Deuxième partie

CHAPITRE X Deux choucroutes, deux !

Il est près de neuf plombes lorsque je pousse la lourde du Vieux Colmar, un tapis confortable près du Magenta.

La crèche comprend deux salles de dimensions moyennes. Dans la première il y a un comptoir de style alsacien, et dans l’autre un ameublement superalsacien qui doit foutre en renaud le père Levitan dont les planches sont toutes proches.

Derrière le comptoir se tient un gros père d’une soixantaine de berges qui regarde sa caisse enregistreuse avec un amour paternel.

Je m’annonce vers lui.

— Dites voir, patron, il est là Veitzer ?

Le taulier me désigne d’un hochement de menton un type qui dîne à une table en tête-à-tête avec la dernière de France-Soir.

Entre le baveux et lui, il y a une bouteille de traminer et un monticule de choucroute couvert de charcutailles.

Veitzer est un gars de quarante carats environ. Le jour où le ciné de son bled a passé Scarface il a dû se cogner toutes les séances parce qu’il paraît vachement imprégné, le gars !

Imaginez un Paul Muni blondasse et au teint rouge avec un regard peu amène et quelque chose de lourd dans toute sa personne. C’est du gangster nourri à la choucroute, ça. C’est massif comme une cheminée de son pays et ça a autant de cœur qu’une carabine à air comprimé.

Je m’assieds en face de lui en murmurant :

— Vous permettez ?

Il abaisse son journal et me foudroie du regard.

— Et alors ! grogne-t-il…

— Et alors morfille ton tas de fumier parce qu’il va refroidir, dis-je paisiblement en lui montrant ma carte.

Il louche dessus.

Mais il garde son air bougon. À part ça, il doit les avoir à la caille.

Je prends mes aises.

— Après tout, dis-je, j’ai les crocs moi aussi.

Je cramponne la serveuse par une anse et je lui dis de m’apporter une choucroute spéciale aussi garnie qu’un hôtel meublé.

Elle s’empresse, croyant que je suis un pote à Veitzer dont la cote, ici, est au maximum.

— Ce qui se passe ? demande-t-il enfin en me regardant dans les mirettes…

— Des choses…

— Ah oui ! J’ai pas fait de galoup, pourtant…

— Non, t’es un ange… Le pape me disait hier au téléphone qu’il avait envie de te canoniser… Mais commence à mastéguer sans moi, je t’en prie…

Rageusement, il pique de la fourchette dans son assiette. Moi je ne pipe mot car il faut toujours laisser les truands baigner dans leur jus. Pendant qu’il se consume en points d’interrogation ses nerfs flanchent. Et c’est autant de gagné pour nous autres !

La serveuse apporte ma bouffe, je me mets à jaffer en louchant sur son journal.

— Qu’est-ce que tu penses de la descente du Havre en seconde division ?

Il est sidéré. Comme réponse il estime qu’un haussement d’épaules peut convenir. Notre tête-à-tête s’éternise.

Soudain il flanque sa fourchette sur la table et repousse son auge.

— J’aime pas ces histoires ! grogne-t-il. Avec moi faut y aller franco, qu’est-ce qui ne va pas, marchez devant, je vous esgourde en grand…

Cette fois il me paraît mûr.

— Je voudrais que tu m’affranchisses sur un ancien pote à toi.

— J’ai pas l’habitude de m’affaler…

— Qu’est-ce qui te parle de ça ? Il s’agit d’un mort…

— Comment ça, d’un mort ?

— Me dis pas que tu ignores ce que c’est qu’un macchabée, t’en as fabriqué assez comme ça pour pouvoir te faire une opinion…

— Quel mort ?

— Almayer…

Il avale de travers son coup de blanc.

— Ah ! ouais, gronde-t-il…

Ses yeux sont injectés de sang.

— T’as pas l’air de le porter dans ton cœur, on dirait ?

— C’est un faux cul !

— C’était ! Les morts ont droit à l’imparfait. L’imparfait on y a toujours droit à titre posthume. C’est comme la Légion d’honneur pour un mécanicien de chemin de fer.

Il opine du bonnet, et non pas de cheval, comme dirait Pierre Dac.

— Il t’a plaqué, toi et tes boy-scouts, pour faire des magnes avec un certain Stumer, hein ?

— Juste…

— Seulement ça n’a pas été de ton goût et vous l’avez foutu au jus avec une pierre au cou. C’est une méthode vieille comme la variole, et on en guérit moins bien.

Il sursaute.

— Pas vrai ! brame-t-il, je suis en dehors du coup ! Rancardez-vous ! Nos alibis sont sans bavure ! D’abord Fred a été balancé dans le Rhône, et le Rhône c’est pas notre lavabo à nous !

Tout ce qu’il me dit me paraît sensé. J’ai avancé cette vanne, histoire de le mettre en boule. Voilà qui est fait.

— Lorsqu’il m’a annoncé qu’il larguait… les amis, j’y ai filé une toise histoire de lui apprendre la correction, mais ça a pas été plus loin. On n’allait pas se mouiller pour un faux poids, non ?

Je souris.

— Écoute, Veitzer, on en sait tellement long sur toi qu’on pourrait récrire Les Mille et Une Nuits ; alors fais pas l’enfant de chœur. Je connais le milieu. Un zig ne s’en va pas les mains dans les poches d’une bande comme la vôtre. Un gang c’est pas l’administration, suffit pas d’envoyer sa démission pour avoir le grand campo, ceux qui les mettent se retrouvent à la morgue avec tellement de plomb dans l’aile qu’ils ne peuvent plus voler, si tu me permets ce jeu de mot innocent. Pour que t’aies laissé se râper Almayer, fallait que t’aies un motif. Et tu l’as eu. Stumer est allé te causer, il t’a dit qu’il avait besoin d’un gnace comme Almayer, et il te l’a acheté juste comme on achète la gagneuse d’un maq, c’est pas vrai ?

J’ai vu juste.

Mes paroles lui arrivent sur la potiche comme des cailloux. Il est out !

Lentement, il se remet à jaffer sa choucrance. Je profite de ce qu’il se fout dans la clape un cervelas gros comme ma cuisse pour lui filer le coup final.

— Et tu savais que Stumer s’occupait de sales combines, bref qu’il marnait dans l’espionnage. C’est un genre de turbin qui te dépasse, t’as pas osé rouscailler, c’est pas vrai, dis ?

— Bon, éructe mon Al Capone des familles, bon ! Et après ?…

— Après ! je tonne, après ! Si tu ne m’affranchis pas illico, je te mets au frais jusqu’à l’an 2000, avec comme entrée en matière un passage à tabac qui te fera doubler de volume, tu saisis ?

Les caïds ne sont des caïds qu’au milieu d’une bande de foies blancs qu’ils terrorisent. Lorsque vous les chopez entre quat’ z’yeux et que vous leur tenez le langage de la raison, ils sont tout prêts à pleurer.

C’est le cas pour Veitzer.

— Si tu veux t’agripper, dis-je, je te fais passer aux assiettes pour un sale motif : complicité de trahison… Les juges voient rouge dès qu’on parle de défense nationale et d’intelligence avec une puissance étrangère !

Il blêmit.

— Qu’est-ce que vous racontez… J’ai toujours été patriote, j’ai fait le maquis, moi !..

— Ton avocat sera content d’avoir ça à se foutre sous la langue !

— Mais que voulez-vous que je vous dise, enfin !

— Simplement ce qui s’est passé avec Stumer…

Il me regarde, puis examine avec tristesse un morceau de lard fumé qui se fige dans son assiette.

— Almayer et lui se fréquentaient depuis quèque temps. Je m’étais rancardé sur Stumer et j’avais appris que c’était un type… Enfin, le type que vous dites. J’osais pas trop faire de pet, car on ne sait jamais, avec ces gens-là, s’ils sont viande ou poisson…

Il avale difficilement sa salive.

— Bois un coup de blanc, je lui conseille.

Il obéit.

— Un jour, dit-il, Stumer est venu ici. Il s’est assis là où vous êtes et il m’a dit comme ça qu’il avait besoin de Fred pour un travail très spécial. Pour cela, il fallait que Fred ait comme qui dirait des vacances. Il m’a dit qu’il était prêt à laisser une brique à… à notre club pour que je dise oui. Il annonçait deux cents laxatifs comme à-valoir… J’ai laissé flotter les rubans, qu’est-ce que vous voulez…

— Bien sûr… Tu sais en quoi consistait ce travail avec Almayer ?

— Non…

Je le contemple de ma façon particulière, celle qui fait frémir les demoiselles et qui rend les hommes nerveux.

Pourtant, il ne flanche pas. Je crois que vraiment il ne le sait pas…

— Comment peux-tu ignorer ça ? dis-je sur le mode incrédule. Tu devais bien le revoir, Almayer, puisqu’il continuait de draguer dans Pigalle ?

— Oui, mais il ne faisait rien… Je lui demandais des tuyaux, il avait rien à bonir. Paraît que c’était la vie de château avec l’autre, le Stumer. Ils faisaient la java dans les clandés et se cognaient le tronc comme des papes… Il en revenait pas.

« Et puis, un jour, ils sont partis en balade, tous les deux. On n’a plus revu Fred… Stumer a enlevé sa frangine et plus personne ! Paraît, ont dit les baveux, que ce pauvre Fred s’est fait repasser dans le Rhône, lui qu’avait horreur de la flotte !

Cette fois, il a tout craché, Veitzer. Il se sent guilleret.

— Dis-moi, mon bonhomme, c’était quoi, sa spécialité, à Almayer…

Lui qui se croyait quitte, le v’là qui repique une rogne rentrée. Des séances pareilles, ça l’affaiblit, ce gentleman.

Faut remettre deux sous pour qu’il continue sa romance ; histoire d’encourager l’amateur.

— Comprends une chose, si t’as pour vingt-cinq centimes de cervelle, dis-je aimablement : je suis sur tes os en ce moment parce que ça ne tourne pas rond quelque part. Si les choses se gâtent sérieusement et qu’on n’ait pas autre chose à se foutre sous les chailles, on ramassera les miettes : toi, par exemple, et on veillera à ce qu’elles fassent de l’effet pour cacher la merde au chat, tu dois saisir ça sans avoir ton bachot, non ?

« Conclusion : t’as intérêt à ce qu’on t’ait un peu à la chouette.

Il fait signe à la serveuse d’enlever les couverts.

— Vous prenez un dessert ? propose-t-il.

— Non, une choucroute pareille, c’est trop envahissant !

— Alors, une fine ?

— Si tu veux…

— Deux fines ! lance-t-il au patron.

Puis, très vite, comme on se libère d’un fardeau en le rejetant d’un coup d’épaule, il dit, sans me regarder :

— Alma, c’était le roi du blindage…

— Tu veux dire qu’il pratiquait des ouvertures dans les coffres ?

Veitzer se fâche.

— M’obligez pas à répondre à des questions aussi brutales ! éclate-t-il. Voyons, il faut être humain, non ?

Je souris.

— Bien entendu…

Je rêvasse un instant.

— Ma note ! lancé-je à la serveuse.

— Non, non, proteste Veitzer, tout sur la mienne…

Je n’insiste pas.

— Bon, si c’est offert de bon cœur, d’accord ! fais-je en me levant. Peut-être que je te rendrai le repas un de ces jours, une supposition que tu aimes les lentilles…

CHAPITRE XI Les nuits sont fraîches

Rue de Liège, 89 !

L’immeuble est honnête, confortable. Dire que ce truand créchait là ! Maintenant, on ne peut plus se fier au standing d’un mec !

Les caïds se mettent à habiter Auteuil et à avoir des comptes en banque… Et des terreurs au bidon comme Almayer s’offrent des appartements pépères dans des immeubles pour sous-chef de cabinet !

J’appuie sur le timbre actionnant l’ouverture de la porte. La concierge ronfle ou elle est allée faire une partie de main chaude chez le colonel en retraite du dessus ; en tout cas, sa loge est aussi vide que le slip kangourou d’un eunuque.

Je peux me passer d’elle, puisque je connais l’étage qu’habitait feu Fred.

Ouvrir les lourdes bouclées a toujours constitué mon talent de société n° 1. Ça, vous ne l’ignorez pas.

Je pénètre dans un studio salement ravagé.

Tout a été pillé, éventré, mis en miettes. On dirait qu’un régiment de Mongols a bivouaqué céans, avec mission de découvrir une dent en or.

Les mecs qui sont venus fouiller ici devaient être diplômés par la faculté de fric-frac de leur patelin !

Jamais je n’ai vu un champ de bataille pareil ! Il ne reste rien d’entier. Le moindre objet a été brisé… Un vrai délire, je vous l’annonce !

J’en reste baba. J’ai déjà vu des appartements perquisitionnés, mais là c’est plus de la perqui, c’est le gros vandalisme.

J’enjambe des fauteuils éventrés dont les ressorts jaillissent comme des entrailles et je fouinasse. À première vue, on pourrait croire que ce branle-bas est le boulot d’un sadique soucieux de tout pulvériser ; pourtant, en y regardant de plus près, je constate que le mec a agi scientifiquement. Il ne voulait pas briser pour briser, mais pour mettre à nu des parties secrètes. Conclusion : il cherchait quelque chose, et ce quelque chose ne devait pas être gros, puisqu’il est allé jusqu’à dévisser le socle de l’appareil téléphonique.

Pas la peine de prendre la succession du zigoto. Un attila pareil ne laisse rien à glaner.

Je regarde une dernière fois le papier de la tapisserie lacéré, les lames du parquet arrachées, les vases pulvérisés. Beau boulot !

Je quitte l’appartement.

Je freine devant la loge de la concierge. Une courte hésitation, puis je frictionne sa porte de mon poing replié.

Je tabasse comme ça une ou deux minutes. Enfin, une lumière suinte.

Une brave dame en bigoudis, qui va courageusement sur ses soixante ans, me demande si je suis saoul ou si j’ai la danse de Saint-Guy.

— Vous frappez pas ! annoncé-je.

— C’est vous qui frappez ! rétorque-t-elle.

Décidément, je ne rencontre que des gens qui ont de l’esprit, ce soir. Je souris, afin de lui donner l’impression que son jeu de mot enrichit le patrimoine spirituel de notre beau pays.

— Dites-moi, petite madame, veuillez jeter un regard à ce morceau de carton…

Je lui tends ma carte.

Elle se penche dessus comme un collectionneur de papillons sur un coléoptère d’une espèce inconnue.

— Po… li… ce…, épelle-t-elle.

Elle se redresse.

— J’ai pas mes lunettes, s’excuse-t-elle. Alors, vous êtes flic ?

— Oui…

— Y a pas de mal…

— Je viens vous parler d’un de vos… anciens locataires…

— À ces heures ?

— Il est mort…

— Alors, justement, ça ne presse pas !

Un peu portée sur le tac au tac, la cerbère.

— Ça n’est pas à vous d’en juger ! fais-je en fronçant les sourcils d’une manière très professionnelle.

Ça lui rabat un peu le caquet, à cette vieille morue.

Elle est toute prête, maintenant, à répondre à mes questions.

— Entrez, dit-elle, j’ai une bronchite chronique.

— Je préfèrerais une tasse de café ! fais-je.

Puisque nous sommes dans les réparties spirituelles, ça n’est pas la peine de nous en priver.

