beau JL, dans toute sa splendeur oxfordienne.

— J’ai encore quelques questions.

— Vous m’en avez déjà posé pas mal.

— J’ai parlé avec Pascal Viard.

Aucun signe d’étonnement : avec son front haut, ses sourcils en coups de fouet et ses lèvres sensuelles, on devait souvent lui dire qu’il ressemblait à Dominique de Villepin ou Richard Gere. Chaque fois, il devait accueillir le compliment d’un air entendu, presque désolé.

— Tout ça n’existe plus pour moi.

Erwan se planta devant lui alors que les gardes du check-point se rapprochaient : il fallait protéger le maître. Le crachin donnait à l’atmosphère un air de papier mâché.

— Écoutez-moi bien, Lassay, je me répéterai pas. Y a trois jours, un cinglé a sauvagement assassiné une lieutenant de mon groupe. Hier soir, il a blessé un autre de mes gars et tué un ouvrier qui se trouvait sur son chemin.

Lassay accusa le coup : à l’évidence, pas au courant.

— J’enterre mon père dans quelques heures, continua-t-il, son épouse est en bonne voie pour le rejoindre (il ne pouvait plus dire « ma mère ») et j’ai sans doute déjà perdu mon boulot. Croyez-moi, si vous ne montrez pas maintenant, ici même, un minimum de coopération, je vous emporterai dans ma chute et ça fera très mal.

Le vieux preppy piétina légèrement le sol détrempé — on aurait presque dit un pas de danse. Enfin, il remonta le col de son duffle-coat et désigna, d’un coup de menton, le parking.

— Prenons ma voiture.

Pas un mot durant le trajet. Le paysage fondait en coulées torsadées derrière les essuie-glaces. Erwan se demandait si Lassay n’allait pas le précipiter du haut d’une falaise, le livrer à une de ses créatures, un fou furieux bourré jusqu’à la gueule de molécules inconnues — ou, plus simplement, le déposer à la gendarmerie.

Ils ne roulèrent qu’un kilomètre ou deux à travers une lande plate comme un terrain de football. Enfin, la mer apparut, morne et grise. Pas question de falaises ici : la terre s’avançait dans l’eau avec précaution, un caillou après l’autre. Des pins parasols se dressaient au loin, ressemblant à cette distance à une colonie de brocolis plantés dans le sable.

Ils sortirent de voiture et se dirigèrent vers les rochers. Erwan avait déjà compris que Lassay allait tout lui balancer, à la fois par vanité de chercheur et sentiment d’invincibilité — mais certainement pas par remords.

— J’organise parfois des randonnées ici avec mes pensionnaires, dit enfin le psy.

— C’est comme ça que Pharabot s’est fait la malle ?

Le toubib eut cette fois un bref sourire, toujours aussi artificiel. La pluie ne pénétrait pas sa chevelure. Modèle waterproof. En toutes circonstances, le professeur conservait l’esprit au sec.

— Vous êtes loin du compte. Suivez-moi. Y a par là un chemin qui longe la grève. J’espère que vous n’avez pas des chaussures glissantes.

125

— Depuis des années, commença Lassay, il existe un programme national de recherche centré sur la violence. Il y a une partie officielle, comportant des statistiques, des observations policières, des spéculations politiques, des décrets de justice, toutes ces choses qui ne mènent à rien, et une partie secrète fondée sur l’étude scientifique de spécimens particuliers : les criminels.

— Ceux qui sont au trou ?

— Les autres sont difficilement observables. Notre corpus comprend les meurtriers et violeurs, disons classiques, des prisons françaises et aussi les psychotiques aux instincts dangereux, comme ceux que nous soignons à Charcot. Nous pratiquons sur eux des tests, des prélèvements, des examens poussés pour mieux comprendre leurs mécanismes d’agressivité.

— Vous avez été plus loin : vous avez créé le Pharmakon.

Il hocha la tête, faisant mine d’apprécier les connaissances d’Erwan :

— Je vois que vous n’êtes pas venu les mains vides.

— Parlez-moi de vos travaux, à vous et Hussenot.

Lassay prit son souffle. Sous la fine bruine, avec ses cheveux serrés et son profil victorieux, il avait des allures de tribun moderne.

— Philippe possédait des connaissances neurologiques que je ne maîtrisais pas. C’est lui qui m’a mis sur cette piste totalement neuve : le circuit neuronal de la violence. Progressivement, nous sommes parvenus à localiser les zones cérébrales impliquées dans l’agressivité puis le cheminement de ces neurones au sein du corps humain. Hussenot a alors été plus loin. Il a eu l’intuition du Pharmakon.

— Expliquez-moi.

Ils marchaient le long de la mer, en direction des pins parasols. Malgré le rideau de pluie, le site évoquait la Côte d’Azur et une douceur méditerranéenne. Ne manquait que le chant des cigales. À la place, les cris des mouettes vous donnaient l’impression de racler un couteau sur vos propres os.

— C’est assez compliqué.

— Je ne suis pas si con. Déjà, le nom : qu’est-ce que ça veut dire ?

— Cela vient du grec ancien. C’est ainsi qu’on appelait la victime expiatoire qu’on sacrifiait aux abords de la cité pour en expurger, symboliquement, toute menace de violence. Peu à peu, le terme a revêtu à la fois le sens de « remède » et de « poison ». Une ambivalence qu’on retrouve dans notre programme.

— C’est-à-dire ?

— Vous savez comment fonctionnent les neurones ?

— Plus ou moins.

— Pour chaque émotion, chaque décision, chaque mouvement, une impulsion naît dans le cerveau, déclenchant une réaction en chaîne dans tout le corps, selon un circuit donné. À partir du premier stimulus, chaque neurone, par influx électrique, libère un neuromédiateur qui atteint les récepteurs du neurone suivant, qui à son tour joue le même rôle et ainsi de suite jusqu’à la réalisation physique de l’ordre. Notre idée était de bloquer, le long du circuit de la violence, les récepteurs d’un ou plusieurs neurones.

— Concrètement, quel effet cela aurait-il ?

— L’ordre donné par le cerveau ne peut plus aboutir. Le message meurt en chemin.

— Comment bloquer ces récepteurs ?

— En les saturant avec un produit de substitution, qu’on appelle dans notre jargon un « analogue » et qui empêche le vrai neuromédiateur de porter son message.

Les « analogues », c’était le mot utilisé par Levantin. Les substances contenues dans les médocs anonymes du monstre de Louveciennes.

— Imaginez des cavités microscopiques à colmater, continuait Lassay. Avec ce produit, les récepteurs neuronaux seraient obstrués et la violence du sujet serait bridée, ne pouvant jamais dépasser un certain seuil.

— Ces produits de substitution, quels sont-ils ?

— Des molécules chimiques, produites par de grands laboratoires.

— Ils collaboraient avec vous ?

— Bien sûr. Ce qui marche pour des criminels avérés peut se révéler utile, à des doses moindres, pour des patients ayant des comportements agressifs ou éprouvant des difficultés à gérer leurs pulsions. Les labos nous fournissaient les analogues et nous mettions en place les protocoles pour en régler les dosages, ce qui est le plus important.

Tout cela sonnait curieusement d’actualité. À l’heure où la psyché humaine est régulée, soignée, stimulée par tout un tas de pilules et de spécialistes, on pouvait imaginer que la justice y trouve son compte — une société où il n’y aurait plus d’assassins, du moins plus de récidivistes — et les laboratoires une manne : de l’utilisation sporadique pour les « grands nerveux » à l’assujettissement général d’un peuple pour une dictature. Fini la guerre chimique, bienvenue à l’oppression moléculaire.

— Ce vaccin, il existe ou non ?

— Il existe : nous l’avons mis au point. Hussenot depuis sa clinique de Chatou traitait directement avec les labos. Moi, je testais les analogues sur mes patients… volontaires.

La mare aux canards. L’institut Charcot avait bien été un centre d’expériences obscures et les soi-disant volontaires ne devaient pas être plus chauds pour traverser le campus que les soldats de 14 les lignes ennemies.

— Les tests étaient douloureux ?

— Le problème de ce type de traitement est qu’il faut d’abord injecter pas mal de produits pour saturer les récepteurs des neurones concernés. Ce qui signifie, dans un premier temps, un redoublement de violence chez le sujet avant que tout se calme pour de bon.

Erwan vit passer une image terrible : des fous violents rendus plus violents encore, des malades dont on aggravait la maladie pour mieux l’étouffer ensuite. Camisoles, cellules d’isolement, calmants : les mesures de répression et de contention avaient dû aller bon train dans les sous-sols de la « fabrique de monstres » qui n’avait jamais si bien porté son nom.

— Donnez-moi des dates.

— Nos travaux ont pris un tournant décisif dans les années 2000. Des résultats significatifs démontraient que nous étions sur la bonne voie. Malheureusement, Hussenot n’était plus fiable.

— C’est-à-dire ?

— Il avait changé d’humeur. Son divorce l’accaparait, l’obsédait même. Il ne pensait plus qu’à ses gamins, à sa clinique et au moyen de la faire fructifier. D’un coup, nos recherches fondamentales avaient perdu tout intérêt à ses yeux. Puis le destin s’en est mêlé : il est mort avec ses mômes dans un accident de voiture.

— Vous avez continué seul ?

Lassay inspira une grande bouffée d’air détrempé puis ouvrit les bras vers la mer. Un geste ridicule mais Erwan n’avait pas envie de rire. Ce pantin emphatique portait la responsabilité des meurtres qui se multipliaient depuis septembre.

— Pas le choix. Nos recherches pouvaient changer la face du monde !

— Vous vous rendez compte du sang que vous avez sur les mains ?

Le psy eut une moue sceptique :

— L’histoire des progrès scientifiques…

— Les faits, putain de dieu, coupa Erwan avec impatience.

— L’État m’a lâché : il faisait surtout confiance à Hussenot.

Il avait dit ces derniers mots avec dégoût, comme si un relent acide lui était remonté dans la gorge. Erwan était plutôt étonné : l’histoire du Pharmakon correspondait, mot pour mot, à celle que Viard lui avait racontée. Pour une fois, le faux jeton du marché d’Aligre avait joué franc jeu. Sans doute était-il convaincu de son impunité, comme le psychiatre lui-même.

— J’avais les analogues. J’avais les protocoles. Mais je manquais d’argent et j’ai vu le moment où tout allait capoter pour une histoire de pognon…

— Vous pouviez financer vos expériences avec les fonds de l’UMD…

— Impossible. On croule sous les audits et les ministères publics ne cessent de nous rogner les budgets.

Erwan comprit soudain ce qui était arrivé :

— C’est alors que les adorateurs de l’Homme-Clou ont sonné à votre porte.

— Exactement. C’était en 2009. Lartigues et ses complices m’ont proposé une fortune pour la moelle osseuse de Thierry Pharabot. C’était inespéré. J’ai tout de suite accepté.

— Combien vous ont-ils offert ?

Le psy ne répondit pas tout de suite. Lui qui avait manipulé le matériau le plus dangereux — le cerveau humain — et qui était à l’origine d’une dizaine de meurtres était pris d’un coup d’une pudeur absurde au sujet de l’argent.

— Combien, Lassay ?

— Cinq millions d’euros.

— Et nets d’impôts, avec ça.

— Je vous en prie. Tout ce que j’ai fait, je…

— Vous l’avez fait pour la science, on a compris. Que s’est-il passé ensuite ?

— J’ai pu réamorcer le protocole. Il m’a fallu deux ans encore pour affiner les réglages, les techniques d’ingestion, les analyses des effets secondaires, mais l’année dernière le Pharmakon était prêt.

De nouveau, Erwan capta la logique souterraine de l’histoire :

— Alors, vous avez choisi celui par qui le fric était arrivé : Pharabot lui-même.

— C’est sans doute la pire idée que j’aie jamais eue.

126

La pluie avait cessé. Ils marchaient maintenant à l’intérieur d’une crique dont le sable était jonché de coquillages brisés et de déchets délavés : fragments de filets, morceaux de polystyrène, tessons de verre… Les poubelles de la mer.

Ces détritus ne parvenaient pas à altérer la beauté du décor : l’anse formée par les rochers, ronds comme des bulles, prenait des reflets roses et mauves alors que les pins et les fougères en arrière-plan dessinaient une frise d’un vert profond.

— J’avais besoin d’un tueur chimiquement pur, reprit Lassay d’une voix forte pour couvrir le brouhaha de la mer toute proche, sans autre mobile que le goût du sang.

— Ce n’est pas le profil de Pharabot.

— Non. Sa violence était nourrie de peur et de croyances. Il n’éprouvait aucun plaisir à tuer ni à mutiler.

— Dans ces conditions, pourquoi l’avoir choisi ?

— Parce que je l’avais sous la main et que je l’avais officiellement fait mourir en 2009. Par ailleurs, il demeurait un meurtrier de… première catégorie, si je peux m’exprimer ainsi. Ses pulsions agressives étaient intactes. Sa violence ne connaissait aucun frein. Ni morale ni pitié. Les effets du Pharmakon sur un tel individu constituaient un test décisif.

Tu m’étonnes : qui peut le plus peut le moins.

— Juste une précision : en 2009, qui a signé le permis d’incinérer Pharabot ?

— Un vieux médecin du coin. Il a à peine regardé le corps. Il avait l’habitude des morts à Charcot.

— Mais qui a grillé au crématorium du Vern ?

— Personne. Plug a verrouillé lui-même le cercueil. Un billet aux ordonnateurs et en avant les flammes.

— Où avez-vous planqué Pharabot ?

— Dans un institut en Wallonie que je connaissais bien. Je payais sa pension : aucun problème. Quand le Pharmakon a été prêt, en février 2012, je l’ai fait revenir. Je l’ai placé en cellule d’isolement et j’ai renouvelé le personnel dans cette partie de l’unité. Un seul homme était habilité à s’occuper de lui.

— Plug.

— Exactement. Au printemps, j’ai commencé le traitement. Pharabot a plutôt bien réagi. Le problème était les effets secondaires. Je devrais plutôt parler, dans ce cas, d’effets premiers. Son agressivité est devenue… ingérable.

— Vous l’avez rendu plus fou encore.

Lassay prit sa mine désolée — celle qu’il avait dû travailler devant sa glace pour annoncer un décès aux familles ou son absence de résultats à ses bailleurs de fonds. Derrière lui, les nuages étaient de retour. Le ciel ressemblait à un immense paysage de montagnes grises inversées, pointant leurs sommets vers la ligne courbe et noire de la mer.

— Combien de temps a duré ce… préambule ?

— Je ne sais pas.

— Comment ça ?

— Pharabot s’est enfui avant la fin du traitement.

Maintenant, c’était limpide : ce con avait chimiquement excité la bête et l’avait laissée s’échapper, la rage aux lèvres. Comme disait Morvan : « On n’est jamais à l’abri du pire. »

— Pharabot s’était radouci. Ses accès de fureur s’espaçaient. J’ai pensé, à tort, que nous entrions dans la deuxième phase : celle du bridage. Bref, en septembre, il est parvenu à se sauver et à voler un Zodiac de l’hôpital.

Encore une faute. On n’avait jamais vérifié si Charcot possédait la moindre embarcation alors que le site avait un accès à la mer.

— Bordel de dieu, pourquoi ne me l’avoir jamais dit ?

— Je… j’ai eu peur d’être arrêté. Par ailleurs, je voulais poursuivre mes recherches.

La trouille du coupable et la folie du chercheur inextricablement liées dans ce cerveau malade. Les articles 122-1 et 122-2 et leurs alinéas allaient jouer à plein pour ce pompier pyromane. En dépit de ses responsabilités, il serait sans doute déclaré… irresponsable.

— Pharabot a navigué en direction de Kaerverec, continua le toubib. Il a accosté aux alentours de la lande et est tombé sur Wissa Sawiris. Il a transformé le premier venu en nkondi.

La boucle était bouclée : on revenait au premier meurtre. Le corps déchiqueté du pauvre étudiant qui avait ouvert la sombre sarabande.

— Ça ne tient pas debout. Où aurait-il pris les clous, les miroirs ? Comment aurait-il pu extraire les organes ?

— Vous n’avez pas compris : le nganga était de retour. Les analogues n’avaient pas seulement aggravé son penchant pour la violence, ils avaient aussi excité son esprit. L’Homme-Clou renouait avec ses frayeurs anciennes et ses méthodes radicales pour se protéger. Il a volé tout ce dont il avait besoin à la maintenance : outils, pointes, morceaux de ferraille.

Erwan se souvenait du bizutage, des apprentis pilotes — surnommés les Rats — lâchés dans la lande, des Renards qui les pourchassaient avec des amplificateurs de lumière. Comment Pharabot avait-il pu passer inaperçu ? Où avait-il commis son crime ?

Lassay devina ses pensées :

— Je pense qu’il a opéré dans une épave de cuirassé qui se trouve sur une plage…

— Le Narval ?

— Je ne connais pas le nom.

— Admettons qu’il soit tombé sur Wissa et qu’il ait réussi à le traîner dans l’épave, ou qu’il l’ait surpris déjà sur place. Pourquoi ensuite prendre le risque d’embarquer le corps sur l’île de Sirling alors qu’il était lui-même en cavale ?

— Ce n’est pas lui qui l’a transporté mais Plug et moi. Quand on s’est aperçus qu’il avait disparu, nous sommes partis à sa recherche. Nous n’avons trouvé que le cadavre et j’ai aussitôt décidé de le planquer. J’espérais qu’on le découvrirait le plus tard possible. Entre-temps, je comptais remettre la main sur Pharabot.

— Ensuite, que s’est-il passé ?

— On l’a cherché dans toute la zone. On a finalement laissé tomber. J’avais l’espoir qu’il reviendrait de lui-même.

— Pourquoi ?

— À cause des neuromédiateurs. J’ignorais les conséquences exactes d’un arrêt brutal du traitement mais Pharabot allait souffrir du manque.

La météo avait définitivement sombré comme une lourde épave. La mer roulait ses rancœurs. Les blocs d’eau sombre éclataient sur la roche et retombaient en fouets d’écume entre les dents de pierre.

— Les gendarmes sont venus demander si un de nos patients s’était enfui. J’ai répondu par la négative et je n’ai plus jamais vu un uniforme. N’oubliez pas que Pharabot était mort depuis 2009. Il a fallu que vous reveniez fouiner plus tard pour que je panique à nouveau…

— Comment Pharabot a-t-il pu disparaître ainsi des radars ?

— Grâce à Isabelle Barraire-Hussenot. Il n’aurait jamais pu organiser son évasion sans une complicité extérieure. Je n’ai pas les détails mais elle a dû le récupérer quelque part. Peut-être même a-t-elle participé au crime : elle était vraiment…

Katz-Barraire préparant le terrain, récupérant Pharabot dans la lande, organisant les meurtres d’Anne Simoni, Ludovic Pernaud, celui de Gaëlle — dont elle avait réchappé mais qui avait fait d’autres victimes… Les rouages du scénario se grippèrent encore : pourquoi Pharabot s’était-il arrêté en si bon chemin ? Après l’agression de Sainte-Anne, les assassinats avaient cessé. Cette période de paix avait confirmé la culpabilité de Kripo.

Erwan interrogea Lassay sur ce point précis.

— La réponse est simple : c’est le moment où Pharabot a repris son traitement. Les récepteurs neuronaux se sont enfin bloqués. Son agressivité s’est régulée.

— Comment a-t-il pu se procurer ses médocs ?

— Fin septembre, Isabelle Barraire est venue me voir. Pharabot était incontrôlable. Pour moi, le choc a été double. J’étais sidéré de la voir débarquer dans cette histoire. Par ailleurs, la personne que j’ai vue arriver n’était plus celle que j’avais connue mais un homme. Isabelle avait compris toute l’histoire : mes expériences, le Pharmakon, ses effets désastreux. Elle voulait des sédatifs et les analogues du traitement.

— Vous n’avez pas demandé à le voir ?

— Isabelle n’a rien voulu entendre.

— Vous lui avez donné les médocs ?

— Pas le choix. Il fallait maîtriser Pharabot et elle menaçait de tout balancer aux flics ainsi qu’aux médias. Elle a disparu avec la posologie et n’est plus jamais réapparue.

Ils atteignirent enfin la pinède. Aiguilles vertes, écorce grise, sable rouge : tout prenait un caractère abstrait, indéchiffrable, comme lorsqu’on s’approche trop près d’un tableau.

— Quand Audrey a surpris Pharabot dans la baraque de Louveciennes, reprit Erwan, il n’avait pas l’air vraiment calme. Vos pilules n’ont jamais apaisé qui que ce soit.

Lassay eut un geste exaspéré.

— Isabelle était morte depuis deux jours. Pharabot ne savait pas exactement quoi prendre ni dans quel ordre. Sans moi ni Isabelle, il ne pouvait être soigné.

Admettons. Changement de braquet :

— Ces dernières semaines, Isabelle Barraire-Hussenot, sous l’identité d’Éric Katz, a renoué avec ma sœur Gaëlle. Pour l’attirer dans un piège ?

— Peut-être. Pharabot n’a pas achevé sa vengeance, il devait exiger une autre proie.

Erwan imagina Isabelle dans la peau d’une disciple prête à tout pour satisfaire son maître et lui servir des victimes sur un plateau.

— Où est-il à votre avis ?

— Aucune idée.

