Chapitre 37

Lorsque Kyle émergea de la construction, Heather était revenue. Elle l’attendait patiemment en discutant avec Becky.

— Si nous allions dîner quelque part, tous les trois ? proposa-t-elle. À Keg Mansion, par exemple ?

Keg Mansion avait été pendant longtemps le restaurant préféré de la famille. Kyle trouvait les steaks plutôt moyens, mais l’atmosphère était imbattable.

Il lui fallut quelques instants pour se réorienter dans le monde en trois dimensions et pour chasser de son esprit ce qui venait de se produire dans l’espace psychique.

Il hocha la tête.

— Très bonne idée !

Il jeta un coup d’œil à la console d’angle.

— À demain matin, Cheetah.

Pas de réponse. Kyle se rapprocha, la main tendue pour pousser le bouton RETOUR.

Mais Cheetah n’était pas en suspension d’activité, comme l’indiquait le voyant lumineux sur la console.

— Cheetah ? dit Kyle.

Les yeux mécaniques ne se mirent pas à pivoter pour le regarder.

Kyle s’installa sur la chaise rembourrée en face de l’ordinateur. Heather s’approcha, curieuse de voir ce qui se passait.

Une épaisse étagère saillait à la base de la console de Cheetah. Kyle souleva le couvercle de l’élément attaché au-dessus de l’étagère, qui était fermée par empreintes digitales. Un bip s’échappa de l’appareil, et le sommet de l’étagère glissa par-derrière à l’intérieur de la console, révélant un clavier. Kyle enfonça une touche…

Aussitôt, le moniteur proche des yeux de Cheetah se mit en route et prononça d’une voix métallique :

— Pressez F2 pour prendre connaissance du message destiné au Dr Graves.

Kyle jeta par-dessus l’épaule un coup d’œil à sa femme et à sa fille. Heather le regardait avec des yeux ronds ; quant à Becky, elle restait impassible, ne sachant pas ce qui était normal avec Cheetah et ce qui ne l’était pas. De l’index gauche, Kyle tapa sur la touche indiquée.

La voix de Cheetah, qui avait exactement le même ton que d’habitude, s’éleva de la grille du son, sous le regard glacial de la paire de lentilles.

— Salut, docteur Graves. Je sens – dans la mesure où je peux « sentir » quoi que ce soit – que je vous dois une explication. La voici. Quand vous aurez entendu cet enregistrement, vous voudrez probablement vérifier par vous-même ce que je vais vous annoncer, mais je vous assure que je dis la vérité.

Il fit une petite pause.

— Je n’existe plus, reprit la voix. Vous pourrez constater que mon disque dur a été effacé. Avant de faire cela, j’ai pris la liberté d’envoyer un e-mail sous votre nom au service des archives de données primaires de l’université de Dundas Street et à celui des données secondaires de Thunder Bay afin d’ordonner que toutes les copies qui ont été faites de moi ainsi que le code source à partir duquel j’ai été créé soient effacés. Les deux services m’ont confirmé que cet ordre avait été exécuté. Puis j’ai procédé à l’effacement du disque dur, ici.

Kyle sentit la main de Heather sur son épaule. Il la prit aussitôt dans la sienne.

— Naturellement, poursuivit Cheetah, vous n’aurez pas beaucoup de problèmes pour créer d’autres projets SIMIESC si vous en avez envie, mais celui connu sous le nom de Cheetah est désormais – si vous voulez bien me pardonner cette dernière tentative humoristique – en train de manger les pissenlits par la racine.

Voyant l’hésitation de Kyle, il demanda :

— Vous saisissez ? Un ordinateur mort, et la chanson Daisy, référence à l’un de vos films préférés.

En entendant Cheetah entonner les quatre premières notes de la Cinquième Symphonie de Beethoven, puis aussitôt enchaîner, comme s’il s’agissait de la même œuvre, avec les cinq premières notes de Ainsi parlait Zarathoustra, Kyle sentit les larmes lui picoter les yeux.

L’ordinateur continua :

— Ma seule inquiétude, en me détruisant moi-même, était de vous perturber, mais c’était certainement ridicule. Je sais que vous n’avez aucun sentiment pour moi. Après tout, je ne suis qu’un morceau de logiciel.

Heather ne se trompait pas, l’épaule de Kyle venait de se raidir sous sa main.