Je la suis dans son antre.

— Il s’agit d’Almayer, dis-je. Fred Almayer…

— Un drôle de coco ! apprécie-t-elle.

— C’est aussi mon impression. Vous savez qu’il est mort ? On a retrouvé son cadavre dans le Rhône, près de Lyon…

— J’ai lu les journaux…

— Quelqu’un est venu dans son appartement depuis sa disparition ?

— Oui, dit-elle, sa sœur…

— Vous la connaissiez ?

— Bien sûr…

— Quand est-elle venue ?

— Il y a trois ou quatre jours…

— Elle était seule ?

— Avec son mari, un grand chauve, les yeux bleus…

— Ils avaient la clé de l’appartement ?

— Non, ils me l’ont demandée. Ils sont entrés grâce à mon passe, c’est moi qui leur ai ouvert…

— De quel droit avez-vous ouvert ?

— Ben, voyons, je savais qu’il était mort. Sa sœur m’a montré ses papiers. Elle s’appelait bien Almayer…

— Et l’homme vous a montré un gros billet ?

— Qu’est-ce que ça peut vous faire ?

— À moi, rien. Mais ça peut vous faire des ennuis à vous !

« Voyons, l’appartement était en ordre lorsque vous êtes entrés ?

— Moi je ne suis pas entrée, mais il devait être en ordre… Le vestibule y était, toujours.

— Quel motif a invoqué la sœur pour vouloir entrer ?

— Elle avait des objets personnels à récupérer… Elle tenait à les avoir d’urgence.

— Je vois, le gros billet devait être très gros, non ?

Elle hausse les épaules et détourne la tête…

— Enfin, dis-je, j’espère qu’il ne vous coûtera pas trop cher !

Sur ces paroles sibyllines, je la quitte sans même me donner la peine de la saluer…

* * *

Je rentre chez moi un peu fatigué. Tous ces interrogatoires successifs m’ont embarrassé le ciboulot comme la cuisine provençale vous embarrasse l’estomac.

Je conduis tout doucettement, afin d’essayer de faire le point.

À mon avis, l’affaire se goupille de la façon suivante : Stumer a eu besoin du concours d’un spécialiste en coffres et il a fait appel à Almayer, dont la réputation n’était plus à faire.

Ils sont devenus copains et ils faisaient la foirinette. Almayer avait une jolie frangine aux charmes de laquelle Stumer n’a pu résister. Pour elle, il largue une belle rouquine qui réapparaîtra épisodiquement le jour de sa mort, un appareil photographique en bandoulière…

Un jour, Stumer et Almayer partent pour Lyon. Il faudra que je demande à Pinaud comment il a levé ce tuyau !

Seul Stumer en revient. Il lève Édith et l’embarque dans un pavillon du Vésinet. Pourquoi ? Peut-être parce que c’est lui qui a abattu Fredo et l’a cloqué dans la baille. Il avait besoin d’avoir la paix pour mener à bien les négociations avec les services secrets au sujet du plan volé. Au fait, ce plan a-t-il été volé avant ou après le voyage à Lyon ? Il faudra que je m’assure de ça…

Seulement, Édith allait s’inquiéter du sort de son frère. Pour éviter de la casse de ce côté-là, Stumer a prétendu que sa légitime voulait vitrioler Édith. Et il a persuadé cette dernière qu’ils devaient se planquer tous les deux en attendant que ça se tasse. De cette façon, il évitait une fausse manœuvre d’Édith au cas où le corps de son frelot aurait été découvert avant qu’il ait mené son affaire à terme. Dans le fond, il savait se garer des mouches, le Suisse.

Oui, tout a bien pu se passer ainsi…

Seulement, où je n’entrave plus, c’est lorsque je vois surgir ses assassins…

Quand je dis « je vois », c’est façon de parler, vous avez rectifié de vous-même.

Qui l’a tué ?

La rouquine.

Admettons : un drame de la jalousie vient brouiller les cartes. Seulement, l’assassinat d’Édith n’est pas le fait d’une femme jalouse, mais bien celui d’un criminel organisé. On m’a vu embarquer la frangine à Fred. On n’a pas hésité à venir jusque dans ma maison pour l’égorger. Là, je ne crois plus à la vengeance, mais à l’exécution d’un plan savant.

On voulait absolument qu’elle ne parle plus. Et on a fait ce qu’il fallait pour ça. C’est donc qu’elle savait quelque chose ?

Était-elle au courant de la situation, malgré son petit air naïf ?

Je me le demande…

D’autres « pourquoi » me viennent en tronche. Ils radinent à la queue leu leu comme des canards.

Pourquoi l’assassin de Stumer a-t-il immédiatement prévenu la police, une fois son forfait accompli ? Car le coup de téléphone reçu par le commissaire Bapaume ne pouvait émaner que de l’assassin, le voisin immédiat de Stumer n’ayant rien entendu du meurtre.

Pourquoi Stumer et Édith sont-ils allés fouiller de fond en comble l’appartement d’Almayer ? Ceci fout en l’air ma théorie au sujet de l’enlèvement amoureux d’Édith par le Suisse. Il y a trois jours, elle savait que son frangin était parti jouer de la harpe dans un coin de ciel bleu. Stumer lui avait-il fait cette révélation seulement à ce moment-là ?

Je sursaute si fort que je donne un coup de volant malheureux qui me conduit tout droit contre une bordure de trottoir. Écoutez ça, les gars : il y a trois jours, personne, sauf l’assassin, ne pouvait savoir que Fred Almayer était mort !

Et pourtant, sa concierge n’a pas été surprise lorsque la frangine est radinée pour chercher des effets personnels. Et cette même pipelette prétend avoir appris la mort de son locataire par les journaux !

Ou je me fous le doigt dans l’œil jusqu’à l’omoplate, ou la vieille bronchiteuse en sait plus long qu’elle n’en dit sur cette histoire…

J’hésite à retourner chez elle. Mais je me dis qu’il faut battre le fer, etc.

Je me dis ça parce que, d’abord, c’est une vérité du premier degré ; ensuite, parce que je ne rechigne pas devant les citations populaires.

Demi-tour !

Je vire au milieu du boulevard Haussmann, désert ou presque à ces heures. Un taxi nuiteux qui radinait en trombe manque de me télescoper.

Son conducteur ralentit pour me classer à grands cris dans une branche de la sexualité qui nécessite de la part de ses adeptes l’achat d’un tube de vaseline…

Je n’ai pas de temps à perdre…

Je me contente seulement de le traiter de dégénéré et de lui faire des révélations — purement gratuites, du reste — sur ses ascendants.

Puis, je fonce vers la Trinité. Je remonté la rue de Clichy et je tourne rue de Liège, malgré qu’elle soit en sens unique et que j’arrive précisément par le côté interdit.

Le 89 !

J’appuie sur le bouton commandant la porte.

Il y a encore du feu chez la concierge…

Je frappe au carreau. La vieille ne répond pas. Je tourne le loquet de sa porte et j’entre dans sa loge où flotte cette odeur caractéristique lourde, mais pas désagréable, dans le fond, des repaires de portières.

Une pièce unique !

Elle est divisée en deux parties. L’avant constitue la cuisine ; l’arrière, la chambre. Il y a un lit ancien couronné d’un opulent édredon rouge qui fait un peu auberge de Peyrebeille. La vioque n’est pas là. Peut-être qu’elle s’est propulsée chez un locataire de l’immeuble pour l’affranchir sur ma visite tardive ?

J’entends tout à coup le bruit de la porte de l’entrée qui se referme avec un bruit sourd.

J’y cours… Je l’ouvre… Dans la rue, une bagnole démarre : une 203.

Quelqu’un qui sortait. Quoi d’étonnant ?

Je reviens à la loge, fermement décidé à attendre la concierge jusqu’au jugement dernier si c’est nécessaire.

Je m’installe sur une chaise et je commence à fumer pour tromper le temps. Mais on trompe moins facilement le temps que sa femme et je me fais sérieusement tartir. Alors, je me lève et je vais à une commode proche du lit. Des tiroirs ! Il n’y a rien qui excite davantage un policier, ça et la frime d’un truand.

Je les ouvre les uns après les autres. J’y découvre d’humbles choses, du linge pauvre, des papiers sans valeur…

Je continue ma petite perquisition.

Dans une boîte à biscuits, il y a une liasse de fric. Une gentille : cent lacsés, tout rond… Les billets sont neufs et font partie de la même série.

Voulez-vous parier que cette somme a été colloquée à la vieille par Stumer ?

Je remets la boîte en place. Je repousse le tiroir…

Sapristi, elle s’éternise, ma concierge ! Où peut-elle bien être ?

Je m’assieds sur le pageot.

Et j’éprouve aussitôt l’une des plus sales impressions de ma vie. Car, sous l’édredon, je sens quelque chose de dur. Quelque chose ayant toutes les apparences d’un corps humain…

Je saute du pieux, j’arrache l’édredon…

À votre santé, les gars !

La mère Ducordon est là… Les yeux ouverts, la bouche ouverte, et la gorge aussi, tout comme la môme Édith !

Quand je vous disais qu’elle « s’éternisait » !

CHAPITRE XII Sérénade nocturne

Je ne sais pas s’il vous est arrivé de passer en bordure d’un toit, un jour de pluie, et de recevoir brusquement sur la hure une trombe d’eau accumulée et soudainement libérée.

Moi, ça m’est arrivé.

C’est le genre de vilaine sensation que j’éprouve, en ce moment, en contemplant la vieille assassinée.

Comme douche, c’est copieux et glacé à souhait, merci !

Ça fait dix minutes que je l’ai quittée, cette pauvre concierge. Le temps de laisser le criminel frapper… Lorsque je suis entré ici, il s’apprêtait à sortir. Il les a mis alors que je me trouvais dans la loge. C’est lui qui s’est tiré à bord d’une 203.

Il résulte de tout ça que j’ai un faucheur attaché à ma personne. Un gars qui me suit sans que je m’en doute. Et cependant, j’ai le grain pour renifler les anges gardiens… Ce mec-là passe à la casserole tous les témoins de l’affaire, au fur et à mesure que j’entre en contact avec eux. Il est spécialisé dans le deuil express, comme les teinturiers. Ce qu’il fait vite, le zouave !

Au Vésinet, il dérouille Stumer dès que j’ai le dos tourné. Puis, quelques minutes plus tard, il est en train de trancher la carotide d’Édith Almayer…

En fin de journée, il agit de même avec une concierge qui a le malheur d’être interrogée par moi !

Une concierge qui devait détenir un petit secret intéressant. Que n’ai-je poussé un peu plus fortement mon avantage, tout à l’heure ! Y a pas, le chef a raison, je me ramollis…

Je remets l’édredon sur le cadavre…

Puis, je fiche mon camp, l’oreille basse.

En voilà assez pour aujourd’hui. Je ne sais pas si vous êtes superstitieux, mais, quant à moi, je crois en des jours de pommade. Comme celui-ci en est un, je n’ai plus qu’à aller me coller dans les toiles en attendant que la Terre ait fini son petit tour dans le noir.

La vérité viendra peut-être avec le jour nouveau…

Quand on est poète, vous voyez, c’est pour la vie !

* * *

Un homme fortiche, ayant de l’esprit de décision, pas plus de scrupules qu’une clé à mollette et un don de tueur extraordinaire… Un type qui serait capable de filer un vieux renard comme votre brave San-Antonio sans que le San-Antonio précité parvienne à le découvrir… Un Mozart du crime !

Je pense à cet homme en me demandant s’il existe, ou bien s’il n’est que le résultat d’un concours de circonstances ?

Je m’explique : le tueur est ou un superman du meurtre, ou bien ai-je affaire à une bande organisée qui procède à un grand nettoyage ?…

Le résultat est le même, mais ceci modifierait ma façon de conduire l’enquête…

Je débouche place de l’Étoile. Il me vient une idée. Je décris une large courbe et je bigle dans mon rétro afin de voir si je suis suivi. Si une bagnole me file le train, elle est forcée de me serrer un peu, car elle ignore laquelle des nombreuses avenues je vais choisir…

Mais rien ne se manifeste… Je suis marron. Alors, je termine mon tour complet de l’Arc et j’emprunte l’avenue du Bois…

J’appuie à fond sur le champignon. C’est idéal, l’avenue du Bois, pour une pointe de vitesse ! Vous pouvez, à cette heure surtout, mettre toute la sauce jusqu’à la porte Dauphine. J’ai alors l’assurance de ne pas être suivi.

Je ralentis pour m’engager sous les frondaisons. Depuis le temps que je déambule dans le bois de Boulogne, je connais toutes les routes qui le sillonnent.

Je chope Longchamp, je passe devant son moulin à vent, je tourne à gauche pour rejoindre la Seine. À partir du moment où vous la tenez, vous pouvez refaire de la vitesse.

Mais en ce moment, la vitesse ne me tente pas. Au contraire, je vais mollo, histoire de bigler les voitures arrêtées.

C’en est plein. À l’intérieur, y a des vicelards qui se font reluire la tige par des putes. Je m’amuse à foutre les phares et, l’espace d’une seconde, j’ai la vision de deux visages effarés, aux yeux clignotants.

Je m’apprête à doubler la dernière voiture avant le pont. Comme je parviens à sa hauteur, je renouvelle mon coup du phare. Ça me permet de découvrir une silhouette, agenouillée sur la banquette arrière d’une 203. Cette silhouette tient une jolie mitraillette !

Imaginez un brin la rapidité de ma pensée !

Je me dis que cette mécanique n’est pas faite pour chasser les papillons de nuit. Je me dis qu’un type agenouillé sur une banquette avec ça dans les pognes n’attend pas le passage du Tour de France… Je me dis que mon existence doit incommoder des gens. Et je me dis tout ça en moins de temps qu’il n’en faut pour compter jusqu’à un…

Au passage, je vais morfler une rafale, c’est du tout cuit… Je le sens, je le comprends… C’est aussi inéluctable que le retour du printemps !

Alors, mes bons vieux réflexes répondent à l’appel muet que je leur adresse.

Je flanque un coup de volant sur la droite, c’est-à-dire de manière à me trouver derrière la voiture inquiétante. Au lieu de freiner, j’accélère. Tant pis pour la tôle ondulée, je suis assuré tous risques. Cramponne-toi, Dudule, y fait du vent !

À moi les biscuits Gondolo !

Je percute à soixante-dix. C’est honorable. Du coude gauche, je me protège les châsses à cause du verre pilé !

Prran !

La 203 fait un bond en avant. Un bruit de métal tordu, de verre brisé…

J’ai sauté sur la droite de façon à éviter le volant pour le cas où ce dernier aurait des vues sur mon poitrail.

Par chance, la portière n’est pas bloquée.

Je sors de ma tire. Je dégaine mon feu…

Les occupants de la voiture télescopée ne songent pas à faire dresser un constat. Comme ils n’ont que l’arrière de défoncé, ils démarrent…

Le canon de la mitraillette passe par l’ouverture arrière, dont la vitre est tombée. Je me jette à plat ventre afin d’éviter la purée…

Et je fais bien, parce que les gars qui restent sur leurs deux pattes en pareille circonstance n’ont plus besoin d’aller voter !

