Posté sur un banc public, face au commissariat du 5e arrondissement de Paris, le vieux Vasco crachait des noyaux d’olive. Cinq points s’il touchait le pied du réverbère. Il guettait l’apparition d’un grand flic blond au corps mou qui, chaque matin, sortait vers neuf heures et demie et déposait une pièce sur le banc, l’air maussade. En ce moment, le vieux, tailleur de profession, était vraiment fauché. Ainsi qu’il l’exposait à qui voulait, le siècle avait sonné le glas des virtuoses de l’aiguille. Le sur-mesure agonisait.
Le noyau passa à deux centimètres du pied métallique. Vasco soupira et avala quelques gorgées au goulot d’un litre de bière. Le mois de juillet était chaud et, dès neuf heures, il faisait soif, sans même parler des olives.
Depuis plus de trois semaines que le vieux Vasco était installé sur ce banc, matin après matin sauf le dimanche, il avait fini par repérer pas mal de têtes dans ce commissariat. C’était un bon divertissement, bien meilleur que prévu, et c’est fou comme ces gens-là remuaient. Pour quoi faire, on se le demande. Toujours est-il que, du matin au soir, ils s’agitaient, chacun à leur façon. À l’exception du petit brun, le commissaire, qui se déplaçait toujours très lentement comme s’il était sous l’eau. Il sortait pour marcher plusieurs fois par jour. Le vieux Vasco lui disait trois mots et le regardait s’éloigner dans la rue, porté par un léger tangage, les mains enfoncées dans les poches d’un pantalon chiffonné. Ce type-là ne repassait pas ses vêtements.
Le grand flic blond descendit les marches du perron vers dix heures, un doigt pressé sur le front. Il avait traîné ce matin, soit qu’il eût mal au crâne, soit qu’une grosse affaire fût tombée sur le commissariat. Cela pouvait arriver, somme toute, à force de remuer comme ça. Vasco l’appela avec de grands signes en montrant sa cigarette éteinte. Mais le lieutenant Adrien Danglard n’avait pas l’air pressé de traverser pour lui donner du feu. Il regardait fixement, près du banc, un grand portemanteau en bois sur lequel était suspendu un veston crasseux.
— C’est ce truc qui te chiffonne, frère ? demanda le vieux Vasco en montrant le portemanteau.
— Qu’est-ce que c’est que cette merde que tu as installée dans la rue ? cria Danglard en traversant.
— Pour ta gouverne, cette merde s’appelle un valet, et ça sert à suspendre son costume sans le froisser. On t’a appris quoi, dans la police ? Tu vois, tu mets le pantalon sur cette barre et, ici, tu déposes délicatement la veste.
— Et tu as l’intention de laisser ça sur le trottoir ?
— Non, monsieur. Je l’ai trouvé hier aux poubelles de la rue de la Grande-Chaumière. Je l’emporterai chez moi tout à l’heure et je le rapporterai demain. Et ainsi de suite.
— Et ainsi de suite ? cria Danglard. Mais pour quoi faire, bon Dieu ?
— Pour suspendre mon costume. Pour faire la conversation.
— Et tu as besoin de suspendre en pleine rue ?
Danglard jeta un regard à la veste élimée du vieil homme.
— Et alors ? dit le vieux. Je suis dans une mauvaise passe. Cette veste vient d’un des meilleurs faiseurs de Londres. Tu veux voir l’étiquette ?
— Tu me l’as déjà montrée, ton étiquette.
— Un des meilleurs faiseurs, je te dis. Avec un beau coupon, tu verras la doublure que je lui taillerai. Tu me supplieras pour l’avoir, mon costume anglais. Parce que toi, ça se voit que tu aimes les habits. T’es un homme de goût.
— Tu ne peux pas laisser ce truc ici. C’est interdit.
— Ça ne dérange personne. Commence pas à faire le flic, je n’aime pas qu’on me réprime.
Le lieutenant, lui, n’aimait pas qu’on le bouscule. Et il avait mal au crâne.
— Tu vas me virer ton valet, dit-il fermement.
— Non. C’est mon bien. C’est ma dignité. On ne peut pas retirer ça à un homme.
— Va te faire foutre ! dit Danglard en tournant le dos.
Le vieux se gratta la tête en le regardant s’éloigner. Il n’y aurait pas de pièce ce matin. Jeter son valet ? Une trouvaille pareille ? Pas question. Ça tenait son veston bien droit. Et, surtout, ça tenait compagnie. C’est vrai, il s’emmerdait à crever, lui, sur ce banc, tous les jours. Le flic blond n’avait pas l’air de vouloir comprendre ces choses-là.
Vasco haussa les épaules, sortit un bouquin de sa poche et se mit à lire. Inutile d’attendre le passage du petit commissaire brun. Il était arrivé à l’aube, comme d’habitude. On pouvait voir son ombre passer devant la fenêtre de son bureau. Celui-là marchait beaucoup, souriait souvent, parlait volontiers, mais n’avait pas l’air d’avoir beaucoup d’argent en poche.
Danglard entra dans le bureau du commissaire Adamsberg avec deux cachets dans la main. Adamsberg savait qu’il cherchait de l’eau et lui tendit une bouteille sans vraiment le regarder. Il tournait une feuille de papier entre ses doigts, en se faisant du vent. Danglard connaissait assez le commissaire pour comprendre, à la variation d’intensité de son visage, que quelque chose d’intéressant s’était produit ce matin. Mais il se méfiait. Adamsberg et lui avaient des conceptions très éloignées de ce qu’on appelle un « truc intéressant ». Ainsi, le commissaire trouvait assez intéressant de ne rien faire, alors que Danglard trouvait cela mortellement paniquant. Le lieutenant jeta un coup d’œil soupçonneux à la feuille de papier blanc qui voletait entre les mains d’Adamsberg. Il avala ses cachets, grimaça par habitude, et reboucha sans bruit la bouteille. À vrai dire, il s’était accoutumé à cet homme, tout en s’irritant d’un comportement inconciliable avec sa propre manière d’exister. Adamsberg se fiait à l’instinct et croyait aux forces de l’humanité, Danglard se fiait à la réflexion et croyait aux forces du vin blanc.
— Le vieux du banc dépasse les bornes, annonça Danglard en rangeant la bouteille.
— « Vasco de Gama » ?
— C’est cela, « Vasco de Gama ».
— Et quelles bornes dépasse-t-il ?
— Mes bornes.
— Ah. C’est plus précis.
— Il a apporté un grand portemanteau qu’il appelle un valet, sur lequel il a suspendu une loque qu’il appelle un veston.
— J’ai vu.
— Et il a l’intention de cohabiter avec ce truc sur la voie publique.
— Vous lui avez demandé de s’en débarrasser ?
— Oui. Mais il dit que c’est sa dignité, qu’on ne peut pas retirer ça à un homme.
— Évidemment… murmura le commissaire.
Danglard écarta ses longs bras en tournant dans la pièce. Depuis presque un mois, ce vieux, qui exigeait en outre qu’on l’appelle Vasco de Gama, comme s’il n’était pas déjà assez encombrant comme cela, avait pris ses quartiers d’été sur le banc d’en face. Il y mangeait, y dormait, lisait, et crachait tout alentour des monceaux de noyaux d’olive et de coques de pistache. Et depuis un mois, mine de rien, le commissaire le protégeait comme si c’était de la porcelaine. Danglard avait tenté à plusieurs reprises de virer Vasco, dont il trouvait la surveillance non pas suspecte mais pénible, et Adamsberg avait chaque fois éludé en marmonnant qu’on verrait cela plus tard, que le vieux finirait par changer d’emplacement. Au bout du compte on était déjà en juillet, et non seulement Vasco de Gama restait, mais il apportait son valet.
— On va garder ce vieux longtemps ? demanda Danglard.
— Il n’est pas à nous, répondit Adamsberg en levant un doigt. Il vous gêne à ce point ?
— Il me coûte cher. Et il m’énerve à ne rien foutre de la journée, à regarder la rue et à ramasser des tas de saletés qu’il fourre dans ses poches.
— Moi, je crois qu’il fait quelque chose.
— Oui. Il met une brindille dans une enveloppe et il la range dans son portefeuille. Vous appelez ça quelque chose ?
— C’est quelque chose, mais je ne parle pas de ça. Je crois qu’il fait autre chose en même temps.
— Et c’est pour cela que vous le laissez là ? Ça vous intéresse ? Vous voulez savoir ?
— Pourquoi pas ?
— Faut vraiment que ce soit l’été et qu’on ait du temps à perdre.
— Pourquoi pas ?
Danglard choisit de laisser tomber, une fois de plus. Adamsberg était de toute façon passé à un autre ordre d’idées. Il jouait avec la feuille de papier blanc.
— Ouvrez-moi un dossier propre, Danglard, on a une bricole à ranger.
Adamsberg sourit franchement en lui tendant la feuille du bout des doigts. Le papier ne comportait que trois lignes, composées de petits caractères découpés, soigneusement collés et alignés.
— Lettre anonyme ? demanda Danglard.
— C’est cela.
— On en a des brouettes.
— Celle-ci est un peu différente : elle n’accuse personne. Lisez, lisez Danglard, cela va vous amuser, je le sais.
Danglard fronça les sourcils pour lire.
4 juillet
Monsieur le Commissaire,
Vous avez peut-être une belle gueule mais, dans le fond, vous êtes un vrai con. En ce qui me concerne, j’ai tué en toute impunité.
Salut et liberté
Adamsberg riait.
— C’est bien, non ? demanda-t-il.
— C’est un canular ?
Adamsberg cessa de rire. Il se balança sur sa chaise en secouant la tête.
— Ça ne me donne pas cette impression, finit-il par dire. Ce truc m’intéresse beaucoup.
— Parce qu’on dit que vous avez une belle gueule ou parce qu’on dit que vous êtes un vrai con ?
