Ce soir, dans l’ancien hall du Majestic, c’est la réunion hebdomadaire de l’association « Terres lointaines ». Au lieu de monter dans ma chambre, je pourrais m’asseoir sur l’un des sièges de bois – les mêmes que ceux des squares – et écouter le conférencier parmi la centaine de personnes qui se sont rassemblées et qui portent chacune au revers de leur manteau un rond blanc où est inscrit T.L. en caractères bleus. Mais il ne reste aucune place libre et je me faufile, en frôlant le mur, jusqu’à l’escalier.

Ma chambre d’aujourd’hui ressemble à celle de la pension Sainte-Anne, rue Caffarelli. Il y flotte la même odeur, en hiver, à cause de l’humidité et des meubles de vieux bois et de vieux cuir. À la longue, les lieux déteignent sur vous, mais rue Caffarelli, avec Sylvia, mon état d’esprit était différent. Aujourd’hui, j’ai souvent l’impression de pourrir sur place. Je me raisonne. Au bout d’un instant cette impression se dissipe et il ne reste qu’un détachement, une sensation de calme et de légèreté. Plus rien n’a d’importance. À l’époque de la rue Caffarelli, j’étais quelquefois découragé, mais l’avenir m’apparaissait sous des couleurs favorables. Nous finirions par sortir de cette situation délicate où nous nous trouvions. Nice n’était qu’une étape pour nous. Très vite, nous partirions loin d’ici, à l’étranger. Je me faisais des illusions. J’ignorais encore que cette ville était un marécage et que je m’y engluerais peu à peu. Et que le seul itinéraire que je suivrais, au cours de toutes ces années, serait celui qui mène de la rue Caffarelli au boulevard de Cimiez où je vis maintenant.

Le lendemain de l’arrivée de Sylvia était un dimanche. Nous sommes allés nous asseoir à la terrasse d’un café de la Promenade des Anglais, en fin d’après-midi, cette même terrasse d’où je voyais, l’autre soir, passer Villecourt, son sac de cuir en bandoulière. Il avait fini par rejoindre les ombres qui défilaient devant nous à contre-jour, ces hommes et ces femmes qui nous semblaient, à Sylvia et à moi, tellement vieux… J’ai peur, en refermant la porte de ma chambre. Je me demande si, désormais, je ne suis pas un des leurs. Ce soir-là, ils buvaient lentement leur thé aux tables voisines de la nôtre. Sylvia et moi, nous les observions, eux et les autres qui continuaient à défiler sur la Promenade des Anglais. La fin d’un dimanche d’hiver. Et je sais que nous pensions à la même chose : il faudrait trouver, parmi tous ces gens qui déambulaient à la même heure le long de la côte d’Azur, quelqu’un à qui vendre la Croix du Sud.

Il a plu pendant plusieurs jours de suite. J’allais chercher les journaux au kiosque qui se trouve en bordure du jardin d’Alsace-Lorraine et je revenais à la pension Sainte-Anne, sous la pluie. La propriétaire donnait à manger à ses oiseaux. Elle était vêtue d’un vieil imperméable et elle avait noué un foulard à son menton pour se protéger de la pluie. C’était une femme d’environ soixante ans, à l’allure élégante. Elle parlait avec l’accent de Paris. Elle me faisait un signe du bras et me disait : « Bonjour », puis continuait à ouvrir les cages une à une, à donner les grains, à refermer les cages. Elle aussi, par quel hasard avait-elle échoué à Nice ?

Le matin, au réveil, quand nous entendions les gouttes de pluie tambouriner contre le zinc du petit hangar, dans le jardin, nous savions qu’il en serait ainsi pendant toute la journée et souvent nous restions au lit jusqu’à la fin de l’après-midi. Nous préférions attendre que la nuit soit tombée pour sortir. De jour, la pluie sur la Promenade des Anglais, sur les palmiers et les immeubles clairs laissait au cœur un sentiment de tristesse. Elle imbibait les murs et bientôt le décor d’opérette et les couleurs de pâtisserie seraient complètement détrempés. La nuit effaçait cette désolation, grâce aux lumières et aux néons.

La première fois que j’ai eu le sentiment que nous étions pris au piège dans cette ville, c’était sous la pluie, rue Caffarelli, quand j’allais chercher les journaux. Mais dès mon retour, j’avais de nouveau confiance. Sylvia lisait un roman policier, le buste appuyé contre les barreaux du lit, la tête penchée. Tant qu’elle serait avec moi, je n’avais rien à craindre. Elle portait un col roulé gris clair très ajusté qui la rendait encore plus gracile et contrastait avec les cheveux noirs et l’éclat bleu du regard.

— Il n’y a rien dans les journaux ? me demandait-elle.

Je les feuilletais, assis au pied du lit.

— Non. Rien.

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