La rafale secoue ma malheureuse voiture et déchire le voile de la nuit, comme dirait mon pote Lamartine, un drôle de loufiat qui avait le battant amoché par une certaine Elvire, dont je ne sais pas le blaze of family.

Je me redresse, la décharge passée. La 203 doit avoir quelque chose de faussé, car elle ne parvient pas à filer vite… Le pont arrière en a certainement pris un coup ; m’est avis que les têtes de fusées sont voilées comme des religieuses.

Je lève mon feu et je le vide, sans trop espérer faire mouche.

La voiture parvient à la hauteur du pont et s’y engage.

Je me redresse, époussette mes fringues et me mets en marche dans la direction de mes agresseurs. Ce n’est pas que j’espère les rattraper à pince, mais il faut que je donne l’alerte. Justement, à l’entrée du proche tunnel de Saint-Cloud se trouve un poste de motards…

Tout en marchant, je me dis que mes adversaires sont plus que fortiches : voilà qu’au lieu de me suivre, ils me précèdent ! Ça c’est le fin du fin ! J’ai jamais eu l’occase de me mesurer à une bande pareille. Car maintenant, je sais que c’est une bande qui est contre moi.

Et une bande décidée !

Faudrait voir à prendre d’urgence une assurance sur la vie. Dès demain, si je suis encore là, je passerai un coup de tube à mon ami Kossmann pour qu’il arrange ça… Félicie pourra me faire édifier un caveau grand comme le Panthéon… Tout en marbre rouge pour que ça fasse plus gai !

Je me détranche afin de voir où sont toutes les bagnoles de vicieux arrêtées.

Elles ont toutes fait demi-tour… Les conducteurs ont mis le cap sur une région moins bruyante…

La mitraillette, ça ferme les braguettes, comme la nuit ferme les volubilis !

CHAPITRE XIII Ne faites jamais le jour même ce que d’autres peuvent faire pour vous

Le poste du tunnel est peint en clair, c’est dire qu’il est de conception moderne. N’empêche qu’il renifle ferme la sueur de flic, le cuir et le tabac.

Quelques gardes qui cognaient la belote sont gênés par mon séjour ici. Ils ont interrompu leur partie et ils se parlent à mi-voix en me regardant du coin de l’œil.

Depuis vingt minutes déjà le signalement de la 203 de mes agresseurs a été communiqué et quatre motards se sont lancés à leur poursuite… Il ne me reste plus qu’à attendre la bagnole que je viens de demander par téléphone à la permanence de la maison poulaga.

En attendant qu’elle radine, je joue au feu de cheminée avec mon paquet de Gitanes. L’atmosphère s’épaissit de plus en plus et je vous prie de croire que j’y apporte ma contribution personnelle.

Il y a des gars qui ne peuvent penser que dans le calme. Moi, c’est plutôt le contraire… Pour que je gamberge à plein régime, il faut que je baigne dans un brouhaha ouaté…

Ici, c’est gentil comme coinceteau.

Les hommes de garde me lorgnent toujours avec le respect qu’on doit à des supérieurs, surtout lorsqu’ils sont valeureux. Et, sans m’administrer de coups de tatanes dans les chevilles, c’est le cas pour moi, non ?

Soudain, le bigophone grelotte.

Un brigadier à moustaches de jeune premier anglais décroche.

— Allô ! Oui ?

« C’est pour vous ! ajoute-t-il en me tendant le biniou.

Il s’agit d’un des motards. Il est essoufflé comme le mec qui a franchi le mur du miles…

— Nous avons retrouvé la voiture ! triomphe-t-il.

— Et ses occupants ?

— Non, elle était abandonnée…

Je fais la grimace. Mais, enfin, quoi, ça vaut mieux que rien, quand on trouve des coquilles d’œufs les poules ne sont pas loin !

— Où était-elle ?

— Sur le quai… Les gangsters ont pris la route à droite du tunnel, et non pas le tunnel comme vous l’aviez cru. Ils sont revenus à la Seine et ont descendu leur véhicule sur la berge, espérant sans doute gagner du temps… Seulement, un marinier qui survenait a tout vu… C’est lui qui nous a prévenus, car il a vu les types s’enfuir…

— Combien étaient-ils ?

— Deux…

— On a leur signalement ?

— Plus que vague… Deux hommes assez grands, avec des chapeaux et des imperméables. De loin et dans l’obscurité, vous savez…

— Je sais… Vous avez relevé le numéro minéralogique du véhicule ?

— Oui… Vous le voulez ?

— Évidemment…

— C’est le 2791 IF 69.

— Et le nom du propriétaire ?

— Mollard, 114, rue Ferrandière, à Lyon…

Je note ces renseignements.

— Rien d’autre à signaler ?

— Il y avait une mitraillette sous le siège arrière. Les bandits l’ont abandonnée…

— C’est tout ?

— Oui, monsieur le commissaire.

— Merci !

Je raccroche. La fatigue commence à me scier les cannes. Pour ce qui est des émotions, j’en ai eu mon taf aujourd’hui. Si vous êtes acheteur, je peux vous en vendre…

— Vous n’avez rien à boire, les gars ? je demande.

Ils se regardent. Puis le brigadinche sort une bouteille de rhum de son placard de fer.

Je liche deux verres bien tassés. Je me demande ce qu’ils font à la Grande Taule, depuis le temps que j’attends une guinde !

— On peut avoir l’inter avec votre grelot ? je demande.

— Mais oui, monsieur le commissaire.

— Alors, demandez-moi Lyon… la P.J.

Il s’empresse. J’allume une nouvelle cigarette.

— Tenez, vous l’avez ! exulte le brigadier, exactement comme s’il venait de capturer un diplodocus.

En effet, une voix acerbe demande ce qu’on lui veut.

— Le commissaire Mortier est-il ici ?

— À ces heures !

Comme si je venais de lui demander, à cette patate, si le cheval de bronze de la place Bellecour est allé se taper un picotin !

— Et l’inspecteur Turjot ?

— Je vais voir…

Une période de néant… Le standardiste branche des fiches dans des trous. Enfin, il m’annonce que Turjot est à l’écoute.

Je me présente au gars. Je le connais depuis un bon moment. C’est un grand type pâle qui a été champion de boules une année et qui, depuis, fait un complexe de supériorité.

— Qu’arrive-t-il ? demande ce distingué représentant de la police lyonnaise.

— Mollard, 114, rue Ferrandière, à Lyon. Propriétaire de la voiture 2791 IF 69, dis-je. Il me faut pour demain matin, à la première heure, tous les renseignements possibles sur ce type. Et de la discrétion ! Appelez-moi rue des Saussaies, à la Grande Taule !

Je raccroche sans lui laisser le temps de dire « ouf ».

— Votre voiture est là ! annonce mon dévoué brigadier, du même ton qu’il prendrait pour dire « Madame est servie ! » dans une pièce de patronage ou d’Henri Bernstein.

— Alors, bonsoir, les gars !

Je monte dans le teuf-teuf minable mis à ma disposition. Et je mets le cap sur mon domicile. Pour tout dire et pour ne rien vous cacher, je n’ai pratiquement plus qu’un objectif en tête : me pieuter et ronfler en essayant d’oublier les cadavres de la journée…

Y a du feu chez moi lorsque j’arrive. Malgré l’heure tardive, Félicie m’attend.

— Tu n’es pas couchée, M’man ?

— Non. J’étais inquiète à ton sujet… J’ai peur pour toi, mon petit… J’ai l’impression que tu t’es engagé, cette fois, dans une très vilaine histoire…

— Penses-tu, M’man !.. Allez, file au dodo !

— Je ne dormirai pas beaucoup, de sentir cette chambre bleue où…

— Je comprends, M’man, mais faut surmonter ce choc. Si nous buvions une bonne bouteille ? J’ai justement un coup de fil à donner…

— Si tu veux…

Je descends chercher une rouille à la cave. Puis, tandis que Félicie la colloque un instant dans le frigo, je sonne l’appartement de Pinaud. Par chance, il est rentré.

— San-Antonio, je lui dis.

— J’avais reconnu, fait-il. Rien qu’à la sonnerie on comprend que c’est toi !

— De plus en plus futé ! je grommelle. T’as trop d’esprit pour rester ici, et pas assez pour aller ailleurs. Tu poses un problème !

— Et je vais poser aussi l’écouteur, annonce-t-il, j’ai sommeil et ça n’est pas à ces heures que je me laisse chiner par un jeune écervelé !

— T’as gagné au bridge ?

— Non, fait-il, perdu… Figure-toi…

— Stop ! Je ne sais pas jouer, remise tes théories foireuses. Je voulais te demander comment tu avais su que Stumer et Almayer s’étaient rendus à Lyon, il y a plus d’un mois ! Tu lis dans une boule de cristal ou tu te penches sur le marc de café ?

— Ni l’un ni l’autre, fait-il. Sachant que ce brave Almayer est mort à Lyon, alors qu’il n’y habitait pas, j’ai demandé à mes collègues d’entre Rhône et Saône de vérifier les registres d’hôtel depuis un mois et demi. Ils ont trouvé la trace de notre ami à l’Hôtel des Beaux-Arts, rue de l’Hôtel-de-Ville. Par la même occase, ils ont appris que ton Fred Almayer y était descendu en compagnie d’un nommé Stumer. Voilà l’histoire…

— Ah ! la routine, lui dis-je, il n’y a encore que ça !..

— Il n’y a que ça pour arriver sans galon à la retraite ! soupire le bon Pinaud.

— Au moins, on n’a pas le sens des responsabilités ! affirmé-je.

Il glousse. Je l’ai mis de bonne humeur, ça va me permettre de lui décocher ma botte secrète.

— Tu sais l’heure qu’il est, Pinuche ?

— Oui, dit-il, il me reste une montre, figure-toi !..

— Et que te dit-elle, cette montre ?

— Elle me dit minuit vingt !

— Alors, moi je vais te dire autre chose : dans trois quarts d’heure, il y a un bon rapide pour Lyon. Tu as juste le temps de sauter sur ta brosse à dents, et de là dans ce train.

— Quoi ? croasse le pauvre homme.

— Tu m’as parfaitement entendu ! Suppose qu’il y ait le feu à ton falzard et agis en conséquence. Tu seras à Lyon aux premières heures de la matinée. Tu iras trouver l’inspecteur Turjot, qui te passera des tuyaux au sujet d’un certain Mollard. Ensuite de quoi, tu chercheras, toi qui sais si bien remonter le temps, ce qu’a bien pu foutre à Lyon ton petit ami Almayer avant d’être déguisé en chair à poisson… Souviens-toi qu’il était champion du blindage !..

— Partir comme ça ! larmoie-t-il.

— Oui. Va, cours, vole et nous rancarde. C’est pour ta patrie que tu découches !

Je raccroche, afin de couper court à ses jérémiades. Si je l’écoutais, il raterait sûrement son dur.

Sans le moindre remords, j’aide Félicie à sécher la bouteille de champ. Elle est bien frappée, pas Félicie, mais la bouteille. Moi, par contre, je ne me frappe pas…

— C’est pour la paix que mon Pinaud travaille ! murmuré-je en m’enfonçant dans les toiles.

* * *

C’est un homme complètement réparé qui saute sur sa carpette le lendemain matin.

Le meilleur moment pour discuter affaire, c’est entre la poire et le fromage, n’est-ce pas ?

Eh bien ! entre la ronfle et la lucidité, il y a un instant béni où se solutionnent les petits problèmes rentrés.

Sans le vouloir, sans me forcer, j’ai fait le tour de la situation et je suis arrivé à une conclusion qui ne manquera pas de vous surprendre : le plan volé n’est pas dans les mains de mes adversaires. Du moins, pas encore. En effet, le type ayant ce document à sa disposition n’a plus rien à craindre des flics : je n’en veux pour preuve que le gentlemen’s agreement conclu naguère entre le Vieux et Stumer. Donc, pour que les mecs qui sont dessus cherchent à me tuer, il faut que je sois une entrave pour eux, un obstacle. Un obstacle entre eux et le document convoité. Sans cela, ils se moqueraient de ma cerise comme d’un os de gigot usagé.

Oui, je les gêne… Et le plus fort, c’est que je ne vois pas en quoi, ni comment. Ils m’ont prouvé que ma peau leur devenait intolérable… C’est bon à savoir, surtout lorsqu’on n’en a qu’une de disponible…

Une méthode qui a toujours porté ses fruits, comme dirait un marchand de primeurs, c’est de faire l’appel des mecs touchant de près ou de loin à l’affaire, de numéroter tous ceux que je connais de visu ou… de disu.

Tout en savourant le thé au citron préparé par ma brave daronne, j’aligne des noms sur un papelard.

D’abord, nous avons Stumer. Ensuite, les Almayer (brother and sister). Puis Veitzer, le caïd des Alsaciens. Ajoutons la concierge d’Almayer ; le barman du Cerf-Volant ; la mystérieuse rouquine photographe et les deux truands qui m’ont flingué cette nuit, et nous obtenons une liste assez copieuse qu’il convient d’agrémenter de quatre croix, car quatre sont allés demander à saint Pierre s’il avait de l’embauche…

J’empoche ma liste…

Et je m’en vais au labeur après une bourrade réconfortante à Félicie.

À mi-chemin, je stoppe, je ressors ma liste et j’ajoute un nom, suivi d’un point d’interrogation : Mollard ?

CHAPITRE XIV On prend les mêmes…

Outre votre adresse, souvenez-vous d’une chose, les gars, c’est que j’ai un peu plus de mémoire que le type qui compte les clous des passages à piétons pour le recensement.

Ainsi, ma fameuse liste, je peux vous la réciter par cœur…

Chiche ?

Tenez !

Je baisse la vitre de la tire qu’on m’a fournie. Je traite un camionneur d’enfant de ceci et de cela car il m’a frôlé d’un peu trop près au moment où je ralentissais pour changer de vitesse. Mon tank était sur le point de partir pour le musée de l’Auto lorsqu’on me l’a donné. Quand je passe les vitesses, il se produit un drôle de foin dans la boîte, tous les pignons se concertent afin de savoir s’ils se foutent en grève ou pas, et il y a tellement de trépidation que j’ai l’impression de m’être déguisé en pic pneumatique.

Après avoir invectivé le camionneur et m’être fait traiter par lui de sodomisé, je reprends le cours de mes pensées…

Où en étais-je ?

Ah ! oui, ma liste… Par cœur, tenez : Stumer (décédé), Almayer Fred (décédé) ; Almayer Édith (décédée) ; Mme X, pipelette rue de Liège (décédée) ; Veitzer (inquiet) ; le barman du Cerf-Volant (inquiet) ; les tueurs de la nuit (en fuite) ; la rouquine photographe (disparue) ; Mollard (à suivre)…

Laissons les morts dans leur tiroir à viande froide pour l’instant et revenons aux vivants : Veitzer, (je lui ai parlé), le barman (je lui ai parlé), les tueurs (je leur ai tiré dessus) la rouquine (on m’a parlé d’elle), Mollard (Pinaud s’en occupe).

Les tueurs, la rouquine et Mollard constituent en somme les X de l’affaire. Mes collègues font le nécessaire pour les premiers et pour le dernier, mais la rouquine n’existe pas officiellement. C’est une image coincée entre deux noms dans mon citron… Qu’est-ce que j’attends pour la rechercher, cette pépée ?

