Aussi, si les gens ne faisaient pas toute une histoire avec Noël, il y aurait moins de tragédies. Ils sont déçus, les gens, forcément. Et ça fait des drames.
Seul dans son bureau, le commissaire Adamsberg griffonnait, un carnet calé sur ses cuisses, les pieds posés sur sa table. Il avait pris la garde de nuit avec Deniaut, qui somnolait à l’accueil. C’était le 24 décembre, c’était spécial, tous les autres gars étaient dehors. Ils allaient fêter l’entrée en scène de l’hiver. Une minorité d’entre eux n’aurait raté ça pour rien au monde et une majorité n’avait trouvé aucun moyen d’y échapper.
Pour Jean-Baptiste Adamsberg, c’était différent : il redoutait Noël et il s’y préparait. Noël et sa cohorte d’accidents, Noël et sa légion de drames. Noël, la nuit des brutes.
Forcément.
Adamsberg se leva lentement et alla coller son front à la vitre embuée. Au-dehors, des guirlandes d’ampoules jetaient de brefs éclairs sur les corps des clochards, tassés glacés dans les recoins. Il tenta de calculer combien de fric s’était ainsi pulvérisé depuis trois semaines dans le ciel de Paris sans qu’une seule pièce en retombât dans la poche des errants. Noël, la nuit du partage.
Il posa son bloc et son crayon, disposa deux assiettes sur un coin de table, sortit une bouteille de vin, examina le contenu du four et appela Deniaut.
Forcément les gens s’exaspèrent. La tension de ce long compte à rebours au terme duquel doit jaillir l’insouciance, ça leur met les nerfs en bouillie, aux gens. Depuis cinq semaines, le vieux type à barbe blanche et robe rouge a envahi les murs, jovial et prometteur. Il est increvable, ce type. Il a pourtant la tête d’un gars qui a forcé toute sa vie sur le pinard. Mais rien à faire, inusable. Il n’a pas l’air de sentir le froid, non plus. Jamais un rhume. C’est un héros béat et ses bottes sont rondes et propres.
Dès l’apparition du vieux type, la tension monte cran par cran. Le pays tout entier, soumis, se crispe et se prépare à son inévitable joie.
Noël tombe un jour comme les autres. Mais de partout, des êtres soucieux et muets se dirigent dans leurs habits neufs vers les pôles de la liesse. Chacun a pensé aux autres. Chacun part chargé d’offrandes. Noël, la nuit du don, de la grande trêve.
À Noël, tout le monde s’engueule, la majorité sanglote, une partie divorce, quelques-uns se suicident.
Et une toute petite partie, suffisante pour mettre les flics sur les dents, tue. C’est un jour comme les autres, en beaucoup moins bien.
Les mains entortillées dans deux boules de journaux, Adamsberg sortit doucement le plat du four. Deniaut, méfiant, le regardait faire.
— C’est quoi ? demanda-t-il.
— Je ne sais pas.
A l’exception de trois ou quatre souvenirs d’enfance, Adamsberg était peu sensible aux finesses culinaires. Il mangeait ce qu’il trouvait, parfois la même chose pendant deux mois de suite. Il récupéra le carton d’emballage et le tendit à son collègue.
— Le titre du dîner est écrit dessus, dit-il.
— Ce n’est pas un repas de Noël.
— Tant mieux. Cela nous repose.
Deniaut était un nouveau, envoyé de Chambéry. Sensible et méticuleux, il faisait montre d’une fascination pour les vertus qui inquiétait Adamsberg. Le commissaire redoutait qu’il ne tienne pas le coup. Car enfin, la police n’est pas à conseiller à un type qui espère fébrilement en la grâce de l’humanité.
Adamsberg coupa la baguette en deux en tirant dessus avec les mains, et en tendit une moitié au jeune lieutenant. Le commissaire avait gardé de son enfance rurale des gestes dépouillés, mais Deniaut n’aimait pas qu’on lui bousille son pain. Il l’accepta, un peu contraint.
Les deux hommes mangèrent un moment en silence.
— Forcément les gens sont à cran, dit Adamsberg. Six semaines qu’on les surmène pour qu’ils donnent le meilleur d’eux-mêmes, qu’on les condamne à la réussite, qu’on les abrutit pour le grand soir. Forcément, ils ne tiennent pas le coup. Ils s’écroulent, ils sont déçus.
Deniaut hocha la tête, indécis. Dans le temps, il avait cru à Noël.
