LIVRE I

1 Vol dans les ténèbres

L’officier de l’armée draconienne descendait l’escalier de l’Auberge de la Brise Salée. À minuit passé, la plupart des clients étaient rentrés chez eux. On n’entendait guère que le fracas des vagues s’écrasant contre les rochers de la Baie Sanglante.

Il s’arrêta un moment, la main sur la rampe de l’escalier. Son regard fit le tour de la salle. À part un draconien ivre endormi sur une table, elle était déserte.

Un sourire amer sur les lèvres, l’homme parcourut les dernières marches. L’armure qu’il portait était une réplique de celles des seigneurs draconiens. Le heaume qui lui couvrait le visage le rendait difficilement reconnaissable. Seule une barbe rousse indiquait qu’il s’agissait d’un humain.

Au bas de l’escalier, il s’arrêta, surpris de trouver l’aubergiste le nez dans ses livres de comptes. Lui ayant adressé un bref salut, il fit mine de sortir.

— Attends-tu le seigneur pour ce soir ? demanda l’aubergiste.

L’officier se retourna et commença à enfiler ses gants. Il faisait un froid de loup. La ville de Flotsam essuyait une tempête comme elle n’en avait pas connu depuis ses trois cents ans d’existence sur la côte du Golf du Sang.

— Par ce temps ? rétorqua l’officier. Cela m’étonnerait ! Même les dragons ne se risqueraient pas à voler avec un vent de cette force !

— Tu as raison, c’est une nuit à ne pas mettre un chien dehors. Qu’est-ce qui te pousse donc à sortir ?

— Je ne vois pas en quoi cela peut t’intéresser, répliqua froidement l’officier.

— Je ne voulais pas t’offenser, répondit l’aubergiste, mais simplement pouvoir répondre au seigneur s’il me demande où te trouver.

— Précaution inutile, je lui ai laissé un message… pour lui expliquer mon absence. D’ailleurs, je serai de retour avant l’aube. J’ai besoin de prendre l’air, c’est tout.

— J’imagine ! Cela fait trois jours que tu n’as pas quitté sa chambre ! Ou plutôt, trois nuits ! Allons, ne te fâche pas ! On ne peut qu’admirer un homme capable de la captiver si longtemps ! Où est-elle partie ?

— La Dame Noire est allée dans l’est, près de la Solamnie, régler une affaire urgente, répondit l’officier en fronçant les sourcils. À ta place, je n’essaierais pas de me mêler de ses affaires.

— Bien sûr que non, n’aie crainte… Bon, eh bien je te souhaite le bonsoir… Comment t’appelles-tu, déjà ? Je n’ai pas retenu ton nom quand elle nous a présentés.

— Tanis. Tanis Demi-Elfe, répondit sèchement le soldat. Bonsoir.

D’un geste vif, il se drapa dans sa cape et ouvrit la porte. Un vent violent s’engouffra dans la salle, soulevant les papiers de l’aubergiste. Les chandelles s’éteignirent. À grand-peine, l’officier referma la porte derrière lui, rendant à l’auberge sa douce quiétude.

Par la fenêtre, le patron suivit des yeux l’officier qui s’éloignait, sa cape gonflée par le vent. Il n’était pas seul. Dès que la porte eut claqué, le draconien affalé sur sa table avait relevé la tête. Ses petits yeux reptiliens s’allumant. D’un pas ferme, il était sorti à son tour. Les flammes dansantes des grands braseros éclairaient çà et là les rues noires battues par la pluie. Il sembla à l’aubergiste que l’officier empruntait la rue qui menait en ville. Le draconien se faufilait derrière lui à la faveur de l’obscurité.

L’aubergiste secoua son valet endormi dans l’office.

— Tempête ou pas tempête, j’ai l’impression que la Dame Noire viendra ce soir, lui dit-il. Réveille-moi quand elle arrivera. Non, réflexion faite, se ravisa-t-il aussitôt, laisse-moi plutôt dormir.

La ville de Flotsam s’était repliée sur elle-même pour faire face à la tempête. Les tavernes habituellement ouvertes jusqu’à l’aube n’offraient ce soir que de tristes façades aux volets tirés. Le froid glacial avait vidé les rues.

Longeant les façades abritées du vent, Tanis marchait à vive allure, tête baissée, la barbe constellée de petits glaçons qui lui labouraient le visage. De temps à autre, il jetait un coup d’œil en arrière pour s’assurer qu’on ne le suivait pas. Mais les tourbillons de grêle et la pluie rendaient la visibilité presque nulle. Le froid s’insinuait en lui et l’engourdissait. Sans s’inquiéter davantage, il se concentra sur le chemin qu’il parcourait.

Il était depuis quatre jours à Flotsam, et il avait passé le plus clair de son temps avec elle. Il s’efforça de ne plus penser à ça et d’être attentif aux enseignes. Elles lui permettraient de reconnaître l’endroit qu’il cherchait sous la pluie. Tout ce qu’il savait, c’était que ses amis logeaient dans une auberge, quelque part à la lisière de la ville, loin de la jetée et de ses bouges. Que ferait-il s’il se perdait ? Mieux valait ne pas y penser…

Après avoir erré dans les rues glissantes, il reconnut avec soulagement l’enseigne qui se balançait au vent. Il avait oublié le nom, mais se le rappela en voyant l’inscription : L’Auberge des Quais.

Un nom idiot, songea-t-il en posant sur la poignée de la porte une main que le froid paralysait. Le vent s’engouffra avec lui dans l’auberge. Il eut toutes les peines du monde à refermer l’huis.

Il n’y avait personne pour l’accueillir. À la lueur du feu de cheminée, Tanis vit un bout de chandelle sur le comptoir, déposé là à l’intention des hôtes tardifs. Il dut se dégourdir les doigts pour parvenir à allumer la mèche, puis commença à monter l’escalier.

S’il avait eu la présence d’esprit de jeter un coup d’œil par la fenêtre, il aurait surpris la silhouette qui s’abritait sous le porche d’en face.


— Caramon !

Le grand guerrier s’était redressé, la main sur le pommeau de l’épée. Il se tourna d’un air interrogateur vers son frère.

— J’ai entendu un bruit, chuchota Raistlin. On aurait dit le frottement d’un fourreau contre une armure.

Caramon réfléchit un instant puis se dirigea à pas de loup vers la porte. À son tour, il entendit ce qui avait troublé le sommeil de son jumeau. Un homme en armure marchait dans le couloir. Caramon vit sous la porte le faible rai de lumière que jetait sa chandelle. Le bruit s’arrêta devant leur chambre.

Caramon referma la main sur la garde de son épée et fit signe à son frère de se cacher. Raistlin, les yeux dans le vide, s’exécuta. Il se préparait mentalement à lancer un sort. Les deux jumeaux excellaient à combiner l’art de la magie avec celui des armes.

D’un geste vif, Caramon ouvrit brusquement. Saisissant la silhouette debout devant lui, il la tira à l’intérieur de la pièce, et la jeta violemment sur le sol. La chandelle s’éteignit.

Raistlin avait entonné une incantation destinée à immobiliser leur victime dans une sorte de toile d’araignée gluante.

— Arrête, Raistlin ! Arrête ! cria l’homme à terre.

Caramon reconnut immédiatement sa voix. Il secoua son frère pour le sortir de sa transe et interrompre l’incantation.

— Raist ! C’est Tanis !

Tremblant, Raistlin se détendit et laissa retomber ses bras. Il fut immédiatement saisi d’une quinte de toux et se frappa la poitrine. Caramon le couva d’un regard anxieux ; quand il voulut l’aider, son frère le repoussa de la main.

Le guerrier se retourna vers Tanis, qui se relevait.

— Tanis ! s’écria-t-il en le serrant dans ses bras à l’étouffer. Où étais-tu ? On commençait à s’inquiéter. Bon sang, tu es complètement gelé ! Viens près du feu ! dit-il en attisant le foyer. Raist ! Tu es sûr que ça ira ?

— Ne te fais pas de souci pour moi, murmura le magicien hors d’haleine, en se laissant retomber sur son lit. Occupe-toi plutôt des autres, ajouta-t-il, dardant ses yeux dorés sur le demi-elfe accroupi devant les flammes.

— Tu as raison, dit Caramon en se dirigeant vers la porte.

— Si j’étais toi, je mettrais quelque chose sur ma nudité, fit remarquer Raistlin d’un ton railleur.

Caramon rougit et retourna chercher son pantalon de cuir. Après avoir enfilé sa chemise, il quitta la pièce en refermant doucement la porte.

Tanis et Raistlin l’entendirent parler d’un ton enflammé aux deux barbares qui occupaient la pièce à côté.

Sous le feu des étranges pupilles en sabliers du mage, Tanis se sentait mal à l’aise.

— Où étais-tu passé, Demi-Elfe ? demanda Raistlin d’une voix susurrante.

Tanis avala plusieurs fois sa salive.

— J’ai été fait prisonnier par un seigneur draconien, débita-t-il comme il s’y était préparé. Le bougre m’a pris pour l’un de ses officiers ; naturellement, il m’a demandé de l’escorter jusqu’à ses quartiers, aux abords de la ville. J’ai été obligé d’obéir pour ne pas éveiller les soupçons. Ce soir, j’ai pu me débrouiller pour ficher le camp.

— Intéressant.

Tanis le regarda d’un œil critique.

— Comment ça, intéressant ?

— C’est la première fois que je te vois mentir, Demi-Elfe, dit doucement Raistlin. Je trouve cela assez… fascinant.

Avant que Tanis puisse répondre, Caramon réapparut en compagnie de Rivebise, de Lunedor et de Tika, qui étouffait avec peine ses bâillements.

Lunedor se jeta au cou de Tanis.

— Mon ami ! dit-elle, émue, en le serrant contre elle. Nous étions si inquiets !

Le visage austère de Rivebise s’éclaira d’un sourire, et il serra la main du demi-elfe dans la sienne.

— Mon frère ! dit-il en Que-Shu, le dialecte des plaines, repoussant Lunedor pour prendre sa place auprès de Tanis. Nous craignions que tu aies été tué ou fait prisonnier ! Nous n’avions aucune idée…

— Que s’est-il passé ? Où étais-tu ? coupa Tika, saluant Tanis à son tour.

Le demi-elfe jeta un coup d’œil à Raistlin. Il était étendu sur son lit et fixait le plafond de ses yeux étranges, indifférent à ce qui se passait autour de lui.

Conscient que le mage l’écoutait, Tanis émit des toussotements embarrassés, puis se résolut à raconter son histoire. Ses amis accueillirent son récit avec intérêt et sympathie. Qui était ce seigneur draconien ? Combien de soldats comptait l’armée ? Où était-elle stationnée ? Que faisaient les draconiens à Flotsam ? Étaient-ils vraiment recherchés ? Comment Tanis s’était-il enfui ?

Tanis répondit avec aplomb. Le Seigneur des Dragons ? Il l’avait très peu vu, et ne savait pas de qui il s’agissait. L’armée stationnée aux abords de la ville n’était pas nombreuse. Les draconiens recherchaient effectivement quelqu’un, mais pas eux. Il s’agirait d’un certain Berem, ou quelque chose comme ça.

En prononçant ce nom, Tanis regarda Caramon, mais le grand guerrier n’afficha aucune réaction. Tanis respira. Le guerrier ne se souvenait pas de l’homme occupé à réparer une voile sur le Perechon, ou il avait oublié son nom. Dans les deux cas, c’était parfait.

Les autres hochaient la tête, captivés par son histoire. Tanis poussa un soupir de soulagement. Quant à Raistlin…, peu importait ce qu’il pensait et ce qu’il dirait. Même si Tanis déclarait que le blanc était noir, les autres le croiraient plutôt que se fier à lui.

Le magicien devait en être conscient. C’était sans doute pourquoi il n’avait pas exprimé ses doutes sur ce que racontait le demi-elfe.

Se sentant assez misérable, Tanis souhaitait de tout son cœur qu’on ne lui pose plus de questions, pour qu’il n’ait pas à s’enferrer davantage dans les mensonges. Il se mit à bâiller à s’en décrocher la mâchoire, comme s’il était au bord de l’épuisement.

Lunedor bondit sur ses pieds et le considéra avec sollicitude.

— Pardon, Tanis, nous sommes égoïstes. Tu es transi et fatigué, et nous t’obligeons à bavarder. Demain matin, nous devons nous lever tôt pour embarquer.

— Fichtre ! Lunedor, qu’est-ce que tu racontes ! Pas question de mettre le pied sur un bateau avec un vent pareil !

Chacun le regarda avec stupéfaction. Même Raistlin se dressa sur son lit. Le ton de Tanis avait blessé Lunedor ; son visage s’était fermé. Rivebise, troublé, était venu se placer à côté de sa femme.

Le silence devint pesant. Caramon se racla longuement la gorge et finit par déclarer d’une voix enrouée :

— Si nous n’arrivons pas à partir demain, ce sera pour après-demain. Ne t’en fais pas, Tanis, les draconiens ne sortiront pas par un temps pareil. Nous sommes en sécurité…

— Je sais. Je suis désolé, murmura le demi-elfe. Je regrette de t’avoir parlé ainsi, Lunedor. Ces trois derniers jours m’ont mis les nerfs à vif. Je suis si fatigué que je ne peux même plus penser. Je vais dans ma chambre.

— L’aubergiste l’a donnée à quelqu’un d’autre, dit Caramon, mais tu peux dormir ici, Tanis. Prends mon lit.

— Non, je vais m’étendre par terre.

Évitant le regard de Lunedor, il commença à détacher les pièces de son armure.

— Dors bien, mon ami, dit doucement la barbare.

Rivebise lui tapota l’épaule avec compassion. Les deux barbares se retirèrent en même temps que Tika, qui murmura un timide bonsoir.

Caramon aida Tanis à enlever son armure de plaques et insista pour lui donner sa couverture.

Le demi-elfe ne savait plus s’il tremblait à cause du froid ou des émotions qui ne cessaient de l’agresser. Il ferma les yeux et s’efforça de respirer calmement, sachant que Caramon, en bonne mère poule, ne s’endormirait pas avant d’être rassuré sur son bien-être.

Le feu déclina, et bientôt il entendit les ronflements sonores du grand guerrier, entrecoupés des toussotements de Raistlin. Le demi-elfe s’étira de tout son long, cala ses mains derrière sa tête et garda les yeux grands ouverts dans l’obscurité.


Le Seigneur des Dragons arriva à l’aube à l’auberge de la Brise Salée. Le valet trouva la Dame Noire de méchante humeur. Elle fit une entrée plus fracassante que le vent. On aurait dit qu’elle apportait la tempête dans l’atmosphère douillette de l’auberge. La flamme des bougies vacilla, la lumière baissa. Le valet se propulsa craintivement vers la Dame, mais ce n’était pas lui qu’elle cherchait.

Kitiara regardait le draconien attablé dans la salle. Ses yeux reptiliens avaient une lueur qui l’avertit que quelque chose ne tournait pas rond.

Dans le hideux heaume draconien, les grandes prunelles noires s’assombrirent. Kitiara resta figée sur le seuil, indifférente au vent qui faisait trembler la salle.

— Monte ! ordonna-t-elle sèchement au soldat.

Ses pieds griffus crissant sur le plancher, la créature se leva et lui emboîta le pas dans l’escalier.

Elle fourragea dans la serrure et ouvrit grand la porte de sa chambre. Son regard fit le tour de la pièce.

Elle était vide.

Sur le seuil, le draconien attendait patiemment.

Kitiara arracha rageusement son heaume et le jeta sur le lit.

— Entre et ferme la porte ! jeta-t-elle par-dessus son épaule.

Les mains sur les hanches, elle contemplait le lit défait d’un air maussade.

— Il est parti.

— Oui, seigneur, chuchota le draconien.

— L’as-tu suivi comme je te l’ai demandé ?

— Bien sûr.

— Où est-il allé ?

Le dos tourné au draconien, Kitiara passa d’un geste las une main dans sa crinière bouclée. Le draconien ne pouvait lire de réactions sur le visage de la jeune femme.

— À l’Auberge des Quais, dans les faubourgs, seigneur.

— Une autre femme ?

— Je ne pense pas, seigneur, répondit le draconien en réprimant un sourire. Je crois que ce sont ses amis. On nous avait signalé des étrangers dans cette auberge, mais ils ne correspondent pas à la description de l’Homme à la Gemme Verte, et nous ne les avons pas interrogés.

— Il y a quelqu’un là-bas pour épier ce qu’il fait ?

— Oui. Si l’un d’eux quitte l’auberge, tu seras avertie immédiatement.

La Dame Noire garda un moment le silence, puis se retourna. Son visage froid exprimait le calme, mais elle était très pâle.

Le draconien songea qu’il y avait bon nombre de raisons à cette pâleur. Il fallait plusieurs heures de vol pour couvrir la distance entre la Tour du Grand Prêtre et Flotsam. Le bruit courait que l’armée du seigneur avait essuyé une cuisante défaite, et que la légendaire Lancedragon était réapparue, ainsi que les orbes draconiens. Ensuite, il y avait l’échec de la capture de l’Homme à la Gemme Verte, que la Reine des Ténèbres recherchait activement, et qui aurait été vu à Flotsam.

Les soucis du seigneur sont donc multiples, songea le draconien, amusé. Pourquoi se préoccuper de cet homme ? Elle avait assez d’amants, tous plus charmants les uns que les autres, et plus empressés que ce morose demi-elfe. Bakaris, par exemple…

— Tu as bien travaillé, dit Kitiara en le renvoyant d’un geste. Tu seras récompensé. Maintenant, laisse-moi.

Le draconien s’inclina, détournant les yeux pour ne pas voir Kitiara, au mépris de toute pudeur, commencer à dégrafer son armure. Avant de disparaître, il surprit le regard avide qu’elle jeta au parchemin posé sur la table.

En entrant dans la pièce, le draconien avait remarqué la fine écriture en caractères elfes couvrant le document. Dès qu’il eut refermé la porte derrière lui, il entendit le fracas d’une pièce d’armure cognant contre le mur à toute volée.

2 La poursuite

Le vent continua de souffler jusqu’au matin. Le son monotone des gouttes d’eau martelant le toit mit les nerfs de Tanis à dure épreuve. Il avait si mal à la tête qu’il regrettait presque les sifflements de la bourrasque. Le ciel gris et bas pesait sur lui comme une chape de plomb.

— La mer sera forte, décréta sentencieusement Caramon.

Après avoir entendu toutes sortes d’histoires de marins à l’Auberge du Cochon Siffleur de Balifor, Caramon se prenait pour un expert en navigation. Comme les autres n’y connaissaient rien, personne ne lui contestait cette prétention. Seul Raistlin arborait un sourire moqueur lorsque son frère, fort de quelques voyages en chaloupe, se mettait à parler comme un vieux loup de mer.

— Il serait peut-être risqué d’appareiller, commença Tika.

— Nous partirons aujourd’hui, déclara Tanis. Nous quitterons Flotsam, et à la nage, s’il le faut !

Les compagnons se regardèrent. Debout devant la fenêtre, le demi-elfe sentit qu’ils échangeaient des regards étonnés dans son dos.

Tout le monde se rassembla dans la chambre des deux frères. Tanis les avait réveillés dès que le vent était tombé, mais le jour ne se lèverait pas avant une bonne heure.

Il se tourna vers eux en soupirant.

— Je suis désolé, je sais que vous trouvez ma décision arbitraire, mais un danger nous menace. Je ne veux pas vous en parler maintenant. Tout ce que je peux vous dire, c’est que nous n’avons jamais connu un tel péril. Nous ne pouvons pas rester dans cette ville. Il faut partir, et vite !

L’angoisse vibrait dans sa voix exagérément émue. Chacun se tut. Au bout d’un moment, Caramon brisa le silence :

— Entendu, Tanis !

— Nous sommes prêts, ajouta Lunedor. Nous partirons quand tu voudras.

— Alors allons-y, dit Tanis.

— Je dois encore rassembler mes affaires, balbutia Tika.

— Dépêche-toi ! lui lança-t-il.

— Je… je vais l’aider, proposa Caramon.

Le grand guerrier, qui portait comme Tanis une armure d’officier volée aux draconiens, sortit de la pièce avec Tika. Lunedor et Rivebise allèrent chercher leur bagage. Raistlin avait dans ses sacoches tout ce dont il aurait besoin : son bâton de mage, ses poudres et le précieux orbe draconien caché dans une insignifiante bourse.

Tanis se sentait transpercé par le regard de Raistlin. Il avait l’impression que ses étranges yeux dorés pénétraient son âme dans ses coins les plus obscurs. Le mage restait muet. Cela enrageait Tanis, qui se demandait pourquoi. Il aurait presque souhaité que Raistlin le questionne ou l’accuse, lui donnant ainsi une chance de se décharger du poids qui l’accablait en disant la vérité, même si celle-ci était lourde de conséquences.

Mais Raistlin ne souffla pas un mot jusqu’au retour de leurs compagnons.

— Nous sommes prêts, déclara Lunedor d’une voix soumise.

Tanis fut incapable de lui répondre. Je vais tout leur dire, décida-t-il. Il respira profondément et se tourna vers eux. Leurs visages exprimaient une telle confiance qu’il ne se sentit pas le cœur de les décevoir. Ils le suivraient sans poser de question. Le demi-elfe ne devait pas détruire leur foi, car ils n’avaient que cela pour vivre. Il ravala, les mots qui lui venaient aux lèvres.

— Parfait, dit-il d’un ton brusque en se dirigeant vers la sortie.


Maquesta Kar-Thaon fut réveillée en sursaut par les coups frappés à la porte de sa cabine. Elle enfila aussitôt ses bottes ; il en fallait plus pour la surprendre.

— Que se passe-t-il ? cria-t-elle.

Un coup d’œil par le hublot lui permit de constater que le vent était tombé, bien que la mer restât agitée, à en juger par le roulis qui berçait le navire.

— Les passagers sont arrivés, répondit la voix de son second.

Quels culs-terreux, songea-t-elle.

— Renvoie-les. Nous ne lèverons pas l’ancre aujourd’hui.

Dehors devait commencer une altercation, car le second répondit vertement à une voix qui semblait en colère. Maquesta se décida à aller voir. Son bras droit, Bass Ohn-Koraf, était un minotaure, une race au tempérament réputé difficile. Il était d’une force herculéenne et tuait sans crier gare à la moindre provocation. Il avait pris la mer pour se faire oublier. Sur un navire comme le Perechon, on ne demandait pas de comptes.

Maquesta sortit en trombe de sa cabine et se campa sur le pont.

— Que se passe-t-il donc ici ? demanda-t-elle avec autorité, tandis que son regard allait de la tête animale de son second à la barbe rousse d’un officier draconien.

Elle reconnut les yeux en amande du barbu, qu’elle toisa d’un air sévère.

— J’ai dit que nous ne partirions pas aujourd’hui, Demi-Elfe, et je pense que…

— Maquesta, coupa Tanis, il faut que je te parle.

Il voulut passer devant le minotaure pour s’approcher d’elle, mais Koraf le repoussa et l’envoya rouler sur le sol. Derrière Tanis, un imposant officier draconien avança d’un pas. L’œil du minotaure s’alluma d’une lueur meurtrière. Il sortit un poignard de sa ceinture.

Sur le pont, l’équipage s’était rassemblé pour assister à la bagarre.

— Caramon…, dit Tanis avec un geste apaisant pour retenir son ami.

— Koraf ! fit Maquesta pour rappeler à son second qu’il convenait de ne pas maltraiter des passagers qui payaient, du moins tant qu’on était en vue des côtes.

Le minotaure fit disparaître son arme et s’éloigna d’un air méprisant sous les murmures désappointés de l’équipage. Le voyage promettait d’être intéressant.

Maquesta aida Tanis à se relever en l’observant aussi minutieusement que si elle recrutait un marin. Elle trouva qu’il avait beaucoup changé en quatre jours, depuis qu’il était venu négocier leur passage sur le Perechon.

On aurait dit qu’il revenait d’un séjour aux Abysses. Il a dû avoir des ennuis, se dit-elle avec consternation. Ce n’est pas moi qui l’en sortirai, je ne veux pas risquer mon bateau ! Ils avaient toutefois payé la moitié de leur passage, et elle avait besoin d’argent. Avec l’arrivée des draconiens, les temps devenaient durs pour les pirates…

— Allons dans ma cabine, dit Maquesta d’un ton rogue.

— Veille sur les autres, Caramon, souffla le demi-elfe.

Tanis suivit Maquesta dans son étroite cabine.

Le Perechon avait été construit pour être rapide et maniable. Il était idéal pour les activités de Maquesta, qui nécessitaient de charger et décharger au plus vite un fret parfois embarrassant. À l’occasion, elle arrondissait ses gains en pillant un gros navire marchand en route pour Palanthas ou Tarsis. Avant que la victime réalisât ce qui lui arrivait, le Perechon était hors d’atteinte.

Elle réussissait à merveille à prendre de vitesse les lourds bâtiments des seigneurs draconiens, mais elle avait décidé de les laisser tranquilles. Trop souvent, les vaisseaux des seigneurs « escortaient » les bateaux marchands. Maquesta avait perdu beaucoup d’argent au cours de ses deux derniers voyages. Elle condescendait donc à prendre des passagers, ce qu’elle n’aurait jamais fait en d’autres circonstances.

Le demi-elfe retira son heaume et s’assit, ou plutôt, déséquilibré par le tangage, s’affala sur la table.

— Alors, que voulais-tu me dire ? demanda Maquesta en étouffant un bâillement. Je t’ai averti que nous ne mettrions pas les voiles. La mer est démontée…

— Il le faut, déclara Tanis sans ambages.

— Écoute, répondit la femme d’un ton patient, destiné à ménager son client Si tu as des ennuis, ce n’est pas mon affaire ! Je ne risquerai pas mon bateau ni mon équipage…

— Il ne s’agit pas de nous, l’interrompit Tanis en la regardant avec insistance, mais de toi.

— De moi ? s’exclama-t-elle, stupéfaite.