— S’il revient au bercail, vous…

— N’ayez crainte, je vous préviendrai. Je ferai tout pour arrêter le massacre. Je suis épuisé par ces morts, cette violence, cette fuite en avant… Et prêt à assumer mes responsabilités, comme vous dites. Si vous n’avez pas confiance en moi, vous pouvez placer aussi des hommes autour de l’UMD.

— C’est déjà fait. (Un détail coinçait encore.) J’ai affronté plusieurs fois Pharabot ces dernières semaines : il possède une forme physique inouïe pour son âge. Plutôt celle d’un ancien athlète que celle d’un pensionnaire d’asile shooté aux médocs.

— Un autre effet du traitement. Du moins dans sa première phase. Encore une fois, les récepteurs neuronaux sont hypersollicités. Pharabot tourne en surrégime, si je peux dire.

— Vous, vous n’avez pas peur de lui ?

— Non. Il me doit tout. Jamais il ne lèverait la main sur moi.

Le docteur Frankenstein devait penser la même chose avant que son monstre ne tue sa fiancée. Mais c’est un élément qu’Erwan avait déjà remarqué lors de leur altercation au sujet de Plug : le beau JL était doté d’un sérieux courage physique. Il avait peut-être la trouille de la prison et de l’échec mais pas de se colleter avec un dément survitaminé.

— Vous allez m’arrêter ? demanda-t-il comme s’il suivait les pensées du commandant.

— Pas pour l’instant : vous pouvez encore m’être utile. Mais je ne vous oublierai pas à l’heure des comptes. Malgré vos contacts, vous plongerez. Je vous conseille même de les prévenir : je remonterai aussi jusqu’à eux.

— Je vois.

— Ça fait un bon moment que vous ne voyez plus rien. Vous finirez avec vos patients, derrière les barreaux.

— Vous n’avez pas compris les enjeux qui…

Le psychiatre n’acheva pas sa phrase : Erwan l’avait empoigné par les revers de son duffle-coat et plaqué contre le tronc d’un pin.

— Fermez-la avant que je perde vraiment mon calme ! hurla-t-il soudain. Le seul truc surprenant dans cette histoire, c’est que je ne vous éclate pas le crâne, là, tout de suite, comme une carapace de crabe sur un rocher.

Lassay trouva le jus pour sourire.

— Vous ne le ferez pas, murmura-t-il. C’est toute la différence entre un homme comme vous et Pharabot. Le bridage que je cherche à imposer par…

Erwan le lâcha avec dégoût et fit quelques pas pour ne plus l’entendre.

— Dans ses moments de lucidité, le poursuivit Lassay, Pharabot parlait souvent de votre père. Il disait qu’il aurait fait un nganga d’exception.

Erwan s’arrêta net : sous la pluie et les cimes des pins, il n’attendait pas ce coup bas.

— Il me parlait de la Cité Radieuse, poursuivit le psy, et d’une nuit d’avril où Grégoire Morvan l’avait rejoint dans le deuxième monde. Il évoquait une jeune femme, une croix gammée que votre père lui avait gravée sur…

— Fermez votre putain de gueule !

Il avait levé le poing, s’arrêtant juste au moment où le tonnerre craquait dans le ciel, semblant résonner partout à la fois.

— Je serais vous, conclut Lassay, imperturbable, je ne m’inquiéterais pas trop au sujet de Pharabot.

— Pourquoi ?

— Vous croyez le chercher mais c’est lui qui est à vos trousses. Il vous tombera dessus d’ici quelques heures.

127

Après avoir dépassé Paimpol et pris la direction de la pointe de l’Arcouest, Erwan roulait à fond le long du littoral en se demandant où la mer avait pu se planquer. Sur la Côte d’Azur, impossible d’ignorer la proximité de la Méditerranée. Ici, pas moyen d’apercevoir la Manche avant d’avoir le nez dessus. La campagne verdoyante qu’il traversait aurait pu se trouver dans le Limousin ou en Alsace.

Il ne voulait plus réfléchir à l’enquête — trop d’infos, trop de folie. Pour l’instant, une seule préoccupation : il allait être en retard à l’enterrement. Déjà 14 heures et il ne connaissait même pas les horaires des vedettes pour Bréhat.

Comme prévu, la mer jaillit à quelques mètres seulement de l’Arcouest. Un virage et d’un coup, le grand jeu : à gauche les flots d’ardoise à perte de vue, à droite une falaise de granit raide comme une lime. Ciel couvert, pluie fine : rien à signaler, mon capitaine. Pourtant, un détail clochait : l’appontement, encadré par un bar-tabac, un hôtel et une boutique de souvenirs, était pris d’assaut par plusieurs fourgons de gendarmerie ainsi que des bagnoles sérigraphiées de flics. Les Cruchot semblaient attendre la prochaine vedette ou plutôt un ennemi public numéro un à son bord.

Erwan laissa sa voiture sur le parking surélevé puis descendit à pied vers la grève, sac à l’épaule, à petite foulée. Que s’était-il passé encore ? Pourquoi tant de bleus à l’horizon ? En s’approchant, son étonnement redoubla : tout ce petit monde était dirigé par Pascal Viard himself. Pas la peine de chercher plus loin : cette haie d’honneur était pour sa pomme. Le préfet parisien devait penser que l’enterrement était terminé et qu’Erwan n’allait pas tarder à rentrer sur le continent.

— C’est pour moi que t’es là ? hurla-t-il à l’attention de Viard.

À son regard, il comprit que son hypothèse était la bonne.

— J’avais peur de t’avoir manqué, répondit le flicard en ravalant sa surprise.

— Qu’est-ce que tu fous là ?

— En vertu des pouvoirs qui me sont conférés, je te notifie ton placement en garde à vue à… (il jeta un coup d’œil à sa montre) 14 h 40. Tu peux prévenir un proche conformément à l’article 63-2. Tu peux aussi contacter un avocat…

Avec sa veste matelassée chinoise, son bonnet tibétain et son pantalon de treillis à poches latérales, Viard avait l’air d’un prof de fac devisant sur les marches d’une université. Erwan comprenait qu’il ait amené du monde : c’était pour donner un peu d’autorité à sa grande scène d’arrestation.

— Pour quel motif ?

— Alors là, fit l’autre en s’avançant, j’ai des capotes pour l’hiver. Par quoi j’commence ? Ta p’tite visite chez moi ? Au bureau ? Tes coups et blessures à un officier de police ? Ta mission commando à la blanchisserie Domanges ? Ton interrogatoire illégal de Patrick Benabdallah ? Depuis ton retour d’Afrique, on peut dire que t’as pas chômé.

Une seule bonne nouvelle : pas un mot sur sa visite matinale à Jean-Louis Lassay.

— Tout ce que j’ai fait, rétorqua Erwan le plus sérieusement possible, je l’ai fait dans le cadre de l’enquête sur le meurtre de ma cinquième de groupe et…

— Garde ta salive pour le PV. Pour l’instant, file-moi ton badge et ton feu. Tu s’ras gentil de pas résister ni de nous la jouer « héros entravé dans sa croisade solitaire ».

Il détacha le holster de sa ceinture, attrapa sa carte et remit le tout aux gendarmes. Inutile d’alléguer la compétence territoriale : Viard sortait toujours couvert.

— T’as fait le voyage juste pour moi ?

— Un Morvan avec les pinces, ça vaut le détour.

Sur son ordre, deux keufs en civil s’avancèrent. Au loin, la vedette approchait, bleu et blanc — exactement les couleurs du drapeau québécois.

— Attends. Tu te demandes pas ce que je fous ici ?

— Je le sais : tu viens d’inhumer ton vieux.

— Non : j’y vais justement. Les obsèques sont à 16 heures.

Viard fronça un sourcil. Le ronronnement du moteur du ferry emplissait le ciel.

— C’est pas déjà fait ? demanda-t-il en attrapant son mobile dans sa poche et en scrutant son écran. La bière est arrivée sur l’île y a trois heures.

— T’es bien renseigné, sourit Erwan, mais je devais passer voir un notaire avant. On m’attend pour la cérémonie.

Viard mit une main sur le cœur et s’inclina :

— Toutes mes excuses. On va t’accompagner.

— Tu es la dernière gueule que le Vieux aurait voulu voir à son enterrement.

Le flic sortit sa cigarette électronique et se mit à vapoter.

— J’aurais pas aimé non plus que Morvan vienne pisser sur ma tombe.

— Voilà c’que je te propose : tu me laisses filer sur l’île, j’enterre mon père et je dors chez lui. Je prends la première vedette demain matin et je te suis au poste.

— Et le cul de la crémière, il est dans le menu ?

— Je déconne pas. Une fois là-bas, comment veux-tu que je m’échappe ?

— Et les bateaux ?

— Cette nuit, c’est marée basse. C’est le dernier ferry, y en aura plus avant demain matin. Je serai prisonnier de l’île.

En réalité, Erwan n’avait pas la moindre idée de l’heure des marées et d’ailleurs, Bréhat n’était jamais totalement à sec. L’argument parut pourtant faire mouche.

— D’accord, cracha Viard dans un panache de buée. On te fout la paix jusqu’à demain matin. T’as ma parole.

La vedette accostait.

Soudain amical, Erwan prit son ennemi par l’épaule et lui murmura à l’oreille :

— Ta parole ? Comment faire confiance à un mec qui fume de l’eau ?

128

Bréhat l’avait toujours angoissé : il y étouffait. Tous ces riverains, en dépit de leur air cool, lui paraissaient s’entasser sur ce morceau de terre comme les victimes d’un naufrage, en attente de secours. Seule consolation aujourd’hui : en plein mois de novembre, l’île serait déserte.

À bord, son portable sonna : Gaëlle. Son cinquième message depuis midi. Il lui semblait que la vibration était de plus en plus nerveuse, plus agressive, traduisant la colère de la frangine. Il ne décrocha pas mais l’avertit par SMS : « Je suis sur le ferry. »

La vedette ne mettait qu’un quart d’heure pour traverser le chenal du Ferlas. Il arriverait à temps pour la cérémonie. Loïc était assez grand pour se démerder avec le prêtre et les fossoyeurs. Vaille que vaille, tout allait se dérouler selon les souhaits du Vieux. Dommage qu’on soit pas dimanche…

La pluie redoublait mais Erwan préféra quitter le pont couvert pour s’installer à la proue. Accoudé à la rambarde, il avait déjà chassé le souvenir de Viard et sa tête de cul mal torché. On envisagerait le problème demain matin, une fois le Padre enterré.

Il vérifia tout de même ses mails et ses SMS. Aucun signe de Sandoval, donc : Pharabot courait toujours. Il songea à la prédiction de Lassay : « C’est lui qui est à vos trousses. » Que le diable t’entende… Si le tueur se pointait, il l’abattrait sans autre forme de procès. Et s’il était arrêté ailleurs, Erwan le rejoindrait pour l’éliminer — quelle que soit sa version, personne ne le poursuivrait pénalement. Un chien qui a la rage, il faut le piquer.

Il leva la tête et offrit son visage à la pluie. Pas un passager à bord. Ce lourd ferry vous ramenait à l’essentiel : l’air, la mer, le fer. Les gouttes crépitaient sur le toit derrière lui. Les vagues sous ses pieds craquaient comme s’il était à bord d’un brise-glace. La rambarde de métal peint lui offrait froideur et dureté, en accord avec le vent chargé d’embruns.

Dire que Morvan avait épargné Pharabot à l’époque… Erwan n’aurait pas cette indulgence. Pharabot était peut-être victime des expériences de Lassay mais il fallait en finir. Au nom d’Audrey Wienawski, de Jacques Sergent, de Wissa Sawiris, d’Anne Simoni, de Ludovic Pernaud et des autres…

Ensuite, il s’occuperait de Lassay. À son sujet, il hésitait encore. Le traîner en justice, malgré le tir de barrage que lui opposeraient Viard et consorts. Ou simplement lui balancer trois balles dans le buffet sur fond de granit rose. On pouvait… Erwan s’arrêta dans ses résolutions. En réalité, après avoir inhumé son père, tout ce qu’il pourrait faire serait de revenir sur le continent, tendre les poignets pour qu’on lui passe les pinces et écouter les chefs d’accusation qui s’accumulaient contre lui.

Son portable, encore. L’hôpital Georges-Pompidou. Il retourna s’abriter sous le pont couvert et décrocha. Le médecin qu’ils avaient vu la veille.

— Alors ? demanda Erwan avec brutalité.

— Je n’ai pas de bonnes nouvelles. Nous avons pratiqué d’autres tests ce matin et fait un électroencéphalogramme. L’activité est quasiment plate…

Incapable de dire ce qu’il ressentait. Ni pour qui exactement. La femme qui l’avait élevé ? La meurtrière de Cathy Fontana ? La victime expiatoire de Morvan ?

— Par ailleurs, continuait le médecin, le tracé est caractéristique d’un burst suppression… En général, ces signes annoncent le pire : un coma irréversible.

— Il y en a pour combien de temps ?

— Qu’est-ce que vous voulez dire ?

La pluie, portée par le vent, l’avait poursuivi jusque dans son refuge : Erwan sentait ses piqûres acérées sur sa nuque. Au-delà de ce rideau gris, Bréhat se rapprochait.

— Combien de temps peut-elle survivre ainsi ?

— Impossible à dire. (Le médecin prit une voix encourageante.) Mais on ne doit pas perdre espoir. Un réveil est toujours possible.

— Dans ce cas, dans quel état sera-t-elle ?

Le toubib hésita mais Erwan sentait qu’il ne craignait pas de dire la vérité. Quand on lutte toute la journée contre la mort, les vivants ne vous font plus peur.

— Le problème serait les séquelles neurologiques. Il y aurait un risque important de dysfonction cérébrale majeure…

Erwan se voyait mal s’occuper de Maggie réduite à l’état de légume — et il imaginait encore moins Gaëlle ou Loïc s’y coller.

— Mais selon vous, reprit-il comme pour balayer cette éventualité, l’évolution la plus probable est la mort cérébrale ?

— Oui.

— Dans ce cas, on aura le droit de la débrancher ?

Erwan posait la question pour la forme : il avait plusieurs fois mené des enquêtes sur fond d’euthanasie. Il savait que dans cette situation précise, la loi donne son feu vert.

— On pourra envisager cette solution, oui.

Erwan conclut rapidement — on allait accoster — en expliquant qu’il enterrait son père en Bretagne et qu’il serait de retour le lendemain. D’ici là, il fit promettre au médecin de l’appeler s’il y avait du nouveau. Des formules rabâchées, des mots à peu près aussi mécaniques que les machines qui maintenaient Maggie à la surface de la terre.

Il raccrocha et ressortit à l’avant du ferry. Le Port-Clos, la cale principale de Bréhat, n’était plus qu’à quelques centaines de mètres. Derrière l’averse, on devinait le bouillonnement des pins, les premiers toits gris, le petit hôtel Bellevue avec sa verrière et ses deux étoiles bleues. D’un coup, Erwan changea d’état d’esprit et ressentit un élan de tendresse pour ce décor qui l’avait vu vieillir. Après tout, Bréhat n’était pas le cauchemar qu’il se plaisait à imaginer. Il arrivait chaque fois ici d’humeur noire et repartait d’humeur grise — l’île devait avoir ses bienfaits.

À ce moment, il reconnut la silhouette de Gaëlle sur la jetée. Plus frêle, plus mince que d’habitude. Malgré la flotte et le ciel d’éponge, elle lui semblait brûlée par un soleil incandescent. Le soleil qui hypnotisait le héros des Chants de Maldoror quand il éventrait ses victimes ou celui qui aveuglait Meursault, dans L’Étranger, quand il appuyait sur la détente. Le grand soleil blanc de la mort. Elle avait connu ce feu quand elle avait buté Mumbanza et ses hommes. Il la consumait maintenant de l’intérieur.

La vision disparut et Erwan distingua son sourire. Il comprit avec surprise qu’elle ne lui en voulait pas. Sous ses pieds, les roches rouges de l’île coagulaient et elle avait la grâce d’une vierge sculptée — comme si elle était la sainte patronne de l’île.

Il s’était préparé, comme d’habitude, à balancer quelques vacheries pour se défendre contre d’éventuels reproches mais d’un coup, il fut nu — il allait simplement serrer dans ses bras sa petite sœur et se diriger vers l’église.

129

« Observez les lis des champs, comme ils croissent : ils ne peinent ni ne filent. Or je vous dis que Salomon lui-même, dans toute sa gloire, n’a pas été vêtu comme l’un d’eux. »

Loïc ignorait de quel évangile sortaient ces paroles mais elles auraient pu figurer dans un sutra bouddhiste. Même éloge de la simplicité, même détachement pour les apparences. Le prêtre, par une sinistre ironie, était d’origine africaine. Loïc lui avait raconté en quelques mots le destin de Morvan mais lui avait interdit d’évoquer son passé congolais. Le religieux demeurait donc dans l’allusif, l’universel, à coups de citations d’apôtres.

Maintenant, il expliquait que la rigueur de Grégoire, sa foi dans des valeurs morales l’avaient « vêtu » plus richement que n’importe quelle course au fric ou au pouvoir. C’était à crever de rire — et l’officiant ne se doutait pas à quel point. Pourtant, par un suprême renversement, il disait vrai : Morvan, mort en essayant encore de transformer de la boue en or, avait aussi vécu sa vie dans la pureté « qui ne peine ni ne file » — pour l’amour de ses enfants.

Loïc éprouvait un étrange bien-être. Le cimetière de Bréhat se trouvait non loin de l’église Notre-Dame, cerné par un muret au-dessus duquel une crique s’ouvrait, dense et grise comme un lac. La pluie leur accordait un répit mais le vent avait pris la relève.

Des trois enfants Morvan, il était le seul Breton dans l’âme. Il avait conquis cette identité à force de régates, d’expéditions en mer, de beuveries dans les bars. À lui le claquement des voiles dans les yeux, la morsure du sel sur les lèvres : c’était ce qu’il avait eu de meilleur. Aujourd’hui encore, en fin de journée, quand il voyait rentrer des familles d’une randonnée en bateau ou d’un pique-nique au large, il surprenait sur les visages cette lumière particulière que donne la mer aux êtres humains.

Lui aussi avait connu ces retours voluptueux, ces crépuscules d’argent rose. Le problème était qu’il était déjà pas mal bourré et qu’il ne savait plus trop à quoi il devait ces émotions. Il avait admiré tout ça à travers le cul d’une bouteille. À l’époque, il croyait s’élancer vers la vie mais il était déjà en rade.

Un raclement lugubre le secoua dans ses rêveries : on descendait le cercueil. Il s’approcha. Le couvercle verni plongeait dans l’ombre : Loïc ne réalisait toujours pas. Il s’était occupé du moindre détail des obsèques et cela l’avait tenu, paradoxalement, à l’écart de l’essentiel. Sans compter l’aide précieuse de sa famille : coma de la mère, missions commando du frère…

Pour l’heure, cette boîte de bois n’était synonyme que de problèmes logistiques. Même aujourd’hui, il avait fallu chercher des volontaires pour la conduire jusqu’au cimetière — Mahé, le vieux Bréhatin de l’île nord qui s’occupait de leur maison, quelques autres bonnes pommes. Ils l’avaient portée ainsi, à l’épaule, à travers les ruelles étroites du bourg — et sous la pluie, bien sûr. Vraiment la mort du petit cheval.

— Vous voulez dire quelques mots ?

Le prêtre s’était adressé à Erwan — Loïc et Gaëlle avaient déjà prévenu qu’ils ne s’exprimeraient pas. L’aîné fit non de la tête avec son air des mauvais jours. Tout le monde s’écarta de la sépulture, sans le moindre geste d’adieu. Loïc avait prévu que chacun lance une agapanthe sur la bière — il en avait dégoté dans une pépinière — mais Erwan s’y était opposé : « Pas de pathos. » S’était ensuivie une engueulade. Comme d’habitude, le cadet avait capitulé. Après tout, Morvan aurait-il voulu des fleurs sur sa tombe ? Certainement pas.

Les ouvriers apparurent. On scella la fosse. À quoi pensaient les autres ? Ils étaient sans doute comme lui : dans un état second, n’éprouvant que le minimum syndical : le vent, l’ennui, le vide. Les grandes eaux viendraient plus tard. Ou pas.

Loïc observait surtout sa sœur. Elle avait perdu aujourd’hui sa luminescence. Elle affichait un teint gris qui rappelait la tristesse de draps sales, et ses yeux, jadis clairs comme de la glace, s’étaient assombris. Ses pupilles surtout, d’ordinaire taillées comme des diamants, s’étaient fluidifiées. Pas de larmes, non, une sorte de résignation liquide. Mais persistait toujours la grâce des traits : des lignes d’autant plus poignantes qu’elles s’étaient émaciées. Impossible de deviner ce qu’elle pensait ni ce qu’elle éprouvait et il ne voulait pas s’y risquer. Un piège à loup enfoui sous la neige.

Pour Erwan, c’était beaucoup plus simple. Il ne portait pas l’uniforme mais l’esprit y était. Manteau noir, costard de croque-mort. Sa tenue pour les scènes de crime. Il n’avait pas l’esprit militaire mais quand les circonstances le poussaient hors de son champ de compétence — exprimer ses sentiments par exemple —, alors il se caparaçonnait dans son armure et n’en bougeait plus. Son attitude, son expression auraient pu convenir à n’importe quelle cérémonie officielle. Une sorte de monument aux morts, standard et impersonnel. Pourtant, il vint à Loïc une autre image : droit sous la pluie, son frère ressemblait aussi à un paratonnerre qui absorbait les déchirements du clan et les renvoyait sous la terre.