Adamsberg déboucha la bouteille, en proposa sans espoir à son collègue. Deniaut ne buvait pas.
— Et toi ? reprit-il. Tu n’as pas de famille ? Tu ne fais pas de fête ?
Deniaut serra les lèvres.
— Je suis fâché avec tout le monde.
— Ah, dit Adamsberg.
— Vous aussi ? demanda Deniaut.
Adamsberg secoua la tête.
— Non. Ils vivent dans la montagne, là-bas, dit-il en montrant la fenêtre dans la direction des Pyrénées. Ils m’écrivent des mots. Une de mes sœurs m’a envoyé hier une sorte d’animal en tissu de quatre centimètres. Je ne sais pas quoi en penser.
Adamsberg posa sa fourchette, fouilla la poche poitrine de sa vieille veste noire et en sortit une boule grise de la taille d’une mandarine. Il la montra à son collègue puis la déposa doucement sur la table, entre eux deux.
— Dirais-tu que c’est un hippopotame ?
— Je ne serais pas aussi affirmatif. Un mulot, peut-être ?
— Il faut que je me renseigne parce que, avec ma sœur, il y a toujours un symbole caché. Elle est très emmerdante.
Les deux flics terminèrent leurs assiettes en silence, Deniaut de la pointe de la fourchette, Adamsberg avec de grands morceaux de pain.
La grosse femme bascula par-dessus le parapet du pont National jusqu’aux eaux noires de la Seine. Le fleuve coulait vite, poussé par un vent glacé. Personne dans les rues, personne pour voir ça. Cafés fermés, taxis absents, ville déserte. Noël est fête domestique, intérieure. Rien n’en filtre au-dehors. Même les irréductibles solitaires se regroupent dans une piaule avec deux bouteilles et quatre imbéciles. La solitude, l’errance, supportable et même parfois crânement portée le reste de l’année, paraît brusquement un infamant déshonneur. Noël jette l’opprobre sur les esseulés. Aussi, avant minuit, chacun a-t-il trouvé refuge. La grosse femme bascula dans l’eau sans que personne ne s’en mêle.
Vers quatre heures du matin, Adamsberg abandonna sa table pour se faire un café. Depuis dix heures du soir, ils n’avaient eu à gérer que six alertes dans leur secteur. Deux hommes et une femme avaient été hospitalisés suite à des procédures de divorce entamées au cours du dîner de fête. Deux autres gars terminaient leur nuit au commissariat : un type bourré de vin rouge qui avait voulu à toute force sortir par une fenêtre du quatrième étage pour aller prendre une « bouffée d’air », et un boulanger, chargé d’un mélange rhum-somnifères, qui avait décidé de bousiller ses voisins de palier pour tapage nocturne. Les deux hommes avaient été maîtrisés sans résistance majeure et ils dormaient à présent dans la cage, au cœur du commissariat.
Un troisième homme, d’un genre anglais spécialement chic, sonné au whisky de qualité, avait été ramassé en travers d’un trottoir, élégamment endormi, les mains sous la nuque, ses lunettes, sa carte de transport et ses chaussures disposées avec soin à ses côtés. Il avait été collé dans la cellule de dégrisement avec les deux autres, mais il restait obstinément debout à réclamer un cintre depuis deux heures, afin d’y suspendre proprement son costume. La cage avait été passée au jet, et les bancs de ciment, le sol, les murs carrelés de blanc ruisselaient d’eau. Mesure hygiénique et coercitive que la lieutenant Brousse, une femme dure en affaires, avait appliquée sans états d’âme à neuf heures du soir. En passant avec son café, Adamsberg vit que le type bourré au vin rouge s’était réveillé. Il lui tendit le gobelet entre les barreaux.
— Buvez.
Le type hocha la tête, avala une gorgée, se racla bruyamment la gorge.
— Paraît que je voulais passer par la fenêtre ? demanda-t-il.
Adamsberg acquiesça.
— Paraît qu’on n’était pas au rez-de-chaussée à Issoudun ?
— À Paris, au quatrième étage.
— Oui, c’est ce qu’ils disaient. Et c’est peut-être vrai. Je me demande ce qu’ils avaient foutu dans le pinard. Tu le sais, toi, ce qu’ils avaient foutu dans le pinard ?
— Du pinard.
— Ah oui ? C’est déjà pas mal, remarque.
— Buvez, répéta Adamsberg.
— Je désirerais un cintre, commissaire, intervint l’homme chic sonné au whisky.
