Troisième partie Vœu pieux

Jeudi 27 mars

Ascension droite : 19 11 43,2

Déclinaison : – 34 36 47

Élongation : 83.0

Delta : 3,023 ua

1

– Dieu tout-puissant, Henry Palace, mais qu’est-ce qui t’est arrivé ?

Je trouve ça un peu dur, comme remarque, de la part d’une ancienne amoureuse que je n’ai pas vue depuis six ans, jusqu’au moment où je me rappelle la tête que j’ai : mon visage, mon œil. Je rajuste la grosse compresse, me lisse la moustache, passe la main sur mon menton mal rasé.

– J’ai eu quelques soucis ces derniers jours.

– Mon pauvre.

Il est six heures du matin, Andreas est mort, Zell est mort, Toussaint est mort, et me voici à Cambridge, sur un pont piétonnier qui enjambe la Charles River, en train d’échanger des politesses avec Alison Koechner. Et il fait étonnamment bon, ici, la température doit dépasser les dix degrés, comme si en entrant dans le Massachusetts j’avais été projeté sous une latitude méridionale. Tout cela, la douce brise printanière, le soleil matinal brillant sur le pont, les vaguelettes apaisantes de la rivière, tout cela serait bien agréable dans un autre monde, à une autre époque. Mais je ferme les yeux, et tout ce que je vois c’est la mort : Andreas aplati contre la calandre d’un bus ; J. T. Toussaint rejeté contre le mur, un trou béant dans le thorax ; Peter Zell dans les toilettes.

– Ça me fait plaisir de te voir, Alison.

– D’accord… fait-elle.

– Sincèrement.

– Évitons ce terrain-là, veux-tu ?

La folle chevelure rouge orchidée dont je me souvenais a été coupée à une longueur plus adulte, et disciplinée dans un chignon grâce à un système de petites pinces efficaces. Elle porte un pantalon gris, un blazer gris avec une discrète broche dorée sur le revers : c’est vrai, elle est très en beauté.

– Alors, dit-elle en tirant d’une poche intérieure une fine enveloppe format correspondance. Cet ami à toi ? M. Skeve ?

– Ce n’est pas mon ami, précisé-je tout de suite en levant l’index. C’est le mari de Nico.

Elle arrondit un sourcil.

– Nico, ta sœur Nico ?

– L’astéroïde.

Je dis ça pour justifier la chose. Un mariage impulsif. Sur un coup de tête. Le plus gros coup de tête qu’on puisse imaginer. Alison hoche la tête et se contente de souffler :

– Wow.

Nico avait douze ans quand elle l’a connue, et ma sœur n’était déjà pas le genre de fille qu’on imagine rangée. Elle fumait en cachette, piquait des bières dans la glacière du garage de notre grand-père, enchaînait les mauvaises coupes de cheveux et les problèmes disciplinaires.

– Bon, d’accord. Donc, ton beau-frère Skeve ? C’est un terroriste.

Je pouffe de rire.

– Non. Skeve est tout sauf un terroriste. C’est un imbécile.

– L’intersection entre ces deux ensembles peut contenir beaucoup de monde, tu sais.

Je soupire, appuie une hanche contre le bronze vert-de-grisé du garde-corps. Un bateau d’aviron passe, tranchant la surface de l’eau. On entend les rameurs souffler. J’aime bien ces garçons qui se lèvent à six heures pour aller s’entraîner, se maintenir en forme, se tenir à leur programme. Ils me plaisent, eux.

– Qu’en penserais-tu, continue Alison, si je te disais que le gouvernement des États-Unis, ayant anticipé depuis longtemps une catastrophe de ce genre, a préparé un plan d’évasion ? Qu’il a construit, dans le plus grand secret, un environnement habitable, hors de portée des effets destructeurs de l’astéroïde, où l’élite de l’humanité pourrait être transportée en sécurité afin de repeupler l’espèce ?

Je porte une main à mon visage et frotte ma joue, qui commence seulement maintenant à sortir de son engourdissement pour entrer dans une douleur active.

– Je dirais que c’est cinglé. Du grand n’importe quoi façon Hollywood.

– Et tu aurais raison. Mais il y a des gens qui ne sont pas si perspicaces.

– Oh, non, c’est pas vrai !

Je me souviens de Derek Skeve étendu sur le fin matelas de sa cellule, un sourire de clown sur son visage de sale gosse pourri gâté. J’aimerais pouvoir te le dire, Henry. Mais c’est secret.

Alison ouvre l’enveloppe, déplie trois feuilles de papier blanc et net, me les tend, et ma première impulsion est de lui dire : « Tu sais quoi ? Laisse tomber tout ça. J’ai un meurtre à élucider. » Mais je n’en ai pas. Plus maintenant.

Trois pages tapées en interligne simple, sans filigrane, sans sceau d’agence, semées ici et là d’épaisses lignes noires laissées par la censure. En 2008, la Direction de la planification stratégique de l’armée de l’air américaine a mis sur pied une simulation faisant appel aux ressources et au personnel de seize discrètes agences gouvernementales, parmi lesquelles le département de la Sécurité intérieure, la DTRA[2] et la NASA. L’exercice consistait à imaginer un événement « dépassant le niveau d’une catastrophe mondiale » et laissant « un temps de préparation court » – autrement dit, exactement ce qui se passe en ce moment – et à envisager toutes les réactions possibles : contre-attaque nucléaire, actions pour dévier l’objet, solutions cinétiques. La conclusion fut que les seules solutions réalistes se limiteraient à la défense civile.

Je poursuis ma lecture. J’en suis encore à la première page.

– Alison ?

Elle lève légèrement les yeux au ciel, et cette petite touche de sarcasme bienveillant m’est si familière qu’elle me serre le cœur. Elle me reprend les papiers.

– Il y a eu un désaccord, Palace. Une astrophysicienne de Lawrence Livermore,[3] appelée Mary Catchman, a insisté pour que le gouvernement anticipe la catastrophe en construisant des environnements habitables sur la Lune. Quand Maïa est apparue, certains individus se sont persuadés que le département de la Défense l’avait écoutée, et que ces refuges existaient.

– Des bases ?

– Oui.

– Sur la Lune ?

– C’est ça.

Je plisse les paupières pour regarder le soleil gris et je revois Andreas se décollant du bus, glissant lentement vers le sol. Tout simplement la prière. Des bases de repli secrètes bâties par le gouvernement. L’incapacité des gens à faire face à cette chose est encore pire que la chose elle-même, vraiment.

– Donc, Derek fouinait autour de la base de la Garde nationale dans son véhicule tout-terrain pour chercher… quoi, des plans ? Des capsules spatiales ? Un lance-pierre géant ?

– Ou quelque chose dans le genre.

– Ça ne fait pas de lui un terroriste.

– Je sais, mais c’est le terme qui s’applique. Et vu comme le système militaro-judiciaire fonctionne en ce moment, une fois qu’on lui a collé cette étiquette, il n’y a plus rien à faire.

– Bah, je ne suis pas fan de ce type, mais Nico l’aime, que veux-tu. Il n’y a vraiment rien à faire ?

– Rien. Du tout.

Alison contemple longuement la rivière, les rameurs, les canards, les nuages qui voguent parallèlement au cours d’eau. Elle n’est pas la première fille que j’ai embrassée, mais elle demeure celle que j’ai le plus embrassée, de toute ma vie jusqu’à présent.

– Désolée. Ce n’est pas mon rayon.

– Et d’ailleurs, c’est quoi, ton rayon ?

Pas de réponse. Je m’y attendais. Nous avons toujours gardé le contact, échangé un mail de temps en temps, un coup de fil un an sur deux. Je sais qu’elle vit en Nouvelle-Angleterre, et je sais qu’elle travaille pour une agence fédérale, à un niveau qui dépasse très largement le mien. Avant que nous sortions ensemble, elle voulait faire l’école vétérinaire.

– D’autres questions, Palace ?

