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Cette soirée au Hall Of Presidents m’a convaincu de trois choses :

1/ les gens de Debra m’avaient bel et bien fait assassiner, rien à foutre de leurs alibis ;

2/ ils me feraient tuer à nouveau, quand viendrait pour eux le moment de s’en prendre à la Haunted Mansion ;

3/ une attaque préventive représentait notre seul espoir de sauver celle-ci : il fallait les frapper de toutes nos forces, là où ça leur ferait mal.

Dan et moi avions eu le droit à huit heures de précision d’insecte dans le Hall Of Presidents, l’équipe de Debra travaillant dans une coopération bien rodée par les problèmes rencontrés à Pékin. Debra passait d’un groupe à l’autre, suggérant autant par son langage corporel que par ses mots, laissant dans son sillage des regains d’activité inspirée.

C’est cette précision qui m’a convaincu du premier point. Une adhoc aussi soudée ne reculerait devant rien qui puisse l’avantager. Une adhoc ? Bordel, appelons-la par son nom : une armée.

Le point deux m’est apparu quand j’ai testé la construction de Lincoln, achevée vers trois heures du matin par Tim après d’intenses délibérations avec Debra. La marque d’une grande attraction est d’être encore meilleure la deuxième fois, quand vous commencez à prendre conscience des détails et des fioritures. La Mansion regorgeait ainsi de petits trucs et de petites ruses qui se glissaient dans votre ressenti à chaque nouveau passage.

Refrénant à grand-peine sa fierté, Tim agitait nerveusement les pieds lorsque je me suis connecté sur l’accès visiteurs. Il a téléchargé l’application dans mon répertoire public, application que j’ai lancée avec circonspection.

Dieu ! Dieu, Lincoln, l’artillerie, l’éloquence, la charrue, les mules, les pardessus ! Ça m’a renversé, m’a estomaqué, s’est écrasé au fond de mon crâne et y a rebondi. La première fois, j’avais eu une impression d’ordre, de récit, mais là, c’était une gestalt, un tout rassemblé et indifférencié, qui m’emplissait et se déversait en moi. J’ai eu un instant de panique quand l’essence de Lincoln a semblé menacer ma propre personnalité, mais juste au moment où j’allais me retrouver submergé, ça a reculé, laissant dans son sillage une décharge d’endorphine et d’adrénaline qui m’a donné envie de bondir.

« Tim, ai-je réussi à articuler. Tim ! C’était… » Les mots m’ont manqué. J’ai eu envie de le serrer dans mes bras. Que ne pourrions-nous pas faire pour la Mansion avec ce truc ! Quelle élégance ! Implanter directement l’expérience sans avoir besoin de recourir aux yeux aveugles et stupides, aux oreilles sourdes et grossières.

Ravi, Tim rayonnait, et Debra sur son trône a eu un hochement de tête solennel. « Ça t’a plu ? » a demandé Tim. J’ai hoché la tête avant de regagner en titubant le fauteuil dans lequel Dan dormait, la tête renversée en arrière, la gorge vibrant d’un léger ronflement.

Petit à petit, la raison a réintégré mon esprit et, avec elle, la colère. Comment osaient-ils ? Les merveilleux compromis de technologie et d’argent qui nous avaient donné les attractions Disney – qui procuraient elles-mêmes du plaisir au monde depuis plus d’un siècle – ne pourraient jamais concurrencer pied à pied le projet sur lequel ils travaillaient.

Mes poings se sont serrés sur mes genoux. Pourquoi ne pouvaient-ils pas faire ça ailleurs, bordel ? Pourquoi fallait-il qu’ils détruisent tout ce que j’aimais pour réaliser ça ? Ils pourraient construire cette technologie n’importe où… la distribuer par le réseau afin qu’on puisse y accéder de son salon !

Sauf que ça ne leur conviendrait jamais. Le faire dans le Hall valait mieux pour ce bon vieux whuffie… ils réaménageraient Disney World et le dirigeraient, une seul adhoc là où trois cents avaient jusque-là prospéré, exploitant en douceur un parc deux fois plus grand que l’île de Manhattan.

Je me suis relevé, je suis sorti du théâtre pour me retrouver sur Liberty Square puis dans le Parc. Celui-ci s’était rafraîchi sans sécher, aussi un froid humide m’est-il remonté le long de la colonne avant de venir me coller mon haleine dans la gorge. Je me suis retourné pour observer le Hall Of Presidents, sobre et massif comme il l’était depuis mon enfance et même avant, monument aux Imagineers qui avaient anticipé, et inspiré, la Société Bitchun.

J’ai appelé Dan, qui ronflait toujours à l’intérieur, pour le réveiller. Il a poussé un grognement inintelligible dans ma cochlée.