C’était un grand et beau type d’une quarantaine d’années, au visage romain, aux tempes grises, élégant et chancelant, digne et bourré.
— Il y a une patère sur le mur, dit Adamsberg.
— Ça déforme le col.
— Est-ce grave ?
— Ce n’est pas grave. Ça déforme le col.
— Allongez-vous, conseilla Adamsberg. Dormez. Bouclez-la. Foutez-nous la paix avec votre cintre.
— Les bancs sont inondés.
— C’est pour cela que je vous recommande de garder votre veste.
— Ça fait des dégâts sur le tissu.
— Vous avez vu ma veste ? Elle est un dégât en soi. Eh bien ça fait vingt ans que je vis dedans.
— J’ai vu. Mais vous êtes flic, pas moi.
— Danseur mondain ? demanda Adamsberg après un silence. Professeur de grammaire ?
— Je suis l’esthète qui flatte et corrige les vices de ce monde. Je guette les courbes et les contre-courbes de l’architecture de cette terre, au sol et au ciel.
— Je dirais que vous êtes surtout bourré.
— Je désirerais un cintre.
— Il n’y a pas de cintre.
Deniaut rejoignit Adamsberg devant la machine à café.
— Ce sera peut-être tout pour la nuit, dit-il. Pas si agité que cela, tout compte fait.
— On ne sera tranquilles que dans trois ou quatre jours, répondit Adamsberg. La nuit de Noël, il n’y a personne pour remarquer les cadavres, tu comprends ? C’est plus tard qu’ils surgissent. Faut que tout le monde ait dessoûlé. Ça prend un peu de temps. Ceux qui se trompent de fenêtre, ceux qui se trompent de porte, de lit, de trottoir, de femme, ceux qui cherchent leurs vestes, leurs hommes, leurs cintres, leurs hippopotames. Faut attendre un peu.
Le fleuve, puissant, grossi de toutes les pluies de l’automne, charria dans ses tréfonds le gros corps de la femme dans les nuits du 24 et du 25 décembre, le renfloua dans la soirée du 26 et l’abandonna à l’aube du 27 sous l’étroit pont de l’Archevêché, rive gauche.
Adamsberg reçut l’appel au matin, à presque neuf heures. C’est à peine si le jour arrivait à se lever.
Le commissaire, téléphone en main, hésita à prévenir le lieutenant Danglard. Danglard était inopérant le matin, et sensible à la violence. Adamsberg reposa doucement le combiné. Il foutrait la paix à Danglard. La vue du corps flotté serait certainement rude. La femme avait dû mourir il y a plus de deux jours, pendant la nuit de Noël. De cela, il était presque certain.
Adamsberg emmena Deniaut. Après tout, c’était avec lui qu’il avait commencé la veillée.
— Qu’est-ce que je t’avais dit ? commenta Adamsberg, les mains sur le volant. Qu’il fallait attendre.
— Rien ne dit qu’elle est morte le 24.
— Si, Deniaut. C’est comme ça, Noël, la foire aux désirs. Les interdits se déchirent, les barrières s’effondrent. Certains s’offrent un hippopotame, d’autres se paient la peau d’une femme.
Deniaut haussa les épaules.
— Si, reprit tranquillement Adamsberg. Tu vas voir.
Il gara la voiture sur le trottoir, souleva les bandes de plastique rouge et blanc qui barraient l’accès au quai de Montebello et descendit la volée de marches jusqu’au fleuve. Deniaut le suivit avec précautions dans l’escalier crasseux. Deniaut était un obsédé de la propreté, un paniqué des microbes et, depuis quatre années qu’il était entré dans la police, il priait pour que cela ne se remarque pas. Il enfila ses gants et rabattit son écharpe sur son nez. L’air était humide, le vent glacé. Devant lui, Adamsberg, mains nues, tête nue, veste ouverte et col déboutonné, avançait à pas tranquilles et réguliers. Ce type n’avait jamais froid, un peu comme le Père Noël.
Adamsberg s’arrêta près du corps, serra des mains. Deux agents, le médecin légiste, les types du labo. Deniaut reconnut Vacher, le photographe sans peur, qui fouillait au plus profond des horreurs avec le groin de son appareil, sans bouger un cil. C’était souvent lui qu’on appelait dans les situations pénibles, il était devenu le préposé à l’immonde. Deniaut resta en arrière, le nez dans l’écharpe, contre le vent.
— Je dirais volontiers deux ou trois jours, disait le médecin légiste. Ça nous mettrait le décès dans la nuit du 24 au 25.