— Simplement parce qu’on me dit quelque chose. Voilà un assassin, si c’en est un, qui dit quelque chose. Un assassin qui parle. Qui a commis un crime discret, ce dont il est très fier, mais qui ne lui sert à rien puisque personne n’est là pour l’applaudir. Un provocateur, un exhibitionniste, incapable de garder ses saletés pour lui seul.
— Oui, dit Danglard. C’est banal.
— Mais cela rend la partie difficile, Danglard. On peut espérer une autre lettre, comme il peut tout autant s’arrêter là, repu d’avoir sorti sa crasse et trop prudent pour aller plus avant. Il n’y a rien à faire. C’est lui qui décide. C’est désagréable.
— On peut le provoquer. Par voie de presse ?
— Danglard, vous n’avez jamais su attendre.
— Jamais.
— C’est dommage. Répondre ruinerait nos chances de recevoir une autre lettre. La frustration fait bouger le monde.
Adamsberg s’était levé et regardait par la fenêtre. Il examinait la rue, et Vasco en bas, qui farfouillait dans un sac en toile.
— Vasco a trouvé un trésor, et il le capture, commenta-t-il doucement. Je descends marcher un moment, Danglard. Je reviendrai. Emportez la lettre au labo et dites-leur que j’ai mis les doigts dessus.
Adamsberg ne pouvait pas rester au bureau la journée entière. Il fallait qu’il marche, qu’il regarde, qu’il contemple. Sans pour autant en profiter pour réfléchir de manière cohérente. Poser un problème pour lui trouver une issue était une démarche directe à laquelle il avait renoncé depuis longtemps. Ses actes précédaient ses pensées, et jamais l’inverse. Ainsi avec ce vieux, Vasco de Gama. Il tenait à ce qu’il demeure encore sur son banc, mais il n’aurait su dire pourquoi. Il y tenait, c’est tout. Et puisqu’il y tenait, il devait exister une bonne raison pour cela. Un jour, il saurait laquelle, il n’y avait qu’à attendre qu’elle se manifeste à son heure. Un jour, en marchant, il saurait pourquoi.
Ou par exemple avec cette lettre. Danglard avait raison, ce n’était qu’une lettre anonyme parmi d’autres. Mais il la trouvait singulière, et un peu alarmante. Ce n’était pas de se faire traiter de con qui l’inquiétait ou le surprenait, non, il y songeait assez souvent lui-même. Ainsi lorsqu’il calait devant un ordinateur, ou lorsqu’il revenait après deux heures de marche, incapable de dire à quoi il avait pensé. Ou quand il ne pouvait dire si la lettre G était avant ou après la lettre K, sans devoir se réciter tout l’alphabet à voix basse. Mais qu’est-ce que l’assassin pouvait savoir de tout cela ? Rien, évidemment. Il fallait que d’autres lettres arrivent. Ce truc n’avait rien d’une blague. Mais il n’aurait pu dire pourquoi. Un meurtre commis quelque part, ni vu ni connu. A présent, le tueur émergeait de sa planque, avec prudence et vantardise. Cela ressemblait à ça. En même temps, Adamsberg avait l’impression vague d’être attiré dans une nasse. Quand ses pas le ramenèrent au commissariat, il se répétait qu’il fallait prêter attention, que quelque chose d’assez moche avait commencé. « Gare, surtout, se murmura-t-il. G est avant K. »
— Tu parles tout seul ?
Vasco de Gama le regardait en souriant. Le vieux, qui n’était pas bien vieux d’ailleurs, soixante-dix ans au plus, avait une belle tête maigre sous des cheveux épais, plutôt longs, argentés. On ne distinguait pas ses lèvres sous la moustache tombante, mais son grand nez, ses yeux humides, son front haut, ses discours chaotiques et le recueil de poèmes qu’il déposait négligemment sur le banc faisaient de lui une caricature un peu ostensible du Penseur dégringolé. On lui voyait les omoplates sous sa chemise. Adamsberg ne croyait pas que le personnage fût truqué mais, ce matin, il préférait prendre garde à tout.
— Je parle tout seul, oui, dit Adamsberg en s’asseyant sur le banc. Je me donne des petits conseils.
— Tu veux une olive ? Cinq points si tu touches le réverbère.
— Non, merci.
— Tu veux un biscuit ?
Vasco agitait sous son nez une boîte en carton.
— T’as pas faim ? Ce sont de bons biscuits, tu sais. Je les ai achetés pour toi.
— Ce n’est pas vrai.
— Ce n’est pas vrai, mais il n’y a pas de mal à le dire.
— Qu’est-ce que tu fais par ici ?
— Je m’assieds. Il n’y a pas de sot métier.
— Pourquoi tu t’assieds là ?
— Parce qu’il y a un banc. Ici ou ailleurs…
Adamsberg soupira.
— Ça te plaît d’être en face d’un commissariat ? reprit-il.
— Ça change. Ça fait du mouvement. Et puis c’est comme pour tout, on s’attache. Moi, je m’attache très vite. Une fois, je me suis attaché à une crevette. Un lapin, passe encore, mais une crevette, tu te figures ? Tous les deux jours, je lui changeais l’eau dans sa cuvette. Ça m’a consommé du sel, crois-moi. Eh bien, elle était contente, dans sa bassine. C’est là que tu te rends bien compte que les crevettes et les hommes, ça fait deux. Ton collègue blond, celui qui n’a pas d’épaules, s’est foutu en rogne après moi ce matin. Pas à cause de la crevette, qui est décédée à l’heure où je te parle, mais à cause de ce valet. Le blond est assez emmerdant mais je l’aime bien, et puis il est généreux. Il se pose des questions sans fond, il s’inquiète et ça fait le bruit des vagues, je connais la musique. Toi, en revanche, tu fais le bruit du vent. Ça se voit à ta manière de marcher, tu suis ton souffle. Je m’y reprendrais à trois fois si je devais te faire changer d’idée. Tiens, regarde la boîte d’allumettes que j’ai décorée. C’est fortiche, non ?
Vasco, fidèle à l’une de ses principales manies, vidait méticuleusement ses poches et en disposait le contenu sur le banc et sur le trottoir, comme s’il le voyait pour la première fois. Et ses poches, extrêmement nombreuses, contenaient des accumulations inépuisables d’objets inclassables. Adamsberg jeta un coup d’œil à une petite boîte en carton déformée et coloriée.
— Comment sais-tu ces choses sur Danglard ou sur moi ? demanda-t-il.
— Comme ça. Je suis un poète, moi, tout me parle. Dis donc, ce n’est pas pour rien qu’on m’appelle Vasco. Ça voyage là-dedans, ajouta-t-il en frappant sa tête.
— Tu l’as déjà dit.
— Ça voyage drôlement, même. Imagine un instant qu’il y ait une grande flaque d’eau sale sur le trottoir. Tu saisis la situation ?
— Très bien.
— Bon. Ton ami blond arrive, il voit la flaque. Il s’arrête, il examine la chose et il la contourne, il prépare bien son affaire. Toi, tu ne vois même pas cette flaque mais tu passes à côté sans le savoir, au flair. C’est une tout autre appréhension du monde. Tu piges ? T’es comme un magicien. Le blond ne fait pas confiance à sa magie. Alors pas du tout. Tu vois cette petite tête sur cette photo ? Ne l’abîme pas, c’est mon père. Et là, tu vas être épaté, c’est ma mère. Je lui ressemble, pas vrai ? Je lui ai mis un petit cadre doré. Ça, c’est une photomaton d’un inconnu que j’ai trouvée par terre. Ne me demande pas qui c’est. Mais lui, c’est Valentin. Mon père a sauvé sa grand-mère des Turcs, ça remonte à loin. Attends, une petite branche d’arbre. Dis donc, hier, je marche, et cette petite branche d’arbre me tombe sur les cheveux. Fais gaffe à ne pas la casser. Attends, un cendrier jaune pliant. C’est une fille qui me l’a donné dans un café, et j’ai jamais revu la fille. Les petits ciseaux, en revanche, je ne sais plus d’où je les tiens.
— Je peux les prendre ?
— Ah non ! Pas les ciseaux ! Trop utiles. Prends le cendrier si tu veux. Ou ça, tiens, un bracelet-montre.
— Je te remercie, je ne porte pas de montre.
— Ça sert pourtant. T’es con.
— Oui. On me l’a déjà dit ce matin.
— Ah bon ? Dans les journaux, ils disent le contraire.
— Tu sais beaucoup de choses, Vasco. Vraiment.
— Parbleu. J’édite mon propre journal et même je le vends. Alors je lis ceux des autres, pour être au courant. Il y a deux mois, ils ont parlé de toi, avec ta photo et tout le fourniment. Tu es un type respecté. C’est bien. Moi, si j’étais respecté, je pourrais tailler des costumes en soie, mieux qu’à Londres.
— Tu es vraiment tailleur ?
— Tout juste, tailleur. Mais le client est rare, le sur-mesure agonise. Tu veux que je te lise cet article sur toi ? Ou tu le connais ? Je l’ai dans une poche.
— Tu trouves normal d’avoir sur toi un article qui me concerne ?
— Ce n’est pas à cause de toi. C’est pour le pauvre gars qui s’est fait jeter dans la Seine, le clochard du pont Henri-IV qu’on appelait « Dix de carreau ». Un ami. Parole d’honneur, je ne connaissais pas ton nom avant de lire l’article. Tu as serré son assassin en trois semaines. C’est fortiche, non ?
— Je ne sais pas.
— Si, ils disent que t’es un fortiche. Que, l’air de rien, t’as le génie de ces trucs-là. Moi, j’ai le génie de la poésie, à chacun sa croix. Je t’assure, j’ai le génie de la poésie, j’en fais pour mon journal. Seulement, pour faire des vers, il faut avoir mangé, tu le sais. En ce moment, la passe est raide.
Adamsberg donna à Vasco les pièces qui lui restaient en poche.
— Tu repars travailler ?
— Oui.
— À tout hasard, sache qu’il y a une flaque d’eau dégueulasse devant la porte de ton commissariat. Prends-y garde. Le grand blond l’a bien repérée, lui.
Adamsberg dit merci et traversa lentement la rue.