Tanis baissa le regard sur ses mains croisées. Le roulis et le tangage ajoutés à la fatigue des derniers jours lui donnaient la nausée. Remarquant son teint verdâtre et les cernes qu’il avait sous les yeux, Maquesta se dit qu’elle avait déjà vu des cadavres ayant meilleure allure.

— Qu’est-ce que tu racontes ? demanda-t-elle.

— Je… j’ai été fait prisonnier par un Seigneur des Dragons… il y a trois jours de cela, dit Tanis en baissant la voix, les yeux toujours sur ses mains. « Prisonnier » n’est pas le terme exact. Comme je portais cet uniforme, il m’a pris pour un de ses soldats. J’ai été obligé de l’accompagner dans ses quartiers et d’y rester ces trois derniers jours. J’y ai découvert ce que les seigneurs draconiens cherchent à Flotsam. Je sais même qui ils veulent.

— Ensuite ? dit Maquesta qui sentait la peur la gagner. Il ne s’agit pas du Perechon ?

— Non, de ton timonier. Berem.

— Berem ! Pourquoi lui ? Un muet, à demi-demeuré ! Un bon timonier, soit, mais à part ça… Qu’a-t-il bien pu faire pour être recherché par les draconiens ?

— Je n’en sais rien, répondit Tanis, luttant contre la nausée. M’est avis qu’ils ne le savent pas non plus. Mais ils ont reçu l’ordre de le ramener vivant à la Reine des Ténèbres.

L’aube naissante jetait des lueurs rouges sur la surface de l’eau. Les larges boucles d’oreilles de Maquesta étincelèrent sur sa peau noire. Nerveusement, elle rejeta ses cheveux tressés en arrière.

— Nous n’avons qu’à nous débarrasser de lui ! murmura-t-elle en se levant de son siège. Nous le renverrons à terre. Je peux trouver un autre timonier…

— Écoute-moi ! fit Tanis en la prenant par le bras. Il est possible qu’ils aient déjà appris la présence de Berem sur ce bateau. S’ils ne le savent pas encore, et s’ils l’arrêtent, le résultat sera le même. Ils finiront par apprendre qu’il appartenait à l’équipage du Perechon. Et ils le sauront, tu peux me croire ! Il y a mille manières de faire parler un homme, même s’il est muet. Ils arrêteront tous ceux qui se sont trouvés sur ce bateau. Toi comme les autres. Et ils se débarrasseront de tout le monde.

Il lâcha le bras de Maquesta.

— C’est ainsi qu’ils ont pratiqué jusqu’à présent. Le seigneur draconien me l’a expliqué. Des villages entiers ont été mis à sac, les gens torturés et massacrés. Quiconque a eu un contact avec cet homme est condamné. Ils redoutent que le secret qu’il détient soit divulgué, et ils veulent empêcher ça à tout prix.

Maquesta se laissa retomber sur son siège.

— Berem ! s’exclama-t-elle sans y croire.

— Ils n’ont rien pu faire tant que sévissait la tempête. Le seigneur a été appelé en Solamnie, où se livrait une bataille. Mais el… il rentre aujourd’hui. Alors…

Il ne put continuer. Un frisson le saisit et il s’effondra sur la table, la tête entre les mains.

Maquesta le considéra d’un air circonspect. Disait-il la vérité ? Ou n’était-ce qu’un moyen de la contraindre à partir, parce qu’il devait échapper à un danger ? Le voyant dans cet état de faiblesse, la femme proféra intérieurement un juron. En bon capitaine, elle recrutait ses hommes avec soin et savait les reconnaître. Son intuition lui soufflait que le demi-elfe ne mentait pas. Du moins, pas complètement. Il ne lui disait peut-être, pas tout, mais ce qu’il racontait à propos de Berem avait l’accent de la vérité.

Cette histoire est plausible, songeait-elle en se maudissant elle-même. Et elle qui était si sûre de son jugement, de son bon sens ! Mais elle avait fermé les yeux sur les étrangetés de Berem, parce qu’elle l’aimait bien. Il avait une gaieté et une candeur d’enfant. Maquesta n’avait pas attaché d’importance à sa peur des étrangers, sa répugnance à aller à terre, son refus de partager le butin, alors qu’il travaillait pour une pirate.

La femme resta assise un moment, les yeux fixés sur les coupoles blanches que dorait le soleil, bientôt masqué par de gros nuages gris. Il était risqué de prendre la mer, mais après tout, les vents semblaient favorables…

— Je préfère être en pleine mer, murmura-t-elle, plutôt que de me faire prendre au piège comme un rat dans le port.

Sa décision arrêtée, elle se leva et se dirigea vers la porte. Tanis poussa un grognement qui la fit se retourner. Elle le regarda d’un air apitoyé.

— Allons, Demi-Elfe, dit-elle en l’aidant à se mettre debout, viens respirer l’air frais sur le pont, tu te sentiras mieux. D’ailleurs, il va falloir avertir tes amis qu’ils ne doivent pas s’attendre à une paisible croisière. Es-tu conscient des risques que tu prends ?

Tanis hocha la tête et prit appui sur Maquesta pour gagner la porte.

— Tu ne m’as pas tout dit, j’en suis sûre, déclara-t-elle en l’aidant à gravir les marches. Je parierais que Berem n’est pas la seule personne que les draconiens recherchent. J’ai l’impression que toi et ton équipe n’en êtes pas à votre premier coup dur. Espérons que la chance est avec vous !


Le Perechon avait atteint la haute mer. Avec une voilure réduite, il grignotait âprement la distance. Heureusement, il avait le vent en poupe. Le navire voguait vers Kalaman, au nord-ouest de Flotsam. La route passait par le cap de Nordmaar. C’était un détour, mais Maquesta était ravie de s’éloigner des côtes.

Ils avaient la possibilité, avait-elle expliqué à Tanis, de prendre par le nord-est et d’aller à Mithras, le pays des minotaures. Bien que quelques-uns d’entre eux se fussent engagés dans l’armée draconienne, la plupart n’avaient pas juré allégeance à la Reine des Ténèbres. Selon les dires de Koraf, ils exigeaient le contrôle de l’Ansalonie de l’est en échange de leurs services. Or la zone en question venait d’être confiée à un nouveau seigneur draconien, un gobelin du nom de Toede. Les minotaures n’aimaient ni les humains ni les elfes, et encore moins les seigneurs draconiens. Dans le passé, Maquesta et son équipage avaient déjà trouvé refuge à Mithras. Ils pourraient s’y replier le cas échéant.

Ce détour n’enchantait pas Tanis, mais à présent, c’était le destin qui décidait pour lui. En songeant à cela, le demi-elfe se tourna vers l’homme qui était le centre de ce tourbillon d’événements dramatiques. Berem, le visage serein, manœuvrait le gouvernail d’une main sûre.

Le regard de Tanis s’attarda sur la chemise du timonier, cherchant à détecter le scintillement d’une pierre verte. Quel sombre secret était enfoui dans ce torse, sur lequel il avait vu briller le joyau vert il y a quelques mois, à Pax Tharkas ? Alors que la guerre n’était pas gagnée, pourquoi des centaines de draconiens perdaient-ils un temps précieux à chercher cet homme ? Pourquoi Kitiara le poursuivait-elle si âprement, au point d’abandonner le commandement de son armée en Solamnie pour superviser les recherches à Flotsam, se liant à la vague rumeur dénonçant la présence de Berem dans ce port ?

Il est la clé de la victoire ! avait-elle dit. Si nous le capturons, Krynn sera aux mains de la Reine des Ténèbres. Aucune force dans ce pays ne sera capable de nous résister !

Tanis frissonna. L’homme lui inspirait une sorte de crainte. Il semblait si détaché du monde que les choses ne l’atteignaient pas. Était-il simple d’esprit, comme l’avait supposé Maquesta ? Difficile à dire. Tanis se souvint des quelques secondes où il avait vu Berem au milieu de l’horrible tumulte de Pax Tharkas. Il se rappela l’expression de son visage lorsqu’il accompagnait le traître Ebène dans sa tentative de fuite. Il n’avait montré ni effroi, ni anxiété, simplement de la résignation. Il savait ce qui l’attendait et allait au devant de son destin. Effectivement, à l’instant où Ebène et Berem avaient atteint les portes de la citadelle, des tonnes de pierres s’étaient déversées sur eux et les avaient ensevelis.

Quelques semaines plus tard, lors du mariage de Lunedor et Rivebise, Tanis et Sturm avaient aperçu Berem. Il avait disparu dans la nature avant qu’ils aient pu le rejoindre. Tanis ne l’avait revu que quatre jours auparavant, occupé à ravauder une voile sur le Perechon.

Le visage serein, Berem tenait calmement la barre pour garder le cap. Tanis se pencha par-dessus le bastingage et vomit.

Maquesta n’avait pas parlé de Berem à son équipage. Pour expliquer leur départ précipité, elle déclara qu’un seigneur draconien s’intéressant de trop près à son bateau, il devenait urgent de prendre le large. Personne ne posa de questions. Les hommes n’aimaient pas les seigneurs draconiens, et ils avaient dépensé tout leur argent à Flotsam.

Tanis ne révéla pas davantage à ses amis la raison de cette précipitation. Les compagnons connaissaient tous l’histoire de Sturm et de Tanis à propos de l’Homme à la Gemme Verte ; trop polis pour l’avouer, ils n’y croyaient pas : Sturm et Tanis devaient être éméchés ce soir-là.

Pourtant ils ne demandèrent pas pourquoi ils devaient risquer leur vie sur une mer démontée : leur confiance en Tanis était totale.

Accablé par le mal de mer et bourrelé de remords, Tanis se cramponnait au bastingage en regardant les flots. Les talents de guérisseuse de Lunedor lui avaient fait du bien, mais apparemment les prêtres restaient impuissants à soigner un estomac en révolution. Quant à ses états d’âme, ils étaient désespérés.

Assis sur le pont, il guettait l’horizon, redoutant d’y voir apparaître une voile blanche. Les autres, moins fatigués, semblaient mieux supporter les mouvements imprévisibles du navire qui soulevait des paquets de mer les trempant jusqu’aux os.

Au grand étonnement de Tanis, Raistlin ne semblait pas trouver sa situation trop inconfortable. Il s’était retranché derrière une bâche. Le mal de mer l’avait épargné, et il toussait à peine. Ses yeux dorés brillant sous le soleil, qui apparaissait entre les nuages chassés par le vent, il s’abandonnait à ses pensées.

Quand Tanis lui fit part de ses craintes d’être poursuivi, Maquesta haussa les épaules. Le Perechon était plus rapide que les lourds vaisseaux draconiens. Il avait réussi à se faufiler hors du port sans se faire remarquer, sauf des bateaux pirates, dont il n’y avait rien à redouter. Dans cette confrérie, on se serrait les coudes.

Au cours de la journée, la mer se calma, aplanie par une brise tranquille. Les nuages menaçants s’étaient étirés en traînées évanescentes. La nuit était claire et le ciel plein d’étoiles. Maquesta put hisser les voiles ; le bateau vola littéralement sur les flots.

Au matin, les compagnons se réveillèrent sur l’un des plus effrayants spectacles qu’il fût donné de voir en Krynn.


Ils se trouvaient à l’autre bout de la Mer de Sang d’Istar. Le soleil n’était encore qu’un gros disque d’or à l’horizon quand le Perechon fendit des eaux aussi rouges que la robe de Raistlin et que le sang qui tachait ses lèvres quand il toussait.

— La mer porte bien son nom, dit Tanis à Rivebise qui scrutait la surface.

Ils ne pouvaient pas voir loin devant eux. L’horizon était bouché par un rideau de gros nuages qui plombait la mer d’un gris sinistre.

— Je n’arrive pas à y croire, fit gravement Rivebise en secouant la tête. J’ai entendu Guillaume en parler, et j’ai cru avoir affaire à un de ces contes où dans des mers pleines de femmes à queue de poisson les dragons font chavirer les navires. Mais là…

— Crois-tu que ce soit vraiment le sang de tous ceux qui sont morts à Istar quand la montagne ardente a enseveli le temple du Prêtre-Roi ? demanda timidement Lunedor.

— Balivernes ! rétorqua Maquesta avec dédain.

Elle allait et venait sur le pont, surveillant les manœuvres de l’équipage et les mouvements de son cher bateau.

— Vous vous en êtes laissés conter par Guillaume Tête de Cochon ! reprit-elle en éclatant de rire. Il adore faire peur aux novices. C’est le fond de la mer qui donne à l’eau cette couleur. N’oubliez pas que ce n’est pas du sable, comme dans l’océan. Avant, c’était une terre riche et fertile, avec Istar pour capitale. Quand la montagne s’est déchaînée, la terre s’est ouverte. L’océan s’est engouffré dans cette faille, créant une nouvelle mer. À présent, toutes les richesses d’Istar gisent sous les eaux.

Maquesta regardait par-dessus le bastingage avec des yeux rêveurs, comme si elle s’attendait à voir briller dans les profondeurs les trésors de la cité engloutie. Elle poussa un grand soupir. Lunedor, songeant avec horreur au tragique destin des victimes, lui lança un regard dégoûté.

— Qu’est-ce qui remue ainsi le fond de la mer ? demanda Rivebise. Le mouvement des vagues et les marées ne peuvent pas suffire à le soulever.

— Bien observé, barbare, dit Maquesta, jetant à Rivebise un coup d’œil admiratif. D’après ce que j’ai entendu dire, tu appartiens à un peuple de paysans, et tu connais bien la terre. Si tu mets ta main dans l’eau, tu sentiras qu’elle est sablonneuse. On raconte qu’un gigantesque tourbillon brasse le fond. Il n’y a peut-être pas plus de vérité dans cette histoire que dans celle de Guillaume. Je n’ai jamais vu de tourbillon géant, ni de marin qui l’ait observé de ses yeux, et ce depuis mon enfance, quand mon père m’apprenait le métier. Je n’ai pas rencontré de gens assez fous pour aller voir ce qu’il se passe dans les profondeurs de la mer.

— Alors comment parviendrons-nous à Mithras, de l’autre côté de la Mer de Sang, sans être obligés d’y passer ? D’après tes cartes…

— Nous ferons route vers Mithras par le sud, si nous sommes poursuivis. Sinon, nous contournerons la pointe ouest de la Mer de Sang et nous remonterons vers le nord par la côte de Nordmaar. Ne t’inquiète pas, Demi-Elfe. Au moins, tu pourras dire que tu as vu la Mer de Sang. C’est l’une des merveilles de Krynn !

Un marin héla le capitaine du haut du grand mât.

— Des voiles à l’ouest !

Aussitôt Maquesta et Koraf sortirent leurs longues-vues et les braquèrent sur l’horizon. Les compagnons échangèrent des regards inquiets et se regroupèrent sur le pont. Même Raistlin sortit de sous la bâche. Ses yeux dorés scrutèrent l’ouest.

— Un navire ? murmura Maquesta à Koraf.

— Non, grogna le minotaure. Un nuage. Mais il file vite, très vite. Je n’ai jamais vu ça.

Le petit point sombre qui se détachait sur le fond du ciel grandit, et avec lui, d’autres taches devinrent visibles à l’œil nu.

Tanis éprouva une douleur atroce, comme si une épée lui transperçait la poitrine. Il avait si mal qu’il dut se raccrocher à Caramon pour ne pas tomber. Les autres le regardèrent avec anxiété.

Le guerrier l’entoura d’un bras protecteur pour le réconforter. Tanis, lui, avait compris ce qui arrivait. Il savait qui fondait sur eux.

3 Les ténèbres s’épaississent

— Ce sont des dragons, dit Raistlin en se plaçant près de son frère. Il y en a cinq, je crois.

— Des dragons ! s’exclama Maquesta en se frappant la poitrine. Hissez toutes les voiles !

Immobile, l’équipage au complet resta les yeux rivés sur l’ouest, dans l’attente craintive de ce qui approchait. Maquesta haussa le ton et répéta ses ordres. Ne pensant qu’à son cher bateau, elle n’avait rien perdu de son énergie ni de son calme, alors que la terreur des dragons s’était déjà insinuée parmi ses hommes. Quelques-uns s’exécutèrent par automatisme, les autres les suivirent sous l’impulsion du fouet de Koraf.

Un peu plus tard, les grandes voiles s’arc-boutaient sous le vent dans le grincement des gréements.

— Reste en lisière de la tempête ! hurla Maquesta au timonier.

Berem opina, mais à l’expression absente de son visage, on pouvait se demander s’il avait vraiment entendu.

En tout cas, le Perechon, poussé par une brise brumeuse, voguait à vive allure, longeant le cyclone perpétuel qui isolait la Mer de Sang.

Cette manœuvre était risquée, Maquesta en était consciente. Il suffisait qu’un cordage rompe ou qu’une voile se déchire, pour que le navire fût en difficulté. Mais il fallait courir ce risque.

— C’est inutile, fit froidement remarquer Raistlin. Tu ne pourras pas voguer plus vite que les dragons volent. Regarde à quelle vitesse ils nous rattrapent, dit-il en se tournant vers Tanis. Tu as été suivi, Demi-Elfe, quand tu as quitté les draconiens, ou bien… tu les as amenés jusqu’à nous !

— Jamais de la vie ! Je jure…

Il s’arrêta net. Le draconien ivre ! Se remémorant son départ de l’auberge, Tanis se maudit lui-même. Bien sûr que Kitiara l’avait fait surveiller ! Elle ne lui faisait pas plus confiance qu’aux autres hommes avec qui elle partageait son lit. Quel crétin égoïste il avait été ! Croire qu’il représentait quelque chose de particulier pour elle, qu’elle l’aimait ! Kitiara n’aimait personne. Elle en était incapable…

— J’ai été suivi ! dit Tanis en serrant les dents. Je vous demande de me croire. Je me suis comporté comme un idiot. J’ai cru qu’avec cette tempête, ils ne nous poursuivraient pas. Mais je ne vous ai pas trahis ! Je le jure !

— Nous te croyons, Tanis, dit Lunedor.

Dardant un œil noir sur Raistlin, elle vint se placer à côté de l’elfe. Le magicien se contenta d’afficher un sourire méprisant. Tanis évita son regard et se tourna vers l’ouest. Les dragons étaient tout proches. On voyait distinctement leurs ailes immenses, leurs queues ondulant derrière eux et leurs serres acérées repliées sous leurs gigantesques corps.

— Un des dragons est conduit par un cavalier, dit Maquesta, l’œil sur la lorgnette. Il porte un heaume avec des cornes.

— Un Seigneur des Dragons, commenta Caramon. Tanis, tu ferais bien de nous dire ce qui se passe. Si le seigneur t’a pris pour un soldat draconien, pourquoi se donne-t-il la peine de te faire surveiller et de te suivre jusqu’ici ?

Tanis voulut répondre, mais ses mots furent couverts par un épouvantable rugissement. Ce cri de bête où se mêlaient la rage, l’angoisse et la douleur les arracha à la terreur des dragons. Tous les regards convergèrent vers le gouvernail, d’où il semblait provenir. Les hommes de l’équipage se figèrent. Koraf resta sur le pont, paralysé par le cri qui prenait une ampleur terrifiante.

Seule Maquesta garda son sang-froid.

— Berem ! appela-t-elle en traversant le pont, mue par un mauvais pressentiment.

Mais il était trop tard.

Le visage halluciné de terreur, Berem s’était arrêté de crier et regardait les dragons approcher. Puis il poussa de nouveau son atroce hurlement. Même le minotaure en fut épouvanté.

Le navire, toutes voiles dehors, semblait survoler les vagues où il laissait un long sillage d’écume blanche. Mais cela n’empêchait pas les dragons de se rapprocher du Perechon.

À l’instant où Maquesta arriva devant Berem, celui-ci fit soudain tourner le gouvernail à toute vitesse.

— Berem, non ! hurla-t-elle.

La manœuvre faillit faire chavirer le bateau. Le grand mât rompit sous le choc. Gréements, cordages et voiles dégringolèrent sur le pont et dans la mer.

Koraf empoigna Maquesta et la tira en arrière pour la mettre à l’abri. Caramon prit son frère dans ses bras et le porta à l’autre bout du pont tandis que des pièces de mâture continuaient de tomber. Les marins, renversés comme des quilles, furent projetés contre les rambardes. On entendit le bruit sourd de la cargaison qui s’était détachée et glissait dans la soute. Les compagnons s’accrochèrent désespérément à ce qui leur tombait sous la main, persuadés que Berem voulait couler le navire. Les voiles claquaient dans le vide de façon sinistre, les cordages se balançaient dans un fouillis indescriptible ; le bateau se mit à gîter dangereusement.

L’habile timonier, apparemment dominé par la panique, n’en restait pas moins un marin. Chaque fois que la barre était sur le point de lui échapper, il réussit à la retenir d’une main de fer. Doucement, il s’employa à amadouer le navire et le remit dans le vent, comme une mère qui calme entre ses bras son enfant malade. Le Perechon s’était redressé. Ses voiles se regonflèrent sous la brise. Le bateau suivait un autre cap.

Quand il se trouva pris dans un voile de brume grisâtre poussée par le vent, les passagers se dirent que le naufrage et la noyade eussent été préférables à ce qui les attendait.

— Il est fou ! Il fonce sur le cyclone de la Mer de Sang ! dit Maquesta d’une voix brisée par l’épouvante.

Ivre de rage, Koraf se dirigea vers Berem, une barre de fer à la main.

— Non, Koraf ! haleta Maquesta en se pendant à ses basques. Il a raison ! C’est peut-être notre seule chance ! Les dragons n’oseront pas nous poursuivre à l’intérieur du cyclone. Berem nous a mis dans cette situation, et il est le seul timonier capable de nous en sortir ! Si nous pouvions rester juste au bord du…

Un formidable éclair déchira le voile de brume grise, qui révéla un spectacle d’apocalypse. D’épais nuages noirs tournoyaient dans les hurlements du vent. Des éclairs phosphorescents jaillissaient avec un bruit de tonnerre, emplissant l’air d’une âcre odeur sulfureuse. Les flots rouges se soulevaient en bosses et en gouffres, et d’énormes bulles blanches bouillonnaient à leur surface.

Hypnotisés, les compagnons contemplaient ces terrifiantes manifestations de la nature. Une rafale de vent les prit de plein fouet. Le bateau oscilla ; emporté par le poids du mât rompu livré à lui-même, il fit une embardée. La pluie se mit à tomber, suivie par la grêle qui tambourina sur le pont. Le rideau de brume grise les enveloppa de nouveau.

Sur les ordres de Maquesta, les hommes attachèrent les voiles qui restaient, et s’employèrent à maîtriser le mât brisé qui balayait toute la largeur du pont. À coups de hache, ils le coupèrent et le jetèrent à la mer. Libéré de ce poids incontrôlable, le navire récupéra son aplomb. Malgré une voilure réduite et un mât en moins, le Perechon était capable de faire face au cyclone.

Devant le danger, chacun avait oublié les dragons. Le rétablissement du bateau permettant de souffler un instant, les compagnons tentèrent d’apercevoir quelque chose à travers le voile de pluie.

— Croyez-vous que nous les avons semés ? demanda Caramon.

Il saignait d’une blessure à la tête mais ne semblait pas s’en soucier. Toute sa sollicitude allait à son frère, qui s’était remis à tousser.

Tanis hocha la tête d’un air sombre. Il fit signe aux compagnons de se rassembler autour de lui. Un par un, pataugeant dans les cordages, trempés par la pluie, ils se réunirent autour du demi-elfe. Tous avaient les yeux fixés sur les flots.

Au début, ils ne virent rien. Des marins exultèrent, pensant qu’ils avaient semé les dragons.

Mais Tanis savait que rien au monde ne saurait faire renoncer le seigneur en question. Les cris de joie des marins trop sûrs d’eux se muèrent en jurons quand un dragon bleu, les yeux étincelants de haine, la gueule grande ouverte, apparut entre les nuages gris.

Battant des ailes contre la pluie et la grêle, le monstre était tout près d’eux. Tanis remarqua avec amertume que le « seigneur » n’avait pas d’armes. Kitiara n’en avait pas besoin. Elle capturerait Berem, et le dragon se chargerait de les massacrer. Tanis baissa la tête, malade à l’idée de ce qui les attendait. Tout cela arrivait par sa faute.

Il releva la tête. Il restait encore une chance ! Peut-être ne reconnaîtrait-elle pas Berem ? Elle n’oserait pas s’attaquer à eux, puisqu’elle le voulait vivant.

Tanis se tourna vers le timonier. Alors son espoir prit fin. On aurait dit que tous les dieux s’étaient ligués contre eux.

Le vent avait entrouvert la chemise de Berem. Même à travers la pluie et la grêle, Tanis vit la gemme verte enchâssée dans la poitrine du timonier briller plus intensément que les éclairs. Elle jetait ses feux comme un signal lumineux dans la tempête. Berem ne semblait pas s’en soucier. Il ne voyait même pas le dragon, scrutant les embruns pour conduire le bateau toujours plus avant dans la Mer de Sang d’Istar.

Deux personnes avaient remarqué le scintillement de la gemme. Les autres, sous l’emprise de la terreur des dragons, étaient incapables de détourner les yeux de l’énorme créature. Tanis voyait la pierre verte comme à Pax Tharkas ; le seigneur draconien la distinguait aussi. À l’intérieur du heaume, ses yeux se fixèrent sur le joyau, puis se tournèrent vers Tanis. Deux regards s’affrontèrent.

La bourrasque poussa le dragon, qui fit un écart. Son cavalier ne cilla pas. Tanis lut dans les grands yeux bruns qu’il allait advenir quelque chose de terrible. Le dragon allait piquer et prendre Berem dans ses serres. Le « seigneur » exulterait et il savourerait son triomphe. Ensuite, Kitiara donnerait l’ordre à son dragon de les détruire…

Tanis le lisait dans son regard aussi clairement qu’il y avait vu de la passion quand il la tenait dans ses bras.