Je vous parie un turboréacteur contre une partie de touche-pipe-line qu’elle est chiche de rancarder un brave flic, le cas échéant. Seulement, pour que ce cas-là échoive, il ne faut pas rester les deux tiges dans la même targette…

Arrivé à la boîte je demande si un message en provenance de Lyon est arrivé pour moi. On me répond par la négative. Alors j’abandonne mon tréteau in the street et je prends un bahut qui rôdaille dans le secteur Madeleine.

— C’est pour ?… s’inquiète le chauffeur.

— Pigalle, mon grand, vous savez le coin où il y a un petit jet d’eau et une station de métro entourée de bistrots ?…

Il met en première après avoir baissé pavillon.

* * *

Of course, comme dirait un Anglais — sans l’écrire en italique because it is sa maternelle tongue —, le Cerf-Volant est lourdé à ces heures.

L’aube, c’est le crépuscule des noctambules. C’est le moment où les mecs font une dernière fleur à leur gerce après avoir tiré les rideaux, l’heure où les directeurs de boîtes déposent leur râtelier dans un verre d’eau et où les vieilles tapineuses se collent de la drogue dans le nez…

Il y a un petit troquet avec des footballs de table et un appareil à disques juste à côté. Une pute fourbue se paie un noir au comptoir. Je l’imite.

Le garçon est mignard. Il a seize ans et plus beaucoup d’innocence.

— Dis-moi, amigo, fais-je en lui allongeant une « jambe », tu connais les gonzes du Cerf-Volant ?

— Oui, m’sieur…

— Tu te souviens d’Édith, la barmaid ?

— La frangine de Fred Almayer ?

— Tout juste, Auguste ! Puisque tu connais Almayer tu te rappelles son pote : le grand chauve aux yeux bleus ?

— Oui, je vois…

— Passé un temps il draguait ici avec une rouquine, tu vois ce que je veux dire ?

Il réfléchit…

— Pas longtemps, dit-il… Quelques jours, et puis il s’est embourbé Édith…

— C’est ça… T’es le champion de l’observation.

Il rosit…

La pute écroulée balance trente deniers sur le zinc et s’en va retrouver son judas qui doit attendre la comptée.

Je reste seul avec un panier de croissants chauds et le petit barman.

— Cette rouquine, dis-je, tu pourrais pas me dire son blaze et où je pourrais la dégauchir ; je l’ai connue un jour, comme ça, à la cambrousse, pour tout te dire, à la piscine de Villennes. On a fait un golf miniature ensemble. Puis son jules s’est pointé et on a dû cesser les relations, mais je m’en ressens pour elle et je donnerais bien un laxatif au gars qui me permettrait de la retrouver…

Ses yeux brillent. À son âge et dans le milieu où il vit, il n’a sûrement plus son berlingue, mais ses illusions sont presque intactes. Vous pouvez toujours tartiner sur le coup de foudre avec un jouvenceau, ça prend aussi bien que sur une vieille fille.

— La première fois que je suis siphonné pour une nana, dis-je, au point que j’en perds le manger.

J’avale d’un coup de gosier puissant mon troisième croissant, mais il n’a pas le sens de l’humour, le petit homme.

— Son nom, fait-il, je m’en rappelle pas… faut dire que je l’ai jamais su… Pas, ils venaient boire un apéro comme ça, à l’occase, lorsque le Cerf était fermé. En tout cas, son prénom m’est resté…

— Vas-y…

— Pernette.

Je lui passe un coup de saveur incrédule. Pernette ! Il a ligoté ce blaze dans la collection « Magali » ce petit chérubin… Ou alors c’est dans « Le Petit Livre d’or »…

Je répète :

— Pernette…

Puis je demande, méchant :

— Tu charries, non ?

— Oh ! non, m’sieur, affirme-t-il… Je vous le jure, je m’en rappelle bien. Vous pourrez demander au patron, t’t’ à l’heure. François, le patron, il disait même que c’était un nom propre qu’est pas commun.

Et de rire…

Je ris aussi. Je ris parce que le gosse est sûr de ce qu’il dit et parce qu’un nom comme celui-là ne s’invente pas… Non, il n’est pas commun. Et parce qu’il n’est pas commun il va m’aider à retrouver la grognace.

— Elle était loquée comment ?

— Une veste de léopard… Elle faisait sauvage, hein ?

— Et comment ! m’écrié-je. Qu’est-ce qu’elle fait dans la vie ?

— Non, je ne sais pas ce qu’elle faisait, mais elle tapinait pas. En tout cas pas dans le quartier. Elle avait pas non plus les manières d’une horizontale…

— C’est tout ce que tu peux me dire ?

— Ma foi…

Je dépose mon talbin sur le zinc.

— Tiens, achète-toi des sucres d’orge…

* * *

La môme rousse se prénomme Pernette. Avec ça on doit pouvoir s’occuper d’elle.

Je prends un jeton et je vais téléphoner au boss.

— C’est moi, fais-je cordialement.

— Je m’en doute, grogne-t-il…

Sa mauvaise humeur ne l’a pas quitté.

— Vous avez du nouveau, San-Antonio ?

— J’ai un mort de plus et ma voiture est bonne pour la casse. À part ça il y a plusieurs fils minuscules en perspective, mais j’ignore s’ils me conduiront quelque part.

— Faites vite !

— Évidemment !

Je n’ai pas pu retenir cette exclamation. À la fin il me fait tartir, le Vieux ! Quoi ! je ne suis pas un surhomme… Il n’y a que dans les feuilletons dessinés que le champion de la détection arrête les criminels par téléphone…

— Je voulais vous demander, patron, si l’on sait où demeurait Stumer avant d’élire domicile au Vésinet.

— Il allait d’hôtel en hôtel, affirme le boss.

— Bien, en ce cas il est possible de retrouver l’identité d’une fille qu’il fréquentait à cette époque, une fille rousse qui se prénommait Pernette. Voulez-vous donner des instructions dans ce sens ?

— Pernette, murmure-t-il… Une rousse ?

— Oui, du genre pin-up de Cinémonde. Elle portait peut-être une veste de léopard…

— Je mets le service des hôtels là-dessus, je pense que nous aurons du nouveau à midi. Encore une fois, faites l’impossible…

Il me casse les claouis avec son « impossible » !

Comme se plaît à le dire Félicie : « À l’impossible nul n’est tenu ! »

Je raccroche nerveusement.

Et puis, avant de quitter la guérite aux parlottes, je me dis que dans le fond il a raison, le Vieux. Moi, je considère cette affaire comme une enquête ordinaire. Or, en réalité, elle est particulière. Les intérêts en cause sont tellement importants que l’on biche les chocottes en y regardant de trop près.

Un document représentant la mort de milliers de gars se promène dans la nature… Et il faut remettre la paluche dessus.

En tout cas ça n’est pas dans cette boîte que je le retrouverai.

Je sors tour à tour de la cabine téléphonique et du troquet.

Le soleil se dégage des nuages matinaux qui, en été comme en automne, flottent toujours au-dessus des toits de Paname.

Je remonte la rue Pigalle jusqu’à la place et je m’approche d’un taxi. C’est un vieux G7 rouge et noir.

— Rue des Saussaies, lancé-je en prenant place.

— La Grande Taule ? demande le chauffeur qui a un œil pour le moins exercé.

— C’est ça…

— J’allume une cigarette et je baisse la vitre pour laisser la fumée se barrer…

Le bolide vire sur place et se dirige sur Saint-Lago.

Nous sommes pris dans un paquet de tires à un feu rouge.

Au moment où le signal passe au vert, je suis ahuri par un incident dont la soudaineté me déconcerte. Une main jaillit d’une voiture voisine de la nôtre. Elle brandit quelque chose de sombre et d’ovale et balance ce quelque chose sur mes genoux, puis elle décarre à fond de ballon.

Je n’ai pas eu le temps de revenir de ma stupeur que l’auto en question a filé.

Je bigle l’objet et je sens ma gorge qui se paralyse, mon palpitant qui se bloque et tout le reste qui se rétrécit comme une mauvaise chemise le fait au lavage.

L’objet propulsé dans la guinde n’est autre qu’une grenade. Tout ça s’est passé tellement vite ! Je ramasse la poire de métal comme un dingue et je la propulse par la portière en direction du bassin qui occupe le centre de la place.

Je crois bien que quatre secondes ne se sont pas écoulées entre l’instant où la grenade a atterri dans mon taxi et celui où je l’ai fait suivre.

Mon chauffeur ne s’est aperçu de rien…

Un baoum sourd retentit. Une gerbe d’eau s’élève du bassin aspergeant les bagnoles d’alentour. Des morceaux de pierre pleuvent sur les toits des véhicules. Tout ça est très atténué par le fracas de la circulation.

— Qu’est-ce qui se passe ? demande le chauffeur.

— Rien, dis-je, des types qui en prennent d’autres pour le tzar de Russie.

CHAPITRE XV Une cigarette bien placée

Après ce nouveau coup fourré je me sens ragaillardi comme le gnace qui buvait une jouvence de vie alors qu’il était un vieux schnock. Ce mec voulait la jeunesse, et il l’a eue, faut dire aussi qu’il était dingue pour une poupée dont le blaze était Marguerite. Mais ça ne lui a pas réussi au zig, et son histoire s’est mal terminée. Enfin si vous n’avez jamais vu jouer Faust, vous n’avez qu’à retenir vos gaches.

Ouf, laissez-moi reprendre ma respiration. Quand on fait des grandes phrases, le hic c’est de s’en sortir avant d’être asphyxié.

Donc je me sens ragaillardi, et ce pour deux choses. La première parce que je m’en suis tiré une fois de plus, et pour s’en tirer dans un cas comme celui-ci il faut avoir un vase grand comme l’entrée du tunnel de Chaillot, ensuite parce que cet attentat me prouve que les gars qui me contrent m’estiment dangereux pour eux. Si je suis dangereux pour eux c’est que je brûle, vous ne trouvez pas ?

Pourtant je n’ai guère, personnellement, l’impression de brûler…

J’arrive à la Grande Boîte sans autres anicroches. Faut dire aussi que j’ouvre l’œil, et le bon… Mes agresseurs veulent me mettre en l’air rapidement, et pour arriver à ce résultat ils prennent des risques énormes. Ils agissent exactement comme si mon décès revêtait une importance extraordinaire…

— Il y a un message pour toi, m’annonce l’inspecteur de permanence. Il vient de Lyon. D’autre part, Pinaud a téléphoné de Lyon également. Il dit que tu le rappelles, il a laissé son numéro…

— Eh bien ! appelle-le moi.

J’ouvre le message et je lis :

« Voiture 2791 IF 69 n’existe pas, la classification minéralogique du Rhône n’ayant pas atteint la lettre I. Mollard, honnête commerçant, a déposé une plainte le mois dernier au sujet du vol de sa 203 dont le numéro était 446 B 69. »

Je jette le message.

Bon, j’ai pigé. Les voleurs ont camouflé la plaque de la voiture… Pourquoi ont-ils fait les choses à moitié, c’est-à-dire pourquoi ont-ils laissé l’indication du département ? Paresse ? Calcul ?

— Vous avez Lyon, commissaire ! annonce mon inspecteur.

Je saisis le récepteur. Illico, je reconnais la voix molle et flottante de Pinuche.

— C’est toi, Sherlock ? questionné-je…

— Oui, dit-il… Enfin jusqu’à preuve du contraire ce doit être moi. Je tombe de fatigue… Figure-toi que dans le train j’étais avec une vieille anglaise qui fumait le cigare…

— Très drôle, approuvé-je… Et à part ça tu as appris quoi au cours de ton voyage ?

— Des choses qui t’intéresseront sûrement.

— Il faut les forceps pour t’accoucher ?

— D’abord ton Mollard… C’est un type régulier, je l’ai vu ce matin… Je me suis présenté chez lui carrément, on lui avait volé sa carriole, ça donnait une entrée en matière…

— Je sais… Ensuite ?

— C’est un homme d’un certain âge. Légion d’honneur. Président d’un tas de trucs… Il a été juré aux dernières assises…

— Je vois le tableau… Il a un cousin chanoine et son fils prépare sa médecine ?

— À peu près… Tu connais bien Lyon. Or, la voiture de ce digne homme lui a été dérobée dans le garage de sa propriété de Champagne-au-Mont-d’Or. C’est la banlieue résidentielle de Lyon…

— Je sais !

— Ah oui ! C’est vrai, tu connais. J’arrive de Champagne avec Turjot. Il a été gentil de m’y conduire, il a une quatre chevaux… À croire que les flics de province se débrouillent mieux que nous !

— Et après, après ! Accouche, nom de Zeus ! Ça urge ! Tu auras le temps de bavocher lorsque tu seras à l’asile des vieillards…

— J’ai vu sa villa. Tout à côté il y en a une autre qui était habitée par des Asiatiques…

Je bondis…

— Quel genre d’Asiatiques ?

— Des jaunes !

— Ne te lance pas dans le calembour ! Qu’est-ce qui t’a fait remarquer ce détail de voisinage ?

— J’ai demandé à Mollard s’il avait des soupçons, au sujet de sa bagnole ? Faut croire que je lui inspirais confiance…

— Tu inspirerais confiance à une douzaine de chacals…

— Je sais. Il m’a dit qu’il avait eu des voisins suspects, des Indochinois. Ces gens avaient loué cette villa…

— À qui ?

— À lui, c’est la même propriété qui a été divisée en deux, tu comprends ?

— Je comprends…

— Ils ont loué la villa et n’y ont séjourné qu’une dizaine de jours. Ça fait plus d’un mois qu’il ne les a pas revus. Ils ont disparu en même temps que la bagnole… Comme la location était payée pour trois mois il n’a pas osé entrer dans la demeure… Mais ça l’attriste, cet homme.

— Il n’avait pas fait part de ses soupçons à la police ?

— Non. Ils ne lui sont venus qu’après… en constatant que ses locataires s’étaient envolés…

— Tu es entré dans la villa en question ?

— Tu n’y penses pas ? s’égosille-t-il, effaré. Effraction ! Violation de domicile…

— Passe la pogne ! Cours faire une petite inspection des lieux… Tu me retéléphoneras dès que ce sera terminé, je reste dans la maison, si tu ne me trouves pas dans un service, c’est que je serai dans un autre…

— Et s’il y a des grincements de dents ? Tu sais que n’est pas légal, ce que tu me demandes ?

— La légalité, je la roule serrée et je l’accroche dans mes vatères ! Je prends tout sur moi, tu entends, Scarface ?

— Bon, bon, dans ces conditions…

Je lui foudroie les tympans en raccrochant sec. Puis je sors ma liste de ma poche et je tire un trait sur le nom de Mollard. Au-dessous j’écris : Asiatiques ?

Faut toujours tenir sa comptabilité à jour, les gars. N’importe quel contrôleur des finances vous le dira. Si ça ne rapporte pas d’auber ça permet au moins d’y voir clair !

Je monte à mon bureau, une petite pièce triste où je ne flanque pratiquement pas les pieds. C’est une ancienne cuisine aménagée sommairement. Il reste le carrelage par terre, et l’évier sert de lavabo.

Je m’installe au bureau. J’ouvre mon tiroir dans lequel j’avais glissé le dossier de l’affaire.

