À Gustave et à Henri Lapierre, Jean Clère,
J.-J. Lerrand, René Fonteret et Xavier Salomon,
qui en ont bien lu d’autres !
et qui passent aussi leur vie
à mettre du noir sur du blanc.
Affectueusement.
Ce qu’il y a de chouette avec mon oncle Gustave c’est que, lorsqu’on va à la pêche avec lui, si l’on n’est pas sûr de rapporter du poiscaille, on est au moins certain de ramener une bonne cuite.
Pour ça, un peu organisé qu’il est, Tatave. Un jour, il a oublié sa canne à pêche, mais il avait la « gourde » de rouquin en bandoulière. Quand il est rentré, le soir, il était plus content que s’il avait sorti un brochet de trente livres ; la biture qu’il trimballait n’aurait pas tenu dans sa musette, moi je vous le dis !
On est comme ça, à Lyon.
Quand ça mord pas, on plante sa « gaule » entre deux pierres et on va jouer aux boules. Or, jouer aux boules donne soif… Tout est là… Pour « casser » le beaujolais, on mange du saucisson, mais le saucisson donne soif. Lorsque vous revenez à la berge, votre bouchon est tellement enfoncé que vous croyez avoir harponné un sous-marin… Vous tirez la ligne et vous ramenez un tronc d’arbre gros comme ma cuisse.
Enfin, ça donne au moins des émotions…
Je rentrais du Midi… Une enquête glandularde au sujet d’un poste radio clandestin : en réalité il s’agissait d’un gamin bricoleur qui jouait les « X-84 ne répond plus »… De quoi se l’exposer au musée de l’Homme pour épater les touristes ! Bref, je remontais sur Paris et, comme j’avais de l’avance, je m’arrêtai à Lyon afin de passer le week-end chez Gustave…
Il était content. Lorsque je débarque chez lui c’est toujours avec une kyrielle d’apéros au der.
— Si on allait faire une partie de pêche ? a-t-il proposé au bout d’une heure de libation.
— Qu’est-ce qui nous en empêche ?
Le lendemain, à quatre heures du mat, il me tirait des plumes.
Pour ça, service-service… Ce genre d’expédition démarre toujours comme une attaque en rase campagne avec lui. Il est précis et soucieux comme un colonel qui va faire donner la garde…
Il m’a apporté un jus bien fumant.
— Allez Coco, debout !
Faut vous dire que pour lui, malgré mes cent quatre-vingts livres je suis toujours resté Coco…
En râlant je me suis levé. J’ai commencé par honnir sa partie de pêche aussi matineuse.
— Tes poiscailles, ils se foutent de ta hure… Me faire lever à ces heures, t’es souffrant ! On va pas me guillotiner, non ?
Il a laissé passer l’orage… Très docte, très soucieux… Le capitaine à son bord, comme style, vous mordez ?
Tandis que je buvais son café, du genre infâme, il m’a expliqué, en long et en panoramique, que les poissons, c’est comme les bonnes d’hôtel, faut pas les prendre au lever du lit… Du lit de la rivière comme dirait Breffort !
— Tu comprends, Coco, la pointe du jour, pour la brème, y a que ça.
Y avait que ça aussi pour le petit rhum-limonade avec quoi il se fait des lavages d’estom.
J’ai mis un silencieux à mon clapet.
Ça lui faisait tellement plaisir… Une partie de la nuit il avait préparé les montures… J’avais surveillé les opérations préliminaires d’un œil amusé… Son crin trempait dans un bol d’eau… Il avait ses lunettes sur le bout du nez et il se détraquait le râtelier à force de mordre les petits plombs pour les fixer à la monture… Pour les petits hameçons, alors c’était du grand art. Pas plus gros qu’une fourmi, ils étaient ! Et lui, pour les attacher, il avait un sens tactile de chirurgien chinois…
Enfin on est partis.
Le troquet d’en bas venait d’ouvrir… Tandis que je mettais mon bahut en route et que je laissais tourner un peu le moulin histoire de le dégourdir, on est vite allés s’entuber le premier rhum-limonade de la journée. Ce qui a permis à Tatave de sortir son astuce favorite :
— En voilà un que j’appellerais Adam…
Comme je suis le bon zig qui comprend la vie et qui ne recule devant aucun sacrifice lorsqu’il s’agit du développement de l’esprit français, j’ai demandé :
— Pourquoi, Tonton ?
— Parce que c’est le premier rhum, a-t-il répondu.
Alors là, ça l’a un peu détendu ; il était moins soucieux lorsqu’on est partis. D’autant plus que j’ai offert la mienne et que le patron, pour fêter ma venue, y est allé d’une rasade supplémentaire.
Enfin on a mis les adjas. L’aube rôdaillait au bout de l’horizon. Le jour semblait attendre l’heure annoncée par le calendrier pour radiner dans le centre-ville.
Le coin de pêche n’est jamais éloigné à Lyon. Avec le Rhône et la Saône qui coulent pour ainsi dire sur l’évier, faut être plutôt vicelard pour partir loin. Le fief au Tatave, c’est dix mètres de galets à Pierre-Bénite, dans la banlieue sud.
Les premiers bus commençaient à circuler. On a quitté l’agglomération. Puis on a chopé le Rhône, et alors j’ai commencé à ne plus regretter de m’être arraché des torchons, because ça valait le coup de saveur, parole !
Un fleuve comme ça, vous pouvez toujours vadrouiller avant d’en trouver un pareil ! Le Gange à la rigueur, ou le Nil… Et encore, c’est à voir !
Majestueux, les gars… Brutal, vert, des berges uniques ! Un mec qu’aurait pas de retenue se laisserait aller sur la tartine… Il vous foutrait du « chatoiement d’émeraude » à tous les étages. Des « tons irisés » et des « comme un coursier fougueux » plein les poches. Mais, rassurez-vous, la littérature descriptive, c’est pas le genre de la maison, c’est le blot de ceux qui n’ont rien à bonir…
— Tu pourrais laisser la voiture dans la cour d’un petit café que je connais, a proposé Gustave. Au moins elle ne craindrait rien.
C’était pensé en chef !
Et le verre de blanc qu’il a éclusé était vert comme un officier italien.
J’ai tout de suite pigé pourquoi il tenait à ce qu’on remise la tire à cet endroit. L’estanco était tenu par une veuve aux seins confortables, et fallait pas avoir son brevet de visionnaire pour comprendre qu’il la calçait, Tatave, la veuve, à ses moments perdus.
Il a commencé à lui foutre la main au réchaud tandis que j’avais le dos tourné… Et la grosse vache a eu un long rire langoureux.
— Tu t’égares, ai-je murmuré à l’oreille de l’oncle lorsqu’elle a eu le dos tourné.
— C’était manière de parler, a-t-il murmuré en souriant.
Lui, il aime les grosses porcifs, c’est son droit. Probable que si j’y avais pas été, il lui aurait fait une bonne manière, vite fait, sur la table de la cuisine, entre les verres sales de la veille et le bocal aux filets de harengs… Le coup du lapin, ce serait assez son genre, à l’oncle.
Tac-tac et va-te-laver-je-te-méprise-pas. C’est comme ça qu’on se simplifie l’existence à l’extrême.
La veuve devait avoir organisé sa vie sexuelle. Quelques clilles discrets, des habitués quoi… Par hygiène, et aussi pour faire plaisir… Le docteur Kinsey pouvait toujours aller se faire cuire un œuf s’il comptait sur elle pour renforcer son Bottin !
On a bu un autre blanc et enfin on s’est dirigés vers le fleuve.
Il faisait presque jour.
Il nous a fallu un bon quart d’heure pour défaire les bouts de bois et pour préparer la bouffe des poissons. Il était vachement achalandé, Tatave… Ils devaient l’aimer, les locataires du Rhône ! C’était pas le prix fixe qu’il leur proposait ! Mais toute la carte, sans majoration : ver de vase, s’il vous plaît, asticots nature, comme entrée c’est classique, c’est ce qui correspond au céleri rémoulade ; ensuite y avait des vers de bois, des charpentiers comme on les appelle dans la région, jaunâtres et dodus comme des poulardes de Bresse. Avec ça, les brèmes vous prenaient au sérieux… Elles se croyaient chez la mère Brazier… Ensuite chènevis, blé cuit et, pour finir, le superentremets : la pâte à la pomme de terre.
— Tu parles d’une usine ! j’ai rigolé. Tu vas les faire crever d’indigestion…
Imperturbable, il a « amorcé ». À poignées, il a balancé sa bonne marchandise, Tatave… « Pour engrener », affirmait-il. Les poissons devaient se téléphoner qu’il était là, le généreux donateur… Ça s’est mis à bouger dans le coin… Sauf les bouchons, évidemment. Pas folles, les brèmes. Elles se tapaient la boustifaille non piégée…
— À quelle heure ça mord ? ai-je demandé, sarcastique.
Il a assuré ses lunettes sur son nez et enfoncé davantage sa casquette à trappon.
— Chut ! Laisse… Elles tâtent de l’engrais…
— Et quand elles se le seront cogné, elles iront roter ailleurs.
— Tu permets, a-t-il protesté. Ça fait quarante ans que je pêche.
Il n’a pas précisé que ça en faisait aussi quarante qu’il n’attrapait rien.
Quand je dis « rien », j’exagère. Y aura toujours des goujons téméraires…
Une heure s’est écoulée ainsi… Puis deux… Le soleil s’est alors mis à cogner comme un sourdingue. Les moustiques ont rappliqué aussi sec. Ç’a été un drôle de turbin. J’ai commencé à me gifler à toute allure. J’ai eu la gueule en sang avant Tatave. Un vrai numéro de flagellation…
Heureusement, on a eu une série de trois gardons microscopiques qui a apporté un brin de diversion.
— On pourrait aller casser une graine ? a suggéré Gustave.
J’attendais ça comme le Bon Dieu.
— Voilà qui est parlé…
— Avant, je vais poser une ligne de fond, on ne sait jamais ; la semaine dernière j’ai failli attraper une anguille.
Il a balanstiqué au jus une ligne solide, avec un hameçon gros comme un porte-manteau et une « plombée » d’un kilo !
Le tout appâté avec l’un de nos malheureux gardons. La baleine Jonas n’avait qu’à bien se tenir !
— Allons-y !
On a calé les cannes au moyen de pierres maousses comme des aérolithes, puis on est allé chez la veuve Machinchouette.
Y avait des vélos dans la cour, aux côtés de mon veau… Le pêcheur radinait, abondant… Fallait plus compter l’enfourailler, la vioque. C’était trop tard. D’autres avaient dû la tringler avant. Il a été navré, du côté du calcif, Tatave. Le matin, entre un coup de blanc et un casse-graine, c’est royal, un coup de brosse rapidos !
Mais la patronne pensait plus à la bagatelle. Elle s’était mise sur son trente et un. Elle portait une blouse à fleurs qui augmentait son volume, et elle s’était colloqué dans les tifs un peigne enrichi de fleurs en Celluloïd bleu, style Carmencita. Avec ces éléments de renfort, tous les pêcheurs devaient goder pour sa poire.
Ajoutez à ça : un sérieux crépissage ocre, des lèvres ripolinées, des cils pesants de Rimmel et vous pouvez faire une idée sur la Vénus ! Elle s’appelait Malvina, ce qui ajoutait à son charme. À la quatrième bouteille de blanc, Tatave entrait à cent à l’heure dans les confidences. Il m’expliquait que la Malvina était une grosse passionnée, elle aimait qu’on lui bouscule le verso et elle avait un faible pour les livreurs de pinard dont les tabliers de cuir lui ramonaient le dargeot.
Dans un sens c’était marrant d’entendre ça en contemplant le phénomène.
J’imaginais Tatave sur ce gros tas à fleurs et je pouvais pas retenir une hilarité copieuse.
Après les tripes lyonnaises et le frometon de l’Ardèche, on s’est mis deux marcs dans les naseaux. Ça commençait à carburer vilain, surtout du côté du Tonton. Il a fait remarquer que midi approchait, c’était libératoire du côté des convenances ; on pouvait se braquer sur le rayon apéro. Lui, il ne variait jamais : une tomate !
À la troisième il était schlass et il a commandé une omelette au lard… Pour les dosages vous pouvez lui faire confiance.
Après, ça allait mieux. Il y avait d’autres pêcheurs dans la strass, la discussion montait à toute pompe. C’était à qui raconterait sa plus belle pêche. À les entendre, ils avaient tous attrapé des monstres et eu leur bouille dans Le Progrès à la suite d’un concours…
Puis la partie de boules a été décidée et ils ont tous oublié leurs « gaules ». Le « clos » de boule était ombragé et le vin était frais.
Pendant plusieurs heures, ça a fonctionné ferme. Gustave tirait. Il tirait bien, ça et le coup du lapin, c’étaient ses violons d’Ingres favoris.
Enfin on est tous retournés en tapis noir sur le lieu de pêche. Chacun avait balancé une ligne de fond… Un petit poisson-chat s’était suicidé après la mienne et il y avait une poignée d’herbes après celle du Tonton…
— On va voir l’autre, a-t-il dit sans se démonter.
Un coup d’œil circulaire à cause des gardes-pêche, mais à ces heures c’était du sucre ! Ils étaient à la boulanche aussi, chez les confrères à Malvina.
Gustave avait attaché le fil à un pieu planté dans des joncs. Il a tiré dessus. Ça résistait.