Les yeux dans ceux du demi-elfe, le « seigneur » leva sa main gantée. Cela pouvait être aussi bien un signal au dragon qu’un adieu à Tanis. Il n’en sut jamais rien, car à cet instant, une voix retentissante s’éleva, dominant le tumulte de la tempête.

— Kitiara ! cria Raistlin.

Bousculant son frère, il s’élança vers le dragon. Le vent gonflait sa robe rouge, qui tourbillonna autour de lui, et lui arracha sa capuche. La pluie fit luire sa peau aux reflets métalliques ; ses yeux en sabliers brillèrent comme des pépites d’or dans la grisaille brumeuse des éléments déchaînés.

Le seigneur tira si violemment sur la crinière de son dragon qu’il rugit de douleur. Kitiara se raidit, ses yeux s’agrandirent de stupeur en reconnaissant son demi-frère. Caramon avait rejoint son jumeau. Les frères qu’elle avait élevés étaient là, sous ses yeux.

— Kitiara ? fit Caramon d’une voix étranglée, le visage décomposé.

Le regard de la guerrière se posa sur Tanis, puis passa à Berem. Le demi-elfe retint son souffle. Il lut la confusion dans les yeux de Kitiara.

Pour capturer Berem, il faudrait qu’elle tue le frère cadet auquel elle avait appris le métier des armes. Il lui faudrait tuer aussi son jumeau. Sans compter l’homme qu’elle aimait, ou qu’elle avait aimé. Tanis vit le regard de Kitiara se durcir. Il n’y avait plus d’espoir. Elle les tuerait, lui et ses frères. Il se rappela ses paroles : « Si nous capturons Berem, nous aurons Krynn à nos pieds. La Reine des Ténèbres nous récompensera au-delà de nos espérances ! »

Kitiara fit signe à sa monture et lâcha sa crinière. Nuage poussa son cri bestial et se prépara à piquer. Mais le moment d’atermoiement de la guerrière s’avéra désastreux. Berem, pris par le pilotage du navire, l’avait conduit au cœur du tourbillon. Le vent hurla de plus belle dans le gréement, les vagues s’écrasèrent contre la coque. La pluie redoubla et des grêlons commencèrent à s’empiler sur le pont du navire.

Le dragon se trouvait en difficulté. Les rafales le déportaient. Nuage battait frénétiquement des ailes pour reprendre son équilibre. Mitraillé par la grêle, il avait perdu le contrôle de son vol. Seule l’indomptable volonté de sa cavalière l’empêcha de sombrer dans la tempête. Kitiara le ramena à temps dans une zone plus calme.

Tanis la vit gesticuler en direction de Berem. Obéissant, Nuage s’efforça de se rapprocher du timonier.

Pris dans une nouvelle rafale, le Perechon fit une embardée. Une lame déferla sur le bateau, noyé sous l’écume blanche, et envoya les hommes rouler sur le pont. Le navire prit de la gîte. Chacun s’agrippa à ce qu’il avait sous la main pour ne pas passer par-dessus bord.

Berem se battait avec la barre qui lui échappait sans cesse. Des voiles se déchirèrent, des marins tombèrent à l’eau en hurlant. Puis le bateau se cabra, sa coque craquant sous l’effort. Tanis leva les yeux vers le ciel.

Kitiara et son dragon avaient disparu.

Délivrée de la terreur des dragons qui la tétanisait, Maquesta passa à l’action, plus décidée que jamais à sauver son navire. Allant et venant pour être partout à la fois, elle cria des ordres à l’équipage, bousculant Tika, qui se trouvait sur son chemin.

— Vous, les vers de terre, descendez ! cria-t-elle avec fureur à Tanis. Ne restez pas dans nos jambes ! Emmène tes amis dans l’entrepont ! Allez dans ma cabine !

Comme un somnambule, Tanis s’exécuta. Les compagnons descendirent dans l’entrepont.

Le regard halluciné que Caramon jeta à Tanis en passant lui transperça le cœur. La lueur des yeux dorés de Raistlin le brûla comme une flamme. Tremblants de froid, dégoulinants de pluie, les compagnons s’entassèrent dans l’étroite cabine.

Incapable d’affronter leurs regards, Tanis resta le dos à la porte. Il avait lu le désespoir dans les yeux de Caramon, et le triomphe dans ceux de Raistlin. Il avait vu Lunedor pleurer en silence et Tika se mordre les lèvres. Jamais plus il n’oserait regarder Lunedor en face.

Il fallait que quelque chose se passe. Lentement, il se tourna vers eux. Arc-bouté entre le plancher et le plafond, Rivebise se tenait à côté de Lunedor. Le dos appuyé à la porte, Tanis regarda ses amis sans rien dire. Personne ne rompit le silence. On n’entendait que le fracas des lames contre la coque et le gargouillis de l’eau qui s’infiltrait un peu partout. Tous tremblaient de froid, d’émotion et de désespoir.

— Je vous demande pardon, commença Tanis d’une voix qui n’arrivait pas à sortir de sa gorge. Je voulais vous parler…

— C’est donc comme ça que tu as passé ces quatre jours, dit Caramon d’une voix douce. Avec notre sœur. Le seigneur draconien, c’était elle !

Tanis baissa la tête. Une embardée du navire le précipita sur le bureau de Maquesta fixé au plancher de la cabine. Il se releva et leur fit face. Au cours de sa vie mouvementée, il avait connu l’injustice, la séparation, et des blessures de toutes sortes. Mais jamais il n’avait tant souffert. Ils voyaient en lui un traître et cela lui brisait le cœur.

— Je vous en prie, il faut que vous me croyiez…

Ce que je dis est idiot ! songea-t-il. Pourquoi me croiraient-ils ? Depuis que je suis là, je n’ai pas arrêté de mentir !

— Très bien, je sais que vous n’avez aucune raison de me croire, mais écoutez au moins ce que j’ai à dire ! Je me promenais dans les rues de Flotsam quand un elfe m’a attaqué. Avec cette armure, évidemment, il m’a pris pour un officier draconien. Kitiara m’a tiré de ce mauvais pas et m’a sauvé la vie. Après m’avoir reconnu, elle a cru que j’avais rallié l’armée draconienne ! Que pouvais-je faire ? Elle… m’a emmené jusqu’à ses quartiers, dans une auberge…

Il fut incapable de continuer.

— Et tu as passé quatre jours et quatre nuits dans ses bras ! vociféra Caramon. Après ces quatre jours, tu en as eu assez. Alors tu t’es souvenu de nous et tu es venu voir si nous t’attendions toujours ! Et nous t’attendions toujours ! Comme des idiots que nous sommes !

— Eh bien oui ! J’étais avec Kitiara ! cria Tanis, soudain furieux. Oui, je l’aime ! Je ne crois pas que vous puissiez me comprendre ! Mais je ne vous ai jamais trahis ! Par les dieux, je le jure ! Quand elle est partie pour la Solamnie, j’ai saisi ma chance et je me suis échappé. Un draconien m’a suivi, apparemment sur son ordre. Je suis un imbécile. Mais pas un traître !

— Bah ! fit Raistlin en crachant par terre.

— Écoute-moi bien, magicien ! gronda Tanis. Si je vous avais trahis, pourquoi Kitiara aurait-elle été si bouleversée de vous voir ? Si je vous avais trahis, pourquoi n’aurais-je pas simplement envoyé les draconiens vous cueillir à l’auberge ? Je pouvais le faire à tout moment. J’aurais également pu dénoncer Berem. C’est lui qu’elle recherche. C’est lui que les draconiens poursuivent dans Flotsam ! Je savais qu’il était à bord de ce navire. Kitiara m’a assuré que nous dominerions Krynn si je lui trouvais Berem. C’est dire à quel point il est important pour eux ! Tout ce que j’avais à faire était de la conduire à Berem et de me faire récompenser par la Reine des Ténèbres !

— Ne nous dis pas que tu n’y as pas songé ! siffla Raistlin.

Tanis resta muet. Il savait que sa culpabilité se voyait sur son visage aussi bien que sa barbe de demi-humain. Il se raidit et mit une main devant ses yeux pour ne plus voir leurs regards.

— Je…je… je l’aimais, dit-il d’une voix sourde. Je l’ai aimée toutes ces années, refusant de voir comment elle était. Même si je l’avais vu, je n’aurais pas pu m’en empêcher. Toi aussi, tu connais l’amour, dit-il à Rivebise, et toi aussi, Caramon.

Le navire tangua de nouveau. Tanis se cramponna à la table avec l’impression que le plancher se dérobait sous ses pieds.

— Qu’auriez-vous fait à ma place ? Depuis cinq ans, elle est au centre de mes rêves !

Il s’arrêta. Les compagnons ne répondirent pas. Caramon avait l’air pensif ; Rivebise regardait Lunedor.

— Quand elle est partie, continua Tanis d’une voix émue, je me suis haï. Vous êtes en droit de me haïr aussi, mais vous ne me détesterez jamais autant que je me dégoûte et que je méprise ce que je suis devenu ! J’ai pensé à Laurana et…

Il se tut et releva la tête. Le roulis du navire s’était arrêté. Les compagnons échangèrent des regards. Inutile d’être marin pour comprendre que le Perechon voguait à une autre allure. Il semblait glisser sur l’eau, mû par une force inhabituelle. Avant qu’ils puissent se demander ce qui arrivait, quelqu’un frappa à la porte de la cabine.

— Maquesta a dit « Tout le monde sur le pont ! » cria Koraf.

Tanis jeta un coup d’œil à ses compagnons. Rivebise avait l’air sombre. Son regard sans aménité soutint celui de Tanis. Le barbare n’accordait sa confiance qu’aux humains et se méfiait des autres races. Il avait fallu qu’ils bravent ensemble mille dangers pour que Rivebise l’accepte comme un frère. Tout était-il perdu ? Tanis soutint son regard. Rivebise baissa les yeux et passa devant le demi-elfe sans dire un mot, puis il s’arrêta.

— Tu as raison, ami, dit-il en regardant Lunedor. J’aime moi aussi.

Il quitta la cabine. Avant de le suivre, Lunedor adressa à Tanis un regard qui lui sembla plein de compassion et de compréhension. Lui pardonnait-elle ?

Caramon hésita un instant, puis passa devant lui sans le regarder. Raistlin lui emboîta le pas sans rien dire, gardant ses yeux dorés rivés sur Tanis jusqu’à la dernière seconde. Y avait-il une lueur de jubilation dans son regard ? Lui qui souffrait depuis si longtemps de la méfiance des autres, se réjouissait-il d’avoir enfin un compagnon d’infortune ? Impossible de le savoir. Tika lui tapota gentiment l’épaule. Elle savait ce qu’aimer voulait dire…

Accablé, Tanis resta seul un moment dans la cabine avant de les rejoindre.

Dès qu’il eut posé le pied sur le pont, il comprit ce qui se passait. Les autres regardaient devant eux d’un air égaré. Maquesta marchait de long en large en jurant dans un patois incompréhensible.

Voyant le demi-elfe approcher, elle darda sur lui des yeux flambants de haine.

— Tu nous as menés à la catastrophe, toi et ce timonier maudit des dieux !

Il s’était répété ces mots-là si souvent, qu’il se demanda si c’était elle qui avait parlé. Car il ne savait plus très bien qui il était…

— Nous voilà engagés dans le tourbillon !

4 « Mon frère…»

Le Perechon poursuivait sa course, glissant sur les vagues comme un oiseau. Mais un oiseau aux ailes rognées, que le courant emportait au cœur du cyclone.

La force centrifuge lissait l’eau, qui luisait comme du verre teinté. Des nuages permanents tournoyaient au-dessus du tourbillon, d’où montait un grondement. La nature entière semblait assujettie à la force qui aspirait le bateau.

Agrippé au bastingage, Tanis regardait le gouffre béant. Rien n’avait plus d’importance. La mort rapide qui les attendait serait la bienvenue.

Chacun à bord restait muet devant le fabuleux spectacle. Le navire était encore à quelque distance du centre du maelström, qui avait plusieurs lieues de diamètre. La pluie continuait de tomber, le vent de souffler. Mais qu’importait. Personne ne s’en souciait. Tout ce qu’ils voyaient, c’est qu’ils étaient inéluctablement entraînés vers le centre du cyclone.

Le spectacle était suffisamment terrifiant pour que Berem sorte de sa léthargie. Le premier choc passé, Maquesta commença à distribuer des ordres. Les marins s’exécutaient, mais cela ne servait pas à grand-chose. Le vent arrachait les voiles, balançant à la mer les cordages et les hommes. Berem faisait tout ce qu’il pouvait, mais il était impossible de soustraire le navire au courant. Koraf l’aidait à manœuvrer la barre, pesant de tout son poids, mais autant vouloir empêcher le monde de tourner.

Berem lâcha la barre. Oubliant Maquesta et Koraf, il contempla les volutes du tourbillon. Son visage respirait le calme. Tanis lui reconnut la même expression qu’à Pax Tharkas, quand il avait pris Ebène par la main et qu’ils avaient couru sous les pierres. La gemme verte brillait sur sa poitrine d’un éclat irréel, reflétant l’eau rouge de la mer.

Tanis fut arraché à sa rêverie par une main solide qui s’abattit sur son épaule.

— Tanis, où est Raistlin ?

Le demi-elfe se retourna. Il regarda Caramon comme s’il le voyait pour la première fois.

— Quelle importance ? Laisse-le là où il est, si c’est pour mourir…

— Tanis ! fit Caramon en le secouant par les épaules. Et l’orbe draconien ? Il possède des pouvoirs magiques ! Cela peut nous aider…

Tanis sortit de sa torpeur.

— Par tous les dieux, tu as raison, Caramon !

Il jeta un regard autour de lui. Pas de Raistlin. Son sang ne fit qu’un tour. Le mage était capable de les secourir, mais il pouvait aussi ne penser qu’à lui ! Les paroles d’Alhana, la princesse elfe, lui revinrent à l’esprit : les anciens magiciens avaient doté l’orbe du pouvoir de se défendre ; il avait son propre système de survie.

— Allons voir en bas ! cria Tanis en sautant dans l’écoutille.

Caramon le suivit.

— Qu’y a-t-il ? cria Rivebise depuis le bastingage.

— Raistlin ! L’orbe draconien ! jeta Tanis par-dessus son épaule. Vous, restez ici ! Laissez-nous faire, Caramon et moi.

— Caramon ! cria Tika.

Rivebise retint la jeune fille, qui s’était élancée à leur suite. Elle jeta un regard anxieux à Caramon, qui ne remarqua rien. Il avait devancé Tanis et arrivait en bas de l’escalier. La porte de la cabine du capitaine était ouverte. Tanis se précipita à l’intérieur. Il s’arrêta, comme stoppé net par un mur invisible.

Debout au milieu de la petite pièce, Raistlin venait d’allumer la lampe à huile. La lumière donnait à son visage au reflet métallique l’aspect d’un masque où luisaient ses yeux dorés. Il avait entre les mains l’orbe draconien que les compagnons ramenaient du Silvanesti. Tanis nota que la relique avait augmenté de volume. À présent, elle atteignait les dimensions d’un ballon d’enfant. Une myriade de couleurs tourbillonnaient à l’intérieur. Tanis détourna le regard, car la tête lui tournait.

Campé devant son frère, Caramon était aussi livide que dans le cauchemar du Silvanesti où Tanis avait vu son cadavre. Raistlin toussait en se frappant la poitrine. Tanis fit un pas vers lui, mais le mage réagit prestement.

— Ne m’approche pas, Tanis !

— Qu’est-ce que tu fais ?

— Je tente d’échapper à une mort certaine, Demi-Elfe ! répondit Raistlin avec le rire singulier que Tanis avait déjà entendu par deux fois. Que crois-tu que je sois en train de faire ?

— Et comment comptes-tu t’y prendre ? demanda Tanis, gagné par l’angoisse en voyant les couleurs de l’orbe se refléter dans les yeux du mage.

— En utilisant mes pouvoirs magiques. Et ceux de l’orbe ! C’est assez simple, bien qu’inaccessible à un cerveau aussi faible que le tien. J’ai acquis la maîtrise de mon énergie physique et j’ai appris à la combiner à ma puissance psychique. Je peux me transformer en énergie pure. Comme la lumière, si cette comparaison t’éclaire… Devenu lumière, je peux voyager dans l’atmosphère comme les rayons du soleil, et revenir au monde quand et où je le désire.

Tanis hocha la tête. Raistlin avait raison, cette explication le dépassait. Il n’avait rien compris, mais il reprenait espoir.

— L’orbe peut-il faire la même chose avec nous ?

— Peut-être, mais je n’ai aucune certitude. Je ne m’y risquerais pas. Ce que je sais, c’est que moi, je peux m’échapper de cette façon. Quant aux autres, ce n’est pas mon affaire. Tu les as fichus dans cette situation, à toi de les en sortir !

Dans le cœur de Tanis, la colère fit place à la crainte.

— Tu pourrais penser au moins à ton frère !

— À personne ! cracha Raistlin. Écarte-toi !

La rage au cœur, Tanis pensa qu’il lui fallait trouver un argument pour faire entendre raison à Raistlin. Il devait y avoir moyen de les sauver tous avec cet étrange tour de magie. Apparemment, le sorcier n’osait pas se servir de ses talents pour le moment ; pour maîtriser l’orbe, il lui faudrait faire appel à toutes les forces dont il disposait.

Tanis allait s’avancer vers lui quand il vit la fulgurance d’un éclair entre ses mains. Raistlin cachait dans sa manche un petit poignard d’argent gainé de cuir.

— Très bien, dit Tanis, le souffle court. Tu m’aurais tué sans hésiter. Mais je ne crois pas que tu t’en prennes à ton frère. Caramon, arrête-le !

Le guerrier avança vers son jumeau. Raistlin brandit le poignard en signe d’avertissement.

— Ne fais pas ça, mon frère, dit doucement le mage. N’approche pas.

Caramon hésita, ne sachant quel parti prendre.

— Vas-y, Caramon ! dit fermement Tanis. Il ne te fera rien.

— Dis-lui tout, Caramon, murmura Raistlin sans quitter son frère des yeux. Raconte de quoi je suis capable. Tu n’as pas oublié. Moi non plus. Chaque fois que nos regards se croisent, nous y pensons, n’est-ce pas, mon cher frère ?

— De quoi parle-t-il ? demanda Tanis, qui ne pensait qu’à convaincre Raistlin.

Caramon était devenu blanc comme un linge.

— La Tour des Sorciers…, balbutia-t-il. Mais il est interdit d’en parler ! Par-Salian a dit que…

— Ça n’a plus guère d’importance, à présent, coupa Raistlin. Par-Salian n’a plus de prise sur moi. Dès que j’aurai obtenu ce qui me revient, l’illustre Par-Salian lui-même ne sera pas assez puissant pour m’affronter ! N’aie aucune inquiétude.

Raistlin reprit son souffle et se mit à parler en regardant son frère. N’écoutant qu’à moitié, Tanis approcha, le cœur battant. Il aurait suffi d’un coup de poing pour que le mage s’écroulât… Mais ce fut Tanis qui tomba dans un piège. La voix de Raistlin agit sur lui comme un charme :

— La dernière épreuve que j’eus à subir dans la Tour des Sorciers, Tanis, fut contre moi-même. J’ai échoué. Je l’ai tué, Tanis. J’ai tué mon propre frère, du moins, j’ai cru que je le tuais. En fin de compte, c’était une mise en scène destinée à me faire prendre conscience de la profondeur de ma haine et de ma jalousie. Ces gens-là pensaient effacer la noirceur de mon âme. Cette expérience m’a appris que je n’avais aucun contrôle sur moi-même. Comme cette épreuve avait été préparée, elle ne me fut pas comptée comme un échec. Sauf aux yeux d’une personne. Mon frère.

— J’ai assisté à ma mort, de sa propre main ! s’écria Caramon en sanglotant. Ils m’ont forcé à regarder en face qui il était vraiment ! J’ai compris ! Je te comprends ! Mais ne t’en va pas sans moi, Raist ! Tu es si faible ! Tu as besoin de moi…

— Plus maintenant, Caramon, murmura Raistlin avec un soupir. Je n’ai plus besoin de personne !

Tanis regardait les deux frères d’un air horrifié. Il ne pouvait pas croire à cette histoire, même si elle sortait de la bouche de Raistlin !

— Caramon, vas-y ! lança-t-il avec rudesse.

— Ne l’incite pas à m’approcher, Tanis, dit le mage d’une voix égale. Je t’assure que je suis capable de tout. Ce que j’ai cherché ma vie durant est à la portée de ma main. Rien ne m’arrêtera. Regarde bien Caramon, Tanis, il le sait ! Je l’ai déjà tué une fois. Je le referai. Adieu, frère.

Le mage saisit l’orbe et le tint devant la flamme de la lampe. La myriade de couleurs prit un éclat phosphorescent, tandis qu’une aura magique auréolait Raistlin.

Luttant contre sa peur, Tanis fit une ultime tentative pour atteindre le mage. Mais il fut incapable de bouger. La lumière devint si intense qu’elle lui donnait mal à la tête. Raistlin avait entonné des incantations.

Pour se protéger, Tanis mit une main devant ses yeux, mais la lumière traversa sa chair, s’infiltrant dans son cerveau. La douleur devint intolérable. Il vacilla en arrière et prit appui contre la porte. Caramon hurlait de douleur. Tanis entendit le bruit sourd d’une chute. Le guerrier s’était effondré sur le plancher.

La cabine du capitaine fut plongée dans l’obscurité et le silence. Tanis se décida à ouvrir les yeux. Il ne vit tout d’abord que l’image d’un gigantesque globe rouge. Puis ses yeux s’accoutumèrent à l’obscurité. La chandelle fondait goutte à goutte près du corps inanimé de Caramon. Ses yeux grands ouverts étaient vides d’expression.

Raistlin avait disparu.


Debout sur le pont du Perechon, Tika Waylan contemplait les flots rouge sang, s’efforçant de retenir ses larmes. Il faut être courageuse, se disait-elle. Tu as appris à te battre avec bravoure, selon Caramon. Maintenant, il faut que je sois plus courageuse encore. Nous nous retrouverons un jour. Il ne faut pas qu’il me voie pleurer.

Ces quatre derniers jours, une dure épreuve pour les compagnons, avaient mis leurs nerfs à vif. Inquiets de la disparition de Tanis, effrayés par le nombre de draconiens patrouillant dans Flotsam, ils étaient restés terrés dans leur auberge crasseuse. Pour Caramon et pour Tika, une telle promiscuité avait été une torture. Sans cesse, elle aurait voulu se jeter dans ses bras.

Caramon désirait la même chose, elle le savait. Il la regardait avec une telle tendresse.

Mais rien de tout cela ne pourrait être tant que Raistlin serait collé à Caramon comme son ombre. Ce que le guerrier avait dit à Tika au cours du voyage pour Flotsam lui revenait sans cesse à l’esprit : « Mon sort est lié à celui de mon frère. À la Tour des Sorciers, ils m’ont dit que sa force contribuerait à sauver le monde. Je suis sa force, sa force physique. Il a besoin de moi. Mon devoir est de l’aider, jusqu’à ce que quelque chose change. Je ne peux prendre d’autres engagements. Tika, tu mérites qu’on se consacre à toi complètement. Je te laisse donc libre de trouver quelqu’un qui le fasse. »

Mais je ne veux personne d’autre, songea Tika. Les larmes commencèrent à rouler sur ses joues. Elle tourna la tête pour que Lunedor et Rivebise ne la voient pas pleurer. Ils croiraient qu’elle avait peur de mourir. Mais la crainte de la mort, elle l’avait vaincue depuis longtemps. Ce qu’elle redoutait par-dessus tout était de périr seule.

Qu’est-ce qu’ils fabriquent ? se demanda-t-elle en s’essuyant les yeux. Le navire se rapprochait du centre du cyclone. Où est Caramon ? Tant pis pour ce qu’a dit Tanis, je vais me mettre à sa recherche, décida-t-elle.

Le demi-elfe émergea de l’écoutille, traînant Caramon avec lui.

Devant la pâleur du guerrier, Tika eut le souffle coupé. Elle ouvrit la bouche, mais il n’en sortit qu’un son rauque. Rivebise et Lunedor, qui regardaient le tourbillon, se retournèrent. Voyant Tanis ployer sous le poids de Caramon, Rivebise accourut pour l’aider. L’œil vitreux, le guerrier titubait comme un ivrogne.

— Moi, ça va, répondit Tanis à l’interrogation muette de Rivebise. Lunedor, Caramon a besoin de toi.

— Que s’est-il passé ? demanda Tika d’une voix blanche. Où est Raistlin ? Est-il…

Elle ne poursuivit pas.

— Raistlin est parti, annonça Tanis.

— Comment, parti ? Parti où ? fit Tika, jetant des coups d’œil hagards autour d’elle comme si elle allait découvrir Raistlin flottant dans les airs.

— Il nous a menti, répondit le demi-elfe.

Il étendit Caramon sur des cordages. Le guerrier ne parlait toujours pas. Il ne semblait reconnaître personne et gardait les yeux fixés sur la mer. Tanis se releva et répondit à Tika :

— Rappelle-toi son insistance à vouloir rejoindre Palanthas, pour apprendre comment se servir de l’orbe. De fait, il sait déjà comment il fonctionne. Maintenant, il est parti, peut-être pour Palanthas. Cela n’a plus d’importance.

Lunedor imposa les mains au guerrier en murmurant son nom avec une infinie douceur. Caramon tressaillit, puis se mit à trembler de tous ses membres. Tika s’agenouilla et prit sa main gauche entre les siennes. Le visage figé sur un cri muet, Caramon fixait le vide. Des pleurs roulèrent le long de ses joues. Lunedor en eut les larmes aux yeux. Comme une mère appelle un enfant qui s’est perdu, elle continua de prononcer son nom.

Rivebise, les traits durcis par la colère, rejoignit Tanis.

— Que s’est-il passé entre vous ? demanda le barbare.

— Raistlin a dit que… Je n’ai pas le droit d’en parler. En tout cas, pas maintenant, soupira-t-il.