Durant les deux semaines qui suivirent, aucune lettre anonyme ne parvint au commissariat. Jean-Baptiste Adamsberg, qui s’était pris à guetter l’heure du courrier avec une passion très inusitée chez lui, avait passé par toutes les phases de l’amour dépité, de l’espoir à la rumination. Il en était à la dernière étape, c’est-à-dire rébellion et hauteur, et s’efforçait désormais à l’indifférence quand le paquet de lettres parvenait au bureau.
Le rapport du labo avait été décevant. Ni le papier, ni l’enveloppe, ni la colle n’avaient révélé quoi que ce soit de curieux. Les lettres avaient été découpées avec des ciseaux de petit format, et non pas au rasoir. Aucune trace de doigt. Aucune faute d’orthographe. Les caractères provenaient probablement du quotidien régional La Voix du Centre. Ce qui ne menait à rien car l’enveloppe avait été postée de Paris et qu’on trouvait ce journal dans toutes les gares. De l’auteur, enfin, on pouvait supposer qu’il était cultivé et méticuleux. Ces bribes d’information ne conduisaient nulle part, Adamsberg les savait par cœur.
La nonchalance rêveuse du commissaire était rarement entaillée par les remous des affaires criminelles. Il se laissait porter sans impatience par les circonstances des enquêtes jusqu’au dénouement pressenti. Il savait attendre des semaines ou des mois si nécessaire avant de viser au but, ce qui exaspérait Danglard. Il savait viser tranquillement. Pendant son année à l’armée, il s’était retrouvé tireur d’élite, et ses supérieurs le trimballaient de concours en concours, comme un imbécile. Il avait passé l’année à tirer dans des carrés de carton. Il n’avait jamais appris à viser. Il ne s’était jamais entraîné. Le moment venu, il épaulait lentement, il visait, il tirait. Une bonne planque, ça ne tuait que le carton. Il avait l’impression d’agir un peu de même dans ses enquêtes, de déambuler loin des marches forcées et puis, le moment venu, de viser. Il pensait qu’il percevrait l’instant où l’assassin traverserait son territoire, qu’il en serait d’une manière ou d’une autre alerté, et qu’alors il agirait. Danglard disait que c’étaient des conneries.
Adamsberg ne lui donnait pas tort, mais il surveillait malgré tout son territoire, il y laissait flotter son regard, comme un filet sous les vagues. Mais cette fois, les choses se passaient un peu différemment. Il flottait moins bien. Il n’y avait pas d’enquête et pas de crime. Et pour une simple lettre qui l’avait traité de con, il était aux aguets, et mécontent. Pour cette raison, il estimait que le type avait dès le début pris l’avantage sur lui.
A l’opposé, l’absence de lettre conforta Danglard dans le peu d’intérêt qu’il avait porté à ce courrier. En revanche, la présence pesante de Vasco de Gama toujours posté sur son banc le contrariait plus de jour en jour. Tous les soirs, Vasco remportait son valet où pendait à présent, en plus du vieux veston, un pantalon presque assorti.
Hier matin, l’arrivée de Vasco avec un lampadaire de bureau avait anéanti Danglard. C’était un lampadaire haut comme un homme, à la tige rouillée, à l’abat-jour en métal vert foncé. De la fenêtre du couloir, il vit Vasco lui faire un signe de la main, poser sur le banc un carton de biscuits et un sac de pistaches, et caler son lampadaire en vis-à-vis du valet, comme pour se donner de la lumière afin de lire confortablement. Vasco avait transporté tout son équipement sur un diable bon pour le rebut. Il se recula de quelques pas pour juger de l’effet de son nouveau salon, disposa ses sacs en plastique au sol, aligna quelques décombres qu’il sortit de ses poches après un examen scrupuleux, et se prépara à lire. Collé à la vitre, Danglard était déchiré entre le désir répressif de le foutre au trou pour vagabondage et perturbation de l’ordre public, et l’envie sourde d’aller s’asseoir sur le banc à ses côtés, en plein soleil, sous ce lampadaire qui ne fonctionnait pas. Il entendit Adamsberg s’approcher. Le commissaire se plaça à côté de lui, le front contre la vitre.
— On dirait qu’il s’installe, dit Adamsberg.
— Il faut faire dégager ce vieux fou. Il m’énerve. Il me perturbe.
— Il ne faut pas y toucher pour le moment. Il n’est peut-être pas fou.
— Vous avez déjà parlé avec lui ? Vous n’avez pas vu qu’il déraillait ?
— A chacun sa croix, comme il dit. Quand a-t-il apporté le valet ?
— Cela fait seize jours aujourd’hui.
— Il y a eu la lettre juste après.
Danglard le regarda sans comprendre.
— Qu’est-ce que ça peut faire ?
— Rien. Je vois qu’hier il a apporté un lampadaire.
— Et alors ?
— Alors aujourd’hui, il y a une lettre au courrier.
Danglard observa Adamsberg avec incrédulité, puis haussa les épaules.
— Un lampadaire n’a rien à voir avec une lettre.
— Bien sûr, dit Adamsberg. C’est juste une coïncidence qu’on ne peut pas s’empêcher de remarquer.
— En faisant un effort, on peut très bien s’en empêcher.
— Entendu. Mais venez lire la lettre, Danglard.
La lettre et l’enveloppe étaient déjà glissées dans une pochette en plastique. Les caractères étaient aussi soigneusement disposés que dans la précédente.
20 juillet
Monsieur le Commissaire,
Vous attendiez de mes nouvelles ? Oui, bien sûr. Il s’en est pourtant fallu d’un cheveu que je vous laisse tomber. Vous êtes si cons dans la police. Vous ne pouvez pas m’atteindre. Vous ne m’inquiétez pas. Pour moi, vous êtes déjà un vaincu.
Salut et liberté
— Mélange de brutalité et de préciosité, commenta Danglard.
— Le type a besoin de parler, il allonge son billet. Ça en fait, des petites lettres à coller. C’est un patient, un méthodique. Les caractères sont aussi bien alignés à la fin qu’au début.
— Il dit sans doute la vérité. Il a dû hésiter avant d’écrire encore, avant d’entrer dans l’engrenage. Il a dû peser le pour et le contre, entre le risque et l’envie.
— L’enveloppe est froissée, elle a séjourné dans sa poche. Soit le type réfléchit avant de passer à l’acte, soit il vient jusqu’à Paris pour poster sa lettre. Elle n’est pas partie du même bureau de poste. Il a changé de boîte.
— Son crime, vous y croyez ?
— Je ne sais pas. Il me semble que oui.
— On ne sait ni où, ni quand, ni qui.
— Je sais, Danglard. On ne va pas fouiller tout le passé de la France. C’est l’impuissance. À moins qu’on ne tienne un point de départ.
— Dans la lettre ?
— Dans la rue. Un point de départ qui nous regarde depuis un mois et demi sur le banc d’en face.
Danglard s’assit lourdement, laissa tomber les épaules.
— Non, dit-il.
— C’est comme ça, mon vieux. Il se trouve que ce type est là. Les deux choses sont emmêlées.
— Forcément c’est emmêlé, dit brutalement Danglard. Ce sont les seuls événements notables qui se soient produits depuis le début de l’été. Mais ce n’est pas parce qu’ils existent ensemble qu’ils fonctionnent ensemble. Bon sang, on ne peut pas toujours tout confondre.
Adamsberg avait attrapé une feuille de papier et s’était mis debout pour dessiner. Depuis que le commissaire était arrivé à ce poste, Danglard l’avait vu griffonner sur des centaines de feuilles. Parfois, le soir, il arrivait à Danglard d’aller en récupérer une dans la corbeille à papier. Adamsberg avait abandonné la série des feuilles d’arbre pour passer à des fragments de visages, et à des mains.
— Tenez, dit Adamsberg en tendant la feuille à Danglard, j’ai fait votre portrait. Je vais marcher. Je reviendrai.
Bien sûr qu’il reviendrait. Pourquoi répéter cela sans cesse ? Sans doute, jugeait Danglard, parce qu’il craignait un jour de ne pas souhaiter revenir, et de marcher tout droit jusqu’aux montagnes.
Danglard entendit la porte du commissariat se refermer doucement et il regarda Adamsberg s’éloigner dans la rue, débraillé, les mains dans les poches. C’était la première fois qu’Adamsberg lui faisait le coup du portrait. Il jeta au dessin un œil prudent, un œil de biais, puis un autre, plus assuré. Ce portrait paraissait vouloir le réconcilier avec lui-même et cela l’émut en vrac. Danglard s’émouvait facilement. Il estima qu’il fallait un verre de blanc pour maîtriser cette faiblesse. C’était en réalité une émotion résistante qui demanda pas mal de verres pour refluer. Avant midi, Danglard était hors d’usage.
Trois nouvelles lettres arrivèrent en l’espace d’une semaine, postées de différents quartiers de Paris. Adamsberg en ressentait un tel contentement qu’il sifflotait souvent, n’adressait aucune remarque à Danglard pour le vin blanc en matinée et dessinait plus encore que de coutume. Les cinq lettres étaient épinglées dans leurs sachets plastique sur son mur. Il ne pouvait plus s’en séparer. Danglard disait au commissaire qu’il était intoxiqué par le tueur, et Adamsberg ne répondait pas. Régulièrement, il se levait, il s’arrêtait devant son mur et il relisait. Danglard le regardait faire.
23 juillet
Monsieur le Commissaire,
Évidemment, vous n’arrivez à rien. Vous avez beau lire et relire, vous savez que vous n’avez aucune chance. Votre désarroi fait plaisir. Je songe à un nouveau crime. Les flics sont si cons. Je l’exécuterai à mon heure, sans aller par quatre chemins. Qu’en dites-vous ? Je vous préviendrai peut-être.
Salut et liberté
— Style ampoulé, murmura Adamsberg. C’est pesant, c’est pénible. Pourquoi, c’est la question.
Son regard passa à la lettre suivante.