— Nom de Dieu, a-t-il balbutié encore…
C’était éloquent. Ça voulait dire qu’il y avait du monde au bout. Il a tiré doucement… Ça ne venait pas vite.
— Tu peux parier que c’est une grosse pièce, a murmuré l’oncle. Prends le filochon… Je vais l’amener doucement… Enfiloche-le par-dessous !
J’étais fébrile. C’était la première fois qu’on réclamait mon concours pour une opération aussi délicate.
Fallait le voir s’escrimer, le Tatave… Il n’avait pas un poil de sec… Les yeux lui sortaient de la tête… On les voyait de profil, c’est dire…
— Il est bien ferré ? ai-je questionné…
— Il a l’air… Mais il résiste le bougre. Remarque, je suis monté gros !
— Tant mieux…
— Si on le ramène celui-là, a-t-il ajouté, on aura notre photo dans Le Progrès.
Il a tiré… Le poisson est apparu… Ça n’était pas un poisson, mais on a tout de même eu notre photo dans le journal du lendemain.
En général, les types qui repêchent un noyé l’ont toujours.
L’hameçon l’avait harponné par le col de sa veste… Tout de suite on a pas pigé de quoi il retournait… Tout ce qu’on a décelé c’est une masse sombre que le courant tentait de nous arracher. Où j’ai compris que ça ne tournait pas rond, c’est lorsque j’ai distingué une main flottant entre deux eaux.
Tatave ne la voyait pas ; il était trop occupé par la tension de son fil.
— Le bestiau que tu pêches, j’ai murmuré, je crois pas qu’un marchand de poissons te l’achètera cher…
— Pourquoi ?
— Tu verras…
Il a vu justement un remorqueur qui passait au large, déclenchant un immense remous en éventail ; d’un coup ça a poussé le cadavre sur la berge.
Tatave a eu une vue d’ensemble du tableau. Il a cessé de haler. Il est devenu blanc comme un faire-part de noces.
— Nom de Dieu, a-t-il balbutié encore…
Je lui ai pris le cordonnet des pognes et j’ai continué de tirer le type. Ensuite, avec le talon de ma canne à pêche je l’ai hissé au sec sur les cailloux.
Il devait faire trempette depuis un bout de temps, le copain.
Il s’agissait d’un homme ; on le voyait à cause de ses fringues. À part ça, pour le reconnaître fallait se lever de bonne heure ! Ses tifs manquaient par plaques… Il avait de larges taches verdâtres sur le visage et les brochets avaient commencé à casser la croûte…
Tatave a cavalé au refile. C’était normal… Je sais que moi j’ai dû me cramponner à la rampe pour ne pas accrocher les wagons aussi. C’était un drôle de spectacle !
— C’est un noyé, a dit le tonton.
— On ne peut rien te cacher, ai-je dit…
J’ai examiné le corps… Le bonhomme avait dû être assez costaud. La flotte l’avait gonflé, ça faussait les proportions. Il lui manquait ses pompes et ses chaussettes. J’ai aussitôt repéré le morceau de fil de fer entortillé à sa cheville droite. Il était éloquent comme un candidat député ; il gueulait au meurtre !
Ce fil de fer avait servi à attacher un poids aux jambes du gnace. Mais le séjour dans la baille avait eu raison de cette entrave. Rien n’empêche un cadavre de remonter un jour ou l’autre !
— Qu’est-ce qu’on fait ? a demandé Gustave.
— Facile, on met la police au parfum de l’histoire. Ta veuve a le téléphone ?
— Oui…
— Alors cours prévenir le commissariat le plus proche…
Il ne se l’est pas fait dire deux fois. Le spectacle ne lui plaisait pas. Il préférait un chromo sur Capri…
Et puis les émotions lui flanquaient des envies de rhum, j’ai idée ! En route il a dû rencontrer d’autres pêcheurs et les affranchir sur sa capture car ils ont radiné presto, les mecs, avides de sensations. J’aurais installé un tourniquet et mis les entrées à cent balles je faisais fortune aussi sec.
Ils en voulaient, du cadavre ! Des mouches à merde ! Ils venaient renifler la mort, leurs cannes à pêche à la main comme des évêques avec leurs crosses.
Mais des crosses c’est moi qui avais envie d’en chercher. Vous avouerez que c’était pas de pot : venir se cuire le lard au soleil en peinard et décrocher un macchabée, non, y a qu’à moi que ça arrive, ces turbins-là !
— Circulez ! ai-je dit d’un ton rogue…
— Sans blague, a fait un grand maigre, on va pas l’étouffer…
Il avait raison.
J’ai glissé la main dans la poche du mec… Elles étaient vides. Les zigs qui l’avaient expédié au jus en port payé avaient pris leurs précautions…
Une heure plus tard, le noyé était installé dans le hangar de la pompe à incendie, sur une bâche, et un toubib l’examinait.
— Une balle en plein cœur ! dit-il après un instant d’examen. Cet homme devait avoir une quarantaine d’années… Il a séjourné au moins un mois dans l’eau…
Il ne pouvait rien dire de plus avant l’autopsie. Dehors, dans la cour de la mairie, Gustave s’expliquait avec les journalistes accourus de Lyon.
Comme il a la parole facile et pas mal d’imagination il leur donnait pour la quarantième fois sa version de sa pêche. C’était du gratiné, bien mijoté… Les gars n’avaient qu’à sténographier.
Directo du producteur au linotypiste ! Et il m’oubliait pas dans ses prières, Tatave. Le culte de la famille, il l’a… « Mon neveu, le commissaire San-Antonio… » Quand il disait ça on avait l’impression qu’il allait poser son râtelier pour aller plus vite !
J’ai attendu qu’il ait fini… et j’ai confirmé ses salades en quelques mots. Devant ma tire. On nous a immobilisés pour un suprême cliché. C’est celui qui a été choisi par le metteur en pages : on me voit debout devant ma voiture avec, à mes côtés, un fagot de cannes à pêches derrière lequel se tient Tatave. Il a paru en première page, juste à côté de la guerre d’Indochine.
Inutile de vous dire qu’après cette histoire je n’ai eu qu’une hâte : me faire la valoche. Le temps de signer ma déposition chez les collègues et j’ai repris la route de Paris. Le tonton voulait me garder encore, mais moi j’en avais classe.
Tant qu’à faire de tripoter de la viande froide j’aime mieux le faire sur commande.
— Tu reviendras bientôt ? m’a demandé le Tatave…
— Un de ces quatre, c’est juré…
— On refera une partie de pêche, a-t-il plaisanté.
— D’accord, mais cette fois on pêchera à la mouche artificielle.
C’est comme ça qu’on s’est quittés. Une heure plus tard, en traversant Mâcon, je ne pensais déjà plus au cadavre.
Et je ne me doutais pas que lui, par contre, pensait à moi !
Une flotte tout ce qu’il y a de mélancolique et d’humide tombe sur Paname.
Le ciel est triste comme une déclaration d’impôt ; et il se reflète sur la bouille de mes contemporains.
Je salue les collègues d’un petit hochement de tête taciturne et je me fais annoncer chez le boss.
Lui aussi est dans le style « ciel de Paris ». Il a sa tête des jours de cafard. Ses yeux bleus sont gris, son crâne lisse est pâle, sa bouche est plus mince encore que de coutume, à croire que sa mère avait oublié de la lui faire et qu’on a arrangé ça postérieurement, d’un coup de serpe.
Il me regarde entrer.
Il est distrait, semble-t-il.
— Salut patron !
— Bonjour, asseyez-vous…
Il me tend une main manucurée et froide.
— J’ai lu votre rapport au sujet de cette histoire de poste clandestin… Un enfantillage, hein ? Nos confrères du Midi grossissent tout !
— Un enfantillage, en effet !
— Bon, passons à un autre genre d’exercice.
M’est avis qu’il va me refiler un turbin maison ; je le vois venir avec ses pieds plats.
Il prend son temps, comme toujours. Lui, c’est pas le genre volubile. Les mots, il se les extrait du gésier avec des démonte-pneus.
— Une affaire très simple, cette fois-ci, dit-il.
— Ah !
— Un vol de documents…
J’attends. Plus on le questionne, plus il freine son exposé. Moi, je suis tellement impatient que mes orteils font des nœuds.
— On a volé un plan d’action au Haut État-Major, plan relatif aux opérations d’Indochine…
— Hé, hé…
Des onomatopées, c’est tout ce qu’il tolère, le Vieux. Je lui en distille histoire de lui montrer que je suis ses laborieuses explications.
— Évidemment, dit-il, il ne reste plus qu’à changer ce plan…
— Évidemment…
— Seulement celui-ci contenait un état détaillé des forces disponibles et des nouveaux engins de guerre en voie d’expédition.
— Moche…
— Oui.
— Il y a longtemps que ce vol a été commis ?
— Un mois…
— Les Viets sont au parfum, maintenant. Il est trop tard pour intervenir dans cette histoire…
Voilà exactement le genre de phrase que je ne peux retenir et qui défrise le boss.
Quand je dis que ça le défrise c’est manière de jacter car il est chauve comme une carte postale surglacée.
— Laissez-moi continuer, fait-il…
— Faites…
Je bredouille un peu pour calmer sa rancœur, faut toujours manier l’extincteur au bon moment, surtout lorsque c’est la susceptibilité d’un mec qui est en jeu.
— Le plan n’est pas entre les mains des Viets.
Je sursaute. J’ai envie de crier « pourquoi » mais je me retiens.
— L’homme qui l’a dérobé, poursuit-il, l’a toujours en sa possession.
— Ah !
Là j’ai envie de lui demander s’il en est certain, et comment il peut en être certain, mais ça n’est pas la peine de lui faire fumer les naseaux, au Vieux.
Du reste il y va de sa romance :
— Nous connaissons cet homme…
— Vous dites ?
— Je dis que nous connaissons cet homme !
— Ça alors…
— Que je vous raconte tout d’abord la façon dont le plan a été volé…
Je pense : « Bonne idée. » Et j’attends en m’arrachant la peau des ongles à pleines dents.
— Le document était en possession du général Pradon, un officier du chiffre. Il l’avait extrait du coffre secret de la Défense pour le porter au ministère de la Guerre où devait se tenir une conférence extraordinaire. Le plan a été examiné et ratifié au cours de cette conférence. Au retour, le général a eu un malaise dans sa voiture. Celle-ci était pilotée par un nouveau chauffeur qu’il ne connaissait pas ; il n’avait pas pris garde à la chose, l’homme en question étant en uniforme…
« Une fois dans la voiture il a eu une sorte de vertige, a-t-il dit. L’automobile est une ancienne voiture de maître dont l’arrière est séparé de l’avant par une vitre coulissante. Une examen postérieur a prouvé que l’officier a été victime des émanations d’un gaz spécial inhalé dans la partie arrière du véhicule au moyen d’un tuyau de caoutchouc engagé dans un trou pratiqué au ras du plancher. La bouteille de gaz était placée au côté du chauffeur. En cours de route il l’a ouverte. Ce gaz étant inodore, le général ne s’est aperçu de rien… Il a sombré lentement dans l’inconscience…
Il se tait, remonte ses manchettes impeccables et touche délicatement sa cravate, comme on flatte les pétales d’une fleur pour la mettre en valeur.
Je n’y tiens plus.
— Bien joué, fais-je. Et alors ?
— Alors rien, le chauffeur a emmené le général dans une clinique en prétendant qu’il venait de s’évanouir. Puis il a disparu…
— Avec la serviette ?
— Avec la serviette !
— Et on le connaît ?
— Deux personnes l’ont identifié : le général d’abord, puis le véritable chauffeur auquel le faux avait fait boire un narcotique.
— Un narcotique !
— Le matin de la conférence, les deux chauffeurs se sont rencontrés au garage du ministère. Le faux a prétendu qu’il était nouveau. Il a invité son « collègue » a prendre un verre de marc. Il avait gardé une gourde dans une voiture. L’autre, sans méfiance, a bu. Il est tombé dans le cirage… Le faux l’a enfermé dans le coffre d’une vieille voiture avariée qui se trouvait au fond du garage. Le malheureux a du reste failli y mourir asphyxié. Il en a eu pour deux jours d’hôpital.
— Et alors ?
— D’après le signalement donné par le chauffeur et le général, j’ai établi une liste de suspects. C’était du travail de professionnel, ça…
— En effet.
— J’ai sélectionné des photos du fichier. Les deux victimes ont, sans hésitation, reconnu leur agresseur. Il s’agit d’un certain Stumer, sujet d’origine suisse qui a trafiqué avec la Gestapo pendant la guerre. Il a été blanchi par les Américains et maintenant doit travailler pour le plus offrant. C’est un de ces hommes, comme dit Alphonse Daudet, qui est prêt à vous tirer de l’eau pour dix francs et à vous y jeter pour cent sous !
Content de sa citation il se caresse la coupole. Ses yeux deviennent un peu plus bleus.
— Je suppose que vous avez lancé un mandat d’arrêt contre ce zigoto…
— Je l’ai convoqué, car j’avais son adresse.
— Et il s’est envolé ?
— Non, il est venu…
J’en suis baba.
— Et il a nié, il avait un alibi ?
— Non, il n’a pas nié, il n’a pas avoué non plus… Il a haussé les épaules. Il a dit qu’il ne suffisait pas de porter une accusation mais qu’il fallait prouver… Nous avons perquisitionné chez lui sans rien trouver. Nous l’avons confronté avec le général et le chauffeur qui l’ont formellement reconnu. Il s’est contenté de dire que les deux hommes devaient faire erreur. Je me suis fâché… Et quand je me fâche, vous savez que…
— Je sais.