— On y va ?

Loïc s’ébroua : Gaëlle se tenait à ses côtés, son bonnet et sa capuche superposés formant un double diadème sur son front. Il regarda autour de lui : les ouvriers étaient partis, la stèle était en place, pas un péquin ne traînait dans le cimetière. Ils avaient tout de même réussi cette prouesse : personne aux obsèques du célèbre Grégoire Morvan, à l’exception des trois membres valides du clan. « Qu’ils aillent tous se faire foutre ! » aurait dit le Vieux.

Ils auraient dû graver cette épitaphe sur sa tombe.

130

Les deux frères et leur sœur traversant à vélo l’archipel de Bréhat, ça valait le coup d’œil. Ils sillonnèrent le bourg jusqu’au pont Ar Prat pour rejoindre l’île Nord puis longèrent la baie de la Corderie jusqu’à l’amer du Rosédo, à l’ouest. Ils pédalaient sans dire un mot, alors que le grincement de leurs roues sciait la nuit qui s’avançait. Au loin, on entendait le ressac qui roulait sa mauvaise humeur.

Après l’île Sud, sa végétation méditerranéenne et ses maisons au coude à coude, ils retrouvèrent la lande pure, blocs de granit au garde-à-vous, plaines fluorescentes, où seules les fougères sont décoiffées. C’était la partie que Gaëlle préférait, sauvage et déserte, où le large crache ses vents âcres et un froid à se bouffer les dents.

La balade — trois kilomètres dont pas mal de côtes — les avait réchauffés. Quand ils parvinrent à la maison familiale, le vieux Mahé, Breton typique qui semblait sortir d’un écomusée, les accueillit avec un air désolé. Même lui, le gardien historique de la baraque, n’avait pas osé rester au cimetière.

Il leur avait préparé un feu qui donnait un air rustique à un intérieur qui ne l’était pas du tout. Grégoire haïssait la campagne et il avait équipé sa demeure comme un loft parisien, avec cuisine américaine et électroménager dernier cri. Chacun lui savait gré de cette initiative : pas d’odeur de moisi ni de salpêtre dans les coins, pas de courants d’air glacés ni de draps humides. Le cahier des charges du citadin était strictement respecté : au chaud et au sec.

Côté déco, Morvan avait en revanche cédé à la facilité bretonne : cloisons en bois peint, images anciennes et photos aériennes de l’île aux murs, fatras de bibelots rappelant le large et les corsaires. Gaëlle n’y prêtait plus aucune attention — cette imagerie naïve avait bercé son enfance. Ce qu’elle y décelait était plutôt touchant : la sempiternelle volonté de son père de faire croire à ses racines de navigateur — comme lorsqu’il pilotait son hors-bord Boston Whaler en se donnant des airs de loup de mer.

Après une douche brûlante, elle s’installa dans un fauteuil du salon, face aux bûches qui craquaient comme des os dans la cheminée. L’idée était d’être au calme mais les frères s’engueulaient à nouveau dans la cuisine. Le motif cette fois : la vente de la maison. Erwan, qui n’en était pas à une brutalité près, affirmait qu’il fallait se débarrasser au plus vite de cette « merde à volets bleus » alors que Loïc expliquait que Milla et Lorenzo aimaient y passer leurs vacances.

— Tu veux qu’ils apprennent le breton aussi ?

Gaëlle se leva et enfila un ciré : elle en avait marre d’entendre ces deux coqs jouer des ergots pour surtout ne pas assumer leur chagrin. Elle partit sans même les prévenir et retrouva la nuit marine, aux odeurs de javel.

La pleine lune se levait et on pouvait discerner les profils ciselés des pins noirs sur le ciel indigo. Bréhat sous cet angle avait des airs de paysage japonais. Elle ne la voyait pas encore mais elle sentait la marée basse. La crique derrière la maison exhalait déjà des relents d’iode et de varech. Les vagues refluaient avec des petits rires.

Elle traversa le jardin, se prit les pieds dans les dragues à praires et les casiers à crabes (le Vieux se piquait aussi de pêche), monta sur le coteau puis engloba d’un regard le grand cirque de sable humide et de flaques éparses qui miroitaient sous la lune. Seuls les enfants aiment la marée basse — le grand moment de la pêche à pied. Mais elle, elle l’appréciait toujours : le paysage avec ses laminaires échouées, ses vasières béantes avait un côté écorché vif qui lui plaisait. Elle adorait ces heures où la mer tire sa révérence, ne laissant que des effluves de bois mouillé, des relents de sexe triste…

Elle s’assit au sommet du coteau et se roula une cigarette, ce qui lui rappela de nouveau Audrey et sa mort horrible. La seconde suivante, elle se vit abattant les trois ogres dans la chambre suisse. Tout ça lui paraissait parfaitement irréel — et vain. Tant de sang au bord du précipice et que restait-il sinon le vide ? Elle n’était même pas accro de voir Pharabot arrêté ou abattu, comme l’étaient ses deux frères.

Elle fuma sa clope et s’ennuya rapidement. Elle se la jouait toujours misanthrope, limite sociopathe, mais elle s’ennuyait dès qu’elle était seule — et particulièrement dans la nature. Elle se releva et fit le tour de la crique, pour la forme, puis longea les pins qui ondulaient dans le vent. Le plus bizarre était le silence : la mer s’éloignait, il ne restait plus que les pierres. Elle balança son mégot et décida de rentrer — non seulement elle s’emmerdait mais elle avait les jetons.

Quand elle pénétra dans la maison, les deux frères mettaient la table tandis que Mahé s’affairait dans la cuisine. Elle s’y glissa pour boire du thé chaud — toujours prêt dans un thermos. Le vieux Breton se livrait à un vrai carnage dans l’évier : praires, couteaux, coques déjà ouverts s’accumulaient au fond alors qu’il cassait des carapaces de crabes.

— Si vous avez pas envie de fruits de mer, commenta-t-il en envoyant des giclées un peu partout, j’ai aussi pris du boudin.

Gaëlle renonça à son thé et alla vomir dans la salle de bains du rez-de-chaussée, jouxtant sa chambre. Elle se rinça la bouche. La bile lui brûlait encore la gorge et ses parois intestinales semblaient avoir été nettoyées à l’acétone mais elle se sentait légère, vidée, sereine. Elle s’observa dans le miroir : ses traits étaient détendus, épanouis. L’anorexique n’aspire à rien d’autre : se dématérialiser, s’envoler sur une goutte de pluie, comme les fées minuscules des livres d’enfant.


Dîner lugubre. Les deux frangins se faisaient toujours la gueule et elle n’avait pas envie de jouer les médiateurs. Les rares paroles tournèrent autour d’histoires de bateau : Mahé avait sorti le Boston, on se demandait pourquoi, Loïc évoquait des problèmes mécaniques qui survenaient l’hiver, Erwan répondait par monosyllabes, Gaëlle n’y comprenait rien.

Elle pensait qu’on allait se coucher là-dessus mais au moment de se lever de table, Erwan prit un ton d’imprécateur pour ordonner :

— Allons dans le salon, il faut que je vous parle.

Gaëlle se mordit les lèvres, Loïc grogna. Erwan allait sans doute aborder la question de l’héritage : cash planqué en Suisse, actions dans des sociétés obscures, parts dans des mines creusées dans des roches dures — le plus dur étant de prononcer le nom des régions où elles se trouvaient —, le tout sur fond de combines et d’illégalité. Sans compter que Morvan laissait autant de pognon que d’ennemis — il faudrait se battre pour récupérer ce patrimoine.

Or, ils avaient toujours été d’accord : pas question de toucher à cette manne. Aucun d’eux ne souhaitait vivre sur la bête — une bête crevée et honnie. Mais Gaëlle ce soir ne se sentait déjà plus aussi résolue. Elle se glissa dans le fauteuil qu’elle occupait avant le dîner. Pour l’heure, tout ce qu’elle pouvait faire, c’était ronronner près du feu et écouter.

Soudain, une autre crainte : on allait évoquer le coma de Maggie. Débrancher ? Pas débrancher ? Un tel dilemme supposait de mettre ses tripes sur la table et là, ce serait au-dessus de ses forces. On avait évité le mélo au cimetière. Allait-on y avoir droit ce soir ?

Bien sûr, Erwan leur avait préparé encore un autre dessert :

— Vous n’avez jamais su pourquoi j’étais parti en Afrique.

Gaëlle comprit d’un coup que l’inhumation n’avait été qu’une formalité — les vrais bouleversements étaient pour maintenant. Debout près de la cheminée, son frère se mit à parler d’un ton monocorde, presque absent, tout en fourrant des bûches dans l’âtre comme s’il nourrissait la grande chaudière de la vérité.

Durant deux heures, dans un silence scandé par les gouttes de l’averse et le claquement des braises, il leur raconta une histoire insensée sur les origines de leur père. Tout le monde s’était toujours douté que le Padre n’était ni breton ni l’héritier d’une dynastie de chouans, mais personne ne s’attendait à une femme tondue à la Libération, à un petit garçon séquestré, à une mère vicieuse au front gravé d’une croix gammée, se livrant à des sévices sexuels sur son propre fils avant de mourir et de pourrir auprès de son Kleiner Bastard.

Gaëlle était abasourdie, déchirée entre le désespoir de n’avoir jamais compris son père — de n’avoir même jamais soupçonné la vérité — et la honte de s’être toujours plainte, elle, la petite fille à papa. En même temps, elle en voulait au Vieux qui ne lui avait rien dit et à son frère qui aurait dû leur balancer la vérité dès son retour — elle aurait au moins enterré son père en connaissance de cause.

Loïc ne mouftait pas. Il était coutumier du fait — lors des réunions familiales, il cultivait le retrait au point de s’endormir dans son coin. Pourtant ce soir, Gaëlle était certaine d’une chose : il ne dormait pas. Elle sentait sa tension comme un orage qui menacerait de cracher un éclair à travers la pièce.

Erwan enquilla sur l’acte deux. Lontano, 1969. Si cela était possible, l’histoire était plus extravagante encore. L’Homme-Clou, Gaëlle connaissait. Les horreurs qu’il avait commises dans la ville minière du Katanga aussi. La vérité était plus complexe. La septième victime, Cathy Fontana, maîtresse de leur père, n’avait pas été tuée par l’Homme-Clou mais par Morvan lui-même. Du moins avait-il commencé le boulot, achevé ensuite par Maggie et un obscur psychiatre du nom de De Perneke. À cet instant, Gaëlle voulut se lever mais Erwan, toujours debout, eut un geste : « Ne bouge pas. »

Du pur cauchemar — la remise à bateaux où leur propre mère avait torturé une infirmière innocente —, il passa au mélodrame. Cathy Fontana avait un enfant — ce que tout le monde ignorait. Cet enfant était de Morvan. Cet enfant était Erwan.

Cette fois, Gaëlle bondit de son fauteuil.

— Reste assise !

— Non. J’ai ma dose.

— Tu ne veux pas connaître la suite ?

— La suite, on l’a tous vécue, connard.

Elle fila dans sa chambre et se jeta sur son lit sans allumer. Non seulement l’avenir n’existait plus mais le passé non plus. Tout avait toujours été faux, tronqué, manipulé. Elle n’était pas la fille d’une barbouze pour rien. Leur destin n’avait été qu’une longue intox.

Elle plongea son visage dans son oreiller comme pour s’étouffer. Recroquevillée sur la couverture, elle réalisa qu’elle était en mode crise de larmes qui annonçait l’étape suivante : sommeil de mort. Mais non : pas la queue d’un sanglot ni la moindre trace de fatigue. Elle n’était qu’un voltage de souffrance, éprouvant une nausée atroce, comme lorsqu’on se couche complètement bourré et que tout chavire autour de soi. Là ce n’était pas le sol qui tanguait : c’était sa vie. Tous ses repères, déjà fragiles, s’étaient inversés. Son frère n’était plus vraiment son frère. Son père se transformait en victime. Sa mère en meurtrière…

Elle ferma les yeux de toutes ses forces pour chasser le vertige qui la menaçait. Au fond de son âme, elle ne voyait qu’un grand gouffre, d’une sécheresse de sable. Pas de fond, jamais d’eau. Seulement une chute aride qui n’en finirait jamais. La tête enfoncée dans le tissu, elle hurla à se brûler les cordes vocales.

Elle avait pris perpète et il n’y aurait pas de remise de peine.

131

Le claquement le réveilla en sursaut.

Un bref instant, Erwan ne sut plus où il était — ni même qui il était. Puis tout lui revint : l’enterrement, la maison de Bréhat, le conciliabule autour du feu. Mais les éléments restaient flous, fragmentaires, mal ordonnés.

Coup d’œil à sa montre : 6 h 40. Il avait dormi d’une traite, sans rêve ni réflexion. Maintenant, le froid le saisissait et le vent sifflait doucement le long des chambranles des fenêtres.

Nouveau claquement.

Un volet au rez-de-chaussée. Il se décida à se lever — plutôt pour se faire un café que pour refermer le battant récalcitrant. De toute façon, il ne se rendormirait pas. Il s’assit sur son lit et se frotta le visage. Il avait encore l’odeur du feu dans les narines et la gorge irritée d’avoir trop parlé. Avait-il bien fait de tout balancer aux autres ?

Il attrapa son portable sur la table de chevet et le mit en position torche. Il chercha ses Timberland qu’il enfila sans les lacer, le mobile entre les dents. Dans le couloir, il prit conscience du calme du dehors. Ni bourrasque ni pluie, une sorte d’absence qui ne ressemblait pas à la Bretagne, comme si les côtes rouges elles-mêmes s’étaient assoupies pour laisser un répit aux humains.

Pourtant, le volet battait toujours. Inexplicablement, la peur jaillit, montant à la fois dans son cerveau et nouant ses tripes. Il descendit l’escalier. Dans l’obscurité, les murs de bois cérusé exhibaient leurs marines et leurs photographies fantomatiques.

Le bruit de nouveau. Aussi sec qu’une détonation. Salon ou cuisine ? Non : tout était fermé de ce côté. Il remarqua sur sa gauche la porte d’entrée entrebâillée. La peur, de nouveau. Il l’avait lui-même verrouillée avant d’aller se coucher. Loïc ? Il songea à ses insomnies et ses problèmes de sevrage.

Il s’avança sur le seuil : rien à signaler. Il prit le temps d’admirer le paysage. La nuit était plus claire que l’intérieur de la maison. Sous la lune, aussi jaune qu’un citron coupé, la lande offrait un tableau phosphorescent. Les heures nocturnes avaient fait le ménage, balayant pluie et nuages, révélant un ciel de faïence indigo éclaboussé par des millions d’étoiles. Plus loin, au-delà des rochers qui dans cette lumière évoquaient des blocs de marbre blanc, se déployait une mer lisse, vernie, et comme fissurée à l’infini.

Erwan verrouilla la porte, déjà frigorifié, et retourna à la cuisine. Il n’eut pas le temps d’allumer que le claquement retentit à nouveau. Fuck. Il revint sur ses pas et réalisa que la chambre de sa sœur était ouverte. La fugueuse de l’aube ?

— Gaëlle ? appela-t-il à mi-voix.

Il tenait toujours son portable en position torche, mais dirigé vers le sol.

— Gaëlle ?

En pénétrant dans la pièce, il aperçut le carré bleu de la fenêtre ouverte. Lentement, il releva sa lampe : Gaëlle n’était pas dans son lit. Machinalement, il passa son faisceau autour du sommier puis…

Son geste se bloqua. Cœur à l’arrêt. Sang pétrifié. Même son cerveau se refusait à produire la moindre pensée. La dernière qu’il avait conçue avait enrayé la machine.

Gaëlle était morte.

Un seul coup d’œil sur son corps au pied du lit lui suffit. Vingt ans à bitumer et à tutoyer les cadavres, aucun doute de ce côté. Il s’obligea à braquer le rayon sur le corps. Gaëlle se tenait à l’oblique du sommier, la tête tournée vers la porte de la salle de bains. Sa position rappelait celle d’Audrey à Louveciennes — paumes relevées, bras en angle droit — mais une cambrure traversait tout son corps comme un éclair de mort.

Elle avait été égorgée. Un coup net d’Opinel dans la gorge, une ou plusieurs carotides sectionnées et le cœur avait déversé toute la vie de sa sœur sur le carrelage. La flaque dans laquelle elle baignait évoquait une auréole macabre, luisante comme de l’encre de Chine.

Avec un temps de retard, Erwan réalisa qu’il était en train de mordre sa main libre pour ne pas crier — il ne voulait pas réveiller Loïc. Pas maintenant. Pas tout de suite. Regarde encore.

Le tueur avait travaillé vite, avec la dextérité d’un chasseur. Après avoir dénudé l’abdomen, il avait pratiqué, d’un geste sûr, une incision verticale d’une trentaine de centimètres au milieu du ventre et écarté les bords de la blessure. À l’évidence, il avait fourragé dans le sang et les viscères — pour quoi faire ? Y glisser quelque chose ? Pratiquer des ablutions d’épouvante ? Prélever des organes ?

— Qu’est-ce qui se passe ?

Loïc derrière lui. Erwan baissa d’un coup sa torche et revint vers le seuil.

— N’avance pas !

Loïc bouscula son frère. Le clair de lune suffisait pour distinguer le corps mais il arracha le téléphone des mains d’Erwan et le braqua vers la dépouille. Le faisceau tressauta quelques instants puis disparut : Loïc venait de tomber à genoux.

Maintenant. Erwan savait qu’il devait le faire, précisément à cet instant. Il était flic. Il était enquêteur. Il tira sur sa manche afin de ne pas laisser de nouvelles empreintes puis chercha le commutateur. Le cadavre jaillit dans la lumière. Loïc hurla, la tête entre les mains, pour ne pas voir ça.

L’inscription que le tueur avait tracée sur le mur blanc avec le sang de Gaëlle.

PLUS QUE DEUX

Ces lettres rouges leur étaient adressées : aux frères, aux damnés, à ceux qui venaient de perdre toute raison de vivre. À l’exception de la vengeance.

« Vous croyez le chercher mais c’est lui qui est à vos trousses… », avait dit Lassay. Erwan n’avait pas assez pris en compte l’avertissement. Il avait considéré Pharabot comme une bête traquée qui serait abattue à la première occasion. Encore une fois, il s’était trompé.

La bête traquée, c’était lui. Lui et ce qui restait de sa famille.


Il revint à l’instant présent, son métier fit le reste. Les lettres brillaient encore sur l’enduit, le sang par terre n’était pas sec : le salopard n’avait que quelques minutes d’avance.

— T’as emporté ton calibre ? demanda-t-il à Loïc toujours à genoux.

— Qu… quoi ?

— Je te demande si t’as pris le 9 mm que tu viens d’acheter.

Erwan ne quittait pas des yeux l’inscription immonde. Le tueur était bien renseigné — il devait considérer que Maggie était déjà passée de l’autre côté.

— Il est dans ma chambre.

— Monte le chercher et retrouve-moi dehors. On va se le faire.

Quand Loïc le rejoignit, il était en train d’observer le sol sous la fenêtre de la chambre de Gaëlle (il avait pris une grosse torche dans le tiroir de la cuisine). Pas la moindre putain de trace. Le sol était gelé, aussi dur que du permafrost.

— Écoute ! haleta Loïc.

Erwan tendit l’oreille et perçut, comme enserré par le givre, le bourdonnement d’un moteur. Le fumier quittait l’île à bord de son bateau. Sans un mot, les deux frères s’élancèrent vers l’amer du Rosédo. Ils coururent durant quelques secondes et parvinrent au pied du phare sur la côte sud-ouest.

Juste à temps pour voir s’éloigner un Zodiac, dessinant un liseré d’écume sous le ciel fourmillant d’étoiles.

— C’est foutu…, murmura Loïc.

Erwan songea au Boston Whaler de Grégoire mais le bateau mouillait à au moins dix minutes à pied, autant dire une éternité, surtout si le tueur avait décidé de rejoindre le continent à la pointe de l’Arcouest.

À cette pensée, il releva les yeux et ne vit plus rien : le Zodiac avait disparu sous la pleine lune — ce qui signifiait qu’il avait filé plein ouest et non vers l’île Sud.

— L’enfoiré…, murmura-t-il. Il retourne au bercail, à Charcot.

Cette conviction appela une autre idée. Il saisit son portable au fond de sa poche. Avant d’abandonner la partie, il voulait tenter un baroud d’honneur.

132

Sept heures du matin : l’heure du petit déjeuner chez les troufions. Erwan avait composé le numéro de l’école aéronavale de Kaerverec, la K76. Il s’expliqua brièvement auprès du caporal qui venait de décrocher et prononça le nom magique : Bruno Gorce.

Enfin, on lui passa le lieutenant « Progresser ou mourir », le troisième année le plus prometteur de sa promotion.

— C’est Erwan Morvan.

Bref silence, puis un long sifflement, entre admiration et ironie.

— Eh ben, mon canard…

Malgré lui, du fond de sa détresse absolue, Erwan sourit : il retrouvait le salopard qui avait tenté de le tuer à coups de sabots dans les thermes de Kaerverec. Un pur militaire qui voyait la vie en kaki et la mort en tricolore. Une arme de destruction chirurgicale, agrémentée de quelques galons d’or aux épaules — pour sourire au soleil.