Je jette un regard à la rivière, puis reviens à elle.

– Non. Attends. Si. Un ami m’a demandé pourquoi on ne laisse pas les Pakistanais essayer de faire sauter l’astéroïde, puisqu’ils en ont envie.

Alison a un bref rire sans joie, et commence à déchirer les papiers en fines bandelettes.

– Dis à ton ami, me répond-elle en déchirant les bandelettes en bandelettes plus fines, et ainsi de suite, que s’ils le touchaient – ce qui n’arrivera pas, d’ailleurs –, mais s’ils y arrivaient, au lieu d’un gros astéroïde nous en aurions des milliers, plus petits mais destructeurs quand même. Des milliers et des milliers d’astéroïdes radioactifs.

Je garde le silence. De ses petits doigts efficaces, Alison jette les miettes de papier dans la Charles, puis se tourne vers moi et sourit.

– Et à part ça, inspecteur Palace ? Sur quoi est-ce que tu bosses, en ce moment ?

– Rien. (Je détourne la tête.) Rien, je t’assure.

* * *

Mais je lui parle quand même de l’affaire Zell, c’est plus fort que moi. Nous remontons la rue John-F.-Kennedy depuis Memorial Drive jusqu’à Harvard Square, et je lui raconte toute l’histoire, du début à la fin, après quoi je lui demande, d’un point de vue professionnel, ce qu’elle en pense. Nous avons atteint un ancien kiosque à journaux, à présent couvert de guirlandes lumineuses. Un petit groupe électrogène bourdonne à côté, sifflant et ahanant comme un char d’assaut miniature. La vitre du kiosque est condamnée, et quelqu’un a scotché sur la porte un grand carton sur lequel on peut lire l’inscription docteur café en grandes lettres au marqueur noir.

– Eh bien, me dit-elle tandis que je lui tiens la porte ouverte, même si je n’ai pas vu les preuves moi-même j’ai bien l’impression que tu as tiré les bonnes conclusions. Il y a 95 % de chances pour que ton bonhomme soit un pendu parmi d’autres.

– Eh oui.

Il fait sombre dans le kiosque réaménagé, éclairé seulement par deux ampoules nues et une autre guirlande. Il y a une caisse enregistreuse d’un modèle ancien, et une machine à expresso, compacte et luisante, est garée comme un tank sur le comptoir noir.

– Salutations, humains ! nous lance le proprio, un jeune Asiatique qui ne doit pas avoir plus de dix-neuf ans et qui arbore un chapeau à petit bord, des lunettes d’écaille et une barbe clairsemée.

Il accueille Alison avec effusion.

– C’est un plaisir, comme toujours.

– Merci, docteur Café, lui répond-elle. Qui gagne ?

– Voyons ça.

Je suis le regard du garçon : sept gobelets en carton sont alignés au bout du comptoir, chacun marqué du nom d’un continent. Il en renverse deux, les remue, jette un coup d’œil au nombre de haricots que contenait chacun.

– L’Antarctique. Haut la main.

– Un vœu pieux, commente Alison.

– Tu m’étonnes, frangine.

– La même chose que d’habitude, deux.

– Tes désirs sont des ordres.

Rapide et efficace, il aligne deux délicates petites tasses en faïence, plonge un tube dans un pichet de lait en inox et envoie la vapeur.

– Le meilleur café du monde, note Alison.

– Et les cinq pour cent de chances ? crié-je dans le vacarme du percolateur.

Elle a un très léger sourire.

– Je savais que tu allais dire ça.

– Je me demande, c’est tout.

– Henry, fait-elle pendant que le jeune homme nous sert nos deux petits cafés. Je peux te dire quelque chose ? Tu peux suivre cette affaire à jamais, tu peux découvrir ses petits secrets, tu peux reconstituer la chronologie de la vie de cet homme en remontant jusqu’à sa naissance, et celle de son père et celle du père de son père… la fin du monde arrivera quand même.

– Hum. Oui, ça, je sais.

Nous sommes installés dans un recoin de cet ersatz de café, blottis autour d’une vieille table de jeu en plastique que le docteur Café nous a installée.

– Mais c’est quoi, ces cinq pour cent de chances, dans ton analyse ?

Elle sourit, et a de nouveau ce roulement d’yeux sarcastique et doux.

– Les cinq pour cent, les voici : le dénommé Toussaint, qui te saute dessus comme ça avec le cendrier, et essaie de se faire la malle ? Avec trois policiers armés dans la pièce ? C’est un pari fou. Un acte désespéré.

– McGully venait de le menacer d’exécution.

– Du bluff.

– Il avait peur. Il n’en savait rien.

– Bien sûr, bien sûr. (Elle incline la tête de droite et de gauche en réfléchissant.) Mais au même moment, tu menaces de l’arrêter pour un délit mineur.

– Deux semaines. Pour fraude sur un moteur. Un geste symbolique.

– Oui. Mais même pour un geste symbolique, tu vas quand même fouiller sa maison, pas vrai ?

Alison se tait pour boire son café. Je ne touche pas au mien pour l’instant : je la regarde fixement. Oh, Palace, me dis-je. Oh, Palace, nom d’un chien. Quelqu’un d’autre entre dans le café, une étudiante apparemment ; le docteur Café lui lance « Salutations, humaine », actionne sa machine, et elle jette un haricot dans la tasse marquée Europe.

– Tout de même, cinq pour cent de chances, lâche Alison. Mais tu sais ce qu’on dit sur les probabilités.

– Ouaip. (Je goûte à mon café, qui se révèle délicieux.) Ouaip ouaip ouaip.

* * *

Je bourdonne de l’intérieur. Je le sens. Le café, le matin. Cinq pour cent de chances.

Route 93 vers le nord, 90 km/h, 8 heures du matin, pas d’autres voitures.

Quelque part entre Lowell et Lawrence, mon téléphone capte trois barres, et j’appelle Nico, je la réveille, je lui annonce la mauvaise nouvelle : Derek s’est empêtré dans une histoire idiote et il ne sortira pas. Je reste flou sur les détails. J’évite d’employer le mot « terroriste ». Je ne lui parle pas de l’organisation secrète, je ne lui parle pas de la Lune. Je veux juste lui faire comprendre ce que m’a dit Alison sur la justice militaire en ce moment : on lui a collé une étiquette qui exclut toute libération.

Je me montre compatissant, mais clair : c’est comme ça et il n’y a rien à faire. Puis je me prépare à une réfutation larmoyante, dépitée ou furieuse.

Mais non, elle reste muette, au point que j’élève mon téléphone pour m’assurer que les barres n’ont pas disparu.

– Nico ?

– Oui, je suis là.

– Donc… tu comprends ?

Je roule vers le nord, sans dévier, et franchis la limite de l’État. Bienvenue dans le New Hampshire. Vivre libre ou mourir.

– Oui, souffle Nico, qui se tait le temps d’exhaler sa fumée de cigarette. Je comprends.

– Derek va sans doute passer le temps qui reste dans ce complexe.

OK, Henry, j’ai pigé, s’énerve-t-elle, comme si elle me reprochait d’en faire trop. C’était comment, de voir Alison ?

Hein ?

– Elle était comment ?

– Euh, bien. Elle a bonne mine.

Et là, je ne sais comment, la conversation prend une tout autre tonalité. Nico me confie qu’elle a toujours bien aimé Alison, et bientôt nous voilà en train d’évoquer l’histoire ancienne : notre enfance, les premiers jours chez Grand-Père, puis plus tard, quand nous faisions entrer en douce des amoureux et amoureuses au sous-sol. Le paysage défile derrière mes vitres, et pendant un moment nous discutons comme avant : deux gamins, frère et sœur, le monde réel.

Si bien que quand nous raccrochons, je suis presque arrivé : j’aborde le sud de la zone métropolitaine de Concord. Comme j’ai encore un bon signal réseau, j’en profite pour passer un appel de plus.