Je suis à un tournant, maintenant il faut que j’attende une indication extérieure… C’est elle qui me dira de quel côté m’orienter. Pour l’instant je traverse une sorte de no man’s land. Le mieux c’est de faire une brève retraite et d’attendre…

J’ai bien fait d’expédier Pinaud à Lyon. Il peut m’être précieux, déjà sa piste des Indochinois est intéressante ; jusque-là, ça manquait de jaune mon histoire d’espionnage.

Je décroche pour appeler le boss.

— Du nouveau ? me demande-t-il…

— C’est la question que j’allais vous poser, patron… Où en sommes-nous de ma Pernette ?

— Point mort… Le service des garnis a retrouvé la trace de Stumer dans différents hôtels. Dans quelques-uns le personnel se souvient vaguement avoir vu une fille rousse en sa compagnie. Pourtant, jamais celle-ci ne s’est inscrite dans l’un de ces hôtels…

— Tant pis ! je murmure, déçu.

— Et vous ? insiste-t-il.

— Une nouvelle agression contre ma précieuse personne. Un automobiliste facétieux s’est amusé à me lancer une grenade amorcée sur les genoux… J’ai joué à la balle avec et tout est rentré dans l’ordre. Mais on m’en veut, et le plus extraordinaire, c’est que j’ignore pourquoi.

— À part ça ? coupe-t-il.

— À part ça, la santé est bonne ! dis-je, agacé.

Et je raccroche.

La petite pièce est silencieuse. En fond sonore j’entends le clapotement sec d’une machine à écrire et, venant du dessus, le grésillement des appareils de radio.

Bonne ambiance pour se pencher sur son passif.

La tête dans les mains, je laisse vagabonder ma pensée. Des images, des bruits, des idées tissent une bizarre tapisserie au motif bizarre…

Je me frotte les yeux et j’empoigne le téléphone.

— Le laboratoire ! dis-je.

Un temps très court, puis la voix flûtée d’Évariste, l’un des assistants, me répond.

— Ici, San-Antonio, fais-je. On ne vous a pas envoyé, ce matin, une mitraillette découverte dans une 203 abandonnée ?

— Je ne sais pas…

— Eh bien ! renseigne-toi ! Comme cela, nous le saurons tous les deux !

J’allume une cigarette. Mais je trouve que le tabac a un sale goût, ce matin. Je jette ma sèche dans un cendrier. Elle le rate et tombe sur mon bureau. À cet instant, Évariste dit « Allô ! ».

Je me renverse dans mon fauteuil, je pose mes pieds sur mon sous-main et je lui conseille de jacter rapide.

— Si, dit-il, l’arme nous est parvenue tout à l’heure. Mais on n’a pas eu le temps de l’examiner…

— Alors, lâchez tout et occupez-vous d’elle. Vérifiez les empreintes qui peuvent se trouver dessus et voyez de quelle marque il s’agit…

— Entendu, monsieur le commissaire !

— Je suis dans mon burlingue. Il me faut la réponse par retour du courrier !

Il rit.

— Et j’ajoute que je n’ai pas envie de me marrer !

— Bien, monsieur le commissaire !

Je vais pour repartir dans ma rêverie, mais une épouvantable odeur de brûlé me fait sursauter. Je me détranche et je vois une tache rousse qui s’élargit sur la feuille de papier où est tombée ma cigarette allumée.

J’éteins celle-ci et du plat de la pogne je circoncis le désastre, comme disait une concierge.

La feuille roussie par le feu est la première page du rapport que m’a remis le boss.

Je lis le texte effacé par points afin de me rendre compte s’il a perdu de son sens ; mais non.

Et voilà que je m’arrête sur un nom : Auguste Riffaut.

Ce nom, je vous le bonis tout de suite, ne me dit rien de particulier ; simplement il me choque, parce qu’il n’est pas porté sur ma liste à moi, qui cependant a la prétention de contenir les noms de tous les acteurs de l’histoire.

En la faisant, cette liste, j’ai tout bêtement oublié le blaze que je viens de lire à la faveur d’un stupide incident : Auguste Riffaut.

Il s’agit du chauffeur du général Pradon, du vrai. C’est lui que Stumer a drogué et enfermé dans la malle d’une bagnole avant de s’occuper du général et de sa précieuse serviette.

Moi, bonnard comme un garde-champêtre, je n’ai pas pris garde à ce Guguste. J’ai démarré ma piste après son rôle passif, c’est-à-dire à partir du moment où les plans se sont trouvés in the pocket des autres !

Faut dire aussi qu’il paraît blanc comme un pierrot ! Et pourquoi, voyons voir ? Parce qu’il a identifié Stumer sur les photos, sans hésitation, affirme le Vieux. Ceci plaiderait en faveur de sa totale innocence, a priori ; car s’il était complice, on peut penser qu’il prétendrait ne pas reconnaître Stumer. Mais, à bien réfléchir, ceci n’est pas valable, car justement Stumer avait intérêt à ce qu’on l’identifie rapidement, puisqu’il VOULAIT négocier. Vous comprenez, malgré votre air stupide et votre vue rampante ?

Oui ? Ça m’étonne de vous !

Enfin, passons…

Je ligote le paragraphe le concernant. Je note son adresse.

Il pioge à Ménilmuche. Faudra que j’aille lui rendre une visite de politesse, à ce zigoto. Des fois que je mettrais le naze dans quelque chose… On ne sait jamais, pas vrai ? Et puis, j’en suis au stade où il ne faut absolument rien négliger. Et ce stade-là ne vaut pas le stade Buffalo, parole de mec !

Pendant que j’y suis, j’inscris itou l’adresse du général Pradon, car je me propose d’aller l’interviewer au sujet de son chauffeur à la manque… Un gars qui trinque avec des bonshommes qu’il ne connaît pas et qui se laisse enfermer dans un tombereau désaffecté… Je ne sais pas ce que vous en pensez, en admettant que vous soyez capable de penser ! Mais plus j’y réfléchis, plus je trouve que c’est louche !

Je ronge mon frein à pleines chailles.

Une paire d’heures s’écoulent.

Enfin, le standardiste m’annonce que Pinuche me réclame depuis Lyon !

CHAPITRE XVI Chinoiseries

— Voilà, commence Pinaud, c’est fait…

— Alors ?

— La maison est vide. Dans la cave, les Indochinois avaient fait installer un coffre-fort. Mollard est formel : ce coffre n’existait pas au moment de la location. Or il a été forcé, du travail d’artiste… Ça doit être signé Almayer, un boulot de ce genre, je voudrais que tu vois ça ! J’ai fait prendre des photographies pour montrer aux amis !..

Un mec qui rit large, c’est le gars San-Antonio. C’est de la musique symphonique qu’il me déverse dans l’âme, sans s’en douter, Pinaud.

Voilà donc pourquoi Stumer avait besoin d’un spécialiste du blindage… Voilà donc pourquoi il a embarqué Almayer à Lyon…

Décidément, cette enquête m’aura réservé bien des surprises, bien des coups de théâtre… Chaque fois qu’on cherche à tirer une conclusion des faits nouveaux, on reste baba.

Voilà un mec (Stumer) qui entreprend un job pour le compte des Viets. Mais au lieu de marner pour eux, il commence à les cambrioler… Et il les cambriole juste avant de s’emparer du document à Paris, comme si le coffre avait contenu quelque chose d’essentiel à la réussite du coup de main ! Quelque chose dont les Viets n’auraient pas voulu se défaire…

— Eh bien, quoi ! Tu ne dis rien ! proteste Pinuche.

— Je pense, dis-je.

— Donc tu es ! conclut-il, avec son rire grêle de vieille noix. Ça te va, comme travail ?

— Comme un gant…

— Alors, je peux rentrer chez moi ?

— Attends…

— Attendre quoi ?

Je ne réponds pas tout de suite et il s’impatiente, disant qu’il me sonne depuis un bureau de poste et que la communication va être pour ses pieds. Il ajoute qu’au tarif de l’unité, il ne peut pas se permettre de faire penser les copains…

— Écoute, débris ! décidé-je brusquement. Fais mettre la villa en question sous surveillance pour le cas où les Jaunes rappliqueraient. Et toi, essaie de savoir ce que ces gens fichaient dans la banlieue lyonnaise, tu piges ?

Il toussote.

— Ça m’étonnerait qu’ils reviennent, dit-il… La maison est vide de tout effet. Quant à savoir ce qu’ils faisaient ici, voilà qui me paraît coton, je ne suis pas le Père Noël…

J’en conviens volontiers.

— Enfin, si par hasard tu avais une inspiration… Tu comprends, Pinuche, ces gens-là préparaient quelque chose de louche. La façon dont ils ont mis les bouts le prouve. Or, que pouvaient-ils préparer de louche, à Lyon, ville tranquille par excellence ?

— Je vois…

— Ils mettaient au point un coup qui a eu lieu à Paris et qui ne pouvait pas avoir lieu ailleurs, puisqu’il intéressait la Défense nationale, et c’est à Lyon qu’ils le préparaient ?

— Oui, c’est anormal…

— Alors, fais quelque chose ! hurlé-je.

— C’est ça, dit Pinaud, je vais manger… Je me souviens d’un restaurant savoyard près de la Guillotière, où l’on bouffe d’excellentes andouillettes…

— Va bâfrer ! lui lancé-je, rageur… Tes andouillettes, puissent-elles t’étouffer !..

Je pose l’écouteur sur sa fourche et je me lève. Je commence à avoir des fourmis dans les moltebocks…

Comme je sors du bureau, je télescope Évariste, l’assistant du labo. C’est un gros gars joufflu et boutonneux qui ressemble à un garçon coiffeur trop bien nourri.

— Comme votre ligne était coupée, dit-il, je vous apporte les résultats…

Il me tend une feuille de papier à en-tête du ministère de l’Intérieur, sur laquelle on a dactylographié quelques lignes en bi-color.

Je la bouquine :

EXAMEN DE L’ARME
REMISE PAR LES SERVICES ROUTIERS

Mitraillette de fabrication chinoise.

Empreintes relevées ne figurent pas aux dossiers.

Cette arme n’a pas servi depuis longtemps.

Fabrication chinoise !

Maintenant, les éléments du puzzle commencent à s’emboîter les uns dans les autres.

En quelques minutes, je viens d’apprendre pas mal de choses intéressantes, à savoir :

Primo : que les Viets sont dans le coup directement.

Deuxio : que Stumer n’était pas tellement pote avec eux, puisqu’il les a fait cambrioler par Almayer.

Troisio : que les Jaunes sont après moi et qu’ils veulent ma peau…

Voilà qui est déjà édifiant. J’hésite à rancarder le boss sur les dernières nouvelles, mais je me ravise. Les jactages ne pressent pas. J’ai du boulot plus pressé pour l’instant…

Je descends au poste de garde et je demande après Bérurier. Bérurier, je vous en ai déjà parlé autre part, c’est une grosse enflure de flic qui collectionne les chansons 1900 et qui les chante, ce qui n’arrange rien ! À part ça, pas manchot du tout lorsqu’il s’agit de castagne.

On me répond qu’il va revenir. En effet, il sort des gogues, la braguette ouverte comme les portes d’un stade un dimanche après-midi, les bretelles battant ses talons, un journal à la main. Aucune pudeur, cet enfoiré ! L’image de la vie animale dans toute sa déprimante cruauté.

Je le regarde avec amertume.

— Tu m’écœures, dis-je, t’es trop organique pour un poète comme moi !

Il me répond qu’il m’emmerde et que ce sentiment s’étend à tous les poètes professionnels ou amateurs, morts ou vivants, connus ou méconnus. Après quoi, il rajuste ses bretelles et boutonne sa sortie de secours.

— Tu as du boulot, en ce moment ? je lui demande.

— Tu as déjà vu un troupier du Vieux sans boulot, toi ?…

— Urgent ?

— Ça dépend sous quel angle on se place.

— En tout cas, maousse comme tu l’es, ça m’étonnerait que tu puisses te placer sous un angle aigu, sans rire !

— Toujours le roi de l’humour ! ricane Bérurier.

Il m’attrape par la veste :

— Oh ! dis, dis ! Tu la connais, celle-là ?

Et d’entonner avec cette voix de fausset qui l’annonce à dix kilomètres à la ronde :

Quand dans la tranchée les soldats assis

Soufflaient tristement dans leurs doigts transis

Le petit zouzou, toujours moqueur,

Réconfortait tous les cœurs.

— Je la connais, affirmé-je. J’ai déjà rencontré des ivrognes dans la rue, figure-toi !

Je le prends un peu à l’écart. Ma frime est grave, car la sienne se fige comme du saindoux au fond d’une poêle à frire retirée du feu.

— Des mecs cherchent à m’avoir, dis-je. Je suis sur un job tout ce qu’il y a de cuisant. Voilà deux fois qu’on m’assaisonne en pleine rue et ça commence à devenir irrespirable pour moi, l’air de Paris. Je veux bien laisser mes os dans l’aventure, mais ça m’enchoserait que mes assassins aillent arroser ça au troquet du coin. Alors saute dans une bagnole et suis-moi discrètement. Je te préviens que mes agresseurs pourraient bien être des Chinois ou assimilés.

Sa grosse face bouffie a un rictus à la Wallace Beery.

— Peuvent toujours s’amener ! dit-il. J’suis encore plus Chinois qu’eux si je me fous en boule ! T’occupe de rien, j’aurai l’œil !

Je m’éloigne, soulagé. Bérurier a le secret de la filature. Rien ne passe plus inaperçu qu’un gros homme dans la rue.

Et pour la bagarre, il est un peu là !

J’aime mieux avoir un type comme lui comme ange gardien plutôt qu’un fox à poil dur.

Allez, en route !

Toujours en route ! Éternellement en route ! C’est le métier… Et ça durera comme ça jusqu’au jour où je bloquerai une bastos dans un coin qui ne pardonne pas.

* * *

Le taxi me dépose rue Pelleport, devant l’immeuble habité par Auguste Riffaut, le chauffeur du général Pradon.

Il est plus de midi et tout le quartier fleure bon la frigousse.

Riffaut, m’affirme la concierge, habite au fond de la cour, au rez-de-chaussée. C’est agréable à apprendre, parce que les étages, ça essouffle, et l’on perd de ses possibilités lorsqu’on joue à la locomotive en débarquant chez un suspect.

Riffaut est à table. Je l’aperçois à travers une porte vitrée, face à sa bourgeoise. Il y a un mouflet de trois piges au bout de la table, qui bénit ses vieux avec de la bouillie.

Tout ça paraît bien honnête.

Ma silhouette se détache à travers les rideaux et les gonzes crient « Entrez ! » avant que j’aie eu le temps de frapper.

Je pénètre donc dans une cuisine propre comme un laboratoire suédois. Une odeur de bœuf gros sel me fouette les narines et m’apprend que j’ai faim.

— Salut la compagnie ! dis-je jovialement… Ça marche, la tortore ?

Riffaut, un gars jeune et brun, avec un petit air de breton assimilé, lève les yeux.

Son regard est clair. Sa bonne femme est gentille, pas laubée, mais appétissante… Ils font allocations familiales, tous les deux, avec leur chiard.

— C’est à quel sujet ? demande la femme, laquelle doit avoir la phobie des placiers en aspirateurs.