Adamsberg jeta un rapide regard à Deniaut. Deniaut lui fit un signe de tête en retour. Oui, entendu, la nuit de Noël, la nuit des brutes. Adamsberg était comme ça. Il savait des trucs avant tout le monde, on l’avait averti. Il suffisait de s’y faire, c’est tout, avait commenté Danglard en sifflant une bière.
— Je te confirmerai ça demain, continuait le médecin.
— A ton avis ?
— Suicide tout bête.
— Connais pas.
— La femme ?
— Non. Connais pas de suicide tout bête.
Le légiste haussa les épaules.
— Elle est morte par noyade, continua-t-il. Je te confirmerai.
— Son âge ?
— Dans les cinquante, soixante. Elle s’est jetée d’un pont. Il y a des contusions, elle s’est sans doute heurtée aux piles. Je veux dire qu’elle ne s’est pas lancée depuis la berge. Elle vient de l’amont, le fleuve l’a roulée.
— On peut la bouger ? demanda Adamsberg aux types du labo.
— C’est fini, on la retourne.
Adamsberg enfila une paire de gants et bascula le corps avec l’aide d’un des techniciens. Une grimace, un cillement passèrent sur son visage.
En silence, les deux hommes fouillèrent les vêtements. La femme portait une robe bleue ordinaire sous un manteau de fourrure. Dans les poches, des clefs, un porte-monnaie, aucun papier. Pas d’alliance, des bijoux voyants, un bracelet-montre en or.
— Ce n’est pas une tenue de soirée, dit Deniaut. Ce n’était peut-être pas le 24 ?
— C’était le 24, dit Adamsberg en se redressant.
— Il manque une chaussure.
— J’ai vu, mon vieux.
— Elle est dans l’eau.
— On va draguer le secteur. Deniaut, tu remontes le fleuve et tu inspectes la rive droite. Appelle Danglard pour qu’il te seconde sur la rive gauche. Je me charge des ponts. Elle a pu tomber du pont de Tolbiac, du pont National ou de plus loin encore, de Charenton. On cherche le sac à main, on cherche des papiers, on cherche qui c’est. Et on cherche la chaussure, comme pour Cendrillon.
— Pour Cendrillon, c’était l’inverse, intervint Deniaut avec discrétion. On avait la chaussure, mais on cherchait la femme.
— Admettons, dit Adamsberg.
Deniaut était non seulement vertueux, mais consciencieux. Il ne supportait pas l’approximation alors qu’Adamsberg en vivait.
— La chaussure a pu rester coincée en amont, reprit Deniaut.
— On ne va pas draguer la Seine jusqu’au mont Gerbier-de-Jonc, dit Adamsberg. On drague sous ce pont.
Le médecin pliait valise, on plaçait le corps sur une civière, on le couvrait d’une bâche plastique. Adamsberg s’était éloigné avec son portable et donnait ses consignes à voix lente. Puis il enfourna le téléphone dans sa veste, buta contre l’hippopotame de sa sœur et leva les yeux vers le pont.
— Ça va être ardu, attends-toi à ça, dit-il à Deniaut. Très ardu. Peut-être même qu’on ne trouvera pas.
— Je ne saisis pas.
— Le meurtre, expliqua Adamsberg en écartant les bras. C’est un meurtre sec, pur. C’est ce qu’il y a de plus dur à travailler, ça va résister comme du caillou.
— Un meurtre ?
— Mais la chaussure, Deniaut, merde.
— On a dit que la chaussure était dans la Seine.
— Tu l’as dit, dit Adamsberg en secouant la tête. Le corps a gonflé, et l’autre chaussure lui tient bien au pied. Celle qu’on cherche n’est pas dans la Seine. Elle est tombée pendant qu’on la balançait et le meurtrier l’a ramassée.
— Pas de preuve, dit Deniaut à voix basse.
— Non, pas de preuve. Dommage que l’autre chaussure ne veuille rien nous dire. Tu imagines, Deniaut, si cela se produisait ? Tout ce qu’on apprendrait sur les gens ? Presque tout, dans le fond. Peut-être que notre pensée tombe dans nos pieds.
Jean-Baptiste Adamsberg inspectait lentement son cinquième pont, le pont de Bercy, quand il reçut l’appel du service des disparus. Il s’abrita derrière le parapet et boucha son oreille droite d’un doigt.
— Parlez plus fort, mon vieux !
— Annie Rochelle, cria le flic. On l’a portée disparue ce matin, à huit heures trente.
— Qui l’a déclarée ?