Appuyé contre le bastingage, il laissa errer son regard sur les flots rouges, jurant à voix basse en se frappant la tête d’impuissance.

Touché par le désespoir de son ami, Rivebise passa un bras autour de ses épaules.

— On en est arrivés au point critique, dit le barbare. Comme dans le cauchemar, le mage est parti, laissant son frère à l’agonie.

— Et comme dans le cauchemar, je vous ai trahis, murmura Tanis d’une voix brisée. Qu’ai-je fait ! Tout est ma faute. J’ai attiré le malheur sur nous !

— Mon ami, dit Rivebise, ému par la souffrance de Tanis. Il ne nous revient pas de contester la volonté des dieux…

— Au diable les dieux ! rugit le demi-elfe. C’est moi la cause de tout ! J’avais le choix, et j’ai choisi ! Combien de fois ne me suis-je pas dit, pendant ces nuits où je la tenais contre moi, qu’il serait si facile de rester ainsi avec elle pour toujours ! Je ne peux pas juger Raistlin. Nous nous ressemblons beaucoup, lui et moi, car nous nous sommes tous deux laissés détruire par une passion dévastatrice !

— Tu ne t’es pas laissé détruire, Tanis, répondit Rivebise en forçant le demi-elfe à le regarder en face. Tu ne t’es pas laissé dévorer par ta passion, comme l’a fait le mage. Sinon, tu serais resté avec Kitiara. Tu l’as quittée, Tanis…

— Je l’ai quittée, oui. Je me suis échappé comme un voleur pour ne pas l’affronter ! J’aurais dû lui dire la vérité ! Elle m’aurait tué, mais vous ne seriez pas en danger. Vous auriez pu vous enfuir. Ma mort aurait été plus douce. Hélas, je n’en ai pas eu le courage. Je nous ai conduits dans une impasse. Non seulement j’ai failli, mais je vous ai entraînés dans ma chute.

Il leva les yeux. La même expression de résignation sur le visage, Berem était toujours accroché à la barre. Maquesta persistait à vouloir sauver son bateau, hurlant ses ordres pour dominer le grondement des flots. Terrorisé, l’équipage n’écoutait plus. Certains dormaient, d’autres vitupéraient. La plupart des matelots ne disaient rien, hypnotisés par les remous qui les attiraient inexorablement vers les profondeurs de la mer.

Tanis sentit la main ferme de Rivebise l’agripper. Il voulut se dégager, mais le barbare le retint.

— Tanis, mon frère, tu as choisi cette voie à Solace, à l’Auberge du Dernier Refuge, où tu es venu en aide à Lunedor. Parce que tu ne t’es pas détourné de nous quand nous étions en difficulté, nous avons su que les dieux étaient de retour. Nous avons apporté à ce monde la guérison. Nous lui avons rendu l’espoir. Te souviens-tu de ce que nous a dit la Maîtresse de la Forêt ? Il ne faut pas pleurer sur ceux qui ont accompli leur mission. Nous avons rempli la nôtre, mon ami. Qui sait combien de gens nous avons convaincus ? Qui peut dire si cet espoir ne conduira pas à la victoire ? Pour nous, il semble que le combat touche à sa fin. Qu’il en soit ainsi. Posons nos épées, pour que d’autres puissent les prendre et continuer à se battre.

— De belles paroles, hommes des plaines, coupa Tanis, mais parle-moi franchement. N’as-tu aucune amertume face à la mort ? Tu as la vie devant toi, Lunedor, les enfants que vous n’avez pas encore…

Le visage de Rivebise prit une expression douloureuse. Il détourna la tête, mais Tanis le regarda attentivement. Soudain, il comprit. En plus de tout, il détruisait cela…

— Lunedor et moi ne voulions pas te le dire. Tu as assez de soucis sans ça, soupira Rivebise. Notre enfant devrait naître en automne. C’est la saison où les feuilles virent à l’or et au pourpre comme à Solace, quand nous sommes arrivés avec le bâton de cristal bleu. Le jour où le chevalier Sturm de Lumlane nous a rencontrés sur la route et nous a emmenés à l’Auberge du Dernier Refuge.

La poitrine de Tanis se souleva, déchirée de sanglots. Rivebise prit son ami dans ses bras et le serra contre lui.

— Les forêts dont nous parlons n’existent plus, Tanis, continua-t-il doucement. Nous n’aurions eu que des troncs d’arbres calcinés à montrer à notre enfant. Mais il verra des forêts comme les dieux les ont voulues, dans un pays où les arbres vivent éternellement. Fais taire ton chagrin, mon ami, mon frère. Aie foi en ces dieux.

Tanis repoussa doucement l’homme des plaines. Il n’osait le regarder dans les yeux. Ce qu’il voyait en lui-même ressemblait aux arbres torturés du Silvanesti. La foi ? Il l’avait perdue. Que signifiaient les dieux pour lui ? Il avait fait son choix tout seul. Il avait souillé tout ce à quoi il tenait dans la vie, sa patrie, l’amour de Laurana. Il avait même été sur le point d’abandonner ses amis. Seule une indéfectible loyauté retenait Rivebise de renier le demi-elfe.

Chez les elfes, le suicide était un blasphème, un crime contre le cadeau le plus précieux du monde : la vie. Tanis regardait cependant la mer avec l’envie de s’y jeter.

Que la mort vienne vite, pria-t-il. Que ces eaux se referment sur moi et me gardent dans leurs profondeurs. Si les dieux existent, qu’ils m’écoutent. Je ne leur demande qu’une chose : puisse Laurana ne jamais apprendre mon infamie. J’ai fait le malheur de trop de gens…

À l’instant où il formulait cette prière, qu’il espérait être sa dernière, une ombre plus noire que les nuages du cyclone s’étendit au-dessus de lui. Il entendit les cris de Lunedor et de Rivebise, bientôt couverts par le grondement de l’eau. Le navire était engagé dans le tourbillon. Hagard, Tanis leva les yeux vers le ciel. Les yeux féroces du dragon bleu, mené par Kitiara, brillaient à travers les nuages.

Refusant de renoncer à une proie qui leur vaudrait un triomphe, Kitiara et Nuage s’étaient aventurés au cœur de la tempête. Ils piquaient sur Berem.

L’homme semblait cloué au plancher. Dans un état de rêve éveillé, il fixait le dragon qui fondait sur lui.

Cette vision eut sur Tanis l’effet d’une décharge électrique. Oubliant les flots grondant autour du navire, il s’élança. Il atterrit tête baissée dans l’estomac de Berem. Les deux hommes roulèrent sur le plancher au moment où une vague déferlait sur le pont. Emporté par le flux, Tanis agrippa ce qui se trouvait à portée de sa main. Le navire se redressa, l’eau évacua le pont. Berem avait disparu. Au-dessus de lui, le dragon poussait des rugissements.

Tanis entendit Kitiara s’égosiller dans le tumulte puis il la vit pointer un doigt dans sa direction. Nuage darda les yeux sur lui. Tanis soutint le regard de la bête, qui luttait pour garder l’équilibre en battant furieusement des ailes.

C’est ça, vivre ! pensa le demi-elfe en voyant les serres ouvertes du dragon. Vivre, pour finir emporté par cette monstruosité ! Il eut l’impression d’être suspendu entre ciel et terre tandis que le monde se dérobait sous ses pieds. Le flot se déversa sur lui au moment où le dragon l’attaquait. Autour de lui, tout n’était que sang…


Accroupie près de Caramon, Tika se rongeait d’inquiétude. Elle en avait oublié la fin qui l’attendait. Caramon ne se rendait pas compte de sa présence. Les poings serrés, il fixait les ténèbres, répétant deux mots comme une litanie.

Avec une lenteur désespérante, le navire se balançait au fil du tourbillon, comme si chacune de ses planches tentait une ultime résistance. Maquesta se joignait au combat de son bateau. En lui donnant toute sa force intérieure, elle tentait d’inverser les lois de la nature. Tout cela était vain. Dans un fracassant soubresaut, le Perechon sombra au cœur du cyclone.

Les madriers craquèrent, les mâts dégringolèrent. Les hommes furent précipités du haut du gréement. En mugissant, le tourbillon rouge aspira le Perechon au fond du gouffre.

Quand tout fut fini, deux mots résonnèrent comme une bénédiction funèbre :

— Mon frère…

5 Le chroniqueur et le mage

Astinus de Palanthas était assis à sa table de travail. Tenue d’une main ferme, sa plume glissait sans s’interrompre sur le parchemin, bientôt couvert de caractères. Son écriture se déroulait sur la feuille au fil de ses pensées. À peine levait-il sa plume pour la tremper dans l’encrier.

La porte s’entrouvrit en grinçant. Astinus ne leva pas les yeux. Rien ne pouvait le distraire de son travail. D’ailleurs, il n’avait été dérangé qu’en de rares occasions. L’une d’elles avait été le Cataclysme. Il se rappelait que ce jour-là, l’encre avait éclaboussé toute la page.

L’ombre du nouveau venu se projeta sur le parchemin. Comme il restait muet, Astinus présuma qu’il était mort de peur à l’idée de le déranger.

Ce doit être Bertrem, nota Astinus dans un coin de son cerveau, comme il en avait l’habitude. Il enregistra le jour, l’heure et l’événement pour s’en servir comme référence. Sa plume poursuivit son chemin sur le parchemin. À la fin de la page, il la posa sur une pile, au bout de la table. Tard dans la nuit, lorsque l’historien aurait achevé sa journée de travail, les Esthètes viendraient recueillir les parchemins et les rassembleraient dans la grande bibliothèque. Ils seraient triés et ordonnés dans d’immenses reliures étiquetées « Chroniques », « Histoire de Krynn ».

— Maître…, dit Bertrem d’une voix tremblante.

À ce jour, peu avant la vingt-neuvième heure, Bertrem est entré dans mon cabinet de travail et m’a parlé, nota Astinus.

— Pardon de te déranger, maître, dit Bertrem d’une petite voix, mais j’ai trouvé devant la porte un jeune homme mourant.

Un jeune homme est en train d’agoniser devant notre porte.

— Demande-lui qui il est, dit Astinus sans cesser d’écrire, pour que je puisse le noter. Assure-toi de l’orthographe de son nom. Essaie aussi de savoir d’où il vient et quel âge il a, s’il en est encore temps.

— Je sais son nom, maître, répondit Bertrem. Il s’appelle Raistlin et il vient de Solace, en Abanasinie.

Après avoir consigné les renseignements, Astinus posa sa plume et leva les yeux.

— Raistlin… de Solace ?

— Oui, maître, dit Bertrem, s’inclinant devant l’historien qui avait daigné le regarder. Ce nom te dit-il quelque chose ? J’ai pris la liberté de te déranger parce qu’il a demandé à te voir.

— Ce Raistlin… Où est-il ?

— Sur les marches du perron, maître. Nous avons pensé qu’un des nouveaux guérisseurs qui se disent adeptes de la déesse Mishakal pourrait lui venir en aide…

— Aucun d’eux ne peut guérir le mal qui l’affecte, répondit l’historien d’une voix grave, mais fais-le entrer et donne-lui une chambre.

— Le faire entrer dans la bibliothèque ? s’étonna Bertrem. Personne n’y est jamais admis en dehors de ceux que tu…

— Je verrai cet homme si j’ai le temps en fin de journée, poursuivit Astinus comme s’il n’avait rien entendu. S’il est encore de ce monde.

— Bien, maître, murmura Bertrem en se retirant.

L’Esthète arpenta d’un pas rapide les vestibules de marbre de l’antique bibliothèque. Son crâne chauve luisait de sueur. L’incident troublait le rythme paisible auquel il était habitué. Stupéfaits, les autres membres de son Ordre le virent se diriger vers la porte.

— Il faut le faire entrer, leur dit Bertrem. Astinus veut le voir ce soir, s’il est encore vivant.

Les Esthètes se regardèrent en silence, se demandant quelle tuile allait leur tomber sur la tête.


Je vais mourir.

Cette certitude emplissait le jeune magicien d’amertume. Étendu dans la cellule que les Esthètes lui avaient attribuée, il maudissait sa fragilité congénitale, les épreuves qui l’avaient brisé, et les dieux qui lui avaient infligé ce destin. Il était à bout de forces et n’arrivait même plus à maîtriser sa pensée. Son cœur allait lâcher. Les draps blancs qui le couvraient seraient son linceul.

Pour la seconde fois de sa vie, Raistlin sentit le poids de la solitude et l’angoisse l’étreignit. Il avait fait une première expérience de ces choses-là pendant les trois jours atroces passés à la Tour des Sorciers. Avait-il été vraiment seul ? Il se rappela confusément avoir entendu une voix… Une voix qui s’adressait à lui de temps à autre, et qu’il n’arrivait pas à identifier. Pourtant, elle lui semblait familière ; elle lui faisait immanquablement penser à la Tour des Sorciers. La voix l’avait toujours soutenu ; grâce à elle, il était sorti victorieux de l’Epreuve.

Mais cette fois, il ne s’en tirerait pas vivant, il le sentait. La magie qu’il avait mobilisée lui avait demandé un trop grand effort. Il avait réussi, mais à quel prix !

Quand les Esthètes l’avaient trouvé, il gisait, recroquevillé dans sa robe rouge, vomissant le sang, sur les marches du grand édifice. Il était tout juste parvenu à articuler sa demande, puis il s’était évanoui. Revenu à lui dans une cellule glacée, il avait réalisé que la mort était proche. Il avait trop exigé de lui-même. L’orbe draconien aurait pu le sauver, mais la force de l’invoquer lui avait fait défaut ; la formule magique lui était sortie de l’esprit.

De toute façon, je n’ai plus assez d’énergie pour contrôler sa force surnaturelle, se dit-il. Si l’orbe s’en rend compte, il me dévorera.

Il ne lui restait qu’une chance : les livres de la fameuse bibliothèque. L’orbe draconien lui avait assuré qu’ils contenaient les secrets de magiciens puissants comme il n’en existerait plus jamais sur Krynn. Peut-être y trouverait-il un moyen de prolonger sa vie. Il fallait qu’il parle à Astinus ! Qu’il obtienne la permission d’accéder à la bibliothèque, avait-il déclaré aux Esthètes.

Ils s’étaient bornés à hocher la tête en le considérant d’un air compatissant.

« Astinus te verra ce soir s’il a le temps », se répéta le mage. Les paroles de l’historien le mettaient hors de lui. Impuissant, il voyait la vie lui filer entre les doigts. Il n’y avait plus rien à faire.

Ne sachant comment l’aider, les Esthètes lui apportèrent à manger. Mais il ne put rien avaler. Pas même sa potion contre la toux. Furieux, il envoya paître ces idiots. Rassemblant ce qu’il lui restait d’énergie, il s’efforça de se détendre ; la colère ne ferait que le consumer davantage. Puis il pensa à son frère.

Raistlin imagina Caramon, assis à son chevet dans cette cellule inhospitalière. Il eut une sensation si aiguë de sa présence, qu’il sentit son odeur de cuir, de sueur et d’acier. Si Caramon avait été là, comme il aurait pris soin de lui ! Il l’aurait empêché de mourir…

Mais non, songea le mage, Caramon est mort. Ils sont tous morts, les imbéciles. Je dois m’occuper de moi. Il réalisa qu’il allait à nouveau perdre conscience et lutta de toutes ses forces. Mais la bataille était perdue d’avance. Dans un dernier sursaut d’énergie, il plongea la main dans la poche de sa robe rouge et la referma sur l’orbe draconien. Puis il sombra dans l’inconscience.


La sensation d’une présence réveilla Raistlin. Reprenant peu à peu ses esprits, il ouvrit les yeux.

La nuit était tombée. Lunitari projetait un halo rouge sur le mur blanc de la cellule. À la lueur de la chandelle allumée à côté de son lit, Raistlin vit deux hommes debout devant lui. L’un était l’Esthète qui l’avait accueilli. Qui était l’autre ? Son visage lui rappelait quelque chose…

— Il revient à lui, maître, dit l’Esthète.

— Ça m’en a tout l’air, fit l’homme, imperturbable.

Il se pencha vers le jeune mage et l’examina attentivement, hochant la tête avec le sourire satisfait de quelqu’un qui connaît son affaire. Ce regard singulier n’échappa ni à l’Esthète, ni à Raistlin.

— Je suis Astinus, déclara l’homme. Toi, tu es Raistlin de Solace.

— Oui, murmura le mage.

Il leva les yeux vers Astinus, se souvenant avec colère de sa remarque : « Je viendrai si j’ai le temps. » Raistlin tressaillit ; jamais il n’avait vu une physionomie aussi froide et dénuée d’émotion ou de passion. Un visage sur lequel le temps avait glissé sans laisser de marques…

Astinus remarqua sa réaction.

— Tu me regardes de bien étrange façon, jeune mage. Dis-moi donc ce que tu vois.

— Un homme… qui ne va pas mourir…, articula Raistlin en haletant.

— Évidemment ! À quoi t’attendais-tu ? fit l’Esthète sur le ton de la gronderie. Le maître a assisté à la naissance du premier homme sur Krynn et il sera là pour consigner dans la chronique la mort du dernier. C’est ce qu’a annoncé Gilean, le dieu du Livre.

— Vraiment ? murmura Raistlin.

Astinus haussa les épaules.

— Mon histoire n’a aucun intérêt, comparée à celle du monde. Maintenant, je t’écoute, Raistlin de Solace. Qu’attends-tu de moi ? Pendant que je perds du temps à bavarder, des volumes entiers ne seront pas rédigés…

— Je te demande… Je réclame… une faveur ! Je n’ai que… quelques heures à vivre… Laisse-moi passer le peu de temps qu’il me reste à étudier les livres de la bibliothèque !

Bertrem écarquilla les yeux : l’audace du mage confinait à la témérité ! Il jeta un coup d’œil craintif à son maître, redoutant l’effet que produirait son refus sur le jeune homme agonisant.

Un silence interminable s’ensuivit, ponctué des halètements laborieux de Raistlin. Le visage d’Astinus restait impénétrable.

— Fais comme tu l’entends, répondit-il finalement.

Il passa devant Bertrem qui le regardait d’un air effaré et se dirigea vers la porte.

— Attends, maître ! appela faiblement Raistlin en tendant la main vers Astinus, qui s’arrêta. Tu as voulu savoir ce que je voyais en toi. À mon tour, je te demande ce que tu vois en moi. J’ai croisé ton regard quand tu t’es penché sur moi tout à l’heure. Tu m’as reconnu. Donc tu me connais ! Qui suis-je ? Qui vois-tu en moi ?

Le visage d’Astinus était aussi lisse qu’une statue de marbre.

— Tu as vu « un homme qui ne va pas mourir », répondit-il en détournant la tête. Moi, je vois un homme qui mourra bientôt.

Il est entendu que celui qui prend connaissance de ces Livres a subi avec succès les Épreuves dans une des Tours des Sorciers, et qu’il a démontré ses capacités à contrôler un orbe draconien ou tout autre objet magique reconnu (consulter l’appendice C) et qu’il est par conséquent habilité à lancer des sorts…

— Bon, bon, marmonna Raistlin en feuilletant les pages, impatient de parvenir à la conclusion.

Ces exigences étant remplies à la satisfaction de tes maîtres, nous te remettons ce Livre d’incantations. Grâce à la Clé, il te permettra d’accéder à nos secrets.

Avec un grognement rageur, Raistlin repoussa le volume relié de cuir bleu nuit et en prit un second sur la pile dressée sur la table. Une violente quinte de toux interrompit sa lecture.

Les souffrances infligées à son corps malingre étaient intolérables. Plusieurs fois, il songea à mourir pour échapper à cette torture permanente. Épuisé, il laissa tomber sa tête entre ses bras croisés sur la table. Un bref répit, un délicieux répit. Il pensa à son frère. Caramon, dans l’Au-delà, devait attendre son jumeau. Raistlin voyait comme s’il était devant lui ses yeux de chien fidèle débordant de sollicitude…

Le mage respira profondément et releva la tête. Rêver de retrouver Caramon ! Je commence à m’égarer… Quelle bêtise ! maugréa-t-il, furieux contre lui-même.

Il reprit le livre gainé de bleu aux étincelantes inscriptions en argent. Le livre d’incantations que possédait Raistlin avait la même reliure. C’était un ouvrage de Fistandantibus, que le mage connaissait maintenant par cœur.

D’une main tremblante d’émotion, il l’ouvrit à la première page et parcourut des yeux l’habituel préambule. Seuls les magiciens chevronnés et reconnus par l’Ordre pouvaient avoir accès aux incantations complexes décrites dans ces livres.

Raistlin satisfaisait à toutes les conditions. Il était sans doute le seul magicien des Robes Rouges et des Robes Blanches de Krynn à pouvoir y prétendre, mis à part l’illustre Par-Salian.

Grâce à la Clé, tu pourras accéder aux mystères…

Raistlin poussa un cri. De dépit, il se jeta rageusement sur la table, éparpillant les livres qui tombèrent par terre. Sous l’effet de la colère, les paroles magiques que la faiblesse l’avait empêché de formuler lui vinrent aux lèvres.

Entendant le mage, les Esthètes qui allaient et venaient devant la bibliothèque, échangèrent des regards alarmés. Un craquement suivi d’une explosion se fit entendre à l’intérieur de la bibliothèque. Affolés, les Esthètes voulurent ouvrir la porte, mais ils la trouvèrent verrouillée.

Soudain une lueur phosphorescente illumina le chambranle. Ils reculèrent précipitamment. Une odeur âcre s’éleva, suivie d’un violent courant d’air qui faillit arracher la porte de ses gonds. Les Esthètes entendirent ensuite des gémissements rageurs et coururent dans le vestibule en appelant Astinus.

Quand l’historien arriva, la porte de la bibliothèque était sous l’effet d’un charme. Il n’en parut pas surpris. Avec un soupir résigné, il sortit un carnet de sa poche et commença à le couvrir de sa grande écriture. Les Esthètes se réunirent autour de lui, guettant d’un air inquiet les bruits étranges qui leur parvenaient de la salle.

Des roulements de tonnerre firent trembler la pièce jusque dans ses fondations. Une clarté phosphorescente si intense auréolait les contours de la porte qu’on se serait cru en plein jour. Au souffle d’une tornade tumultueuse se mêlaient les cris du magicien et le claquement des parchemins volant à travers la pièce. Des flammes léchèrent le chambranle.

— Maître ! cria un Esthète en montrant les flammes, il est en train de brûler les livres !

Astinus hocha la tête sans cesser d’écrire.

Brusquement, le tumulte cessa. L’éclatante lumière diminua, puis disparut. Les Esthètes s’approchèrent prudemment, et collèrent l’oreille contre les battants. Ils n’entendirent qu’un léger bruissement. Bertrem appuya sur la porte, qui céda sans opposer de résistance.

— La porte est ouverte, maître.

Astinus leva les yeux de son carnet.

— Retournez à vos études, ordonna-t-il, vous n’avez plus rien à faire ici.

Les Esthètes s’inclinèrent avec déférence et se dispersèrent dans les couloirs. Astinus resta seul. Il attendit un moment pour s’assurer que personne ne viendrait, puis il poussa la porte.

Un clair de lune rouge et argent passait par les étroites fenêtres. Dans cette semi-obscurité, les livres formaient sur les rayons de sombres alignements. Une chandelle allumée sur la table envahie de papiers éclairait un livre relié de bleu. D’autres livres semblables étaient dispersés sur le sol.

Du regard, Astinus fit le tour de la pièce. Il fronça les sourcils. Des traînées noirâtres tachaient les murs. Une forte odeur de soufre et de fumée le prit à la gorge. Des particules de papier carbonisé tombaient comme des feuilles d’automne sur un corps gisant sur le plancher.

Astinus pénétra dans la bibliothèque et referma la porte derrière lui. Évitant les parchemins éparpillés, il marcha vers le jeune mage et se campa devant lui. Silencieux, il le considéra d’un air pensif.

La robe d’Astinus frôla la main inerte du blessé qui tressaillit sous la caresse de l’étoffe, et leva des yeux de moribond.

— As-tu trouvé ce que tu cherchais ? demanda Astinus.

— La Clé ! s’exclama Raistlin, une étincelle de colère ravivant son regard. Perdue… dans le temps !

Les imbéciles ! Comme c’est simple ! Chacun le sait… et tout le monde l’oublie ! La Clé…, la seule chose dont j’avais besoin… perdue à jamais !

— Te voici arrivé au bout du voyage, mon vieux, dit Astinus sans compassion.

— Tu me connais ! Qui suis-je donc ? demanda Raistlin avec fièvre.

— Cela n’a plus guère d’importance, répondit Astinus qui s’apprêtait à partir.

Une main cramponnée à sa robe et un cri aigu le retinrent.

— Tu me tourne le dos comme tu l’as tourné au monde ! vociféra Raistlin.

— Tourné le dos au monde…, répéta doucement l’historien. Tourné le dos au monde !

La voix d’Astinus ne trahissait jamais d’émotion, mais cette fois, la colère y était perceptible.

— Moi ? Moi, j’ai tourné le dos au monde ? tonna-t-il. Comme tu le sais, je suis le monde ! Je suis né des milliers de fois ! Je suis mort des milliers de fois ! Pour chaque larme versée, les miennes ont coulé à torrents ! Chaque goutte de sang m’a vidé du mien ! Toutes les souffrances et toutes les joies, je les ai éprouvées !

« Ma main repose sur la Sphère du Temps, et je sillonne le monde de long en large en tenant la chronique de son histoire ! J’ai commis les actions les plus noires et consenti les sacrifices les plus nobles. Je suis homme, elfe, ogre. Je suis mâle et femelle. J’ai fais naître des enfants et j’en ai assassiné. Je t’ai vu tel que tu étais bébé, et tel que tu es maintenant. Mon apparente insensibilité me permet de résister sans devenir fou ! Ce que je subis survit par les mots. Ceux qui lisent mes livres savent ce que signifie vivre sans arrêt dans tous les corps que porte le monde ! »

Raistlin lâcha la robe de l’historien et se laissa retomber sur le plancher. Ses forces l’abandonnaient. Un grand froid envahit son cœur, annonçant la mort.