26 juillet
Monsieur le Commissaire,
Mes lettres vous déçoivent. Rien qui vous permette d’attraper le premier fil qui remonterait jusqu’à moi. Sachez en outre que mon apparence est quelconque : yeux communs, cheveux ordinaires, signes particuliers néant. Je n’ai rien de plus à vous offrir.
Salut et liberté
Puis enfin, à la dernière reçue :
28 juillet
Monsieur le Commissaire,
On commence à bien se connaître tous les deux, n’est-ce pas ? Dommage que je ne puisse vous lire en retour. La journée a été plutôt morne. Inutile de vous décourager : vous êtes un incapable, mais n’importe qui aurait échoué. J’avais préparé mon coup au quart de poil. Pas d’embarras entre nous : je suis un assassin, vous êtes un flic, nous ne sommes pas faits pour nous rencontrer.
Salut et liberté
Adamsberg passait de l’une à l’autre, sifflotait, reprenait sa place. A présent que l’assassin ne pouvait plus s’empêcher d’écrire, il était tranquillisé. Mais il n’en livrerait guère plus. Il se bornerait sans doute à écrire en rond, pour le plaisir d’exister et l’envie de plaire, sans se découvrir. Il oscillait entre l’insulte et la confidence, assez hargneux pour oser, assez malin pour se retenir. Adamsberg avait l’impression que ces confidences étaient dictées par le souci étrange de gagner son indulgence. Comme si le type estimait qu’on n’abuse pas ainsi du temps et de l’attention d’autrui sans offrir une petite compensation en échange. Petits cadeaux qui ne valaient pas grand-chose, mais qui permettaient à leur auteur de poursuivre sa correspondance.
— C’est quelqu’un de courtois, conclut Adamsberg.
— Vous ne voyez rien d’autre ? demanda Danglard.
— Si. Les cheveux.
— Ah, vous aviez remarqué ?
— C’était là dès la deuxième lettre. Il glisse des cheveux un peu partout. Il y pense trop, ce gars.
— Dans la dernière lettre, il n’emploie pas le mot « cheveu ».
— Il écrit « au quart de poil », et c’est la même chose.
Danglard eut un geste de doute.
— Il n’y a rien non plus dans la lettre du 23, dit-il.
— Si, mais par rebond. « Sans aller par quatre chemins » voisine avec « sans couper les cheveux en quatre ». Il y a donc encore du cheveu dans cette lettre-là, à l’état souterrain.
Danglard grommela.
— Si, Danglard. C’est sûr. Ça marche comme ça. Le mot tourne, s’éclipse, mais l’idée est bien là.
— C’est curieux, soupira Danglard. C’est curieux de s’intéresser aux cheveux.
— Précisément. C’est très curieux. Quoi d’autre ?
— Les dates des envois : 23, 26, 28. Ça ne paraît pas probable que le type puisse habiter loin et vienne tous les deux jours à Paris pour poster son courrier. Il doit vivre dans la capitale ou les environs. On peut acheter La Voix du Centre dans toutes les gares. Si on surveillait les gares ?
Adamsberg secoua la tête. Danglard le trouvait moche à présent, alors que tout à l’heure encore il était assez beau. Quand le commissaire le contredisait, Danglard le trouvait subitement moche. Le lieutenant s’interrogeait du même coup sur sa propre inconstance et sur la relativité des jugements esthétiques. Si la beauté s’enfuit sitôt qu’on s’exaspère, quelle chance a-t-elle pour survivre en ce monde ? Et sur quoi fonder les critères stables de la beauté réelle ? Et où se trouve cette foutue beauté réelle ? Dans une forme hors tout ? Dans la jonction d’une forme et d’une idée ? Dans l’idée que suggère une forme ?
— Merde, dit Danglard. Je me donne soif.
— Pas maintenant. Nous en étions aux gares. Je ne crois pas que notre type habite forcément Paris ou sa couronne. Les cinq enveloppes ont traîné dans sa poche. Méticuleux comme il est, il ne doit pas reculer devant quelques allées et venues pour améliorer sa couverture. Pas question de perdre du temps dans les gares. On ne gagnera rien à démarrer de là.
— Mais faut-il absolument démarrer ? Faut-il absolument s’occuper de ces cinq lettres de merde ?
— Cela mérite réflexion, dit Adamsberg en tirant une nouvelle feuille de papier de son tiroir.
Le commissaire dessina quelques instants pendant que Danglard reprenait en silence son affaire de beauté relative.
— Et cela nous ramène à Vasco, reprit Adamsberg.
— Il n’a rien apporté depuis le lampadaire, et pourtant il y a eu trois nouvelles lettres. Vous voyez que ça n’a rien à voir.
— On va démarrer de là, de Vasco, insista Adamsberg.
— Ça n’a pas de sens, dit Danglard avec brusquerie.
— Ce n’est pas grave, on s’occupera des questions de sens plus tard. J’ai besoin de savoir ce que ce bonhomme fabrique en campant devant notre porte.
— À cette heure-ci, il est déjà parti avec son chargement.
— Aucune importance, ça peut attendre demain.
La soirée fut très chaude. On pouvait se promener en chemise. Danglard transpirait en remontant les provisions chez lui. Il avait acheté des pommes de terre et des saucisses pour le dîner des enfants, et puis des fraises. Dans deux jours, les cinq enfants partaient en vacances. Il n’avait pas encore réfléchi à la manière dont il meublerait cette courte solitude. Il pensait surtout qu’il dormirait beaucoup et qu’il boirait sans doute pas mal, ce qu’il ne pouvait faire en toute aisance devant le regard contrarié de ses filles. Danglard épluchait les pommes de terre, il se trouvait doué pour ce truc. Il pensait au lampadaire de Vasco de Gama. Il aurait été curieux de voir la chambre où habitait le vieux, dans une petite rue du 14e arrondissement. Vasco lui en avait montré une photo noir et blanc, et le lieu était si encombré qu’il n’avait pas pu différencier le plancher du plafond. Vasco avait précisé « Le bas est ici », en retournant la photo d’un air offusqué. Adamsberg n’en tirerait rien demain. Adamsberg était cinglé. Il était temps que septembre revienne avec quelques bonnes affaires authentiques. L’été n’était fait que de paperasseries chaudes, de trompe-l’œil et d’interrogations fantasmatiques. A son avis, l’été ne valait rien à Adamsberg. Il aurait mieux fait de partir dans sa montagne au lieu de tourner comme un fauve autour de ces cinq malheureuses lettres. C’est-à-dire un fauve de petit format, corrigea-t-il mentalement, quelque chose de pas grand, type lynx disons. Danglard claqua la langue, mécontent, en versant ses pommes de terre dans une cuvette pour le rinçage. Non, Adamsberg n’avait rien à voir avec un lynx, il n’était pas assez tendu pour le métier de félin. En ce moment, il devait se promener avec un crayon dans la poche arrière. Danglard l’enviait un peu.
Adamsberg traînait sur les quais de Seine. Comme beaucoup de provinciaux, il aimait cette balade alors que les Parisiens trouvaient que ça sentait surtout la pisse. La grosse chaleur de la journée avait tiédi les pierres du parapet sur lequel il s’était assis. Le commissaire, patient, attendait l’orage. Celui-ci commença par un bon coup de vent et par de petites gouttes d’eau hésitantes qui lui firent craindre qu’il n’avorte. Mais, finalement, il y eut tout. Les explosions, les éclairs redoublés, le déluge de flotte. Assis, les mains posées sur le parapet, Adamsberg n’en perdait pas une miette. Les gens avaient fui en courant. Il était seul dans le soir, au bord de la Seine. De l’eau coulait déjà en torrents sous ses pieds. Ce vacarme venait à merveille après ces journées où il n’avait fait que boucler des dossiers, attendre le facteur et regarder Vasco de Gama cracher des noyaux. Son pantalon lui collait pesamment aux cuisses. Il avait l’impression de ne plus pouvoir bouger, d’être englouti sous la masse d’eau mais d’être en même temps le centre et l’ordonnateur de l’orage. Cette puissance immense acquise gratuitement sans effort ni mérite le ravissait. Adamsberg essuya son visage ruisselant. Si l’assassin avait su trouver son quart d’heure de gloire à chaque orage, comme lui, s’il s’était vraiment pris pour Dieu à chaque déluge, comme lui, il n’aurait sans doute jamais tué personne. Il fallait croire que les orages laissaient l’assassin indifférent, et c’était bien dommage. L’inquiétant était ce second meurtre annoncé. Adamsberg avait tendance à croire que cette menace n’était pas une simple forfanterie, que quelqu’un pouvait être en danger. Mais qui, où, quand ? C’était bien cet aspect fantomatique qui attirait, cette enquête qui n’était faite que de vide, d’absence et d’obscurité.
Profondément satisfait, Adamsberg écoutait l’orage qui s’éloignait à présent, le bruit de la pluie qui changeait de registre en douceur. Il remua les bras, comme pour voir s’ils marchaient toujours. Et, comme s’il revenait d’un monde très éloigné, il se mit à remonter prudemment les marches pour regagner le quai. Il savait dans quel café Vasco passait le début de sa nuit, s’attablant de droite et de gauche, parasitant les conversations des dîneurs, s’évertuant à vendre son « hebdomadaire », tout écrit et décoré main. Il l’avait suivi plusieurs fois au cours des quinze derniers jours, sans rien en dire à Danglard qui n’était pas encore mûr pour s’intéresser sincèrement au vieux. Cela viendrait, Adamsberg avait une complète confiance en Danglard. Chaque fois, Vasco avait fini sa soirée dans ce bar américain relativement cher où il connaissait tout le monde et où il finissait par dîner gratuitement en grappillant à plusieurs tables.
Adamsberg passa d’abord chez lui. Il s’essuya, enfila des habits secs et chiffonnés, puis, à pied toujours, il rejoignit le bar américain. Il était onze heures et demie. Le pianiste jouait, les dîneurs dînaient, quelques solitaires épiaient les autres, Vasco avait étalé le contenu de ses poches sur une table et l’examinait d’un œil sourcilleux, tout était normal. Adamsberg, assez éreinté par tout le boulot que lui avait donné cet orage, se laissa tomber sur une banquette et passa commande. Vasco se retourna et le regarda avec attention. Adamsberg se servit un verre de vin et vida la corbeille de pain en attendant son plat. Il ne fit même pas signe à Vasco de s’approcher. Il savait qu’il viendrait à sa table.