« C’est eux qui l’ont fait… qui m’ont tué. » J’en étais certain, et ravi. Ça me facilitait la tâche pour la prochaine étape.

« Oh, mon Dieu. Ils ne t’ont pas tué… ils ont proposé leurs sauvegardes, tu te souviens ? Ils n’auraient pas pu le faire.

— N’importe quoi, putain ! » Je criais dans la nuit déserte. « N’importe quoi ! Ils l’ont fait, et ils se sont démerdés pour modifier leurs sauvegardes. C’est forcé. Tout est trop propre et net. Sinon, comment auraient-ils pu avancer si vite et si loin avec le Hall ? Ils savaient que ça allait arriver, ils ont planifié une perturbation et ils se sont installés. Tu ne crois quand même pas qu’ils avaient ces plans juste par hasard et qu’ils les ont appliqués dès que possible ? »

Dan a grogné et j’ai entendu ses articulations craquer. Il devait s’étirer. Le Parc respirait autour de moi, bruit d’équipes de maintenance s’activant dans la nuit. « C’est ce que je crois. Manifestement, toi, non. Ça nous est déjà arrivé de ne pas être d’accord. Bon, et maintenant ?

— Maintenant, on sauve la Mansion, ai-je dit. Maintenant, on contre-attaque.

— Oh, merde. »

Je dois bien admettre que, quelque part, il n’avait pas tort.


Ma chance s’est présentée plus tard dans la semaine. Les adhocs de Debra ont annoncé avec ostentation une avant-première spéciale du nouveau Hall pour les autres adhocs du Parc : la frime habituelle consistant à admettre les personnes les plus influentes du Parc bien avant d’avoir exterminé les derniers bogues. Une démo sans accrocs provoquerait le genre de réactions impressionnées garantissant un soutien pendant les dernières mises au point, un échec pourrait signifier la fin. Beaucoup de monde dans le Parc gardait de l’affection pour le Hall Of Presidents, sentiment que les équipes de Debra auraient à prendre en compte dans leur prestation.

« Je vais le faire pendant la démo », ai-je averti Dan tout en conduisant ma voiturette de la maison jusqu’au parking des castmembers. Je lui ai glissé un coup d’œil pour évaluer sa réaction. Il affichait son visage de joueur de poker.

« Je ne dirai rien à Lil, ai-je poursuivi. Mieux vaut qu’elle ne sache rien… pour pouvoir nier de manière vraisemblable.

— Et moi ? Je n’ai pas besoin de nier de manière vraisemblable ?

— Non, ai-je affirmé. Tu n’en as pas besoin. Tu ne fais pas partie de l’adhoc. Tu pourras prétendre avoir travaillé à ton compte… avoir pété les plombs. »

Je savais que ce n’était pas loyal. Dan était venu remonter son whuffie et, si je l’impliquais dans mon vilain complot, il faudrait qu’il recommence de zéro. Ce n’était pas honnête, mais je m’en fichais. Je savais que nous nous battions pour notre survie. « C’est le bien contre le mal, Dan. Tu ne veux pas être une post-personne. Tu veux rester humain. Les attractions sont humaines. Chacun de nous les ressent à sa manière. Nous sommes physiquement en elles, elles communiquent avec nous par l’intermédiaire de nos sens. Ce que Debra et ses copains préparent… c’est une saloperie du genre ruche mentale. Implantation directe de pensées ! Nom de Dieu, ce n’est pas du ressenti, c’est du lavage de cerveau ! Il faut que tu le saches. » Je plaidais, j’argumentais autant pour moi que pour lui.

Je lui ai jeté un nouveau coup d’œil tandis que nous glissions sur les routes secondaires de Disney, bordées de pins de Floride moites et de panneaux de signalisation d’un violet irréprochable. Dan semblait songeur, comme à l’époque où je l’avais connu à Toronto. Une partie de ma tension s’est dissipée. Il y réfléchissait… j’avais réussi à l’atteindre.

« Jules, tu as eu de meilleures idées. » Mon cœur s’est serré et Dan m’a tapoté l’épaule. Il avait le don de me mettre à l’aise, même en me traitant d’idiot. « En supposant que Debra ait commandité ton assassinat… et tu sais comme moi que ce n’est pas certain. Même dans ce cas, donc, on a de meilleurs moyens à notre disposition. Améliorer la Mansion, concurrencer Debra pied à pied, voilà qui est intelligent. On laisse passer un peu de temps, et on peut lui en remontrer, reprendre le Hall… et même les Pirates, ça la ferait vraiment chier. Bordel, si on arrive à prouver que c’est elle qui t’a fait assassiner, on peut la virer tout de suite. Le sabotage ne te fera aucun bien. Tu as des tonnes d’autres possibilités.