Lorsqu’il se fout en rogne, le boss, ça fait du chahut dans la strass, moi je vous le dis !
— Zéro ?
— Si. Stumer m’a dit que les grands moyens étaient au fond de petits moyens. Il a eu des paroles ambiguës, mais facilement traduisibles en bon français pour m’expliquer qu’il se pourrait qu’un de ces jours il entende parler du document et il m’a demandé si une prime serait versée à qui permettrait de le retrouver, bref, il l’a et le rendra contre la forte somme. Il le cédera au meilleur client.
— S’il ne l’a pas cédé déjà…
— J’ai fait mon enquête, Stumer travaille à son compte, c’est un artisan de l’espionnage. Il a exécuté ce coup parce qu’il était facile à réaliser. J’ai dû le relâcher malgré les preuves flagrantes de sa culpabilité. Le document est en lieu sûr et il ne sortira de sa cachette qu’au moment propice.
— Je comprends, ce document représente à la fois sa perte et sa sauvegarde. À cause de lui nous le tenons, mais il nous tient plus encore. Vous ne croyez pas qu’il l’a déjà colloqué aux Viets et qu’il joue les attentistes pour nous leurrer ?
— J’y ai pensé, mais, après en avoir discuté avec l’État-Major, c’est impossible. En effet, le plan obligerait les Viets à adopter un certain dispositif de défense s’il était en leur possession, car, même si nous sommes certains qu’ils l’ont, nous devons conserver des éléments majeurs… Or ils n’ont pas adopté ce dispositif. Conclusion : ils ne savent rien. D’autre part, Stumer savait que nous le retrouverions aisément. Au fond c’est ce qu’il voulait, afin d’ouvrir immédiatement la voie des négociations entre lui et nous. S’il avait vendu le document aux autres il se serait mis à l’abri, vous saisissez ?
— Oui. Mais ne croyez-vous pas qu’il va vendre le plan aux deux ?
— C’est ce que nous redoutons, en effet, et c’est pourquoi vous êtes là !
— Ah ! oui ?
— Oui. En tout cas pour mener à bien ce double jeu, il doit nous le vendre à nous en premier lieu ; puisque s’il le vend aux autres, de par leur réaction, nous le saurons immédiatement.
— C’est vrai… Et ce plan ne peut pas être exécuté tout de suite ?
— Non, car il est à long terme et du reste ne peut être mis en action qu’au moment de la saison des pluies…
— Alors le Stumer nous tient ?
— Pratiquement. Il est admirablement placé entre le Vietminh et nous. Sa position, pour le moment, est parfaite. La seule chose que nous puissions contre lui, c’est d’essayer de trouver la cachette du plan… et celle des photos qu’il en a certainement tirées.
— Il doit s’attendre à une enquête de cette nature ?
— Oh ! certainement. C’est pourquoi vous devez agir avec d’infinies précautions.
— Compris.
— C’est un homme très maître de soi, rusé comme un renard et qui ne laisse rien au hasard… Il sait où il va…
— L’essentiel est qu’il n’y aille pas.
— Justement. Vous avez carte blanche. Je ne vois guère que vous pour mener à bien une histoire aussi délicate.
Le coup de pommade final, je connais ! Ça veut dire : « Petit père, lève le siège et fais ton turbin. »
— L’adresse de Stumer ?
— Le Vésinet, 125, avenue des Pages…
— Joli.
Il me tend la main…
— Surtout, du doigté, hein ?
— On tâchera.
— Et tenez-moi bien au courant…
— Comme toujours, patron.
Chaque fois que je sors de chez le Vieux, je me précipite au troquet d’en face car un entretien avec le grand patron donne toujours soif.
Le taulier est en train de s’entraîner au 421, tout seulâbre derrière son zinc.
Au moment où j’entre, il dit :
— Tous les deux !
— C’est un titre de roman d’amour, fais-je. Allez, enflure, sers-moi un petit anjou…
Il rouspète à cause du terme qu’il juge impropre à la qualifier. Sa vieille haine contre la police s’exhale. Il affirme que nous sommes tous plus mal embouchés les uns que les autres et que des types comme nous ne méritent pas de vivre.
Ordinairement je le chauffe au paroxysme, mais je suis trop préoccupé par ma nouvelle mission pour taquiner un tas de sonneries[1] à patente limonadière.
Je sirote mon blanquet tout en gambergeant.
Assez bizarre ce turbin, vous ne trouvez pas ?
Non, vous avez de l’huile de ricin à la place de la cervelle, vous autres ! On vous raconterait n’importe quelle girie, vous la goberiez en ouvrant le bec !
Moi, ce boulot ne m’emballe pas. J’aime pas avoir à m’occuper d’un crime dont on connaît l’auteur et à qui la police laisse ses aises. Ça m’ulcère, ça me contriste !
Ce Stumer, je vais vous dire, c’est le genre de gnace que je hais le plus. Des espèces d’hommes d’affaires du crime. Des gars qui ont pignon sur rue et qui se foutent de la rousse comme vous vous foutez d’une fiente de pigeon.
— Ça ne carbure pas ? s’informe le patron que mon silence déroute.
— T’occupe pas, Lagonfle !
— Bon, bon, moi ce que j’en dis…
Je bigle ma montrouze, elle annonce onze plombes. Je fais alors le calcul suivant : je crèche à Saint-Cloud, c’est-à-dire presque à mi-chemin entre Pantruche et Le Vésinet. La première chose c’est de rentrer à la cabane pour changer de fringues et morfiller un brin, ensuite j’irai voir à quoi ressemble la taupinière du gars.
Je lance un nickel aurifié sur le zinc et je me prends par la pogne.
Félicie, ma brave femme de mère, est tout ce qu’il y a de joyce en me voyant.
C’est les bises d’usage. Après quoi elle me dit qu’il y a une lettre pour moi. Elle précise qu’il s’agit d’une lettre express, qu’elle vient de Lyon et qu’elle est certainement de l’oncle Gustave, vu qu’elle a repéré son écriture et qu’il l’a du reste contresignée.
Je m’installe dans un fauteuil afin de prendre connaissance de la fameuse babillarde.
Tatave fait la pige à la mère Sévigné, il en met long comme un jour sans Martine Carol. Il ne me parle que de son noyé. Ce sera évidemment la partie de pêche la plus marquante de sa vie.
Cher Coco,
Comme suite à ta visite, je te ci-joints une coupure parue dans Le Progrès de ce matin. (En première page pour te dire.) Tu verras que la photo serait assez réussie mais qu’on ne me distingue pas à cause des gaules que je n’ai pas eu l’idée de poser.
D’autre part, le journaliste a orthographié mon nom avec un « d » à la fin, alors qu’il faut un « t » comme tu le sais. Enfin cela me fait un drôle d’effet tout de même d’avoir les honneurs de la grande presse. (Ta tante n’en revient pas.) Comme tu verras dans l’article (sous la photo) signé Grenier, notre noyé a été identifié. C’est un repris de justice (s’il te plaît) et de Paris encore, qui fait partie d’une bande d’Alsaciens… Mais je ne t’en dis pas plus sur le sujet, tu liras les détails dans l’article.
Moi je n’en reviens pas. Tous les copains me charrient ; je peux pas en rencontrer un sans qu’il me demande si ça biche ou bien à quoi j’amorce pour pêcher le noyé. Moi tu me connais ? Toujours le mot pour rire. Je réponds : « À l’asticot ».
Tu parles d’une partie de pêche !
J’espère te revoir bientôt. Puisque tu es sur place, peut-être que tu peux avoir des détails sur notre noyé. On se demande ce qu’un Alsacien habitant Paris peut faire dans le Rhône.
Embrasse ta mère pour nous.
Ta tante se joint à moi.
Ton oncle pour la vie :
Je plie sa lettre et la vague dans mes fouilles.
— Rien de cassé ? demande Félicie, surprise.
— Non, M’man, rien, Tatave m’envoie une adresse que je lui ai demandée pour la pêche…
Je garde la coupure de presse à la main. Je la lis. Le reporter explique notre pêche ahurissante. Il dit que la P.J. a pris les empreintes du mort et a reconstitué son signalement. Aux sommiers on a constaté qu’il s’agissait d’un certain Fred Almayer, vingt-huit ans, né à Strasbourg et habitant Paris depuis la Libération, titulaire de trois condamnations pour vol à main armée et vol avec effraction. Il a été tué d’une balle de 7,35 tirée en plein cœur à bout portant. Le cadavre était immergé depuis trois semaines environ…
Les policiers de Lyon et ceux de Paris enquêtent dans chaque ville.
Je replie le morceau d’imprimé. Un règlement de comptes dans le milieu… C’est le fait divers par excellence.
Le tonton est dans tous ses états, évidemment. Il doit vachement se faire reluire, Tatave. Il joue sûrement les vedettes auprès des veuves un tantinet salingue…
— Qu’est-ce qui te fait rire ? interroge Félicie.
— Des bêtises, M’man…
— Tu sors cet après-midi ?
— Je vais jusqu’au Vésinet…
Elle s’exclame :
— Au Vésinet !
— Oui, pourquoi ?
— Je voulais justement y aller un de ces jours, chez Mme Delange, tu sais, mon amie d’enfance ? La femme des pompes funèbres ?
— Eh bien ! si tu veux profiter de la voiture…
Ses yeux brillent. Rien ne fait davantage plaisir à Félicie qu’une virouze en guinde avec son chiard.
On se met à table dans l’allégresse.
— Tout en m’empiffrant des tomates farcies sauce tomate, je dédie une pensée à mon noyé… Pardon, à notre noyé. Tout au boulot dont m’a chargé le Vieux, je l’avais oublié, cézigue !
Une phrase de Tatave me revient :
« On se demande ce qu’un Alsacien habitant Paris peut faire dans le Rhône. »
Comme quoi la logique sort de la bouche des grandes personnes !
La logique !
— Est-ce logique pour un flic d’avoir à enquêter sur un voleur comme Stumer ?
Des allées ombreuses comme dans les romans de la mère du Veuzit ; des statues piquées au milieu de pelouses ratissées ; des ponts lilliputiens enjambant de minuscules cours d’eau… Des casbahs en meulière au style impressionnant et aux dépendances plus impressionnantes encore, That is the Vésinet. Un coin chouïa pour les gnaces qu’ont sucré assez de grisbi au monde des affaires.
Un coin où les oiseaux ne gazouillent qu’après s’être cogné trois ans de conservatoire, vous connaissez ?
L’avenue des Pages est à droite de la grand-route qui fonce sur Saint-Germain. On la dégauchit rapidos.
— Je te débarque chez la mère Delange ? je demande à Félicie…
— S’il te plaît.
Sa copine live dans un sentier embaumé, tout proche de l’avenue des Pages. C’est une vioque pas sympa qui s’est farci un gros ponte de chez Borniol et qui a tiré un trait sur sa vie antérieure. En épousant un tas de fric elle a perdu la mémoire. Félicie la voit de loin en loin, because elles ont été petites filles ensemble et que ça marque deux bonnes femmes, qu’elles le veuillent ou pas !
Félicie sonne à la grille de la crèche. Une bonniche pour comédie de Feydeau vient répondre que madame a mis les cannes ! C’est pas de beurre.
Félicie est toute déçue.
— Eh bien ! tant pis, murmure-t-elle, je vais prendre le train pour rentrer…
Je lui pose la main sur le bras.
— Non, attends, tu vas venir avec moi…
— Où ça ?
— Chez un gars qui n’est pas catholique…
— Mais je…
— T’occupe pas, viens !
Elle me suit. Je retourne avenue des Pages et je repère la cambuse de Stumer. Juste à côté il y a une agence de location.
C’est là que je stoppe.
— Une seconde, M’man…
J’entre dans l’agence. Une vieille bonne femme platinée et recrépie m’accueille.
— C’est pourquoi ? demande-t-elle…
— Un renseignement. C’est vous qui avez loué la maison voisine à M. Stumer ?
— Oui, pourquoi ?
— Simple renseignement, vous dis-je, je suis employé du fisc et je procède à certaines vérifications.
Le fisc ! c’est un mot qui remporte toujours un gentil succès de société.
— Ah ! très bien, fait-elle, étourdie par l’émotion.
Elle a des bajoues copieuses et des yeux globuleux, striés de rouge. Dans l’ensemble, l’air d’une vache heureuse.
— Depuis combien de temps habite-t-il ici ?
— M. Stumer ?
— Oui.
— Depuis deux mois environ.
— Il a loué meublé ?
— Oui.
— Il habite seul ?
— Non, avec une jeune femme…
— Il sort beaucoup ?
— Rarement, au contraire…
— Il reçoit beaucoup alors ?
— Non, jamais personne…
— Et la fille ?
— Non plus… Je remarquerais même, pour une jeune femme, c’est étrange. L’épicier livre à domicile… Ici faut dire que ça se fait beaucoup.
— Il a loué pour combien de temps ?
— Pour trois mois.
— Comment a-t-il su que ce pavillon était libre ?
— Une annonce dans France-Soir. Les propriétaires sont sur la Côte, ils louent chaque année car ce sont des gens près de leurs intérêts.
Stumer a loué pour trois mois. Et ça fait deux mois de ça. Donc il pense se tailler avant un mois… Cela indiquerait assez que sa « mission » en France se terminera à ce moment-là !