— Sa voisine, une amie. Elle devait la rejoindre hier soir pour terminer les restes de Noël. Elle n’est pas venue. D’après la description, ça pourrait coller.
Trois heures plus tard, Adamsberg rejoignit Deniaut et Danglard dans un café de la rue de Vouillé, face au domicile de la morte. La femme avait été identifiée. Annie Rochelle, cinquante-six ans, célibataire, née à Lille.
— Qu’est-ce qu’on sait de plus ?
— Elle a grandi près de Lille, dans un petit village. À vingt ans, elle s’est employée comme femme de chambre à Paris. Il y a dix ans, son frère l’a sortie de là et lui a acheté l’Hôtel de la Garde, pas loin d’ici, trente-deux chambres. Le frère a du fric.
— Il vit à Paris ?
— Oui. Elle n’a pas d’autre famille.
— Le sac ? La chaussure ?
— Rien.
— À l’heure qu’il est, dit Danglard, la chaussure doit arriver sur Rouen.
Adamsberg secoua la tête en silence.
— Puisqu’on en parle, intervint Deniaut d’un ton hésitant, la Seine ne prend pas sa source au mont Gerbier-de-Jonc.
Adamsberg regarda le lieutenant, perplexe.
— Et c’est quoi qui prend sa source au mont Gerbier-de-Jonc ?
— La Loire, dit timidement Deniaut.
— C’est vrai, ça, Danglard ? La Loire ?
Danglard acquiesça.
— La Seine, reprit Deniaut à voix presque basse, prend sa source sur le plateau de Langres.
— Jamais entendu parler. Vous connaissiez ce truc du plateau de Langres, Danglard ?
— Oui, confirma Danglard.
Adamsberg hocha la tête, méditatif.
— De toute façon, reprit-il, la victime ne venait ni du plateau de Langres ni du mont Gerbier-de-Jonc. Elle venait de la rue de Vouillé. Terminez votre bière, Danglard, qu’on puisse monter chez elle.
— Derrière nous, dit Danglard en tendant le pouce, c’est le frère. Il revient de la morgue.
— Secoué ?
— Il semble.
— Ils se voyaient souvent ?
— Une ou deux fois par semaine.
— Parlez-moi de lui.
Danglard fouilla l’intérieur de son blouson, en sortit une fiche.
— Il s’appelle Germain Rochelle, il a été élevé dans ce village, près de Lille. Il a soixante-trois ans, il est célibataire. Comme la sœur, disons, mais en homme. Mais lui a fait du chemin. Import-export dans la conserverie de légumes, grosse usine à Lille, grosse fortune, installation en Suisse et retour il y a dix ans. Il vend l’affaire, réalise ses biens, prend sa retraite et vit de ses rentes à Paris.
— Largement ?
— Très. C’est à son retour en France qu’il a acheté cet hôtel pour sa sœur.
— Pourquoi pas plus tôt ?
— Elle vivait avec un gars qu’il détestait. Une crapule, d’après lui. Ils ne se sont pas vus pendant vingt ans, jusqu’à ce qu’elle quitte ce type.
— Le nom de ce type ?
— Guy Verdillon. Il était réceptionniste à l’hôtel où travaillait Annie.
— Qu’est-ce qu’elle a fait le soir du 24 ?
— Elle a dîné avec son frère dans un grand restaurant de la rue de l’Opéra. On a des témoins par camions. Il l’a raccompagnée, et l’a laissée au coin de sa rue, vers minuit.
Adamsberg jeta un coup d’œil au frère. C’était un type lourd avec des bras courts, engoncé dans un gros manteau gris, et qui penchait sa tête chauve vers ses mains.
La fouille de l’appartement d’Annie Rochelle commença vers cinq heures du soir, lente, monotone. On cherche le sac à main, avait dit Adamsberg. Il avait décroché du mur du salon un grand cadre composé d’une mosaïque de photos d’enfance. Écoles, communions, anniversaires, parents, première voiture, bains de mer. Germain Rochelle, assis lourdement sur une chaise en velours, le regardait faire. Adamsberg posa le grand cadre au sol.
— Ce n’est pas de l’indiscrétion, dit-il. J’ai besoin de me faire une idée de l’ensemble.
— Ce n’est pas un ensemble, répondit Rochelle. Ce sont mes parents.
Les flics quittèrent l’immeuble une heure plus tard, sans sac à main. Adamsberg tenait sous le bras le grand cadre de photos d’enfance. Rochelle suivait, voûté.