– Monsieur Dotseth ?

– Tiens, petit. On m’a dit, pour l’inspecteur Andreas. Bon Dieu.

– Je sais, je sais. Bon, écoutez, je vais retourner jeter un coup d’œil.

– Un coup d’œil où ça ?

– La maison de Bow Bog Road, vous savez ? Celle où nous avons tenté d’arrêter un suspect hier, dans l’affaire du pendu.

– Oui, une belle interpellation. Sauf que vous avez descendu le bonhomme.

– Certes, monsieur.

– Dites, vous avez entendu parler de ces crétins, sur Henniker ? Deux gamins sur un de ces vélos à deux places, là. Ils traînaient une valise à roulettes au bout d’un élastique. La police d’État les arrête, la valise est remplie d’escopetas, ces petits fusils mexicains. Ces mioches trimbalaient pour cinquante mille dollars d’armes à feu.

– Ah bon.

– Aux prix actuels, en tout cas.

– Tiens. Donc, Denny, je vais retourner dans cette maison tout de suite, jeter un coup d’œil.

– Quelle maison, déjà ?

* * *

La petite maison moche de J. T. Toussaint a été délimitée n’importe comment. Une fine bande de Cellophane jaune forme une série de festons mous qui flottent au vent entre les poteaux du porche, puis rejoint une des branches basses du chêne, puis traverse le jardin jusqu’au drapeau de la boîte à lettres. Mal accrochée à chaque étape, glissant à demi, maltraitée par les bourrasques, comme si cela ne comptait pas, comme s’il s’agissait d’une guirlande de goûter d’anniversaire.

En principe, suite à la fusillade d’hier, cette maison aurait dû être sécurisée et fouillée par une équipe d’agents de police, conformément à la procédure, mais j’ai mes doutes, qui se fondent tout d’abord sur la négligence avec laquelle le ruban a été accroché, et deuxièmement sur le fait qu’à l’intérieur rien ne semble avoir été déplacé. Les meubles sales et déglingués de Toussaint sont tous exactement au même endroit qu’hier. Ce n’est pas difficile d’imaginer, disons, l’agent Michelson dégustant un sandwich œuf-saucisse tout en déambulant dans les quatre petites pièces, soulevant un coussin du canapé pour le laisser retomber aussitôt, ouvrant le frigo, bâillant et décidant qu’il en a assez fait.

Six grosses taches de sang forment un archipel noir et rouge sur la moquette du salon et le plancher de l’entrée. Mon sang, tombé de mon œil ; celui de Toussaint, de sa coupure au front et des multiples blessures par balle qui l’ont tué.

Je prends soin d’enjamber et de contourner le sang, puis je me plante au milieu du salon et pivote lentement sur moi-même, divisant mentalement la maison en quatre quartiers, comme recommandé par Farley et Leonard. Enfin, je me lance dans une fouille en règle. J’explore la maison centimètre par centimètre, rampant à plat ventre lorsque c’est nécessaire, allant jusqu’à me tasser entièrement, dans une position tordue fort inconfortable, sous le lit. J’exhume un escabeau du débarras encombré et monte dessus pour défoncer à coups de poing les plaques légères du plafond, mais ne trouve dans les combles que de la laine de verre et d’antiques stocks de poussière secrète. Je passe au peigne fin l’armoire de la chambre de Toussaint – pour chercher quoi, au juste ? Un présentoir de ceintures de luxe en cuir, où il en manquerait une ? Un plan des toilettes du McDonald’s de Main Street ? Je n’en sais rien.

Enfin bref… pantalons, chemises, bleus de travail. Deux paires de bottes. Rien.

Cinq pour cent de chances, c’est l’estimation d’Alison. Cinq pour cent.

À côté de l’arrière-cuisine, une petite porte donne sur une courte volée de marches en béton, sans rampe. Une cave sinistre, une ampoule nue qu’on allume en tirant sur un bout de ficelle. En face d’une énorme chaudière, l’antre du chien : un coussin, une collection de jouets mâchouillés, une écuelle nettoyée à coups de langue, une autre où il reste un fond d’eau croupie.

– Pauvre bête, dis-je tout haut.

Et justement il apparaît, Houdini, comme matérialisé par mes mots, en haut des marches. Un tout petit chien frisé avec une tête comme un balai à franges, qui montre ses dents jaunes, les yeux exorbités, sa fourrure blanche maculée de gris.

Que faire ? Je déniche du bacon et le fais cuire, puis, pendant qu’Houdini mange, je reste à la table de la cuisine en imaginant Peter Zell assis en face de moi, ses lunettes posées à côté de lui, concentré sur cette tâche délicate et insignifiante : sniffer soigneusement la poudre blanche qui vient d’un comprimé d’antalgique broyé.

Et puis soudain, un grand fracas : la porte d’entrée qui claque. Je bondis sur mes pieds, ma chaise se renverse par terre, second vacarme, Houdini se met à aboyer, et je cours à toutes jambes, traverse la maison, ouvre la porte en grand et crie : « Police ! »

Rien, le silence, le jardin blanc, les nuages gris.

Je fonce vers la route, manque tomber, reprends mon équilibre, glisse sur le dernier mètre comme si j’étais à skis.

« Police ! », crié-je une fois de plus, vers un bout de la route puis vers l’autre, hors d’haleine. J’ignore qui c’était, mais il est parti. Il était là, avec moi depuis le début, à moins qu’il ne se soit glissé dans la maison peu avant d’en ressortir, à la recherche de la même chose que moi. Et à présent, il n’est plus là.

– Mince, dis-je tout bas.

Je fais demi-tour pour observer le sol, en essayant de différencier les empreintes de l’intrus des miennes dans la gadoue de neige fondue. De gros flocons tombent un par un, comme s’ils s’étaient mis d’accord à l’avance pour prendre chacun son tour. Mon rythme cardiaque revient lentement à la normale.

Houdini est sur le seuil, il se lèche les babines. Il veut encore à manger.

Mais attendez. J’incline la tête, scrute la maison, l’arbre, le jardin.

– Une minute.

Si Houdini dort en bas à côté de la chaudière, qu’y a-t-il dans la niche ?

* * *

La réponse est simple : des cachets. Des cachets et des tas d’autres choses.

Des enveloppes en kraft bourrées de flacons contenant chacun plusieurs douzaines de comprimés de trente ou soixante milligrammes, chaque comprimé portant en creux le nom du médicament ou de son fabricant. Pour la plupart, ce sont des MS Contin, mais il y en a d’autres : OxyContin, Dilaudid, Lidocaïne. Six grosses enveloppes au total, des centaines de pilules par enveloppe. Il y a aussi une petite boîte en carton pleine de morceaux de papier paraffiné ; un broyeur de pilules comme on en trouve dans les pharmacies ; dans une autre boîte, emballé dans un pochon en plastique, à l’intérieur d’un sac en papier de supermarché, un pistolet automatique à canon court, qui dans le contexte actuel doit bien valoir plusieurs milliers de dollars. Il y a aussi des liquides sombres dans des fioles et plusieurs dizaines de seringues emballées individuellement dans du plastique à bulles. Dans un autre sac en papier, du cash : de grosses briques de billets de cent dollars.

Deux mille. Trois mille.

J’arrête de compter à cinq mille. Mes mains tremblantes m’empêchent de le faire, mais en tout cas il y a une grosse somme.

Puis je rejoins ma voiture en clopinant pour aller y prendre un rouleau de ruban jaune dont j’entoure toute la scène en le fixant bien, tendu, attaché comme il faut. Houdini m’accompagne en trottinant, puis reste à mes pieds, haletant, et je ne l’invite pas à monter dans l’Impala, mais je ne l’empêche pas non plus de le faire.

* * *

– Stretch. Mon frère. Tu vas jamais me croire. (McGully est à la fenêtre, qui est entrouverte, et une odeur lourde et doucereuse flotte dans la pièce.) Donc ces couillons, dans Henniker Street, ils étaient sur des dix-vitesses, et ils traînaient une valise à roulettes…

– On m’a raconté.