Il se raccrocha aux paroles d’Astinus. Je veux vivre un instant encore. Lunitari, je t’implore de m’accorder cet instant, demanda-t-il à l’astre qui conférait leur magie aux Robes Rouges. Un mot serait bientôt prononcé, il en avait la certitude. Un mot qui le sauverait, si seulement il parvenait à tenir !

Astinus regardait le mourant avec des yeux étincelants. En lui jetant à la face les paroles qu’il gardait en lui depuis des siècles, il s’était libéré.

— Au dernier des jours de ce monde, dit-il d’une voix vibrante, les trois dieux se retrouveront : Paladine avec sa Lumière, Takhisis avec sa Noirceur, et Gilean, seigneur de la Neutralité. Ils déposeront leurs Clés sur le grand Autel, à côté de mes livres. Ils contiennent l’histoire de chaque être qui a vécu sur Krynn ! Alors, le monde sera entier…

Astinus s’arrêta, stupéfait de ce qu’il était en train de dire. Il réalisa ce qu’il avait fait.

Mais déjà Raistlin ne le voyait plus. Ses yeux en sabliers s’étaient dilatés, ses pupilles dorées luisaient comme des braises.

— La Clé…, murmura-t-il, exultant. La Clé ! Maintenant je sais…, je sais !

Lentement, il porta la main au petit sac accroché à son ceinturon. Il en sortit l’orbe draconien, pas plus gros qu’une balle, et le garda dans sa paume, le fixant d’un œil noir.

— Je sais qui tu es, murmura Raistlin. Je te connais et je te conjure de me venir en aide comme tu l’as fait dans la Tour et au Silvanesti ! Notre accord est rompu ! Sauve-moi, et tu seras sauvé !

Le mage perdit connaissance. Sa tête roula sur le plancher, ses paupières se fermèrent. Sa main se raidit, mais ses doigts refermés sur le globe ne desserrèrent pas leur étreinte. L’orbe était pris dans un étau plus fort que la mort.

Raistlin n’était plus qu’une malheureuse carcasse perdue dans les replis de sa robe rouge étalée parmi les parchemins.

Dans la clarté pourpre des deux lunes, Astinus resta longuement en contemplation devant le corps du mage. Puis il gagna la porte, qu’il referma d’une main tremblante, abandonnant la bibliothèque au silence.

De retour dans son cabinet de travail, l’historien s’assit à sa table, et resta dans le noir, les yeux dans le vide.

6 Palanthas

— Je te dis que c’était Raistlin !

— Et moi, je te répètes que tu veux encore me refiler une histoire d’éléphant volant ou d’anneau qui se déplace tout seul, et que je vais finir par te casser ton bâton à frondes sur le dos ! rétorqua Flint, furieux.

— C’était quand même Raistlin, répliqua Tass à voix basse pour ne pas irriter davantage le nain.

Ils se promenaient dans une des larges avenues de la magnifique cité de Palanthas. Le kender connaissait le nain depuis assez longtemps pour savoir jusqu’où il pouvait aller sans le pousser dans ses derniers retranchements. Ces derniers jours, le seuil de tolérance de Flint était très vite atteint.

— Ne va surtout pas ennuyer Laurana avec tes histoires à dormir debout, recommanda Flint, prévoyant. Elle a assez de problèmes comme ça.

— Mais…

Le nain s’arrêta et toisa le kender d’un air féroce.

— Promis ?

— Bon, d’accord, soupira Tass.

Tout cela n’aurait eu aucune importance si Tass n’avait pas été certain d’avoir vu Raistlin. Le nain et le kender passaient devant la bibliothèque de Palanthas quand Tass avait remarqué une troupe de moines sur les escaliers.

Flint étant en extase devant un édifice dû aux talents architecturaux des nains, Tass en avait profité pour se tourner vers la bibliothèque.

À sa grande surprise, il avait reconnu au milieu des moines un homme qui semblait être Raistlin – même peau aux reflets métalliques, même robe rouge – que les moines traînaient à l’intérieur. Au moment où Tass empoignait Flint pour traverser la rue, les moines avaient refermé la porte derrière eux.

Le kender s’était jeté contre l’huis et il avait frappé en demandant à entrer. Mais l’Esthète qui lui avait ouvert paraissait si horrifié de voir un kender que le nain, outragé, avait tiré Tass par la manche, l’entraînant plus loin.

Les kenders avaient une idée plutôt nébuleuse de ce qu’était une promesse. En conséquence, Tass se promit de raconter quand même l’incident à Laurana. Puis à la pensée de la jeune elfe épuisée par le souci, le chagrin et les veilles, le petit être au cœur tendre décida que Flint avait raison. Si c’était vraiment Raistlin, il était probablement occupé par une affaire personnelle et il risquait de ne pas apprécier qu’on le dérange. Encore que…

Tass soupira et continua son chemin, flanquant des coups de pied dans les cailloux. Palanthas était une ville qui valait vraiment le détour. Renommée pour sa magnificence pendant l’Ère de la Force, elle restait incomparable. La cité avait été construite en cercle sur le pourtour de la vieille ville, composée d’édifices aux vastes montées d’escaliers et aux colonnades majestueuses. Une dizaine d’avenues plantées d’arbres partaient du centre pour aller vers le nord, où se trouvait le port, et vers les différentes portes donnant sur les remparts.

Surmontées de deux élégantes tours de guet, ces portes étaient des merveilles d’architecture. Derrière les remparts de la vieille ville, décorés de bas-reliefs relatant l’histoire de Palanthas, s’était constituée la nouvelle ville, une harmonieuse réplique de l’ancienne. Palanthas se découpant sur le couchant était sans nul doute la plus jolie chose qu’on puisse voir.

Tass fut tiré de ses rêveries par une bourrade de Flint.

— Qu’est-ce qui te prend ? demanda le kender, interloqué.

— Où sommes-nous ? demanda Flint, les deux poings sur les hanches.

— Eh bien nous sommes… Euh… nous sommes, c’est ça, je crois que… En fait, non, nous n’y sommes pas, dit-il en regardant froidement Flint. Comment as-tu fait pour te perdre ?

— MOI ? explosa le nain. C’est toi, le guide et le spécialiste des cartes. Toi, le kender qui connaît la ville comme sa poche !

— J’étais absorbé dans mes réflexions, dit Tass d’un ton conciliant.

— Dans quoi ? gronda Flint.

— Je remuais de profondes pensées, répondit Tass d’un ton blessé.

— Oh et puis ça m’est égal après tout, bougonna Flint en fonçant droit devant lui.

Il n’aimait pas la façon dont tournaient les choses.

— C’est bizarre, dit Tass comme s’il avait lu dans l’esprit du nain, mais cet endroit me paraît bien désert, comparé aux autres rues de Palanthas. Je me demande…

Son regard erra sur les façades lisses.

— Mais non, répliqua Flint. Nous avons seulement pris le même chemin en sens inverse.

— Bon, allons-y ! dit Tass en s’engageant dans une rue déserte. Juste un petit détour, pour voir ce qu’il y en bas. N’oublie pas que Laurana nous a recommandé de repérer les lieux et d’inspecter les fortifications.

— Et il n’y a pas l’ombre d’une fortification aux alentours, tête de linotte ! marmonna Flint en lui emboîtant le pas à contrecœur. Nous sommes au centre de la ville ! Laurana parlait du mur d’enceinte !

— Il n’y a pas de mur autour de la cité, triompha Tass. En tout cas, pas autour de la ville nouvelle. Et si le centre est ici, pourquoi est-ce si désert ? Il doit y avoir une explication, je veux la trouver.

Flint poussa un grognement réprobateur. Le kender commençait à raisonner ; il aurait mieux valu s’asseoir tranquillement quelque part à l’ombre.

Ils s’enfoncèrent en silence dans le dédale de ruelles. Au bout d’un moment, ils se trouvèrent en vue du palais du seigneur de Palanthas. Ses tours étaient reconnaissables de loin. Mais devant eux, tout était plongé dans l’ombre.

Tass collait son nez aux fenêtres des maisons devant lesquelles ils passaient. Bientôt, ils arrivèrent à un carrefour.

— Écoute, Flint, dit le kender, à l’évidence, toutes ces maisons sont vides.

— Abandonnées, souffla Flint en mettant la main sur le manche de sa hache.

— Il règne ici une atmosphère étrange, dit Tass en se rapprochant du nain. Je n’ai pas peur, tu le sais…

— Moi, si. Fichons le camp !

De chaque côté de la rue, les bâtiments semblaient en parfait état. Les Palanthiens devaient être si fiers de leur ville qu’ils entretenaient même les demeures et les boutiques inoccupées. Les rues étaient nettes et débarrassées des ordures, mais il n’y avait personne. Ce doit être un quartier prospère, songea le kender. Et en plein centre de la ville. Pourquoi tout le monde est-il parti ? Cet endroit me fait une drôle d’impression.

— Il n’y a pas un rat ! marmonna Flint en prenant le bras de Tass. Nous en avons assez vu comme ça, partons, maintenant.

— Allons, viens ! fit Tass en se dégageant.

Faisant fi de sa bizarre sensation, il continua son chemin. Il avait fait trois pas quand il s’aperçut qu’il était seul. Il fit volte-face, exaspéré. Flint, debout où il l’avait laissé, le regardait d’un air fâché.

— Je veux juste aller au bouquet d’arbres, là-bas, au bout de la rue, dit Tass en tendant le doigt. Regarde, un simple petit bosquet de chênes tout ce qu’il y a de banal. C’est peut-être un jardin ou un truc dans le genre. Nous pourrions y manger quelque chose…

— Je n’aime pas cet endroit ! décréta irrévocablement Flint. Il me rappelle… le Bois des Ombres, quand Raistlin a parlé aux fantômes.

— Il n’y a que toi comme fantôme ici ! railla Tass, décidé à taire que cet endroit lui rappelait la même chose. Il fait grand jour, nous sommes en plein centre d’une cité, pour l’amour de Reorx…

— Alors pourquoi gèle-t-on ?

— Parce que c’est l’hiver ! cria le kender en agitant les bras. Alors, tu viens ?

Il regarda autour de lui, effrayé de l’écho de ses paroles dans le silence.

Flint poussa un gros soupir. Sourcils froncés, il prit sa hache dans sa main et rejoignit le kender, l’œil aux aguets.

— Nous ne sommes pas en hiver, marmonna le nain entre ses dents, sauf ici.

— Le printemps n’arrivera pas avant quelques semaines, répliqua Tass, heureux de pouvoir discuter pour oublier le poids qu’il avait sur l’estomac.

Mais Flint n’avait aucune envie de se disputer. Mauvais signe. Au bout de la rue, les maisons faisaient place à un petit bois. Comme l’avait dit Tass, c’était un bosquet de chênes, mais certainement les plus hauts que le nain et le kender aient jamais vus sur Krynn.

Au fur et à mesure qu’ils approchaient, la sensation de geler s’accrut. Il faisait encore moins chaud que devant le Mur de Glace. Le pire, c’est qu’il ne faisait froid qu’ici, et c’était insensé ! Pourquoi pas dans le reste de la cité ? Le soleil brillait dans un ciel sans nuages.

Bientôt, leurs doigts s’engourdirent. Incapable de tenir plus longtemps sa hache, Flint la remit dans son dos. Tass claquait des dents et tremblait de tous ses membres. Ses oreilles en pointe étaient devenues insensibles.

— Partons d’ici, bégaya le nain, les lèvres violettes.

— Nous sommes à l’ombre des façades, dit Tass, allons au soleil, ça ira mieux.

— Rien sur Krynn ne peut nous protéger d’un froid pareil ! répliqua Flint en sautillant sur place.

— Nous n’avons que quelques pas à faire…, bégaya le kender en continuant d’avancer.

Mais Flint ne le suivit pas. La tête rentrée dans les épaules, il restait figé sur place.

Il faut rebrousser chemin, se dit Tass. Mais il en était incapable. La curiosité, première cause de mortalité chez les kenders, le poussait en avant.

Tass arriva à la lisière du bois de chênes. Là, le cœur lui manqua. Les kenders ne connaissaient pas la peur. Cela lui avait permis d’aller aussi loin. À présent, il était en proie à une terreur irraisonnée, dont il faisait l’expérience pour la première fois. Il en ignorait la cause, mais elle se trouvait dans le bois de chênes.

Ce ne sont que des arbres, se dit-il en tremblant. J’ai parlé à des spectres dans le Bois des Ombres. J’ai été confronté à trois ou quatre dragons. J’ai détruit un orbe draconien. Rien de plus normal que des chênes ! J’ai été emprisonné dans le château d’un magicien. J’ai vu un démon venu des Abysses. Là, ce ne sont que des arbres !

Pas à pas, Tass gagna la lisière du bosquet. Il ne s’aventura pas plus loin. Il avait devant lui les profondeurs du bois.

Le cœur battant à tout rompre, il fit volte-face et se mit à courir.

Voyant le kender revenir à toute allure, Flint pensa que la fin du monde était arrivée. Quelque chose d’abominable allait surgir de cet amas d’arbres inoffensifs. Il se retourna si vite qu’il glissa et s’étala sur le pavé. En passant, Tass l’attrapa par la ceinture et le releva. Tous deux dévalèrent la rue comme si le diable était à leurs trousses. Flint, qui entendait déjà le vacarme d’un monstre lancé à sa poursuite, n’osait pas se retourner. La vision de la créature à la gueule ouverte lui donnait des ailes. Ils atteignirent le bout de la rue.

Il faisait chaud, le soleil brillait.

Les deux fuyards entendirent le brouhaha montant des ruelles pleines de monde. Hors d’haleine, Flint s’arrêta et jeta un coup d’œil dans la rue qu’ils venaient de quitter. Elle était déserte.

— Qu’est-ce que c’était ? souffla-t-il.

Le kender était pâle comme un mort.

— Une tour…, bégaya Tass.

Flint ouvrit de grands yeux.

— Une tour ? répéta-t-il, incrédule. J’ai couru comme un dératé à m’éclater les poumons pour une tour ? Tu ne vas pas me dire qu’une tour te poursuivait ?

— Oh, non, admit le kender, elle se trouvait là, tout simplement. Mais je n’ai jamais vu une chose aussi horrible de ma vie, avoua-t-il gravement.


— Ce doit être la Tour des Sorciers, dit le seigneur de Palanthas à Laurana qui conversait avec lui dans la salle des cartes du palais. Rien d’étonnant que ton jeune ami ait été terrifié. Je suis surpris qu’il se soit risqué à aller si loin.

— C’est un kender, répondit Laurana en souriant.

— Ah bon, tout s’explique. Je dois dire à ce propos que j’ai pensé à quelque chose. Nous pourrions l’engager pour travailler aux abords de la Tour. Nous avons dû payer des fortunes pour envoyer des gens entretenir ce quartier. Mais je doute que les habitants de Palanthas se réjouissent de l’apparition d’un bataillon de kenders dans leur ville.

Les mains croisées dans le dos, Amothus, seigneur de Palanthas, arpentait la pièce en compagnie de Laurana, qui trébuchait sans cesse sur la longue tunique offerte par les Palanthiens. Ils avaient tenu à ce qu’elle la porte. C’était gentil de lui avoir donné une robe. Elle savait bien qu’ils avaient été horrifiés de voir une princesse du Qualinesti vêtue d’une armure, de surcroît cabossée et tachée de sang. Laurana n’avait pas le choix : il fallait qu’elle accepte de porter la robe. Si elle voulait qu’ils l’aident, elle ne pouvait se permettre d’offenser les Palanthiens. Dépouillée de son armure et de son épée, elle se sentait néanmoins fragile et sans défense.

C’était aussi à cause des généraux de l’armée palanthienne, les commandants temporaires des Chevaliers de Solamnie, et des notables, les conseillers au sénat, qu’elle se sentait en position de faiblesse. À chaque regard qu’ils posaient sur elle, elle réalisait qu’elle n’était pour eux qu’une femme imitant les soldats. Oui, elle s’était bien débrouillée. Elle avait joué à la guerre et elle avait gagné. À présent, retour aux fourneaux…

— C’est quoi exactement, la Tour des Sorciers ? demanda Laurana.

Après une semaine de négociations avec le seigneur, qui avait tendance à vagabonder en pensée, elle avait appris à le ramener au sujet de ses préoccupations.

— Ah oui ! Eh bien, on peut la voir de cette fenêtre, si tu y tiens, répondit le seigneur à contrecœur.

— J’aimerais bien que tu me la montres, déclara Laurana.

Avec un haussement d’épaules, Amothus conduisit Laurana vers une fenêtre aux rideaux fermés. Les autres offraient sur le paysage une vue à couper le souffle.

— C’est à cause de la Tour que ces rideaux sont tirés, dit le seigneur. C’est dommage. Avant que la Tour soit devenue un objet maudit, cette vue était la plus belle qu’on puisse avoir sur la ville…

Il tira les rideaux d’une main tremblante. Surprise qu’il manifestât une telle émotion, Laurana regarda le paysage qui s’étendait sous ses yeux. Elle en eut le souffle coupé. Le soleil disparaissait derrière les montagnes couronnées de neige, embrasant le ciel de pourpre et d’incarnat. Le couchant illuminait la blancheur du marbre des coupoles. Laurana n’avait jamais imaginé qu’il puisse exister quelque chose d’aussi beau ailleurs que dans son cher Qualinesti.

Son attention fut attirée par un point sombre qui scintillait comme une perle noire. C’était une haute tour de pierre qui se détachait sur un fond de maisons blanches. Ses tourelles tombaient en ruine et ses fenêtres n’étaient plus que des trous sombres, aveugles au spectacle du monde. Elle était entourée d’une clôture noire. Laurana crut voir bouger sur les grilles quelque chose qui lui fit penser à un grand oiseau pris au piège. Au moment où elle allait attirer sur l’objet l’attention d’Amothus, il tira le rideau en frissonnant.

— Je suis désolé, je ne supporte pas ce spectacle. C’est trop éprouvant. Dire que nous vivons cela depuis des siècles…

— Je ne trouve pas ça si terrible, avoua Laurana. La Tour… me semble en quelque sorte avoir sa place. La ville est très belle, mais d’une telle perfection que je m’en rends même plus compte. Cette Tour rompt l’harmonie et en fait ressortir la beauté, comprends-tu ce que je veux dire… ?

À en croire l’expression ahurie du seigneur, il n’avait pas vraiment saisi. Laurana poussa un petit soupir ; la vue qu’offrait cette fenêtre exerçait sur elle une étrange fascination.

— Quel malheur a donc frappé la Tour ? demanda-t-elle.

— C’est arrivé pendant le… Oh ! voilà quelqu’un qui saura te le raconter beaucoup mieux que moi, répondit Amothus, soulagé. Pour être honnête, je n’aime pas parler de cette histoire.

— Astinus, de la Bibliothèque de Palanthas ! annonça le serviteur.

Laurana fut surprise de voir que tout le monde s’était levé, y compris les généraux et les nobles. Tant d’égard pour un bibliothécaire ? Elle s’étonna encore davantage quand elle les vit s’incliner devant l’historien qui avançait dans la salle. Dans sa confusion, elle en fit autant. Princesse du Qualinesti, elle ne devait s’incliner que devant son père, l’Orateur du Soleil. Mais en voyant l’homme de plus près, elle eut le sentiment que la révérence était justifiée.

Astinus marchait avec un aplomb et une assurance tels qu’il avait dû passer sa vie auprès des rois et des dieux. Il pouvait avoir la cinquantaine, mais quelque chose en lui restait sans âge. Son visage sans aspérité semblait taillé dans le marbre. Son expression froide déplut d’abord à Laurana. Puis elle remarqua ses yeux pétillants de vie, comme s’ils abritaient des milliers d’âmes.

— Tu es en retard, Astinus, plaisanta respectueusement le seigneur Amothus.

Tout le monde resta debout jusqu’à ce que l’historien s’asseye. Avec un sentiment mitigé, Laurana se laissa tomber dans son siège devant la grande table ronde qui occupait le milieu de la salle.

— J’ai eu beaucoup à faire, répondit Astinus d’une voix qui semblait sortir d’un puits.

— J’ai entendu dire que tu avais été importuné, dit Amothus, rouge de confusion. Je te prie de m’en excuser. Je me demande comment ce jeune homme a pu se trouver sur le perron dans un état si misérable. Je regrette que tu n’aies rien dit, nous aurions fait enlever le corps…

— Cela n’a aucune importance, coupa Astinus en jetant un coup d’œil à Laurana. L’affaire a été réglée. Tout est fini maintenant.

— Mais… euh… qu’est devenu le corps ? demanda Amothus d’un ton hésitant. Je sais à quel point c’est pénible, mais je dois m’assurer que les lois sanitaires ont été respectées…

— Je pourrais peut-être revenir quand cette conversation sera terminée, coupa Laurana.

— Quoi ? Tu veux t’en aller ? Mais tu viens juste d’arriver…

— Je crois que notre conversation choque la princesse, fit remarquer Astinus. Les elfes, tu n’es pas sans l’ignorer, ont un respect extrême de la vie. Chez eux, on ne parle pas de la mort de façon si brutale.

— Ciel ! s’exclama Amothus, écarlate, en se levant pour baiser la main de Laurana. Je te supplie de m’excuser, ma chère. Je suis un rustre. Pardonne-moi, et s’il te plaît, reste assise. Apportez du vin à la princesse, héla-t-il.

— Vous parliez de la Tour des Sorciers lorsque je suis entré. Qu’en sais-tu ? demanda Astinus, les yeux plongés dans ceux de Laurana.

Transpercée par ce regard, elle but une gorgée de vin en regrettant amèrement d’avoir abordé le sujet.

— En fait, nous devrions peut-être revenir à ce qui nous occupe, dit-elle timidement. Je suis sûre que les généraux s’inquiètent du retour de leurs troupes et je…

— Que sais-tu de la Tour ? répéta Astinus.

— Moi ? Euh… Pas grand-chose, bredouilla Laurana comme une élève intimidée par un professeur sévère. J’avais un ami, je veux dire une relation, qui a subi les Épreuves de la Tour des Sorciers de Wayreth, mais il est…

— Raistlin de Solace, je crois, laissa tomber Astinus, imperturbable.

— Oui, exactement ! s’écria Laurana, surprise. Comment se fait-il…

— Je suis historien, jeune dame. Mon travail est de tout savoir, répondit Astinus. Je vais te raconter l’histoire de la Tour de Palanthas. Tu ne perdras pas ton temps, Lauralanthalasa, car elle est liée à la tienne. (Il fit un geste vers les généraux.) Vous, là-bas, ouvrez les rideaux. Vous masquez la plus belle vue qui soit, comme l’a dit la princesse avant que j’entre. Bon ! Voici l’histoire de la Tour des Sorciers de Palanthas.

« Mon récit commence à l’époque qu’on a appelée après coup celle des Batailles Perdues. Pendant l’Ère de la Force, le Prêtre-Roi d’Istar commença à voir des ennemis partout. Il trouva un nom à ses peurs irraisonnées : les magiciens ! Il les craignait, et se méfiait de leur pouvoir. Comme il ne les comprenait pas, il se sentait menacé par leur savoir et leur puissance.

« Il lui fut facile de monter le peuple contre eux. On respectait les magiciens, mais on n’avait pas confiance, parce qu’ils comptaient dans leurs rangs les représentants des trois puissances de l’univers : les Robes Blanches du Bien, les Robes Rouges de la Neutralité, et les Robes Noires du Mal. Contrairement au Prêtre-Roi, eux savaient que l’équilibre du monde repose sur ces trois puissances, et que le rompre entraînerait le chaos.

« Donc le peuple se souleva contre les magiciens. Les premières cibles de leur colère furent bien entendu les cinq Tours des Sorciers où se concentrait la puissance de l’Ordre. C’est là que les jeunes magiciens subissaient les Épreuves, du moins les plus audacieux d’entre eux. Ces Épreuves étaient redoutables et dangereuses. L’échec était sanctionné de mort. »

— La mort ! répéta Laurana, incrédule. Alors Raistlin…

— A risqué sa vie pour pouvoir subir l’Épreuve. Il a bien failli payer le prix fort. Mais ceci est une autre histoire… En raison de cette sévérité, les Tours faisaient l’objet de sombres rumeurs. En vain, les magiciens expliquèrent qu’elles étaient des lieux d’études et que tous les apprentis n’étaient nullement tenus de risquer leur vie. Les mages n’y conservaient que leurs livres d’incantations, leurs grimoires et leurs instruments. Personne ne les crut. Le Roi-Prêtre et ses adeptes, pour servir leurs ambitions, firent circuler des histoires de rituels macabres et de sacrifices humains qui se propagèrent rapidement parmi le peuple.

« Un jour, la populace se révolta contre les magiciens. Pour la seconde fois dans l’histoire de l’Ordre, les différentes Robes firent alliance. Les mages s’étaient unis une première fois lors de la création des orbes draconiens, qui contenaient l’essence du Bien et du Mal. Ensuite ils s’étaient séparés mais se retrouvèrent pour faire face au danger.

« Les magiciens détruisirent eux-mêmes deux de leurs Tours pour éviter que leurs secrets tombent aux mains du peuple, qui, dans son ignorance, en aurait fait mauvais usage. La destruction de ces deux Tours dévasta le pays alentour. Le Prêtre-Roi prit peur, car il y avait une Tour à Istar, et une autre à Palanthas. Personne ne se souciait de la troisième, qui se dressait loin de toute civilisation.

« Sous couvert de piété, le Prêtre-Roi tenta de se rapprocher des magiciens. S’ils laissaient leurs deux Tours intactes, ils pourraient emmener leurs livres et leurs instruments dans la troisième, la Tour de Wayreth. À regret, ils acceptèrent son offre. »

— Mais pourquoi ne se sont-ils pas défendus ? coupa Laurana. J’ai eu l’occasion de voir Raistlin et Fizban quand ils se fâchent ! Je peux imaginer ce qu’arriveraient à faire des mages chevronnés !