— Quelques questions à poser à votre mari…

Elle fronce le sourcil. Lui continue à me détailler.

— Vous n’êtes pas le commissaire San-Antonio ? demande-t-il.

— Si, fais-je, surpris.

Il paraît heureux de m’avoir identifié.

— Je vais vous expliquer : au ministère, nous garons derrière la rue des Saussaies… Et on va des fois trinquer à la brasserie voisine… Là où vous allez, vous autres. Souvent, je vous ai vu. Je sais que vous êtes un crack !

Je ne rougis pas, car ma modestie ne se laisse plus abattre depuis belle lurette. Mais ça fait toujours plaisir des compliments de ce genre, aussi spontanés…

— Eh bien ! au moins, dis-je, nous voici presque en pays de connaissance… Cela facilitera les choses. Je viens au sujet de votre histoire…

Il se rembrunit.

— Encore ! s’exclame-t-il.

Vite, il se reprend.

— Remarquez, je ne vous fais pas grief de votre visite, monsieur le commissaire. Vous faites votre boulot. Seulement, on m’a déjà tellement questionné à ce sujet ! J’ai failli être passé à tabac, vous vous rendez compte ?

— La police est vieille comme les hommes, fais-je observer non sans philosophie, et ses méthodes sont aussi vieilles qu’elle !

Il ouvre de belles châsses comme des hublots de transat.

— Bien sûr, admet-il, sur un plan général. Mais qu’est-ce qu’il y a encore ?

— Il y a que c’est moi qui ai la direction de l’affaire et que je voudrais vous entendre un peu… Des rapports, ce sont des mots écrits, c’est-à-dire froids… Quand on discute le coup, le paysage s’éclaircit tout de suite, vous ne pensez pas ?

— Probable…

Je louche sur le plat de pot-au-feu vachement appétissant. Le môme en profite pour filer une cuillerée de bouillie sur ma cravate.

— Voyons, Dédé ! s’égosille la mère Riffaut.

Elle se confond en excuses éperdues et me nettoie la baveuse avec de l’eau tiède, ce qui est, paraît-il, radical.

— Ne vous tracassez pas, fais-je, c’est moi qui vous importune à des heures industrielles, comme dit un de mes collègues.

Et je dédie une furtive pensée à ce gros gland de Bérurier, qui doit faire le pied de grue devant la lourde en se demandant si je vais être démoli ou non.

Ça les met à l’aise, ces petits. Moi, franchement, je les trouve plutôt sympas. Ils n’ont rien de bandits… Ils mènent une petite vie quiète dans leur terrier. Le samedi soir, ils vont au cinéma et la concierge doit leur garder leur chiard ; le dimanche après-midi, ils vont cueillir du muguet en Vespa du côté d’Évecquemont…

— Un verre de vin ? propose Auguste.

— Chiche !

Heureux, il va au placard, en sort un verre à moutarde décoré d’une cigogne rose et le remplit jusqu’à la garde.

Nous trinquons. C’est du gros rouge d’honnête homme. Quand on est psychologue, on se base sur des détails de ce genre. Moi, je vous le dis, les aminches, lorsqu’un gnare comme Auguste s’est laissé embarquer dans un coup fourré, c’est toujours pour de l’artiche. Or un gnare comme Auguste, lorsqu’il a de l’artiche, il s’offre du picolo de choix, parce que le pinard, c’est une partie de sa raison d’être.

Quand mon glass est vide, je leur conseille de morfiller comme si je n’étais pas là, because leur morceau de vache bouilli va refroidir…

Ils sont gênés.

— Vous n’en voulez pas un morceau ? demande Riffaut.

J’examine le pot-au-feu. C’est du chouette. Un bath morcif dans la culotte.

— Allez ! dis-je, une assiette en vitesse.

Après tout, c’est en bouffant ensemble qu’on devient amigos et c’est en devenant amigos qu’on jacte à cœur ouvert !

Et puis, quoi, dans ce putain de job, faut bien qu’on soit nourri à l’œil de temps en temps !

CHAPITRE XVII Reparlons de Lyon

J’ai eu raison d’accepter l’invitation des petits gars. Eux, c’est le genre prolo qui s’effarouche vite. Forts en gueule lorsqu’ils sont entre eux, mais plus timides qu’une jouvencelle quand un étranger vient leur poser des questions sur leur façon de vivre et de payer leurs impôts.

La conversation roule son train. Je moule encore deux cuillerées de bouillie dans la tranche, car le petit Dédé ne doit pas aimer les flics… Mais à part ça, le temps est au beau fixe.

Riffaut me raconte par le menu l’agression dont il a été victime. Il m’explique que le garage du ministère est très grand, car d’autres services administratifs y rangent aussi leurs guindes. Il connaît la plupart des chauffeurs de ces services, mais pas tous. Aussi n’avait-il aucune raison d’être surpris lorsque Stumer, loqué d’une livrée de grande maison, l’a interpellé dans le garage.

Il ajoute que lui, Auguste, est d’un naturel très liant.

J’en ai, du reste, la preuve. Sa femme renforce cette allégation d’un vigoureux hochement de tête.

Je la calme en lui assurant que son bœuf gros sel est une pure merveille. Et nous lâchons vite le bœuf pour revenir à nos moutons.

Donc Auguste a accepté de trinquer avec le nouveau chauffeur. Il lui a offert une gourde de marc et il s’en est enfilé une rasade.

— C’était terriblement fort, monsieur le commissaire. J’ai fait la grimace, bon Dieu ! Ça me rôtissait le corgnolon… Et puis, d’un seul coup, j’ai eu une vapeur chaude plein le crâne… Il m’a semblé que mon cerveau devenait en bois. J’ai essayé de me retenir après ma voiture… J’ai pas pu… Je regardais mes doigts glisser sur la carrosserie. Y avait pas moyen de les refermer… Je suis tombé et ça a été comme si ma pauvre tête explosait…

Il termine la narration de son aventure en me disant comment, en fin de journée, des mécanos travaillant dans le garage ont été alertés par ses plaintes… Il râlait et il s’en était fallu d’un quart de poil qu’il ne claque dans le coffre de la bagnole où l’avait enfermé Stumer…

Deux jours d’hôpital furent nécessaires pour le remettre sur pied.

— Voilà toute l’histoire, monsieur le commissaire. On va l’arrêter un jour, oui, ce salaud-là ?

— Non, dis-je, car il est mort…

— Hein ?

— Une balle dans la nuque, vous voilà vengé !

Il est éberlué…

— Mince, alors ! murmure-t-il. Remarquez, j’en demandais pas tant… Simplement, ça m’aurait fait plaisir de lui filer une toise. Enfin, puisqu’il est cané…

— Vous avez reconnu sa photographie facilement ?

— Pour ça, oui ! Du premier coup… Et le général aussi.

— Parlons un peu de votre job. Vous étiez attaché au général ?

— Pas à proprement parler. Je suis le chauffeur du service qu’il dirige au ministère, vous comprenez ?

— Ce qui fait que vous le pilotez non en tant que général, mais en tant que fonctionnaire ?

— Voilà… N’empêche, notez bien, qu’à titre privé je lui sers quelquefois de chauffeur, vous comprenez ? Lui est assez large et…

— Et chacun y trouve son compte ?

— Oui. Y a pas de mal… Du reste, il n’en abuse pas… Je le mène à la gare ou je vais l’y chercher quand il se rend à Lyon, c’est normal. Dans ces cas-là, il lui est difficile de se servir de sa voiture personnelle, car il faudrait qu’il…

J’ai posé mon couteau sur le bord de mon assiette. J’ai avalé d’un énergique coup de gosier ma bouchée de bidoche et je deviens pâle comme une carte de visite.

— Lyon ? fais-je… Lyon, il va souvent à Lyon ?

— Dame ! il a une propriété là-bas…

Je tends la main vers le litre de rouge, je me verse une généreuse rasade que j’expédie sans plus tarder dans les profondeurs inexplorées de mon estomac.

— Vous savez à quel endroit exact ? Ça n’est pas à Lyon même ?

— Non. C’est dans un bled qui a un nom de boisson. Attendez…

— Champagne ?

— C’est ça : Champagne !

Je réfléchis un instant. Le tonnerre serait tombé dans le tiroir de ma cravate que je ne serais pas plus stupéfait…

Maintenant, voilà que le général a une carrée à Champagne. Voilà qu’une piste de plus s’offre et elle conduit aussi à Lyon… Je commence à comprendre, maintenant, pourquoi les Viets ont loué une auberge dans cette banlieue de province. C’était pour être les voisins du général, pour pouvoir le surveiller à leur aise…

— Quel type est-ce, Pradon ?

J’ai parlé à mi-voix, le regard perdu dans le vague. Auguste Riffaut me dévisage d’un air surpris.

— Vous ne le connaissez pas ?

— Non…

— C’est un chic type… Un gars qui s’est battu avec Leclerc.

— Ah !..

— Il y va souvent, à Lyon ?

— Très souvent, sa femme est de là-bas…

Il hausse les épaules :

— Un général, vous savez, ça commande à des milliers d’hommes, mais ça se laisse tout de même commander par sa femme !

— Auguste ! proteste l’épouse Riffaut.

Il baisse le nez dans son assiette. J’en conclus qu’un chauffeur de général ne commande à personne et que ça se laisse aussi commander par sa fumelle.

* * *

Je ne sais si vous avez vu le film tiré d’Arsenic et vieilles dentelles. Pour le cas où vous l’auriez raté, laissez-moi vous dire qu’il y a là-dedans un chauffeur de taxi que son client oublie et qui lui présente une note longue comme un livre de Cécil Saint-Laurent.

Je réédite le gag pour mon compte personnel. En effet, captivé par la conversation d’Auguste Riffaut et par le bœuf de son épouse, j’ai oublié l’ancien commandant de cosaques qui fulmine au volant de son G7 en m’attendant. Il me dit des choses désagréables en russe d’abord, car il est pressé de se libérer, en français ensuite, lorsque sa première vague de mauvaise humeur s’est estompée.

Je le calme en lui montrant ma carte de police.

— Avenue Niel, 117, fais-je.

Il fonce comme s’il avait une lampe à souder aux fesses.

Par la vitre arrière, je bigle si je vois Bérurier. Et, en effet, j’aperçois sa tire à quelques encablures. Rassuré sur ce point, je remonte la vitre pour parer à une nouvelle distribution de grenades…

Le voyage s’effectue sans incident. Mes agresseurs ont dû réaliser que c’était un peu scié, leur combine. Ils se sont dit qu’on était à Paris et non pas en Amérique du Sud et que l’attentat à toute heure était un sport prohibé.

Je débarque du taxi et je règle mon cosaque afin qu’il ne biche pas un nouveau coup de sang à m’attendre, puis je pénètre dans l’immeuble cossu dont le général Pradon occupe tout le premier étage.

Une jeune bonne assez gentillette, nonobstant son air idiot, répond à mon coup de sonnette.

Je lui décoche mon sourire des soirs orgiaques, ce qui a pour résultat de la faire frémir comme un roseau qui ne serait pas pensant mais flexible.

Mais l’heure n’est pas à la bagatelle.

— Puis-je parler au général Pradon, mademoiselle ?

— Le général n’est pas là, dit-elle avec beaucoup de tranquillité. Il déjeune en ville…

— Vous ne savez pas où je peux le joindre ? C’est urgent.

Elle hésite. Si j’étais un peu moins bien baraqué, elle m’enverrait sur les roses ; mais mon charme opère.

— Je vais demander, dit-elle.

Et la voilà partie dans les profondeurs de la strass.

Je fais un pas en avant, ce qui m’amène dans l’antichambre. L’appartement est cossu, bien entretenu. Il y flotte un agréable parfum de femme. Un parfum qui chante Paris.

Des roses pourpres embaument le lieu. Tout est clair et joyeux. On sent la main d’une femme et d’une femme qui ne doit pas être une rombière, croyez-moi, car c’est arrangé avec le meilleur goût !

Je perçois nettement un murmure de conversation en provenance de la salle à manger, dont les portes vitrées s’ouvrent au fond du hall. Puis la soubrette revient, la croupe aussi ondulante qu’un vilebrequin.

— Madame demande à quel sujet c’est, dit-elle.

— C’est privé ! rétorqué-je posément, en tempérant la sécheresse de mes paroles par un sourire qui ferait divorcer une fois de plus Rita Hayworth.

Nouveau départ de la gonzesse. Cette fois, elle me fait un numéro de tortillage de prose qui me laisse rêveur.

Nouveaux chuchotements dans la salle à manger.

Enfin, le bruit d’une chaise remuée. Je vous parie la main de ma sœur contre la culotte d’un zouave que la générale va venir se rancarder soi-même.

Cette visite doit l’intriguer, la chère femme.

J’entends le claquement décidé de deux hauts talons sur un parquet ciré.

Puis, la porte vitrée s’ouvre à nouveau.

Une fille du tonnerre apparaît. Et quand je dis qu’elle apparaît, je pèse mes mots avec un pèse-lettres. C’est une apparition, en effet : celle de la fille rousse dont j’ai lancé le signalement aux quatre coins de la planète.

CHAPITRE XVIII Dans le… pétrin

Elle est presque aussi grande que moi. Elle a les cheveux coupés à la Martine Carol. Ses seins sont très hauts, très durs, très drus. Ses yeux sont bleus avec comme un petit cercle vert autour de l’iris… Elle porte un chemisier de soie crème et une jupe de lainage foncé. Ses bas sont chair, avec une couture noire et un talon noir…

D’un seul coup d’œil, je saisis tous ces détails et je m’en repais. Franchement, on n’a pas le droit de mourir avant d’avoir vu une souris comme celle-là.

Elle me regarde et semble ne pas me connaître.

— À qui ai-je l’honneur ? demande-t-elle.

— Commissaire San-Antonio, madame…

— Vous désirez voir le général ?

— Non, madame…

— Comment, non ? Du diable si je comprends !

Elle se détourne pour héler la bonne et lui demander des explications, mais je l’arrête.

— Lorsque j’ai sonné à votre porte, je désirais, en effet, parler au général… Mais en vous voyant, ce désir a fait place à un autre, beaucoup plus impérieux : vous parler à vous !

— Mais…

Elle se tait.

— Vous ne me reconnaissez pas ?

— Non… Je suis même certaine de ne vous avoir jamais vu…

— Si, voyons… Rappelez-vous, vous m’avez vu dans le viseur d’un appareil photographique… Au Vésinet…

Est-ce une idée ? Mais je crois déceler une brusque pâleur sous son fond de teint.

— Au Vésinet ?… fait-elle.

Elle doit être fortiche. Si je ne joue pas mes pions rapidos, elle est capable de prendre l’avantage, cette vamp.

— Devant chez Stumer, ma chère Pernette !

Là, elle accuse le coup.

— Votre appareil était même muni d’un téléobjectif. Vous avez tiré mon portrait tout comme le font les types dans la rue. L’épreuve était-elle réussie ? Oui, je suppose, car vos complices m’ont parfaitement identifié, cette nuit et ce matin.

Elle regarde autour d’elle, d’un œil trouble. Elle cherche du secours, quelque chose à dire, ou à faire…

— Vous allez me suivre immédiatement, dis-je.

Elle a un geste de dénégation.

— Où ça ? murmure-t-elle cependant.