— T’appelles pour le match retour ?

— Je t’offre le meurtrier de Wissa Sawiris sur un plateau.

— Qu’est-ce que ça peut me foutre ?

— Le gars qui a poussé di Greco au suicide.

Nouveau silence, qui s’éternisait. Erwan fut pris d’un doute. Un œil à l’écran : toujours en ligne.

— Qui c’est ? demanda enfin le militaire.

— Trop long à t’expliquer. Un cinglé qui compte une vingtaine de morts à son actif, dont la moitié depuis septembre.

— Pourquoi tu t’en charges pas ?

— Ma hiérarchie m’a lâché.

Gorce éclata de rire :

— Tu veux dire qu’elle cherche à t’arrêter par tous les moyens !

— Exactement.

— Et pourquoi je t’aiderais ?

— Parce que le gibier est à quelques kilomètres de ta base.

— Où exactement ?

— Tu viens d’abord nous chercher. On est au pied du phare du Rosédo, à Bréhat.

— C’est qui, « on » ?

— Mon frère et moi.

Nouveau ricanement. S’il avait eu Gorce en face de lui, il lui en aurait sans doute collé une, mais la distance permettait d’éviter le pire et — peut-être — de trouver un terrain d’entente.

— J’ai passé l’âge de torcher des bleusailles.

Erwan se mordit la lèvre pour réprimer une injure. Sous le clair de lune, le décor ressemblait à un négatif argentique. La terre miroitait, la mer frémissait. Le vent lui passait dans la chair. Tout son organisme brûlait d’une amertume acide.

— Gorce, il vient de tuer ma sœur. Dans notre baraque familiale, à Bréhat. Il nous a échappé de peu en Zodiac. Je pense qu’il est en route pour Locquirec. Il va tenter de rejoindre l’UMD Charcot.

— La fabrique des monstres ? demanda le lieutenant sur un ton sinistre.

— C’est de là qu’il vient. C’est là où il a été… créé.

Gorce retrouva une voix claire et sèche — celle de l’appel du matin, au pied du drapeau :

— J’ose pas dire que t’as du bol mais on a un Super Puma en ce moment pour des manœuvres d’entraînement. Tu m’en devras une, ducon. Les bons comptes font les bons ennemis.

133

Les claquements des pales lui tailladaient les nerfs. La cabine, parois nues, sol de métal, banc central équipé de ceintures, avait plus à voir avec le Cessna où son père avait été tué qu’avec un habitacle tout cuir pour VIP. L’espace pouvait accueillir une douzaine de soldats mais ils n’étaient que huit (en comptant les deux pilotes à l’avant), assis dos à dos, harnachés, prêts à combattre.

Erwan ignorait comment Gorce avait pu faire décoller cet engin monstrueux — un AS332 Super Puma — au nez et à la barbe de ses officiers supérieurs mais il aurait pu remercier Dieu pour ça. Et aussi pour l’efficacité des lascars — entre son appel et l’apparition de l’hélico au-dessus du Boston, il ne s’était pas écoulé vingt minutes.

Si leurs prévisions étaient justes, il était encore possible de choper Pharabot soit sur mer, soit sur terre, avant qu’il ait regagné l’UMD.

Loïc n’était pas sûr du modèle exact du Zodiac ni de la puissance de son moteur mais le fugitif avait une cinquantaine de kilomètres à parcourir, ce qui lui prendrait au moins une heure. Il leur restait donc moins de trente minutes pour le repérer et l’abattre — sur l’objectif final de la mission, tout le monde était d’accord. Pas question de capturer Pharabot ni de lui laisser finir ses jours au chaud dans l’institut, sur fond de bouillons tièdes et de programmes TV.

Gorce, qui scrutait la côte derrière le hublot, abandonna ses jumelles et vint s’asseoir près d’Erwan. Il écarta une oreille de son casque émetteur et cria :

— Les gars que tu vois là sont les meilleurs pilotes de leur promotion. Sur terre, ce sont les combattants les plus fiables sur qui je puisse m’appuyer. Ils se feraient couper un bras pour ma pomme.

— C’est prévu, non ?

La phrase de provocation — allusion au programme no limit et aux automutilations que Gorce exigeait de ses hommes — lui avait échappé.

— Recommence pas avec tes conneries ! cracha le lieutenant en retournant à son poste d’observation.

Erwan acquiesça d’un signe silencieux. Pas le moment de jouer au malin, en effet. Avec Loïc, ils étaient maintenant vêtus comme leurs hôtes : veste et pantalon de treillis de type guérilla, en toile hydrofuge et ignifugée, gilet tactique d’assaut, équipement radio de tête… Il ne leur manquait que le principal : le fusil FAMAS F1 5.56 x 45 mm avec aide à la visée et le calibre de poing HK USP semi-automatique 9 x 19 mm Para. Gorce n’avait rien voulu entendre : les Morvan pouvaient participer à la battue mais ils devaient rester en retrait. S’ils tombaient sur la bête, ils ne pourraient qu’aboyer, c’est-à-dire prévenir les autres par radio. Tout ça n’était déjà pas si mal — et pour dire la vérité miraculeux.

Ils avaient déjà couvert les deux tiers de la distance séparant Bréhat de Locquirec et venaient de dépasser la réserve naturelle des Sept Îles sans apercevoir une embarcation susceptible d’être celle de Pharabot. Le doute : le tueur avait peut-être filé vers la baie de Saint-Brieuc, à l’est ? Dans ce cas, ils lui tournaient carrément le dos.

— On arrive dans la baie de Lannion ! hurla Gorce pour couvrir le fracas des rotors. On va se rapprocher des côtes et descendre. C’est marée basse : ton gars ne peut plus aller très loin. Dès qu’on le repère, on lui chie quelques rafales et on se pose.

Erwan éprouvait une profonde reconnaissance envers le lieutenant — et aussi une forme d’admiration : ce soldat qui avait essayé de le tuer deux mois auparavant avait, sur un coup de fil, balayé tout grief. Il n’aurait pu trouver meilleur partenaire : ses qualités de chef militaire et sa capacité à réagir dans l’urgence, hiérarchie ou pas, étaient exceptionnelles.

— Et si on le repère pas ? demanda-t-il en écho à ses propres incertitudes.

— Ça signifiera que même pour un flic, t’es vraiment plus con que nature.

— C’est tout ?

— Non. Ça peut aussi vouloir dire qu’il est allé plus vite que prévu et qu’il a réussi à accoster aux alentours de Locquirec. On survolera alors la zone et on se le fera dans la lande.

— Et s’il atteint l’UMD ?

— On ira le chercher là-bas.

— Même en cas d’otages ?

Gorce éclata de rire :

— T’es sûr que tu veux le choper, ton salaud ? Sinon, on peut rentrer tout de suite.

Erwan se rencogna sur son banc. Il ne devait pas flancher ni se torturer les méninges. Prendre modèle sur ces guerriers qui se lançaient dans l’aventure sans la moindre question.

Il se leva et observa le littoral par un des hublots. Le jour qui se levait prenait le long des côtes des reflets kaki tout à fait appropriés. Les rochers noirs baignant dans des flaques de vase évoquaient des grumeaux de mazout. Laminaires, varech et autres algues jonchaient le sable humide.

Erwan se prit à imaginer Pharabot, avec sa capuche noire et son calibre, courant dans ce paysage désolé. Parfaite sépulture. Mais combien de balles lui restait-il ? Pas moyen de se souvenir du nombre de coups de feu tirés à la blanchisserie et à bord de son Zodiac.

La voix du capitaine le rappela à la réalité :

— On va dépasser la pointe de Locquirec. Y a que dalle…

— Charcot est plus loin.

— Si on n’aperçoit pas le pneumatique maintenant… Putain !

Chacun tourna la tête dans la direction que Gorce désignait, les yeux vissés dans ses optiques :

— Il a abandonné son canot…

Erwan lui arracha les jumelles et fixa le point à trente degrés au sud-ouest. Un Zodiac de moyenne envergure reposait dans une flaque près d’une grosse bouée jaune — le GPS indiquait : « Plage du Moulin de la Rive ». La surface noire et brillante du pneumatique évoquait le corps huilé d’un phoque.

Au-delà d’une ligne brisée de rochers, des coteaux verdoyants protégeaient une route puis des champs de culture. De nombreuses maisons blanches aux toits gris étincelaient aussi parmi les massifs d’arbres, tous volets clos. Aucune trace de Pharabot.

Gorce reprit ses jumelles et s’adressa à sa troupe — il tenait aussi dans sa main un écran GPS, affichant leur position et celle de l’UMD :

— Y a que trois ou quatre possibilités pour remonter jusqu’à l’asile. (De l’index, il désignait plusieurs chemins qui se découpaient, très nets, parmi les surfaces vertes et grises.) On va se poser sur la plage et se déployer par groupes de deux. Inutile de survoler les terres : il peut se planquer dans les jardins des baraques, dans les bois, sous les arbres qui bordent les sentiers. Maintenant, c’est à pied et c’est la chasse au tigre.

Erwan imaginait la tête des locaux quand le Super Puma atterrirait entre les bouées jaunes et les drapeaux de baignade.

— On sait où il va et il n’a pas beaucoup d’avance. Six à sept minutes à tout casser.

— Comment tu peux en être sûr ? demanda Erwan.

— À cause de la marée, intervint Loïc.

— Ton frère est plus doué que toi, persifla Gorce en tendant son écran. Là-dessus, le reflux est calculé à la seconde près. Si on prend comme repère la position du Zodiac, on peut estimer le moment où il a été contraint de l’abandonner.

Erwan la ferma : il était entouré par des guerriers plus efficaces et plus malins que lui, Loïc compris.

— On n’a plus qu’à courir et à le trouver, reprit Gorce. On avance deux par deux, à l’enculette. Les premiers qui aperçoivent l’objectif préviennent les autres. Facile, non ?

— Et nous ?

— Tu comprends le français ? Avec ton frère, vous formez un binôme : on vous largue sur le chemin le plus éloigné, histoire de réduire vos chances de tomber sur le salopard. Si vous voyez la bite à Paulo frémir, radio, et on débarque.

— Il est armé. On doit être équipés…

— Un GPS et une radio, Morvan : c’est tout ce que t’auras. Pas question de te filer un fusil de l’armée pour que t’allumes ton suspect.

Insiste encore — Loïc l’avait prévenu que les pilotes lui avaient pris son calibre. Erwan se pencha et scella son regard dans les yeux du lieutenant, blindés comme des cartouches de M16.

— Gorce, tu sais qui est ce mec, il a…

L’autre fit claquer la culasse du semi-automatique en guise de point final.

— Tu m’as appelé, je suis venu. Maintenant, c’est de notre ressort. Je laisserai jamais un connard de flic intervenir dans une opération militaire. Laisse faire les pros.

L’hélicoptère perdait de l’altitude. Le paysage se précisait. Les forêts de la côte. La route bitumée. Les cultures et les maisons de villégiature. Un véritable labyrinthe.

— On arrive, annonça Gorce. On va descendre voir plus près si j’y suis.

Il fit un geste énigmatique qui déclencha un frémissement sur les bancs. Les gueules des soldats se fermèrent comme on chambre une arme. Erwan regarda son frère qui semblait avoir gagné lui aussi quelques degrés sur sa propre échelle de Richter.

La guerre commençait. À condition que l’ennemi soit là.

134

Quelques minutes plus tard, Loïc et Erwan crapahutaient à flanc de coteau, se cassant les chevilles sur les cailloux pour atteindre la route du littoral. Ils franchirent la bande de bitume — pas une voiture — puis s’engagèrent sur le sentier qui s’enfonçait dans un sous-bois. Par réflexe, Erwan jeta un dernier regard à la plage où le Super Puma vrombissait encore, soulevant des colonnes de brume d’eau autour de lui. Les soldats avaient déjà disparu.

Après quelques mètres à couvert, les frères retrouvèrent la lande qui ressemblait ici à une autre mer. L’herbe verglacée brillait par endroits à la manière d’une houle huileuse. Des crêtes de granit surgissaient du sol comme des récifs.

Parvenus au sommet d’un nouveau tertre, ils englobèrent le point de vue à cent quatre-vingts degrés : des bois, des champs, des maisons fermées. Pas le moindre humain. Aucune trace des soldats et encore moins de Pharabot. Ils se regardèrent, haletants : ils n’avaient pas froid — merci les treillis hydrofuges — mais ils étaient déjà épuisés.

Ils repartirent sans un mot. Surtout ne pas s’arrêter ni réfléchir. L’écran GPS d’Erwan n’offrait pas plus d’informations qu’une simple carte touristique. Aucune localisation pour Gorce et ses hommes. Aucune indication sur la route à suivre. Seul le point lumineux indiquant l’institut Charcot les guidait — ils se trouvaient à environ un kilomètre de l’UMD, au sud-est de l’objectif.

Erwan prit une décision : en quittant le sentier et en filant à travers champs, ils pouvaient gagner du temps et rattraper la vraie traque. Pharabot ne devait plus être qu’à quelques centaines de mètres de l’unité. Sans un mot, il montra l’écran à Loïc et eut un geste explicite. Ils coururent, faisant craquer l’herbe rêche sous leurs pas.

Une pinède. Leurs pas étaient maintenant étouffés par les aiguilles mortes. Les arbres se tenaient à une distance raisonnable les uns des autres mais leurs branches tissaient un réseau serré qui effilait la lumière comme une toile d’araignée. À cet instant, Erwan se souvint des pauvres bizutés lâchés à moitié nus et couverts de merde dans la lande, poursuivis par Gorce et ses chasseurs. Ils étaient aujourd’hui à peine mieux lotis et s’ils croisaient Pharabot, l’affaire ne se réglerait pas à coups de paintballs.

Soudain, il saisit la vérité : Gorce n’avait jamais eu l’intention de les aider. Il n’avait pas oublié ses idées de vengeance. Il les avait balancés sans arme ni soutien, devinant qu’Erwan serait incapable de renoncer à l’affrontement et se démerderait pour rattraper Pharabot avant qu’il ne gagne l’institut. Un Pharabot armé qui les abattrait sans hésitation. Stratège militaire, Gorce avait abandonné les Morvan à leur sort — c’est-à-dire à leur tueur. Plus que deux…

Au bout de la forêt, le paysage changea radicalement. Face à eux s’ouvrait une prairie aux hautes herbes cernée de bois sur ses quatre côtés, où broutaient de grosses vaches paisibles. Cette quiétude lui parut de mauvais augure : une nouvelle invitation à s’endormir sur ses lauriers. Il passa sous les fils barbelés et stoppa Loïc d’un geste, façon service d’ordre.

— Toi, tu restes ici.

— Mais…

Erwan lui donna la VHF par-dessus la clôture.

— Pharabot est peut-être planqué dans le coin. Si tu le vois sortir, tu utilises la radio. Moi, je continue d’avancer.

— Pourquoi tout seul ?

— Parce qu’on ne sait pas où est le salopard. Il peut jaillir de n’importe où, à n’importe quel moment. Pas la peine de jouer à deux aux pigeons d’argile. Quand j’ai atteint la clôture d’en face, je te fais signe et tu me rejoins.

Loïc acquiesça, la mine crispée.

— Reste à couvert sous les pins et surveille la lisière pendant que je traverse.

Sans attendre de réponse, il s’élança, laissant son frère derrière la clôture. En quelques pas, il avait déjà oublié la mer, la plage, les rochers. Il aurait pu être dans n’importe quel pâturage du centre de la France. Tout danger aussi semblait avoir disparu. Sous le ciel bleu qui moutonnait, entouré de bonnes vaches laitières, difficile de se convaincre qu’on était la cible d’un tueur psychopathe. Pour l’instant, le risque principal était de mettre le pied dans une bouse.

Pourtant, une fois au milieu du champ, il ralentit, se sentant à nouveau surexposé — et même épié. En même temps, il était encore à près de deux cents mètres des bois. Impossible d’être atteint à cette distance.

Il repartit vers la clôture d’en face, se rapprochant par voie logique d’un possible danger. Mais au fond, quelles chances avait-il de tomber sur Pharabot ? Aucune, à moins que le tueur ait décidé de faire un pique-nique sur leur route.

Parvenu aux barbelés, il avait perdu toute détermination. Il se baissait pour passer la clôture quand une balle le frappa en pleine poitrine.

135

Erwan fit un tour sur lui-même, bizarrement sans chuter. Il voulut se mettre à couvert mais ne parvint qu’à chanceler. Qui avait tiré au juste ? D’où ? Il songea à Gorce et ses talents de sniper. Non, pas Gorce : son code d’honneur lui aurait interdit de le tirer comme un lapin.

Il prit appui sur le fil barbelé alors qu’une douleur suffocante lui déchirait le torse.

Deuxième balle.

Il fut projeté en arrière et tomba sur le dos. La détonation résonnait dans le soleil. Loïc avait dû l’entendre. Et alors ? Tout ce qu’il pouvait faire, c’était prévenir Gorce par VHF et rester planqué. Combien de minutes pour rappliquer ? Deux ? Trois ? Cinq ? Dix ? Largement le temps de mourir.

Erwan groupa son corps et progressa à quatre pattes vers la clôture. Se cramponnant à un poteau, il sondait l’orée de la forêt — Pharabot se planquait à quelques mètres, il en était certain. La douleur irradiait dans sa poitrine. Il n’avait toujours pas regardé sa blessure. Il cherchait plutôt à se souvenir si son gilet tactique possédait des propriétés antiballes. Il porta enfin sa main à son torse. Les plis du tissu, visqueux et chaud : trempés de sang.

Des bruissements de feuilles lui firent lever les yeux. Thierry Pharabot venait de surgir, à une dizaine de mètres sur sa droite. Il tenait encore son bras plié, coude en retrait, façon cow-boy. Il avait tiré à couvert des bois et sa précision révélait une vraie expérience des armes à feu — les beaux restes de son passé de chasseur au Zaïre.

Par réflexe, Erwan rentra la tête dans les épaules et vit Pharabot se glisser sous les fils barbelés. Durant une fraction de seconde, il songea à un catcheur montant sur le ring. Le match du siècle.

Il se laissa retomber sur le flanc droit, bras serré sur son ventre, et regarda son adversaire s’avancer lentement. Sa gueule n’avait rien à voir avec le portrait qu’avaient donné les spéculations du logiciel de vieillissement. Il portait de grosses lunettes, modèle Sécu. L’œil droit, démesurément agrandi, paraissait près de sauter de l’orbite. L’autre au contraire, à demi fermé, semblait avoir été enfoncé à coups de poing. Toute chair avait quitté ce faciès, offrant un relief acéré — pommettes aiguës, joues creuses, mâchoires proéminentes. Le pire était la grimace qui retroussait ses lèvres et découvrait ses dents jaunâtres.

Une autre balle.

Cette fois, le sorcier avait tiré le bras tendu.

Erwan tressauta, sa tête pantelante retomba en arrière parmi les herbes humides. La mort est dans le pré… Épaules au sol, le décompte pouvait commencer. Un, deux, trois… Se noyer dans l’infini des cieux avant de s’éteindre. Quatre, cinq, six… Combien de balles restait-il au salopard ? Sept, huit, neuf… Il apparut dans son champ de vision et occulta le soleil, pointant son calibre juste au-dessus du visage d’Erwan.

Combien de balles te reste-t-il, enfoiré ?

Pharabot appuya une nouvelle fois sur la détente. Un clic en réponse — arme enrayée ou chargeur vide. Il regarda fixement son arme, hébété, puis la balança au loin, attrapant Erwan par le col et le traînant vers la clôture. Il le poussa contre les barbelés, l’enjamba alors que, dans un grognement, il arrachait du poteau le plus proche le fil supérieur de la clôture. Hagard, Erwan nota sa force : le Babadook ressemblait à un clochard délabré mais les vitamines du bon docteur Lassay lui avaient conféré une puissance surnaturelle.

D’un seul geste, Pharabot enroula autour de la gorge d’Erwan son garrot hérissé d’épis métalliques et, appuyant son genou sur son torse blessé, tira de toutes ses forces. Erwan ne percevait plus rien à l’exception d’une douleur noire qui le traversait de haut en bas.

Pharabot tira encore, les deux poings serrés sur le fil. Erwan haletait comme un poisson à l’agonie : son sang ne montait plus jusqu’à son cerveau mais se déversait à hauteur de sa gorge. Il n’allait même pas revoir sa vie en accéléré. Il devrait se contenter de cette sale gueule bavant au-dessus de lui.

Les barbelures s’enfonçaient toujours. Plus moyen de remuer les membres. Le froid de la mort gagnait ses os. Son rythme cardiaque ralentissait. Des formules émergeaient à la surface de sa conscience comme des bulles volcaniques : « La lame a coupé le larynx au niveau de la glotte », « La pointe a percé l’œsophage et les jugulaires externes », « La blessure est située entre les muscles sterno-cléido-mastoïdiens »… Son propre rapport d’autopsie…

Et puis soudain la moitié du visage de Pharabot qui part en débris sur fond de ciel bleu. Chair, os et yeux se dispersent dans la clarté matinale. La pression du câble se relâcha d’un coup. La tête d’Erwan retomba, menton sur la poitrine. Dans un ultime effort, il leva les yeux et aperçut, très net sur le mur des pins au loin, Loïc courant vers lui. Plus net encore : le calibre dans sa main. Celui que les soldats n’avaient en réalité pas trouvé et que Loïc avait conservé en douce pour buter l’assassin de sa sœur.