Après un court moment, Vasco replia ses affaires. Cela prenait toujours beaucoup de temps. Il glissait des bouts de machin dans des enveloppes qu’il fourrait ensuite dans des sachets en tissu. Il enfournait ensuite le tout dans ses poches, sachet par sachet, et selon le format de la poche. Après avoir tout ramassé, il vint s’asseoir en face d’Adamsberg et recommença à tout vider. Adamsberg écoutait ses commentaires tout en mangeant. Cette foule d’objets disparates et les explications dont les entourait Vasco l’hypnotisaient. Il eut droit à nouveau à la photo du père, de la mère, de l’inconnu, de Valentin, à la boîte d’allumettes décorée, à la brindille, au cendrier jaune, et puis aussi à la photo de sa chambre dont il ne put distinguer le haut du bas, ce qui énerva Vasco qui dit que les flics étaient décidément tous pareils, à des fragments de papier couverts de notes illisibles, à des tentatives de caricatures, à des échantillons de tissu, à un bobineau de fil de lin, à un noyau d’olive ciré par l’usure. Adamsberg voyait la table se couvrir peu à peu de ce bric-à-brac sacré. Détendu par le spectacle, il en venait à penser, comme Danglard, qu’il était inepte de questionner le vieux, que personne n’aurait l’idée de mener ce genre d’interrogatoire. S’il avait été au bureau, il aurait sans doute renoncé. Mais dans ce bar, à la fin de son repas, il pouvait discuter avec Vasco sans que personne ne s’en soucie.
Il eut du mal à interrompre l’énumération du vieux qui enchevêtrait maintenant ses commentaires d’extraits de poèmes et d’anecdotes décousues. Adamsberg n’avait rencontré personne qui passât aussi vite d’un sujet à un autre. Il lui remplit son verre pour la cinquième fois. Le débit de Vasco s’accélérait. Il tapait sur l’épaule d’Adamsberg, il lui disait qu’il était un type fortiche et épatant, et ses résistances fléchissaient. Mais Adamsberg percevait clairement, quelque chaleureuse que soit la nature de Vasco, qu’un sourd instinct lui commandait de prendre garde aux flics. Et, malgré le vin, il se recroquevilla quand Adamsberg aborda l’interrogatoire à brûle-pourpoint.
— Ce coup-ci, Vasco, j’ai envie d’avoir des réponses. Et même, j’en ai besoin. Je ne veux pas que tu me dises que tu t’assieds là parce qu’il y a un banc. Ce n’est pas vrai. Tu te fais chier sur ce banc, ça crève les yeux. Dès que cinq heures sonnent, tu vides les lieux comme un écolier à la fin des classes. Tu n’es pas là pour ton plaisir.
— Tu te trompes. Tiens, aujourd’hui, une femme dans la rue a perdu sa pochette, je te l’ai dit, ça ? Tu sais, une pochette, un petit foulard qu’on froisse dans une poche poitrine. Elle l’a perdu en courant, et c’est tombé comme un oiseau sur mes genoux. Je te le montre. Comme un oiseau.
— Tu me le montreras après. Qu’est-ce que tu fous sur ce banc ? Qu’est-ce que tu viens y faire, bon Dieu ?
— Rien du tout. Je voyage, moi. Les bancs, ce sont mes navires. C’est pour cela qu’on m’appelle Vasco. Tu veux un biscuit ? On hisse la grand-voile, et à Dieu vat !
Vasco plongeait dans ses poches à la recherche de son paquet de gâteaux.
— Ne me donne pas de biscuit. Réponds à ma question.
— Elle ne me plaît pas, ta question. T’es pas marrant quand t’es comme ça.
Adamsberg ne dit rien, parce que Vasco avait raison. Il se rejeta en arrière sur la banquette chaude, et les deux hommes restèrent silencieux. Adamsberg mangeait. Vasco rangeait et dérangeait ses fétiches étalés sur la table, comme s’il jouait seul une absurde partie d’échecs, en mordant l’intérieur de sa joue. Adamsberg le trouva pathétique.
— T’es qu’une pauvre andouille, murmura-t-il, et un poète de pacotille, et un voyageur de merde, et un crâneur.
Vasco leva un regard trouble vers le commissaire.
— Tu te crois très fort, très rusé, à faire l’imbécile original sur ton banc, continua Adamsberg, mais en réalité tu ne vois pas plus loin que le bout de ton nez, et c’est pour cela que ton navire finira à l’état d’épave dans la cellule de mon commissariat.
— Pourquoi t’es salaud comme ça ? Qu’est-ce que tu racontes ?
— Range tes merdes, dit brusquement Adamsberg en les rassemblant d’un balayage de bras sur la table. Tu t’agites comme un bavard infantile derrière ta haie de bibelots et on ne peut pas parler. Range tes merdes, je te dis !
— Mais pour qui tu te prends pour me donner des ordres ?
— Je ne vais pas te donner des ordres, Vasco, je vais te donner un tuyau. Un gros tuyau, un énorme tuyau qui va te souffler le vent du large dans les oreilles, et qui va secouer le radeau sur lequel tu te cramponnes : chez nous, chez les flics, sais-tu ce qu’on reçoit depuis que tu t’es installé là ? Depuis le jour où tu as apporté ton valet ? Des lettres, mon vieux, les lettres d’un assassin qui goguenarde, les lettres d’un gars qui a tué et qui va tuer, les lettres d’un salaud sûr de lui et bien à l’abri. Tu vois, un truc pas marrant, comme tu dis. Et tout cela pendant que tu bivouaques devant chez nous. Tu ne me crois pas ?
— Non, dit Vasco, en repliant en hâte ses déchets dans leurs enveloppes.
— Pars pas, Vasco, dit Adamsberg en l’attrapant par la manche.
Il tira de sa veste les photocopies des cinq lettres et les mit sous le nez de Vasco. Le vieux jeta un coup d’œil aux papiers et détourna la tête. Adamsberg les lui fourra de force dans la main, sans dire un mot. Vasco les parcourut d’un air buté puis les repoussa.
— Ça me dit rien, gronda-t-il. Je veux pas rentrer dans ton commerce.
— Tu ne comprends pas, Vasco : tu y es, dans mon commerce. Il ne s’agit plus de savoir si tu veux y entrer, mais si tu peux en sortir. Parce que, rends-toi bien compte, tu es dans un drôle de merdier.
— Tu t’imagines que c’est moi qui t’écris ?
— Que c’est toi qui découpes les caractères avec les petits ciseaux qui sont dans ta sixième poche droite, et toi qui les alignes aussi soigneusement que tu disposes tes trésors. Oui, on peut l’imaginer.
Vasco secouait la tête avec agitation.
— Ou bien il y a quelqu’un qui te colle un meurtre sur les reins. Choisis. Pioche.
— T’es pas comme je croyais, dit le vieux avec une moue dégoûtée.
— Mais si.
— Je croyais que ce que tu aimais, dans la vie, c’était marcher dans les rues, et pas emmerder le monde.
— Si. J’aime aussi emmerder le monde. Pas toi ?
— Possible, grommela Vasco.
— Et je n’aime pas que quelqu’un soit tué. Et je n’aime pas qu’on me l’annonce en se foutant de ma gueule. Et je n’aime pas le type qui m’écrit ces lettres. Et je n’aime pas qu’on joue les invincibles, sauf pendant les orages, uniquement pendant les orages. Et je n’aime pas que tu mimes le rêveur hébété. Et je n’aime pas les flics. Et je n’aime pas les chiens.
Adamsberg rassemblait ses cinq feuilles en désordre et les remettait sans soin dans sa poche.
— T’énerve pas comme ça, dit Vasco. Tâche de ne pas t’énerver.
— Je m’énerve quand je veux. Figure-toi que j’ai des raisons. Quelqu’un va être tué quelque part, et moi, retiens ça, c’est mon boulot de l’empêcher. Que tu trouves ça marrant ou pas marrant, c’est mon boulot tout de même. Et je n’ai rien pour commencer ce boulot. Rien que toi, peut-être. Et toi, tu te tais. Toi, tu fais le grand seigneur parce que c’est noble de ne pas l’ouvrir devant un flic. Eh bien, ce n’est pas le moment de faire noble, parce que tu es mon seul point de départ, le seul !
— C’est la première fois qu’on me dit que je suis un point de départ, dit Vasco. Ça me flatte, je t’assure.
Mécontent, Adamsberg déposa ses couverts en travers de son assiette. Il passa lentement sa main sur son visage, en frottant ses joues, son front, comme pour réduire son énervement sous ses doigts. Vasco, lui, se grattait la tête des deux mains, les sourcils froncés.
— Tu dis qu’un gars a été assassiné ?
— Ça en a tout l’air.
— Qui ?
— Je n’en sais rien.
— Et moi, je serais quoi, là-dedans ?
— L’assassin, le bouc émissaire, le grotesque, la coïncidence ou rien du tout. Choisis. Pioche.
Adamsberg vida son verre et laissa deux billets dans la soucoupe. Il était presque calmé.
— Je m’en vais, dit-il. Je te laisse mon adresse, pour le cas où tu te déciderais à aider. Si ça te prend, ne te retiens pas, surtout. Tu peux venir la nuit. Salut.
Il sortit en poussant lentement la lourde porte tournante, laissant Vasco devant son adresse et son fatras éparpillé sur la table.
Adamsberg se coucha en évitant de penser. Il n’aimait pas trop sa façon de bousculer Vasco, sous prétexte qu’il n’avait que lui à se mettre sous la dent.
La nuit était trop chaude pour supporter une couverture. Il s’allongea sur son lit, après avoir passé un short pour le cas improbable où Vasco viendrait.