— Mais aucune d’assez rapide, ni de satisfaisante sur le plan émotionnel. Ma méthode a des couilles, putain ! »

Nous avons atteint le parking des castmembers, j’ai garé la voiturette dans un emplacement et suis descendu avant qu’elle ait pu sortir sa bitte de rechargement. J’ai su que Dan me suivait en l’entendant claquer sa portière.

Nous sommes entrés d’un pas résolu dans les utilidors. Je suis passé devant les caméras, conscient qu’elles archiveraient mon image, enregistreraient ma présence. J’avais choisi mon minutage avec soin : j’arrivais à midi pile comme chaque fois que je venais observer la dynamique des foules par temps chaud. La semaine précédente, j’avais pris soin de venir deux fois à cette heure, et de traîner à l’intendance avant de monter sur le pont. Le délai entre mon arrivée en voiturette et mon apparition à la Mansion n’aurait rien de suspect.

Dan me collait aux talons quand j’ai obliqué vers l’intendance avant de me plaquer au mur, dans l’angle mort de la caméra. À mes débuts dans le Parc, quand je courtisais Lil, elle m’avait montré l’A-Vac, le vieux système pneumatique d’évacuation des déchets, qui ne servait plus depuis les années 1920. Tout le monde savait que les gamins grandissant dans le Parc exploraient ces tubes, à l’intérieur desquels flottait encore plus ou moins l’odeur des sacs-poubelle qu’ils expulsaient autrefois à cent kilomètres-heure dans la décharge située en périphérie de la propriété, mais qui, pour un gamin agile et courageux, constituaient un merveilleux pays souterrain à explorer quand les expériences hypercontrôlées du Parc perdaient de leur lustre.

J’ai ouvert l’entrée de service avec un sourire méchant. « S’ils ne m’avaient pas tué, ai-je soufflé à Dan, j’aurais gardé mon ancien corps qui ne serait sans doute pas assez souple pour rentrer là-dedans. Quelle ironie, hein ? »

Je n’ai pas attendu sa réponse pour me glisser à l’intérieur et entamer ma progression jusque sous le Hall Of Presidents.

En concevant mon plan, j’avais réfléchi à tous les détails imaginables, sauf un, auquel je n’ai pensé qu’après quarante minutes dans le tube pneumatique, les bras tendus devant moi et les jambes allongées comme un nageur.

Comment allais-je atteindre mes poches ?

Plus particulièrement, comment allais-je, alors que je ne pouvais même pas plier les bras, récupérer mon pistolet ORHE rangé dans ma poche revolver ? Ce générateur d’Ondes Radio à Haute Énergie était indispensable à mon plan : j’allais faire traverser le sol du Hall Of Presidents à son étroit rayon directionnel afin de fondre la moindre petite saloperie électronique non blindée dans les installations. L’idée avait commencé à germer pendant la première démo de Tim, en voyant tous ces prototypes dispersés en coulisses, sans leurs capots, prêts à être bricolés. Non protégés.

« Dan, ai-je appelé d’une voix bizarrement étouffée par les parois.

— Ouais ? »

Il avait gardé le silence pendant tout le trajet et je n’avais eu comme indice de sa laborieuse progression dans le tube obscur que le bruit de frottement de ses coudes.

« Tu peux atteindre ma poche revolver ?

— Oh, merde.

— Nom de Dieu, ai-je pesté, garde tes putains de commentaires pour toi. Tu peux l’atteindre, oui ou non ? »

Je l’ai entendu grogner en approchant dans le tube, puis j’ai senti sa main m’agripper le mollet. Sa poitrine n’a pas tardé à m’écraser les jambes tandis que sa main me tripotait le fondement.

« J’y arrive », a-t-il assuré. Son ton m’indiquait qu’il n’avait pas vraiment apprécié ma réprimande, mais j’étais trop concentré pour envisager de m’excuser, malgré ce qui devait être en train d’arriver à mon whuffie tandis que Dan sentait sa colère monter.

Il a réussi à extraire le pistolet – un étroit cylindre de la longueur de ma paume – de ma poche. « Et maintenant ? a-t-il demandé.

— Tu arrives à me le passer ? »

Dan a rampé plus haut, par-dessus moi, mais est vite resté coincé quand sa cage thoracique s’est cognée à mes muscles fessiers. « Je ne peux pas aller plus loin, a-t-il affirmé.

— Bon, alors il faudra que ce soit toi qui tires. »

J’ai retenu ma respiration. Le ferait-il ? Provoquer soi-même la destruction n’était pas la même chose que de me servir simplement de complice.

« Oh, Jules…

— Réponds juste par oui ou non, Dan. Je ne veux rien entendre d’autre. »

Je bouillais de rage… contre moi-même, contre Dan, contre Debra, contre toute cette foutue situation.

« D’accord.

