LIVRE III

1 Le vieillard et le dragon doré

C’était un vieux dragon doré, le plus vieux qui soit. En son temps, il avait été un guerrier intrépide, et sa vieille peau ridée portait encore les cicatrices de ses victoires. Il avait oublié jusqu’à son nom, autrefois synonyme de gloire. Les jeunes dragons dorés, peu révérencieux, le surnommaient affectueusement Pyrite le Gâteux, parce qu’il avait la fâcheuse habitude de mélanger le passé avec le présent.

Après avoir perdu ses dernières dents en mastiquant du gobelin, il était condamné à la bouillie.

Quand Pyrite vivait au présent, il était de bonne compagnie, bien qu’irascible. Certes, il refusait d’admettre qu’il était myope comme une taupe et sourd comme un pot. Mais il avait l’esprit vif et acéré. Simplement, il était rare qu’il parle de la même chose que son interlocuteur.

Quand il vivait au passé, les autres dragons couraient se mettre à l’abri dans leurs tanières. Pyrite était capable de jeter des sorts étonnants, et son souffle restait une arme redoutable.

Ce jour-là, le dragon doré n’était ni dans le passé, ni dans le présent. Couché sous le soleil de la steppe d’Estaride, il faisait un petit somme. Le chapeau rabattu sur les yeux, un vieil homme à barbe blanche dormait calé contre son flanc.

Tous deux ronflaient à qui mieux mieux. On pouvait se demander ce que faisaient ces deux vieillards dans la steppe par un jour de printemps. Peut-être attendaient-ils quelqu’un. Pourtant, la région était dangereuse, car infestée de gobelins et de draconiens en armes. Mais les dormeurs ne semblaient pas sur le qui-vive.

Un ronflement particulièrement tonitruant réveilla le vieillard. Il allait houspiller son compagnon quand une ombre passa au-dessus d’eux.

— Ha ha ! Des dragons ! s’exclama-t-il. Il y en a toute une bande ! Eh bien ! cela ne laisse rien présager de bon ! fit-il en fronçant les sourcils au point de loucher. Quel culot ! Me cacher mon soleil ! Réveille-toi ! cria-t-il en flanquant de grands coups de bâton au dragon.

Pyrite ouvrit un œil et, ne voyant qu’une masse informe, le referma aussitôt.

Les ombres qui les survolaient étaient quatre dragons montés par des cavaliers.

— Réveille-toi, je te dis ! Vieux feignant !

Devant l’absence de réaction de Pyrite, le vieillard eut une subite inspiration.

— C’est la guerre ! brailla-t-il de toutes ses forces à son oreille. Nous sommes cernés ! Rassemblement ! À l’attaque !

Le vieillard fut à moitié étouffé par le nuage de poussière que souleva le dragon en se levant, prêt à prendre son envol.

— Mais attends-moi ! hurla-t-il.

— Qui es-tu pour me dire d’attendre ? répondit le dragon avec hauteur. Ah ! serais-tu mon magicien ?

— C’est ça, c’est ça, je suis… heu, ton magicien. Baisse un peu les ailes, pour que je puisse monter. Bien, nous sommes une brave bête… Maintenant je… Oh ! la la ! Même pas le temps de s’harnacher ! Mais enfin, je ne t’ai pas dit de décoller !

— Pas un instant à perdre, cria Pyrite, je ne vais pas laisser Huma se battre tout seul !

— Pour Huma, ce sera un peu tard. De quelques centaines d’années environ. Mais ce n’est pas ce qui m’intéresse. Je veux la peau des quatre dragons qui filent vers l’est ! Il faut les arrêter…

— Des dragons ? Ah oui, je les vois ! rugit Pyrite en piquant sur deux aigles, qui s’enfuirent à tire-d’ailes, offusqués.

— Mais non, andouille ! Plus à l’est !

— Es-tu bien sûr d’être mon magicien ? demanda Pyrite d’une grosse voix. Mon magicien n’oserait pas me parler sur ce ton.

— Je suis… Désolé, mon vieux, je suis légèrement tendu. La perspective du combat… !

— Par les dieux, c’est vrai, je les vois, les quatre dragons ! s’exclama Pyrite.

— Approche-toi d’eux, on va leur en ficher un bon coup ! cria le vieillard. Je connais un sort vraiment fantastique. La boule de feu. Comment ça marche, déjà ? Voyons !


Deux officiers draconiens commandaient le groupe. Le premier, barbu, volait en tête, le second, à la carrure de géant, à l’arrière-garde. Leurs prisonniers formaient un mélange hétéroclite : une femme en armure dépareillée, un nain, un kender et un homme mûr aux cheveux gris flottant au vent.

À l’évidence, le groupe faisait des détours pour éviter l’infanterie draconienne. En bas, les soldats faisaient de grands signes en poussant des cris.

Les deux cavaliers des dragons de cuivre les ignorèrent avec superbe.

Mais comment des draconiens pouvaient-ils se trouver sur le dos de dragons de cuivre ? aurait dû se demander le magicien du dragon doré.

Hélas, ni le vieillard ni sa monture décrépite n’avaient l’œil exercé.

À la faveur des nuages, le dragon doré fondit sur le groupe.

— Nous allons les prendre à revers, gloussa le vieillard, émoustillé à la perspective du combat. À mon commandement, tu piqueras sur eux ! Attention, à mon signal… Nooon ! Pas tout de suite !

Les mots se perdirent dans le vent. Le vieux dragon se ruait sur sa proie avec la rapidité d’une flèche.