Vasco resta sans bouger au bar jusqu’à la fermeture, sans même s’installer aux tables des derniers buveurs. Il aimait bien le petit commissaire brun, mais il n’aimait pas les flics. Son père, qui avait fui les Turcs et quitté l’Arménie, lui avait laissé en héritage une antique machine à coudre, de la défiance à l’égard de toute autorité constituée, et quelques coupons de tweed. Vasco mâchait sa moustache en réfléchissant. D’un autre côté, le petit brun ne le lâcherait pas tant qu’il n’aurait pas une réponse. Vasco ramassa ses objets et enfourna le tout dans ses poches. Il ne rentra pas chez lui et marcha jusqu’à l’aube avant de se décider à sonner à la porte du commissaire.
Les deux hommes s’assirent dans la cuisine devant un bol de café. Vasco demanda du pain et des sardines pour tremper dedans. Adamsberg n’avait pas de sardines.
— Faut toujours avoir des sardines, dit Vasco d’un ton de reproche. On ne sait jamais.
— Je ne suis pas un type prévoyant.
— Je suis venu te voir parce que tu t’imagines que j’ai quelque chose à t’apprendre. Mais je n’ai rien à t’offrir.
« Rien à t’offrir. » Adamsberg jeta un rapide coup d’œil au vieux. C’était à peu près ainsi que s’achevait la quatrième lettre. Certes, Vasco avait parcouru les lettres au bar. Il pouvait en restituer des fragments sans y prendre garde. Adamsberg se réveilla tout à fait.
— Si je n’étais pas venu, reprit Vasco, tu aurais continué à te figurer je ne sais quoi. Tu es un foutu obstiné.
— Alors ? questionna Adamsberg. Ce banc, pourquoi t’es dessus ?
— Foutu obstiné. T’as raison pour une chose : je m’emmerde sur ce banc.
— On te paie ?
Vasco grogna.
— On te paie pour être là ?
— Oui, on me paie ! T’es content ? Ça ne fait de mal à personne, merde.
— Aucun mal, mais raconte tout de même.
— Un soir, j’étais au bar. À ce bar que tu connais. On m’a fait passer un mot.
— Tu l’as toujours, ce mot ?
— Non.
— C’est curieux, tu gardes tout d’habitude.
— C’est faux. Je trie, je trie énormément.
— C’est bon, tu tries, excuse-moi. Continue.
— On m’écrivait qu’il y avait un boulot pour moi. Que je n’avais qu’à attendre près d’une cabine de téléphone le lendemain à deux heures.
— Quelle cabine ?
— Rue de Rennes. Qu’est-ce que ça peut foutre ?
Vasco trempa sa tartine longuement et un morceau s’en détacha dans la tasse. Il le repêcha avec les doigts.
— J’ai eu le coup de fil. Le boulot n’était pas foulant et comme je te l’ai dit, depuis quelques mois, je n’avais plus de costumes à tailler, pas même un ourlet. Le sur-mesure agonise. J’ai accepté. Il n’y avait pas de mal, je te dis.
— C’était quoi, le boulot ?
— Être sur le banc. On me contacterait.
— Te contacter ? Devant un commissariat ?
Vasco haussa les épaules.
— Et alors ? Il n’y a pas que des types clairs, chez les flics. Un gars de chez toi aurait pu me refiler une adresse, un sachet de coke, est-ce que je sais, moi.
— Et on t’a contacté ?
Vasco sourit et alluma une cigarette.
— Tu t’inquiètes pour ton équipage ? Mais non, frère, on ne m’a pas contacté.
— Et après plusieurs semaines, ça ne t’a pas paru bizarre ?
— M’en fous. Tous les vendredis, il y a deux mille balles sous mon paillasson. J’ai un paillasson en forme d’autruche. Alors, tu vois, un boulot pas foulant. Heureusement qu’il y a le commissariat pour me distraire.
— Qui t’a téléphoné ? Un homme ? Une femme ?
— Sais pas. Un homme.
— On t’a donné un nom ?
— Pas de nom.
— Et tu n’as vu personne ?
— Personne.
Adamsberg se leva et s’appuya des deux bras au dossier de sa chaise.
— Elle est nulle, ton histoire, dit-il.
— Elle te plaît pas ?
— Non. Elle n’est pas complète.
— J’ai rien d’autre.
— Je ne te crois pas, Vasco, mais ce n’est pas grave. Quand tu auras vraiment compris ce qui t’arrive, quand tu auras vraiment peur, le reste viendra. Combien de temps dois-tu encore « travailler » sur ce banc ?
— On doit me faire savoir quand ce sera fini. Maintenant, j’y vais, faut que je sois à l’heure.
Vasco se leva, vérifia machinalement s’il n’avait pas laissé un objet sur la table.
— A tout à l’heure, dit Adamsberg.
Adamsberg faisait partie de ces hommes qui redoutent de se lever tard. Passé huit heures, il avait l’impression de courir quelque danger obscur, de tenter le diable. Et ce matin, contre toute attente, il s’était rendormi après le passage de Vasco. Il fit le chemin en courant pour compenser le péril où il s’était mis en s’attardant au lit et arriva mal à l’aise au commissariat vers dix heures et demie. Il arrêta sa course près du banc de Vasco. Le vieux n’était pas là. Troublé, il alla retrouver Danglard.
— Vasco ? Vous l’avez vu ce matin ?
— Pas vu. Il disparaît le jour même où vous vouliez l’interroger. Ce n’est pas de chance.
Adamsberg observa Danglard qui tournait les pages de son rapport.
— Vous ne lui auriez pas dit de foutre le camp, par hasard ? Vous ne l’aimiez pas, ce vieux.
Danglard haussa les épaules.
— Je l’aimais bien. Mais je n’aime pas qu’on me surveille.
— Il ne surveille personne. Il attend qu’on le « contacte ».
Danglard leva la tête.
— Je l’ai questionné à l’aube, dit Adamsberg. C’est tout ce qu’il consent à lâcher : qu’il est payé pour être là, et il ne sait pas par qui.
— Il ment.
— Évidemment.
Danglard abandonna son dossier et réfléchit en faisant rouler son crayon sur sa lèvre supérieure.
— Vous pensez qu’il s’est barré pour ne pas être interrogé à nouveau ?
— Peut-être. À moins que son « employeur » ne l’ait vu avec moi et ne lui fasse des ennuis.
— Possible.
— À moins qu’il n’ait écrit les lettres lui-même. À moins qu’il n’ait peur.
Danglard fronça les sourcils et fit cette fois rouler son crayon depuis la base de son nez jusqu’au menton. Adamsberg le regardait faire. Il avait essayé, mais le crayon était sans cesse tombé.
— Je continue à penser, dit Danglard, que les lettres et lui, ça fait deux. Il n’y aurait qu’un dingue pour venir assister sur place à l’effet produit par son courrier.
— C’est vous qui disiez qu’il déraillait.
Danglard se leva pesamment en trois mouvements successifs, le torse, les fesses, les jambes.
— C’est vrai, dit-il. Mais un auteur de lettres anonymes, c’est toujours un type qui se dissimule, qui fait ses coups de loin, qui progresse en s’abritant. Vasco, lui, s’expose comme un objet de musée depuis des semaines. Comment peut-on concilier cela ? Comment pourrait-il être les deux à la fois ? Etre à la fois derrière et devant ?
Adamsberg hocha la tête, puis regagna son bureau. Debout, il tria son courrier d’un geste lent et s’interrompit brusquement. Il avait en main la sixième lettre. « C’est bien », marmonna-t-il, comme dans un murmure d’encouragement. Le type ne parvenait pas à s’arrêter. Alors, il était foutu. Parce que lui, Adamsberg, serait patient jusqu’à la fin du monde, et pas le type.
31 juillet
Monsieur le Commissaire,
Et la femme de la gare de l’Est ? Vous calez ? Dans le fond, c’est vrai que vous êtes con. Je dois m’absenter pour mes affaires. C’est dommage, je ne vous écrirai pas de sitôt.
Salut et liberté
— Tu parles, murmura Adamsberg.
Il rejoignit Danglard d’un pas relativement rapide et posa le document sur sa table.
— « La femme de la gare de l’Est. » Cherchez-moi ça, Danglard, aussi vite que possible. Je ne savais pas qu’il y avait eu un meurtre à la gare.
Danglard obtint l’information dans la demi-heure. Sept semaines plus tôt, on avait trouvé une femme écrasée sur les rails. Un accident. Elle était ivre, elle était sans doute tombée du pont et s’était tuée dans sa chute. On avait envisagé une bagarre, sans preuve. Le suicide aussi, sans preuve. L’affaire était en cours de classement.
— Allez voir le collègue du 10e arrondissement et rassemblez tout ce que vous pouvez sur cette femme. Comment s’appelait-elle ?
— Colette Verny. Elle vivait seule, sans…
— Vous me raconterez ça tout à l’heure. Je file chercher Vasco.
— Vous savez où il est ?
— Oui, je le sais. Vous croyez que j’ai laissé ce type en embuscade sans me renseigner sur lui ? Sans le suivre pour savoir où il crèche ? Qui il connaît ? Ce qu’il fait ?
Danglard regardait le commissaire sans rien dire, stupéfait et vaguement trahi.
— Danglard, vous croyez toujours que je ne fous rien sous prétexte que je ne fous rien. La réalité n’est jamais si simple et vous le savez mieux que quiconque.
Adamsberg lui sourit et lui adressa un signe de la main avant de sortir.
La chambre où vivait Vasco était au septième étage sans ascenseur. Adamsberg et ses deux adjoints longèrent un premier couloir, qui sentait la graisse et la sueur, puis un second tout à fait sombre où pendaient des ampoules grillées.
— Ouvre, Vasco, dit-il doucement en frappant à une porte, devant laquelle on dérapait sur un paillasson gris en forme d’autruche.
— Ouvre, répéta Adamsberg. J’ai reçu du courrier pour toi.
La porte s’entrebâilla et Vasco jeta un œil vif aux deux adjoints qui encadraient Jean-Baptiste Adamsberg.