— Merci, madame… Évidemment je ne vous recommande pas la discrétion, ça coule de source…
— Vous pouvez compter sur moi, s’empresse la vioque, laquelle tient à faire patte de velours avec le fisc.
Je la plante là…
— Que fait-on ? demande Félicie…
— C’est la question que je me pose…
Assis derrière mon volant, j’hésite. L’envie me démange de faire la connaissance de Stumer… Mais que lui dirai-je ?
Il vit avec une souris… Assez poilant…
Je sursaute : à partir du moment où un homme est deux, c’est-à-dire où il vit avec son complément naturel, il est vulnérable…
— Écoute, M’man, je fais, ça te dirait de donner un coup de main à ton fils bien-aimé ?
— Comment, un coup de main ?
— Figure-toi que je m’intéresse au couple qui habite dans cette maison. Seulement je ne veux pas griller mon entrée… Alors tu vas être chouette et sonner à leur lourde. Quand ils auront débouclé tu diras que tu quêtes pour la paroisse. T’as l’air sérieux, ils ne se douteront de rien. Moi je me trisse, je t’attends au bout de la rue, vers le rond-point où l’on voit une statue de cerf, d’accord ?
— Et que faudra-t-il que je fasse ?
— Rien, tu regarderas… Tu me raconteras après : leurs gueules, l’atmosphère… Prends-en plein les carreaux, tu piges ?
— Oui.
— Allez, go !
Je l’éjecte de mon tank et me bombe jusqu’au rond-point indiqué.
Cinq minutes ne se sont pas écoulées que ma daronne s’annonce déjà.
— Ils t’ont virée ? je questionne.
— Pas du tout, fait-elle en me tendant un billet de mille francs !
Ça alors, le Stumer a flambé d’un sac, c’est pas ordinaire…
— Garde, je dis à Félicie, tu le cloqueras à un mendigot, bon, raconte !
— C’est un homme qui m’a ouvert.
— Quel âge ?
— Assez jeune, trente-huit ans d’après moi. Presque chauve, les yeux clairs, la bouche mince, l’air intelligent… Grand ! Très grand !
— Bravo pour la description, continue…
— Ben…
— Comment t’a-t-il reçue ?
— Il m’a regardée d’un air surpris, je lui ai dit que je quêtais pour la paroisse. Il a sorti mille francs de sa poche et me les a tendus. J’ai remercié, il s’est incliné, galamment… Un homme courtois. Il n’a pas prononcé un mot… Qu’est-ce que tu veux, je suis partie…
— Il ne t’a pas fait entrer ?
— Non, la grille était fermée. Il est venu à la porte et notre entrevue s’est passée à travers les barreaux.
— Tu n’as vu personne d’autre ?
— Une femme a regardé par la fenêtre du premier étage.
— Comment était-elle ?
— Jeune, blonde…
— Jolie ?
— Tu sais que je suis myope.
— Bon, merci M’man.
Je fais tourner mon moulin et je décarre à faible allure. J’arrive à un carrefour où se trouvent plusieurs magasins. C’est le centre commerçant du quartier…
Je stoppe devant une épicerie-liqueurs engageante.
L’épicier est un mec triste, en blouse grise et béret basque. Il ne s’est pas rasé depuis la chute de Berlin et il mâchonne un crayon minable. Pourtant son magasin est rupin.
Il me considère avec l’air flottant du mec qui n’est pas dans le coup, soit parce qu’il vient d’avoir un entretien avec son percepteur, soit parce qu’il s’est téléphoné un kil de rouge vite fait !
Je penche pour la seconde hypothèse.
— C’qu’ y a pour vot’ service ? s’informe-t-il.
— Je voudrais un simple renseignement. C’est bien vous qui livrez chez M. Stumer, à quelques numéros d’ici ?
— Et z’alors ?
— Et z’alors, je fais, je suis de la police…
Il est foudroyé par la carte que je lui mets sous le pif.
— Mais, mais…
— Bêlez pas, mon vieux, ça fait tout de suite transhumance ! Je veux pas vous becqueter, simplement j’ai besoin de votre précieux concours… Ils vous font entrer, les gars, lorsque vous leur portez de la came ?
— Bien sûr, je livre dans la cuisine…
— Vous livrez vous-même ?
— Ouais…
— Bon, vous avez une commande pour eux, en ce moment ?
— Justement, j’allais y aller…
— Eh bien ! non, c’est moi qui y vais…
— Quoi ?
Un peu dans le sirop, il est, l’épicemard. Il me roule des roberts qui serviraient le cas échéant de boules de billard.
— Et de la discrétion, hein ! je rugis…
— Bon, bon…
— Préparez la camelote, la facture… C’est moi qui livre. Officiellement, je suis votre nouveau commis, vu ?
— Bon, bon…
— Glaçons, caramel, j’ajoute, histoire de ne pas laisser perdre une occasion de rigoler.
Sous son regard ahuri je tombe la veste. Je relève la jambe droite de mon grimpant, j’ôte ma cravate, j’ébouriffe mes cheveux, je me mets un crayon sur l’oreille et je noue autour de ma brioche un tablier bleu qui traîne sur une chaise derrière la caisse.
— Qu’est-ce qui se passe ? s’inquiète le collègue à Félix Potin.
— Je dois me renseigner sur ces gens, les Stumer. Ce sont des étrangers, leur passeport n’est pas en règle…
— Ah ! bon…
— Alors, ces cominches ?
— Voilà…
Il potasse son gros carnet noir. Il empile des conserves, du pinard, du Nescafé…
— V’leur direz que j’ai plus de cake, me dit-il.
— Entendu, papa !
Il commence à trouver cette histoire marrante, le marchand de moutarde. Au fond, ça lui fait de la main-d’œuvre à l’œil…
— Le tri est devant le trottoir ! annonce-t-il.
— O.K. !
J’attrape la livraison et je la coltine dans le tri.
En me voyant réapparaître, Félicie est séchée… Je lui envoie un baiser et je décarre à l’allure de Fausto Coppi.
J’arrive à la porte des Stumer, je sonne et je prends mon air le plus glandilleux.
Un visage se montre à la fenêtre du premier étage. Un visage de femme. Je ne suis pas miro comme Félicie et je peux la reluquer à mon aise. Elle est chouïa, la fumelle, elle vaut le coup de saveur. Blonde, mon petit, naturel ! Pas de l’oxy, du chouette, style nordique. J’en ai un frémissement dans le péritoine. Mais j’interromps ma contemplation, la lourde s’ouvre. Je me détranche sur un mec qui sort de la cahute.
Grand, déplumé, les yeux clairs, ma daronne a dit juste.
— Qu’est-ce que c’est ? lance-t-il à la cantonade.
— J’suis le nouveau commis de l’épicerie, fais-je…
— Ah ! bon…, murmure Stumer.
Il déboucle la grille.
— Entrez !
J’attrape la becquetance et je suis le zig dans la strass.
Un vestibule classique, avec des carreaux et, au mur, des tableaux que des mecs ont osé signer… Des portes fermées à droite et à gauche.
Au fond, la cuisine. Elle est encombrée de vaisselle sale. La souris blonde n’est pas championne pour la plonge. Le ménage, c’est pas son violon d’Ingres, ça se sent tout de suite.
— Mettez ça là, dit Stumer.
J’obéis.
— Vous avez la note ?
— V’là…
Ça fait douze cents balles. Il me paie et m’allonge un bif’ de cent pour ma pomme. Il est généreux le gars. L’auber doit pas lui revenir chérot.
— ’soir, m’sieur…
— Au revoir !
Je retourne à l’épicerie…
— Écoutez, mon petit père, dis-je au patron. Je vais vous laisser mon numéro de téléphone. Demain, lorsqu’ils vous passeront de nouvelles commandes, vous me préviendrez aussi sec et j’irai livrer, ça joue ? En attendant, pas un mot sur ce qui vient de se passer à âme qui vive, ou alors, ça fera vilain, vu ?
— Bien, monsieur…
Je lui serre la louche et je retourne auprès de Félicie.
— Tout va bien ? me demande-t-elle.
— Je ne sais pas ! dis-je. Il s’agit d’une simple prise de contact. Je viens de trouver le moyen de m’introduire chez ces braves gens incognito… C’est déjà beau… Pour le reste, ma foi, j’aviserai…
Je lui envoie une bourrade dans le dos.
— Allez, je me fous en vacances pour le restant de la journée et je t’emmène becqueter au restau ; ensuite, on va au ciné.
— Comme tu voudras ! dit Félicie, toute contente.
Elle ajoute :
— Remarque, j’avais des asperges pour ce soir…
— Téléphone ! crie ma brave femme de mère…
Je balance le Paris-Match que je suis en train de lire et je plonge dans l’escadrin.
— Allô ! fait une voix épaisse.
— J’écoute.
— Je suis Jules Massenet…
— C’est un nom qui me dit quelque chose, fais-je avec conviction.
— … l’épicier du Vésinet, termine mon interlocuteur.
— Ah ! bon !
— Ça y est, j’ai une commande pour qui vous savez…
— Que vous a-t-on commandé ?
— Hein ?
— Je vous demande ce qu’ils vous ont commandé.
— Attendez…
Je perçois un froissement de papier…
— Un poulet, du beurre, des citrons et des oranges.
— Bon… J’arrive ! Préparez le tout…
— As-tu des oranges ? je demande à maman.
— Évidemment, fait-elle.
C’est vrai qu’elle a de tout, cette sacrée Félicie. On peut lui tomber sur le râble à l’improviste. Le temps de compter jusqu’à cent et elle vous sert un gueuleton qui ferait pâlir de jalousie un cuistot ayant dans le guide Michelin autant d’étoiles que le maréchal Juin en a sur son képi.
— Donne m’en un kilo…
Je cavale dans ma chambre, j’ouvre un tiroir de ma commode et je choisis une petite fiole bleue à bouchon de caoutchouc. Je me munis d’une seringue de Pravaz et je redescends.
— Qu’est-ce que tu fais ! s’exclame Félicie, lorsqu’elle me voit injecter quelques gouttes du liquide de la fiole bleue dans chacune des oranges.
— Je les fortifie, dis-je…
— Mais…
— Je t’expliquerai tout ça plus tard…
J’enfouis les oranges dans les poches de ma gabardine et je saute dans mon bahut.
En quatorze minutes, je franchis les quelques bornes me séparant du Vésinet.
L’épicier qui, décidément, se pique au jeu, m’attend sur le pas de sa lourde. Il paraît tout content en me voyant.
— J’avais peur que vous ne vinssiez pas ! dit-il.
Du moment qu’il sort son subjonctif des dimanches, je lui fais le grand jeu.
— Pourquoisse ? je demande.
— Ils ont retéléphoné que ça pressait…
— Ah ! zoui !
— Oui… Je leur ai dit que mon livreur était en courses.
— Bon, alors pressons…
Je revêts ma tenue de la veille. Puis, j’attrape les provisions. Seulement, je prends bien soin de troquer les oranges de mon épicier contre les miennes.
Je fonce dans l’avenue des Pages.
Tout se passe exactement comme la veille, sauf que, ce matin, la gonzesse blonde est dans la cuisine, vêtue d’un déshabillé de soie bleue qui foutrait des pensées polissonnes à un académicien.
Elle a un regard de chatte siamoise, plus vert que bleu ; des taches de rousseur sur sa peau ocrée… Pour les formes, alors là, j’en ai la gorge sèche. M’est avis que le Stumer ne doit pas s’ennuyer dans sa retraite provisoire. Il s’est muni du meilleur passe-temps qui soit. Avec une greluse comme celle-là sous la paluche, on peut se passer de jouer à la belote ou de lire Le Chasseur français.
Je lui file un drôle de coup de saveur, à la poulette. Le grand format, si vous voyez ce que je veux dire. Mais faut croire que les amours ancillaires c’est pas son rayon, ou tout bêtement que je ne représente pas son idéal, car elle se détourne d’un air de douairière à qui un bicot propose des photos porno.
J’insiste pas. J’empoche la mornifle, je remercie Stumer pour le nouveau pourliche qu’il me débloque, et je mets la grande voilure. Maintenant, il ne me reste plus qu’à attendre.
Je reporte son tri à l’épicier. Je lui cloque l’auber. Puis, je me taille.
Il est onze heures, je calcule mon élan. Il faut une petite demi-heure pour cuire le pouletok, autant pour le croquer. Ils seront au dessert dans une heure. S’ils morfillent mes oranges, ils débarqueront au pays des pommes dans une heure dix.
Comme on ne fait rien de bon le ventre vide, je vais casser une graine dans un petit restau à rideaux rouges sur la nationale.
La tortore est mimi : tripes à la mode, steak au poivre, soufflé. Je me bouscule deux fines et je constate que le moment est venu de jouer mes brèmes.
J’espère que les deux zigs de la maison fermée aiment les oranges. Enfin, je peux toujours me pointer. Au cas où ça ne tournerait pas rond, je leur dirai que j’ai perdu mon stylo en livrant, tout à l’heure.
Je m’annonce donc devant la grille. Je sonne : tintin… J’entends le grelottement argentin à l’intérieur de la strass. Personne ne répond. Par mesure de sécurité, je remets ça… Je compte jusqu’à vingt, posément, puis je fais appel à mon sésame, vous savez, ce petit outil particulier qui enjôle les serrures.
En moins de temps qu’il n’en faut à un gendarme pour comprendre la dernière de Titin, je suis dans la place.
