Chapitre 13

À la grande satisfaction de Heather, il s’avéra que les cinquante-neuf carreaux de chaque groupe formaient une grille rectangulaire. En fait, ils formaient quarante-huit carrés parfaits.

Il y avait de nombreux motifs circulaires, qui apparaissaient quand les grilles étaient rendues sous la forme de carrés noirs et blancs. Les cercles présentaient une variété de diamètres – certains grands, d’autres petits. Eux aussi tombaient dans des catégories de dimensions. Aucun cercle n’avait un diamètre unique.

Malheureusement, mis à part les cercles – qui semblaient bien être la preuve flagrante que les carreaux avaient été prévus pour être disposés de cette façon –, aucun motif significatif n’émergeait. Elle avait follement espéré voir se former un véritable livre d’images de quatre fois douze feuilles, qu’elle aurait intitulé Quarante-huit vues du mont Alpha du Centaure !

Elle tenta d’arranger les quarante-huit messages en groupes encore plus importants : huit rangées de six, trois rangées de seize, et ainsi de suite. Mais cela ne donnait toujours pas de motif.

Elle essaya aussi de construire des cubes. Certains semblaient avoir un sens : si elle traçait des arceaux imaginaires d’un cube à l’autre, avec des configurations particulières, les cercles se positionnaient exactement de façon à s’entrecroiser avec ces arceaux.

Malgré cela, elle ne parvenait toujours pas à trouver un sens à l’ensemble.

Elle est intelligente, mais inexpérimentée. Son dessin suggère une pensée tridimensionnelle.

Spock avait dit « il », pas « elle », bien sûr !

Et puis… Mon Dieu ! Dans le film, il avait dit bidimensionnelle, pas tridimensionnelle. Pourquoi n’avait-elle pas remarqué cela plus tôt ?

Khan était coupable d’avoir une pensée bidimensionnelle, et il avait été vaincu par une attaque à travers trois dimensions.

Et si le défaut de Heather était d’avoir une pensée tridimensionnelle ? Une approche quadridimensionnelle l’aiderait-elle ?

Mais pourquoi les extraterrestres utiliseraient-ils un dessin en quatre dimensions ?

Et pourquoi pas ?

Non. Non, il y avait certainement une meilleure explication.

Elle décida de surfer sur le Net pour chercher des informations sur la quatrième dimension.

Et quand elle les eut toutes digérées, elle se renversa sur sa chaise, ébahie.

Il y avait un trou d’eau ! Il y avait un terrain commun entre les espèces. Mais cela ne ressemblait à rien d’aussi simple qu’un ensemble de fréquences radio. Le terrain commun n’était pas relié à la physique ordinaire, ni à la chimie de l’atmosphère, ni à quoi que ce fût d’aussi élémentaire. Et pourtant, c’était quelque chose qui, sous plusieurs aspects, était encore plus basique, plus fondamental, faisait encore plus partie intégrante du tissu même de l’existence.


Le trou d’eau était dimensionnel. Et c’était précisément la quatrième dimension.

En fonction de son appareil sensoriel, du degré de sa conscience, de l’accord consensuel avec les autres membres de son espèce, pour ne mentionner que cela, toute forme de vie pouvait percevoir l’univers, percevoir sa réalité, en une dimension, deux dimensions, trois dimensions, quatre dimensions, cinq dimensions, et ainsi de suite, à l’infini.

Mais parmi tous les espaces dimensionnels possibles, il y en avait un qui était unique.

Une interprétation quadridimensionnelle de la réalité était vraiment spéciale.

Heather ne comprenait pas tout – en tant que psychologue, elle possédait d’excellentes bases en statistiques, mais elle n’avait pas un niveau très élevé dans les hautes sphères mathématiques. Cependant, il était clair, d’après ce qu’elle venait de lire, que la quatrième dimension possédait des propriétés spécifiques.