— Bien. Règle-le à la dispersion maximale et pointe-le droit vers le haut. »

Je l’ai entendu enlever la sécurité, j’ai senti un grésillement parasite dans l’air, et voilà. Le pistolet ne pouvait tirer qu’un coup, je l’avais confisqué à un visiteur malveillant dix ans plus tôt, à l’époque où ils avaient connu une vogue passagère.

« Ne le lâche pas », ai-je dit. Je n’avais nullement l’intention de laisser une telle preuve derrière moi. J’ai repris ma reptation jusqu’à la prochaine trappe de service, près du parking, où j’avais caché des vêtements de rechange pour Dan et moi.


Nous sommes revenus juste avant le début de la démo. Les adhocs de Debra se tenaient en rangs sur la mezzanine à l’intérieur du Hall Of Presidents, tandis que divers castmembers influents d’autres adhocs remplissaient la zone pré-spectacle à sa capacité optimale.

Dan et moi sommes arrivés au moment où Tim barrait l’accès avec un cordon de velours. Il m’a serré la main avec un sourire sincère, et je lui ai rendu son sourire, débordant de bons sentiments maintenant que je savais qu’il allait se planter en beauté. J’ai retrouvé Lil et ai glissé ma main dans la sienne en entrant dans l’auditorium, qui, comme une voiture neuve, sentait le shampooing à moquette et l’électronique récente.

Nous nous sommes assis. Je n’ai pu m’empêcher d’agiter nerveusement le genou de haut en bas pendant que Debra, vêtue du pardessus et du haut-de-forme de Lincoln, prononçait un bref discours. Une espèce de matériel de diffusion occupait désormais la scène, qui leur servirait à communiquer leur application à l’ensemble de l’assistance en une seule et phénoménale salve.

Debra a terminé son discours et est descendue de scène sous des applaudissements polis. Ils ont lancé la démo.

Il ne s’est rien passé. J’ai retenu de mon mieux un sourire suffisant quand je m’en suis aperçu. Ni timbre dans ma cochlée signalant l’arrivée d’un nouveau fichier dans mon répertoire public, ni afflux de sensations, rien. Je me suis tourné vers Lil pour faire une remarque arrogante, mais elle avait les yeux fermés, la bouche pendante et la respiration haletante. Tous les autres castmembers de notre rangée affichaient la même expression de concentration extrême et stupéfaite. J’ai appelé une VTH de diagnostic.

Rien. Aucun diagnostic. Pas de VTH. J’ai réinitialisé à froid.

Rien.

J’étais hors ligne.


Hors ligne, je suis sorti du Hall Of Presidents. Hors ligne, j’ai pris Lil par la main pour l’emmener dans la zone de chargement du Liberty Belle, où nous avions l’habitude de nous rendre pour nos discussions privées. Hors ligne, je lui ai piqué une cigarette.

Lil était bouleversée… même hors ligne et par conséquent dans un brouillard de perplexité, je m’en suis aperçu. Des larmes lui perlaient au coin des yeux.

« Pourquoi tu ne m’as rien dit ? » a-t-elle demandé après avoir passé un bon moment à regarder le reflet de la lune sur la rivière.

« À quel propos ? ai-je bêtement interrogé.

— Ils sont vraiment bons. Ils sont même davantage. Ils sont meilleurs que nous. Oh, mon Dieu. »

Hors ligne, je n’avais ni statistiques ni signaux pour m’assister dans cette discussion. Hors ligne, j’ai essayé sans aide. « Je ne pense pas. Je ne pense pas qu’ils aient une âme, je ne pense pas qu’ils aient une histoire, je ne pense pas qu’ils aient le moindre lien avec le passé. Le monde a grandi chez Disney… les gens viennent autant pour la continuité que pour le divertissement.

C’est ce que nous leur fournissons. » Je suis hors ligne, et pas eux ? Que s’était-il passé, bordel ?

« Ça va aller, Lil. Il n’y a rien là-dedans qui soit meilleur que nous. C’est différent et nouveau, mais pas meilleur. Tu le sais bien… tu as passé plus de temps que n’importe qui dans la Mansion, tu connais les perfectionnements apportés, tu sais le travail que ça représente. Comment un truc concocté en quelques semaines pourrait-il être meilleur que ce que nous entretenons depuis tant d’années ? »

Elle s’est essuyé les yeux avec le revers de sa manche et m’a souri. « Désolée. » Elle avait le nez rouge et les yeux bouffis, et ses taches de rousseur avaient blêmi sur ses joues rubicondes. « Désolée… c’est juste difficile à supporter. Tu as peut-être raison. Et même si tu as tort… eh bien, c’est la manière de fonctionner d’une méritocratie, non ? Le meilleur survit, tout le reste se voit supplanté.