Et je vais vous dire, il était temps que je m’annonce, because ma séance a eu des conséquences imprévues. Le couple est groggy. Stumer gît dans un fauteuil de la salle à manger, sa donzelle est allongée sur le tapis style persan-Bazar de l’Hôtel de Ville et, pendant ce temps, le gaz part, comme dirait mon collègue Bérurier, qui a toujours de l’esprit à distiller. Le café qui chauffait s’est mis à bouillir, il a éteint la flamme et ça renifle le gaz.
J’éteins presto. Je ne pense pas que mes deux mecs aient été incommodés ; néanmoins, il était temps.
Je les examine : ils en ont pour un moment à récupérer.
Je me mets en devoir de fouiller la maison méthodiquement. Je commence par la cave, et je termine par le grenier. Rien ne m’échappe. Pas un millimètre carré de ce pavillon. Je décroche les tableaux, je sonde les murs, je fouille dans les pots de farine…
Je palpe les fringues, je décloue les tapisseries de fauteuil, j’éventre les matelas.
Zéro sur la question des documents. De toute évidence, Stumer a pris ses précautions. Il a carré ceux-ci dans un endroit sûr, car il a tout prévu, le bougre.
Je reviens à la salle à manger, où le couple flotte toujours dans une bienheureuse inconscience.
Et alors, je me dis qu’il faut cogner un grand coup.
L’heure n’est plus à la rigolade. Lorsque Stumer reprendra connaissance, il comprendra que sa campagne a été l’objet d’une sérieuse razzia.
Tant qu’à faire, autant y aller à fond.
Je ramasse la môme par les aisselles, je la charge sur mon épaule et je la porte jusqu’à ma bagnole.
Lorsqu’elle est allongée sur le coussin de derrière, je reviens au bonhomme. Je tire mon carnet de notes, j’arrache un feuillet blanc et j’écris :
Stumer,
Si tu veux revoir ta souris sur ses deux pattes, ne joue pas au con et attends le coup de téléphone.
Ça n’est pas génial, mais ça doit suffire à intriguer un zig dont l’existence n’est pas particulièrement de tout repos. Il va se demander si c’est un coup de la police ou d’une autre bande. Dans l’expectative, il attendra. Il n’osera rien entreprendre. Pour peu qu’il tienne à son brancard, je vais peut-être arranger mon kidnapping aux petits oignons.
Je me trisse après lui avoir collé mon mot dans la paluche. Comme il n’est pas con, il va faire son enquête. Il comprendra que le garçon épicier est suspect. Il demandera des explications à mon « employeur » d’un jour.
Je passe chez ce dernier.
— Écoutez, papa. Stumer va rappliquer dans un moment. Il va vous poser mille questions à mon sujet ; si vous avez le malheur de lui dire que je suis de la Grande Taule, je me fâche, et quand je me fâche ça fait un tel baroud que mes victimes regrettent d’avoir été mises au monde, compris ?
« Dites-lui que je me suis présenté chez vous de la part d’un bureau de placement et que j’ai disparu, compris ?
— Compris.
— Parfait !
Je décarre.
Maintenant, il me reste un drôle de turbin à faire : planquer ma proie.
C’est vachement délicat. Le colis le plus encombrant qui soit, c’est encore un humain. D’abord, ça tient de la gâche, c’est lourd à coltiner, et puis ça ne peut pas se fourrer n’importe où.
Je me titille la matière grise tout en regagnant Paris.
— Tu as l’air tout chose ! remarque Félicie.
Elle me connaît par cœur, comme l’alphabet.
Je lui explique mon dilemme :
— J’ai dans ma guinde la souris que tu as vue, ou plutôt aperçue, hier, au Vésinet.
— Comment ça ?
— Je l’ai enlevée…
La brave femme paraît terrorisée…
— Enlevée ? répète-t-elle.
— Oui, comme ça se fait dans les romans américains, tu es contre ?
Elle soupire :
— Enfin, tu sais ce que tu as à faire…
D’accord sur tous les points, Félicie. Dans un sens, c’est la daronne facile.
— Il faut que je planque cette souris, dis-je… Elle va me servir d’appât, en quelque sorte. Seulement je ne sais pas où la mettre.
— Pourquoi ne la laisserais-tu pas ici ? suggère ma brave femme de mère. Dans la chambre d’amis ?
— Je ne veux pas te mettre dans le coup ! Ce que je fais n’est pas très réglo.
Elle hausse imperceptiblement les épaules.
— Réglo, réglo ! murmure-t-elle.
Dompté, j’accepte la proposition.
— Bon ! On l’installe ici…
Je monte la donzelle au premier. Il y a une chambrette tapissée en bleu pervenche qui donne sur l’arrière de la maison. Un lit de cuivre, vachement astiqué, une commode ancienne, un fauteuil, c’est tout.
Je la colle sur le pageot. Puis, je ferme les volets de fer et je passe une chaînette à travers les fentes de ceux-ci. Je boucle la chaînette au moyen d’un cadenas. Je ferme la fenêtre.
Ensuite, je prends une vieille paire de menottes, j’emprisonne la cheville gauche de la fille et je fixe l’autre boucle au montant du lit. De cette façon, elle ne peut pas faire grand-chose pour se libérer… Si elle gueule, je lui collerai du sparadrap sur le museau : mais il n’en est pas question pour l’instant.
— Bon ! fais-je à Félicie. Maintenant, laisse-nous, M’man. Je prendrai la clé de la chambre et officiellement tu n’es au courant de rien, d’accord ?
— Comme tu voudras…
— C’est moi qui m’occuperai de cette pensionnaire…
— Elle va rester longtemps ici ?
— Ça dépend d’un tas de facteurs…
Félicie fait un petit signe de tête qui veut dire : « À ton aise. » Puis, discrètement, elle les met.
Je referme la porte et je me laisse choir dans le fauteuil, auprès du lit. J’attends que la poulette recouvre ses esprits. En attendant, je l’examine à loisir. Vraiment, ça vaut le coup d’œil. Quand je pense qu’il y a des locdus qui donnent des trois cents balles pour grimper à la tour Eiffel, alors qu’ils ont à leur hauteur des spectacles aussi sensationnels !
La petite est jeune, vingt-trois ans, à mon avis. De près, elle fait vraiment gosse, alors que de loin elle donnait l’impression d’être une femme de trente berges. Sa peau a une couleur extraordinaire, chaude, ocrée, duveteuse… On a envie de mordre là-dedans comme dans un fruit.
Doucement, j’avance la paluche et je me mets à lui caresser le visage…
C’est doux, c’est tiède…
Elle a un frémissement, puis elle soupire doucement. Ses paupières battent faiblement.
Je ne la bouscule pas ; faut lui laisser le temps d’atterrir, à cette chérie.
Elle ouvre ses grandes mirettes bleues. Elle me détranche.
Je lui souris gentiment.
— Comment vous sentez-vous ? je questionne.
Elle ne répond pas… Elle pâlit… Une nausée lui broie l’estom.
Enfin, ça se tasse.
— Qu’est-il arrivé ? demande-t-elle avec un accent bizarre.
— Vous avez été incommodée par une fuite de gaz…
— Ah ! bien…
Elle s’agite :
— Et… et lui ?
Je baisse la tête.
— Nous en reparlerons plus tard…
— Si, si, dites… Il…
Je joue admirablement mon rôle de brave type torturé.
— Oui, hélas !.. Il a eu moins de chance que vous…
— Mort ! hurle-t-elle…
— Oui, c’est affreux…
Elle éclate en sanglots et ça fait un drôle de foin, je vous l’annonce. Je ne me sens pas fiérot, sans rire… Faut avoir de l’extrait de fumier dans les veines pour torturer une mousmé de cette façon, mais ça fait partie d’un plan à moi. « Seuls les résultats comptent », dirait le boss, qui parle surtout par clichés, parce que c’est un genre de littérature facile et qui produit toujours son petit effet.
— Je vous reconnais, fait-elle enfin, après s’être liquéfiée. Vous êtes le commis épicier !
— Oui, c’est moi qui vous ai découvert…
— Le gaz, murmure-t-elle… C’est donc ça… J’ai senti comme un vertige, brusquement…
— C’est ça…
— Où suis-je ?
— Chez le docteur, il vous a fait transporter chez lui, car l’ambulance n’était pas libre… Vous n’en aurez pas pour longtemps avant de retrouver la santé…
Elle repart à tout berzingue dans son chagrin.
— Allons, allons, ma douceur, fais-je, soyez forte. Vous en avez réchappé, vous ! La vie est bonne à boire, non ?
— Sans lui, elle n’est pas possible ! fait-elle.
— Vous l’aimiez tant que ça ?
— Comme une folle…
— Vous êtes Française ?
— Mais oui, pourquoi ?
— Votre accent…
— Ah ! Alsacienne…
— Il y a longtemps que vous étiez ensemble ?
— Quatre mois…
— Pourquoi habitiez-vous cette maison ?
— Parce qu’il avait peur de sa femme qui nous…
Brusquement, elle se tait et me regarde à travers ses larmes.
— Mon pauvre petit ! dis-je en lui tapotant la pogne.
S’agit de freiner sec sur les questions, car elle doit commencer à trouver bizarre la situation. Elle est dans une chambre inconnue, soi-disant chez un médecin qu’elle ne voit pas, en compagnie d’un pseudo-épicier qui lui pose des questions à n’en plus finir.
C’est un peu fort de café…
Je réfléchis rapido. Si elle ne me bonit pas de romance, pour elle il ne s’agit que d’une histoire d’amour avec Stumer.
Pas gland, le zouave. Il s’est préparé un passe-temps pour se cloîtrer… M’est avis qu’elle est en dehors du coup, la cocotte. Je le crois d’autant plus volontiers qu’elle ne semble pas avoir inventé le Coca-Cola, elle a un circuit d’eau chaude à la place du cervelet.
Une sensuelle, sa peau lui sert d’esprit. Elle marche à la braguette. Des souris comme ça, y en a plein le marché aux esclaves de la place Pigalle.
— Il était gentil pour vous ? fais-je niaisement.
— Oh ! oui, dit-elle.
De l’extase, parole !
— Il avait peur de sa femme ?
— Elle voulait me vitrioler, paraît-il.
— Vous la connaissez ?
— Non, mais il me l’a dit…
Pas duraille à manipuler, la chérie.
— Comment vous appelez-vous ?
— Édith.
— Joli ! J’aime ce nom…
Elle n’entend pas.
— Mort, répète-t-elle, mort !
La voilà qui distille de l’eau salée.
Et moi, pour jouer le jeu, de dire ce que les bonnes gens débloquent toujours en pareille circonstance :
— Que voulez-vous, c’était son heure…
Je ne suis pas tellement content de ma prouesse. J’ai fait fausse route, les gars. J’ai cru que la môme Édith représentait le fin des fins pour Stumer, que c’était son égérie, et il s’agit seulement d’une petite excitée qu’il s’est annexée pour tuer le temps agréablement. Il aime le braque, mon petit Suisse. Il a fait croire à la môme qu’il avait une femme pas commode pour justifier la claustration qu’il lui faisait subir… Je lis dans son jeu comme un curé lit dans son bréviaire… Et Édith a marché. On croit toujours ce que vous bonnit le mâle qui vous calce bien.
C’est très gentil, ça… Seulement, Stumer ne va pas lever le petit doigt pour récupérer sa greluse. J’ai cru empocher de la mornifle en kidnappant cette fille, mais c’est de l’article au bidon… Maintenant, je l’ai sur le râble, je ne peux pas la garder indéfiniment, et comme elle semble en dehors du coup, lorsque je la relâcherai je vous parie une dent de fourmi contre un abonnement au Figaro littéraire qu’elle portera le pet. Et qui sera emmouscaillé jusqu’au trognon ? Le petit San-Antonio !
— Mais ! mais… s’écrie-t-elle.
Tandis que je gambergeais dans la grisaille, elle s’est mise sur son séant et elle a vu les menottes qui l’emprisonnent.
Elle me regarde en bégayant son « mais… ». Ses roberts sont larges comme des hublots.
— Allons, ne vous tracassez pas ! fais-je. C’est une simple précaution pour m’assurer de votre tranquillité.
Elle ne comprend pas. L’intellect de cette fille tiendrait dans la main du nain Piéral.
— Maintenant, mon âme, je murmure, on va jouer franc jeu. Ton pote Stumer était le plus bel enfant de salaud que je connaisse. Il marnait dans le mitan et il a en sa possession certains documents qui valent leur pesant de moutarde. Moi et ceux de ma bande, nous avons décidé de les récupérer. Je compte sur toi pour ce genre de boulot. Si tu ne peux pas me fournir d’indications utiles, tu vas te retrouver avant longtemps au fond d’un petit étang où je pêche de belles carpes.
J’allume une cigarette. Puis, je me détranche pour la regarder.
Elle est de plus en plus ahurie. Une journée comme celle d’aujourd’hui comptera pour deux dans son existence.
— Allons, parle ! Où Stumer a-t-il planqué les papiers ?
— Les papiers ? répète-t-elle. Mais… mais… je ne sais rien ! Quels papiers ?
— Elle est bonne, celle-là !
Je renaude, parce que je sens bien que la môme Édith est tout à fait ignorante.
Le petit oiseau qui tète encore sa mère en sait davantage !
Je me lève…
— C’est bon ! Je ne suis pas pressé. Réfléchis, ma belle… Réfléchis tout ton saoul. Je reviendrai tout à l’heure. À ce moment, nous aurons une explication complète et détaillée !