— On peut comprendre ? demanda Danglard avec un mouvement de menton en direction du cadre.
— Je ne sais pas, dit Adamsberg. J’aime bien ce truc. J’emmène Rochelle pour le procès-verbal. Allez à l’hôtel, questionnez tout le personnel et, surtout, trouvez-moi ce foutu sac.
Danglard rallia le commissariat en fin de soirée, après avoir enregistré les témoignages des onze employés de l’Hôtel de la Garde. Deniaut était passé vers vingt heures. Aucun pont, aucune berge n’avait révélé la moindre chaussure.
— Elle est avec le meurtrier, dit Adamsberg.
— Qui ? demanda Danglard.
— La chaussure.
Danglard secoua la tête, s’assit, laissa tomber ses épaules molles.
— Cette femme s’est tuée, dit-il. Les employés ont confirmé le témoignage du frère : Annie Rochelle dévalait la pente. Depuis l’automne, mélancolie, mutisme, brusquerie, insomnies et sautes d’humeur.
— À ce compte-là, tout le monde serait dans la Seine. La chaussure est avec le meurtrier. Et le sac aussi.
Danglard rongea son crayon, cracha quelques bribes de bois.
— La gérante dit qu’Annie Rochelle voulait retourner dans le petit bled de son enfance, près de Lille. Ce n’est pas un signe, ça ? Elle voulait revoir la…
Danglard s’interrompit, examina ses notes.
— … « la petite maison noire où elle avait grandi avec son frère ». Ce n’est pas un truc à se foutre à l’eau, ça ? La petite maison noire, dans le Nord ?
Danglard reposa ses feuillets sur la table, ouvrit une bière.
— Elle a sauté avec son sac, dit-il. Le sac est avec la chaussure. À l’heure qu’il est, ils ont quitté Rouen. Ils filent vers Le Havre.
— On ne se jette pas avec son sac, Danglard. On laisse une trace de soi. Une lettre sur un meuble, un sac sur un pont, une empreinte de son existence. Et ce foutu sac n’est nulle part. Le meurtrier l’a gardé.
— Pourquoi ?
— Pour le fouiller. Détruire des papiers, éviter des emmerdements.
— Je voudrais bien un cintre, dit soudain une voix grave et posée.
Danglard se retourna brusquement vers la cage.
— Il est revenu, celui-là ?
— Oui, dit Adamsberg en soupirant. À onze heures, il était écroulé au volant de sa voiture, raide mort. Il avait voulu faire une petite halte entre deux soirées. Il veut un cintre.
— Toujours ce foutu col, hein ?
— Toujours.
Adamsberg se dirigea lentement vers la cellule.
— J’ai oublié votre nom.
— Charles. Charles Sancourt.
— Charles. Buvez de la flotte. Allongez-vous. Dormez.
— Le cintre d’abord.
— Charles. J’ai un meurtre sur le dos. Un meurtre de Noël, la nuit primitive. Un truc très dégueulasse, bien plus dégueulasse qu’un col de veste déformé. Alors foutez-moi la paix. Dormez. Fermez votre gueule.
Charles posa sur le commissaire un lourd regard d’empereur romain déçu par sa garde prétorienne.
— Vous aviez pourtant les yeux d’un homme à piger que la sauvegarde des bricoles fonde l’éclosion des grandes choses. Entre le dérisoire et le grandiose, il n’y a même pas l’espace d’un ongle.
— Dormez, Charles.
Adamsberg revint à la table où Danglard annotait les rapports des interrogatoires de la journée.
— Est-ce qu’elle savait nager ? demanda-t-il.
— Ça n’a pas d’importance, répondit Danglard. La Seine est si froide qu’on ne peut pas se rater. Son manteau de fourrure, de toute façon, suffisait à la faire couler à pic.
— Justement.
— Elle s’est tuée. À Noël, tout le monde se tue, et quelques-uns en réchappent.
Adamsberg attrapa son carnet et griffonna quelques instants en silence.
— Quand on veut se balancer dans la Seine, Danglard, on ne se jette pas au-dessus d’une pile. On se jette entre deux piles, dans l’eau. Elle n’a pas sauté, jamais.
Danglard se mordit la lèvre. Il avait oublié cette affaire de contusions. Il s’imagina debout dans la nuit, sur le parapet, au-dessus du fleuve.
Il se placerait entre deux piles, évidemment. Il regarda Adamsberg et fit un signe d’acquiescement.