Après avoir trouvé le site Science News sur le Web, Heather avait découvert, à sa grande surprise, un article de mai 1989 écrit par Ivars Peterson, qui commençait ainsi :

« Quand des mathématiciens – qui sont en principe des personnes prudentes et consciencieuses – appliquent des adjectifs comme “bizarre”, “étrange”, “surprenant” et “mystérieux” à leurs résultats, c’est qu’ils ont remarqué quelque chose d’inhabituel. De telles expressions reflètent l’état récent des études de l’espace en quatre dimensions, un royaume se trouvant à une courte enjambée de celui qui nous est familier, l’univers en trois dimensions. « En combinant des idées de physique théorique à des notions abstraites de topologie, les mathématiciens découvrent que l’espace en quatre dimensions présente des propriétés mathématiques très différentes de celles qui caractérisent l’espace dans d’autres dimensions. »

Heather ne prétendait pas comprendre tout ce que Peterson avait écrit ensuite, comme par exemple le fait qu’il n’était possible qu’en quatre dimensions d’avoir des variétés dont la forme était similaire mais dont l’évolution présentait une discontinuité.

Mais au fond, cela n’avait pas d’importance, le problème étant que, d’un point de vue mathématique, un espace quadridimensionnel était unique. Quelle que fût la manière dont une race percevait la réalité, ses mathématiciens devraient inexorablement affronter les problèmes et les caractéristiques inhérents à un espace en quatre dimensions.

C’était un trou d’eau d’une espèce différente – un lieu de rassemblement pour des pensées provenant de toutes les formes de vie possibles.

Dieu. Non, non, pas seulement Dieu.

Corpus hypercubus.

Elle pouvait faire des cubes en trois dimensions avec ses pages. Et avec quarante-huit pages, cela ferait un total de huit cubes.

Huit cubes, exactement comme dans la peinture de Dali sur le mur du laboratoire de Kyle.

Exactement comme un hypercube déplié.

Naturellement, Cheetah avait dit qu’il existait plus d’une méthode pour déplier un cube simple, ordinaire ; mais une seule des onze méthodes possibles donnait la forme de la croix.

Il y avait probablement aussi de nombreuses façons de déplier un hypercube.

Mais les marques circulaires fournissaient un guide !

Il n’y avait sans doute qu’une seule façon d’aligner les huit cubes afin que les arceaux imaginaires trouvent le bon emplacement pour s’insérer dans le prolongement des marques circulaires.

Elle avait essayé d’arranger les dessins comme des cubes, avec l’espoir qu’ils s’aligneraient pour former un motif évocateur. Mais maintenant, elle tentait de les disposer sur l’écran de son ordinateur comme les cubes séparés d’un tesseract déplié.

L’université de Toronto possédait des sites autorisés pour la plupart des logiciels employés dans ses différents départements. Kyle avait montré à Heather comment accéder au programme CAD qui avait été utilisé pour déterminer la façon dont les carreaux individuels s’ajustaient entre eux.

Il lui fallut un bon bout de temps pour s’en servir normalement bien que le logiciel fonctionnât au son de la voix. Elle finit enfin par avoir les quarante-huit messages disposés en huit cubes. Elle commanda ensuite à l’ordinateur de composer avec les huit cubes toutes les constructions possibles pour que les marques circulaires d’enregistrement se disposent correctement.

Des boîtes se mirent à danser sur son écran pendant quelques instants, puis la solution correcte apparut.

C’était l’hypercrucifix, comme dans la peinture de Dali : une colonne verticale de quatre cubes, et quatre cubes complémentaires qui saillaient des quatre faces exposées du second cube en partant du haut.

Il n’y avait aucun doute. Les messages extraterrestres formaient un hypercube déplié.

Heather se demanda ce qu’elle obtiendrait si elle pouvait vraiment plier ce modèle tridimensionnel dans le sens de kata ou d’ana.


C’était une journée typique du mois d’août, chaude, humide et brumeuse. Heather était luisante de sueur d’avoir marché jusqu’au laboratoire de fabrication assistée par ordinateur ; ce laboratoire faisait partie du Département d’Ingénierie mécanique. Comme elle n’y connaissait personne, elle resta sur le palier et observa les robots et les machines qui cliquetaient autour d’elle.

— Puis-je vous aider ? demanda un homme aux cheveux argentés.

— Je veux bien, répondit-elle avec un sourire. Je suis Heather Davis, du Département de Psychologie.

— Quelqu’un a perdu une vis ?

— Pardon ?

— Une vieille blague. Un psychologue vient voir un ingénieur. « Nous resserrons les vis à tout moment(1). »

Heather rit doucement.

— Je suis Paul Komensky, dit-il en lui tendant la main.