– Oh, tu gâches tout.

– Est-ce que tu es en train de fumer de l’herbe ?

– Un peu, oui, en effet. La semaine a été dure. J’ai descendu un type, je te rappelle. T’en veux ?

– Non merci.

Je lui décris ma fouille de la maison de Toussaint, lui raconte comment j’ai découvert que l’histoire n’était pas terminée, loin de là. Il m’écoute, les yeux vitreux, et de temps en temps tire longuement sur le petit papier roulé, puis souffle par l’entrebâillement de la fenêtre. Culverson n’est pas là et le bureau d’Andreas est rangé, son écran tourné face au mur, son téléphone débranché. On croirait que personne n’a travaillé là depuis des années.

– Donc il mentait, le fumier, conclut McGully. J’aurais pu te le dire. C’était un dealer, il a rendu son copain accro, et puis son copain s’est tué.

– Sauf que c’est vrai que Zell a apporté des drogues en premier. Il a volé le bloc d’ordonnances de sa sœur.

– Ah. Tiens. (Il sourit, se gratte le menton.) Eh, attends, tu sais quoi ?… Tout le monde s’en tape !

– Ouais. C’est pas faux.

– Ho dis donc ! Putain, c’est le chien de la scène de crime ?

– Peut-être…

– Peut-être quoi ? me coupe McGully.

Voilà que je fais vigoureusement les cent pas, suivi par le chien qui ne me quitte pas d’une semelle.

– Peut-être que ce qui s’est passé, c’est ça : Peter apporte des pilules à Toussaint en juin. Ils traînent ensemble, se défoncent, et ensuite, quand Peter devient accro et arrête, J. T. continue. Peut-être qu’à un moment il a commencé à revendre le surplus, et qu’il s’est habitué à gagner du pognon, il s’est fait une base de clientèle. Alors, il se trouve une nouvelle source.

– Bon sang, mais c’est bien sûr ! lance McGully de manière exubérante en tapant du poing sur la table. Le type qui a essayé de te tuer avec des chaînes à neige !

C’est clair : il se paie ma tête. Je me rassois.

Inutile de lui parler de la porte claquée : il me dirait que c’est mon imagination, ou un fantôme, et je sais que ce n’était ni l’un ni l’autre. Quelqu’un a voulu m’empêcher de trouver ces drogues, et ce n’était pas J. T. Toussaint, car Toussaint est mort et gît à la morgue, au sous-sol de l’hôpital de Concord.

Houdini renifle sous le bureau d’Andreas et s’installe pour une sieste. Mon portable sonne.

– Allô ? Inspecteur Palace ?

C’est Naomi Eddes, elle semble nerveuse, et le son de sa voix me rend moi aussi nerveux, comme un gosse.

– Lui-même. Bonjour.

Comme je sens le regard de McGully sur moi, je me lève de mon bureau et m’approche de la fenêtre.

– Que se passe-t-il ?

– C’est que…

La ligne grésille une seconde, et mon cœur bondit de terreur à l’idée d’avoir perdu la connexion.

– Mademoiselle Eddes ?

– Je suis là. C’est juste que… j’ai pensé à une chose qui pourrait peut-être vous aider, dans votre enquête.

2

– Bonsoir, me dit-elle, et je réponds de même, après quoi nous restons une seconde ou deux à nous regarder.

Naomi Eddes porte une robe rouge vif avec une ligne de boutons noirs sur le devant. Je suis sûr que je présente terriblement mal. Je regrette, maintenant, de ne pas m’être arrêté pour me changer, retirer mes fringues de bureau, veste grise et cravate bleue, et enfiler une tenue plus appropriée pour un dîner avec une dame. Mais à vrai dire, toutes mes vestes sont grises, et toutes mes cravates, bleues.

Eddes habite dans le quartier de Concord Heights, au sud d’Airport Road, un nouveau lotissement où toutes les rues portent des noms de fruits, et où la récession entraînée par l’astéroïde a frappé en plein chantier. Elle habite rue des Ananas, et toute la zone qui s’étend à l’ouest de la rue des Kiwis est inachevée : cadres en bois brut, intérieurs vandalisés, cuisines jamais utilisées, dépouillées de leur cuivre et de leur laiton.

– Vous ne pouvez pas entrer, il y a trop de bazar, me prévient-elle avant de sortir sur le seuil, son caban sur le bras, enfonçant un chapeau sur sa tête chauve. (C’est un genre de chapeau que je n’ai jamais vu, une sorte de petit panama pour fille.) Où allons-nous ?

Elle s’approche de ma voiture et je la suis, glissant sur une petite plaque de verglas.

– Vous m’avez dit… vous m’avez dit que vous aviez peut-être des informations relatives à mon enquête. À la mort de Peter.

– C’est vrai. Enfin, je crois. Pas une information. Plutôt, simplement, une idée. Qu’avez-vous à la figure ?

– Longue histoire.

– Ça fait mal ?

– Non.

– Tant mieux.

C’est vrai, mon œil meurtri va bien depuis ce matin, mais juste au moment où je dis non, un élancement de douleur intense éclate dans tout le côté droit de ma tête, irradiant depuis l’orbite, comme si la blessure me punissait de mon mensonge. Je plisse mon œil intact, laisse passer une vague de nausée, et retrouve Naomi debout à côté de la porte passager, attendant que je lui ouvre la portière, à l’ancienne, ce que je fais. Une fois que j’ai fait le tour et que je suis monté en voiture, elle tend la main vers l’ordinateur de bord, avec fascination, sans aller jusqu’à toucher l’écran mais presque.

– Alors, qu’est-ce que c’est, cette idée ?

– Comment ça marche, ça ?

– C’est un ordinateur. Ça permet de savoir où sont tous les autres policiers, à n’importe quel moment.

– Et RGL, ça veut dire quoi ?

– Régulation. Quelle était votre idée, à propos de l’enquête ?

– Ce n’est sûrement rien.

– D’accord.

Elle regarde le paysage, ou peut-être son propre reflet fantomatique dans la vitre.

– Si on en parlait plutôt en dînant ?

Eddes refuse catégoriquement le Somerset Diner, et il ne reste en gros que les bars, les fast-foods pirates et le Panera. J’ai entendu parler d’un restaurant gastronomique encore ouvert à Boston, où les propriétaires graissent des pattes pour échapper au contrôle des prix, où on peut dîner avec nappe blanche et tout et tout, mais d’après ce qu’on dit, cela me coûterait à peu près tout l’argent qu’il me reste.

Naomi et moi échouons chez Mr. Chow, et nous nous regardons par-dessus une théière de thé au jasmin, de part et d’autre d’une table en Formica pleine de taches de gras.

– Alors, comment ça avance ?

– Quoi ?

– Pardon, comment dit-on ça, en jargon de flics ? (Un petit sourire taquin.) Quel est le statut de l’enquête ?

– Eh bien en fait, on a appréhendé un suspect.

– Ah oui ? Et comment ça s’est passé ?

– Bien.

Je pourrais lui en dire plus, mais je préfère éviter. Le suspect m’a attaqué avec un modèle réduit du Capitole New Hampshire. Le suspect était trafiquant de drogue, et fournissait ou était fourni par la victime. Le suspect est mort. Mlle Eddes paraît se satisfaire de ne pas savoir, et de toute manière notre commande arrive rapidement : un énorme plateau tournant couvert de raviolis, soupes variées et poulet aux noix de cajou. Le mot Chow ! Chow ! clignote en néon rose dans la vitrine, juste derrière notre table.

– Alors, quelle était votre idée à propos de l’enquête ?

– Vous savez quoi ?

– Quoi ?

Je savais qu’elle allait faire ça. Retarder, repousser, éluder. J’ai l’impression bizarre de déjà bien la connaître.

– Prenons une heure.