« Oh, merde, je déteste la tête que j’ai quand je pleure. Allons les féliciter. »

Je l’ai prise par la main, assez satisfait d’avoir réussi à lui remonter le moral sans assistance artificielle.


Dan avait disparu quand Lil et moi sommes montés sur la scène du Hall, où les adhocs de Debra fêtaient leur succès en partageant un caillou de crack avec un groupe de sympathisants. Débarrassée de son haut-de-forme et de son pardessus, Debra semblait extrêmement détendue, avec la pipe entre les dents et les bras autour des épaules de deux de ses camarades.

Elle a souri sans desserrer les lèvres quand Lil et moi avons bredouillé quelques compliments manquant de sincérité, puis a hoché la tête et inspiré profondément quand Tim a approché un chalumeau du fourneau de la pipe.

« Merci », a-t-elle dit, laconique. « C’était un travail d’équipe. » Elle a serré ses camarades contre elle, manquant leur cogner la tête l’un contre l’autre.

« Quel est votre planning, maintenant ? » a demandé Lil.

Debra s’est lancée dans un long laïus sur les chemins critiques, les étapes importantes, les réunions nécessaires, et j’ai cessé de l’écouter. Les adhocs adoraient ce genre de trucs de gestion de projet. J’ai regardé mes pieds, puis le plancher, et me suis aperçu qu’il ne s’agissait pas du tout d’un plancher, mais d’un grillage de cuivre recouvert d’une peinture imitation bois… d’une cage de Faraday, en d’autres termes. Voilà pourquoi le pistolet ORHE n’avait rien donné, voilà pourquoi ça ne les avait pas gênés de laisser leurs ordinateurs ouverts pendant qu’ils travaillaient. J’ai suivi des yeux ce blindage en cuivre et constaté qu’il entourait toute la scène jusqu’au plafond, dans lequel il disparaissait. Une fois encore, j’ai été frappé par le degré de perfectionnement atteint par les adhocs de Debra, par la manière dont leur épreuve du feu en Chine les avait armés contre le genre de micmacs de seconde zone que pouvaient inventer des rigolos de Floride… comme moi.

J’estimais par exemple qu’aucun castmember du Parc, en dehors de la clique de Deb, n’aurait assez d’aplomb pour organiser un assassinat. Une fois parvenu à cette conclusion, j’ai compris que ce n’était qu’une question de temps avant qu’ils en organisent un autre, et un autre, et encore un autre. Ou tout ce dont ils pensaient pouvoir se tirer sans casse.

Debra a fini par achever son laïus, ce qui nous a permis, à Lil et à moi, de nous éloigner. Je me suis arrêté devant le terminal de sauvegarde dans le passage entre Liberty Square et Fantasyland. « Quand t’es-tu sauvegardée pour la dernière fois ? » ai-je demandé à Lil. S’ils pouvaient s’en prendre à moi, ils pourraient s’en prendre à n’importe lequel d’entre nous.

« Hier », a-t-elle répondu. Elle exsudait une lassitude extrême et ressemblait davantage à un visiteur saturé qu’à une infatigable castmember.

« Recommençons, d’accord ? On devrait vraiment se sauvegarder midi et soir… dans notre situation, on ne peut pas se permettre de perdre une demi-journée de travail, et encore moins une semaine. »

Lil a roulé des yeux. Il valait mieux éviter de se disputer avec elle quand elle était fatiguée, mais je ne pouvais pas laisser sa mauvaise humeur me faire renoncer à un point aussi important. « Tu peux te sauvegarder aussi souvent que ça si tu veux, Julius, mais ne me dis pas ce que j’ai à faire, compris ?

— Allons, Lil… Ça ne prendra qu’une minute et je me sentirai beaucoup mieux… S’il te plaît ? »

Le ton geignard de ma voix m’a fortement déplu.

« Non, Julius. Non. Rentrons dormir un peu à la maison. Je veux travailler sur de nouveaux produits dérivés pour la Mansion… des trucs à collectionner, peut-être.

— Pour l’amour du ciel, est-ce vraiment trop demander ? Très bien. Attends-moi pendant que je me sauvegarde, dans ce cas, tu veux bien ? »

Lil a grogné et m’a décoché un regard plein de colère.

Je me suis approché du terminal en lançant le signal de sauvegarde. Il ne s’est rien passé. Ah oui, c’est vrai, j’étais hors ligne. Mon nouveau corps s’est couvert d’une sueur froide.


Lil s’est approprié le canapé dès notre retour à la maison, en marmonnant qu’elle voulait travailler sur de nouvelles idées de produits dérivés qu’elle avait eues. Je l’ai regardée avec colère subvocaliser et frapper sur un clavier virtuel, isolée de moi dans un coin. Je ne lui avais pas encore dit que j’étais hors ligne… cette difficulté personnelle semblait insignifiante, comparée aux crises qu’elle affrontait.