— Ah ! ne m’interromps pas, et écoute bien ce que je vais te dire, Laurana. Ton jeune ami Raistlin s’épuisait déjà en lançant de petits sorts. Dès qu’un charme est lancé, il déserte la mémoire pour toujours ; il faut donc lire et relire les livres pour les savoir par cœur. Ceci s’applique aux plus grands magiciens.

C’est ainsi que les dieux nous protègent de ceux qui pourraient devenir trop puissants. Les magiciens ont besoin de sommeil pour pouvoir se concentrer ; ils doivent étudier tous les jours. Comment auraient-ils pu soutenir un siège ? D’ailleurs, pouvaient-ils détruire leur propre peuple ?

« Ils préférèrent accepter l’offre du Prêtre-Roi. Même les mages Noirs, qui ne tenaient guère compte du peuple, furent forcés d’admettre qu’ils seraient vaincus et que leur savoir en magie serait perdu pour toujours. Ils se retirèrent de la Tour d’Istar, que le Prêtre-Roi s’empressa d’occuper. Ensuite, ils quittèrent celle de Palanthas, dont l’histoire est terrible. »

Le visage d’Astinus, jusque-là impénétrable, prit une expression d’austère gravité.

— Je me rappelle cette journée comme si c’était hier. Les mages m’avaient apporté leurs livres et leurs grimoires pour que je les conserve dans la bibliothèque. Car il y en avait tant qu’ils ne pouvaient tous les emmener à Wayreth. En me les confiant, ils savaient qu’ils seraient en sécurité. Bon nombre des ces livres ne pouvaient être consultés, car ils étaient scellés par un sort dont la Clé… avait été perdue. La Clé…

Astinus s’abîma dans de sombres pensées. Comme pour les chasser, il hocha la tête et reprit son récit :

— Devant le peuple de Palanthas rassemblé au grand complet, le maître suprême de l’Ordre, un mage des Robes Blanches, ferma les portes d’or de la Tour et les verrouilla avec une clé d’argent. Le seigneur de Palanthas le regarda faire avec impatience. Tout le monde savait qu’il avait l’intention de s’installer dans la Tour, comme son mentor le Prêtre-Roi l’avait fait à Istar, alléché par les légendes extraordinaires qui circulaient à son sujet.

« La Tour des Sorciers était réputée être le plus bel édifice de Palanthas. Quand on voit ce qu’elle est devenue…»

— Qu’est-il arrivé ? demanda Laurana.

Elle frissonna. Le soir tombait et l’obscurité commençait à envahir la salle. Si seulement on avait allumé les chandelles !

— Le magicien allait remettre la clé d’argent au seigneur, quand un mage des Robes Noires apparut à une fenêtre de la Tour. Aux gens qui le regardaient avec effroi, il cria : « Les portes resteront fermées et la Tour demeurera vide jusqu’au jour où le maître du passé et du présent aura recouvré ses pouvoirs ! » Puis il se jeta par la fenêtre. Il s’empala sur les grilles d’or et d’argent en jetant un sort. Son sang se répandit sur le sol, les portes et les grilles se tordirent et noircirent. La Tour éclatante de blancheur devint grise et ses tourelles noires tombèrent en ruine.

« Terrifiés, le seigneur et son peuple s’enfuirent. Depuis ce jour, personne n’ose approcher la Tour de Palanthas. Même le kender a dû renoncer, dit Astinus en souriant, lui qui n’a peur de rien en ce monde. La malédiction est si puissante qu’elle tient tous les mortels éloignés…»

— Jusqu’à ce que le maître du passé et du présent revienne, murmura Laurana.

— Bah ! Ce mage des Robes Noires était un fou, dit le seigneur Amothus. Personne n’est maître du passé et du présent. À part toi peut-être, Astinus…

— Je ne suis maître de rien ! répliqua Astinus d’une voix si caverneuse que les yeux de l’auditoire s’arrondirent. Je suis la mémoire du passé et le témoin du présent. Et je ne cherche pas à dominer quoi que ce soit !

— Un fou, comme je le disais, ce mage, fit le seigneur en haussant les épaules. Et maintenant nous sommes obligés de vivre avec cet édifice, puisque personne ne peut s’en approcher assez pour le démolir.

— Je pense que ce serait dommage de démolir la Tour, dit doucement Laurana, elle appartient au paysage…

— Elle lui appartient bel et bien, en effet, jeune fille, répondit Astinus en la regardant étrangement.

La nuit tombait. Bientôt la Tour serait engloutie dans les ténèbres tandis que la ville s’illuminerait. Palanthas est un défi au ciel constellé d’étoiles, pensa Laurana, mais en son cœur restera toujours une tache sombre.

— Quelle terrible histoire, murmura-t-elle, ayant l’impression qu’il fallait dire quelque chose car Astinus la fixait obstinément. Et cette chose noire qui flotte sur les grilles…

Horrifiée de ce qu’elle venait de comprendre, elle arrêta net.

— Un fou, complètement fou, répéta le seigneur Amothus d’un air sinistre. Oui, c’est ce qui reste du corps du mage. Du moins on le suppose. Personne n’a réussi à venir assez près pour s’en assurer.

Laurana tremblait. Consciente que cette lugubre histoire viendrait hanter ses nuits, elle aurait préféré ne l’avoir jamais entendue.

Et elle avait un lien avec sa destinée !

Irritée, elle chassa cette pensée de son esprit. Tout cela n’avait pas d’importance. Elle n’allait pas perdre son temps avec ces balivernes. Son avenir ne s’annonçait pas si brillant qu’il faille y ajouter des contes cauchemardesques.

Comme s’il avait lu dans ses pensées, Astinus se leva et réclama des chandelles.

— Allons, dit-il froidement, le passé est achevé. Ton avenir n’appartient qu’à toi. Et il nous reste encore beaucoup à faire jusqu’à demain matin.

7 A la tête des Chevaliers

— Tout d’abord, je dois lire le message du seigneur Gunthar, que j’ai reçu il y a quelques heures.

Le seigneur de Palanthas sortit un parchemin des plis de sa robe de brocart et l’étendit sur la table. Il l’éloigna de ses yeux pour parvenir à déchiffrer les caractères.

Certaine que c’était une réponse au message qu’elle avait fait envoyer deux jours auparavant par le seigneur Amothus, Laurana se mordait les lèvres d’impatience.

— Il est un peu froissé, s’excusa Amothus en s’efforçant de lire. Les griffons que les seigneurs elfes nous ont si aimablement prêtés sont incapables d’apporter les messages sans les froisser. Ah ! voilà, j’y suis : « Du seigneur Gunthar au seigneur Amothus, avec ses hommages. » Quel homme charmant, ce Gunthar ! Il est venu l’année dernière, pour les Fêtes de l’Aube du Printemps, qui d’ailleurs, ma chère Laurana, auront lieu dans trois semaines. Nous feras-tu la grâce d’y assister ?

— Je serais extrêmement heureuse, seigneur, que nous soyons tous là dans trois semaines, répondit la jeune elfe, s’efforçant de rester calme.

Le seigneur Amothus battit des paupières et sourit d’un air indulgent.

— Évidemment, les armées draconiennes… Bien ! Je continue de lire. « Je suis très peiné des pertes qu’a subies la chevalerie. Je suis particulièrement touché par la mort de trois de nos meilleurs chefs : Dirk Gardecouronne, chevalier de la Rose, Alfred MarKenin, chevalier de l’Épée, et Sturm de Lumlane, chevalier de la Couronne. » Lumlane. C’était un ami proche, je crois, chère Laurana ?

— Oui, mon seigneur, murmura Laurana, s’abritant des regards sous le rideau de ses cheveux dorés.

Sturm avait été enterré récemment dans la Chambre de Paladine, sous les ruines de la Tour du Grand Prêtre. Ce souvenir ravivait la douleur de la jeune elfe.

— Continue ta lecture, Amothus, ordonna Astinus. Je ne peux me permettre d’interrompre si longtemps mon travail.

— Certainement, répondit le seigneur en rougissant. « Cette tragédie place l’Ordre dans une situation inhabituelle. La chevalerie compte désormais une majorité de membres de la Couronne, l’Ordre le moins élevé. En clair, il nous reste surtout des jeunes gens sans expérience, qui participaient pour la première fois à une bataille. Pour assumer le commandement, nous n’avons plus de chevalier satisfaisant aux critères de la Loi. Il nous faut cependant un chef à la tête de chaque Ordre. »

Le seigneur s’arrêta et s’éclaircit la voix. Il y eut un flottement dans la salle. Mal à l’aise, les chevaliers présents se retournèrent sur leur siège. Laurana soupira doucement. Je t’en prie, Gunthar, choisis quelqu’un d’avisé. Les intrigues politiques ont causé la mort de tant de braves !

— « Par conséquent, je confie le commandement des chevaliers solamniques à Lauralanthalasa, de la maison royale du Qualinesti. »

Le seigneur Amothus fit une pause, comme s’il n’était pas sûr d’avoir bien lu. Laurana n’en croyait pas ses oreilles, les chevaliers non plus. Visiblement, ils n’en revenaient pas.

Pour lui-même, Amothus lut et relut le parchemin. Entendant Astinus murmurer d’impatience, il reprit à voix haute.

— «… Car c’est la seule personne rompue à la bataille qui connaisse le maniement des Lancedragons. J’atteste la validité de cet écrit par le sceau que j’y appose. Seigneur Gunthar Uth Wistan, Maître des Chevaliers de Solamnie. » Je te félicite, ma chère, je devrais dire plutôt « mon général »…

Laurana resta figée sur son siège. La colère la saisit, et elle fut sur le point quitter la salle. Les images du cadavre décapité d’Alfred MarKenin, du malheureux Dirk pris de folie, des yeux sereins de Sturm, et de tous les corps alignés dans la Tour lui étaient revenues à l’esprit…

Maintenant, c’était à elle d’assurer le commandement. Elle, la fille d’une maison royale. Trop jeune encore pour se soustraire à la tutelle de son père. Une enfant gâtée qui s’était enfuie pour courir après son amour d’enfance, Tanis Demi-Elfe. La petite fille avait grandi. La peur, la douleur, la souffrance, le chagrin, les soucis l’avaient rendue, à certains égards, plus vieille que son père.

Elle tourna son regard vers les chevaliers. Markham et Patrick échangeaient des regards qui en disaient long. Ils étaient parmi les plus anciens chevaliers de la Couronne et ils s’étaient battus avec bravoure à la Tour du Grand Prêtre. Pourquoi le seigneur Gunthar ne les avait-il pas choisis, comme elle le lui avait recommandé ?

La mine sombre, le seigneur Patrick se leva.

— Je ne puis accepter cette décision, dit-il d’une voix basse. Dame Laurana est une vaillante guerrière, c’est certain, mais elle n’a jamais commandé des hommes dans une bataille.

— Et toi, jeune chevalier ? demanda Astinus, impénétrable.

Patrick rougit jusqu’aux oreilles.

— Non. Mais c’est différent. Elle est une f…

— Vraiment, Patrick ? s’esclaffa le seigneur Markham. (À l’opposé de son compagnon, c’était un jeune homme gai et insouciant.) Ce ne sont pas quelques poils sur la poitrine qui feront de toi un général. Calme-toi ! C’est une décision politique. Gunthar a fait un choix avisé.

Laurana rougit. Il avait raison. Gunthar pouvait compter sur elle : il avait besoin de temps pour reconstruire la chevalerie et s’imposer comme son chef.

— Mais c’est sans précédent ! argumenta Patrick en évitant le regard de Laurana. La Loi ne permet pas aux femmes…

— Tu te trompes, laissa tomber froidement Astinus. Il existe un précédent. Au cours des Premières Guerres Draconiennes, une jeune femme a rejoint la chevalerie après la mort de son père et de ses frères. Elle s’est vaillamment hissée jusqu’à l’Ordre de l’Épée et elle est morte au combat, pleurée par ses frères d’armes.

Il y eut un silence. Le seigneur Amothus avait pratiquement disparu sous la table quand Markham avait fait allusion à la poitrine velue de Patrick, qu’Astinus fixait d’un œil glacial. Markham jouait avec sa coupe de vin en adressant des clins d’œil à Laurana. Après un bref conflit intérieur qui se refléta sur son visage, le seigneur Patrick se rassit, les sourcils froncés.

— À notre commandant ! s’écria Markham en levant sa coupe.

Laurana ne fit pas un geste. Elle était devenue commandant. Commandant de quoi ? se demanda-t-elle avec amertume. De ce qu’il restait des cent chevaliers envoyés à Palanthas : moins d’une cinquantaine avaient survécu. Ils avaient remporté une victoire… mais à quel prix ? Un orbe draconien détruit, la Tour du Grand Prêtre en ruine…

— Oui, Laurana, dit Astinus, ils te font ramasser les morceaux.

Elle leva les yeux, effrayée par l’homme étrange qui lisait dans ses pensées.

— Je n’ai jamais voulu ça, murmura-t-elle.

— Je ne crois pas que quelqu’un parmi nous souhaite la guerre, fit Astinus d’un ton ironique. Mais la guerre est là, et tu dois faire ton possible pour la gagner.

Il se leva. Respectueusement, tous l’imitèrent.

Laurana resta assise, les yeux baissés sur la table. Elle sentait peser sur elle le regard d’Astinus et se refusait à lever la tête.

— Es-tu vraiment obligé de nous quitter, Astinus ? demanda Amothus.

— Il le faut. Le travail m’attend. Je n’ai que trop tardé. De nombreuses tâches ennuyeuses vous guettent. Vous n’avez pas besoin de moi pour ça. D’ailleurs vous avez un chef, fit-il avec un geste de la main.

— Quoi ? s’exclama Laurana. Moi ? De quoi parles-tu ? Je suis commandant des chevaliers…

— Ce qui signifie aussi « commandant de l’armée de Palanthas », si tu préfères la formule, dit Amothus. Si Astinus te recommande…

— Je ne recommande personne, coupa sèchement Astinus. Je ne fais pas l’Histoire, je la consigne.

Il s’arrêta. Laurana fut surprise de l’expression triste et soucieuse de son visage.

— C’est vrai, reprit-il, je me suis toujours efforcé de ne pas influencer le cours de l’Histoire. Parfois, j’ai échoué… J’ai seulement fait ce que je devais faire ; je vous ai révélé le passé. Cela vous servira pour l’avenir… ou cela ne vous servira pas.

Il se tourna vers la porte.

— Attends ! s’écria Laurana en se levant.

Elle fit un pas vers lui, mais il l’arrêta d’un regard qui la cloua sur place.

— V…vois-tu tout ce qu’il se passe, balbutia-t-elle, au moment où ça arrive ?

— Oui.

— Alors tu peux me dire où sont les armées draconiennes et ce qu’elles font…

— Bah ! Tu le sais aussi bien que moi ! répondit Astinus en tournant les talons.

Le regard de Laurana fit le tour de la salle. Le seigneur de Palanthas et les généraux la regardaient d’un air amusé. Elle savait qu’elle se comportait en enfant gâtée, mais elle voulait une réponse ! Les serviteurs ouvrirent les portes devant Astinus. Avec un regard de défi, Laurana quitta la table et lui emboîta le pas. L’entendant venir, Astinus s’arrêta sur le seuil.

— J’ai deux questions à te poser, dit-elle doucement.

— Oui, répondit-il. L’une a germé dans ta tête, l’autre dans ton cœur.

— Existe-t-il encore un orbe draconien ?

Astinus ne répondit pas tout de suite. Son visage prit une expression douloureuse qui le vieillit.

— Oui. Il en reste un. Mais il est totalement hors de ta portée. Chasse-le de tes pensées.

— C’est Tanis qui l’a, insista Laurana. L’aurait-il perdu ? Où est Tanis ?

— Chasse-le de tes pensées.

— Qu’est-ce que cela signifie ?

La voix sépulcrale de l’historien fit frémir Laurana :

— Je ne prédis pas l’avenir. Je ne vois que le présent qui se transforme en passé, et cela, depuis que le temps existe. J’ai vu l’amour qui, par sa volonté de tout sacrifier, a redonné espoir au monde. J’ai vu l’amour essayer de supplanter l’orgueil et la soif du pouvoir, et échouer. Le monde s’est assombri à cause de cet échec, mais ce n’est qu’un nuage qui passe devant le soleil. Le soleil et l’amour, eux, sont toujours là. Enfin, j’ai vu l’amour égaré dans les ténèbres. L’amour mal placé, mal compris, car l’amant ne connaissait pas son propre cœur.

— Tu t’exprimes par énigmes, s’insurgea Laurana.

— Vraiment ? fit Astinus en s’inclinant. Bonne chance, Lauralanthalasa. Un dernier conseil : consacre-toi à la tâche qui est tienne et à rien d’autre.

L’historien s’éloigna.

Laurana le regarda partir. Ses paroles résonnaient dans sa tête : « L’amour égaré dans les ténèbres ». Était-ce si énigmatique, ou refusait-elle simplement d’admettre ce qu’Astinus suggérait ?

« J’ai laissé Tanis à Flotsam pour qu’il s’occupe de mes affaires en mon absence », avait dit Kitiara.

Kitiara, le Seigneur des Dragons, l’humaine que Tanis aimait.

La douleur qui étreignait le cœur de Laurana depuis qu’elle avait parlé avec Kitiara disparut, laissant un vide, comme une étoile qui s’éteint dans le ciel. « L’amour égaré dans les ténèbres. » Tanis s’était égaré. Voilà ce qu’Astinus essayait de lui faire comprendre. « Consacre-toi à la tâche qui est tienne. » Oui, elle le ferait, puisqu’il ne lui restait pas d’alternative.

Elle se tourna vers le seigneur de Palanthas et ses généraux et repoussa ses cheveux en arrière d’un geste fier.

— Je prendrai le commandement des armées, dit-elle d’une voix aussi froide que le vide qui s’était fait en elle.


— Ça, c’est de la maçonnerie ! constata Flint d’un air satisfait en tâtant du pied les remparts de la vieille ville. Les nains les ont construits, cela ne fait aucun doute. Regarde comment ces pierres ont été taillées pour s’emboîter parfaitement l’une dans l’autre.

— Époustouflant, dit Tass en bâillant. La Tour a-t-elle été aussi bâtie par les nains ?

— Ne me parle pas de ça ! coupa Flint. Les nains n’ont pas pu construire les Tours des Sorciers. Elles sont l’œuvre des magiciens, qui les ont créées en soulevant les rochers de terre au moyen de leur magie.

— Extraordinaire ! s’exclama Tass, soudain réveillé. J’aurais bien aimé voir ça. Comment…

— Ce n’est rien, comparé aux chefs-d’œuvre exécutés par les nains grâce à des siècles d’expérience et d’habileté ! s’écria Flint, foudroyant le kender du regard. Regarde cette pierre. Tu vois la précision du burin…

— Voilà Laurana, dit Tass, soulagé d’échapper à une nouvelle leçon d’architecture.

Flint abandonna l’inspection de sa pierre. Il vit Laurana, qui marchait vers eux dans le grand couloir sombre menant aux remparts. Elle portait la même armure qu’à la Tour du Grand Prêtre, à présent nette et astiquée de près. Une cascade de cheveux dorés s’échappait de son casque à plume rouge. Le visage baigné par le clair de lune, elle avançait les yeux fixés sur les montagnes qui se découpaient à l’horizon. Cette vision de la jeune elfe arracha un soupir à Flint.

— Elle a changé, dit-il à Tass d’un ton doux. Pourtant les elfes ne changent pas. Te souviens-tu de la première fois que nous l’avons rencontrée au Qualinesti ? Il y a six mois de cela. On dirait que des années ont passé…

— Elle n’a pas surmonté la mort de Sturm, qui ne remonte qu’à une semaine, dit Tass, inhabituellement pensif.

— Il n’y a pas que ça, dit le nain en secouant la tête. C’est lié aussi à sa rencontre avec Kitiara à la Tour du Grand Prêtre. Kitiara a dû dire ou faire quelque chose. Maudite fille ! Je n’ai jamais eu confiance en elle ! Même avant ! Je ne suis pas surpris de la revoir en seigneur draconien ! Je donnerais une montagne de pistoles pour savoir ce qu’elle a pu dire à Laurana qui l’a tant bouleversée. Elle n’était plus que l’ombre d’elle-même après le départ du dragon. Je suis prêt à parier ma barbe que c’est à cause de Tanis.

— Je n’arrive pas à croire que Kitiara est devenue un Seigneur des Dragons. Elle était toujours si… si… Bref, elle était sympathique !

— Sympathique ? tonna Flint, les sourcils froncés. C’est possible. Mais froide et égoïste. Oh ! elle savait être charmante quand elle le décidait. Tanis n’a jamais voulu voir les choses en face. Il a toujours cru qu’il y avait du bon en elle. Lui seul savait quel cœur d’or se cachait sous cette carapace ! Un cœur d’or, tu parles ! De pierre, oui !

— Alors, quelles sont les nouvelles ? demanda Tass d’un ton enjoué quand Laurana arriva près d’eux.

Elle leur sourit, mais comme avait dit Flint, ce n’était plus l’expression innocente avec laquelle elle les avait accueillis sous les peupliers du Qualinesti, mais un sourire semblable à un rayon de soleil hivernal, qui éclairait mais ne réchauffait pas, peut-être parce qu’il manquait dans ses yeux l’étincelle pour l’enflammer.

— Je suis nommée commandant de l’armée, dit-elle d’un ton plat.

— Félicitations…, commença Tass d’une voix qui s’éteignit devant le visage morne de Laurana.

— Il n’y a pas de quoi, répliqua-t-elle avec amertume. Je commande qui ? Une poignée de chevaliers cantonnés dans un bastion en ruine perdu dans les montagnes, et un millier d’hommes postés sur les remparts de la ville. Nous devrions être loin ! Les armées draconiennes sont en train de se regrouper ! Nous pourrions les vaincre facilement. Mais nous n’osons pas nous risquer dans les steppes, même avec les Lancedragons. À quoi servent-elles contre des cracheurs de feu qui volent ? Si seulement nous avions un orbe draconien…

Après un moment de silence, elle poussa un soupir puis dit d’un ton sec :

— Nous n’en avons pas, soit. N’y pensons plus. Nous allons donc attendre sur les remparts de Palanthas jusqu’à ce que mort s’ensuive !

— Écoute, Laurana, fit le nain en se raclant la gorge, les choses ne sont peut-être pas aussi noires que tu les vois. Les murs de la ville sont solides. Un millier d’hommes peuvent facilement les défendre. Des gnomes armés de catapultes gardent le port. Les chevaliers surveillent le seul point de passage des Monts Vingaard, et nous leur avons envoyé des renforts. Il nous reste les Lancedragons, du moins quelques-unes. Gunthar a fait savoir que d’autres arrivaient. Pourquoi n’attaquerions-nous pas les dragons en vol ?

— Ce n’est pas suffisant, Flint ! Nous pouvons tenir tête aux draconiens pendant une semaine ou deux, un mois même. Mais ensuite ? Que ferons-nous quand ils occuperont tout le territoire environnant ? Il ne nous restera plus qu’à nous barricader dans des abris de fortune. Bientôt le monde sera réduit à quelques îlots de lumière au milieu d’un océan de ténèbres. Un jour ou l’autre, l’obscurité nous absorbera.

Laurana appuya sa tête contre le mur.

— Depuis quand n’as-tu plus dormi ? demanda sévèrement Flint.

— Je ne sais plus, répondit-elle. Je mélange le sommeil et la veille. Soit je vis dans une sorte de rêve éveillé, soit je dors debout.

— Va dormir, dit Flint d’un ton qui rappela à Tass son grand-père. Nous nous relaierons pour monter la garde. C’est notre tour.

— Je n’arrive pas à dormir, dit Laurana en se frottant les yeux, réalisant soudain à quel point elle était fatiguée. Je suis venue vous donner des nouvelles. Les dragons ont été repérés au-dessus de la ville de Kalaman ; ils se dirigeaient vers l’ouest.

— Ils avancent dans notre direction, dit Tass.

— D’où vient l’information ? demanda Flint d’un air soupçonneux.

— Des griffons. Allons, ne fais pas cette tête, sourit Laurana devant l’expression dégoûtée de Flint. Les griffons ont été de précieux auxiliaires. Si les contributions de guerre des elfes ne se bornaient qu’à les fournir, ce serait déjà très bien.

— Les griffons sont des bêtes stupides, déclara Flint. Et je leur fais autant confiance qu’aux kenders. D’ailleurs, poursuivit-il au mépris de la mimique indignée de Tass, tout cela n’a aucun sens. Les seigneurs draconiens n’enverront jamais les dragons à l’assaut sans armée pour les soutenir.

— Leurs armées ne sont peut-être pas aussi dispersées que nous le pensons, soupira Laurana. Ou les dragons auront été envoyés pour dévaster la ville, démoraliser les habitants et laisser le pays en ruine. Je ne sais pas. Regardez, la nouvelle se répand comme une traînée de poudre.

Flint vit des soldats qui auraient dû être relevés encore à leur poste, les yeux fixés sur l’est, où les cimes enneigées de la montagne rosissaient sous le soleil levant. Ils parlaient à voix basse avec leurs camarades pour avoir des informations.

— C’est ce que je craignais, soupira Laurana. La nouvelle va déclencher une panique ! J’ai recommandé au seigneur Amothus de ne pas la divulguer, mais les Palanthiens sont incapables de tenir leur langue ! Voilà ! Je vous l’avais bien dit !

Du haut des remparts, les trois amis virent les rues s’emplir de monde. Apercevant des gens mal réveillés et à moitié habillés courir d’une porte à l’autre, Laurana comprit que la nouvelle se répandrait à toute vitesse.

Ses yeux verts s’enflammèrent de colère.

— Maintenant, il va falloir dégarnir les remparts pour envoyer les hommes rétablir l’ordre dans la ville ! Je n’ai aucune envie que les soldats soient dans les rues quand les dragons attaqueront. Vous, venez avec moi !