– Une heure ?

– Henry, je vous en prie, j’ai vraiment…

Son regard est limpide de sincérité, sa figure débarrassée de son ironie moqueuse. Je les aime intensément, ce visage aux yeux clairs, ces joues pâles, la symétrie de son crâne rasé.

– Je sais que je vous ai appelé en annonçant que j’avais quelque chose à vous dire. Mais pour être honnête, je me disais aussi que j’adorerais simplement, vous savez… dîner avec un être humain.

– Bien sûr.

– Vous voyez ? Avoir une conversation normale. Prendre un repas sans parler de la mort.

– Bien sûr.

– À supposer que cette activité soit encore possible, j’aimerais essayer.

– Bien sûr.

Elle élève son poignet, mince et pâle, défait la petite boucle argentée de son bracelet-montre, et le pose entre nous sur la table.

– Une heure de vie normale. Ça marche ?

– Ça marche.

* * *

Et c’est ce que nous faisons, nous restons manger une nourriture chinoise plutôt très médiocre et avons des sujets de conversation normaux.

Nous parlons du monde dans lequel nous avons grandi, l’étrange monde d’avant, de musique, de films et de séries télé vieilles de dix et quinze ans, de ‘N Sync, de Beverly Hills, des premières émissions de téléréalité et de Titanic.

Il s’avère que Naomi Eddes est née et a grandi dans une zone résidentielle appelée Gaithersburg, dans le Maryland, qu’elle appelle « l’État le moins remarquable des États-Unis ». Elle a fait quelques semestres dans la petite fac locale, a abandonné ses études pour devenir la chanteuse d’un groupe punk-rock « atroce mais bien intentionné » et puis, quand elle a compris ce qu’elle voulait vraiment, elle est allée à New York décrocher un diplôme d’études supérieures. J’aime bien l’entendre parler quand elle est lancée, il y a de la musicalité là-dedans.

– Et qu’est-ce que c’était ? Ce que tu voulais vraiment faire ?

Elle sirote son thé.

– De la poésie. Je voulais écrire des poèmes, et pas simplement mon petit journal dans ma chambre. Je voulais écrire de bons poèmes, et les publier. Ça ne m’a pas passé, d’ailleurs.

– Tu plaisantes !

– Non, monsieur. Donc, j’allais en cours, je sortais à New York, je faisais la serveuse, je mettais trois sous de côté. Je me nourrissais de nouilles chinoises. Comme tout le monde. Et je sais ce que tu penses.

– Quoi donc ?

– Tout ça pour finir dans les assurances.

– Eh non. Pas du tout ce que je pense.

Ce que je pense en fait, tout en tâchant de faire tenir un paquet de grosses nouilles sur mes baguettes, c’est qu’elle est le genre de personne que j’ai toujours admirée : une fille qui a un but difficile à atteindre et qui fait ce qu’il faut pour y arriver. Évidemment, c’est facile de faire ce qu’on a toujours voulu, maintenant.

La petite aiguille de la montre de Naomi fait le tour de l’heure, et la dépasse, le grand plateau tournant se vide, des nouilles égarées et des sachets de sauce soja vides traînent dans nos assiettes comme des mues de serpent, et voilà que je lui raconte toute mon histoire : mon père le professeur, ma mère qui travaillait au commissariat central, la totale, même le fait qu’ils ont été tués quand j’avais douze ans.

– Tous les deux ?

– Ben oui. Bah. Ouais.

Elle pose ses baguettes, et je me dis : allez, tant pis.

Je ne sais pas pourquoi je lui raconte l’histoire. Je prends la théière, fais couler les dernières gouttes, Naomi se tait, je cherche notre serveuse des yeux et lui montre la théière vide.

Quand on raconte une histoire comme celle-là, sur l’assassinat de ses parents, les gens vous regardent très attentivement, droit dans les yeux, comme pour bien montrer leur empathie, alors que ce qu’ils font c’est essayer de scruter votre âme, de voir quel genre de marques et de taches restent imprimées dessus. C’est pourquoi je n’en ai parlé à personne depuis des années ; c’est une règle chez moi, je n’adore pas que les gens aient des opinions sur cette affaire… je n’adore pas qu’ils en aient sur moi en général, d’ailleurs.

Mais il faut reconnaître une chose à Naomi Eddes : quand elle reprend la parole, c’est juste pour dire : « Waouh. » Pas d’étincelle de fascination dans ses yeux, pas de tentative de « comprendre ». Rien que cette petite syllabe honnête, émise dans un souffle : waow.

– Alors tes parents se font tuer, et tu consacres ta vie à la lutte contre le crime. Comme Batman.

Ils remportent le grand plateau et nous continuons de parler, dans le clignotement entêtant du néon qui finit par s’éteindre avec un dernier hoquet. Le très vieux couple qui tient le restaurant passe en poussant de longs balais, comme dans les films, et lorsqu’ils finissent par retourner les chaises sur les tables autour de nous, nous partons.

* * *

– Bien, inspecteur Palace. Sais-tu ce que c’est qu’une clause de contestabilité ?

– Absolument pas.

– Eh bien, c’est plutôt intéressant. Ou peut-être pas. À toi de me le dire.

Naomi cherche une position confortable dans sa chaise de plage pliante. Je m’excuserais bien une fois de plus pour le fait qu’il n’y ait pas de meubles dignes de ce nom dans mon salon, rien que deux transats autour d’une brique de lait, sauf que je l’ai déjà fait de manière répétée et qu’elle m’a dit d’arrêter.

– La clause de contestabilité, dans une police d’assurance-vie, signifie que si une police est souscrite et que le sujet décède dans les deux ans, quelle que soit la raison, la compagnie a le droit d’enquêter sur les circonstances de la mort avant de payer.

– OK. Est-ce que cette clause figure dans beaucoup de polices d’assurance-vie ?

– Oh oui, me répond Naomi. Toutes.

Je lui ressers un verre de vin.

– Et elle est appliquée ?

– Oh oui.

– Hum, fais-je en me grattant la moustache.

– À vrai dire, les gens qui sont assurés chez Merrimack ont de la chance, parce que beaucoup de compagnies plus grosses ont mis la clé sous la porte ; elles ne paient plus du tout. Mais ce que dit Merrimack, en gros, c’est : « Oui, vous pouvez recevoir votre argent, parce que nous vous avons vendu cette assurance et que c’était le marché, astéroïde ou pas. » Le grand patron, à Omaha, je crois qu’il se prend un peu pour Jésus.

– Bien, dis-je. Bien, bien.

Houdini entre, renifle par terre, lorgne Naomi avec méfiance et file dehors. Je lui ai préparé un lit dans la salle de bains, juste un vieux sac de couchage que j’ai ouvert d’un coup de cutter, un bol d’eau.

– Mais la ligne de conduite de la boîte, c’est de bien veiller à ne pas se faire arnaquer, parce que beaucoup de gens trichent. Je veux dire, c’est le bon plan pour être à l’aise jusqu’à la fin, pas vrai ? On simule la mort de maman, on reçoit un gros chèque et hop, on file aux Bahamas. Donc, la ligne en ce moment, c’est ça.

– C’est quoi ?

– Enquêter sur tous les sinistres. Et tous ceux qui sont contestables, on les conteste.

Je me fige, la bouteille à la main, et soudain je me dis : Palace, abruti ! Espèce d’abruti total. Parce que dans ma tête je revois le boss, Gompers, tout pâle avec ses bajoues, calé dans son gros fauteuil, me dire que Zell ne faisait plus de travail actuariel au moment de sa mort. Plus personne ne prend d’assurance-vie, il n’y a plus de données à analyser, pas de tableaux à dresser. Et donc Zell, comme tout le monde dans ce bureau, travaillait à vérifier les sinistres suspects.

– C’est un peu dur, quand on y pense, pour tous les gens qui ne fraudaient pas, dont le mari ou autre s’est vraiment tué, continue Naomi. À cause de ça, ils vont devoir attendre le fric encore un mois, deux mois ? C’est raide.