D’autant plus que je m’étais déjà retrouvé hors ligne par le passé, même si ça remontait à plus d’un demi-siècle, et, une fois sur deux, le système se rétablissait de lui-même après une bonne nuit de sommeil. Je pourrais toujours aller consulter un médecin au matin si la situation ne s’améliorait pas.

Je me suis donc glissé sous les draps et, quand ma vessie m’a tiré hors du lit au milieu de la nuit, j’ai dû aller dans la cuisine consulter notre vieille horloge à aiguilles pour savoir l’heure. Il était trois heures du matin, et depuis quand au juste avions-nous débarrassé la maison de toutes les horloges, aussi ?

Endormie sur le canapé, Lil a vaguement protesté quand j’ai essayé de la réveiller, aussi ai-je étalé une couverture sur elle avant de retourner me coucher tout seul.

Je me suis réveillé désorienté et ronchon, sans mon habituelle décharge matinale d’endorphine. De très frappants rêves de mort et de destruction se sont dissipés quand je me suis assis. Je préférais laisser mon inconscient fonctionner à sa guise, aussi avais-je depuis longtemps programmé mes systèmes pour me garder endormi durant les phases de sommeil paradoxal, sauf en cas d’urgence. La tête pleine du goût infect laissé par le rêve, je me suis traîné jusque dans la cuisine où Lil préparait du café.

« Pourquoi tu ne m’as pas réveillée, la nuit dernière ? s’est plainte Lil à mon entrée. Je suis tout endolorie d’avoir dormi sur le canapé. »

Elle avait l’aspect vif et jovial de qui peut ordonner à son système nerveux de synthétiser à volonté endorphine et adrénaline. J’ai eu envie de cogner dans le mur.

« Tu ne voulais pas te lever », ai-je répondu avant de verser du café plus ou moins dans mon mug et de m’ébouillanter la langue avec.

« Et pourquoi te lèves-tu si tard ? Je comptais sur toi pour me remplacer au boulot… Mes idées de produits dérivés se précisent vraiment et je voulais passer à l’atelier d’Imagineering m’essayer à un peu de prototypage.

— J’peux pas. »

J’ai barbouillé de fromage une tranche de pain et remarqué une assiette pleine de miettes dans l’évier. Apparemment, Dan avait déjà mangé et quitté les lieux.

« Vraiment ? » a-t-elle demandé, et j’ai sérieusement commencé à perdre mon sang-froid. J’ai balancé l’assiette de Dan dans le lave-vaisselle et me suis enfoncé le pain dans le jabot.

« Oui. Vraiment. C’est ton boulot… fais-le ou fais-toi porter malade, bordel. »

Lil a cillé. En temps normal, il n’y avait pas plus gentil que moi le matin, du moins avec mes améliorations hormonales. « Qu’est-ce qui ne va pas, chéri ? » a demandé Lil en passant en mode castmember serviable. Cette fois, j’ai eu envie de taper ailleurs que dans le mur.

« Laisse-moi tranquille, d’accord ? Va t’amuser avec tes produits dérivés de merde. J’ai des choses sérieuses à faire, moi… au cas où tu ne l’aurais pas remarqué, Debra est sur le point de vous bouffer et de se curer les dents avec vos os, toi et ta petite bande de courageux aventuriers. Nom de Dieu, Lil, rien ne te fout donc jamais en rage ? N’y a-t-il pas la moindre passion en toi, bordel ? »

Lil a pâli et j’ai senti mon ventre se serrer. Je n’aurais rien pu lui dire de pire.

Nous nous étions rencontrés quatre ans plus tôt, à un barbecue d’amis de ses parents, une espèce de fête entre castmembers. Elle avait alors tout juste dix-neuf ans – en apparence comme en réalité – et dégageait une impression de séduction pétillante qui m’a tout d’abord poussé à ne pas m’intéresser à elle, la prenant pour une autre de ces castmembers sans cervelle.

Par contre, j’ai trouvé fascinants ses parents, Tom et Rita. Avec d’autres, ils formaient l’adhoc originale qui s’était emparée du pouvoir à Disney World, dont ils avaient arraché le contrôle à une bande d’anciens actionnaires fortunés qui le géraient comme leur domaine privé. Rita avait un âge apparent d’une vingtaine d’années, mais irradiait une maturité et un attachement fougueux au Parc qui accentuait encore davantage la superficialité de sa fille.

Ils débordaient de whuffie, en quantité incommensurable, inutilisable. Dans un monde où même un raté au whuffie à zéro pouvait sans problème manger, dormir, voyager et accéder au Réseau, leur fortune suffisait largement pour accéder à volonté et aussi souvent qu’il leur plaisait aux quelques raretés restant sur terre.