— T’es pas tout seul ?
— Laisse-moi entrer, ils restent dehors.
La chambre de Vasco était bien pire que la photo ne le laissait présager. Ce n’était pas un creux dans lequel loger, mais un plein, un amoncellement, une saturation d’objets entre lesquels il fallait se glisser pour demander la permission d’habiter. Adamsberg resta debout, mesurant l’ampleur de la tâche en tournant lentement le regard d’un côté à un autre.
— Qu’est-ce que tu cherches ? Qu’est-ce que tu as ?
— T’es pas venu au banc, ce matin ?
— Non. Tu m’as barbouillé avec tes histoires.
— Et l’employeur ? Tu l’as prévenu ?
— Je le connais pas, je te dis. Et puis je vais lâcher le truc. Ce n’est plus marrant comme avant, avec tes menaces, tes lettres. Je ne cherche pas spécialement les emmerdes.
— Tu les as. On sait de qui parle le tueur à présent. Il s’agit d’une femme qui s’est écrasée sur les rails de la gare de l’Est, il y a deux mois, juste avant ton arrivée. Complètement ivre. Elle s’appelait Colette Verny.
Vasco s’était assis sur une pile de magazines instable et regardait Adamsberg, l’air craintif, pour la première fois.
— Tu la connais ? demanda doucement Adamsberg.
— Non, souffla Vasco. Tu sais que je n’y suis pour rien.
— Je ne sais rien, Vasco, que toi, que les lettres et que cette femme. Parle-moi du gars qui t’a commandé le travail.
— Je ne le connais pas, je te l’ai dit.
— T’es vraiment une gourde, Vasco, parce que ce gars, lui, ne va pas te protéger, crois-moi. Et si je ne me trompe, il t’a déjà bien enfoncé la tête dans le trou.
Adamsberg fit un signe aux deux adjoints qui attendaient en fumant dans le couloir.
— On fouille cette chambre, leur dit-il. Monsieur est consentant.
Les deux hommes regardèrent autour d’eux, inquiets.
— On commence par ici, ici, ici et là, dit Adamsberg en désignant les quelques espaces de parquet libres, ou presque libres. On cherche des ciseaux, du papier, des journaux et de la colle. Tu vas voir, ajouta-t-il en se tournant vers Vasco, le cadeau que t’a fait ton employeur.
Vingt minutes plus tard, les flics trouvaient le matériel sous une latte du plancher.
Adamsberg attrapa assez violemment Vasco par le bras.
— Tu comprends maintenant, Vasco ? Tu saisis ? Oui ou merde ?
Adamsberg le lâcha, le reposa sur sa pile de journaux, et alla examiner la porte.
— On entre facilement chez toi ?
— Oui, dit Vasco en haussant les épaules. Je suis un poète, moi, un voyageur, je ne vais pas boucler des portes et des serrures. Ah non. Faut que ça bouge, faut que ça flotte, faut que ça circule. Hissons la grand-voile et à Dieu vat.
— Eh bien sois content, il y en a au moins un qui ne s’est pas gêné pour venir circuler chez toi. Mais je ne sais pas si la poésie y a gagné quelque chose. Viens, on sort. Je vais te parler de cette femme.
Vasco enfila une veste, la lissa, vérifia fébrilement le contenu de toutes ses poches, transvasa certains sachets, enveloppes, petites boîtes d’une autre veste dans celle-ci, tira sur ses chaussettes, examina la retombée de son pantalon, déplissa son col.
— Viens, Vasco, répéta Adamsberg dans un soupir.
Adamsberg n’eut pas l’idée d’emmener Vasco dans les bureaux pour l’interroger. Cela lui semblait une incongruité de l’enfermer là-dedans, et même une erreur. Il semblait que Vasco ne savait parler que dehors ou dans les cafés. Quand Adamsberg avait discuté avec lui « en intérieur », chez lui à l’aube, ou dans sa chambre tout à l’heure, il n’en était pas sorti grand-chose de bien. Le « voyageur » perdait toute sa loquacité entre les murs, il se renfrognait. Au fond, Vasco avait peut-être raison, le banc pouvait être un navire, pourquoi pas ? Et l’on peut parler bien à son aise sur les ponts. Il faisait beau, ils s’installeraient sur le banc. Adamsberg fit signe à Vasco de s’asseoir à la proue et appela Danglard depuis la rue. Danglard passa une tête boudeuse par la fenêtre, soutenant son front.
— Danglard, descendez de quoi écrire et venez nous rejoindre, cria Adamsberg. On parle en bas, précisa-t-il.
Ce n’est qu’une fois sur le banc que Danglard s’avisa de l’absence du valet, et surtout du lampadaire. Et curieusement cela lui manqua, surtout le lampadaire éteint. Il aurait aimé, au moins une fois dans sa vie, prendre des notes au soleil sous un lampadaire cassé, au moins une fois pour éprouver cette sensation et la raconter aux petits. Il sentit sa migraine se dissiper et se mit en position, stylo-plume en main. Il savait pourquoi Adamsberg lui déléguait toutes les notes manuscrites : le commissaire écrivait lentement, aussi laborieusement qu’il dessinait vite.
— C’est bon, dit Vasco, je suis prêt.
Danglard le regarda. Le vieux avait laissé tomber toutes les résistances. Il mâchonnait une olive d’un air pénétré et un peu soumis. La femme écrasée sur les rails avait dû le secouer et lui faire changer de registre. Il était passé de la gouaille superficielle à une gravité assez sobre. Le dos droit, les lèvres un peu tremblantes mais l’œil à nouveau rapide, Vasco voulait parler.
Adamsberg en revanche, affalé contre le dossier du banc, le visage tourné vers le soleil, était calme et revenu à son niveau ordinaire de lenteur, c’est-à-dire très au-dessous de la moyenne.
— Ce qu’il y a, dit-il doucement à Vasco, c’est que je ne veux pas de ta conversation ordinaire aujourd’hui : pas de poésie, pas d’anecdotes, pas de petits récits saisissants, pas de débris de vie émouvants, pas d’envols, non. Ce que je veux, Vasco, c’est le portrait d’un meurtrier. Le portrait de l’homme qui t’a payé pour venir poser ton cul ici, devant nos fenêtres. Et je ne veux ni tremblement, ni scrupule, ni quoi que ce soit de ce genre. Tu les feras plus tard.
— J’ai compris, dit Vasco. Mais je ne l’ai vu que deux fois. Je ne sais pas son nom, je te le jure.
— Décris-le. Quelle tête a-t-il ?
— Une tête de salaud.
— Une « tête de salaud », c’est encore de la poésie. Il faut être neutre et rigoureux, Vasco, il faut que dans deux heures je puisse le reconnaître dans la rue.
— Je t’assure, une tête de salaud. Il est blême, avec des cheveux très fins et très noirs, et des dents qu’on ne voit pas. Il est assez bien vêtu, mais ce n’est pas de la coupe anglaise. Sa veste est italienne, ça ne fait pas de doute, sa chemise est d’une marque indéterminable, et le pantalon est de façon française, datant d’il y a trois ans environ. Pour la ceinture, je peux être plus précis, y compris pour les fournisseurs.
Danglard regarda Adamsberg avec incertitude.
— Si, lui dit Adamsberg, on note tout.
Le commissaire étira les bras et ferma les yeux. Danglard griffonnait à vive allure sous le flot de paroles de Vasco. Au bout du compte, le vieil homme savait pas mal de choses sur ce gars à tête de salaud. Ce n’étaient que détails d’allure ou de vêtements, mais leur amoncellement formait un petit tas qui forçait l’attention. Un peu comme l’accumulation des fétiches enfermés dans les poches de Vasco finissait par forcer le regard. L’homme montait peu à peu sous les mots du vieux. Et, détail non négligeable, il était sans doute de Dreux. Vasco avait vu son billet de train, un aller-retour dépassant de son portefeuille. Au bout d’une heure et demie, la main crispée sur son stylo, Danglard pensait qu’il y avait là de quoi ramasser ce tueur, avec un peu de chance. Il jeta un nouveau coup d’œil au commissaire. Adamsberg avait toujours les yeux fermés, il semblait somnoler dans la chaleur, indifférent au bavardage du voyageur comme à la peine que se donnait son adjoint. Mais Danglard savait que pas un mot ne lui avait échappé. Dans sa fausse torpeur, Adamsberg souriait.
Adamsberg lança sur Dreux quatre hommes, avec des descriptions fines et des portraits-robots. Il avait donné ordre de commencer par la gare, où ceux qui vont et viennent chaque jour sont relativement connus. Puis de passer au peigne fin les restaurants, les bars, les bureaux de tabac, les coiffeurs, et ainsi de suite. Son collègue du 10e arrondissement faisait également circuler deux hommes dans les alentours de la gare de l’Est et dans les lieux de passage de Colette Verny. On en savait plus à présent sur elle. Quarante-trois ans, célibataire, joli visage aux yeux gonflés, des emplois chaotiques, des beuveries régulières et, d’après ses voisins d’un triste immeuble de la rue des Deux-Gares, des périodes de solitude intense ou bien des épisodes agités, peuplés de quantité de types et de sorties bruyantes.
A Dreux, un employé de la gare reconnaissait l’homme, mais ne savait ni son nom ni son adresse. Il le voyait passer et partir en taxi. Une coiffeuse l’avait aussi identifié. Le client ne fréquentait pas depuis longtemps, six mois peut-être, il venait sans doute d’emménager dans le quartier. On commença à visiter les immeubles environnant la boutique, avec l’aide des flics de Dreux.
Pendant tout le mois d’août, Danglard attendit avec confiance et fébrilité, pendant qu’Adamsberg vaquait sans accélérer aux tâches ordinaires. Son seul bref moment de tension était à l’heure du courrier, puis cela passait. Le tueur n’écrivait plus. Vers le 20 du mois, Adamsberg ne guettait plus le facteur et partait en promenades de plus en plus fréquentes. Il avait expliqué à Danglard que, après le 15 du mois, il fallait profiter hâtivement des dernières chaleurs au lieu de se disperser dans la besogne des bureaux.