— Le meurtrier la connaissait, continua le commissaire. C’est un homme. Il faut de la force pour assommer et basculer par-dessus bord une femme grosse comme Annie. En la poussant par les pieds, la chaussure lui est restée dans la main. Il l’a fourrée dans le sac et il s’est tiré.
— Pourquoi n’a-t-il pas jeté la chaussure à l’eau ?
— Ah.
Adamsberg crayonna encore quelques instants.
— Parce que la chaussure a été abîmée pendant le corps à corps, reprit-il à voix douce. Elle porte une trace de lutte, peut-être. Le tueur n’a pas pris de risque.
Danglard, le cou tendu, termina sa bière au goulot.
— Cette femme ne gênait personne, dit-il en reposant la bouteille. Le frère y tenait. À l’hôtel, elle n’était pas aimée, mais pas détestée.
— Elle avait du fric.
— C’est au frère que son fric revient. Et il a vingt fois plus de fric qu’Annie.
Adamsberg soupira, attrapa le grand cadre de photos qu’il avait calé au sol et l’examina en silence.
— Je veux pisser, dit la voix grave de l’homme en cage.
— Il y a un trou au fond, dit Danglard. Derrière le muret.
— Je ne veux pas pisser dans ce trou, dit Charles Sancourt. Je veux pisser aux toilettes. Et, si possible, j’aimerais qu’on me procure un cintre.
Danglard se leva, tendu, et Adamsberg l’arrêta d’un regard. Il posa le cadre sur la table et alla ouvrir la porte de la cellule.
— Accompagnez-le, Danglard, dit-il.
L’homme sortit de la cage d’un pas seigneurial et mouvant et suivit Danglard la tête haute. Adamsberg alla chercher trois cafés qu’il rapporta d’un pas lent. Depuis le seuil de son bureau, il vit Charles qui l’attendait, étirant ses bras, installé sur la chaise de son adjoint.
Adamsberg posa les cafés et retourna le cadre de photos, face contre table.
— Où est Danglard ? demanda-t-il.
— Il pisse sa bière, dit Charles.
D’une main, Adamsberg repoussa l’homme en cellule, boucla la serrure et lui tendit le café.
— Je vais vivre ici longtemps ? demanda Charles.
— Jusqu’au dessoûlement.
— Je peux dessoûler ailleurs.
— Pas quand on veut conduire. C’est comme ça que ça marche.
— Alors, j’accepterais volontiers un cintre.
— Merde.
— Je sais. Vous avez un meurtre sur les bras. Tant pis, je dormirai debout, comme les chevaux.
Et Charles ferma les yeux, droit comme une statue.
Adamsberg dépouilla attentivement le procès-verbal des interrogatoires. Danglard s’endormit.
Après une heure, le commissaire secoua son adjoint.
— Un amant ? demanda-t-il. On vous a parlé d’un amant ?
— Non. Rien d’autre que ce Guy, le réceptionniste qui a disparu.
— On doit trouver ce type.
— Il n’est plus en France. On peut mettre des mois à le localiser.
— On reconvoque le frère demain. Il peut nous parler de lui.
— Il l’a déjà fait.
— Il y a des choses qu’il ne dit pas. J’en suis certain, Danglard. Ce type a le cul calé sur un mensonge.
— Bravo, dit soudain Charles.
Adamsberg tourna la tête vers la cellule où l’homme, debout, le regardait, bras croisés.
— Tu ne dors toujours pas ? Avec tout ce que t’as dans le corps ?
— Question de métier, d’endurance, chacun son boulot.
— On le vire de là, dit soudain Danglard, bourré ou pas bourré. Je ne supporte plus ce dandy.
— Bravo quoi ? demanda Adamsberg.
— Le frère ment, dit Charles.
Adamsberg appuya sa main sur l’épaule de Danglard pour le maintenir assis et s’approcha de la cage.
— Le cintre d’abord, dit Charles en tendant une main ferme à travers les barreaux. La vérité ensuite.
— Attention, dit Danglard. Demain, il dit tout à la presse et vous aurez l’air d’un con.
— Ça m’arrive souvent, dit Adamsberg.
— Le cintre d’abord, répéta Charles, la main toujours tendue.
— Allez lui chercher ça au vestiaire, dit Adamsberg en regardant Danglard. Prenez le grand cintre en bois.
Furieux, Danglard quitta la salle avec bruit et revint deux minutes plus tard avec un cintre qu’il jeta sur la table.