– Sûr, sûr, dis-je, la cervelle tournant à fond, pensant à Peter, Peter au McDo, les yeux exorbités.

Depuis le début, la réponse était sous mon nez. Dès le premier jour de mon enquête, dès le premier témoin que j’ai interrogé, elle était là, devant moi.

– Ce que je me demande, dit Naomi – que j’écoute avec une attention soutenue –, c’est si Peter n’aurait pas découvert quelque chose, ou s’il était tout près de découvrir quelque chose… Je ne sais pas. C’est sans doute idiot. Il aurait mis le doigt par hasard sur une histoire louche, et ça l’aurait tué ?

– Ça ne me paraît pas idiot du tout, à moi.

Pas du tout. Un mobile. Ça ressemble bien à un mobile. Palace, espèce d’âne bâté.

– OK, dis-je à Naomi en m’asseyant dans l’autre transat. Dis m’en plus.

Ce qu’elle fait ; elle me parle encore du genre de cas sur lesquels travaillait Peter, très probablement des dossiers d’intérêt assurable, dans lesquels le preneur n’est pas une personne mais une organisation. Une entreprise souscrit une assurance pour son directeur des opérations, ou son PDG, contrat qui couvre le risque de désastre en cas de décès de cet individu crucial. Je m’assois pour écouter, mais en fait c’est difficile d’être attentif quand on est assis – compte tenu du vin, compte tenu de l’heure tardive, compte tenu des lèvres rouges de Naomi et de la pâle luminescence de son crâne dans le clair de lune –, c’est pourquoi je me relève, marche de long en large dans la pièce, entre le petit téléviseur et la porte de la cuisine, et Naomi, la tête penchée en arrière, me regarde avec une expression malicieuse, amusée.

– C’est comme ça que tu gardes ta ligne ? me demande-t-elle.

– Ça aide. Il faut que je voie sur quoi il travaillait.

– D’accord.

– Son bureau… (Je ferme les yeux, rassemble mes souvenirs.) Il n’y avait pas de pile de dossiers en cours dessus.

– Non. Non, depuis qu’on a arrêté d’utiliser les ordinateurs et que tout était sur papier. C’est Gompers qui a imaginé ce système assommant. Ou peut-être le bureau régional, je ne sais pas. Mais tous les soirs, ce sur quoi on travaille retourne dans les armoires d’archives. On les reprend le matin.

– Les dossiers sont rangés par employé ?

– Comment ça ?

– Ceux de Peter seraient-ils tous ensemble ?

– Euh… En fait, je n’en sais rien.

Je souris, les joues rouges, les yeux brillants.

– OK. Ça me plaît. C’est bon, ça.

– Quelle drôle de personne tu fais, dit-elle, et d’une certaine manière je n’en reviens pas qu’elle soit réelle, qu’elle soit assise là chez moi, sur mon vieux transat merdique, dans sa robe rouge à boutons noirs.

– C’est vrai, ça me plaît. Je vais peut-être me reconvertir, finalement. Tenter ma chance dans les assurances. J’ai toute la vie devant moi, pas vrai ?

Naomi ne rit pas. Elle se lève.

– Non. Pas toi. Toi, tu es un policier jusqu’au bout des ongles, Hank.

Elle me regarde, bien en face, je baisse un peu la tête avant de lui retourner son regard, et je me dis soudain, farouchement, douloureusement, que ça y est. Je ne retomberai jamais amoureux. C’est la dernière fois.

– Quand l’astéroïde arrivera, tu seras encore là, une main tendue devant toi, en train de crier : « Halte ! Police ! »

Je me rends compte que je ne sais pas quoi répondre à cela.

Je me penche un peu, et elle arque le cou, et nous nous embrassons très lentement, comme si nous avions tout le temps au monde. Nous sommes en plein baiser quand le chien entre à petits pas, se frotte contre ma jambe, et je le repousse doucement. Naomi passe un bras autour de mon cou, puis ses doigts suivent doucement le col de ma chemise.

Une fois ce baiser terminé, nous nous embrassons encore, plus fort, avec une hâte soudaine, et lorsque nous nous décollons, Naomi suggère que nous allions dans la chambre, et je m’excuse de ne pas avoir un vrai lit, juste un matelas par terre. Je ne me suis pas encore décidé à en acheter un, et elle me demande depuis combien de temps je vis comme ça et je réponds cinq ans.

– Alors tu ne te décideras sans doute jamais, murmure-t-elle en m’attirant à elle.

– Tu as sans doute raison, dis-je tout bas en l’entraînant avec moi sur le lit.

Bien plus tard, dans le noir, alors que le sommeil commence à alourdir nos paupières, je chuchote à Naomi :

– Quel genre de poésie ?

– Des villanelles, me répond-elle, et je ne sais pas ce que ça veut dire. Une villanelle est un poème de dix-neuf vers, ajoute-t-elle, toujours à voix basse. Cinq tercets, composés chacun de trois vers rimés. Et les premier et dernier vers du premier tercet reviennent sans cesse au cours du poème, en dernier vers de chacun des tercets suivants.

– D’accord, dis-je, sans vraiment tout enregistrer, plutôt concentré sur la douce présence électrique de ses lèvres sur ma gorge.

– Ça se termine par un quatrain, qui se compose de quatre vers rimés, et les deuxième et troisième vers du quatrain reprennent encore les premier et dernier vers du premier tercet.

– Ah. (Un silence.) Il va me falloir un exemple.

– Il y en a beaucoup qui sont excellents.

– Récite-moi une de celles que tu écris en ce moment.

Son rire est un petit courant d’air chaud dans mon cou.

– Je n’en écris qu’une et elle n’est pas terminée.

– Tu n’en écris qu’une ?

– Mais une belle. D’ici octobre. C’est mon projet.

– Ah.

Nous restons un moment sans bouger ni parler.

– Tiens, me dit-elle. Je vais t’en dire une célèbre.

– Je ne veux pas la villanelle célèbre. Je veux la tienne.

– Elle est de Dylan Thomas. Tu l’as sans doute déjà entendue. On l’a beaucoup vue dans les journaux ces derniers temps.

Je secoue la tête.

– J’essaie de ne pas trop lire la presse.

– Tu es un drôle de type, inspecteur Palace.

– On me le dit souvent.

* * *

À un moment, tard dans la nuit, je m’éveille vaguement et Naomi est là, debout dans l’encadrement de la porte, vêtue de ses seuls sous-vêtements, en train de passer sa robe rouge par-dessus sa tête. Elle me voit la regarder, s’arrête, sourit, sans aucune gêne, puis finit de s’habiller. Je remarque, même dans la pâle pénombre du couloir, que tout son rouge à lèvres est parti. Elle apparaît dépouillée et adorable, comme quelque chose qui vient de naître.

– Naomi ?

– Henry. (Elle ferme les yeux.) Une chose. (Rouvre les yeux.) Encore une chose.

Je place ma main en visière contre le clair de lune pour tenter de mieux la voir. Les draps sont froissés contre mon torse, mes jambes dépassent un peu sur le côté du matelas.

Elle s’assoit sur le lit, à mes pieds, dos à moi.

– Naomi ?

– Non, oublie.

Elle secoue rapidement la tête, se relève, parle, un torrent de mots dans le presque noir.

– Henry, sache que quoi qu’il arrive, quelle que soit la manière dont ça finira… tout ça, c’était réel, et bon, et juste.

– Bah, oui. Oui, bien sûr.

– Réel et bon et juste, et je ne l’oublierai pas, dit-elle. D’accord ? Quelle que soit la manière dont ça finira.

– D’accord.

Elle se penche sur moi, m’embrasse fort sur la bouche, et disparaît.

3

– Palace.

– Quoi ? Allô ?