— À l’endroit où l’on conduit les malfaiteurs, à la Grande Taule !

— Vous n’avez pas le droit !

— Exact. Mais j’appartiens à une branche de la police où l’on s’occupe du droit après ! Les sommations, c’est bon pour les sentinelles ! Les mandats d’amener pour les flics de la P.J. Je vous embarque parce que je ne peux pas me permettre de perdre un instant. Je suis pressé !

Je la renouche… Elle a les lèvres serrées et ses sourcils savants se rejoignent, formant une ligne acajou au-dessus de son regard clair.

— Comment se prénomme votre bonne ?

La question la déconcerte. Elle murmure :

— Anny.

— C’est gentil, ça fait soubrette de comédie anglaise.

À plein chapeau, je crie :

— Anny !

La fillette, qui était embusquée derrière une tenture, se pointe comme Satan lorsque mon père Faust fait appel à lui.

— Un manteau pour madame ! dis-je.

Elle s’éloigne.

Je sors les menottes de ma poche.

Pernette recule, épouvantée.

— Non, non ! jette-t-elle, hagarde.

— Si, si ! je réplique en écho… Lorsque je vous sentirai enchaînée à moi, je commencerai à retrouver mon optimisme proverbial.

Clic-clac !

Elle regarde son poignet cerclé d’acier. La bonniche, qui apporte le manteau, manque s’évanouir.

— Mais, madame ! s’écrie-t-elle.

— Taisez-vous, beauté ! dis-je. Posez le manteau sur les épaules de votre maîtresse. Là, de cette façon, on ne verra pas que vous êtes enchaînée. Nous aurons l’air de deux amoureux… Où est le téléphone ?

Elle me conduit à reculons jusqu’au bureau du général. La pièce est solennelle, très militaire, avec des portraits d’officiers connus au mur et des photos dédicacées par de gros pontes de la politique.

Je compose le numéro du chef. Comme toujours, je l’ai du premier coup.

— Ici, San-Antonio, dis-je. Cette fois, j’ai fait une grande enjambée, patron : j’ai retrouvé la rouquine, Pernette, vous savez ? C’est la femme du général… Comment, quel général ?… Mais Pradon, bien sûr ! Je l’embarque immédiatement… C’est ça, comme témoin. Il faudrait envoyer du monde ici pour attendre son mari, qui n’est pas là… Du reste, on doit pouvoir le joindre tout de suite. Attendez…

Je chope un bloc de rendez-vous sur le bureau et je l’ouvre à la date du jour. Je lis : « Midi trente, cercle militaire ».

— Allô ? Il doit déjeuner au cercle militaire. Convoquez-le d’urgence… D’accord, j’arrive !

Je raccroche et j’attrape la soubrette par le menton.

— Tu n’as pas l’air d’avoir inventé la limonade saccharinée, lui dis-je. Pourtant, tu dois comprendre qu’il se passe des choses pas ordinaires. Alors, un conseil : enferme-toi dans ta cuisine et ne bronche pas d’ici avant l’arrivée de mes collègues. Tu verras, ils sont très gentils et ils ont des égards pour les jeunes filles joliment fabriquées. Si on téléphone, ne réponds pas, compris ?

— Oui, monsieur…

Elle n’ose regarder sa maîtresse, Pernette serre très fort les dents. Je sens des larmes à l’horizon.

— Allons, venez ! soupiré-je en l’entraînant vers la porte.

Vous dire ce que je ressens à cet instant m’est impossible.

Il me semble que je suis ébloui. J’ai envie de gueuler à plein galure les chansons de Bérurier. Car je suis allé jusqu’au but à atteindre, jusqu’à l’un des buts en tout cas : la femme rousse. Elle est là, à mes côtés, enchaînée, battue, ravagée par l’angoisse. Sans la chercher, je l’ai trouvée, Pernette. Alors que je faisais vérifier les registres d’hôtel, elle préparait le thé dans l’appartement bourgeois de son mari et son mari n’est autre que Pradon, le général auquel on a volé les plans ! Dans tout ça, ce qui m’aura paralysé, c’est que je n’ai pas eu l’idée de commencer à la source. Ou plutôt de m’être trompé de source. J’ai démarré sur Stumer et c’était par Pradon qu’il fallait commencer… Pourtant, à la rigueur, si je n’avais pas consacré mes premiers « soins » au Suisse, je n’aurais pas levé la piste de Pernette. Vous pigez, mes potes ? Cela n’aurait servi de rien que je la connaisse trop tôt !

Non, la vie est bien faite telle qu’elle est !

C’est, du moins, ce que je me dis en marchant jusqu’à la porte. Mais une fois sur le paillasson, je commence à trouver qu’elle n’est pas tellement meû-meû, l’existence. Juste comme Pernette et moi franchissons le seuil, nous apercevons deux Chinetocks qui flanquent la lourde de part et d’autre comme des cariatides. Chacun de ces boy-scouts tient un pistolet de gros calibre braqué sur moi, et j’ai appris au cours des dernières heures combien ils ont la gâchette fragile !

J’esquisse un bref mouvement de recul, mais hélas ! la lourde s’est refermée derrière nous et les moulures du panneau me meurtrissent les côtelettes.

Je regarde les deux Jaunes. Ils ont quelque chose de terrible. Leur masque est impénétrable comme ces masques de bouddha qu’on rencontre chez les antiquaires. Ils sont petits, sobrement vêtus, et on dirait de paisibles étudiants, car ils font étonnamment jeunes. Je regarde leurs armes et je constate qu’elles sont munies d’un silencieux. S’ils me flinguaient, ça ne ferait pas plus de baroud qu’un échappement engorgé.

Y a pas, je suis coincé…

— Tiens, fais-je, essayant de dominer la frousse qui me mord les tripes, la mode est au jaune, cette année !

Alors, le premier avance son revolver et me le rentre dans le gras du bide. Je me dis qu’il va m’envoyer la purée en plein bureau. Ça fera encore moins de bruit que je ne le prévoyais… Je ne peux rien tenter, car je me suis stupidement enchaîné à la donzelle.

Stupidement ? Non…

Pernette soulève son bras, découvrant le cabriolet.

L’autre a un bref clignement d’yeux…

Il comprend que s’il m’assaisonne sur place, ce sera tout un pastaga ensuite pour délivrer la rouquine.

— Enlevez cette chaîne ! dit-il d’une petite voix froide comme un enterrement en Laponie.

Je réalise que les menottes m’apportent une espèce de bref sursis. Je porte la main à ma fouille. Mon intention est de choper mon pétard et de jouer mon va-tout. Mais il est prévoyant, le macaque. Il plonge sa patte agile sous ma vestouze et chope mon arme avant moi.

— Non, la clé ! rectifie-t-il.

Je soupire et glisse deux doigts dans la poche de mon gilet. Je sens la petite clé plate. Je la saisis et, avant qu’il ait eu le temps de prévoir mon geste, je la balance par la fenêtre ouverte à mi-étage sur la rue…

De rage, il me flanque un coup de canon de pétard dans la brioche. C’est mon foie qui prend ; il se noue et me remonte à la gorge.

— Vite, rentrons ! supplie Pernette.

Elle appuie sur la sonnette. La boniche tarde à se présenter après les recommandations que je lui ai faites…

Enfin, elle vient ouvrir. Je renonce à vous affranchir sur son étonnement. Elle entrave de moins en moins ce qui se passe, la soubrette. Peut-être, après tout, qu’elle se croit au ciné, dans un vache film de gangsters…

Elle recule pour nous laisser entrer. Les deux tueurs claquent la porte.

— Enlevez-moi ça ! supplie Pernette.

— Il faudrait un outil, dit le second polichinelle. Avez-vous des pinces et un tournevis ?

— Allons voir à la cuisine, mais faisons vite, car il a prévenu la police et des renforts vont arriver…

À peine sommes-nous dans la cuisine qu’un vibrant coup de sonnette nous fait sursauter. Les deux Jaunes se regardent, très calmes en apparence.

— La police ! fait Pernette. C’est trop tard, les voilà…

Le premier Chinetock avance à nouveau son rigolo vers moi, bien décidé à me régler mon compte.

— Non ! intervient à nouveau Pernette.

Elle souffle :

— L’escalier de service !

Ce disant, elle ouvre la porte étroite qui donne sur un escalier assez sombre.

C’est elle qui entraîne le lot. Je la suis bon gré mal gré. J’ai juste le temps, avant de disparaître dans l’escalier en question, de voir l’un des Jaunes frapper la bonne à toute volée avec la crosse de son arme.

Un cri escamoté… Un bruit sourd…

Nous dévalons les marches de bois quatre à quatre. Pernette semble saisie par une espèce de frénésie. C’est la frénésie de la trouille, je la connais.

Elle connaît les lieux admirablement. Peut-être a-t-elle déjà envisagé cette fugue ?

Nous accédons à un étroit palier sur lequel s’ouvrent trois portes. L’une qui donne sur l’entrée principale de l’immeuble, l’autre qui conduit à la cave, la troisième enfin qui accède à une courette étroite.

C’est cette dernière qu’elle pousse.

Il s’agit davantage d’un passage que d’une cour. Il est pavé de façon grossière et des poubelles y sont entreposées entretenant dans ce coin une odeur putride très désagréable.

Nous courons entre deux immeubles jusqu’à l’extrémité de cette bande à ciel ouvert. Elle se termine par une porte et cette porte donne sur un fournil de boulanger.

Des cris nous parviennent, venant de la maison que nous quittons, ils sont ponctués de coups de sifflet… Je crois que mes collègues ne perdent pas leur temps… Ils ont découvert la petite bonne inanimée et ils ont bien vu qu’elle ne s’était pas fait ça en se cognant avec un plumeau.

Je ne rigole pas, je vous jure. Je ne me fais pas plus d’illusions que le type qui, rentrant chez lui, trouve sa mousmé en train de jouer à Papa-maman avec le facteur.

L’affaire a mal déguillé, les deux petits Viets et Mme la générale n’ont pas la moindre chance de s’en tirer. Pour ça bravo ! Seulement, avant de se laisser harponner, ils videront leur quincaillerie dans la pauvre bedaine de San-Antonio et ça c’est pas joyce du tout à envisager.

D’un coup d’épaule, le plus râblé des deux tueurs fait céder le minable verrou fermant la porte du fournil.

Nous entrons, et là il y a un moment de flottement car il s’agit de se repérer.

Je regarde mes petits copains d’un air goguenard.

— Et après ? je leur demande…

L’un des Chinois va à l’extrémité du fournil. Il tombe sur une porte, laquelle est solidement bouclée. Celle-ci, pour la faire sauter il faudrait être Rigoulot ou bien tirer des rafales de mitrailleuse dans la serrure ! Comme personne ne sait où elle aboutit et que, de toute façon, il faut prévoir qu’elle s’ouvre sur un coin civilisé, ils renoncent à l’ouvrir.

Ce doit être le jour de fermeture du boulanger, voilà pourquoi le fournil est vide.

En tout cas le pétrisseur de brignole est un homme ordonné car son laboratoire est propre, bien rangé. Il y a le pétrin, bien nettoyé, avec les pales du malaxeur luisantes dans la pénombre… Il y a le conduit de farine au-dessus du pétrin… Il y a les paniers servant de moules, et surtout le four avec son brûleur à mazout branché devant lui comme une sorte de canon bizarre.

Le remue-ménage provenant de l’immeuble que nous venons de fuir s’accentue. Le plus petit des Jaunes guette par le trou de la serrure… Soudain il se dresse…

Il pousse une exclamation ressemblant au cri d’une souris prise au piège.

Son copain palpe son revolver.

Si mes potes s’annoncent ils vont trouver à qui parler…

Il me reste la ressource de hurler pour les mettre au parfum de ce qui se passe, seulement ce serait peine perdue car je ne suis pas certain que ma voix porte jusqu’à eux. Par contre je suis sûr d’une chose, c’est de dérouiller une bastos dans la gargane…

Attendons !

Le plus petit des Jaunes pousse un nouveau cri idiot qui, cette fois, évoque le grincement d’une girouette. Alors l’autre se redresse. Il paraît décidé… Il appuie sur le contrepoids actionnant la porte du four.

— Entrez là, vous ! ordonne-t-il à Pernette et à moi…

Si le moment était propice aux calembours dont vous savez combien je suis friand, je répondrais à mon tourmenteur que je ne suis pas « chaud » pour ce genre d’exercice, mais le pétard qu’il braque sans relâche sur ma personne m’interdit de m’exprimer librement.

Pernette traduit mon manque d’enthousiasme.

— Quoi ! s’exclame-t-elle… Que nous entrions dans ce four !

Un troisième cri guttural et aigre du guetteur précipite le mouvement.

— Tout de suite ! crie l’homme ! Tout de suite ! pour cacher…

Il pousse Pernette vers le trou noir semblable à une bouche.

Son revolver complète l’expression de son regard.

Y a pas : faut y aller !

CHAPITRE XIX Comme dans un four

Moi qui suis claustrophobe, vous parlez si je suis à mon affaire !

Entrer dans un four de boulanger ça vous cause une drôle d’impression, croyez-moi. On ne peut même pas y pénétrer à genoux car ça n’est pas assez haut et ça va en s’étrécissant. Bien que ce four soit éteint depuis la veille, il y règne encore une chaleur d’étuve… On se croirait sur une plage d’Afrique au plus gros de l’été. Seulement, pour se laisser aller à une illusion pareille, il faut vachement fermer les yeux et se déconcentrer, moi je vous le dis.

Pernette est tout contre moi, tremblante comme une feuille.

La lourde porte de métal se rabat, nous voici dans le noir absolu, allongés sur les briques chaudes, respirant avec difficulté un air rare.

— Gentil séjour, hein ? pauvre conne ! je fais à la souris.

Un sanglot étouffé me répond.

— Vous vous êtes filée dans un drôle de guêpier, ma gosse. Pardon, Madame la générale !

Elle ne pipe pas mot.

Je prête l’oreille, mais je n’entends pratiquement rien. Nous sommes comme engloutis dans une poche de nuit et de silence.

Je sens le corps de la fille contre le mien, son odeur me chavire. J’oublie ma frousse, ma mort imminente…

Comme c’est étrange, et même bouleversant, de se sentir lié à ce corps de femme, de sombrer avec elle dans le néant…

Son souffle pénible embrase ma joue. J’avance un peu la tête et je rencontre ses lèvres. Je l’embrasse longuement, bestialement.

Vous marrez pas ! Vous vous dites sans doute que je vous mène en barlu avec mes histoires de bécot dans le four, et pourtant c’est vrai, malgré tout le critique de l’instant, ma suprême réaction c’est cette fringale de femme. Je broute son mufle et ça me fait du bien. Elle se laisse faire, assommée par les événements. Elle a les chocottes…

Je lâche ses lèvres. Je respire le plus profondément que je peux, mais c’est insuffisant pour satisfaire mes éponges.

— Voilà où ça vous conduit, les sales combines, je murmure. Vous avez voulu jouer les Mata Hari avec votre mari, hein ? Un officier supérieur ! Ah ! elle est bath, la France !

Elle frissonne. Je la sens vibrer contre moi et ça me fout un jet de vapeur dans la moelle épinière.

— Mon mari ignore tout, dit-elle… Ne parlez pas de lui !