— J’ai vraiment besoin de l’aide d’un ingénieur, annonça Heather. Je voudrais faire construire quelque chose.

— Qu’est-ce que c’est ?

— À vrai dire, je ne sais pas trop… une série de panneaux.

— De quelle grandeur ?

— Je n’en ai aucune idée.

L’ingénieur fronça les sourcils, mais Heather n’aurait pu dire s’il voulait exprimer par là « quelle idiote » ou « encore une qui veut jouer les artistes ».

— C’est un peu vague, soupira-t-il.

Heather lui adressa son plus charmant sourire. Les écoles d’ingénieurs comptaient maintenant cinquante pour cent d’étudiantes, mais Komensky était assez âgé pour se souvenir de l’époque où les ingénieurs étaient tous des hommes frustrés de passer des journées entières sans apercevoir une femme.

— Je suis désolée, dit-elle. Je travaille sur les messages radio des extraterrestres et…

— Je savais bien que je vous avais déjà vue quelque part ! C’est à la télé, mais dans quelle émission ?

La question embarrassa Heather ; elle avait participé à de nombreuses émissions, récemment, mais comment le dire sans paraître prétentieuse ?

— C’était sur Newsworld ? hasarda-t-elle.

— Oui, peut-être. Alors, ce que vous me demandez, ça a un rapport avec les extraterrestres ?

— Je n’en suis pas très sûre, mais je crois bien. Je veux faire une série de carreaux représentant les grilles des messages extraterrestres.

— Combien y a-t-il de messages ?

— Deux mille huit cent trente-deux, au moins, la plupart non décodés. Ce sont les seuls que je veux mettre en carreaux.

— C’est très particulier.

— Je sais.

— Mais vous ne savez pas de quelle grandeur ils doivent être ?

— Non.

— Dans quel matériau les voulez-vous ?

— Avec deux substances différentes.

Elle lui montra son dossier de données. Deux formules chimiques apparurent sur l’écran.

— Pouvez-vous en faire la synthèse ? Il jeta un coup d’œil sur l’écran.

— Bien sûr, cela ne présente aucune difficulté. Mais êtes-vous sûre qu’elles resteront solides à température ambiante ?

Les yeux de Heather s’agrandirent. Elle avait lu tout ce qui avait été écrit sur ces formules chimiques, dix ans auparavant, quand elles avaient été synthétisées pour la première fois, mais elle n’y avait plus guère pensé depuis.

— Je n’en sais absolument rien !

— Celle-ci doit l’être, dit-il en montrant la formule du haut. Quant à celle-ci… bon, on verra. Ces formules viennent des messages extraterrestres ?

Heather hocha la tête.

— Elles figuraient dans les onze premières pages. Ces composants ont déjà été synthétisés, naturellement, mais personne n’a encore pu comprendre à quoi ils pouvaient servir.

Komensky parut impressionné.

— C’est passionnant.

Elle hocha la tête.

— Je voudrais que les bits « zéro » soient faits avec l’une de ces substances, et les bits « un » avec l’autre.

— Voulez-vous que l’un recouvre l’autre ?

— Recouvre ? Non, non, j’aimerais que vous les fabriquiez avec ces deux matériaux.

Komensky se rembrunit.

— Attendez. Il me semble que cette formule est celle d’un liquide, mais il peut produire une croûte dure en séchant. Vous voyez, il y a de l’oxygène et de l’hydrogène. Ils peuvent s’évaporer comme l’eau, et laisser un matériau solide.

— Voilà qui apporterait une solution à un problème important, que j’ai été incapable de résoudre.

— Lequel ?

— Eh bien, j’ai essayé de comprendre à quelle substance pouvaient correspondre les bits « un » et à laquelle correspondaient les bits « zéro ». Les « uns » sont des bits de « dessus », donc ils doivent représenter la peinture… elle doit aller sur le… sur le…

— Le substrat, comme nous l’appelons en science des matériaux.

— Oui, c’est ça… le substrat.

Elle fit une pause.

— Est-ce que ça vous paraît compliqué à réaliser ?

— Eh bien, encore une fois, cela dépend de la grandeur des carreaux.

— Ils ne sont pas tous de la même taille, mais les plus grands eux-mêmes ne doivent pas dépasser quelques centimètres. Il faut que je puisse les assembler.

— Les assembler ?