La conversation a porté sur le premier jour, celui où ses copains et elle, vêtus de costumes et de badges nominatifs de fabrication artisanale, étaient entrés en masse après avoir découpé les tourniquets au chalumeau. Ils avaient investi les boutiques, les centres de contrôle, les attractions, d’abord par centaines puis, au fur et à mesure qu’on avançait dans cette chaude journée de juillet, par milliers. Les laquais des actionnaires – qui travaillaient au Parc pour pouvoir prendre part à la magie, même sans le moindre contrôle sur les décisions managériales – n’avaient opposé qu’une résistance de principe. La plupart avaient toutefois uni leur destin à celui des attaquants avant la fin de la journée, leur fournissant les codes de sécurité et leur portant assistance.

« Mais on savait que les actionnaires n’abandonneraient pas aussi facilement, a raconté la mère de Lil en sirotant sa limonade. On a fait fonctionner le Parc vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept pendant les deux semaines suivantes, histoire d’obliger les actionnaires, s’ils contre-attaquaient, à le faire devant les visiteurs. On s’était entendus avec quelques adhocs de lignes aériennes afin qu’ils proposent d’autres vols sur Orlando, ce qui a permis aux touristes de continuer à venir. » Elle a souri à ce souvenir, et son visage ainsi détendu ressemblait presque trait pour trait à celui de Lil. Il ne changeait qu’en parlant, le jeu des muscles lui donnant alors une expression plus âgée de quelques décennies.

« J’ai passé la plus grande partie de mon temps à tenir la boutique de produits dérivés de Madame Leota, devant la Mansion, à faire de grands sourires aux visiteurs en échangeant tout bas des méchancetés avec les actionnaires qui ne cessaient de vouloir me pousser dehors. Comme des dizaines de mes camarades, je dormais par roulements de trois heures dans un sac de couchage sur le sol de l’utilidor. Et c’est là que j’ai rencontré ce connard… » Elle a posé la main sur l’épaule de son mari « … qui s’était trompé de sac de couchage et n’a pas voulu en bouger quand je suis descendue dormir. Je me suis donc glissée à côté de lui, et tout le monde connaît la suite, comme on dit. »

Lil a roulé des yeux en produisant des bruits de haut-le-cœur. « Enfin, Rita, personne n’a besoin d’entendre cette partie-là de l’histoire. »

Tom lui a tapoté le bras. « Lil, tu es adulte… si tu n’aimes pas entendre raconter la manière dont tes parents se sont connus, tu peux soit aller t’asseoir ailleurs, soit sourire en prenant ton mal en patience. Mais tu n’as pas à nous dicter le sujet de notre conversation. »

Lil nous a décoché à nous, les adultes, un regard de colère très juvénile et s’est éloignée avec ostentation. Rita l’a regardée faire en secouant la tête. « Il n’y a pas beaucoup de feu dans cette génération, a-t-elle regretté. Pas beaucoup de passion. C’est notre faute… Nous pensions que Disney World serait le meilleur endroit pour élever un enfant dans la Société Bitchun. On avait peut-être raison, mais… » Elle s’est interrompue et essuyé les mains sur les cuisses, geste que j’allais bientôt revoir régulièrement effectué par Lil. « J’imagine que l’époque manque de défis pour eux. Ils sont trop coopératifs. » Elle a ri et son mari lui a pris la main.

« On parle comme nos parents, a dit Tom. " Dans notre enfance, on n’avait pas tous ces nouveaux trucs pour prolonger la vie… On courait notre chance, comme les ours des cavernes et les dinosaures ! " » Tom préférait paraître plus âgé, quelque chose comme cinquante ans, avec des cheveux grisonnants autour des tempes et des rides de sourire autour des lèvres, afin de présenter aux visiteurs un air d’autorité sans menace. Parmi les adhocs de première génération, la coutume voulait que les castmembers féminins aient une apparence jeune et les masculins une apparence plus âgée. « Nous ne sommes guère qu’un couple de fondamentalistes Bitchun, j’imagine. »

Lil les a interpellés depuis une conversation proche : « Ils vous racontent quelle bande de chiffes molles on est, Julius ? Quand vous en aurez marre, pourquoi ne pas venir ici fumer un peu ? » J’ai remarqué qu’une pipe à crack circulait parmi ses comparses.

« Pour quoi faire ? a soupiré la mère de Lil.

— Oh, je ne sais pas si c’est mauvais à ce point », ai-je dit, quasiment mes premières paroles de l’après-midi.