D’un geste, elle rassembla les soldats et les emmena avec elle. Flint et Tass la virent disparaître dans l’escalier, puis marcher vers le palais du seigneur. Bientôt les rues fourmillèrent de patrouilles qui s’efforçaient de faire rentrer les habitants dans leurs maisons.

— Quel beau travail ! ricana Flint.

Les rues étaient bondées. Penché au-dessus des remparts, Tass secoua la tête.

— Aucune importance, dit-il d’un ton las. Regarde donc, Flint…

Le nain grimpa sur le mur et prit place à côté du kender. Déjà les hommes avaient saisi leurs arcs et leurs javelots, qu’ils brandissaient en criant. Ici et là, apparaissait la pointe d’une Lancedragon étincelant à la lumière des torches.

— Combien sont-ils ? demanda Flint.

— Dix, répondit Tass. Sur deux rangs. Des gros. Il y a peut-être même le rouge qu’on a vu à Tarsis. Je n’arrive pas à discerner les couleurs dans la lumière de l’aube, mais je vois les cavaliers. Il y a peut-être un seigneur. Kitiara…, qui sait ? Ouah ! fit Tass, assailli par une idée subite. J’espère que cette fois je pourrai lui parler. Cela doit être intéressant d’être un seigneur…

Ses paroles se perdirent dans le bruit des cloches qui sonnaient le tocsin dans toutes les tours de la ville. Dans les rues, les gens levèrent le nez vers les soldats qui bandaient leurs arcs sur les remparts. Au loin, Tass vit Laurana sortir du palais, suivie du seigneur et de ses généraux. Visiblement, elle était furieuse. Elle fit de grands gestes vers les cloches, sans doute pour qu’elles s’arrêtent. Mais il était trop tard.

La terreur s’était emparée du peuple de Palanthas. Les soldats inexpérimentés ne montraient pas plus de sang-froid que les civils. Cris, gémissements et vociférations produisaient un vacarme épouvantable. Le sinistre souvenir de Tarsis revint à l’esprit de Tass. Il se rappela les gens piétinés à mort, les maisons en flammes.

Le kender se tourna vers Flint.

— Finalement, je crois que je ne vais pas parler à Kitiara, dit-il en mettant une main en visière pour regarder venir les dragons. Je n’ai plus envie de savoir ce qu’est un Seigneur des Dragons, parce que ça doit être affreux… Attends…

Tass avait les yeux fixés sur l’est. Penché pour voir le plus loin possible, il faillit basculer dans le vide.

— Flint ! cria-t-il en agitant les bras.

— Qu’est-ce qu’il y a ? grinça le nain.

Il attrapa le kender par son pantalon bleu et le fit descendre du mur.

— C’est comme à Pax Tharkas ! lança Tass, survolté. Comme dans la tombe de Huma ! Comme l’a dit Fizban ! Ils sont venus ! Ils sont venus !

— Mais de qui diable parles-tu ? hurla Flint, exaspéré.

Sautant sur place d’excitation, ses sacoches dansant autour de lui, Tass volta sur ses talons sans répondre et fila comme une flèche, laissant sur place le nain écumant de rage.

— « Ils sont là ! » Mais qui est là, tête de linotte ? brailla-t-il à qui mieux.

— Laurana ! trompeta le kender de sa voix suraiguë. Laurana, ils sont venus ! Ils sont là ! Comme Fizban l’avait dit ! Laurana !

À bout de souffle, Flint abandonna sa course au kender et se retourna vers l’est. Il glissa la main dans sa poche et en sortit une paire de lunettes. S’assurant que personne ne le voyait, il les chaussa.

Il distinguait ce qui n’était auparavant qu’une vapeur rose sur la barre sombre des montagnes. Le nain sentit un sanglot lui nouer la gorge. Vite, il rangea les lunettes dans sa poche. Il les avait mises assez longtemps pour voir dans la lumière de l’aube scintiller des écailles d’argent sur les ailes des dragons.

— Baissez vos armes, les gars, dit Flint aux soldats, s’essuyant les yeux avec son mouchoir. Rendons grâce à Reorx. À présent, il nous reste une chance !

8 Le serment des dragons

Dans les battements de leurs ailes argentées qui illuminaient l’aube, les dragons se posèrent aux abords de la cité de Palanthas. La ville entière se précipita sur les remparts pour admirer les magnifiques créatures.

La population avait d’abord protesté contre ces immenses animaux qui lui faisaient peur. Laurana avait assuré, en vain, qu’ils n’étaient pas méchants. Alors Astinus en personne avait quitté sa bibliothèque pour informer le seigneur Amothus que ces dragons-là ne feraient aucun mal. Non sans réticence, les gens avaient fini par baisser leurs armes.

Jusque-là, le peuple ne croyait pas aux dragons. Très vite, Laurana comprit qu’il acceptait tout ce que disait Astinus, quoi qu’il raconte.

Les habitants de Palanthas commencèrent à apprécier les dragons quand ils virent Laurana franchir les portes pour aller à leur rencontre, puis tomber dans les bras d’un de leurs cavaliers.

— Qui est cet homme ? Qui nous a envoyé les dragons ? Pourquoi se sont-ils dérangés ?

Penchés sur les remparts, les gens se bousculaient en s’interrogeant mutuellement.

Tandis que Laurana accueillait le premier cavalier, une femme aux cheveux d’argent descendit de son dragon. Laurana l’embrassa aussi. Ensuite, à la stupéfaction générale, Astinus les emmena tous trois dans la bibliothèque. Les Esthètes refermèrent aussitôt les portes sur eux.

Jetant des coups d’œil méfiants aux dragons postés devant les remparts, le peuple continua à se poser des questions.

Soudain les cloches se remirent à carillonner. Le seigneur Amothus convoquait la population. Tout le monde quitta les remparts pour s’entasser sur la grand-place du palais.

Amothus apparut au balcon pour répondre aux questions.

— Ce sont des dragons d’argent, cria-t-il, qui viennent de se joindre à nous pour combattre les mauvais dragons, comme dans la légende de Huma. Ils ont été conduits jusqu’ici par…

Des cris de joie et des vivats avaient éclaté en salves tonitruantes. Les cloches s’étaient remises à sonner. Les gens affluèrent dans les rues en dansant et chantant. Après cet essai infructueux, le seigneur renonça à son discours. Il décréta un jour férié et rentra dans son palais.


Ce qui suit est un extrait de « Chroniques, une histoire de krynn », rapporté par astinus de Palanthas. Le passage est répertorié sous le titre : « le serment des dragons ».

En écrivant ces mots, moi Astinus, je suis en face du seigneur elfe Gilthanas, le fils cadet de Solostaran, Orateur du Soleil, et seigneur du Qualinesti. Gilthanas ressemble beaucoup à sa sœur Laurana. Tous deux ont les traits délicats et sans âge qui caractérisent les elfes. Mais ils sont différents de leurs congénères, car ils portent la marque d’une tristesse étrangère aux autres elfes de Krynn. Je crains qu’avant la fin de la guerre, nombreux soient leurs semblables dont le visage affichera cette expression. Ce n’est peut-être pas une mauvaise chose, car ils apprendront ainsi qu’ils font partie du monde, et qu'ils ne sont pas au-dessus de lui.

D’un côté de Gilthanas est assise sa sœur, de l’autre une des plus belles créatures que j’aie jamais vues sur Krynn. Elle n’est pas née d’une femme, elfe ou autre, car c’est un dragon d’argent, la sœur de la bête qu’aimait Huma, le premier Chevalier de Solamnie. Le destin de Silvara fut aussi de tomber amoureuse d’un mortel. Mais au contraire de Huma, Gilthanas n’accepte pas son destin. Il la regarde…, elle le regarde. Au lieu d’amour, je sens en lui une colère rentrée qui empoisonne lentement leurs cœurs.

Silvara parle. Sa voix est douce et chantante. La flamme des chandelles fait scintiller sa chevelure argentée et ses grands yeux bleu nuit.

Dans le monument au Dragon d’Argent, j’ai donné à Théros Féral le pouvoir de forger les Lancedragons, dit Silvara. Avant qu’ils emmènent les lances au Conseil de Blanchepierre, j’ai passé beaucoup de temps avec les compagnons. Je leur ai montré les peintures des Guerres Draconiennes où les bons dragons de bronze, d’argent et d’or combattaient les mauvais. « Où sont les bons dragons ? m’ont demandé les compagnons. Pourquoi ne nous aident-ils pas alors que nous en avons si cruellement besoin ? »

« J’ai éludé leurs questions aussi longtemps que j’ai pu…»

Silvara s’arrête et jette un regard plein d’amour à Gilthanas. Il détourne les yeux. Silvara pousse un soupir et continue son histoire :

Finalement, je n’ai pu résister à cette pression. Je leur ai parlé du Serment :

« Quand Takhisis, la Reine des Ténèbres, et ses mauvais dragons furent bannis, les bons dragons quittèrent le monde pour maintenir l’équilibre entre le Bien et le Mal. Venus de la terre, nous sommes retournés à la terre, pour y dormir d’un sommeil sans âge. Nous aurions pu rester au royaume des rêves, mais survint alors le Cataclysme qui ramena Takhisis dans le monde.

« Elle avait longuement préparé son retour, au cas où le destin lui en fournirait l’occasion. Avant que Paladine puisse réagir, Takhisis tira ses dragons de leur sommeil et leur ordonna de retrouver les œufs des bons dragons cachés dans les endroits les plus secrets de la terre…

« Les mauvais dragons emmenèrent leur prise à la cité de Sanxion, où se constituaient les bataillons draconiens. C’est là, dans les Volcans de la Fatalité, que les œufs des bons dragons furent cachés.

« Le chagrin des bons dragons, quand Paladine leur apprit ce qui était arrivé, fut immense. Ils allèrent voir Takhisis pour négocier la rançon de leur progéniture. Le prix était exorbitant. Takhisis exigeait d’eux un serment. Tous durent jurer qu’ils ne s’engageraient pas dans la bataille qu’elle livrerait à Krynn. Lors de la dernière guerre, ils avaient été l’instrument de sa défaite. Cette fois, elle entendait s’assurer qu’ils ne s’en mêleraient pas. »

Silvara cherche mon regard comme si elle attendait un assentiment ou une critique. Mais je ne bronche pas. Loin de moi l’idée de porter un jugement sur quelqu’un. Je suis historien.

Elle reprend son récit :

Quel choix avions-nous ? Takhisis voulait tuer nos enfants, sauf si nous prêtions serment. Paladine ne pouvait rien pour nous. Il fallait nous décider…

Silvara baisse la tête. Ses cheveux masquent son visage. Sa voix, secouée de sanglots retenus, devient à peine audible :

Nous avons prêté serment.

À l’évidence, elle n’arrive pas à poursuivre. Gilthanas la regarde un moment, puis il prend la parole d’une voix enrouée :

Théros, ma sœur et moi avons persuadé Silvara que ce serment était une erreur. Il devait exister un moyen de sauver les œufs. Peut-être pouvait-on les voler. Silvara n’était pas convaincue, mais elle finit par accepter de m’emmener à Sanxion pour voir si ce plan était réalisable.

« Notre voyage fut long et pénible. Un autre jour, je parlerai des dangers que nous avons affrontés, mais aujourd’hui, nous avons trop peu de temps. Les armées draconiennes se regroupent. Nous pouvons les surprendre, si nous attaquons sans tarder. Je vois bien que Laurana brûle d’impatience d’attaquer. Je finirai donc rapidement mon histoire.

« Silvara, sous sa forme elfe, précise-t-il avec une note d’indicible amertume, et moi avons étés faits prisonniers devant Sanxion par un seigneur draconien, Akarias. Le seigneur Verminaard était un ange, comparé à cet homme. Sa méchanceté est incommensurable. Aussi intelligent que cruel, il contrôle l’armée draconienne, qu’il conduit de victoire en victoire.

« Je ne veux et ne peux pas décrire ce qu’il nous a fait subir…»

Le jeune elfe tremblait de tout son corps. Silvara tendit une main vers lui pour le réconforter, mais il la repoussa et continua son histoire :

Finalement, on nous a aidés, et nous nous sommes échappés. Pour gagner Sanxion, une ville affreuse nichée au fond d’une vallée volcanique. Les Volcans de la Fatalité y corrompent l’air de leurs fumées empoisonnées. Tous les bâtiments sont neufs. Ils ont été construits au prix du sang des esclaves. Sur le flanc de la montagne s’élève le temple de Takhisis, la Reine des Ténèbres. Les œufs des dragons se trouvaient au cœur du volcan. C’est par ce temple que Silvara et moi sommes entrés.

« Comment le décrire ? C’est un assemblage de noirceur et de flammes, de cavernes creusées dans la lave et de roches incandescentes étayées de piliers. Par des passages secrets connus des seuls prêtres de Takhisis, nous sommes descendus jusqu’aux tréfonds de la montagne. Tu te demandes qui nous a aidés ? Je ne peux te le dire, car cette personne perdrait la vie. Je crois qu’un dieu a dû nous prendre sous sa protection. »

Silvara murmura « Paladine », mais Gilthanas la fit taire d’un geste.

Au fond de la terre, nous avons trouvé les œufs des bons dragons. Tout semblait aller pour le mieux. J’avais un plan. À présent cela n’a plus d’importance, mais je connaissais un moyen de sauver les œufs. De caverne en caverne, nous voyions scintiller leurs coquilles de bronze, d’argent et d’or à la lumière de nos torches. C’est alors que…»

Le jeune seigneur, déjà très pâle, devient livide. Craignant qu’il s’évanouisse, j’ordonne à un Esthète de lui apporter du vin. Il en boit une gorgée et reprend des couleurs. Mais je vois encore dans ses yeux l’horreur qu’il a connue. Quant à Silvara, je vous en parlerai plus tard.

Gilthanas continue :

Nous sommes arrivés dans une caverne où nous avons trouvé des coquilles brisées et vides. Silvara se mit à crier et je craignis qu’on nous découvre. Nous étions si glacés d’horreur que même la chaleur du volcan ne put nous réchauffer.

Gilthanas s’arrête. Silvara sanglote doucement. Je le vois la regarder pour la première fois avec amour et compassion.

Emmène-la se reposer, dit-il à un des Esthètes. Elle est épuisée.

Silvara se laisse conduire sans objection. Gilthanas reprend son récit :

Ce qui arriva ensuite me hantera ma vie durant et au-delà. Toutes les nuits j’en rêve, et je me réveille en hurlant.

« Silvara et moi regardions les œufs éventrés, ne sachant que faire, quand nous entendîmes un chant s’élever dans le couloir. « Des incantations magiques ! » me dit Silvara. Pleins d’effroi, nous nous sommes approchés, attirés par…

Il ferme les yeux en hoquetant.

Tout au fond d’une caverne se dressait un autel dédié à Takhisis. Je ne saurais dire quelle forme il avait, car il était couvert de sang vert et de glu noire, telle la monstrueuse excroissance d’un rocher. Des prêtres de Takhisis et des mages des Robes Noires étaient rassemblés autour de l’autel où un prêtre posa un œuf de dragon doré. Les mages entonnèrent un chant qui nous déchira les tympans. Serrés l’un contre l’autre, nous crûmes devenir fous, car nous devinions qu’une abomination se préparait.

« Sur l’autel, l’œuf doré se ternit peu à peu. Il vira au verdâtre puis noircit. Silvara se mit à trembler.

« L’œuf craqua et s’ouvrit. Il en sortit une créature larvaire si repoussante que je faillis vomir. Je ne pensai qu’à fuir, mais Silvara, sûre qu’il allait se passer quelque chose, voulut rester jusqu’au bout. La larve se tordit, sa peau visqueuse éclatant par endroits, et prit la forme d’un… draconien.

« Nous risquions d’être découverts. Alors nous avons quitté Sanxion ; plus morts que vifs, nous avons emprunté des sentiers qui nous ont ramenés à l’antique repaire des bons dragons. »

Gilthanas avait repris son calme.

Comparé à ce que nous avions vécu, ce fut un havre de paix. Quand Silvara dit aux dragons ce qu’il était advenu des œufs, ils refusèrent de la croire. Certains allèrent jusqu’à l’accuser de leur raconter ces horreurs pour se servir d’eux. Mais au fond, ils savaient qu’elle disait la vérité. Elle avait été abusée ; le Serment était rompu et il ne les liait plus.

« De tous côtés, les bons dragons nous vinrent en aide. Ils sont retournés au monument pour aider à forger les Lancedragons, comme ils l’avaient fait pour Huma. Ils apportèrent les grandes lances qui servent à guerroyer à dos de dragon. Désormais, nous irons au combat sur nos bêtes et nous pourrons défier les seigneurs draconiens jusque dans le ciel.

Gilthanas ajoute quelques détails que je ne juge pas utile de consigner. Sa sœur l’emmène au palais pour qu’il prenne un repos bien mérité. Je crains que son état de terreur ne cesse de sitôt. Comme tant de belles choses dans ce monde, il est possible que l’amour de Silvara et de Gilthanas sombre dans les ténèbres qui s’étendent sur Krynn.

Ainsi s’achève le chapitre sur le Serment des Dragons que rédigea Astinus. Une note supplémentaire relatera plus tard l’histoire tragique de l’amour de Silvara et Gilthanas. Il convient de la chercher dans les volumes écrits ultérieurement.


Tard dans la nuit, Laurana rédigeait les ordres du lendemain. Gilthanas et les dragons d’argent n’étaient arrivés que la veille, mais ses plans commençaient à prendre forme. Dans quelques jours, elle mènerait au combat des formations de dragons dirigées par des cavaliers munis de Lancedragons.

La jeune elfe espérait libérer les prisonniers et les esclaves du Donjon de Vingaard. Elle projetait de pousser ensuite vers le sud-est pour amener les armées draconiennes à la rencontre de la sienne. Alors elles se trouveraient prises comme entre le marteau et l’enclume par ses troupes et les Monts Dargaard qui séparaient la Solamnie du Désert de l’Est. Si elle parvenait à reconquérir Kalaman et son port, Laurana pourrait couper les voies de ravitaillement de l’armée ennemie.

Absorbée par son travail, elle n’entendit pas la garde qui discutait dehors. La porte s’ouvrit, mais elle ne leva pas les yeux avant d’avoir fini sa phrase.

Lorsque le nouveau venu prit la liberté de s’asseoir en face d’elle, elle sursauta.

— Oh ! Gilthanas, fit-elle, rouge de confusion, pardonne-moi. J’étais si prise par mon travail… Je croyais que tu étais… Mais peu importe. Comment te sens-tu ? Je me suis fait du souci…

— Je vais très bien, Laurana, coupa Gilthanas. J’étais seulement plus fatigué que je ne croyais ; depuis Sanxion, je n’ai pas bien dormi.

Il regarda sans mot dire les cartes étalées sur la table. Puis il prit une plume et commença à la lisser distraitement.

— Qu’y a-t-il, Gilthanas ?

Il leva sur elle des yeux tristes.

— Tu me connais trop bien. Je n’ai jamais rien pu te cacher, même quand nous étions petits.

— C’est au sujet de père ? demanda Laurana. As-tu entendu parler de quelque chose…

— Non, je n’ai aucune nouvelle des nôtres, à part ce que je t’ai dit. Ils se sont alliés avec les humains et s’efforcent ensemble de chasser les draconiens des Iles Ergoth et de Sancrist.

— Tout cela grâce à Alhana, murmura Laurana. Elle les a convaincus qu’ils ne pouvaient plus vivre hors du monde. Elle a même fait changer d’avis Porthios…

— Et si elle l’avait convaincu de bien autre chose ? demanda Gilthanas sans regarder sa sœur.

— On a parlé de mariage, dit Laurana. Je crois qu’il s’agirait d’une cérémonie de convenance, servant à unir nos deux peuples. Je n’imagine pas Porthios amoureux de qui que ce soit, même d’une femme aussi belle que la princesse. Quant à Alhana…

— Son cœur est enterré avec Sturm dans la Tour du Grand Prêtre.

— Comment le sais-tu ? dit Laurana, surprise.

— Je les ai vus ensemble à Tarsis. J’ai surpris l’expression de leurs visages. Et je suis au courant, pour l’étoile de diamants. Il voulait que cela reste secret, je ne l’ai pas dévoilé. C’était un homme de bien. Je suis fier de l’avoir connu ; jamais je n’aurais cru pouvoir dire cela d’un humain.

Laurana s’essuya les yeux du revers de la main.

— C’est vrai, mais ce n’est pas pour ça que tu es venu me voir.

— Non, répondit Gilthanas, bien que cela ait un rapport. Laurana, il s’est passé quelque chose, à Sanxion, que je n’ai pas raconté à Astinus. Je ne le dirai jamais à personne, si tu me demandes de…

— Pourquoi moi ? dit Laurana, toute pâle.

Sa main tremblait. Elle posa sa plume.

Gilthanas ne semblait pas l’avoir entendue. Il regardait fixement la carte.

— Lorsque nous nous sommes enfuis de Sanxion, nous avons dû passer par le palais d’Akarias. Je ne peux t’en dire plus, car je trahirais la personne qui nous a sauvé la vie maintes fois et qui court encore des dangers en faisant tout ce qu’elle peut pour aider le plus de gens possible.

« La nuit où nous étions cachés, attendant de pouvoir nous échapper, nous avons surpris une conversation entre le seigneur Akarias et l’un des seigneurs draconiens. C’était une femme, une humaine du nom de Kitiara. »

Laurana resta muette. Son visage était d’une pâleur mortelle, ses yeux dilatés semblant se délaver sous la lumière de la lampe.

Gilthanas lui prit la main. Elle était glacée. Il la regarda et comprit qu’elle devinait ce qu’il allait lui confier.

— Je me suis souvenu de ce que tu m’as raconté quand nous avons quitté le Qualinesti, et j’ai compris que c’était l’humaine que Tanis Demi-Elfe aimait, la sœur de Caramon et Raistlin. Je l’ai reconnue à cause de ce que ses frères avaient dit d’elle. Elle parlait de Tanis, Laurana.

Il s’était arrêté, se demandant s’il devait continuer, car Laurana avait l’aspect d’une statue.

— Pardonne-moi si je te fais de la peine, mais tu dois savoir, finit-il par dire. Kitiara riait de Tanis avec le seigneur Akarias et elle a même… Je ne peux le répéter, fit-il en rougissant. Tout ce que je puis dire, c’est qu’ils sont amants, Laurana, elle l’a exprimé clairement. Elle a demandé à Akarias de promouvoir Tanis au rang de général… en récompense d’informations qu’il allait lui fournir sur l’Homme à la Gemme Verte…

— Arrête, dit Laurana d’une voix blanche.

— Je suis désolé, Laurana. Je sais à quel point tu l’aimes. Je comprends à présent ce que cela veut dire d’adorer quelqu’un et d’être trahi…

— Laisse-moi seule, Gilthanas.

Il sortit sans bruit de la pièce et ferma la porte derrière lui.

Laurana resta un long moment prostrée. Puis elle reprit la rédaction de son texte là où elle l’avait arrêtée.

9 La victoire

— Laisse-moi te donner un coup de main, dit Tass, coopératif.

— Je… Non, attends ! glapit Flint. L’énergique kender prit le nain par les bottes et le souleva de terre. Le nain s’envola vers le dragon de bronze. Les bras battant frénétiquement dans le vide, il réussit à attraper les rênes et s’y accrocha désespérément, puis retomba en se balançant comme un sac pendu à un clou.

— Mais à quoi joues-tu ? s’écria Tass, agacé. Ce n’est pas le moment de s’amuser ! Allons, laisse-moi te…

— Arrête ! Pas touche ! gronda Flint en flanquant des coups de pied aux mains du kender. Recule ! Mais recule donc, je te dis !

— Bon, débrouille-toi tout seul, souffla Tass, vexé. Écarlate, au bord de l’apoplexie, le nain s’écrasa sur le sol.

— Je monterai par mes propres moyens, lança-t-il avec fureur. Je n’ai pas besoin de toi !

— Dans ce cas, tu ferais bien de t’y mettre de suite, les autres sont déjà tous en selle !

Le nain croisa les bras sur sa poitrine d’un air buté.

— Je vais y réfléchir…

— Oh ! écoute Flint ! Tu ne vas pas rester tout le temps à terre. Je voudrais voler, moi ! Dépêche-toi un peu, s’il te plaît ! Tu sais, je peux y aller seul…

— Tu ne ferais pas une chose pareille ! tonna Flint. La guerre tourne en notre faveur, mais il suffirait de laisser un kender enfourcher un dragon, et ce serait la fin de tout. Autant remettre tout de suite les clés de la ville au seigneur draconien ! Laurana a dit que tu ne pourrais voler qu’avec moi…

— Alors monte ! glapit Tass. J’ai le temps de devenir grand-père avant que tu bouges d’un pouce !

— Grand-père, toi ! grommela Flint en jetant coup d’œil circonspect au dragon qui le regardait d’un drôle d’air. Le jour où tu seras grand-père, les poules auront des dents…

Khirsah, le dragon, considérait le kender et le nain avec une impatience amusée. Comme il était juvénile – autant que peut l’être un dragon sur Krynn –, il approuvait le kender : il était temps de s’envoler pour aller se battre. Khirsah avait été parmi les premiers à répondre à l’appel lancé à tous les dragons d’or, d’argent et de bronze. Il brûlait de se jeter dans la bataille.

Comme c’était un jeune dragon, il affichait le plus grand respect pour les anciens. Bien qu’il fût sensiblement plus âgé que Flint par les années, Khirsah voyait en lui un personnage à la vie riche et remplie d’expériences qui méritait la déférence. Malheureusement, si je ne fais rien pour eux, pensa-t-il, le kender aura raison : nous serons encore là après la bataille !

— Pardon, honoré messire, dit-il, usant de la plus suave formule de politesse en cours chez les nains, puis-je t’être d’une quelconque utilité ?

Surpris, Flint se retourna. Le dragon dodelina de la tête.

— Honoré et respectable messire, répéta-t-il au nain éberlué.