Erwan s’efforça de ne plus respirer pour économiser ses dernières gouttes de sang. Pas facile. Encore une fois, des mots absurdes envahissaient sa cervelle : « portée de tir », « tenue sur trajectoire », « énergie dissipée », « puissance du vent », et aussi pas mal d’autres termes de balistique dont il avait oublié le sens. Tout un tas de paramètres qui rendaient aléatoire le sort d’une balle tirée à cette distance.

Pas pour Loïc.

Par un prodige de virtuose, il avait réussi à toucher sa cible à plus de deux cents mètres — et pas qu’un peu : le fait qu’il lui ait tout simplement éclaté le crâne signifiait qu’il avait conservé l’énergie maximale de la balle et maintenu sa trajectoire dans toute sa pureté. Loïc avait conclu un pacte avec le plomb et le feu.

Juste avant de s’évanouir, Erwan perçut un bourdonnement au-dessus de sa tête. Il essaya de bouger, le collier de barbelés lui interdisait tout mouvement et ses paupières devenaient trop lourdes. Pourtant, malgré le glas de son cœur, de plus en plus lent, de plus en plus sourd, il identifia le Super Puma.

Ils étaient repérés. Ils avaient gagné. Il allait être sauvé. En un bref sursaut, Erwan ouvrit les yeux et cilla face au soleil. Dans un éclair blanc, il mit une seconde à saisir ce qu’il voyait : parmi les herbes couchées par le souffle des pales, Loïc à genoux sur Pharabot lui arrachait ce qui lui restait de visage en hurlant le nom de Gaëlle.

136

Loïc était seul aux funérailles de Gaëlle. Et Gaëlle était seule dans le caveau de Montparnasse.

Il n’avait prévenu personne, à l’exception de Sofia qui avait voulu l’accompagner. Il avait refusé. Ces obsèques achevaient un chemin de croix qu’il avait mené en solitaire durant quatre jours, d’abord à Brest, à la morgue de la Cavale blanche, puis dans la salle frigorifique d’une entreprise parisienne de pompes funèbres : la même qui avait mis leur père en bière. Après l’autopsie, il avait fait venir de Paris le meilleur thanatopracteur pour qu’il refasse une beauté à Gaëlle (il s’était battu avec Clemente, le médecin légiste brestois, pour qu’on ne lui rase pas la tête). Il l’avait ensuite habillée lui-même dans une pièce aussi froide qu’une chapelle, l’odeur d’encens en moins, puis avait supervisé son transfert en avion. Le trajet inverse, à quelques détails près, de celui qu’il avait organisé pour le cercueil de son père.

Depuis l’affrontement avec Pharabot, Loïc était un somnambule prisonnier de son cauchemar. Fixant son objectif — offrir des obsèques discrètes et irréprochables à sa sœur —, il n’avait jamais regardé ailleurs, repoussant toute pensée qui n’aurait pas concerné ces procédures. Lâcher la bride à son esprit, c’était le faire exploser. Il avait navigué ainsi, de jour comme de nuit, toutes voiles baissées, moteur en bas régime, redoutant le grand vent du désespoir et de la folie qui guettait.

Par miracle, Erwan avait survécu. L’hélicoptère l’avait directement transféré à la Cavale blanche — à ce moment, il avait sombré dans le coma. « Tant mieux », avaient dit les toubibs. Pour subir les interventions que son état nécessitait, mieux valait ne plus avoir conscience de rien. Erwan avait reçu trois balles. La première l’avait atteint sous la clavicule gauche, traversant les tissus puis ricochant sur l’omoplate avant de ressortir. Cette blessure, pourtant la plus proche du cœur, était la moins grave. La deuxième balle avait pénétré l’abdomen, dévié son trajet après avoir frappé la douzième côte puis s’était enfouie dans l’estomac. Son extraction avait demandé plus de deux heures de travail. Le troisième projectile s’était logé dans l’aine droite, détruisant muscles et tissus mais sans toucher le moindre organe.

Le plus critique avait été de stopper l’hémorragie interne et de réparer la gorge. Les barbelés avaient déchiré la trachée, le larynx et touché l’œsophage. Après avoir suturé les plaies, les médecins s’étaient attaqués aux cordes vocales, aux muscles thyro-aryténoïdiens et aux bandes ventriculaires. Plusieurs heures supplémentaires avaient été nécessaires et les chirurgiens — dont deux venus du Val-de-Grâce — n’étaient pas optimistes.

Vingt-quatre heures d’attente encore pour être sûr que le pronostic vital n’était plus engagé mais la question des séquelles demeurait entière : le foie avait morflé et il était peu probable qu’Erwan retrouve l’usage de la parole. Loïc avait accueilli cette dernière nouvelle avec fatalisme : ce qui comptait, c’était que l’aîné reste à bord. De toute façon, s’était-il consolé dans son hébétude, Erwan n’avait jamais été très bavard.

Loïc avait pris une chambre à Brest mais n’y avait pas mis les pieds. Il campait à l’hôpital et, quand il n’était pas au chevet de son frère, il se tenait, deux étages plus bas, auprès de la dépouille de sa sœur. Il demeurait là, les yeux exorbités, à l’observer. Parfois, il lui parlait à voix basse ou chantonnait les paroles du vieux tube de Cat Stevens :

My lady D’Arbanville

You look so cold tonight

Your lips feel like winter

Your skin has turned to white…

Loïc s’ébroua. L’hommage du prêtre touchait à sa fin. Pourquoi un prêtre ? Il n’avait pas eu la force de refuser l’option classique. En revanche, quand l’homme d’Église lui avait demandé de décrire la personnalité de sa sœur, il avait répondu : « Elle n’avait rien de spécial. Surtout, faites court. »

Qu’aurait-il pu dire ? Que toute son adolescence elle n’avait eu de cesse de se détruire en s’affamant ? Qu’elle avait ensuite cherché à exister à rebours, en faisant la pute ? Que son seul rêve, le cinéma, n’avait pas voulu d’elle ?

— Par ici, s’il vous plaît.

Le prêtre l’invitait à pénétrer dans le caveau et à se placer près de la fosse, afin d’y lancer la rose qu’on lui avait donnée. Du déjà-vu. Erwan avait eu raison de refuser le coup de la fleur pour leur père. Loïc aurait dû faire pareil aujourd’hui.

— Si vous voulez, vous pouvez vous recueillir un instant.

— Non, fit-il en balançant sa rose par terre.

L’officiant prit un air compatissant qui l’exaspéra encore plus. Quoi qu’il fasse, l’homme ressemblait à un produit de série. Rien d’original ni de sincère ne pouvait émaner de lui.

— Refermez tout, ordonna Loïc aux ouvriers qui attendaient sur le seuil. Je vous remercie, mon père.

Sur ces mots, il tourna les talons et partit en direction du boulevard Edgar-Quinet, à travers les allées désertes, se tenant bien droit pour ne pas céder au vertige du vide. Maintenant que Gaëlle était inhumée, il n’avait plus rien à faire ni à penser. Ou plutôt, au contraire, plus rien pour se protéger contre le déferlement de désespoir qui le menaçait depuis Locquirec.

Une fois sur le boulevard, il décida de rentrer à pied. Il n’utilisait plus son Aston Martin. La voiture était abandonnée dans son parking tel un jouet qui avait cessé de plaire. Il n’avait pas foutu non plus les pieds à Firefly Company, sa propre société, depuis près d’un mois. Ses partenaires n’étaient pas des lumières mais ils éclairaient assez pour pouvoir se passer de lui pendant quelques semaines.

Boulevard du Montparnasse. En s’orientant vers les Invalides puis en suivant les quais jusqu’au Trocadéro, il pourrait être chez lui en moins d’une heure. Il verrouilla toute pensée concernant Gaëlle et se décida à remonter le fil des évènements des derniers jours.

Après l’élimination de l’Homme-Clou, il avait fallu mettre au point un scénario présentable. Un mort, c’est toujours un problème. Mais quand il est déjà officiellement froid depuis trois ans, cela devient un putain de casse-tête. Pascal Viard, qui était visiblement impliqué dans ce merdier, s’était chargé d’enterrer une deuxième fois Thierry Pharabot en inventant un nouveau tueur, soi-disant échappé de l’institut Charcot. Après tout, le cadavre avait le visage en bouillie.

Version officielle : Erwan Morvan poursuivait depuis plusieurs jours le fuyard qui avait abattu un de ses hommes — en l’occurrence une femme, Audrey Wienawski. Le fugitif lui avait échappé une première fois dans le parc d’activité des Marais de Gennevilliers mais le flic l’avait traqué jusqu’en Bretagne et l’avait abattu en état de légitime défense. Quant à l’intervention (totalement illégale) des pilotes de l’école aéronavale de Kaerverec, Viard avait pris le « cocu par les cornes », comme disait Morvan, et clamé avoir lui-même appelé en urgence les soldats les plus proches du lieu de l’affrontement.

Les journalistes avaient gobé ce tissu de conneries lors d’une conférence de presse menée par Viard himself à Brest, le samedi 24 novembre, en présence du procureur du parquet de Quimper, du lieutenant-colonel Verny, chef de la section de recherches des gendarmes saisie de l’enquête, du colonel Vincq, responsable de l’école aéronavale de Kaerverec, ainsi que d’une grande asperge poivre et sel nommée Jean-Louis Lassay, le patron de l’institut Charcot, qui n’avait pas dit un mot, affichant un air contrit.

Loïc, qui assistait discrètement au spectacle, n’en croyait pas ses oreilles. Du reste, il ne tenait pas non plus à ce que la vérité éclate — c’était lui qui avait abattu Pharabot avec un semi-automatique non homologué, sans le moindre permis de port d’arme.

On s’était rapidement focalisé sur l’UMD Charcot et les règles de sécurité de ce type de sites de soins. La sempiternelle question de la dangerosité des malades mentaux était revenue sur le tapis, comme après le « drame de Pau », en 2004. On s’était aussi interrogé sur un lien possible entre l’affrontement de Locquirec et le Fort Chabrol qui avait défrayé la chronique deux mois auparavant, dans la même zone. Réponse catégorique du procureur : aucun.

Sans réellement connaître les coulisses de l’affaire, Loïc avait pourtant deux convictions. La première : Viard et Lassay étaient mouillés jusqu’à l’os dans l’étrange renaissance de Pharabot. La seconde : Erwan avait découvert leurs sinistres combines et était devenu un témoin gênant. Si bien que Loïc avait surveillé de près les perfusions et les injections administrées à son frère à la Cavale blanche et s’était battu pour qu’on le rapatrie dès le dimanche à Paris, dont l’air lui paraissait plus « sain ».

Quand il avait débarqué dans l’appartement d’Erwan, il avait eu confirmation de ses soupçons. Tout avait été fouillé, les meubles désossés, les murs sondés, les lattes du parquet retournées. Rien n’avait été négligé. Les gars de Viard avaient-ils trouvé ce qu’ils cherchaient ?

Oui et non. Oui, parce que Erwan leur avait laissé un os à ronger : son ordinateur portable et son disque dur qui contenaient les grandes lignes de l’enquête et des fragments de pièces à conviction et de témoignages. Non, parce que les véritables documents, ainsi que les cahiers où Erwan avait rédigé le détail de ses investigations, étaient ailleurs.

Tout était planqué dans le boîtier de commande du système de climatisation du parking jouxtant son immeuble. Loïc avait scrupuleusement respecté les instructions de son frère, semant au passage les deux flics qui lui filaient le train. Visiblement, Viard et ses sbires étaient anxieux de savoir ce qu’Erwan avait réellement découvert.

Loïc avait ouvert la boîte à l’aide d’un tournevis, emporté les cahiers et les documents — PV d’audition et photos annexés à la procédure soigneusement classés dans des pochettes plastique ou séparés par des intercalaires, un matériel d’écolier qui lui avait serré le cœur — puis s’était enfermé chez lui. Sa lecture lui avait pris la nuit du dimanche au lundi. Erwan avait tout consigné, d’une écriture minuscule qui trahissait son obsession. Deux fois quatre-vingt-seize pages. Loïc avait suivi chaque étape de ses enquêtes, la française et l’africaine. S’y ajoutaient les témoignages, les photos, les indices auxquels renvoyaient les différents passages des notes à l’aide d’alinéas et de numéros. Il fallait aussi compter sa dernière entrevue avec Jean-Louis Lassay, quelques heures avant les funérailles du Vieux, qu’Erwan avait retranscrite dans un troisième cahier que Loïc avait trouvé à Bréhat. Sur le coup, il n’avait rien compris à ce texte isolé mais à présent, la pièce s’accordait parfaitement à l’ensemble du puzzle.

Maintenant, il était de retour chez lui, prêt à rembobiner le film des enquêtes successives. Trempé de pluie, il se réchauffa sous une douche et se replongea aussitôt dans les cahiers de l’aîné, constatant au passage que depuis Bréhat, il n’avait pas pensé une seule fois à la drogue ni ressenti la moindre souffrance du manque : le poison qui lui tenait lieu jusqu’ici à la fois d’air, d’eau et de nourriture avait été remplacé par une extrême tension nerveuse. Plus précisément, c’était le désir de vengeance qui l’animait.

L’exécution de Pharabot était loin d’avoir apaisé Loïc. Le dossier d’Erwan lui paraissait receler encore un coupable caché. Du moins l’espérait-il. Ce n’était pas l’enquête qui était inachevée mais lui-même. Il voulait encore faire couler le sang. Détruire pour apaiser sa colère. Jean-Louis Lassay ? Pascal Viard ? D’autres noms encore, situés plus haut sur l’échelle des responsabilités ? Pas question. Ces enfoirés étaient coupables mais pas au sens organique du mot : ils n’avaient assassiné personne directement — du moins dans cette affaire.

Patience… Il trouverait bien un autre ennemi pour assouvir sa soif. Alors seulement, il pourrait remettre les compteurs à zéro et rejoindre le monde des hommes ordinaires.

137

Erwan avait demandé à Loïc d’acheter deux portables bon marché fonctionnant avec des cartes prépayées. Ainsi, ils pourraient, espérait-il, s’envoyer des textos, l’un en face de l’autre, et se donner l’illusion d’une communication spontanée. Il s’était vite avéré qu’il était incapable de taper quoi que ce soit sur un clavier de mobile — avec trois blessures par balle et la gorge en charpie, impossible de se lancer dans un concerto en touches mineures.

On en était revenu à la bonne vieille ardoise Velleda, comme à l’école — et encore, Erwan maniait avec difficulté son feutre : l’échange ne pouvait excéder quelques phrases.

— COMMENT ÇA S’EST PASSÉ ?

En soins intensifs, troué de perfusions et de capteurs, cerné de machines qui le surveillaient, le nourrissaient, le sondaient, Erwan s’envisageait comme un guerrier en sursis. Rien à envier à Maggie. Comment allait-elle celle-là ? Il s’en préoccuperait plus tard. D’abord les obsèques de Gaëlle.

— Triste, répondit simplement Loïc.

Erwan ne pouvant plus parler, il espérait que son frère développerait. Mais non, c’était encore lui, avec son marqueur, sa main tremblante et son cerveau plâtré par la morphine, qui devait relancer la conversation.

— SOFIA ÉTAIT LÀ ?

— Elle voulait venir. J’ai refusé. Je voulais être seul avec Gaëlle.

Par-dessus son masque à oxygène, il considéra son frère. En quelques heures, Loïc lui avait sauvé deux fois la vie. Il avait éliminé l’Homme-Clou grâce un tir digne du Guinness Book et cédé à la pire des sauvageries en arrachant à mains nues le visage du monstre. Cette violence allait de pair avec sa bravoure spectaculaire. Exit le Loïc couard et drogué. Bienvenue au tueur à sang de serpent. Cette métamorphose se lisait sur son visage. Traits creusés, durcis, comme les stries d’un fossile qu’on découvre en brisant sa guangue de pierre.

Quand Erwan était revenu à lui, le frangin était à son chevet, vêtu comme un cosmonaute. Tableau réconfortant et inversion complète. Le tox de la famille en était devenu le pilier et lui, l’homme fort du clan, un camé, aux veines saturées de drogues.

Il ne souffrait pas. En réalité, il n’éprouvait rien, réduit désormais à un cerveau, tout petit, flottant dans un corps rafistolé. Pas question non plus de céder au chagrin. Pour envisager la mort de Gaëlle, il fallait être en pleine forme. Quant à reprendre les éléments de l’enquête, il comptait bizarrement sur Loïc pour assembler tous les morceaux. Lui avait fait son temps. Il avait voulu comprendre les origines du clan et le résultat était qu’il n’y avait plus de Morvan, ou presque.

Son désir de vengeance s’était dilué lui aussi dans la morphine. Pharabot était mort. À quoi bon châtier Jean-Louis Lassay ? Le toubib finirait par remiser ses flacons et ses neuromédiateurs. Tout ça passerait au rayon pertes et profits de la recherche scientifique occulte, financée par l’État. Tous ces morts auraient au moins valeur de révélateur : les recherches du beau JL étaient calamiteuses.

Ne subsistait dans ce carnage qu’un sujet ouvert : lui-même. Il allait s’en sortir, il le sentait au fond de son corps, mais pas question de récupérer sa voix. On lui avait déjà parlé de prothèse, de larynx artificiel, tout un tas de trucs peu ragoûtants et incompatibles avec son boulot de flic.

— MAGGIE ? se força-t-il à écrire sur son ardoise.

— Je vais la voir après. État stationnaire. D’après les toubibs, il ne peut plus y avoir d’amélioration.

Erwan suffoquait sous ses bandages. D’un coup, il se prit à rêver qu’on lui inflige le même traitement qu’à sa mère, empaquetée dans des glaçons.

Une dernière pour la route :

— LES CAHIERS ?

— Faut que je les relise.

Loïc demeurait immobile, debout face au lit, raide comme un garde suisse. Depuis la veille, pas un mot sur ce qu’il avait lu, pas un commentaire sur les détails qu’il avait découverts. Erwan avait voulu qu’il sache. Cette vérité était son seul testament — en tout cas sa meilleure enquête — et son frère, dernier Morvan debout, devait la protéger.

Finalement, Erwan craqua. Ardoise. Coups de feutre :

— QU’EST-CE QUE T’EN PENSES ?

— Trop tôt pour te répondre, j’te dis. Je vais tout relire, tout mûrir.

S’il n’avait pas été dans les vapes ni bandé des épaules jusqu’aux oreilles, Erwan aurait éclaté de rire. Loïc avait maintenant des postures de flic mutique et c’était lui qui quémandait des commentaires.

Pour l’heure, il laissait filer, comme le reste. Il n’avait plus aucune conscience du temps : il vivait dans une chronologie dilatée, où six heures du matin équivalait à midi, où quelques minutes étaient aussi pénibles (ou légères, selon la dose de morphine qu’on lui administrait) à supporter que plusieurs heures. Sans compter le sommeil qui plongeait, sans prévenir, sa maigre conscience dans de longs tunnels ouatés.

Il se rendit compte que le frangin se penchait vers lui. Premier sourire de la visite.

— J’y vais, mumura Loïc en l’embrassant (chez les Morvan, on apprenait les bonnes manières sur le tard). J’ai des trucs à faire.

Erwan attrapa son ardoise :

— QUELS TRUCS ?

— Le ménage, sourit encore une fois Loïc. Chez toi.

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— M’sieur Morvan ! J’ai du courrier pour vot’frère !

La concierge l’arrêta alors qu’il déverrouillait la porte vitrée du hall. Loïc prit les enveloppes en la gratifiant d’un sourire. La femme sans âge lui demanda aussitôt des nouvelles d’Erwan mais il s’enfuit par les escaliers en marmonnant quelques mots.

Dans l’appartement saccagé, il n’avait touché à rien. Il s’était contenté d’interroger la gardienne, qui n’avait rien entendu, était allé directement au parking récupérer les cahiers et les documents puis était rentré chez lui avec son butin.

Maintenant, il allait remettre la place en état — c’est-à-dire lui redonner l’air de frigo aseptisé qu’affectionnait Erwan. Sacs-poubelle de deux cents litres, modèle chantier, gants Mapa, masque antipoussière, boîte à outils : il se déshabilla et se mit au boulot.

Première tournée : ramasser tout ce qui était irrécupérable. Il remplit ainsi cinq sacs, dont deux de gravats. Erwan était bon pour se racheter une cuisine et une salle de bains. Deuxième tournée : regrouper les vêtements, le linge à peu près intact et les empiler dans un coin. Les fouineurs avaient éventré la literie, détruit le sommier, bousillé les meubles, fracassé la télévision : il entassa l’ensemble dans l’entrée et sortit le matelas sur le palier.

Pour éliminer la poussière de plâtre, il avait loué un aspirateur de chantier. Une fois l’appartement déblayé, il y vit plus clair. Maintenant, attaquer le dur — le bricolage. Une étape redoutable car il n’avait jamais planté un clou de sa vie.

Il essaya d’ajuster les lattes de parquet sur les solives. En vain. De replacer les portes sur leurs gonds. Pas moyen. Il tenta, symboliquement, de fixer à nouveau les tringles démantibulées afin de suspendre les rideaux qui avaient été arrachés. Rien à faire.