Il se mit en effet à tomber des hallebardes le 27 août, dès le matin. Adamsberg regarda longuement la flotte rincer les trottoirs par sa fenêtre ouverte, debout, les mains dans le dos. Il n’y avait eu que très peu d’orages depuis celui qui avait ouvert le début de cette affaire. Et il le regrettait. Il y a des mois d’août où l’on peut se prendre pour Dieu tous les soirs, et d’autres où l’on reste seulement flic tous les matins.
Il décida de sortir sans veste. C’est ainsi qu’il préférait la pluie.
— Danglard, si vous êtes libre, on y va, appela-t-il en passant la tête par la porte du bureau voisin.
Danglard hocha la tête, enfila son imperméable et prit son parapluie. Il préférait ne pas poser de questions pour ne pas risquer une humiliation inutile. Il connaissait trop bien Adamsberg, et cette façon de laisser traîner certaines affaires jusqu’à épuisement involontaire de ses collègues, jusqu’au jour où, brusquement, il se mettait en mouvement, avec une rapidité toute relative et sans donner d’explications. Au début, Danglard avait pensé à tort que le commissaire conservait ce silence souriant par pure perversité vexatoire. En réalité, si Adamsberg ne s’expliquait pas, c’est simplement qu’il n’y pensait pas. Mais Danglard, serrant à deux mains son parapluie sous l’averse violente, s’offensait encore de devoir suivre Adamsberg sans connaître leur destination.
Trempé, la chemise collée au corps, Adamsberg se réfugia sous le porche étroit d’un vieil immeuble.
— C’est ici qu’habite Vasco, expliqua-t-il en essorant sans précautions ses vêtements. On grimpe au septième, ajouta-t-il.
Cette fois, Adamsberg frappa et entra directement sans attendre. La porte était ouverte.
— Salut, dit-il seulement.
Il s’affaira à dégager pour lui et Danglard deux espaces libres, puis il façonna deux piles de journaux à bonne hauteur pour s’asseoir.
— Voilà. On est bien comme ça, pour discuter, reprit-il. Toi, Vasco, tu es vautré sur ton lit, ne bouge pas, tu es très bien là.
Vasco s’était redressé sur le lit chiffonné, avait repoussé son livre — au titre duquel Danglard jeta un discret regard — et, adossé au mur, regardait les deux hommes avec curiosité et réserve.
— Ça y est ? demanda-t-il. Vous l’avez coincé ?
— Tu penses qu’on l’a coincé, dit Adamsberg.
— Où cela ? À Dreux ?
— Non, pas à Dreux. Pas à Dreux ni nulle part. On a coincé du vent, Vasco, de la crânerie.
— Merde, dit Vasco.
— C’est ton portrait du gars qui ne doit pas coller, suggéra Adamsberg.
— Pourtant…
— Non, il ne colle pas. Beaucoup trop poétique, si tu veux mon avis.
Vasco plissa les yeux en attendant de comprendre. Danglard aussi.
— Et puis quoi ? reprit Adamsberg. Tu ne donnes plus signe de vie ? Tu oublies les amis ?
— J’aurais dû passer ? demanda Vasco d’une voix hésitante.
— Non, mais tu aurais pu écrire. Des lettres. On n’a plus de tes nouvelles, maintenant. Alors c’est moins gai. On s’ennuie.
Il se fit un silence. Danglard eut un geste brusque qui fit couler au sol une pile de coupons de tissu.
Vasco tira vers lui un cendrier posé dans un des replis de la couverture et écrasa consciencieusement son mégot.
— Bien, dit-il d’une voix un peu tremblée. Tu es un fichu obstiné. Oui, un fichu. Où en es-tu, au juste ?
— Au juste, au bout.
— Tu sais quoi ?
— Tout.
— Dis voir pour voir ?
— Tu as un frère cadet.
— C’est vrai, dit Vasco en rallumant une cigarette.
— T’as même que lui comme famille.
— C’est vrai.
— Mais c’est un type qui ne vaut rien.
Vasco fit juste un signe de la tête.
— Tailleur, comme toi, mais il tire le plus clair de son argent des femmes. C’est un vrai dur avec elles, un authentique violent. Il ne supporte pas qu’on lui refuse, ça le vexe. Il suffit qu’il ait bu et qu’une femme lui dise non pour que ton frère cogne.
— Oui, dit Vasco à voix basse. Un vrai dur avec elles.
— Mais c’est ton frère, et tu y tiens plus qu’à n’importe quoi d’autre.
— Il est fragile, dit Vasco à voix un peu honteuse.
— Au début du mois de juin, le 5 exactement, il te téléphone au matin. Il a tué une femme, et il t’appelle au secours.
— Oui, dit Vasco en tortillant les plis des draps. Il était sorti avec elle la veille au soir. Ils sont rentrés raides ivres tous les deux. Quand il est raide, il sait plus ce qu’il fait. Ce dont il se souvient, c’est qu’elle a refusé de l’accompagner, et qu’il a gueulé fort sur le pont, au-dessus des voies ferrées. Le lendemain matin, à son réveil, il ne se rappelait plus rien, sinon les rails et la fille qui se défendait et lui tapait dessus. Quand il a su qu’elle était morte en bas, sur le ballast, il m’a appelé.
— Et tu l’as protégé.
Vasco hocha à nouveau la tête, les yeux fixes, comme au bord des larmes.
— T’as décidé de choisir un bon crétin de flic et de l’intoxiquer petit à petit. De m’amener peu à peu vers l’erreur, de me la faire construire moi-même, tout doucement, par la provocation, par des petits aveux susurrés, par des mines craintives, par des crâneries, et par la confession finale et le portrait d’un tueur. Personne ne t’a jamais payé pour être là, évidemment. C’est toi qui as écrit les lettres, c’est toi qui as tout fait. Bien fait, Vasco, mais pas parfait. Le style sonnait faux. Les cheveux surtout. Mais bien fait tout de même : en deux mois, j’étais convaincu, portrait-robot en main élaboré par tes soins, de partir en quête du tueur de la gare, de cet homme blême aux lèvres fines, de cet homme de Dreux, de cet homme à la veste italienne. J’aurais pu le chercher longtemps, ce type, n’est-ce pas, Vasco ? Mais enfin, ça, tu t’en foutais.
— Complètement.
— Ton frère une fois sauvé à l’abri de ce leurre, ton boulot était fait. Salut et liberté. Tu as dételé du banc, rassuré. On aurait classé l’affaire dans quelque temps, faute de trouver le fameux assassin de Dreux.
Vasco renifla et essuya son nez avec sa main. Adamsberg haussa les épaules.
— Ne le regrette pas, dit-il. Il ne vaut rien, ton frère, je te dis. Il ne vaut pas un clou.
Vasco le regarda, serra les mâchoires.
— Finalement, grinça-t-il entre ses dents, c’est toujours abruti, un flic. Faut toujours que ça sorte des saloperies, à un moment ou à un autre. J’ai bien fait de t’écrire.
Adamsberg sourit, étendit ses jambes et étira ses bras. Il avait l’air ravi.
— Tu t’es donné beaucoup de mal pour rien, dit-il. Deux mois entiers de comédie pour zéro. Tu vois, ça ne sert à rien, ta poésie. Mais il y avait de jolis moments, vraiment. J’ai bien aimé. Et puis tu as récupéré ça et ça, ajouta Adamsberg en désignant le valet et le lampadaire, serrés dans un angle l’un dans l’autre, comme deux amants de la rue. Tu nous les prêteras des fois, car je suis sûr que, au fond, Danglard les regrette.
Il fit un signe à Danglard en souriant. Comme Vasco, le visage figé, ne disait plus rien, Adamsberg se leva et alla jusqu’au lit lui secouer l’épaule.
— Du mal pour rien, répéta-t-il doucement, la main posée près du cou du vieux. Ce n’est pas ton frère qui l’avait tuée.
Vasco leva lentement les yeux vers Adamsberg.
— Ce n’est pas ton frère, tu m’entends ? On a pris l’assassin hier, un amant de Colette, un forcené qui l’avait prise en chasse. En ce moment, il se débat dans le commissariat du 10e, et il crache le morceau. Un vrai dur avec les femmes, mais ce n’est pas ton frère.
Vasco se leva du lit, une main tendue vers Adamsberg.
— Non, pas de lyrisme, Vasco. Donne-moi juste le lampadaire pour nos bureaux, si tu le veux bien. Mais je comprendrais que ça te prive.
Vasco se précipita dans l’angle et décrocha l’engin des pieds du valet. Adamsberg le passa à Danglard, qui lui fit un signe de tête.
— Mais tout de même, hasarda Vasco, pour la femme de la gare, vous en étiez où, chez les flics ?
— Nulle part. À un accident. Classement en cours.
Vasco s’appuya à son valet et resta immobile quelques instants.
— Si bien que le tueur, reprit-il, vous ne l’auriez jamais eu si… ?
— Si tu n’étais pas venu nous emmerder ? Non, jamais.
— Ah, tu vois, dit Vasco en souriant, ça sert à quelque chose, la poésie.
Les deux flics redescendirent l’escalier après avoir salué Vasco, et Adamsberg voulut marcher pour se sécher, avant d’aller rendre visite au collègue du 10e. Ce qui parut sage à Danglard, vu l’aspect désolant des vêtements trempés et froissés du commissaire. Danglard secoua la tête. Adamsberg avait l’allure d’un gars qui n’impressionnait personne.
Le lieutenant proposa de sécher à une terrasse de café ensoleillée et d’en profiter pour avaler un vin blanc. Peu après, les deux hommes s’installaient à une table, et Danglard s’affaira à caler le lampadaire entre eux, sur le trottoir en pente. Un serveur accourut vers eux.
— Vous ne pouvez pas laisser ce truc-là devant le café, dit-il. Faut me retirer ça tout de suite.
— Non, répondit Danglard. C’est pour y voir clair. C’est mon bien, c’est ma dignité.