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J’ai réservé des sièges aux premiers rangs du dîner-spectacle polynésien, profitant d’un afflux récent de whuffie de compassion, et Dan et moi avons bu une douzaine de lapu-lapus dans des ananas évidés avant d’abandonner notre idée de nous enivrer.

Jeanine a suivi les danses de feu et l’allumage des torches avec des yeux grands comme des soucoupes, sans jamais les baisser vers les travers de porc qu’elle picorait délicatement d’une main. Au moment de la danse rapide du hula, ils n’ont cessé de s’agiter. J’ai gloussé.

De notre place, je voyais l’endroit où je m’étais avancé dans le Seven Seas Lagoon pour y inspirer l’eau à température corporelle, je voyais le Château de Cendrillon, de l’autre côté du lagon, je voyais les monorails, les ferrys, les bus qui s’affairaient dans le Parc à transférer des masses grouillantes de visiteurs d’un endroit à un autre. Dan a porté un toast à mon intention avec son ananas, je lui ai rendu la politesse, ai bu mon cocktail cul sec et roté de satisfaction.

Se trouver le ventre plein avec de bons amis et le soleil qui se couchait derrière une troupe de danseuses de hula bronzées à moitié nues… Quel besoin avait-on de la Société Bitchun, après tout ?

Après la danse, les orteils enfoncés dans le sable blanc et propre, j’ai assisté avec Dan et Jeanine au feu d’artifice sur la plage. L’un a glissé sa main dans ma main gauche, l’autre a pris la droite. Lorsque le ciel s’est obscurci et que les barques illuminées se sont éloignées dans la nuit, nous nous sommes assis tous les trois dans le hamac.

En promenant le regard sur le Seven Seas Lagoon, j’ai réalisé que c’était la toute dernière soirée de ma vie à Walt Disney World. Il était temps de me réinitialiser à nouveau, de repartir de zéro. Voilà à quoi servait le Parc, sauf que cette fois, allez savoir pourquoi, j’y étais resté coincé. Dan m’avait décoincé.

La conversation a porté sur sa mort imminente.

« Bon, dites-moi ce que vous pensez de ça, a-t-il dit en tirant sur une cigarette rougeoyante.

— On t’écoute, ai-je répondu.

— Je me disais… pourquoi me faire faire l’injection létale ? Je veux dire, j’en ai peut-être fini ici pour l’instant, mais pourquoi prendre une décision aussi définitive ?

— Pourquoi voulais-tu le faire, au départ ? ai-je demandé.

— Oh, parce que je trouvais ça macho, je pense. Le côté irrévocable et tout. Mais merde, je n’ai rien à prouver, pas vrai ?

— Bien sûr que non, ai-je répondu avec magnanimité.

— Du coup, a-t-il poursuivi d’un ton songeur, je me demande maintenant… combien de temps puis-je me mettre en temps mort ? Il y a des gens qui disparaissent pendant mille, dix mille ans, pas vrai ?

— Tu penses à quoi, un million d’années ? » ai-je plaisanté.

Il a ri. « Un million ? Petit joueur ! J’envisage plutôt la mort thermique de l’univers, comme durée.

— La mort thermique de l’univers, ai-je répété.

— Bien sûr », a-t-il confirmé d’une voix traînante, et je l’ai entendu sourire dans le noir. « 10 puissance 100 années environ. La Période Stellifère… quand les trous noirs se seront taris et que tout aura prodigieusement ralenti, tu vois. Et refroidi, aussi. Je me disais donc… pourquoi ne pas régler le réveil pour cette époque-là ?

— Ça ne m’a pas l’air agréable, ai-je dit. Brrrr.

— Mais pas du tout ! Je songeais à un vase canope autoréparateur à base de nanoéléments, avec assez de masse pour l’alimenter… un astéroïde d’un milliard de tonnes, par exemple… et beaucoup de solitude le moment venu. Je sors la tête à peu près tous les siècles, juste pour jeter un coup d’oeil, mais si rien de vraiment prodigieux ne se présente, je continue le long voyage. Vers l’ultime frontière.