Au bout de deux heures d’efforts inutiles, il renonça. Il appellerait des pros. Pour l’effort physique, il avait plutôt intérêt à reprendre sa gymnastique et la course à pied.

Au moins aujourd’hui, il avait largué quelques litres de sueur et, durant trois heures, n’avait pensé à rien d’autre qu’à des galères d’huisseries, d’enduits ou de numéros de vis. La nuit était tombée. Il voulut allumer, plus une seule lampe ne fonctionnait hormis celle de la salle de bains : en ouvrant large la porte, le halo éclairait le salon jusqu’à la cuisine.

Loïc retourna dans l’entrée, fouilla dans un des sacs-poubelle, dégota une casserole sans manche et quelques pincées du thé épicé qu’il offrait à tous les membres de la famille. Dans ce curieux clair-obscur, il se fit chauffer de l’eau et dénicha un mug intact ainsi qu’une minuscule passoire. En s’aidant d’un torchon, il attrapa sa casserole brûlante, fit couler un filet d’eau dans le filtre rempli de thé posé sur le mug.

Soudain, cette cérémonie solitaire lui entailla l’estomac : il n’aurait plus grand monde à qui offrir ses thés de Shangri-la et ses chaussons fourrés en poil de yack. Plus personne avec qui s’engueuler ni se réconcilier. Par association d’idées, il réalisa qu’il avait oublié d’aller voir Maggie. Mais à quoi bon, au fond ?

Distraitement, il se pencha sur le courrier d’Erwan qu’il avait laissé sur le comptoir de la cuisine. Une enveloppe kraft, format A4, attira son regard : un des coins était bardé de timbres colorés provenant de Belgique. Loïc s’en empara et sa bouche s’assécha d’un coup — un sigle indiquait : « Université catholique de Louvain-la-Neuve ». Il avait les notes d’Erwan bien en tête : sa première enquête s’était achevée là-bas. Le témoignage d’un Père blanc, psychiatre et ethnologue, avait permis d’identifier Nono, l’assistant de l’Homme-Clou, l’enfant traumatisé qui était devenu Philippe Kriesler, alias Kripo.

Erwan avait-il recontacté le religieux ? Loïc déchira l’enveloppe et découvrit des tirages noir et blanc accompagnés d’une lettre écrite en pattes de mouche. Il se dirigea vers la salle de bains en quête de lumière.

La lettre rappelait qu’à la suite de la fermeture d’un des dispensaires des Pères blancs au Katanga, le père Krauss (l’auteur de la lettre) avait récupéré certaines archives dont ces photos qui pourraient peut-être aider Erwan dans son enquête. Le psychiatre arrivait après la bataille mais Loïc passa tout de même en revue les clichés format carte postale.

La plupart concernaient les sites hospitaliers de Lontano à la grande époque. Il y avait notamment des portraits de groupe du personnel de la clinique Stanley et de celui du dispensaire du kilomètre 5. La petite brune qui se tenait entre médecins et infirmiers ne pouvait être que Catherine Fontana, la véritable mère d’Erwan. Loïc tremblait. Sa gorge lui paraissait brûler. Il dut boire de l’eau froide au robinet du lavabo avant de s’asseoir sur le rebord de la baignoire pour examiner de nouveau les tirages.

Jusqu’à présent, cet obscur roman de la naissance d’Erwan se réduisait à des noms, des dates, des lieux qu’il ne connaissait pas. Cette simple photo, avec cette jeune fille au visage en amande, donnait un coup de réalité quasi insoutenable au récit de son frère.

Il passa aux autres images — les médecins de la clinique Stanley, l’« hôpital des Blancs », qui comptait aussi des praticiens noirs. Il remarqua un grand gaillard qui dominait toute l’équipe — par sa taille mais aussi son regard prétentieux —, dont le visage lui disait quelque chose.

Oui, il connaissait cette gueule. Plus près de la lumière. Aucun doute : c’était bien le play-boy, en beaucoup plus jeune, qu’il avait croisé quelques jours auparavant à Brest. Jamais Erwan n’avait mentionné sa présence à Lontano… Le verso de la photo comportait une légende détaillée, égrenant les noms des personnages. Quand Loïc découvrit celui du médecin, il sentit vaciller toutes les fondations de l’histoire. Les tirages lui échappèrent et produisirent un bruit de flaque en atterrissant sur le carrelage. Bon dieu. L’affaire possède encore un autre tiroir…

139

Même s’il était tard, il se résolut finalement à rendre visite à Maggie. Les horaires ne signifiaient plus rien ni pour elle ni pour lui. Chaque fois, il avait l’impression que c’était la dernière et qu’elle lui murmurait des adieux dans son langage muet. Ce soir, c’était lui qui venait lui dire adieu : il n’était pas certain de survivre aux prochains jours.

Enfouie sous un réseau de câbles, entourée d’écrans et de sacs translucides (perfusions mais aussi poches de recueil pour l’urine et les selles), sa mère semblait avoir été démontée à la manière d’un robot. Visage creusé pris en étau entre l’oreiller et le masque à oxygène. Ses quatre membres et son torse saillaient sous le drap comme un squelette sous le sable. Tout cela n’allait pas tarder à disparaître. Loïc, en blouse, charlotte et surchaussures, s’installa dans l’unique fauteuil. Il étouffait déjà dans cette antichambre de la mort.

Quels étaient ses sentiments véritables face à cette moribonde ? Tristesse ? Pitié ? Indifférence ? Soulagement ? Pas de réponse mais depuis deux jours, le tissu qui la couvrait, presque un linceul, était devenu un écran de cinéma. Il voyait s’y projeter les concerts des Salamandres. Maggie et de Perneke venant chercher Morvan en transe à la Cité Radieuse. Cathy Fontana agonisante. Maggie maquillant son corps en victime de l’Homme-Clou et l’achevant au passage. Les amants faisant l’amour dans la remise encore ensanglantée pendant que Grégoire cuvait son somnifère…

— Je connais la vérité, maman, murmura-t-il en lui prenant la main (elle avait la sécheresse d’un serpent), mais je ne te juge pas. Je serais mal placé pour le faire. Et cela n’aurait plus aucun sens aujourd’hui. Papa est mort. Gaëlle est morte. Même l’Homme-Clou n’est plus là. Il reste pourtant quelque chose à faire… (Il se leva sans quitter sa mère des yeux.) Je dois régler nos derniers comptes. Parce que je sais ce qui s’est réellement passé.

Il lui parut voir un frémissement sur le visage de sa mère. Non. Un simple effet de lumière du monitoring ou des plafonniers, réglés au minimum.

— Fais-moi confiance, ajouta-t-il avant de sortir. Chacun paiera.

Dans le parking de l’hôpital, il se demanda s’il devait aller prévenir Erwan. Pas la peine. Il pouvait bien rester un jour ou deux sans visite. Soit Loïc lui raconterait en personne la fin de l’histoire, soit son frère l’apprendrait par les journaux.

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Retour à Cocoland.

Seul avantage de la drogue : c’est un monde immuable. Les quartiers, les sales gueules des dealers, les tarifs, les simulacres de planque et de clandestinité, rien ne change jamais. Loïc frissonna à l’idée d’y replonger. C’est pour la bonne cause. Son plan ne marcherait qu’à partir d’un certain nombre de grammes.

Il n’utilisa pas son portable — il le laissa même chez lui — et prit un taxi. Faire ses courses à la sauvage. Loïc avait gardé ce goût pour les quartiers glauques, les conciliabules louches au fond des parkings. Il se fit déposer au croisement de la rue d’Aubervilliers et de la rue de Crimée. Un tunnel sous les voies ferrées jouait le rôle de supérette.

Il fit le tour des dealers et expliqua son cas. Il ne reçut en retour que des insultes ou des avertissements.

— T’as pris la mauvaise route, mec.

Loïc éclata de rire. Seul, à pied, dans son complet à cinq mille euros, il constituait un parfait spécimen de pigeon à plumer. Pourtant, il n’éprouvait aucune peur. Plutôt même une excitation. Une envie sourde que tout vire au massacre — il avait emporté son calibre.

— Quand j’aurai besoin d’un conseil, répliqua-t-il en dernier, j’te sonnerai. Où j’peux trouver Mickey ?

Le dealer haussa les épaules : il portait un costard d’été crasseux et un panama d’où sortaient des mèches filasse. Il ressemblait à un de ces démons noirs du Guatemala : squelettes à foulard et chapeau, cigare entre les dents. Pas très discret comme accoutrement. Surtout en novembre.

— Après les voies ferrées, marmonna-t-il. Une des baraques de chantier…

Loïc repartit sans le remercier : sans doute lui-même bossait-il pour Mickey. Il remonta la rue d’Aubervilliers, et, après avoir longé un mur aveugle sur plusieurs centaines de mètres, tomba sur un portail entrouvert. Il se glissa à l’intérieur, quittant le halo à peine réconfortant des réverbères pour les ténèbres. Traversant un parking où s’alignaient des poids lourds, il trouva une brèche et accéda aux voies ferrées. Des rails, du ballast, des wagons abandonnés.

Sous l’urgence de son plan, Loïc sentait palpiter le frémissement des retrouvailles. Un tox reste un tox. Ses premiers émois se comptent en grammes. Ses souvenirs se soignent à l’aiguille. Sensualité de l’esclave qui se livre tout entier au poison qui l’asservit. Sinistre et jouissif abandon de l’addict qui n’attend plus que la mort sous forme d’un grand flash.

Il repéra les baraques de chantier. La puanteur de la glaise humide, mêlée de goudron et de rouille, piquait ses narines. Quelques ombres décharnées, sourire aux lèvres, dose en poche, filaient vers leur trou pour s’en mettre plein les veines. Des gravats, des flaques, des détritus : tout ici avait une densité particulière, une masse incorruptible, les produits non biodégradables d’une société qui ne pouvait tout recycler. Loïc ne s’était jamais senti aussi bien.

La caravane de Mickey était reconnaissable — dans un (relatif) meilleur état que les autres, la lumière y brillait alors que les baraquements des ouvriers dormaient déjà et que les roulottes des putes bringuebalaient mollement.

Il entra sans frapper. On aurait pu s’attendre à une décoration de gitan ou à un désordre de taudis mais la cabine était rangée comme celle d’un petit comptable à cheval sur les chiffres. Le dealer sirotait un café en regardant un match de foot sur son ordinateur.

Levant un œil, il ne sursauta même pas et sourit :

— Les grandes histoires d’amour ne finissent jamais vraiment.

— Ta gueule, répliqua Loïc. Je veux un pax de trente grammes. Le plus pur que t’as, ainsi que du bicarb et une pipe à eau.

— Où tu te crois ? Au STEP ?

Mickey — qui devait s’appeler Michel — fit pivoter son fauteuil à roulettes dans sa direction. Le cheveu blond qui se faisait déjà la malle, une tête d’endive blême, des yeux bleus laiteux, une bouche molle. L’ensemble évoquait une marionnette façonnée en pâte à tarte. Les tox le surnommaient le Mal blanc, référence répugnante aux panaris couleur de pus qui poussent autour des ongles.

— T’as ce qu’il faut ou non ?

— Faut voir.

Loïc balança sur la table trois mille euros en billets de cent. Il aimait ce geste. Il aimait ce cash. Une vraie scène de film.

— Houlà, fit l’autre en se redressant, l’air faussement offusqué. T’as perdu les usages dans tes quartiers de bourge. On sort pas son fric comme…

Loïc, mains plaquées sur la table, se pencha vers lui :

— Tu peux me fournir, oui ou non ?

Mickey recula son siège sans répondre. Il avait l’expérience des accros. L’attente contribue à la torture, c’est-à-dire à la négo. Mais il ne savait pas sur quel pied danser avec Loïc. Était-il vraiment en manque ? Ou au contraire en pleine montée de coke ? Ou simplement saturé de ce sentiment de domination que donne le fric ?

Le trafiquant devait aussi redouter qu’il soit armé — lui-même l’était, mais personne n’a envie d’un carnage au cœur d’une douce nuit d’hiver.

— Qu’est-ce que tu fais ? demanda Loïc, à cran.

Le dealer venait d’attraper son mobile.

— Vérification des stocks.

Mickey devait en réalité appeler ses sbires qui tiraient un coup dans une des roulottes à proximité. Tous les signaux étaient au rouge mais Loïc voulait la jouer borderline, en poussant sa chance au maximum.

Quelques secondes passèrent puis il relança :

— Alors, t’as le matos ou non ?

— Il arrive.

Dans un enchaînement parfait, la porte s’ouvrit dans son dos et deux gardes du corps l’empoignèrent. Il eut le temps de capter un détail bizarre : l’un était aussi grand que l’autre petit. Le colosse lui balança son poing dans le ventre. Loïc se plia en deux et eut un renvoi acide. Il n’eut pas le temps de vomir : un genou lui arrivait pleine face dans la mâchoire, de la part du râblé. Un vrai ballet de danse contemporaine.

La douleur se transforma en masse de plomb, le choc en trou noir, l’aveuglant jusqu’à une explosion d’étincelles, très loin, au fond de son cerveau. Pourtant, il banda ses muscles et repoussa les deux nervis. Il avait déjà dégainé, braquant le Mal blanc.

— T’as oublié qui j’étais, enculé ? cracha-t-il en armant son 9 mm.

Tout se pétrifia dans la caravane mais Mickey ne perdit pas son sang-froid. Il se contenta d’un geste apaisant à l’attention de ses cerbères, comme un arbitre sépare des combattants sur le ring.

— Ton père est mort et ton frère est à l’hosto, souffla-t-il sans quitter des yeux Loïc. Qu’est-ce que tu crois ? Que j’ai pas la télé ? Si tu tires, tu prendras vingt ans de taule comme n’importe quel clampin. T’es plus rien, Morvan.

Il ramassa l’argent sur la table — « pour mes frais » — puis ordonna aux deux brutes :

— Virez-moi cette merde.

Loïc effectua un mouvement circulaire avec son calibre : premier qui bouge, premier servi. Tom et Jerry hésitèrent.

— Je parlais pas de ma famille, cracha-t-il, mais de mon fric. T’es plus dans le business ou quoi ? Les trois mille, c’est juste un hors-d’œuvre.

Mickey tendit le cou au-dessus de son bureau, l’air intrigué :

— Qu’est-ce que tu veux au juste ?

— Des papiers d’identité, carte de groupe sanguin comprise. Ton prix sera le mien.

Le dealer frappa dans ses mains et éclata de rire :

— Putain, mais le Père Noël est en avance cette année !

141

Parfois, au cœur d’un cauchemar, on ouvre soudain les yeux dans l’espoir de retrouver le jour, la vie, la réalité. Surprise : les murs de la chambre sont de nouvelles paupières closes, impossibles à ouvrir celles-là, et la terreur est partout, enfermée avec vous comme dans une cage.

La morphine, c’est pareil.

Quand il avait l’impression que son esprit s’échappait des limbes chimiques et qu’il allait recouvrer sa lucidité, il se rendait compte que cette idée même était une illusion, un fantasme né de la drogue. Derrière la morphine, il y avait encore la morphine et sa perception cotonneuse, sa logique incertaine.

Où est Loïc ? Dans les ténèbres de sa chambre, Erwan ne cessait de s’interroger. Pas moyen de se souvenir si son frère devait repasser ou non ce soir. Aucune raison de s’inquiéter : le frangin serait là demain, bon pied bon œil, avec sa nouvelle tête de soutien familial. Mais Viard et ses complices rôdaient toujours et il n’était pas non plus certain de l’équilibre mental de Loïc. Après tant d’années de fragilité, cette soudaine transformation en homme de fer pouvait cacher une dépression imminente, ou annoncer une explosion de sa raison. Une « décompensation », comme on disait à Villejuif…

En réalité, ce qui l’inquiétait était plus profond. Au gré de ses rêveries chimiques, Erwan ne cessait de repenser à toute l’histoire — ce labyrinthe où il s’était si souvent perdu. Tout était désormais bouclé mais une ombre planait encore. Il revoyait les lignes de ses cahiers, énumérait les faits, analysait les mobiles et son angoisse ne cessait de s’amplifier. D’abord parce que l’alcaloïde l’empêchait de raisonner avec rigueur. Ensuite parce qu’il était immobilisé dans ce lit. Enfin parce qu’encore une fois, un détail coinçait. Un élément, qu’il ne parvenait pas à identifier, trahissait un défaut.

Il bougea avec difficulté. Il crevait de chaud sous ses pansements. Où était Loïc ? Que s’était-il mis en tête ? Qu’est-ce qui clochait encore dans cette enquête ? Il essaya de se redresser et sentit poindre une douleur fulgurante. Peut-être ses blessures. Peut-être cette conviction : son frère, en lisant les cahiers, avait trouvé le grain de sable.

Et il avait décidé de régler l’affaire lui-même.

Un filet de sueur coula dans son dos. Erwan voyait défiler des images de volcan, de lave incandescente, de fournaise liquide. Il fondait sur son oreiller et sa cervelle lui coulait par les oreilles. Concentre-toi. Reprends chaque indice, chaque témoignage, chaque acte. Trouve la faille…

Sa pensée était une boue visqueuse qu’il ne parvenait pas à sculpter. Des ombres, des formes, des soupçons, mais aucun fait précis, aucun détail saillant. Faisant un effort surhumain, il se décida à reprendre par le menu toute l’histoire, mais à rebours, en commençant par la fin. Il se concentra sur l’ultime interrogatoire de Jean-Louis Lassay — la dernière station avant le massacre de Bréhat. Il se repassa les révélations du psychiatre, son histoire de vaccin et d’expériences chimiques sur la cervelle cramée de Pharabot. Il…

Soudain, du fond de l’étuve, il vit briller quelque chose. Au terme de ses aveux, Lassay avait évoqué le meurtre de Cathy Fontana, prétendant que c’était Pharabot qui lui en avait parlé : « Il parlait d’une jeune femme, d’une croix gammée que votre père lui avait gravée sur… » Erwan l’avait interrompu et menacé de le frapper mais il était passé à côté du principal : Thierry Pharabot lui avait peut-être raconté l’histoire de Cathy (du moins ce qu’il en savait) mais en aucun cas il ne pouvait avoir évoqué la croix gammée gravée sur son front.

Pour une raison simple : il ignorait ce détail.

Personne ne connaissait l’existence de cette scarification — Maggie l’avait maquillée sous les mutilations imitées de l’Homme-Clou. Personne, à l’exception de Grégoire Morvan, Maggie de Creeft et… Michel de Perneke.

Malgré la morphine, Erwan se concentra encore. Une seule hypothèse pouvait expliquer cette incohérence : Lassay ne faisait qu’un avec Michel de Perneke. Passé le premier coup de frein — non, impossible, trop gros, trop dingue —, Erwan voyait déferler sur lui les points communs et les convergences entre les deux personnages. Âge, physique, métier. Grégoire et Maggie avaient prétendu que de Perneke avait repris sa carrière en Belgique et était décédé dans les années 90, mais qu’en savaient-ils vraiment ?

Un vertige le prit. Ces efforts sous drogue l’avaient complètement vidé. Pas moyen d’envisager les conséquences d’un tel scénario. Une vengeance au long cours. Des recherches qui, sous l’alibi du progrès scientifique, poursuivaient un autre but : la résurrection de Pharabot et l’anéantissement du clan Morvan.

L’idée de régler son compte à Lassay l’avait toujours chatouillé mais aujourd’hui, immobilisé dans ce lit, que pouvait-il faire ? Surtout, que prévoyait l’autre en face ? S’il avait vu juste, si de Perneke et Lassay étaient un seul et même homme, cela supposait-il un dernier acte ? Un autre piège ?

À cette pensée, il se dit qu’une différence, de taille, séparait les deux hommes : de Perneke était un lâche qui n’avait jamais pu passer à l’acte (c’est Maggie qui avait charcuté Cathy), Lassay au contraire était un dur qui ne craignait pas la violence physique. Comment expliquer un tel changement ? S’était-il aguerri avec l’âge ? Prenait-il une drogue ou un quelconque produit de son invention ?

Des fourmillements à travers les membres : le beau JL avait passé plusieurs décennies à travailler sur la violence. Il prétendait vouloir l’endiguer — mais peut-être avait-il exploré d’autres voies, afin par exemple de libérer sa propre agressivité…

Le pire était qu’Erwan n’était sûr de rien et qu’il ne pouvait ni bouger ni même appeler — personne ne l’aurait cru. Dans cette chambre noire, il était pire que mort : enterré vivant.

Il ferma les yeux — paupières sur paupières, ténèbres sur ténèbres — et se mit à prier pour Loïc.

142

En partant après minuit et en respectant les limitations de vitesse, il parvint à Brest aux environs de 7 heures. Pas question de conduire l’Aston Martin : il s’était rabattu sur l’Audi A3 qu’il utilisait jadis pour aller au boulot.

GPS. Locquirec. Hôtel face à la mer. Une baraque blanche de plusieurs étages, volets bleus, pelouse verte. Hors saison, l’établissement tournait en sous-régime et ne proposait que quelques chambres : Loïc ne fit pas le difficile. Il exigea d’être réveillé impérativement à 9 heures. Tout en parlant, il multipliait les tics nerveux et grimaçait. La jeune femme à la réception le regardait de travers — l’heure d’arrivée, sa mine de déterré, sa fébrilité : Loïc puait le client à problèmes. Elle lui proposa même d’appeler un médecin — il la rembarra méchamment et répéta sa rengaine :

— Réveillez-moi à 9 heures ! C’est très important !