— Oui, les poser côte à côte. Si on arrange correctement chaque groupe de cinquante-neuf carrés, ils forment un carré parfait – et on ne peut obtenir cela qu’en les disposant d’une seule manière.

— Pourquoi ne pas fabriquer directement les grands panneaux plutôt que les carreaux individuels ?

— Je ne sais pas. Les carreaux eux-mêmes ont peut-être une signification. Je ne veux pas me contenter d’une hypothèse.

— Comme pour les bits de « dessus » qui vont « sur » le substrat ? dit-il d’un ton taquin.

Heather haussa les épaules.

— C’était une supposition comme une autre.

Il hocha la tête, lui accordant ce point.

— Ainsi, vingt-huit centaines de carreaux font combien d’ensembles de carreaux plus importants ?

— Quarante-huit.

— Et qu’allez-vous faire avec ces carreaux ?

— Je vais les assembler en cubes – puis assembler ces cubes en un hypercube déplié.

— Oh ! C’est impressionnant !

— Assez, oui.

— Bon. Voulez-vous que l’objet fini soit suffisamment grand pour que vous puissiez vous glisser à l’intérieur d’un de ces cubes ?

— Non, ce ne sera pas…

Elle s’interrompit.

Après tout, aucune échelle n’était spécifiée nulle part. Apparemment, les dimensions de cette construction n’étaient suggérées dans aucun message.

« Faites-le de n’importe quelles dimensions, semblaient dire les extraterrestres. Faites-le à vos dimensions ! »

— Oui, oui, ce sera parfait ! Suffisamment grand pour que je puisse m’y introduire.

— Bon, d’accord. Nous pouvons fabriquer les carrés qui formeront le substrat, pas de problème. Vous les voulez de quelle épaisseur ?

— Je n’en sais rien. Aussi minces que possible, je suppose.

— Je peux les faire d’une molécule d’épaisseur, si vous voulez.

— Non, pas aussi minces. Ils doivent tenir ensemble. Un millimètre ou deux, plutôt.

— Pas de problème. Nous avons une machine qui fabrique des panneaux de construction en plastique pour l’École d’Architecture ; elle est assez facilement modifiable pour produire les carreaux dont vous avez besoin. Est-ce que vous préférez qu’ils aient un bord lisse, ou qu’ils aient une rainure et une languette pour qu’ils puissent s’ajuster ?

— Vous voulez dire qu’ils pourraient former un grand morceau solide ?

Komensky acquiesça.

— Ce serait formidable.

— Et l’autre produit chimique, on le recouvre de peinture ?

— Je croyais que je serais obligée de le faire à la main, dit Heather.

— Bien sûr, vous pourriez le faire, mais nous avons des pulvérisateurs microscopiques programmables qui peuvent travailler à votre place, à condition que la substance ait un taux de viscosité suffisamment bas. Ces pulvérisateurs, nous nous en servons pour peindre des motifs sur les panneaux que les étudiants en architecture nous commandent – vous voyez, des contours de brique, ou des petits points pour représenter les rivets, des trucs comme ça.

— Ce sera parfait. Pour quand pouvez-vous le faire ?

— Pendant l’année scolaire, nous sommes généralement très pris, mais en été, nous avons beaucoup de temps libre. Nous pouvons nous y mettre immédiatement. Il y a toujours deux ou trois étudiants qui traînent par là. Je vais en faire travailler un sur ces produits. Comme je vous l’ai déjà dit, leur composition paraît assez simple à première vue, mais nous n’en aurons la certitude que lorsque nous essaierons vraiment de les synthétiser.

Il s’interrompit.

— Qui va payer cette petite opération ? reprit-il.

— Elle coûtera combien ?

— Oh, pas grand-chose. Les robots sont très bon marché actuellement, nous ne sommes plus obligés de les amortir en fabriquant des produits à la chaîne, comme autrefois. Ce sera environ cinq cents dollars pour le matériau.

Heather hocha la tête. Elle trouverait bien le moyen d’expliquer cela plus tard au directeur de son laboratoire, quand il serait revenu de vacances.

— C’est bien. Envoyez la facture au Département de Psychologie. Je signerai la commande.

— Je vous enverrai ça par e-mail.

— Formidable. Merci, merci beaucoup.

— Je vous en prie.

Il sourit en la fixant dans les yeux.

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