Furax comme un morpion importuné par la Marie Rose, je quitte la piaule en prenant soin de la boucler à double tour.
J’ai besoin de me dégourdir les pattes, besoin de gamberger à ce micmac…
Mon petit doigt, qui la ramène toujours dans certaines circonstances, me dit que j’ai fait une boulette grosse comme le déficit du budget en enlevant cette petite peau.
Mon voyage à Chicago m’a donné de mauvaises habitudes. Voilà que je joue les gros bras, à cette heure. Non, vous avez vu ce tableau ? Le mec San-Antonio qui ne se sent plus… Et je te joue les Arsène Lupin, et je te drogue les gars, et je t’enlève les greluses, et je te les séquestre !
Un délit comme ça, si je le payais le tarif, ça irait chercher les assiettes[2], vite fait !
Et pour peu que le tribunal soit mal luné, j’irais écraser des cancrelats pendant plusieurs piges à la Santé, parole !
Comment je vais m’en débarrasser, de l’Édith ? Parce qu’il n’est pas question de la garder au frigo… Comment elle va prendre la chose ? D’abord, elle cavalera au Vésinet. Là, elle retrouvera son jules, elle l’affranchira sur mon numéro. L’autre, qui doit se demander ce qui lui arrive, gaffera que c’est un coup des Secrets. Et comme ce coup est foireux, il rigolera tellement qu’on sera obligé de lui jouer la marche funèbre pour le calmer…
Évidemment, je peux toujours essayer de lui filer un coup de tube, comme promis sur le billet, avant !
Ça ne rendra sûrement rien, mais de toute manière il ne me reste rien d’autre à espérer…
En soupirant, je me dirige vers le bigophone et je demande le numéro de Stumer, que j’ai pris soin de noter.
Presque illico, on répond.
Mais je ne reconnais pas, dans cette voix d’homme, celle un peu gutturale du Suisse.
Celle-ci est généreuse, ronde… Je crois m’être gouré.
Pourtant, à tout hasard, je demande :
— Je suis bien chez M. Stumer ?
— Oui, dit la voix.
— C’est M. Stumer ?
— Non…
— Qui est à l’appareil ?
— C’est à quel sujet ?
— Je suis un de ses amis et j’aimerais lui parler personnellement.
— M. Stumer est sorti, mais je peux lui faire la commission…
— C’est personnel ! dis-je d’un ton obstiné.
Qui peut bien être à la maison du Vésinet ? Au fond, ce serait intéressant de le savoir.
J’ajoute brusquement :
— Je rappellerai plus tard.
Et je raccroche. En courant, je fonce hors de la propriété, je saute dans ma tire qui m’attend toujours devant la lourde comme un coursier fidèle et, à l’allure d’une soucoupe volante, je retourne au Vésinet. Je commence à connaître le chemin.
Il y a une traction noire stoppée devant le pavillon. Bien résolu à cesser les finasseries, je sonne.
Un mec de courte taille, petit, râblé, avec un feutre cabossé et des yeux myopes derrière des lunettes d’écolier, s’annonce.
On dirait un gros têtard.
Il me regarde d’un air sûr de soi. Ses yeux sont incisifs comme des tics.
— Salut ! fais-je. C’est moi qui ai téléphoné il y a dix minutes.
— Ah ! très bien…
— Stumer n’est pas encore rentré ?
— Non… Et il ne rentrera pas de sitôt…
— Pourquoi, il est allé loin ?
— Très loin.
— Où ça ?
L’autre donne une tape à son bada. Puis, il a un petit, tout petit sourire.
— Au ciel, dit-il… ou en enfer !
Du coup, je manque m’étouffer. J’ouvre si grand le bec que, sans se pencher et sans abaisse-langue, on peut apercevoir le fond de mon slip.
— Voulez-vous dire… qu’il… qu’il est mort ?
— Exactement.
Le coup est vache, mais réglo. Le chef va faire une drôle de frite lorsque je vais lui avouer que j’ai scrafé Stumer. J’ai dû trop forcer sur le narcotique. Il a briffé l’orange comportant la plus forte dose. Il était peut-être cardiaque et il ne s’est pas réveillé.
Après une histoire pareille, je vais être obligé de cloquer ma démission, c’est fatal !
« Carte blanche », il avait dit, le boss !
Comment que je l’ai bordée de noir, la carte blanche ! C’est devenu un méchant faire-part de deuil…
— Allons, fait le têtard, vous allez me dire qui vous êtes, maintenant ?
En guise de réponse, je lui tends ma carte.
— San-Antonio ! s’exclame-t-il… Mince ! si je me doutais…
Il approche sa frime de la mienne et ses lunettes me touchent presque le bout du pif.
— Bien sûr, fait-il, si je n’étais pas myope comme une taupe, je vous aurais reconnu…
Il me tend la patte :
— Bapaume, se présente-t-il, commissaire de police de Saint-Germain.
Machinalement, je lui prends la manette et on joue au levier de pompe pendant quelques secondes.
Il a l’air ravi, le collègue.
Pas moi !
— Alors, il est mort ? fais-je.
— Oui. Vous le connaissiez ?
— Je m’intéressais à lui.
Je le regarde.
— Qui vous a prévenu ?
— Un coup de téléphone…
— De qui ?
— D’un anonyme. Ça n’est, du reste, pas moi qui ai reçu la communication, mais mon secrétaire. Le correspondant a simplement dit qu’il avait entendu une détonation au 125 de l’avenue des Pages, Le Vésinet… Une détonation et un grand cri.
« J’ai rappliqué dare-dare…
— Oui…
De plus en plus éberlué, je murmure :
— Une détonation ?
Voilà qui est étrange.
— Oui, fait-il, et je l’ai trouvé dans sa salle à manger, sur le parquet, avec une balle dans le crâne…
Cette fois, je me demande si on est en France ou si je m’appelle René Coty.
— Une balle dans la tête !
Mais nom d’une crotte arabe, lorsque je l’ai quitté, il y a une plombe, il était envapé…
— Il s’est suicidé ?
— Quand on se suicide, on ne se tire pas une balle dans la nuque de bas en haut, ou alors il faut être homme-serpent. Et puis, l’arme du crime n’était pas aux côtés du cadavre, bien que la mort ait été instantanée.
— Le gars qui l’a rectifié n’y est pas allé par quatre chemins, hein ? fait presque triomphalement Bapaume.
On dirait que ça l’excite, ce meurtre. Il est vrai que dans sa paroisse, les meurtres sont plus rares qu’à Pantruche. Saint-Germain et ses environs, c’est le coin tranquille, le coin à bourgeois, pas de drames ! De la vie bien douillette, des coups de sabre furtifs entre gens de la bonne société. Au pire, des exploits d’ivrogne dans les bistrots quand les larbins sont de sortie.
— Non, conviens-je, il n’y est pas allé par quatre chemins. Il lui a mis une praline dans le cigare à bout portant. La hure de Stumer est fracassée. Le dessus se soulève comme un couvercle, genre bonbonnière.
Je suis agenouillé aux côtés du cadavre.
— Il était allongé sur le tapis lorsque vous êtes arrivé ?
— Il était tel que vous le voyez…
— La porte n’était pas fermée à clé ?
— Tout était grand ouvert.
— Tenait-il un billet à la main ?
— Un billet ?
— Un mot griffonné sur une page de carnet ?
— Non…
Je regarde encore le cadavre. Le mec qui l’a transformé en viande froide avait une drôle de maîtrise. En tout cas, on peut dire qu’il était pressé. Il lui a collé une bastos alors que l’espion était encore dans le fauteuil. Pas de doute là-dessus. Il y a une large éclaboussure sanglante sur le dossier du siège. Donc, Stumer était assis. Pour le plomber dans la nuque, il a fallu le pencher en avant, ce qui revient à dire qu’il était encore inerte. Son assassin voulait sa peau. Il ne l’a pas tué au cours d’une algarade, il l’a tué pour le tuer, pour qu’il disparaisse. Vous pigez le distinguo, malgré sa subtilité et votre connerie proverbiale ?
Bon…
Alors, pourquoi l’a-t-il vidé du fauteuil ?
Pour le fouiller. On ne peut pas fouiller les ballades d’un zig assis. Il l’a allongé à terre. Je constate qu’une des fouilles à Stumer est retournée, je ne me goure pas.
Et alors, je m’invective vilain, in petto. Tout à l’heure, j’ai ramoné toute la strass, j’ai regardé jusque dans la cuvette des gogues, mais j’ai tout culment omis de fouiller ce zouave.
Un flic à la manque, voilà ce que je suis. Une caricature pour journal satirique.
— Ça ne va pas ? questionne Bapaume.
Mollement, je réponds :
— Si…
— Vous ne fouillez pas la baraque ?
— C’est déjà fait…
— Je peux faire quelque chose ? s’inquiète-t-il.
— Faites analyser la balle. Dites qu’on me communique d’urgence les résultats…
— Entendu.
— Vous attendez le parquet ?
— Oui…
— S’il y a du nouveau au sujet de l’assassin, prévenez-moi.
— Bien.
— Et ne cherchez pas si on vous signale qu’une traction noire a vadrouillé dans le secteur ces deux jours et qu’un beau gars bien balancé a enquêté dans le voisinage en se faisant passer tantôt pour un contrôleur du fisc, tantôt pour un flic. Le mec en question, c’est moi !
Je file en lui serrant la louche.
La vioque de l’agence de location est embusquée derrière sa fenêtre.
Elle me flaire avec un peu d’angoisse.
— Il est… arrivé quelque chose ? demande-t-elle.
— Pourquoi posez-vous une telle question ?
— Ben… Ces allées et venues…
— Quelles allées et venues ?
Elle paraît ennuyée. Elle aimerait qu’on lui foute la paix.
Son blot, à elle, c’est de vendre des carrées et de secouer une cominche confortable au passage.
— D’habitude ils n’ont jamais de visite, dit-elle. Et depuis midi les voitures n’arrêtent pas de s’arrêter devant sa porte.
J’admire au passage la pureté de son français.
Elle fait bouffer ses tifs platinés et vérifie, dans la glace fixée au mur, l’ordonnance de son crépi.
— Quelle sorte de voitures, chère madame ?
— Des voitures… noires !
— Combien ?
— Trois…
Je fais le compte :
— La mienne, celle du commissaire de police et enfin une troisième qui a les meilleures chances d’appartenir à l’assassin.
— Quelles marques, ces voitures ?
— Vous m’en demandez trop, je n’y connais rien en matière automobile. Tout ce que je peux vous dire c’est qu’elles sont noires toutes les trois.
— Vous avez vu les occupants ?
— Non… D’ici ça n’est pas possible, voyez… Le mur mitoyen empêche de voir. On ne distingue que les toits des autos…
— Dommage, fais-je, il aurait été intéressant d’avoir beaucoup de détails, car votre voisin a été assassiné.
Elle ouvre la bouche et j’admire son bridge impec.
— Assass…
— Oui, d’une balle dans la nuque, vous avez entendu la détonation ?
Elle secoue la tête :
— Non, rien… D’ici, vous savez ?
— Au début de l’après-midi, vous n’avez remarqué personne dans la rue qui aurait paru faire les cent pas ?
— Non.
— Ou bien guetter…
— Guetter ?
— … la maison de la victime ?
Son front se plisse comme un bandonéon. Il s’empourpre sous l’effort.
— En face, balbutie-t-elle, d’une voix morte de médium en transe…
Je regarde, par la croisée, l’autre côté de la rue. Il n’y a pas de maisons, mais un petit rond-point formé d’un massif de fleurs au milieu duquel se dresse une statue d’Apollon.
— Tout à l’heure, dit-elle, au début de l’après-midi, il y avait une femme de l’autre côté du rond-point. J’ai cru que c’était une touriste.
— Ah ! oui.
— À ce moment, il y avait une auto arrêtée… devant leur porte.
Du pouce elle désigne le pavillon du mort.
La voiture dont elle parle, c’était la mienne. Une femme surveillait les allées et venues, de loin… Une « touriste » !
— Pourquoi touriste ? fais-je machinalement.
— À cause de son appareil photographique.
— Parce qu’elle en avait un ?
— Oui… Avec un gros machin noir au bout, comme une longue-vue.
Un téléobjectif ! Je commence à m’intéresser sec…
— Et elle s’en servait, de cet appareil ?
— Bien sûr, elle photographiait la statue… C’est surtout là que j’ai pensé qu’il fallait être touriste pour prendre en cliché une statue comme celle-ci…
— Évidemment. Elle se tenait derrière ?
— Tout contre.
— Vous êtes certaine que c’était la photo de la statue qu’elle tirait ?
Car ça paraît un peu incroyable sur les bords : quelqu’un qui se met contre l’objet à photographier avec un téléobjectif !
— Ma foi, je l’ai pensé… Qu’est-ce qu’elle aurait pu photographier d’autre ?
J’ai la réponse : elle tirait la frite de San-Antonio, tout béatement. Cette pépée devait surveiller Stumer et surtout ses visiteurs. Voilà l’explication de son téléo.
— Comment était-elle, cette femme ?
— Jeune… Elle avait une veste en léopard — ou simili — un béret vert…
— Brune ? Blonde ?
— Rousse…
— Voyez-vous…
Elle joue la contradiction, la mère Machinchouette.
— Pardon ? fait-elle, pincée.