Je me redresse d’un coup, regarde autour de moi. J’ai tellement l’habitude d’être tiré de mes rêves par le téléphone que je mets un petit moment à comprendre que je rêvais non pas d’Alison Koechner mais de Naomi Eddes, et puis l’instant d’après je prends conscience que ce n’était pas un rêve, pas cette fois – Naomi était réelle, est réelle, et je la cherche des yeux, mais elle n’est plus là. Mes stores sont relevés, le soleil hivernal envoie des rectangles jaunes et flottants sur les draps froissés, sur mon vieux matelas, et il y a une femme au téléphone qui me crie dans l’oreille.

– Connaissez-vous les peines encourues par quiconque se fait passer pour un représentant officiel de l’État ?

Oh, purée. Oh, non. Fenton.

– Oui madame, tout à fait.

Le sang, le flacon de sang. Hazen Road.

– Je vais vous les rappeler quand même.

– Docteur Fenton.

– Quiconque usurpe d’identité d’un représentant officiel de l’État encourt une peine de dix à vingt-cinq ans d’emprisonnement au titre de l’article VI, c’est-à-dire que vous allez directement en prison en attendant le procès, lequel n’aura jamais lieu.

– J’en suis conscient.

– La même peine s’applique au délit d’obstruction à une enquête criminelle.

– Puis-je m’expliquer ?

– Non merci. Mais si vous n’êtes pas à la morgue dans vingt minutes, vous allez au trou.

Je prends deux minutes pour m’habiller et deux de plus pour remplacer la compresse de mon œil. Avant de fermer ma porte, je promène mon regard dans le salon : les transats, la bouteille de vin vide. Pas trace des vêtements de Naomi, de son livre de poche, de son manteau, pas trace des talons de ses bottes sur le tapis. Pas trace de son odeur.

C’est arrivé, pourtant. Je ferme les yeux et je le sens, le cheminement de son doigt me chatouillant la nuque, m’attirant à elle. Je n’ai pas rêvé.

Vingt minutes, m’a dit Fenton, et elle ne plaisantait pas. Je dépasse les limites de vitesse sur tout le trajet jusqu’à l’hôpital de Concord.

* * *

Fenton est exactement telle que je l’ai vue la dernière fois, seule avec son chariot à roulettes dans la froide lumière de la morgue. Les tiroirs d’acier avec leurs poignées grises, l’étrange armoire de rangement des damnés.

À mon entrée, elle regarde sa montre.

– Dix-huit minutes quarante-cinq secondes.

– Docteur Fenton, j’espère que vous… J’espère… Écoutez…

Il y a des larmes dans ma voix, je ne sais pas pourquoi. Je m’éclaircis la gorge. J’essaie de formuler dans ma tête une explication satisfaisante, justifier le fait que j’aie pu voler du sang et le faire analyser sous un faux prétexte… j’essaie de dire à quel point j’étais persuadé que c’était une affaire de drogue, combien je tenais à confirmer ou infirmer que Peter Zell était toxicomane… Sauf que cela n’a plus d’importance, en fait cela n’en a jamais eu, c’était une histoire d’assurances, depuis le début… et pendant ce temps je fonds sous les effets combinés de son regard furieux et des lampes ultrapuissantes… et bien sûr, Peter aussi est là, elle a sorti son corps de son tiroir et l’a disposé sur la froide surface de la table d’autopsie, toujours aussi mort, les yeux braqués sur le plafond.

– Je suis désolé – voilà tout ce que j’arrive enfin à balbutier. Absolument navré, docteur Fenton.

– Oui. Moi aussi.

Son expression est neutre, impassible, derrière les deux O parfaits de ses lunettes.

– Pardon ?

– Je dis que moi aussi je suis navrée, et si vous pensez que je vais le redire une troisième fois, vous vous trompez gravement.

– Je ne comprends pas.

Fenton se tourne vers son chariot pour y prendre une feuille de papier.

– Ce sont les résultats de la sérologie, et comme vous le verrez ils m’ont poussée à réviser mes conclusions sur cette affaire.

– En quel sens ? dis-je, un peu tremblant.

– Cet homme a été assassiné.

Ma bouche s’ouvre toute seule, et c’est plus fort que moi, je pense les mots et ils sortent tout seuls aussi.

– Je le savais. Oh mon Dieu, je le savais depuis le début.

Fenton remonte légèrement ses lunettes qui ont glissé sur son nez, et lit le papier.

– Tout d’abord. L’analyse sanguine révèle non seulement une alcoolémie élevée mais aussi la présence d’alcool dans l’estomac, ce qui indique qu’il avait bu en abondance au cours des heures qui ont précédé la mort.

– Ça, je le savais.

J. T. Toussaint, lors de notre premier entretien : ils sont allés voir Pâles lueurs au loin. Ils ont descendu bon nombre de bières.

– Également présentes dans le sang : des traces significatives d’une substance contrôlée.

Je hoche la tête, l’esprit en ébullition car j’ai une longueur d’avance sur elle.

– Tout à fait. De la morphine.

– Non, dit-elle en relevant les yeux sur moi, curieuse, étonnée et un peu agacée. De la morphine ? Non. Aucune trace d’opiacée d’aucune sorte. Ce qu’il avait dans l’organisme était un composé chimique appelé acide gamma-hydroxybutyrique.

Je tords le cou pour mieux apercevoir le rapport, une fine feuille de papier décorée de calculs, de cases cochées, le tout tracé d’une écriture précise, penchée vers l’arrière.

– Excusez-moi. Quel genre d’acide ?

– Du GHB.

– Vous voulez dire… la drogue du viol ?

– Taisez-vous, inspecteur, tranche Fenton en sortant de sa poche une paire de gants en latex translucide. Venez par ici et aidez-moi à retourner le corps.

Nous passons nos doigts sous le dos de Peter Zell, le soulevons et le retournons sur le ventre, après quoi nous observons son large dos pâle, la chair qui s’écarte de l’échine. Fenton se coince dans l’œil une petite lentille semblable à une loupe d’horloger, puis lève la main pour diriger la lampe qui surplombe la table d’autopsie – et dont l’éclat est si fort qu’il vous donnerait presque des hallucinations – vers une meurtrissure brune et enflée derrière le mollet droit de Zell, juste au-dessus de la cheville.

– Ça vous dit quelque chose ?

Je me penche en avant.

Je pense encore au GHB. Il me faudrait un carnet, il faut que je note tout cela. J’ai besoin de réfléchir. Naomi s’est arrêtée à la porte de ma chambre, elle a failli me dire quelque chose, puis elle s’est ravisée et s’est éclipsée. J’éprouve une bouffée de manque si forte que j’en ai un instant les jambes molles, et je m’appuie contre la table, m’y raccroche à deux mains.

Tout doux, Palace.

– En fait, c’est surtout pour ceci que je vous dois des excuses, me dit Fenton. Dans ma hâte de conclure à un suicide évident, j’ai omis d’envisager sérieusement tout ce qui pourrait provoquer un anneau de contusions au-dessus d’une cheville.

– D’accord. Et donc…

Je m’interromps. Je ne sais pas du tout ce qu’elle veut dire.

– À un moment donné, au cours des heures qui se sont écoulées avant qu’il finisse là où vous l’avez retrouvé, cet homme a été neutralisé et traîné par la jambe.

Je la dévisage, incapable de prononcer un mot.

– Probablement jusqu’à un coffre de voiture, continue-t-elle en reposant la feuille sur le chariot. Probablement pour être déplacé jusqu’à la scène, puis pendu. Je vous l’ai dit, j’ai considérablement revu ma compréhension de cette affaire.

Dans ma tête, j’ai une vision éclair des yeux morts de Peter Zell, de ses lunettes disparaissant dans les ténèbres d’un coffre.

– Avez-vous des questions ? s’enquiert Fenton.

Je n’ai que ça, des questions.

– Et son œil ?

– Comment ça ?

– L’autre contusion. Sur sa joue, sous l’œil droit. Il prétendait être tombé dans un escalier. Est-ce possible ?