Flint recula précipitamment, renversant le kender. Tous deux roulèrent sur le sol.

Le dragon pencha son énorme tête, saisit délicatement le nain entre ses mâchoires et le remit sur ses pieds.

— Eh bien, j…je ne sais pas, balbutia Flint, confus de tant d’égards. Tu pourrais peut-être m’aider, mais c’est à voir ! Tu comprends, j’ai fait ça toute ma vie. Chevaucher un dragon n’a rien de sorcier pour moi, il suffirait simplement que je…, argumenta-t-il, décidé à ne pas perdre la face.

— Tu n’es jamais monté sur un dragon de ta vie ! s’exclama Tass. Allez, ouste !

— J’avais des choses plus importantes en tête, rétorqua Flint en envoyant son poing dans les côtes du kender, et j’ai l’impression qu’il me faudra du temps pour me mettre au point.

— Certainement, messire, dit Khirsah. Puis-je t’appeler Flint ?

— Tu peux, grogna le nain.

— Moi, c’est Tasslehoff Racle-Pieds, dit le kender en tendant la main au dragon. Flint ne me quitte pas d’une semelle. Oh, excuse-moi, tu n’as pas de quoi me serrer la main. Cela ne fait rien. Quel est ton nom ?

— Les mortels m’appellent Éclair, répondit le dragon, inclinant la tête avec grâce. Maintenant, messire Flint, si tu veux bien suivre les instructions de ton écuyer, le kender,…

— Écuyer ! répéta Tass, sous le choc.

— Demande à ton écuyer de se mettre en selle, continua le dragon. Je l’aiderai à t’installer et à positionner la lance.

Flint réfléchit en caressant sa barbe, puis déclara avec un grand geste :

— Toi, l’écuyer, monte là-dessus et fais ce qu’on te dit.

— Je… tu… nous…, bégaya Tass.

Le kender ne put finir ; le dragon le souleva du sol par son gilet de fourrure et le déposa sur la selle.

Enchanté à l’idée d’être à cheval sur un dragon, Tass se tut. Exactement ce que voulait Khirsah.

— Bien, Tasslehoff Racle-Pieds, dit le dragon. Pour aider ton maître, tu t’y es pris à l’envers. La position correcte est celle que tu occupes maintenant. La lance doit se trouver à droite du cavalier, former un angle perpendiculaire avec mon aile et passer au-dessus de mon épaule. Comprends-tu la position ?

— Je vois ! fit Tass, excité.

— Pendant le vol, le bouclier vous protégera des effluves…

— Eh ho ! cria le nain, l’air buté. Quels effluves ? Je ne vais quand même pas m’envoler en tenant une lance et un bouclier en même temps ? En plus, ce bestiau est deux fois plus grand que le kender et moi réunis !

— Je croyais que tu avais fait ça toute ta vie, messire Flint ! railla Tass.

Le nain s’empourpra et poussa un rugissement, mais Khirsah négocia les choses avec tact :

— Messire Flint ne connaît pas encore ce nouveau modèle, écuyer Racle-Pieds. Le bouclier repose sur la selle où il prend appui. La lance passe à travers le bouclier par un trou et pivote. Quand on est attaqué, il suffit de se cacher derrière le bouclier.

— Passe-moi l’engin, messire Flint ! cria le kender.

Le nain ramassa en grommelant le lourd disque de métal et le hissa tant bien que mal sur le dos du dragon. Il retourna chercher la Lancedragon et la tendit au kender. Tass l’introduisit dans l’orifice du bouclier et poussa. Calée sur son pivot, elle devint facilement maniable, même pour le kender, qui la fit aller et venir avec enthousiasme.

— Génial ! lança Tass, tout à sa manœuvre. Voilà un dragon ! Encore un ! Je… Oh ! fit-il en se redressant. Flint, dépêche-toi ! Ils sont prêts à décoller. Je vois Laurana ! Elle est montée sur un grand dragon d’argent ! Elle passe les troupes en revue ! Ils donneront le signal dans une minute ! Vite, Flint !

— D’abord, messire Flint, dit Khirsah, enfile la veste fourrée. Voilà…, c’est bien. Mets la courroie dans cette boucle. Non, pas celle-ci, l’autre… Bon, ça y est.

— Tu me fais penser au mammouth à poils de laine que j’ai vu un jour…, s’esclaffa Tass. Je ne t’ai jamais raconté l’histoire ? Je…

— Au diable tes histoires à dormir debout ! gronda Flint, qui, entravé par son épais gilet de fourrure, s’était retrouvé nez à nez avec le dragon. Alors, bestiole, comment vais-je t’enfourcher ? Ne t’avise pas de poser une dent sur moi !

— Bien sûr que non, répliqua Khirsah d’un ton révérencieux.

Il tendit son aile jusqu’au sol.

— C’est déjà beaucoup mieux ! s’écria Flint.

Caressant sa barbe avec majesté, il toisa le kender d’un air hargneux. Avec des allures de souverain en visite officielle, il escalada l’aile du dragon et s’installa dans la selle, devant le kender.

— Le signal ! hurla Tass. En avant ! En avant ! fit-il en donnant des talons dans les flancs du dragon.

— Pas si vite, gémit Flint en agitant sa Lancedragon. Hé ! Comment conduit-on ça ?

— Il suffit de tirer sur les rênes dans la direction souhaitée, dit Khirsah, qui attendait le signal.

— Ah ! je vois ! Après tout, il est normal que je sois aux commandes… Oups !

— Certainement, messire !

Khirsah tendit les ailes, cherchant les courants ascendants, puis s’éleva dans le ciel.

— Attends ! Je n’ai pas les rênes en main ! cria Flint.

Khirsah sourit intérieurement et fit comme s’il n’avait rien entendu.


Les chevaliers avaient enfourché les bons dragons et s’étaient rassemblés sur les contreforts des Monts Vingaard. La brise tiède qui avait succédé aux vents de l’hiver faisait peu à peu fondre la glace. Les dragons se rangèrent en ordre de bataille, leurs battements d’ailes soulevant des senteurs printanières.

C’était un spectacle à couper le souffle. Inoubliable, se dit Tass avec ravissement. La lumière du matin jouait sur le bronze, l’or et l’argent des ailes frémissantes. Les armures et les Lancedragons des chevaliers miroitaient au soleil. Sur fond de ciel bleu claquait l’étendard au martin-pêcheur tissé d’or.

Les dernières semaines avaient été couronnées de succès. La guerre semblait tourner en leur faveur.

Laurana, le Général Doré, comme ses troupes la surnommaient, avait reconstitué une véritable armée à partir de ce qu’elle avait trouvé. Les Palanthiens, sous la pression des événements, s’étaient ralliés à sa cause. Grâce à ses plans audacieux et sa poigne de fer, elle s’était acquis le respect des Chevaliers de Solamnie.

Les troupes de Laurana avaient quitté Palanthas pour se déverser dans la plaine, contraignant les unités draconiennes à prendre la fuite dans la débandade.

Après cette série de victoires, ses hommes considéraient la guerre comme pratiquement gagnée.

Mais Laurana savait que la victoire n’était pas encore acquise. Il restait les dragons du Seigneur des Dragons. Où se trouvaient-ils ? Pourquoi n’avaient-ils pas pris part aux combats ? Autant de questions auxquelles Laurana et les chevaliers ne trouvaient pas de réponse.

Le jour fatal arriva. Des dragons bleus et des rouges avaient été repérés à l’ouest. Ils se dirigeaient vers l’armée miteuse de cet outrecuidant général en jupons.

Comme une chaîne aux maillons dorés et argentés, les dragons de Blanchepierre s’élevèrent au-dessus de la plaine de Solamnie. Bien que les chevaliers fussent aussi entraînés que possible à voler à dos de dragon, l’univers de nuages et de courants d’air dans lequel ils allaient se battre leur restait étranger.

Les bannières claquèrent au vent. Au-dessous d’eux, les fantassins leur apparurent comme des insectes grouillant dans une immense prairie. Pour les uns, voler était une expérience stimulante, pour d’autres, une épreuve qui épuisait les ressources de leur courage.

En tête pour donner l’exemple, Laurana chevauchait le grand dragon d’argent avec lequel son frère était venu des Îles. Ses cheveux s’échappant en vagues dorées de son casque, elle éclipsait le soleil. Pour ses hommes, elle faisait figure de symbole, au même titre que la Lancedragon : fine et délicate, précise et redoutable. Ils l’auraient suivie jusqu’aux portes des Abysses.

Par-dessus l’épaule de Flint, Tass vit Laurana se retourner pour s’assurer que tout le monde suivait, puis se pencher sur l’encolure de sa monture. Tout semblait aller pour le mieux. Laurana avait les choses en main. Tass décida qu’il n’y avait plus de souci à se faire et qu’il pouvait s’adonner aux joies du vol. Ce serait une des expériences les plus excitantes de sa vie. Même le vent qui faisait pleurer ses yeux ne pouvait entamer son enthousiasme.

Lui qui adorait les cartes, il était servi ! Le paysage qui s’étendait sous lui offrait une vue d’ensemble intégrant les moindre détails : arbres et rivières, collines et vallées, fermes et villages se dessinaient avec une netteté parfaite. Il aurait voulu garder cette image pour toujours.

Et pourquoi pas ? Serrant la selle entre ses jambes, le kender lâcha les épaules de Flint et se mit à fouiller dans ses poches. Il en sortit un parchemin qu’il colla contre le dos du nain et commença à dessiner.

— Arrête de gigoter ! cria-t-il à Flint, aux prises avec les rênes qui lui échappaient sans cesse.

— Mais qu’est-ce que tu fabriques, animal ? dit le nain en essayant de se débarrasser de ce qui le démangeait dans le dos.

— Je dessine une carte ! répondit Tass d’un ton ravi. Ce sera une perfection ! Je deviendrai célèbre ! Tu vois cette nuée de petites fourmis ? Ce sont nos troupes. Voici le Donjon de Vingaard. Mais arrête de bouger ! Ça va faire des ratures !

Flint renonça à attraper les rênes et à se disputer avec le kender. Mieux valait garder ses forces pour se tenir solidement à la selle. Il avait commis l’erreur de jeter un coup d’œil au-dessous de lui, ce qui avait provoqué du remue-ménage dans son estomac ; son petit déjeuner menaçait de passer par-dessus bord. Raide comme une planche, il regardait droit devant lui, le visage fouetté par le panache de crin de son casque. Même les oiseaux volaient plus bas qu’eux ! C’en était trop pour le nain. Il résolut de ranger les dragons sur la liste des choses à éviter à tout prix, à côté des bateaux et des chevaux.

— Ah ! voilà l’armée draconienne ! s’exclama Tass. La bataille a commencé ! J’ai une de ces vues d’ensemble !

Il se pencha et scruta avidement la plaine. Il croyait même entendre le fracas des armes et les vociférations des soldats.

— Dis-moi, Flint, nous pourrions nous rapprocher un peu ? Je… Oups… ! Zut ! Ma carte !

Khirsah avait amorcé un virage, arrachait ainsi le parchemin des mains du kender. Désespéré, il suivit des yeux sa carte qui voletait comme une feuille emportée par le vent. Il n’eut pas le loisir de s’appesantir sur son malheur. Flint s’était raidi comme une statue.

— Quoi ? Qu’y a-t-il ? s’écria le kender.

Flint grogna quelque chose en guise de réponse et pointa un doigt devant lui. Tass ne vit rien. Ils venaient de s’engouffrer dans une masse d’air cotonneuse. Même un kender n’aurait pu y voir le bout de son nez, comme disait un proverbe en vogue chez les nains.

Le dragon arriva au bout du banc de nuages.

— Ouh ! la la ! s’exclama Tass avec effroi.

Au-dessous d’eux, des dragons en formations serrées agitaient leurs ailes comme de lugubres bannières. Ils fondaient sur les troupes sans défense du Général Doré.

Tass vit vaciller les lignes de soldats, gagnés par la terreur des dragons, et les rangs se défaire. Mais où se cacher dans cette plaine ? Voilà pourquoi les dragons ont attendu pour passer à l’attaque, se dit le kender, les larmes aux yeux à l’idée de ce qui attendait les malheureux fantassins.

— Il faut à tout prix les arrêter… Oups !

Khirsah avait si brusquement changé de cap que le kender faillit avaler sa langue. Le ciel n’était plus au-dessus de sa tête, mais à côté de lui. Pour la première fois de sa vie, il connut la sensation de tomber vers le haut. Il s’accrocha à la ceinture de Flint. Contrairement au nain, il ne s’était pas attaché. La prochaine fois, il n’oublierait pas.

S’il y avait une prochaine fois. Le dragon descendait en piqué. Le vent siffla aux oreilles du petit être, qui voyait le sol foncer sur lui. Les kenders adoraient les sensations nouvelles. Celle-ci était appréciable, mais Tass l’aurait souhaitée moins rapide. Ah ! si seulement le sol n’était pas venu aussi vite à sa rencontre !

— Je n’ai pas dit qu’il fallait les arrêter à la seconde ! cria-t-il à Flint.

Il jeta un coup d’œil au-dessus de lui, ou était-ce au-dessous ? Les dragons volaient au-dessus, non, au-dessous d’eux. La situation devenait embrouillée. À présent, les dragons étaient derrière eux ! Et ils se retrouvaient en tête, et tout seuls ! Mais que faisait donc Flint ?

— Pas si vite ! Freine ! hurla-t-il au nain. Tu as dépassé tout le monde, même Laurana ! Ralentis !

Le nain ne demandait pas mieux. La dernière secousse lui ayant arraché les rênes des mains, il tâtonnait autour de lui pour les récupérer, tentant de calmer le dragon en l’apostrophant comme un cheval emballé.

Avec les dragons, cela ne marchait pas.

Constater qu’il n’était pas le seul à être en difficulté avec sa monture ne fut pas pour le réconforter. Derrière eux, les bons dragons, répondant à leur instinct comme à un signal d’alarme, s’étaient regroupés par deux ou par trois.

Les chevaliers tiraient comme des forcenés sur les rênes pour essayer de ramener leurs montures en formation de combat. Mais les dragons n’en avaient cure. Le ciel était leur domaine ; ils savaient ce qu’ils avaient à faire. Le combat aérien n’avait rien à voir avec les engagements au sol. Les dragons allaient montrer à ces cavaliers qu’ils n’avaient pas affaire à de vulgaires chevaux !

Khirsah s’enfonça à nouveau dans un nuage. Tass se sentit complètement désorienté. Au sortir du brouillard, le soleil l’éblouit. Ses problèmes de haut et de bas étaient terminés : ce qui se rapprochait à toute vitesse, c’était « en bas ».

Flint se mit à ululer. Eberlué, Tass vit qu’ils fonçaient tête baissée sur une escadrille de dragons bleus poursuivant des soldats qui couraient en tous sens. Les dragons bleus ne les virent pas arriver.

— La lance ! La lance ! cria Tass.

Flint se saisit de l’arme mais n’eut pas le temps de l’orienter correctement.

À la sortie du nuage, Khirsah fonça sur le dragon de tête, monté par un cavalier au casque bleu.

Khirsah se jeta sur sa proie, qu’il laboura de ses griffes.

La violence du choc projeta Flint en avant. Le kender vint s’aplatir sur lui, s’écrasant contre son dos comme une crêpe. Flint se débattait pour se rétablir, mais Tass le tenait d’un bras ferme. De l’autre, il tapait du poing avec enthousiasme sur le casque de Flint en scandant des encouragements au dragon.

— Magnifique ! Vas-y ! Génial ! Frappe ! Plus fort ! criait le kender dans le feu de l’action.

Après avoir débité un chapelet de jurons, Flint réussit à se débarrasser de l’encombrant kender. Khirsah reprit de l’altitude et disparut dans un nuage avant que le cavalier au casque bleu ait eut le temps de réagir.

Flint s’était rassis droit comme un piquet sur la selle, les bras de Tass autour de la taille. Le kender lui trouva un teint bizarrement cendreux ; le nain avait l’air préoccupé. Il est vrai que les circonstances sont particulières, se dit Tass. Avant qu’il ait le temps de s’enquérir du bien-être du nain, Khirsah sortit du nuage.

Tass aperçut les dragons bleus au-dessous d’eux. Le monstre de tête avait été durement touché par les serres de Khirsah, qui lui avait ouvert les flancs. Le dragon bleu et son cavalier scrutaient le ciel pour localiser l’ennemi. Soudain, le cavalier pointa un doigt.

Tass risqua un coup d’œil par-dessus son épaule. Le spectacle lui coupa le souffle. Une gerbe de bronze et d’argent scintillant sous le soleil surgit d’un nuage et fondit sur les dragons bleus. Ceux-ci esquivèrent l’attaque en prenant de l’altitude pour semer leurs poursuivants. Les dragons s’affrontèrent en de sauvages corps à corps. Tass fut ébloui par un éclair ; un gros dragon de bronze poussa un hurlement de douleur et tomba en vrille, la tête couronnée de flammes. Son cavalier tenta en vain de se raccrocher aux rênes et tomba dans le vide.

Tass vit le cavalier se rapprocher du sol à une vitesse vertigineuse. Il se demandait quel effet cela pouvait faire de chuter de si haut dans l’herbe quand son attention fut détournée par un formidable mugissement de Khirsah.

Le dragon bleu le localisa immédiatement et répondit à son cri de défi. Abandonnant ses acolytes sur leur terrain, il prit de l’altitude pour poursuivre son duel avec le dragon de bronze.

— Maintenant, à toi de jouer, le nain ! Sers-toi de la lance ! brailla Khirsah.

Il déploya ses ailes et plana vers les hauteurs pour laisser à Flint le temps de se préparer.

— Je vais tenir les rênes ! cria Tass.

Impossible de savoir si le nain l’avait entendu. Son visage était de pierre et ses gestes semblaient ceux d’un automate. Tass regarda avec impatience Flint placer laborieusement la lance contre son épaule comme on lui avait expliqué. Quand ce fut fait, le nain, raide comme un piquet, resta figé sur place en regardant devant lui.

Khirsah continuait de monter. Tass chercha des yeux l’ennemi. Il avait perdu de vue le dragon bleu. D’un coup d’aile, Khirsah donna une accélération brutale. Les yeux de Tass s’écarquillèrent. Leur ennemi était là, devant leurs nez !

Il vit luire des crocs pointus dans la gueule béante du monstre. Se rappelant l’éclair et les flammes, le kender se cacha sous le bouclier. Flint restait raide comme la justice, les yeux sur le dragon bleu qui approchait ! Tass avança lestement la main, saisit la barbe du nain et le tira à l’abri du bouclier.

Un éclair explosa dans un bruit de tonnerre. Le kender et le nain étaient à moitié assommés. Khirsah rugit de douleur, mais il réussit à garder l’équilibre sans dévier sa course.

Les deux dragons avaient chargé et la rencontre avait été brutale. La Lancedragon avait atteint sa cible, où elle était restée fichée.

Tass vit des tourbillons de bleu et de rouge. La tête lui tournait. Soudain les yeux cruels du dragon ennemi se posèrent sur lui, animés d’une lueur féroce. Ses serres luisirent. Les ailes des deux dragons battirent furieusement ; Khirsah poussa un cri, le dragon bleu exhala un long mugissement. Le sol se rapprocha des deux protagonistes. Ils descendaient en vrille.

Pourquoi Éclair ne lâche-t-il pas prise ? se demanda Tass, affolé. Puis il réalisa qu’ils étaient liés par la lance.

La Lancedragon avait manqué son but. Ripant sur l’épaule du dragon bleu, elle avait pénétré dans son flanc où elle s’était solidement logée. Le blessé essayait de se libérer tandis que Éclair le déchirait de ses serres.

Aveuglés par la rage de vaincre, tous deux avaient oublié leurs cavaliers. Tass vit soudain le soldat bleu monter sur sa selle et avancer pas à pas vers Éclair. Son casque tomba, libérant des mèches blondes fouettées par le vent. Impavide, le cavalier regarda Tass dans les yeux sans ciller.

Cette tête me dit quelque chose, songea-t-il, dans un état second. Où pourrais-je l’avoir vu ?

Il pensa brusquement à Sturm.

L’officier draconien s’était défait de son harnais. Son bras droit pendait mollement le long de son torse, tandis que l’autre était tendu devant lui.

Tass comprit ce que l’officier voulait faire. On eut dit que l’homme entendait lui communiquer ses intentions.

— Flint ! hurla Tass. Lâche la lance ! Lâche-la !

Mais le nain, les yeux vides, continuait de serrer l’arme. Les dragons mordaient et griffaient, se rendant coup pour coup. Le bleu cherchait à se libérer de la lance autant qu’à se défendre. Son cavalier cria quelque chose. Le dragon s’arrêta un instant et plana.

Avec une remarquable agilité, l’officier sauta d’un dragon à l’autre. Attrapant Khirsah par le cou, il se hissa sur son dos.

D’un coup d’œil, il s’assura que ni le kender ni le nain ne le menaçaient. Il dégaina son épée et commença à frapper sur les lanières du harnais qui enserraient le poitrail de Khirsah.

— Flint ! implora Tass. Lâche la lance ! Tu ne vois pas ce qui se passe ! Si l’officier coupe le harnais, la selle se détachera et elle tombera dans le vide ! La lance aussi ! Et nous avec !

Flint tourna lentement la tête. Il semblait avoir compris. Avec une lenteur désespérante, sa main actionna le pivot qui maintenait la lance. N’était-ce pas déjà trop tard ?

L’épée de l’officier fendit l’air. Une lanière céda. Ce n’était plus le moment des supputations. Pendant que Flint libérait la lance, Tass prit les rênes et les enroula autour de sa taille. Puis il contourna le nain et se posta devant lui. Étendu de tout son long sur l’encolure du dragon, les jambes refermées sur son cou, il rampa jusqu’à l’officier.

L’homme ne s’occupait pas des deux cavaliers qu’il savait attachés par leurs harnais. Il avait presque achevé de cisailler les lanières. Absorbé par sa tâche, il ne se rendit compte de rien.

Tass se dressa et lui sauta sur le dos. Surpris, celui-ci laissa échapper son épée et se cramponna au cou du dragon.

Écumant de rage, il tentait de savoir qui l’avait agressé quand l’obscurité tomba sur lui. Les mains du kender s’étaient refermées sur ses yeux. L’officier desserra son étreinte. Il fallait se débarrasser de la créature qui semblait pourvue d’une douzaine de pieds et de bras et qui le harcelait avec la ténacité d’un moustique. Glissant de plus en plus, il se rattrapa à la crinière.

— Flint ! Lâche la lance ! Flint !…

Tass ne sut plus que dire. Le sol se rapprochait des deux dragons. Son cerveau s’arrêta de fonctionner. Accroché comme une sangsue à l’officier qui se débattait, il ne vit plus que des éclairs lui passer devant les yeux.

Un grand bruit de métal se fit entendre.

Les dragons s’étaient détachés l’un de l’autre. Dans un battement d’ailes frénétiques, Khirsah exécuta un rétablissement spectaculaire et gagna progressivement de la hauteur. Le sol et le ciel reprirent leurs positions respectives.

Des larmes roulèrent sur les joues de Tass. Il n’avait pas eu peur. Mais jamais il n’avait rien vu d’aussi beau que ce ciel bleu retrouvant sa place naturelle !

— Tout va bien, Éclair ? cria-t-il.

Le dragon de bronze hocha la tête.

J’ai fait un prisonnier, réalisa-t-il soudain, étonné de cette découverte.

Il lâcha la tête de l’officier, à présent complètement groggy.

— Je ne crois pas que tu puisses aller bien loin, marmonna Tass.

Il retourna vers la selle. L’officier se tourna vers le ciel. Ses poings se serrèrent : les dragons avaient été expulsés des nues par les troupes de Laurana. Tass se souvint alors d’où il avait vu cet homme.

— Tu ferais bien de nous ramener sur la terre ferme, Éclair ! Dépêche-toi !

Le dragon avait un œil au beurre noir, des écorchures et des brûlures sur le poitrail et du sang coulait de ses naseaux. Tass chercha des yeux le dragon bleu. Il n’était nulle part.

Son regard se posa sur l’officier ; il se sentit soudain transporté d’aise par ce qu’il avait accompli.

— Hé ! cria-t-il à Flint. Nous l’avons eu ! Nous nous sommes battus contre un dragon et j’ai fait un prisonnier ! De mes mains !

Flint acquiesça mollement. Tass voyait le sol se rapprocher avec un sentiment de bonheur fou. Khirsah atterrit. Les soldats se rassemblèrent autour d’eux avec enthousiasme.

Tass ne fut pas fâché de voir partir l’officier, emmené par un soldat. Le cavalier bleu lui adressa un féroce regard d’adieu.

Le nain restait avachi sur la selle, la mine défaite. Il avait vieilli de cent ans.

— Qu’est-ce qui ne va pas, Flint ? demanda Tass.

— Rien.

— Mais pourquoi te tiens-tu la poitrine ? Es-tu blessé ?

— Non.

— Eh bien alors, pourquoi te tenir la poitrine ?

Flint fronça les sourcils.

— Je n’ai aucune chance que tu me laisses tranquille tant que je n’aurai pas répondu. Bien. Si tu veux le savoir, c’est cette satanée lance ! Celui qui a conçu ce gilet est encore plus idiot que toi. La hampe m’a démoli la clavicule ! Quant à ton prisonnier, le miracle, c’est que vous vous en soyez sortis tous les deux, imbécile ! Capturé, tu parles ! C’est arrivé par accident ! Moi, je vais te dire une chose : jamais de ma vie je ne remonterai sur ces grosses bêtes !

Flint fusilla le kender du regard. Tass préféra prendre la fuite. Quand le nain était de cette humeur, le plus simple était de le laisser jusqu’à ce que ça passe. Il se sentirait mieux après le déjeuner.

À la nuit tombée, Tass se reposait, confortablement installé contre le flanc du dragon de bronze, quand il lui revint à l’esprit que Flint s’était tenu le côté gauche de la poitrine.

La lance était calée contre son flanc droit.

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