— Merci pour vos précieux renseignements…
Je la salue avec déférence et je me prends par la manette. Direction ma crèche ! Cette fois, s’agit de tirer les vers du nez à la môme Édith… Même si elle ne sait rien faudra qu’elle parle. Moi qui lui avais annoncé la mort de son bonhomme ! Voilà qui est bizarre. Aurais-je, inconsciemment, un don de double vue ? En tout cas ça se gâte pour mes actions. Stumer mort, ma route du plan est coupée ! Salement coupée…
Tout ce que j’ai comme indice, c’est une rouquine photographe en veste de léopard… En admettant qu’elle trempe dans ce bouillon gras !
Va falloir que j’aille affranchir le boss sur ces événements. Il va en faire un portrait, le Vieux, quand il va savoir que j’ai kidnappé une poufiasse et que son gibier numéro un est plus mort qu’un filet de morue.
Ah ! quelle pagaïe !
Comme je freine devant mon pavillon, je vois rappliquer Félicie par l’autre bout de la rue, le visage décomposé. En m’apercevant elle se précipite sur moi, noue ses bras autour de mon cou et éclate en sanglots.
— Eh ben ! M’man ! Qu’est-ce qui se passe ? je balbutie, interloqué.
Elle a la poitrine secouée par des sanglots.
— Oh ! mon grand, mon grand !
— Parle !
— J’ai eu peur, mais peur ! J’ai cru mourir…
— Qu’est-il arrivé ?
— On m’a fait une farce affreuse…
— Une farce ? Qui ça ?
— Je ne sais pas, quelqu’un au téléphone… Ça faisait cinq minutes à peine que tu étais parti, le téléphone a sonné. Quelqu’un m’a demandé si j’étais ta femme. J’ai dit que tu n’étais pas marié et que je suis ta mère… On m’a annoncé que tu avais eu un accident.
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?
— Et que tu étais à l’hôpital…
— Non ?
— Si… Je suis partie comme une folle. J’ai trouvé un taxi, comme par hasard, et je me suis fait conduire à l’hôpital. Évidemment personne n’était au courant de rien…
— Évidemment.
— J’ai cru qu’il y avait erreur. J’ai téléphoné au commissariat, là non plus on ne savait rien…
Tandis qu’elle parle je regarde la façade de notre maison. La porte en est grande ouverte.
Elle a dû filer drôlement vite, Félicie, pour oublier de boucler la lourde.
— Des imbéciles pareils, fait-elle, il y avait de quoi me tuer. À moins que ce ne soit une erreur, qu’en penses-tu ?
— À moins, oui.
J’entre dans la maison. Je monte au premier.
Tout de suite je constate que la porte de la chambre « bleue » a été forcée.
En fait de chambre bleue c’est plutôt la chambre rouge maintenant, car la môme Édith a la gorge tranchée d’une oreille à l’autre. Moi je vous le dis : les draps du lit n’ont plus la blancheur Persil !
Entre un homme satisfait et le Vieux il y avait à peu près autant de différence qu’entre Lollobrigida et le chancelier Adenauer.
Il se tient debout contre le radiateur de son bureau et il se chauffe le baigneur tout en massant délicatement sa rotonde.
Je lui ai craché tout le morcif, en long et en large et en relief. J’attends son point de vue.
Un silence lourd comme l’hérédité d’un bandit corse s’établit dans le bureau. On pourrait entendre le sermon d’un sourd-muet.
Enfin le Vieux pousse un soupir de plusieurs mètres cubes.
— Voilà qui n’est pas ordinaire, fait-il… Ainsi Stumer n’était pas seul ?
— Non, cette fille…
— Je ne parle pas de la fille… mais des gens qui les ont tués l’un et l’autre. Ces gens savent où il a caché les documents puisqu’il l’ont supprimé. J’avoue que je ne comprends plus très bien. Voyez-vous, San-Antonio, s’ils ont assassiné Stumer et sa compagne c’est parce qu’ils ont compris que quelqu’un (vous) était sur le coup et qu’ils ont craint que ce quelqu’un ne réussisse à leur arracher leur secret.
Au bout de cette longue tirade à peine ponctuée, on a envie de lui proposer un pneumothorax.
Mais il enchaîne rapidement :
— Pour éviter une fuite, il les tuent !
— C’est un moyen radical…
Le Vieux me foudroie du regard. Il a horreur d’être interrompu, surtout par un trait d’esprit.
— S’ils les tuent, poursuit-il, c’est que « eux » savent où sont les documents.
— Bien entendu…
— Oui, mais alors, s’ils savent cela, ils n’ont pas besoin de tuer les autres ; il leur suffit de mettre la main sur les précieux papiers et de disparaître ?
Je gamberge à ces déductions.
— À moins, glissé-je délicatement, à moins que Stumer n’ait eu la possibilité, en cas de vol des documents, de retrouver la piste de ces gens…
Il est frappé par ce raisonnement.
— Oui, ce doit être ça…
— Et puis, vous l’avez dit vous-même hier, le moment d’utiliser les plans n’est pas encore venu…
On frappe discrètement à la porte.
— Oui, grogne le boss.
C’est Morchoine, un collègue. Il tend un papelard au Vieux.
— Merci, dit celui-ci…
Morchoine sort sur la pointe des nougats en m’adressant un clin d’œil aimable.
— Tenez, dit le boss après avoir tortillé le pli. Cela vous concerne.
— Qu’est-ce que c’est ?
— La réponse des dossiers au sujet de la fille qui habitait avec Stumer.
Je biche le papier et je bouquine.
Édith Almayer, née à Strasbourg en 1930.
Aucune condamnation. Habite Paris depuis 1949. A servi comme barmaid dans une boîte de nuit de Pigalle (Le Cerf-Volant) où elle a fait la connaissance de Stumer.
Je pose le feuillet dactylographié sur le bureau du big boss.
— Hum, c’est plutôt chétif en fait de renseignements, hein ?
— Oui, dit le patron. C’est curieux comme le passé de certaines personnes tient en peu de lignes…
Il est tout heureux d’avoir énoncé cette pensée profonde.
Moi je ne bronche pas. Mes gobilles se portent avec insistance sur la feuille blanche.
Je cherche ce qui me fait froncer les sourcils. C’est comme une sensation de déjà-vu…
— Vous avez quelque chose à dire ? demande le boss qui me connaît bien.
— Attendez, fais-je… Almayer… J’ai déjà vu ce nom, il y a peu de temps… Il était imprimé… Oui, Almayer, Strasbourg, c’était déjà lié…
Il doit avoir du job en rade et il est pressé de m’expédier.
— Eh bien ! réfléchissez à loisir, recommande-t-il… Et si ça biche, prévenez-moi…
C’est le terme : « ça biche » qui m’illumine le concombre.
— J’y suis ! m’écrié-je…
— Ah ! ah !
— Oui, Almayer… C’est le nom de mon noyé.
— De votre quoi ?
— Vous avez dix secondes, c’est une petite histoire à moi…
— Faites…
Je décroche le téléphone et j’appelle Félicie.
Elle est un peu débordée, ma vioque, faut comprendre… Voilà que je lui amène une souris à la casbah en lui recommandant de la retenir prisonnière… Et puis on lui fait vider les lieux grâce à un subterfuge vieux comme la « Série noire » et la pensionnaire est nettoyée des registres de l’état civil pendant ce temps. De quelle façon, grand Dieu ! Une vraie boucherie !
— C’est toi, M’man ?
— Oui…
— Rien de nouveau ?
— Si, les gens de Police-Secours sont venus chercher la demoiselle…
La demoiselle ! Cette Félicie s’exprime toujours comme une gouvernante d’enfants riches.
— Bon…
— J’ai fermé la chambre à clé, à cause des empreintes.
— Tu as bien fait…
— Remarque, ça ne sert pas à grand-chose car la porte est défoncée…
Je vois que le boss pianote d’énervement sur ses manchettes.
— Oui, dis donc, as-tu mis de côté la lettre de l’oncle Gustave ?
— Oui…
— Attrape-la !
— Attends un instant…
Quelques secondes s’écoulent. Heureusement que Félicie est une « rangeuse ».
— Voilà, je l’ai…
— Dedans il y a une coupure de journal ?
— Oui…
— Lis-la moi !
— Une seconde, le temps de chercher mes lunettes…
Le chef paraît sur le point d’éclater. Il regarde sa montre, puis son carnet de rendez-vous… Il tripote ses ustensiles de burlingue avec l’envie secrète de me les balancer à la frite.
— Voilà, annonce à nouveau Félicie…
Et elle commence à ligoter le morceau de baveux. Je ne me suis pas gouré. Il s’agit bien d’un certain Almayer, natif de Strasbourg, appartenant au gang des Alsacos.
— Merci…
Je raccroche.
— La coïncidence est énorme, dis-je, pourtant il me semble qu’on peut gratouiller par là. La piste Almayer est intéressante. Si les démolisseurs ont pris le risque de venir buter cette poule dans la carrée d’un flic c’est qu’elle savait quelque chose…
— Ou peut-être était-ce dans la crainte qu’elle sût quelque chose !
Je me lève.
— Salut, patron.
Il était pressé de me voir calter, et maintenant voilà qu’il me retient d’un geste.
Il toussote.
— San-Antonio, vous avez agi jusqu’ici d’une façon bien… impulsive. Vous ne vous êtes pas inquiété de savoir si Stumer était surveillé ou non… Votre intervention a été trop hâtive et le résultat est que les cartes sont embrouillées… Ceci est très grave.
Je deviens un peu pâlot parce que les savons je les aime seulement quand je me lave les pattes.
Il poursuit, le Vieux, sans me regarder.
— Le ministre porte à cette affaire un intérêt, très, très vif. Il m’a laissé entendre, ce matin encore, que si nous n’aboutissions pas, ma démission sera exigée.
— Je vous flanquerai la mienne avant, fais-je, très sec.
— Cela ne modifierait rien à la situation. Mieux vaut réussir…
— Je ferai l’impossible.
— C’est ça… L’essentiel est que vous le fassiez vite !
Je salue d’un bref signe de tête et je quitte le bureau bien décidé à casser la gueule du premier mec qui n’aura pas une physionomie à ma convenance.
Je tombe nez à nez avec Pinaud, un vieux du métier qui est à deux doigts de la retraite. Et quand je dis que nous tombons nez à nez l’expression prend une valeur particulière car il a un pif qui doit peser dans les huit cents grammes.
C’est un petit homme aux cheveux gris, à l’œil terne et au front émaillé par l’eczéma. Il a un nez long et blême pourtant entretenu au beaujolais et, sous ce nez, une ridicule petite moustache déprimée.
Il parle toujours de choses qui n’ont jamais le moindre rapport avec les sujets susceptibles de vous intéresser, et ce d’une voix un peu geignarde, dénuée d’inflexions.
— Salut, me dit-il…
Il me tend une main pareille à un vieux gant fripé.
Je presse cette extrémité flasque.
— Figure-toi, dit-il, que j’avais joué Chérubin dans la deuxième. Un ami qui travaille au PMU m’avait refilé le tuyau…
— Et il n’est pas arrivé ?
— C’est-à-dire qu’il n’est pas parti… Il s’est fait une entorse en quittant le pesage…
Je suis déjà à l’extrémité du couloir. Je me retourne.
— Dis voir, Pinuche, qu’est-ce que tu fous, en ce moment ?
— Je repeins la cabane de mon jardin…
— Je ne parle pas de tes loisirs, hé, pommade ! Mais du boulot. T’es là à te branler les cloches en pleurant sur tes canassons fourbus, t’as du blot ?
— Non…
— Alors tu vas en avoir, arrive…
Il me suit docilement dans un bureau vide.
— Assieds-toi !..
Il pose son derrière triste sur une chaise bancale.
— Prends de quoi écrire…
Il chope une feuille de carnet grande comme un ticket de métro. Il est comme ça, Pinaud, toujours les poches bourrées d’invraisemblables morceaux de papier sur lesquels sont notées des choses mystérieuses. Il est toujours en plein cirage, et pourtant, c’est un flic de première grandeur. Le vieux rat des enquêtes. S’il avait eu pour deux sous de nerfs et s’il ne s’était pas lancé à corps perdu dans le beaujolais, il serait divisionnaire à Pontarlier comme un pape !
— C’est marrant, fait-il, hier, avec ma bourgeoise, on a compté les allumettes d’une boîte de cent. Devine combien y en avait ?
— Quatre-vingts, dis-je, car il faut toujours le laisser accoucher de ses parlotes si l’on veut obtenir quelque chose de lui.
— Non, dit-il… Cent trois… C’est marrant, non ?
— Follement, admets-je d’un ton lugubre. Faudra envoyer ça aux Potins de la commère !
— Qu’est-ce que tu en penses ?
— Je pense que si tu passes tes soirées à compter des alloufs avec ta bonne femme, elle doit s’envoyer le garçon boucher !
Vexé, il se fige.
— Je t’en prie…
— Ça va, je rigole. Bon, tu notes ? Fred et Édith Almayer de Strasbourg.
— Et puis ?
— Et puis c’est tout, ou presque. Le Fred faisait partie du gang des Alsaciens. On a repêché son cadavre dans le Rhône, à Lyon, avant-hier… Il a été buté. La fille travaillait comme barmaid avant de faire la connaissance d’un certain Stumer avec qui elle s’est foutue à la colle. Elle a été bousillée au début de l’après-midi chez moi…
Je guette les réactions de Pinuche. N’importe qui sursauterait à l’énoncé de pareille énormité. Lui pas. Ça lui semble aussi normal qu’une carte Michelin.