– Possible, mais improbable.

– Et vous êtes certaine qu’il n’avait pas du tout de morphine dans le corps ? Qu’il n’en a pas absorbé le soir où il est mort ?

– Oui. Pas depuis au moins trois mois.

Il faut que je repense tout l’ensemble, que je reprenne tout de A à Z. Que je revoie la chronologie, Toussaint, Peter Zell lui-même. Avoir eu raison depuis le début, avoir deviné qu’on l’avait assassiné ne me donne aucune joie. Je n’éprouve pas la puissante excitation de celui qui savait. Au contraire, je me sens perdu… triste… incertain. J’ai l’impression qu’on m’a jeté, moi, dans le coffre d’une voiture, l’impression d’être cerné par les ténèbres et de lever les yeux vers un mince rai de lumière du jour. En sortant de la morgue, je m’arrête devant la petite porte noire ornée d’une croix et passe les doigts sur le symbole. Cela me rappelle que les gens sont si nombreux à se sentir au fond du trou, en ce moment, qu’il a fallu fermer cette petite salle, transférer les offices quotidiens dans un local plus vaste, ailleurs dans le bâtiment. Voilà où nous en sommes.

* * *

À l’instant où je pose le pied sur le parking de l’hôpital, mon téléphone sonne.

– Bon Dieu, Hank, t’étais passé où ?

– Nico ?

Je l’entends mal car il y a un raffut d’enfer derrière elle, une sorte de rugissement.

– J’ai besoin que tu m’écoutes attentivement, s’il te plaît.

Le bruit de fond est intense, comme celui du vent s’engouffrant par une fenêtre ouverte.

– Nico, tu es sur l’autoroute ?

Il y a trop de boucan sur le parking. Je fais demi-tour et rentre dans le hall.

– Henry, écoute.

Le vent derrière elle rugit de plus en plus fort, et je commence à percevoir la plainte caractéristique des sirènes, un hurlement lointain et menaçant mélangé au souffle du vent. J’essaie de reconnaître le son de ces sirènes-là, ce ne sont pas celles de la police de Concord. Des véhicules de la police d’État ? Je n’en sais rien… Que conduisent les marshalls fédéraux, de nos jours ?

– Nico, où es-tu ?

– Je ne t’abandonne pas.

– Mais bon Dieu, de quoi tu parles ?

Sa voix est raide comme de l’acier ; c’est elle, et ce n’est pas elle. On dirait que ma sœur lit un script écrit pour elle. Le rugissement cesse d’un seul coup, et j’entends une porte claquer, j’entends des pas qui courent.

– Nico !

– Je reviendrai. Je ne t’abandonne pas.

La ligne est coupée. Silence.

* * *

Je fonce à la base de la Garde nationale du New Hampshire à 200 km/h, sirène hurlante et gyrophare allumé, en actionnant l’émetteur du tableau de bord pour faire passer les feux au vert sur mon passage, brûlant ma précieuse essence comme un incendie de forêt.

Le volant tremble sous mes mains, et je m’engueule moi-même à pleine voix : connard, connard, connard ! J’aurais dû lui dire, pourquoi ne l’ai-je pas fait ? J’aurais dû lui relater en détail tout ce que m’a appris Alison : que Derek lui mentait depuis le début sur les histoires dans lesquelles il s’était embringué, sur l’endroit où il se rendait ; qu’il était mêlé à cette affaire débile de société secrète ; que le gouvernement le considérait comme un terroriste, un criminel violent, et que si elle persistait à essayer de le suivre, elle connaîtrait le même sort que lui.

Je serre le poing, cogne dans le volant. J’aurais dû lui montrer que ça ne valait pas la peine de se sacrifier pour lui.

J’appelle le bureau d’Alison Koechner, et bien sûr personne ne me répond. J’essaie encore une fois, et le téléphone me lâche ; furieux, je le balance sur la banquette arrière.

Bordel de merde !

Maintenant, elle va faire quelque chose de vraiment idiot, se faire descendre par la police militaire, ou se retrouver au trou jusqu’à la fin avec ce demeuré.

Je m’arrête dans un crissement de pneus à l’entrée de la Garde nationale, et je bafouille comme un crétin devant le cerbère de l’entrée.

– Hé, hé, excusez-moi. Je m’appelle Henry Palace, je suis inspecteur de police, et je crois que ma sœur est ici.

Le garde ne dit rien. Ce n’est pas le même que l’autre fois.

– Son mari était emprisonné ici, je crois qu’elle est là et il faut que je la retrouve.

L’expression du type ne change pas.

– Nous n’avons pas de détenus en ce moment.

– Hein ? Oui… ah, euh… hé, là-bas ! Bonjour !

J’agite les deux mains au-dessus de ma tête, car voici quelqu’un que je reconnais. C’est la réserviste pas commode qui surveillait la prison quand je suis venu parler à Derek, la femme en treillis camouflage qui a attendu, impassible, dans le couloir, pendant que je m’efforçais de lui faire entendre raison.

– Bonjour. J’aurais besoin de voir le détenu.

Elle arrive à grandes enjambées, droit sur moi qui ai encore un pied dans la voiture, laquelle est au point mort, garée tout de travers, moteur en marche, devant le portail.

– Excusez-moi ? Bonjour. Il faut que je revoie le détenu de l’autre jour. Désolé, je n’ai pas rendez-vous. C’est urgent. Je suis officier de police.

– Quel détenu ?

– Je suis inspecteur.

Je m’arrête, reprends mon souffle.

– Qu’est-ce que vous venez de dire ?

Elle devait savoir que j’étais là, elle a dû voir arriver la voiture sur un écran ou je ne sais quoi, et venir à la porte. Cette idée me glace bizarrement le sang.

– J’ai dit : quel détenu ?

J’en reste coi, dévisageant tour à tour la réserviste et le garde. Ils m’observent tous les deux sans bouger, la main sur la crosse de l’arme automatique suspendue qu’ils portent en bandoulière. Mais que se passe-t-il, ici ? Voilà ce que je pense. Nico n’est pas là. Il n’y a pas de sirènes, pas de hurlements frénétiques. Rien que le ronronnement distant d’un rotor ; non loin d’ici, sur ce vaste terrain militaire, un hélicoptère décolle ou se pose.

– Le jeune. Le détenu. Celui qui était ici, avec ses dreadlocks ridicules, qui était dans la… la cellule, là-bas, dis-je avec un geste vague dans la direction de la prison.

– Je ne sais pas à quel individu vous faites allusion, me répond la matonne.

– Mais si, vous savez. Vous étiez là !

Sans me quitter un instant des yeux, elle lève lentement le canon de son arme. L’autre soldat, celui qui gardait le portail, lève aussi son AK-47, et je me retrouve face à deux soldats qui me tiennent en joue, la crosse calée contre la taille et le canon dirigé pile sur le centre de mon torse. Et cela ne change rien que je sois flic, et que ce soient des soldats américains, que nous soyons tous dévoués au maintien de l’ordre : rien au monde ne pourrait empêcher ces deux-là de m’étaler raide mort.

– Il n’y a jamais eu de jeune homme ici.

* * *

Aussitôt que je remonte en voiture, mon téléphone sonne, et je tâtonne fébrilement sur la banquette arrière jusqu’à ce que je le trouve.

– Nico ? Allô ?

– Holà, on se calme ! C’est Culverson.

– Ah. Inspecteur.

– Dis-moi, il me semble que tu m’avais parlé d’une jeune femme appelée Naomi Eddes. Tu sais, ton enquête sur le pendu ?

Mon cœur fait des bonds dans ma poitrine, comme un poisson au bout de sa ligne.

– Oui ?

– McConnell vient de la trouver, dans l’immeuble Water West. Le bureau des assurances.

– Comment ça, McConnell l’a trouvée ?

– Morte, je veux dire. Tu veux venir jeter un œil ?

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