Adamsberg le prit et le déposa dans la main tendue. Charles ôta sa veste, son pantalon, plia le tout proprement et accrocha le cintre à la patère. Puis, en chemise blanche et caleçon, il s’assit sur le banc humide et fit un signe à Adamsberg.
— Entrez, commissaire. Et apportez-moi ce cadre de photos. Vous me pardonnerez si le banc est humide, il y a ici des agents scrupuleux qui veillent exagérément au confort des détenus.
Adamsberg s’assit, et Charles attrapa le grand cadre.
— Ici, dit-il, en posant son doigt sur une des photos, voici le frère, vers onze ans, posant sur une pelouse avec ses compagnons de première communion. Nous sommes d’accord ?
Adamsberg hocha la tête.
— Et là, dit Charles en déplaçant son doigt, c’est un oiseau qui passe dans le ciel.
Charles reposa le cadre au sol.
— C’est une photo de professionnel, continua-t-il. On voit distinctement l’oiseau, un merle à plastron, Turdus torquatus alpestris. Un mâle, très reconnaissable au croissant blanc qui barre son jabot.
— Ah, dit Adamsberg d’une voix plate. Je veux bien vous croire.
— Vous pouvez.
— Allez-y, mon vieux, dit Adamsberg. Continuez. Moi, j’ai donné le cintre.
— Cette variété ne vit que dans le sud-est de la France. On ne l’a jamais observée au nord de la Loire. Cette photo n’a pas été prise à Lille. Cet homme n’a pas grandi à Lille. Il ment.
Adamsberg resta plusieurs secondes silencieux, sans bouger, les bras sur le ventre, les jambes allongées, les fesses glacées par l’humidité du banc.
— On dirait que le frère n’est pas le frère, hein ? dit-il.
— Mais il aurait voulu qu’on le pense, répondit Charles. Tout ce cadre n’est qu’un montage, un trucage.
Danglard entra à son tour dans la cage, avec une nouvelle bière, et s’assit sur le banc d’en face.
— Où serait le frère ? demanda-t-il. En Suisse ?
Adamsberg reprit le cadre, examina de près le visage du garçon.
— Mort, dit Adamsberg. Ce type-là est l’amant, le réceptionniste. Elle et lui se sont débarrassés du frère il y a dix ans, ils ont pris son nom et son fric. Ils ont acheté l’hôtel.
Charles hocha la tête.
— Qu’est-ce que vous pensez de ce système des bancs trempés ? demanda-t-il à Danglard.
— Je pense que ça gèle le cul. Système de flic.
— Pas très convivial, si ?
— Inconfort et humiliation, dit Danglard, telle est l’idée maîtresse de la cellule de dégrisement. Plus dégueulasse est l’idée, plus longtemps elle dure. Vous êtes journaliste ?
— Ornithologue.
— Évidemment, dit Adamsberg.
Le commissaire se leva lentement, passa ses mains sur son pantalon glacé. Il récupéra le cadre, examina le très petit croissant blanc qui ornait le jabot de l’oiseau en vol.
— La petite bricole, dit-il, fonde le grand truc du truc.
— C’est cela, dit Charles.
On arrêta Germain Rochelle — c’est-à-dire Guy Verdillon — à l’aube. Il craqua à onze heures dix, sous l’œil attentif de Charles Sancourt qui, les mains accrochées aux barreaux, toujours en chemise et caleçon, avait obtenu le droit tacite d’assister à l’interrogatoire.
Mobile du meurtre d’Annie Rochelle ? Engueulade, fric et chantage, mais Verdillon ne voulut jamais l’admettre. L’homme s’en tint farouchement à une seule version : il avait basculé sa complice dans la flotte parce qu’elle l’emmerdait. Danglard trouva l’argument faible. Non, dit Adamsberg. Pour une nuit de Noël, cela n’avait rien de surprenant.
Noël, la nuit primitive.
Vers une heure, Charles quitta le commissariat, le col net et les fesses trempées.
— On a oublié de lui rendre son cintre, dit Adamsberg.
Il le décrocha de la patère et rattrapa d’un pas vaguement pressé l’homme au plastron blanc qui s’engageait dans la rue.
— Ce n’est pas son cintre, objecta Danglard, pour la forme.
Il savait très bien ce qu’Adamsberg lui répondrait. Il répondrait : « Mais si, c’est son cintre. » Contrarier Adamsberg, c’était son boulot. Un petit boulot, sans doute. Mais le petit truc du dérisoire fonde le grand truc du truc. Une histoire comme ça. Et cette histoire, Danglard la savait depuis longtemps.