— Il faut que tu me trouves le maximum de renseignements sur ces deux mecs…
— Ils sont parents ?
— Je l’ignore…
— Bon, murmure-t-il, je vais voir…
— C’est de l’urgent ! Mobilise tous les mecs qu’il faudra, si je n’arrive pas à mener cette affaire à bien le boss et moi pourrons t’aider à repeindre ta cabane car nous aurons des loisirs, je ne sais pas si tu vois ce que je veux dire ?…
Il hausse les épaules.
— Il n’y a pas un métier où l’on parle autant de démission que le nôtre, remarque-t-il, et y en a pas un non plus où l’on arrive à la retraite aussi nombreux. À part les PTT et les ronds-de-cuir de préfecture, nous tenons le pompon…
— Ça va, jacte pas tant et fends la bise. Il me faut du nouveau avant la fin de la journée. Attends-moi ici dès que tu auras des tuyaux valables, je me manifesterai à un moment ou à un autre…
— Tarde pas trop, fait Pinaud, parce que ce soir, la bourgeoise et moi on va à un bridge…
— Chez un dentiste ? je demande, matière de rigoler.
— Oui, fait-il, surpris, comment le sais-tu ?
Ça fait un moment que je ne suis pas venu draguer à Pigalle.
Et brusquement, en arpentant le boulevard de Clichy, je découvre que ça me manquait terriblement. Pigalle, c’est plus que le cœur de Paname, c’est son sexe. Et si une ville comme Paris ne peut vivre sans cœur, elle ne peut exister non plus sans sexe.
Tout ça pour vous montrer que le jour où le roman policier ne se vendra plus, je pourrai sans me faire opérer du cervelet me lancer dans la littérature tout court.
Et je vous parie une botte de cresson contre le prix Goncourt que je m’y ferai un nom tellement important que M. de Montherlant, l’auteur des Jeunes Filles (comme s’il savait ce que c’est !), sera obligé d’aller vendre des moules à Montrouge.
J’ai laissé ma tire sur le boulevard, because c’est le seul endroit où on peut remiser une calèche à ces heures.
D’un pas nonchalant, je descends la rue Pigalle. Ça commence à remuer dur dans le coin. Les tapineuses, repeintes à neuf, entament leur marathon. Les boîtes s’ouvrent comme des fleurs de nuit. (Toujours mon sens de la littérature, vous voyez : y a pas, je suis doué !) Les barbes commencent à se raser dans les turnes. Les aboyeurs des boîtes prennent leur faction ; bref, les nuiteux se mettent au turf.
Je m’arrête devant le Cerf-Volant. C’est une taule comme les autres. J’entre. Y a pas un greffier dans la strass. Le désert de Gobi, en plus petit !
Les musicos ne sont pas encore au turbin. Seul, un garçon nostalgique tripote un pick-up en écrivant des choses mystérieuses sur un bloc offert par Cinzano.
En me voyant radiner il pose son crayon.
Je m’accoude au bar.
— Ce sera ? fait-il.
— Quelques confidences dans un grand verre, dis-je en allongeant ma carte.
Il réprime un geste maussade.
— Ah ! bien, fait-il.
Il a le regard fiévreux, les narines palpitantes… Si ce mec-là ne se drogue pas jusqu’au sternum, moi je suis la princesse Margaret.
— En attendant sers-moi un whisky, petit homme. Et du chouette !
Il obéit en jetant des regards malheureux à la porte du fond. Il donnerait le service à porto qui lui vient de sa grand-mère pour voir radiner le patron. Mais le patron est encore au dodo, nature !
J’examine mon type afin de savoir par quel bout je vais pouvoir l’attaquer. C’est comme le gibier, faut savoir où viser. Ses narines me fournissent l’indication voulue.
— Figure-toi, fais-je à mi-voix, qu’on a reçu un petit rapport sur ta pomme…
Il tressaille. S’il n’était pas bronzé comme un comprimé d’aspirine il pâlirait certainement.
— Sur… sur… m… moi ? balbutie-t-il.
— Tu ne vas pas me dire que ça t’épate, non ?
— Mais je ne…
— Non, t’as rien fait, mon amour… T’es blanc comme de la neige ! La neige ! tu dois savoir ce que c’est, hein ?
— Mais je…
— Mais oui, tu… Et moi je vais te… Les mecs qui jouent les innocents, je les embarque au cambron. J’ai de quoi te faire filer six mois de mitard si je veux. Six mois entre quatre murs avec juste de la poussière à se filer dans le nez, c’est moche, tu sais ? Y en a qui en crèvent…
Il ne répond rien. Salement emmouscaillé, il est, le cachet d’aspirine. Il se dit que si les bourres se mettent à ses pompes ça va devenir impossible, l’existence.
J’allonge la main, je le cueille par son revers de veste.
— Remarque, y a toujours mèche de s’entendre…
Il bat des cils.
— Des dénonciations on en reçoit des tonnes, tous les jours, à la maison poulet, on en prend, on en jette. Celle qui te concerne peut te mener loin, seulement je peux aussi la balancer à la corbeille, c’est à toi de voir.
Cette fois, vous le voyez, c’est le style fumier qui est à l’ordre du jour.
Il lève sur moi un regard tendre.
— Qu’est-ce que je peux faire pour vous ?
— Changer le disque, pour commencer, le pick-up tourne à vide !
Il se précipite et flanque sur le tourne-disques une sérénade napolitaine qui flanquerait de l’émotion à un sac de pommes de terre.
Puis il revient, anxieux, au comptoir.
— Y a longtemps que t’es dans la boîte ?
— Un an…
— O.K., alors t’as connu une nana qui s’appelait Édith… Édith Almayer ?
— Oui…
— Tu pourrais me rancarder sur elle ?
Il hume à vide, se touchote une narine et me bigle.
— Vas-y, dis-je, prends-la, ta prise, faut pas te gêner de moi, puisque je te dis que je comprends la vie lorsque les gars sont corrects.
Il ouvre un tiroir du comptoir, prend une petite boîte à cure-dents et en extrait une prise maison.
Ça a l’air de le stimuler, comme un arrosoir d’eau stimule une plante qui crève.
— Que pourrais-je vous dire ? demande-t-il…
— Quel genre de souris c’était, par exemple…
— Eh bien !.. C’était une bonne fille.
— Intelligente ?
— Eh bien !..
— Oh ! tonnerre, vas-y carrément, on n’est pas là pour faire des mines !
— Non, je crois que c’était une fille assez « nature »…
— Comment vivait-elle ?
— Elle avait une piaule, en haut de l’immeuble…
— Elle faisait la vie ?
— Pas trop… En tout cas pas pour le biseness… Elle s’envoyait en l’air quand ça lui bottait.
— C’est le cas de le dire. Pour le jeu de mots, t’es doué, faudra cultiver ça, tu pourras faire une carrière dans le Vermot !
Il rougit un peu et hausse les épaules. Ses quinquets se mettent à briller, la drogue fait son effet. Tant mieux, ça va lui donner un peu d’allant, il en a besoin.
— Elle avait un jules ?
— Pas au début. C’était des mariages d’une nuit…
— Jolie image… T’es doué aussi pour les métaphores. Tu as dit qu’elle n’avait pas de jules au début, ce qui implique par déduction directe qu’elle en avait à la fin…
— Oui…
— Mets-moi un peu au parfum, mon chéri…
— C’était un grand type chauve, aux yeux bleus ; il s’appelait Stumer… Il était copain avec Fred, le frère d’Édith…
Je lui chope l’aileron.
— Fred, le frère d’Édith… Fred Almayer ?
— Ben oui…
Voilà un gentil maillon de la chaîne. Le hasard, mon grand, mon unique copain a fait magistralement les choses cette fois.
C’est bibi et son tonton Gustave qu’ont repêché le cadavre du Fredo, lequel Fredo est le frelot d’Édith, la poule au mec que j’étais chargé de surveiller…
Et la frangine de mon noyé est venue se faire sucrer chez moi ! Il est dit que j’hériterai les cadavres de toute la famille Almayer. Il ne me reste plus qu’à souhaiter que les Almayer darons n’aient pas enlevé le prix Cognac.
Je siffle mon verre de raide.
Puis je siffle tout court, entre mes chailles, parce que, vraiment, des sensations comme celles qui m’agitent, faut les extérioriser si on ne veut pas risquer d’exploser !
— Fred Almayer était copain de Stumer ?
— Oui… Ils ne se quittaient pratiquement pas. Tous les soirs ils venaient à l’apéro ici. Ils buvaient du pinaud…
Je me cintre en songeant au père Pinuche qui, à l’heure présente, est en train de compromettre son bridge — avec le dentiste — pour me dégauchir un renseignement que j’ai déjà…
Les deux gars étaient copains…
— Continue, dis-je…
— Eh bien ! mais… je ne sais pas… C’est tout !
— Comment, c’est tout ?
— Ben, il a levé la frangine de son pote, Stumer… Et puis ils sont partis ensemble, dans le Midi, ont-ils dit… Et on n’a pas revu le frangin non plus. Ça fait plus d’un mois de ça…
— Voyez-vous…
Je médite un instant.
— Ils ne fréquentaient personne d’autre, les deux mecs ?
— Ben…
— Prends ton temps…
— Au début, Fred avaient d’autres aminches : des Alsaciens comme lui. À la Tour vous avez dû entendre parler de la bande des Alsaciens, non ?
— Spécialisés dans les plafonds, oui…
— Je voudrais pas médire, mais Almayer en était sûrement.
« Et puis il a rencontré Stumer et ça a été fini. Ils ont comme qui dirait fait équipe…
— Et Stumer, il était seulâbre ?
— Ben… au début !
— Oh ! marre à la fin avec tes « ben » et tes « au début »…
— Au début, reprend le barman, il avait une fille avec lui… Une rouquine tout ce qu’il y a de chouette ! Elle le retrouvait ici, quelquefois. Et puis, sur la fin qu’il fréquentait la maison, il s’est entiché de l’Édith et la rouquine a disparu…
Je déguste. Il me filerait du sirop de cassis que ça ne me paraîtrait pas plus doux dans le gosier.
— Voilà que je retrouve un personnage complémentaire : la rouquine au téléobjectif, celle qui tire le portrait de San-Antonio…
Car je ne doute pas une seconde que ce soit d’elle qu’il s’agit.
— Tu sais où il créchait, Stumer ?
— Non…
— Et l’autre ?
— Je crois qu’il habitait le quartier de l’Europe. Sa sœur me l’a eu dit…
— C’est tout ce que tu sais ?
— Oui…
Je dois convenir que ça n’est pas mal.
— Je te dois combien ?
— Deux fois trois, six ! Six cents balles, mais si vous n’avez pas de monnaie, le patron mettra ça à pertes et profits…
J’allonge un billet de mille.
— Sers-m’en un troisième, et bois un quart Perrier, comme un coureur cycliste, c’est moi qui régale !
En sortant, je pénètre dans une brasserie de Clichy possédant des cabines téléphoniques.
Inutile de faire languir mon père Pinaud.
— Ah ! c’est toi, me dit-il, j’ai des renseignements…
— Merci, je les ai eus moi-même…
— Tous ?
— Comment, tous ?
— Tu permets ? coupe-t-il…
Y a pas, faut le subir…
— Va, soupirai-je.
J’entends un froissement de papier. Il a dû écrire ses tuyaux sur du papier hygiénique, ça lui arrive fréquemment.
— Attends, bouge pas, fait-il, ça, c’est un commandement de mon percepteur… Oui, faut te dire que j’ai oublié de payer mes impôts. On a voulu s’offrir un poste de télé, avec ma bourgeoise, et puis tu sais ce que c’est ?…
— Oh ! merde, tu ne vas pas me raconter ta vie…
— Note bien, poursuit-il, que la télé n’est pas encore vraiment au point, quoi qu’on en dise… Et les programmes sont d’une indigence ! Tu ne peux pas savoir…
— Tu le fais exprès, dis, fossile !
— Pas d’insulte, attends, ça y est, je tiens mes renseignements.
— Almayer, Édith, née à Strasbourg… Bon, tu le sais… Son frère aussi, né à Strasbourg… Condamné pour désertion, puis pour vol à main armée… Vient à Paris, sa peine purgée. Entre dans la bande des Alsaciens, spécialisée dans le perforage des plafonds. Est compromis dans le vol d’une bijouterie… Deux ans secs ! Quitte, semble-t-il, la bande et se range. Fréquente un nommé Stumer avec lequel il fait de fréquents voyages. Le dernier en date remonte au début du mois dernier. Les deux hommes sont allés à Lyon. Stumer en revient seul. Il disparaît en compagnie d’Édith Almayer. Un certain Gustave Tavid et son neveu, San-Antonio, repêchent le cadavre de Fred Almayer, au cours d’une partie de pêche. Fred Almayer habitait 89, rue de Liège, au troisième à gauche. On ne l’a évidemment pas revu… L’appartement est inoccupé.
« Les gars faisant partie de la bande des Alsaciens ont pour chef un certain Veitzer que tu trouveras tous les jours dans un restaurant près de la gare de l’Est : Le Vieux Colmar. C’est là qu’il prend ses repas, sans doute à cause de la choucroute. Voilà. Sur ce je vais faire mon bridge.
Et il raccroche sans ajouter une syllabe, me laissant sur le dargeot.
Quand je vous le disais que c’était un champion, Pinaud !