— C’est vachement cool, a dit Jeanine.

— Merci, a répondu Dan.

— Tu ne plaisantes pas, là, hein ? ai-je demandé.

— Non, pas du tout. »

On ne m’a pas invité à réintégrer l’adhoc, même après le départ de Debra, le whuffie à zéro, et le début des travaux pour restaurer la Mansion dans son état initial. Tim m’a appelé pour me dire qu’avec un soutien suffisant de l’Imagineering ils pensaient pouvoir rouvrir en une semaine. Je vous promets que Suneep était prêt à tuer quelqu’un. Une maison divisée contre elle-même ne peut pas subsister, comme disait M. Lincoln au Hall Of Presidents.

J’ai mis trois jeux de vêtements et une brosse à dents dans mon sac à bandoulière avant de quitter à dix heures du matin ma chambre au Polynesian. Jeanine et Dan m’attendaient près du voiturier devant l’entrée. À l’aide de mon whuffie, Dan avait obtenu une voiturette dans laquelle je suis monté, Jeanine s’installant entre nous. Nous avons joué de vieux morceaux des Beatles sur la stéréo pendant tout le trajet jusqu’à Cap Canaveral. Notre navette décollait à midi.

Elle a accosté quatre heures plus tard, mais le temps que nous passions par la décontamination et l’orientation, c’était l’heure du dîner. Presque aussi dépourvu en whuffie que Debra après sa confession, Dan a néanmoins tenu à nous offrir à manger dans la grande bulle, un repas d’alcool capiteux et de pâte goût steak en tube à presser, et nous avons regardé un certain temps l’univers refroidir.

Deux personnes jouaient de la musique, reliées à une guitare et à un ensemble de toms, et elles n’étaient vraiment pas mauvaises.

Jeanine n’aimait pas trop traîner là nue. Elle était partie dans l’espace avec ses parents après que Dan avait quitté la montagne, mais à bord d’une arche stellaire. Qu’elle avait abandonnée au bout d’un an ou deux pour revenir en temps mort sur terre à bord d’une capsule de survie. Elle finirait – ou pas – par s’habituer à la vie dans l’espace.

« Eh bien, a fait Dan.

— Ouaip », ai-je répondu, singeant son laconisme.

Il a souri.

« Le moment est venu. »

Des larmes salines sphériques se sont formées au coin des yeux de Jeanine. Je les ai essuyées, les expédiant dériver dans la bulle. Je m’étais vraiment pris d’affection pour elle, d’une affection fraternelle, depuis que je l’avais vue déambuler regard ébahi dans le Royaume Enchanté. Il ne s’agissait pas d’amour – pas pour moi, merci bien ! – mais de camaraderie et de sentiment de responsabilité.

« À dans 10 puissance 100 ans », a dit Dan avant de se diriger vers le sas. Je l’aurais suivi si Jeanine ne m’avait pas pris la main.

« Il déteste les adieux qui s’éternisent, a-t-elle dit.

— Je sais », ai-je répondu avant de regarder Dan partir.


L’univers vieillit. Moi aussi. Ma sauvegarde aussi, en attente dans un espace de stockage distribué et redondant sur Terre, prête pour le jour où l’espace, l’âge ou la stupidité me tueront. Elle s’éloigne avec le temps, et je rédige ma vie à la main, lettre destinée à la personne que je serai quand on me restaurera dans un clone, quelque part, tôt ou tard. Il est important d’informer qui je serai alors des événements de cette année, et il va me falloir de nombreuses tentatives pour réussir à la raconter correctement.

En attendant, je travaille sur une autre symphonie, qui contient une bribe de « Grim Grinning Ghosts » ainsi qu’un hommage à « It’s A Small World After All » et surtout à « There’s A Great Big Beautiful Tomorrow »{Respectivement : « Le monde est petit, après tout » et : « Un avenir magnifique et radieux nous attend. »}.

Elle plaît beaucoup à Jeanine, mais qu’est-ce qu’elle y connaît ? Elle n’a même pas cinquante ans.

Nous avons tous deux encore longtemps à vivre avant de savoir quelque chose.


…Fin
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