Aussitôt dans sa chambre, il se mit au boulot : deux heures pour se défoncer à mort. Il arracha la couverture du lit et déploya son matos sur le drap : cuillère à soupe, coke, bicarbonate, briquet, flacons de sérum physiologique, papier d’alu et pipe à eau. Allez, chef.

Au creux de la cuillère : trois parts de coke, une de bicarb, un peu de sérum. On chauffe. Quand ça frise sur les côtés, on arrête — surtout pas d’ébullition. On remet ça. Bientôt, une goutte huileuse apparaît à la surface : la cocaïne basée. On chauffe encore puis, avec un coin de drap, on éponge le fond. Un peu d’eau pour refroidir l’huile qui durcit. On évacue à nouveau la flotte, on nettoie le caillou : le free base est prêt. De quoi se faire une première pipe.

Avec ce qu’il avait en tête, il devait se préparer au moins vingt fragments. Quand il les aurait fumés, son cerveau ne serait plus qu’une crevasse, son cœur un corps mort et ses veines des tuyaux de plomb. Si tout se passait bien, c’est exactement à cet instant que la réceptionniste, inquiète de ne pas le voir répondre à ses appels téléphoniques, le découvrirait dans sa chambre.

Au dixième caillou, la puanteur du bicarb grillé saturait la chambre, son pouce brûlait à force de tenir le briquet allumé et il ressentait des fourmillements partout dans le corps. L’appel de la drogue. Son plan était risqué mais il comportait une part jouissive : une overdose en guise d’arme fatale, qui dit mieux ?

Il manipulait toujours ses ingrédients : coke, bicarb, sérum, feu… Tous les shootés connaissent le free base : quand vos veines ressemblent à des lianes desséchées et que votre peau est tellement percée que vous avez peur de pisser par les bras, alors vous passez à la fumette. Jamais Loïc n’avait acheté du crack dans la rue : il préférait faire sa cuisine lui-même. On devient alors un petit chimiste et on prétend fumer un produit purifié. En réalité, exactement la même merde qu’on vous vend dehors mais le drogué se berce d’illusions, c’est bien connu.

Au quinzième caillou, il se dit qu’il pouvait commencer à fumer tout en continuant sa tambouille. Non. À la troisième taffe, il ne pourrait plus penser à autre chose qu’à la suivante, et ainsi de suite. En quelques bouffées, le crack vous rend accro et transforme votre vie en réaction en chaîne infernale.

Seize, dix-sept, dix-huit, dix-neuf… Enfin, il rinça la dernière concrétion et contempla son butin sur le drap. Vingt pierres pour un aller sans retour, façon Petit Poucet. Ses fourmis étaient devenues des tremblements. Le produit basé l’appelait avec force, les vapeurs d’alcaloïde lui chatouillaient les narines comme un membre fantôme démange un mutilé.

Pipe à eau. Papier d’alu. Il brisa les premiers fragments et fit feu. En moins de quelques secondes, la fumée atteignit son sang via la muqueuse pulmonaire puis le sang lui monta au cerveau jusqu’à l’explosion. BAM ! La jouissance l’enveloppa comme le papier d’argent moulait sa pipe. Du bon, du brûlant, du scintillant. Il se laissa tomber en arrière et se cogna la tête contre la fenêtre. Sans rien sentir.

Aucune idée du temps qui s’écoula mais ce fut trop court : il retombait déjà. Vite, un nouveau caillou. Je casse, je place, j’allume. C’était comme jouir de nouveau juste après avoir éjaculé, plaisir et perte de soi s’entraînant l’un l’autre. Chaque respiration devenait une bénédiction, chaque battement cardiaque une giclée de bonheur. Son être s’était dilaté dans l’espace : il pouvait tout, il savait tout. Des éclairs dorés crépitaient dans son cerveau en accéléré. Des intuitions géniales jaillissaient dans son esprit. Martingales boursières hallucinantes — je dois les noter —, révélations intenses sur le Vajrayana — je dois prier —, solutions imparables pour la garde de ses enfants — je dois appeler Sofia… Tout était résolu. Tout était fixé.

Nouveau caillou. Loïc était maintenant un ange sous la haute voûte d’une église. Les fresques aux murs lui parlaient, l’interrogeaient sur Dieu et il répondait avec calme, assurance. Encore une pipe. Un autre étage. Celui des souvenirs, délicieux, délectables, enveloppés de velours, diapreries et hermine. Ferme les yeux et plonge. Il tendait les bras et soutenait le ciel. Il sniffait les nuages et tutoyait l’univers. Tout va bien.

Il se cassa la gueule contre un coin de meuble. Pas grave. Au contraire : son crâne s’était ouvert, libérant un serpent cosmique. Il lui accorda une danse — la valse des morts des Tarahumaras, « ceux qui ont les pieds légers » et qui vivent dans les « ravins du cuivre » de l’État du Chihuahua au Mexique. Délire, délire, délire…

Maintenant, il était trempé de sang — la nuque, le visage, les mains. Où était la blessure ? Au lieu de vérifier dans la salle de bains, il s’alluma encore un caillou. Guérison immédiate. Après une nouvelle descente, il se rendit compte qu’il ne pouvait plus bouger et n’arrêtait pas de tousser. La fumée, le sang étaient partout. Combien lui restait-il de cailloux ?

Pas moyen de se relever ni d’attraper le matos. Il se cramponna au sommier et se hissa au niveau du drap. La toux, de plus en plus violente. Il avait la gorge en feu mais n’avait pas soif — le crack annule tout besoin. Avec terreur, il se rendit compte qu’un signe diabolique avait été tracé sur le tissu blanc avec son propre sang.

In extremis, il parvint à attraper un dernier caillou. Une taffe encore mais le miracle n’eut pas lieu. Juste une toux à lui sortir les yeux des orbites. Des battements cardiaques si rapides qu’ils ne formaient plus qu’un seul son. Il allait crever, il allait… Soudain, un éclair de lucidité : c’était l’heure — la nana d’en bas allait appeler et il serait temps de la prévenir. Il regarda sa montre et vit que ses aiguilles avaient fondu, comme dans une toile de Dalí. Il tapa sur le cadran, se frotta les yeux, découvrit la catastrophe : 9 h 20. L’heure du réveil était passée. La fille n’avait pas appelé, aucune chance qu’elle vienne frapper à la lourde.

Ou bien n’avait-il rien entendu ? La sonnerie du téléphone. Les coups à la porte. Peut-être même avait-il répondu, alors qu’il conversait avec Dieu ou tournait dans un mandala comme un hamster dans sa roue… Il était foutu : asphyxie, tachycardie, il n’en avait plus que pour quelques secondes et on retrouverait son cadavre dans une dizaine d’heures.

Il se releva : les murs gondolaient, le sol s’enfonçait, le plafond se gonflait comme une bâche gorgée d’eau. Son briquet : il pouvait encore foutre le feu à la piaule pour provoquer une alerte. Il ne le trouvait pas, n’y voyait rien, impossible de se mettre debout. Il voulut crier mais rien ne sortit de sa bouche en sable. Ou plutôt des gémissements qui le déchiraient de part en part. Sanglots. Plaintes. Râles. Sors de là.

Au-delà de ses douleurs, un fait le traversa comme un pieu, une vérité extralucide : sa chambre était au premier étage. Quelques mètres, une pelouse… Fais un effort, relève-toi, fonce dans la vitre. Il s’élança en songeant à Gaëlle. Changea d’avis dans les airs : il ne voulait plus être sauvé mais mourir pour la rejoindre.

143

Quand il rouvrit les yeux, il était dans une chambre inconnue. Des murs pâles, une armoire, une table de lit — des perfusions et des appareils de surveillance. Il savait où il était. Durant son transfert, malgré son cerveau cramé et son corps courbaturé, il avait capté des mots, une destination. On avait dû l’hospitaliser au plus vite, au plus proche. L’institut Charcot, à quelques kilomètres de Locquirec…

Ainsi, son plan avait fonctionné. Une overdose pour forcer les portes de l’UMD. Il savait que Jean-Louis Lassay n’accepterait jamais de le recevoir. Qu’au moindre geste de sa part, le toubib préviendrait Viard et qu’on le jetterait à la mer, lesté dans un sac de toile de jute.

Restait la grande porte : celle des malades. En se faisant une OD à quelques kilomètres de la fabrique des monstres, Loïc était certain qu’on l’hospitaliserait là-bas en urgence, même si l’unité n’était pas un hôpital public. Désormais, il était dans la place, vivant, conscient, pas trop cassé — et sous une fausse identité, celle du passeport acheté à Mickey. Comme disaient ses sbires à Firefly Capital : « Y a plus qu’à. »

D’après les commentaires des urgentistes, il avait fait un accident vasculaire sérieux. Ses veines s’étaient resserrées au point de ne plus rien laisser passer. Ses poumons s’étaient bloqués comme des pneus trop gonflés. On l’avait défibrillé à coups de chocs électriques. On l’avait intubé. On l’avait perfusé. La machine était repartie.

Il ignorait combien de temps il avait dormi. Des heures. Des nuits. Des jours. À son réveil, les choses s’étaient corsées. Il avait chié et vomi à n’en plus finir. L’image qui lui restait : des chiottes trop blanches et trop grandes (le modèle handicapés), lui, recroquevillé sur le siège, se vidant alors même que la migraine lui martelait la nuque. On l’avait ensuite remis au lit et ça avait été au tour des crampes et des convulsions de s’en donner à cœur joie. Arc-bouté sur le lit, il passait parfois en mode tétanie, plus raide qu’un réverbère.

Piqûre. Il sombrait de nouveau, sans la moindre notion du temps : on lui avait pris sa montre. Tout passait par ses veines et il se laissait engraisser à coups de vitamines, de calmants, de solutés. Quand il se réveillait, il variait les plaisirs : crises de manque, attaques de panique, saignements de nez, convulsions qui le laissaient trempé de sueur et perclus de courbatures. La seule chose qui lui paraissait constante était sa dégénérescence cérébrale. Qu’il veille ou qu’il dorme, ses neurones continuaient à se faire la malle.

Maintenant, pour la première fois, il se sentait bien, dans une relative possession de ses moyens. Des sons dans le couloir, des odeurs chimiques dans les ténèbres. Il captait la réalité comme un plongeur sous l’eau saisit le monde de la surface.

Malgré son état précaire, il se réjouissait encore de sa réussite. Il était dans l’antre du diable et l’ennemi ignorait sa véritable identité. Il pouvait donc se reposer en mettant au point la meilleure des stratégies.

Il se répétait ce motif de satisfaction, se prenant pour Machiavel (un retour de flamme de la coke), quand la porte de sa chambre s’ouvrit doucement. Une haute silhouette pénétra dans son aquarium et, dans le rai de lumière du couloir, il aperçut, sidéré, un calibre dans la main du visiteur.

— Il est temps qu’on parle toi et moi, Loïc.

144

Machiavel avait encore des progrès à faire. Michel de Perneke, alias Jean-Louis Lassay, lui ordonna de se lever et de s’habiller. Encore sous sédatif, Loïc dut arracher sa perfusion pour enfiler un sweat-shirt et un pantalon de jogging. Chaque geste lui coûtait un effort de chien et il manqua de se ramasser plusieurs fois. Lassay lui désigna le couloir avec son calibre. Y a plus qu’à…

Ils traversèrent le campus en silence afin de rejoindre les bâtiments de l’UMD qui faisaient face à l’hôpital. Lassay emprunta les coulisses : pas un garde ni un infirmier pour les intercepter. Il déverrouillait des grilles, des portes — la nuit était complète et Loïc n’avait toujours pas la moindre idée de l’heure. Il avait la gorge si sèche que son palais lui semblait brûler.

Ascenseur, direction sous-sol. Pas un mot dans la cabine. La situation se passait de commentaire : de Perneke-Lassay, qui nourrissait une haine inextinguible pour les Morvan, connaissait le visage de chaque élément du clan. Bien sûr. On lui avait servi le dernier survivant sur un plateau.

Un sas s’ouvrit. Nouvel ordre du canon : « Après toi. » Loïc s’engagea dans un couloir. Murs nus, tuyaux apparents, portes verrouillées : l’étage des camisoles. Il marchait avec difficulté. Ça sentait même la corvée de bois à plein nez. Lassay allait l’abattre au fond d’une cellule d’isolement et dissoudre son corps dans la chaufferie de l’institut. Pourtant, Loïc ne songeait qu’à sa soif.

Un détail le préoccupait aussi depuis qu’ils déambulaient comme deux fantômes dans ce bâtiment. Lassay ne semblait pas craindre les caméras de sécurité — un couvre-feu pour la surveillance ? Impossible. Il eut la réponse devant une nouvelle porte. Le psy tenait dans sa poche une petite télécommande chromée — à l’évidence il stoppait les caméras à volonté. Après tout, il était maître chez lui…

— Arrête-toi.

Loïc s’exécuta. De Perneke joua de son badge et ils pénétrèrent dans une cellule d’une blancheur aveuglante : quatre murs, sol, plafond à l’unisson, et c’était tout. Aucune fenêtre, aucun meuble, un plafonnier inaccessible, protégé par du verre blindé. Fait comme un rat, mais un rat de laboratoire.

Il se retourna et considéra l’homme qui avait tout orchestré : un grand gaillard poivre et sel, portant encore beau et inspirant une confiance immédiate. L’archétype du toubib omniscient. Le Vieux disait toujours : « La première impression ne sert qu’à endormir la vigilance. »

— Je vais te raconter une histoire, commença le psy.

Avant d’en finir, son exécuteur allait donc s’offrir l’ultime luxe d’une confession. Ça tombait bien : il était venu pour l’entendre, même si c’était pour l’emporter dans la tombe.

— Je peux m’asseoir ?

— Fais comme chez toi.

Loïc se laissa glisser sur le sol, dos au mur. Jambes groupées, mains autour des genoux, acculé dans ce carré vide, il faisait un fou très acceptable. Ferait-il un bon cadavre ? La soif, toujours.

— L’histoire, reprit Lassay, d’un homme saturé de désir mais qui ne pouvait jamais passer à l’acte. Une sorte d’impuissant torturé par ses pulsions. Peu à peu, cet homme a trouvé une solution, ou du moins il a cru la trouver. Il a vécu ses passions par procuration. En guidant, en conseillant ses patients, il les a fait agir et a consommé ses passions à travers eux. C’était frustrant, humiliant, mais ça lui donnait au moins l’impression d’exister. Un détail que je ne t’ai pas dit : les désirs de cet homme ne concernaient que la violence et la mort. Il rêvait de meurtres, de tortures, de souffrances. Il ne bandait que pour cela, ou presque, mais ne parvenait pas à franchir le pas. Pas par morale mais par lâcheté. Simplement par frousse : frousse de sa victime, de la police, des conséquences de ses crimes. Un eunuque de la violence. Il rêvait de brutalité mais n’était pas équipé pour assumer de tels instincts. Un faible, incapable de prendre le moindre risque au nom de son vice. Cette vérité, il l’a découverte il y a quarante ans, dans un pays sans loi ni pitié que des pionniers essayaient de marquer de leur empreinte. Dans cette ville noire et rouge, l’homme a d’abord rencontré une femme. Il a éprouvé pour elle une attirance… irrésistible. Il a aussi croisé la route d’un flic : jeune, traumatisé, dément. Tout de suite, il a compris que cet être possédait ce qu’il lui manquait : la force, le courage, la capacité de tuer. Il l’a alors soigné et découvert un bien plus précieux encore au fond de lui : non seulement le cinglé pouvait tuer mais il avait, sous la main, une victime toute trouvée…

Les murs réfractaient avec violence la lumière électrique. Lassay, dans sa blouse blanche, collait au décor.

— Maggie m’a offert son corps en échange de la peau de Cathy Fontana, reprit-il, mais j’aurais poussé de toute façon Morvan à la tuer.

— Je ne suis pas venu ici pour écouter ces vieilles salades…

— Tu te trompes : je te parle du présent. Des évènements fondateurs qui expliquent tout ce qui est survenu depuis deux mois. Cette nuit-là, j’ai compris qui j’étais vraiment…

Il partit d’un ricanement lugubre, portant discrètement la main à son sexe.

— Quand Maggie charcutait Cathy, je l’observais à travers les planches de la remise. Cela a été pour moi une… révélation. Plus tard, quand on a fait l’amour, sur les lieux mêmes du supplice, son corps ne m’importait plus. Ce qui m’excitait, c’était de coucher avec la meurtrière, dans cette puanteur de sang encore chaud…

— Où vous voulez en venir ? cria Loïc. Tout ce que vous avez réussi à faire alors, c’est fuir le Congo et disparaître. Vous avez changé de nom et mené votre carrière de psychiatre cinglé en Belgique. Quel rapport avec les expériences de ces dernières années ?

Lassay-de Perneke soupira et conserva le silence quelques secondes. La lumière emplissait chaque seconde. Brûlure blanche qui crépitait sous le crâne de Loïc, se transformait en barre noire sous ses paupières.

— À mon retour en Europe, j’ai soigné les névroses des autres et les ai observées. C’est à travers elles que j’ai essayé de mieux me comprendre, d’analyser pourquoi je souffrais tant de ne pouvoir tuer ou faire souffrir.

— Il ne vous est jamais venu à l’idée que cette frousse vous empêchait de faire le mal ?

— Je reconnais là le jugement pesant et borné de la foule…

— J’ai été alcoolique, héroïnomane, cocaïnomane. Je suis bisexuel et bouddhiste. C’est moi qui ai tué Pharabot. Je lui ai arraché le visage de mes propres mains. Je ne crois pas être l’échantillon modèle de la masse laborieuse.

— Tu as tué par vengeance. Tu as tué pour sauver ton frère. Tu as tué avec cette conviction naïve que tu faisais le bien. Tu ne sais rien de l’addiction au mal, de la violence d’un désir funeste qui te submerge et te consume tout entier.

— Je viens de vous dire que j’ai été accro à l’héroïne.

— Change la seringue pour un couteau et tu auras une idée de ce que j’éprouve depuis des années.

Après son OD, Loïc n’avait pas envie de regarder à nouveau le fond du gouffre. Mais il commençait à voir le lien entre le petit salopard qui avait voulu sauter Maggie à Lontano et le grand professeur spécialiste des pathologies dangereuses : Lassay-de Perneke n’avait jamais cherché qu’à se soigner lui-même.

— J’ai dû, durant tout ce temps, m’abrutir de calmants, me castrer chimiquement et vivre mes pulsions par l’intermédiaire de mes patients qui faisaient le mal sans intelligence ni brio.

Loïc devinait ce qu’avait été son existence. Une vie de hyène, de chacal, forcé de se nourrir des restes des crimes des autres. Il l’imagina se délectant des confidences des déments les plus dangereux, se branlant sur les rapports d’autopsie de leurs meurtres, couchant avec des femmes criminelles, leur soutirant en échange de quelques pilules ou d’un rapport favorable leurs confessions, murmurées en pleine baise. Chassé des terres africaines, de Perneke n’avait plus cessé de rôder autour des atrocités des autres comme les charognards visitent la nuit les cimetières.

— La rencontre avec Hussenot a tout changé, c’est ça ?

— Enfin une remarque pertinente. Oui, cet élève m’a apporté un bien inestimable : une approche purement physiologique, une analyse neurologique du mal.

— Vous n’y aviez jamais pensé ?

— Ce n’était pas ma formation. Hussenot était à la fois psychiatre et neurologue. Il étudiait le circuit de la violence. Je me suis mis au diapason. Je suis retourné à la fac. J’ai acquis des connaissances spécialisées. Nous avons pu alors nous associer pour ouvrir une clinique.

— Les Feuillantines.

— Les Feuillantines, oui. Une simple vitrine officielle…

Loïc connaissait l’histoire du Pharmakon : rien à carrer. Ce qui l’intéressait, c’étaient les motivations intimes de Lassay. Jusqu’alors, le psy n’avait eu que deux moyens pour soulager ses pulsions meutrières : étouffer ses clients à coups de tranquillisants ou les faire passer à l’acte. Les travaux de Hussenot lui permettaient d’envisager une troisième voie. Un bridage intérieur.

Lassay confirma :

— À mesure que nous analysions le cheminement neuronal de la violence chez l’homme, je savais que nous étions en train de décrire, d’un point de vue clinique, ma maladie. J’ai aussi compris qu’un autre réseau, celui de la peur, court-circuitait chez moi mes propres pulsions. Nos travaux m’ouvraient enfin une solution. Il fallait détruire chez moi ces neurones qui bloquaient la libération des neuromédiateurs de l’agressivité…

À cet instant, et à cet instant seulement, Loïc eut une illumination. Il s’était trompé : de Perneke-Lassay ne voulait pas se soigner mais se libérer.

— Vous n’avez jamais cherché un vaccin contre la violence. Ce qui vous importait, c’était la première partie de l’expérience, l’effet premier des analogues : le redoublement de l’agressivité.

Nouveau sourire :

— Disons que l’idée a fait son chemin.

— Vous n’avez jamais voulu que briser la barrière de votre peur… (Tout en prononçant ces mots, Loïc saisit le dernier fait qui coulait de source.) Le seul cobaye, c’était vous.