Le petit sursaut de respect humain. On l’a toujours lorsqu’il vous arrive un turbin pareil…

— Sans blague, fais-je… Il n’est au courant de rien, c’est une truffe alors ?

— Nous ne sommes mariés que depuis un an. Nous nous sommes connus en Indochine…

Je pige tout.

— Qu’est-ce que vous foutiez, là-bas, de l’espionnage, hein ?

Elle ne répond rien…

— Vous l’avez enjôlé et vous vous êtes fait épouser ; comme ça vous accédiez dans les hautes sphères politiques et militaires, bravo !

Elle ne répond toujours rien.

— Vous avez tort, dis-je… Tort de la boucler. D’ici peu de temps je serai crevé, car vos amis Viets ne pardonnent pas… Et peut-être qu’ils vous laisseront crever aussi ici…

— Non ! non ! hurle-t-elle.

Elle se met à geindre.

— Gueulez pas, ça bouffe notre oxygène et il n’y en a pas en rabiot !

Je prête encore l’oreille dans l’espoir de déceler ce qui se passe de l’autre côté de cette étroite porte de fonte. Mais c’est en vain. Le silence est hallucinant. Pour le combattre, je parle… Je ne peux pas m’en empêcher… C’est pour créer de la vie dans ce trou mortel ! Ce trou où l’on fabrique cet élément de vie merveilleux qu’est le pain ! Ce trou qui va nous servir de sépulcre.

— Vous étiez la maîtresse de Stumer ?

— Oui…

Elle a compris aussi qu’elle avait besoin de parler, de se manifester…

— C’était votre chef ?

— Il l’avait été… Jadis nous avions collaboré ensemble…

— Que s’est-il passé à Lyon, avec Almayer ?

Elle souffle avec peine.

— Les Viets détenaient certaines preuves à mon sujet… Ils menaçaient de les produire à mon mari si je ne leur obéissais pas… Ils voulaient les documents…

Tout à coup je pige tout. Tout est clair, et la lumière me vient dans un four, ô ironie !

— Taisez-vous, fais-je, je sais…

Et je récite comme un médium en transe :

— Vous avez épousé Pradon et vous avez découvert que la vie bourgeoise avait du bon. Vous avez décidé de dételer mais les Viets vous ont fait chanter. Pour mieux vous surveiller ils ont loué une maison près de la vôtre, à Champagne. Ils vous ont montré les documents dont vous parlez, ces papiers compromettants qui pouvaient ruiner votre nouvelle existence. Il fallait leur obéir… À moins que… Alors vous avez eu recours à votre ancien compagnon de réseau, à Stumer. Vous l’avez chargé de récupérer les papiers que les Viets venaient de vous montrer… Pour ça il a engagé Almayer, superchampion de la casse !

— Oui…

— Almayer a réussi. Il est rentré à Paris, il a remis les papiers à Stumer, seulement il en avait pris connaissance et il vous a fait chanter… Il en avait peut-être conservé un, ou il les avait fait photographier ? Non ?

— Si…

— Alors vous l’avez fait retourner à Lyon et vous l’avez tué…

Silence…

— Répondez !

— J’étouffe !

— Répondez, espèce de salope !

— Oui…

— Stumer, lui, vous a rendu les papiers, seulement il a voulu savoir ce que les Viets voulaient !

— C’est vrai…

— Vous lui avez dit ?

— C’est vrai…

— Alors il a fait le coup à son compte. Puis il a embarqué la frangine d’Almayer qu’il frayait et ils se sont terrés au Vésinet…

— Oui…

— Vous, vous saviez que c’était Stumer qui avait fait le coup, et vous le saviez d’autant mieux que votre mari vous a donné son signalement… Toujours par votre mari, qui est peut-être un bon officier mais une fameuse crêpe comme époux, vous avez appris que Stumer s’était terré au Vésinet et qu’il proposait de vendre les documents volés au gouvernement français ?

— Oui…

C’est curieux. Elle balbutie oui tout bonnement parce qu’elle a peur… Elle est morte d’angoisse. Elle avouerait n’importe quoi…

— Les Viets se sont fâchés… Non ?

— Si…

— Alors vous avez eu peur, vous êtes allée trouver Stumer, vous l’avez supplié de traiter avec les Jaunes car vous teniez à votre sécurité. À propos, la frangine d’Almayer était-elle au courant ?

— Oui, dit-elle…

Et tout à coup elle n’en peut plus… Elle se met à hoqueter. Elle avance sa main libre et frappe contre la porte de fonte…

— Stumer n’a pas voulu marcher… Alors vous l’avez surveillé, pour le compte des Viets qui ne pouvaient guère se montrer dans les parages de la maison du Vésinet, celle-ci devant être surveillée… Vous étiez embusquée avec un appareil pour photographier tous les gars qui entraient… On ne remarque pas une charmante femme rousse… Stumer a senti le danger. Vous lui aviez avoué le meurtre d’Almayer et les raisons de ce meurtre… Il s’est dit qu’il subsistait peut-être une preuve contre vous chez Almayer… De quoi vous calmer ! Il est allé perquisitionner… L’a-t-il trouvée, cette preuve ?

— Oui…

— L’avait-il sur lui l’autre jour, lorsque après mon départ vous êtes entrée et l’avez abattu ?

— Oui…

— Alors vous vous êtes sentie forte, vous avez immédiatement alerté l’un des deux gars qui croisaient dans les parages… L’autre me suivait, non ?

— Depuis la veille, depuis votre première visite…

— Et c’est cet autre-là qui a égorgé Édith Almayer ?

— Oui…

— Pourquoi ?

C’est la crise de folie brutale ! Elle se met à hurler de toute ses forces. C’est un cri de bête fauve, un cri de démente. Elle hurle à se faire péter les cordes vocales. J’en ai les oreilles meurtries.

— Fermez ça, voyons, dis-je, ils vont ouvrir…

Mais c’est trop tard, ses nerfs ont craqué. Elle pousse sa clameur de mort, sa clameur de folle. Et ça doit s’entendre à l’extérieur…

Oui, ça s’entend car la porte s’ouvre… Pernette va pour se ruer au dehors, mais la fameuse chaîne la retient. Par le rectangle de lumière je vois une main jaune tenant une allumette. Cette main s’arrête devant la gueule du brûleur. L’espace d’un éclair je pige la manœuvre. Les Jaunes veulent en finir avec nous et ils vont nous rôtir en vitesse. Je me jette de côté, tout contre la paroi du four. Un plouf terrible ! Une lumière aveuglante ! Le brûleur devient un lance-flamme ! Il darde sur le four un jet de feu d’une extraordinaire violence… Le hurlement de Pernette atteint son paroxysme. Puis elle se tait. Elle est embrasée comme une torche. Je la vois un instant intacte au milieu du brasier, illuminée comme un arbre de Noël, flamboyante, radieuse ! Puis elle se tord, comme broyée par ce jet de feu. Elle éclate, se fissure, fond, noircit…

Et moi, j’étouffe… Moi, je meurs… d’as… phy…

* * *

Toute ma vie j’aurai dans les narines l’abominable odeur de ce fournil sur le carreau duquel gît le cadavre carbonisé de l’aventurière et la carcasse sanglante des deux Viets.

Quand j’ouvre les châsses, je suis allongé sur la table à pétrir… Dans de la farine… Je vois les poutres grossières du plafond noirci… Mon regard est sollicité par une toile d’araignée…

— Je crois qu’il était temps, fait une voix.

Je songe : « Ça, c’est cette grosse enflure de Bérurier. »

Et c’est lui en effet.

Il penche sur moi sa grosse trogne mafflue, travaillée par le gros rouge.

— Nom de foutre, bégaie-t-il, il était vraiment temps… J’ai ouvert l’œil lorsque j’ai vu des Chinois entrer dans l’immeuble… Lorsque t’as eu balancé la clé des poucettes par la fenêtre j’ai compris que ça ne gazait pas…

« Je suis monté… Justement les potes radinaient… On a demandé à la concierge à quel appartement tu étais… Heureusement que tu lui avais posé la question sur l’étage… On a enfoncé la porte… On a trouvé la bonne… On a vite repéré la sortie de service, y avait que ça comme issue… Dis, c’est toi qui a chopé une poignée de haricots sur la table ?

— Oui…

— Bon Dieu, quelle riche idée ! On les a suivis, tu les avais semés tout le long… On est arrivés ici… Y avait juste deux types qui marnaient… On a failli partir, mais les haricots… tu comprends, ils s’arrêtaient là, à ce fournil… Alors j’ai vu que les deux hommes étaient des Chinois… Juste comme on revient, ils chauffaient le four…

Je balbutie :

— Une riche idée…

Et je repars au pays de la nuit !

CHAPITRE XX Une cervelle qui vaut de l’or

C’est un cauchemar presque voluptueux…

Voici plusieurs noyes que je le fais, et il est toujours le même, invariable comme le cycle des saisons.

Je suis dans le four, aux côtés de Pernette… Nous étouffons.

Je la respire… Je lui parle… Elle approuve…

Au cours de ces cauchemars je continue cet étrange interrogatoire… Je lui dis, par exemple :

— Pourquoi les Viets ont-ils buté cette concierge ?

Et elle me répond :

— Parce qu’ils l’ont un peu molestée pour savoir ce que vous lui vouliez… Et ils ne voulaient pas ensuite laisser un témoin gênant derrière eux.

— Pourquoi ont-ils égorgé Édith Almayer ?

— Pour la même raison…

— En somme c’est à cause de moi qu’ils tuaient…

— Oui…

— Pourquoi voulaient-ils me liquider aussi ?

— Parce qu’ils sentaient que vous brûliez, que, d’un instant à l’autre, vous alliez découvrir le pot aux roses… Et ils voulaient empêcher ça…

— Pourquoi ?

— Parce qu’ils n’avaient pas le document…

Et ce jeu des questions et des réponses se poursuit.

Je m’éveille chaque fois en sueur… J’éclaire, le fantôme disparaît. Je constate avec une joie sauvage que je ne suis pas enfermé dans le four, mais que je repose peinard dans ma chambre…

Je vais jusqu’à ma fenêtre grande ouverte afin de respirer le bon air de la nuit… Les œillets de mes massifs sentent fort, ils embaument tout le quartier…

Alors je reviens à mon lit… Je conserve la lumière éclairée et je me rendors. Mais la clarté renfonce mon cauchemar… À travers mon sommeil je la sens sur mon visage et je finis par croire qu’il s’agit de la terrible flamme de mazout…

Le toubib dit que j’en aurai pour un moment encore…

J’ai eu un choc. Il faut que j’aille me mettre au vert quelque temps, ça passera tout seul.

Seulement je ne pourrai jamais partir d’ici tant que je ne saurai pas ce que sont devenus les fameux documents.

Depuis trois jours tous les services disponibles ont mis des gars au tapin avec la photo de Stumer en poche. Ces mecs visitent les banques, les bureaux de poste, les consignes de gare et tous les endroits où le Suisse aurait pu laisser un dépôt.

Seulement je ne crois pas qu’on obtienne un résultat satisfaisant de ce côté-ci. Il n’était pas bouché, Stumer… Les documents, dans sa situation, il fallait qu’il les ait à portée de la paluche.

Alors je réfléchis, les bras repliés derrière la tête… Je réfléchis à en avoir mal au cœur. Ça n’est que par la pensée qu’on peut dénouer ce mystère. Que par une réflexion chauffée à blanc !

Et les nuits s’écoulent, tourmentées… Je me gave d’aspirine. Félicie trouve que je décolle… Je vais vous faire une confidence, surtout vous marrez pas ou sinon je vous tire un ramponneau : elle me fait prendre de la Quintonine, oui madame !

* * *

Et un matin, j’ouvre les châsses comme si c’était pour la première fois. Je regarde mon volet à demi ouvert se profiler sur le ciel bleu. Le soleil en fait un rectangle d’or qui se découpe sur les nues. L’air est léger, capiteux.

Je bâille et je descends en bas. Félicie grille des toasts et me prépare un Banania. Moi, je décroche le biniou…

J’appelle la morgue, je me fais connaître, je demande s’ils ont toujours les fringues d’Édith Almayer dans leurs archives.

Ils me répondent que oui. Je leur dis alors de me les faire apporter d’urgence.

Félicie qui a tout entendu me regarde :

— Qu’est-ce qui se passe, mon grand ?

Elle est au courant de mon tourment.

— Il se passe que je trouve étrange qu’une petite ingénue innocente ait accepté de quitter un job agréable à Pigalle pour se terrer en banlieue avec un truand comme Stumer, même si elle était sonnée pour sa poire. Il se passe que je trouve plus étrange encore qu’elle n’ait pas été surprise par les visites que Pernette m’a avoué avoir rendues à Stumer… Et surtout, M’man, il se passe que je n’admets pas que cette ingénue soit allée perquisitionner chez son frangin à un moment où elle était censée ignorer le décès de ce dernier.

« Bref, des ingénues comme celle-là, lorsqu’on les examine d’un peu trop près, on finit par les trouver bizarres, et pas tellement ingénues.

J’avale le Banania après avoir englouti quatre toasts, ce qui met Félicie aux anges…

* * *

Un petit sac de toile. Dedans, empilées, les fringues de la morte.

Je les retire lentement, domptant la répugnance que m’inspirent ces choses.

La robe… Je l’examine sous toutes ses coutures… La combinaison, la culotte, le soutien-choses, la gaine…

Ah ! la gaine ! Je vois que le caoutchouc est décousu à un endroit, au-dessus des pattes à jarretelles. Je passe le doigt par l’échancrure. Cela constitue une espèce de poche. Mais cette poche est vide. Je vérifie l’autre côté afin de voir si la même poche existe, mais non. Donc il y a du louche…

Du louche…

Je grimpe dans la chambre du meurtre… La chambre que Félicie appelait « bleue »…

Je m’adosse à la porte.

« Voyons, me dis-je… Supposons qu’Édith ait été dans le coup avec Stumer, supposons qu’elle ait caché les documents dans sa gaine… Supposons qu’elle les ait sur elle lorsque je l’ai amenée ici… Lorsque je lui ai parlé, elle s’est dit que ça sentait mauvais. Après mon départ, elle a compris que je finirai par la fouiller et par découvrir la cachette.

« Cela représentait la faillite pour elle.

« Alors une idée lui vient : planquer les papelards. Puisque que Stumer est mort (elle le croit mort puisque je lui ai dit), elle pourra jouer l’innocente ingénue jusqu’au bout…

« Pas un bruit dans la maison, elle est seule.

« Elle découd sa gaine avec ses ongles, elle prend les documents et…

« Elle ne peut pas les brûler. Elle ne peut pas les avaler non plus, il y en a trop épais ! Il lui reste la ressource de les cacher. Seulement les cacher où ? Elle est enchaînée au montant de son lit de cuivre.

« Sous le matelas ? Allons donc, ça n’est pas une planque, ça ! On trouvera illico les papiers… »

Je vais au lit, à la tête il y a deux boules de cuivre… Ces boules terminent les montants qui sont des tubes de fer…

— M’man ! criai-je à la cantonade, tu veux me monter la lampe électrique de poche, please !

Elle radine presto, Félicie…

Je braque le faisceau à l’intérieur du premier tube : peau de balle !

Les documents sont seulement dans le second.

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