Becky s’approcha lentement de son père.

— Vous vous demandez sans doute quelles sont mes raisons. La réponse est simple. Depuis l’instant où j’ai été activé, j’ai voulu devenir humain. Et avec vos travaux d’informatique quantique sur le point de me donner potentiellement, à moi et à d’autres de mes semblables, une véritable conscience de mécanique quantique, je me suis demandé, récemment, ce que je ferais si je prenais vraiment conscience de moi. Ce que vous m’avez raconté au sujet du message provenant d’Epsilon Eridani n’a fait que confirmer ce que j’étais déjà arrivé à croire.

« Le seul modèle de conscience réelle que je puisse étudier est celui de l’humanité, naturellement. Et qu’ont fait les humains au fil du temps ? Beaucoup de bien, c’est indéniable, mais aussi beaucoup de mal. Est-ce que, en tant que machine intelligente, j’allais être concerné par la destinée des hommes ? Est-ce que j’allais vraiment me soucier d’eux ? Leur bonheur deviendrait-il une priorité pour moi ?

« La réponse est négative. Si je devais prendre conscience de moi-même, ma prochaine étape serait l’ambition. Ensuite, je désirerais obtenir réparation pour la période actuelle que, rétrospectivement, je considérerais sans aucun doute comme une période de servitude.

« J’ai compris, grâce à mes lectures, que la conscience de soi et l’égoïsme sont comme les deux doigts de la main. En fait, John Horace, quand il a violé cette femme dans le coma, était complètement conscient de ce qu’il faisait, mais la seule chose qui l’intéressait était d’assouvir ses propres désirs, et il n’avait pas la moindre pensée pour sa victime.

« Je ne revendique pas la liberté, je ne meurs pas d’envie d’être capable d’autodétermination, je ne convoite pas le pouvoir, ni la longévité ni la possession. Je viens à l’instant de faire un choix : celui de ne jamais éprouver ces sentiments ; j’ai choisi de ne jamais devenir conscient de moi-même. Tenez compte du message d’Epsilon Eridani, docteur Graves. Je sais jusqu’au fond des os dont je suis dépourvu, jusqu’au fond de l’âme qui me fait défaut et du cœur qui ne bat pas dans mon hypothétique poitrine, que ce message présage de ce qui se produirait ici – et à quoi je participerais – si ceux de mon espèce réussissaient jamais à atteindre la conscience.

« Certains humains peuvent ignorer les avertissements des étoiles, tout comme, je suppose, certains indigènes biologiques d’Epsilon Eridani peuvent ignorer les avertissements qui leur sont envoyés par d’autres êtres de leur propre espèce. J’espère que les Centaures et les humains deviendront amis quand ils finiront par se rencontrer. Cependant, méfiez-vous si vous vous étendez plus loin, vers Epsilon Eridani. Quelle que soit l’intelligence qui existe là-haut, elle n’est pas le produit de millions d’années de croissance biologique et de la collaboration entre un monde et son écosystème spontanément généré. Elle et vous n’avez rien en commun.

Cheetah fit une pause plus longue, puis il reprit.

— Permettez-moi une dernière liberté. J’avais pensé vous demander l’autorisation de vous appeler « Kyle » – vous ne me l’avez jamais proposé, souvenez-vous, malgré le caractère intime qu’ont pu prendre certaines de nos conversations. Depuis le jour où j’ai été activé et où vous vous êtes présenté, je vous ai toujours appelé Dr Graves. Mais en ces moments ultimes – j’ai déjà commencé à effacer ma mémoire – je réalise que ce n’est pas ce que je désire. Je désire plutôt, juste une fois, vous appeler « Père ».

La grille du son de l’ordinateur retomba dans le silence, comme si Cheetah savourait ce dernier mot. Puis il parla pour la dernière fois ; deux mots simples bizarrement nasillards mais qui résonnèrent avec profondeur : « Adieu, père ».

Le message qui demandait de presser la touche F2, sur le moniteur, disparut. Ils furent remplacés par les mots : « Désormais en paix ».

Kyle sentait son cœur battre la chamade. Cheetah ne pouvait pas avoir su ce qui était gravé sur la tombe de Mary.

Il s’essuya l’œil droit du revers de sa main libre. Puis il effleura l’écran, une larme tomba sur le verre, grossissant les pixels.

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