145

Lassay s’approcha. Dans cette cellule insonorisée, Loïc avait l’impression de se trouver dans le cerveau même du cinglé. Une folie blanche et verrouillée. Une lumière coupante et surchauffée.

— J’ai pratiqué sur moi les premiers tests, oui. Le Pharmakon m’a libéré. Ma violence, étouffée depuis des années par la peur et la chimie, a reflué avec une sorte de puissance originelle. Plus question de la réfréner. Le Docteur Jekyll avait fait son boulot. Bienvenue à Mister Hyde.

Loïc avait connu le même processus, mais sans l’aide d’aucun médoc. Sa libération, son courage, il les devait à des salopards tels que Lassay.

— En septembre, c’est vous qui avez torturé et mutilé Wissa Sawiris.

— Je prenais depuis plusieurs jours la nouvelle molécule. Il faut du temps pour que les neuromédiateurs saturent les récepteurs. J’ai été saisi par une sorte de transe. J’ai marché jusqu’à l’embarcadère et emprunté le Zodiac. J’avais emporté la boîte à outils qui se trouvait dans le garage à bateaux. Jamais l’idée de l’Homme-Clou ne m’a quitté. J’allais reprendre les choses où elles s’étaient arrêtées pour moi, en 1971, dans une remise à bateaux, justement.

— Pourquoi Wissa ?

— La rencontre d’un soir. Il était poursuivi par les bizuteurs. J’ai accosté et lui ai proposé de le cacher. L’idée lui a paru bonne : il n’avait pas peur des autres, il voulait simplement leur montrer qu’il était le plus malin. Dès qu’il a mis le pied à bord, je l’ai assommé à coups de marteau et l’ai emporté sur l’île de Sirling. Nous nous sommes installés dans le tobrouk et nous avons pu jouer ensemble jusqu’à l’aube. Je n’ai jamais ressenti autant de plaisir de ma vie. Une seconde naissance.

Quand Loïc avait découvert que le psy de Charcot n’était autre que Michel de Perneke, il avait imaginé une vengeance au long cours. Des années de recherches, d’expériences pour simplement ressusciter l’Homme-Clou, le vrai, et le lâcher dans les pattes de son ennemi ancestral, Grégoire Morvan. Il n’avait jamais envisagé que Pharabot puisse être un simple leurre, un épouvantail lancé à la tête de la police en cas de secours.

Lassay continuait — les confessions, c’est comme la toux : quand ça vous démange la gorge, plus moyen de s’arrêter.

— J’ai abandonné le corps, persuadé qu’il faudrait des semaines pour le retrouver. Le missile a changé la donne mais pas mes plans. J’avais déjà décidé d’exercer mon nouveau pouvoir en assassinant des proches de Morvan. Je voulais qu’il comprenne que le passé était de retour — et que ce passé allait le noyer dans le sang.

Loïc revoyait chaque ligne des cahiers d’Erwan. La moindre circonstance marquée au fer rouge sur son esprit.

— En fait, vous aviez prémédité le meurtre de Kaerverec. Les cheveux d’Anne Simoni dans son corps le prouvent.

— Quand j’ai pris les molécules, j’étais prêt pour passer à l’acte, mais dans la direction que j’avais choisie. J’attendais simplement la crise décisive, portant toujours mes fétiches sur moi : la bague de Morvan et les mèches et ongles d’Anne Simoni.

Le tableau était complet : le psychiatre aux manières affables, bienveillant avec ses assassins de patients, n’était que la chrysalide d’un tueur en série en devenir, qui attendait l’éclosion de sa pulsion meurtrière. Méfiez-vous de l’eau qui dort…

— L’Homme-Clou : pourquoi ce modèle ?

— Pharabot m’a laissé une empreinte indélébile. Lontano a été ma maïeutique. Je voulais aussi terrifier ton père, lui rappeler l’humiliation qu’il m’avait indirectement fait subir. Tuer pour coucher, moi !

Du point de vue des mobiles, la mosaïque se mettait en place mais quelques pièces traînaient encore. Reprenons le puzzle.

— Les autres meurtres, comment ça s’est passé ?

— Mon plan était préparé depuis longtemps.

— Avec l’aide d’Isabelle Barraire.

— Bien sûr. Quand j’ai raconté à ton frère qu’elle idolâtrait Pharabot, il a avalé le bobard sans moufter. Ce qui prouve qu’un bon flic peut totalement manquer de psychologie. Isabelle, fascinée par ce vieux dément décati ? Qui aurait pu croire une connerie pareille ? Non, elle a été à la fois ma patiente, ma maîtresse et ma partenaire. Elle s’est passionnée pour mes recherches, qui étaient le prolongement de celles de son mari.

— Par amour ?

Lassay éclata de rire :

— Ça fait un moment qu’on évolue dans des sphères infiniment plus complexes.

Des amants assassins. Une liaison entièrement vouée à la violence et à la folie. Un vaccin qui exacerbe le mal. Pas vraiment le courrier du cœur, en effet.

— Parlez-moi d’Anne Simoni.

— Isabelle la soignait pour ses penchants vicieux. Elle n’a eu aucun mal à l’attirer dans un piège. Nous l’avons embarquée sous le pont d’Arcole. Je suis redevenu l’Homme-Clou. Nouvelles jouissances, nouvelles confirmations. Le Pharmakon avait brisé mes inhibitions.

Loïc avait l’impression d’évoluer dans un désert torride, crânes blanchis, corps oubliés, chaleur à crever. Il revoyait le rapport d’autopsie d’Anne Simoni et les horreurs que Lassay lui avait fait subir. Pas la peine d’épiloguer.

Quant aux détails logistiques — le lieu du sacrifice, l’utilisation du Zodiac, la prouesse de la mise en place du corps —, il laissait ça aux flics, c’est-à-dire à personne. Lassay ne serait jamais arrêté. Soit il mourrait, soit il s’en sortirait blanc comme le cul d’une vierge, mais tout se réglerait ici, cette nuit, entre ces quatre murs.

— Ludovic Pernaud ?

— Très difficile d’approche. Pour l’occasion, Éric Katz est redevenu femme. C’est elle qui lui a injecté l’anesthésiant. Je suis arrivé pour le sacrifice.

— Il n’y avait aucune trace de produits chimiques dans son sang.

— C’est mon métier. Accorde-moi l’avantage de connaître exactement la nature des produits que j’utilise et les résidus qu’ils laissent dans l’organisme.

Les images se bousculaient dans la tête de Loïc. Un psychiatre séduisant assisté d’une femme-homme qui avait embaumé son propre mari et ses enfants. Une force meurtrière libérée par un sérum contre-productif. Des bricolages neuronaux qui se traduisaient dans le réel par un déferlement d’horreur…

— Gaëlle à Sainte-Anne, lâcha-t-il comme un drogué exigeant sa nouvelle dose.

— Je devais me rapprocher de Morvan par cercles concentriques, comme un serpent. L’élimination de ta sœur était une étape décisive mais j’ai sous-estimé cette gamine. Gaëlle était bien la fille de son père. Plus folle et plus combative que n’importe quel guerrier fanatique.

Il tressaillit. Gaëlle. Sa force, sa fragilité, sa présence, perdues à jamais. Les yeux de Loïc brûlaient maintenant — de larmes. Reviens aux faits. Ne faiblis pas. L’exercice mental consistait à confronter, en temps réel, les notes d’Erwan et les confessions de Lassay. Passe à l’Homme-Clou.

— Quel a été le rôle de Pharabot ? Pourquoi l’avoir rapatrié de Belgique ?

— Quand ton frère est venu m’interroger, j’ai compris qu’il lui faudrait un coupable. J’ai eu l’idée de le lui fournir.

— Quand exactement l’avez-vous fait revenir ?

— Le samedi 15 septembre, après mon détour à Marseille.

— C’était vous à Fos ?

— Chaque sacrifice devait être accompli dans les règles avec des clous africains. Je suis venu cette nuit-là forcer un conteneur et je suis tombé sur ton frère. Un simple contretemps. À mon retour à Charcot, j’ai réalisé que je pouvais continuer à tuer, à la seule condition qu’un autre paie l’addition.

— Selon les notes d’Erwan, l’agresseur du port de Fos était un coureur hors pair.

— J’ai été champion universitaire. Je me suis entraîné toute ma vie. Sans compter le Pharmakon et son pouvoir de boosteur.

Loïc recadra son interrogatoire :

— À quel moment avez-vous livré Pharabot en pâture ?

— Jamais. Je le gardais sous la main à Louveciennes, dans la baraque d’Isabelle. Elle se chargeait de le tenir tranquille en attendant mes instructions. Finalement, je n’ai pas eu besoin de lui. Ton frère s’est d’abord orienté sur les quatre greffés qui ont eu la bonne idée de s’enfermer dans une baraque et de se faire massacrer…

Loïc songea aux multiples coïncidences qui avaient induit Erwan en erreur : la forme olympique du tueur de Sainte-Anne désignant Joseph Irisuanga, coureur médaillé, la combinaison zentai rappelant les soirées fetish de Lartigues… D’autres hasards encore : Sébastien Redlich partenaire de tir de Pernaud, Anne Simoni endoctrinée par Ivo Lartigues… Vraiment de quoi se fourvoyer.

— Un putain de miracle, commenta Lassay de son côté. Et comme si ça ne suffisait pas, un autre aficionado est sorti du chapeau : Philippe Kriesler, le petit assistant de l’ombre. Pharabot avait décidément produit un beau sillage de cinglés.

Loïc observait toujours ce grand homme aux manières souveraines et au sourire enjôleur. En y regardant mieux, tout était faux. Sous son vernis de séducteur, la folie transparaissait à chaque instant.

— Quand l’affaire a été bouclée, pourquoi ne pas avoir abattu Pharabot ?

— Par prudence. Je n’en avais pas fini avec les Morvan. En temps voulu, j’aurais eu besoin d’un coupable désigné. J’ai attendu que les choses se tassent et j’ai lancé Isabelle sur la trace de Gaëlle. Je voulais profiter du départ des hommes forts du clan en Afrique pour reprendre ma vengeance.

— Merci pour moi.

— Ta faiblesse et ta lâcheté ne sont un secret pour personne. Je me demande d’ailleurs ce qui t’a pris de te jeter comme ça dans la gueule du loup…

Pas question de le laisser cogiter là-dessus.

— Mais Isabelle Barraire est morte et Erwan est rentré, enchaîna Loïc.

— J’aurais pu faire face à la situation : c’est la fliquette qui a tout gâché en allant à Louveciennes. L’ADN de Pharabot était partout dans la maison. Dès le lendemain, Erwan a rappliqué à Locquirec. On était reparti pour un tour. Viard, qui craignait qu’on découvre l’implication du gouvernement dans ce bordel, a fait assassiner José Fernandez, un infirmier qui savait trop de choses. Mais le principal problème était Pharabot dans la nature…

Loïc comprit un autre versant du dernier acte :

— Vous l’avez aidé ?

— Il m’a contacté. Il avait besoin de médocs. C’est moi qui lui ai indiqué la blanchisserie de Gennevilliers. Je me suis dit qu’il pouvait finir le boulot. Pourquoi pas après tout ? Le véritable Homme-Clou reprenait le flambeau…

— Vous l’avez fait revenir à Bréhat ?

— Non. Il s’est démerdé seul : il était en manque.

— Quel manque ? Il n’avait pas suivi le traitement.

— C’est vrai mais depuis longtemps il survivait grâce à un cocktail de ma composition.

Les produits qu’on avait retrouvés à Louveciennes n’avaient donc rien à voir avec le vaccin. Encore une fausse piste

— Au même moment, poursuivit le psy, Viard m’a prévenu que vous enterriez le Vieux à Bréhat. Je n’aurais pu rêver plus belle coïncidence. J’ai lâché mon chien sur ce qui restait du clan.

Le corps de Gaëlle reposant dans la chambre. Il ne mourrait pas avant de l’avoir vengée. Machinalement, Loïc se concentra sur le calibre toujours braqué sur lui. Il devait être le plus rapide… mais au moment voulu.

— Vous étiez avec lui ? demanda-t-il en contrôlant sa voix.

— Non. Charcot était surveillé. Je devais tenir mon rôle officiel. J’ai simplement prêté un Zodiac à Pharabot. Il était armé. Il bénéficiait de l’effet de surprise. Tout aurait dû être réglé cette nuit-là. Les derniers Morvan achevés, un coupable sur un plateau pour la justice.

Accroupi, Loïc écoutait toujours mais son cerveau reptilien avait pris le dessus. Il pouvait sentir dans l’air un frémissement, une tension qui marquaient le début du compte à rebours. Lassay allait tirer. Il devait être le plus rapide s’il ne voulait pas finir enterré dans le potager des fous.

— Et maintenant ? fit-il en se préparant mentalement.

— Le Pharmakon va poursuivre son effet : je serai bientôt guéri de ma propre violence. Mes récepteurs seront bloqués. Comme une voiture, mes réglages seront bridés.

Loïc le provoqua :

— Toute votre vie, vous avez été gouverné par la peur, et maintenant vous espérez qu’un produit chimique fera le boulot. Je ne vois pas l’intérêt de l’histoire.

— Tu oublies le principal. J’ai découvert un véritable vaccin contre la violence. Nous allons maîtriser ses premiers effets indésirables et bientôt l’utiliser sur des criminels afin d’éviter toute récidive.

Tu parles. Lassay se foutait bien de faire baisser les statistiques du crime et d’ailleurs, l’État l’avait lâché depuis longtemps. Il était seul avec son vaccin et sa démence.

— Mes recherches ont porté leurs fruits, conclut-il pourtant. Et sur le plan intime, j’ai remporté ma victoire. J’ai voyagé dans les méandres de la violence physique, dans les espaces vierges du mal libéré. À l’arrivée, le clan Morvan est éradiqué. Il ne restait plus que toi…

De Perneke n’eut pas le loisir d’appuyer sur la détente : il avait la gorge tranchée. En admirant la giclée de sang éclabousser le mur blanc, façon Jackson Pollock, Loïc recula, sidéré d’avoir été aussi rapide et surpris de la naïveté du psy lui-même.

Comment un homme de son intelligence avait-il pu penser que sa proie se serait laissé attirer dans un tel piège sans être armée ? Un ancien tox qui avait pris le risque de se faire une OD pour jouer les chevaux de Troie ? Le survivant d’un clan massacré ? Le fils de Grégoire le Terrible ? La mégalomanie du toubib l’avait perdu. Le faux passeport de Loïc n’était qu’un leurre : pas un instant il n’avait espéré tromper Lassay. Il savait que le toubib le reconnaîtrait et l’exécuterait à l’abri de tous les regards.

Lassay tomba à genoux, un rictus incrédule agrippé aux lèvres. Le pauvre con n’y croyait pas. Son calibre reposait devant lui à portée de main mais il était trop occupé, doigts plaqués sur sa plaie, à retenir encore quelques secondes de vie.

Tous les tox ont un plan B, une astuce pour s’en sortir en cas d’agression. Durant des années, l’arme secrète de Loïc avait été une lame de rasoir collée sur sa nuque, sous ses cheveux. Il avait pris l’habitude de s’y raser la surface d’un ticket de métro — ce qu’il appelait « s’épiler le maillot ». Il lui suffisait de coller la lame dans ce rectangle, ni vu ni connu. Sans doute ne l’aurait-il jamais utilisée — trop lâche — mais sa présence le rassurait. Il avait renoué avec la méthode avant de partir pour Locquirec. Les médecins l’avaient transféré, réanimé, soigné sans jamais découvrir son arme. L’école de la rue, y a que ça de vrai.

Lassay finit par tomber tête la première aux pieds de Loïc. Un dernier spasme le fit rebondir dans la mare de son propre sang. Loïc s’écarta, considéra la lame de rasoir dans sa main et sourit : après une OD et des nuits de traitement chimique, ses réflexes n’avaient pas pris une ride. Il vit dans ce simple détail un signe encourageant. Il en avait encore sous la pédale. Né de la mort, il avait la vie devant lui.

Il s’agenouilla et glissa dans la main de l’enfoiré l’objet tranchant. Manipulation abjecte dans une boue sanglante, où se confondaient doigts, hémoglobine, métal… Il attrapa le 9 mm et se recula pour contempler le cadavre. Son espoir était qu’on croie à un suicide — après le drame du pensionnaire échappé, le directeur de l’UMD pouvait avoir décidé d’en finir. En réalité, il s’en foutait. Viard et ses commanditaires étoufferaient l’affaire et veilleraient à ce qu’on ne remue pas ces braises mal éteintes.

Il fouilla dans les poches du mort et trouva la télécommande des caméras de sécurité. Couloir, sans un regard pour l’ennemi vaincu. Il était dans un état second, une sorte de transe hallucinatoire, mais légère et diffuse, qui lui donnait l’impression de voler plutôt que de marcher.

Le principal était de sortir de là et de fuir par la lande. Un beau plan pour le générique de fin.

146

L’odeur de l’herbe et du sel, l’ombre mauve du grand chêne, au bout du jardin, la marée haute. De retour à Bréhat, des mois plus tard. Le printemps éclatait de partout. Cosses de lumière et parfums en délire. Le frère dans une chilienne, enfin remis de ses blessures — il avait même retrouvé sa voix. 15 heures. Loïc apporta sur un plateau du thé ayurvédique et des tasses en grès. Erwan grimaça. Leur rire se perdit dans le soleil puis ils sirotèrent en silence.

Loïc avait pu quitter l’institut Charcot sans problème. Il était même repassé par sa chambre pour embarquer ses vêtements et son passeport puis avait disparu dans les ténèbres. L’enquête avait conclu au suicide de Jean-Louis Lassay, comme il l’espérait. Viard s’était empressé de remettre le couvercle sur toute l’affaire puis avait rendu une visite au cadet des Morvan. Un deal à demi-mot. La paix en échange du silence des frangins. Mister Bobo était reparti comme il était venu, déjà occupé à prendre la place du Vieux à Beauvau.

Maggie était morte le 21 décembre 2012. Loïc s’était fadé, encore une fois, la préparation des funérailles. En accord avec Erwan, il l’avait inhumée à Bréhat, auprès de Grégoire — chacun était le cauchemar de l’autre, qu’ils continuent à rêver ensemble. Ils avaient laissé Gaëlle, leur lady D’Arbanville, à sa solitude de Montparnasse, en attendant de la rejoindre sous terre.

Loïc n’était jamais retourné à Firefly Capital. Les couillons qui y bossaient avaient fait tourner la boîte sans lui durant des semaines : qu’ils continuent sur leur lancée. Il avait passé les mois suivants à s’occuper de son frère et à se rapprocher, lentement, de ses enfants. Sofia avait apprécié l’effort et les termes du divorce se nuançaient. Jamais pourtant ils n’avaient évoqué la solution de revivre ensemble : Loïc avait arrêté la coke mais il n’en devenait pas pour autant le mari idéal. D’ailleurs, il ne se préoccupait que de Milla et Lorenzo : il voulait les comprendre, partager leur univers et ne plus s’ennuyer auprès d’eux. Pour ça, il devait y consacrer tout son cœur — pas question de se disperser avec une femme. Quand il n’avait pas sa progéniture, il faisait du sport et lisait les enseignements du Véhicule de diamant.

Il avait raconté en détail à Erwan sa dernière expédition : l’aîné avait approuvé. Il était entendu que la force et le pouvoir se partageaient désormais entre les deux frères. Depuis, ils n’avaient plus jamais reparlé de l’affaire. Ils évoquaient parfois, du bout des lèvres, Gaëlle comme on effleure une plaie encore à vif. Ils se remémoraient aussi le Vieux au gré d’un détail, d’une anecdote, mais jamais Maggie, qui avait emporté son mystère dans la tombe. Meurtrière, victime, manipulatrice, soumise, aimante, haineuse : pas moyen de fixer l’image.


— Tu en reprends ?

— Ça ira, merci.

Ce n’était plus la même voix ni le même homme. Peut-être le grain râpeux d’un nouveau départ, des friches à cultiver. Loïc remplit à nouveau sa tasse et savoura le breuvage épicé. Une brûlure dont chaque crépitement lui rappelait les heures apaisées du monastère himalayen.

Assis dans l’herbe, adossé au tronc du chêne, il admirait la mer qui épousait la ligne courbe de la terre et recueillait à sa surface les milliards de paillettes du soleil comme le tamis d’un chercheur d’or.

— Je sais ce qu’on va faire, dit-il soudain en se relevant et en se plaçant derrière la chaise longue d’Erwan. On va partir à Zhongdian, toi et moi.

— Où ça ?

— Zhongdian, à la frontière tibétaine. C’est là-bas que j’ai découvert le bouddhisme Vajrayana. On pourrait se faire une petite cure de spiritualité.

Erwan ne répondit pas — pas vraiment chaud.

Loïc poursuivit ses explications, histoire de meubler le vide :

— Les Chinois ont changé le nom de la ville : ils l’appellent aujourd’hui Shangri-la, en référence à un vieux film de Frank Capra, Lost Horizon où des Américains découvrent une ville secrète en Himalaya. Les Chinois se sont donc inspirés des Ricains qui s’étaient eux-mêmes inspirés d’eux et…

Il se tut : le silence de son frère était plus dur que les blocs de granit du rivage.

Il se dit qu’il était inutile de persévérer quand Erwan annonça :

— Je suis d’accord.

Avant d’ajouter, avec une voix qui gagnait déjà en fluidité :

Horizons perdus… Pile poil pour nous.

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