J’avais douloureusement conscience de n’avoir été invité que par courtoisie, n’étant qu’un des multiples aspirants qui affluaient chaque année à Orlando en rêvant de se trouver une place parmi les cliques dirigeantes. « Une chose est sûre, ils sont dévoués à l’entretien du Parc. La semaine dernière, j’ai fait l’erreur de soulever une barrière de canalisation de file d’attente, au Jungle Cruise, et un castmember qui ne devait pas avoir plus de dix-huit ans m’a fait un sermon très sérieux sur le bon fonctionnement du Parc. Je pense que la création de bitchunerie ne les passionne pas autant que nous, ils n’en ont pas besoin, mais ils ne manquent pas d’énergie pour la maintenir. »

La mère de Lil m’a longuement regardé, ce qui m’a mis un peu mal à l’aise. Je me suis demandé si je l’avais offensée.

« Je veux dire, on ne peut pas être révolutionnaire une fois la révolution terminée, pas vrai ? Ne nous sommes-nous pas battus pour que des gamins comme Lil n’aient pas à le faire ?

— C’est marrant que vous disiez ça, a estimé Tom en me regardant de la même manière que son épouse. Nous en discutions justement hier. Nous envisagions… » Il a inspiré et jeté un coup d’œil à sa femme, qui a hoché la tête. « … de nous mettre en temps mort. Un moment, du moins. Pour voir à quel point les choses changent en cinquante ou cent ans. »

J’ai ressenti une déception mêlée de honte. Pourquoi perdais-je mon temps à bavasser avec ces deux personnes qui ne seraient pas là au moment de voter mon admission ? J’ai écarté cette pensée dès qu’elle m’est venue… Je discutais avec elles parce qu’elles étaient sympas. On n’était pas obligé de se limiter à des conversations stratégiquement importantes.

« En temps mort, vraiment ? » Je me souviens avoir alors pensé à Dan, à ses considérations sur la lâcheté intrinsèque du temps mort, sur le courage d’en finir quand on s’estimait obsolète. Il m’avait réconforté un jour, quand mon dernier parent vivant, mon oncle, avait choisi de s’endormir trois mille ans. Né avant Bitchun, mon oncle n’avait jamais vraiment pris le coup. Il représentait toutefois le dernier lien avec ma famille, avec mon premier âge adulte et ma seule enfance. Dan m’avait emmené à Ganonoque où nous avions passé la journée à bondir dans la campagne en bottes de sept lieues, à naviguer loin au-dessus des lacs des Mille-Îles et du formidable tapis flamboyant des feuilles d’automne. Nous avions terminé la journée dans une communauté laitière de sa connaissance qui fabriquait encore du fromage avec du lait de vache. Mille odeurs s’y mêlaient, et nous avions bu des bouteilles de cidre fort avec une fille dont j’ai oublié le nom depuis longtemps mais dont le rire exubérant me restera toujours en mémoire. Et ce n’était pas si important, alors, que mon oncle se soit endormi pour trois millénaires, parce que, quoi qu’il arrive, il y avait les feuilles, les lacs, le vigoureux crépuscule couleur sang et le rire de la fille.

« Vous en avez parlé à Lil ? »

Rita a secoué la tête. « En fait, c’est juste une idée. On ne veut pas l’inquiéter. Elle n’est pas très douée pour les décisions difficiles… comme tous ceux de sa génération. »

Ils ont changé de sujet peu après, et j’ai senti de la gêne, j’ai compris qu’ils m’en avaient trop dit, davantage qu’ils n’en avaient eu l’intention. En m’éloignant, je suis tombé sur Lil et ses jeunes amis, et nous avons fumé un peu et nous nous sommes câlinés un peu.

Peu de temps après, je travaillais à la Haunted Mansion, Tom et Rita étaient dans des vases canopes à Kissimmee avec comme instructions de ne pas les réveiller avant que leurs newsbots aient rassemblé suffisamment de matériel pour que ça en vaille la peine, et Lil et moi venions de nous mettre en couple.

Lil avait du mal à accepter que ses parents aient opté pour le temps mort. Elle le ressentait comme une gifle, un reproche adressé à elle-même et à sa génération de castmembers qui s’agitaient sens cesse avec un indécrottable optimisme.

Nom de Dieu, Lil, rien ne te fout donc jamais en rage ? N’y a-t-il pas la moindre passion en toi, bordel ?

Ces mots ont franchi mes lèvres avant que je m’en aperçoive, et Lil, qui avait quinze pour cent de mon âge et aurait donc pu être mon arrière-petite-fille, Lil, mon amante et ma meilleure amie, Lil qui m’avait parrainé dans l’adhocratie de Liberty Square, Lil est devenue pâle comme un linge, a tourné les talons, est sortie de la cuisine et montée dans sa voiturette pour aller au Parc reprendre son travail.

Je suis retourné me coucher et observer les paresseuses rotations du ventilateur de plafond. Je me sentais merdeux.

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