L’officier draconien de l’« arrière-garde » eut la sensation qu’il se passait quelque chose au-dessus de lui. Il leva les yeux.

— Tanis ! hurla-t-il pour avertir le dragon de tête.

— Par les dieux ! s’écria le demi-elfe en se retournant.

Il découvrit un dragon doré conduit par un vieillard.


— Je crois que nous sommes attaqués, cria Caramon.

— Dispersons-nous ! ordonna Tanis.

En bas, dans la steppe, une division entière de draconiens suivaient la scène avec intérêt. C’était ce que Tanis voulait éviter, et ce vieux fou allait tout gâcher !

Les quatre dragons se séparèrent, mais il était trop tard. Une boule de feu explosa au milieu du groupe, déportant les dragons de cuivre dans toutes les directions.

Lâchant les rênes, Tanis se cramponna au cou de sa bête pour ne pas être éjecté. Une voix qui ne lui était pas inconnue s’éleva derrière lui :

— On les a eus ! Quel sort extraordinaire, cette boule de feu…

— Fizban ! gémit Tanis.

Il tenta de reprendre le contrôle de sa monture, et jeta un coup d’œil en arrière. Les autres étaient indemnes, mais dispersés aux quatre coins du ciel. Le vieillard pourchassait Caramon et se préparait à lancer un de ses sorts catastrophiques. Le grand guerrier gesticulait comme un diable en pointant un doigt sur le vieux magicien, qu’il avait reconnu.

Le dragon monté par Flint et Tass se dirigeait vers Fizban ; le kender glapissait de joie, le nain était vert de peur.

Tanis éperonna sa monture, lui intimant l’ordre de foncer sur le vieillard.

— Attaque ! Ne le blesse pas, il s’agit seulement de le chasser.

Le dragon de cuivre refusa d’obtempérer. Il tournoya pour se rapprocher du sol, comme s’il voulait atterrir.

— Non mais tu as perdu la tête ? s’écria Tanis. Tu nous conduits tout droit chez les draconiens !

Le dragon fit la sourde oreille. Ses trois compères se préparaient aussi à atterrir.

Berem se cramponnait désespérément à Tika. Il ne quittait pas des yeux les draconiens, qui se précipitaient vers l’endroit où les dragons de cuivre allaient atterrir.

Flint avait repris ses esprits et tirait sur les rênes comme un forcené tandis que Tass continuait à appeler à grands cris le vieux magicien. Fizban fermait la marche, poussant devant lui son petit troupeau comme un berger ses moutons.

Ils atterrirent au pied des Monts Khalhist. Les draconiens arrivaient au pas de course.

Nous pourrions nous en tirer par le bluff, se dit Tanis. Avec nos uniformes, cela peut marcher, pourvu que Berem reste tranquille.

Avant qu’il ait pu ouvrir la bouche, l’Éternel sauta du dragon et détala dans la colline. Les draconiens se précipitèrent à ses trousses.

Quant à ne pas se faire remarquer, pour Berem c’est raté. Mais le bluff est encore possible… Non, les draconiens risquent de le capturer, et ils connaissent tous son signalement.

— Au nom des Abysses ! jura-t-il. Caramon, rattrape Berem ! Toi, Flint… Non, Tass, reviens ici immédiatement ! Bon sang ! Tika, va chercher Tass.

Non, réflexion faite, reste avec moi. Toi aussi, Flint…

— Mais Tass est en train de courir après ce vieux crétin…

— Avec un peu de chance, le sol s’ouvrira sous leurs pieds et les engloutira !

Aiguillonné par la peur, Berem grimpait entre les buissons et les rochers avec l’agilité d’un chamois. Caramon, entravé par son armure et son pesant arsenal, perdait du terrain.

Tanis distinguait nettement les draconiens, qui progressaient vite. Il restait encore une chance : les dragons de cuivre pourraient passer à l’attaque…

Il allait leur donner l’ordre de se ranger en position de combat quand il vit arriver le vieillard.

— Allez, ouste ! Filez ! dit-il aux dragons de cuivre. Allons, allons, dégagez ! Retournez d’où vous venez !

— Non ! Arrête ! cria Tanis, qui en aurait avalé sa barbe.

Médusé, il vit les dragons s’aplatir sur le sol devant le vieil homme en robe grise. Puis ils battirent des ailes et s’envolèrent.

Oubliant qu’il portait une armure draconienne, il se précipita à la suite de Tass, parti rejoindre le vieillard. Celui-ci, les entendant venir, se retourna, l’œil furibond.

— Je vais vous apprendre à faire les malins, moi ! Vous êtes mes prisonniers, alors tenez-vous tranquilles, ou vous aurez affaire à un de mes sorts…

— Fizban ! s’écria Tass en se jetant au cou du vieil homme.

— Tu es Tassle… Tassle…, bégaya-t-il.

— Racle-Pieds ! confirma le kender en s’inclinant cérémonieusement.

— Par le fantôme du grand Huma ! s’exclama Fizban.

— Voici Tanis Demi-Elfe, et Flint Forgefeu. Tu te souviens de lui ?

— Euh, oui, presque…, répondit Fizban, rougissant.

— Voilà Tika…, et celui qui court là-bas, c’est Caramon. L’autre, c’est Berem. Nous l’avons trouvé à Kalaman, et tu sais, Fizban, c’est incroyable, il a une pierre verte… Aïe ! Ouille ! Mais tu me fais mal, Tanis…

— Heu… Vous n’êtes pas avec les draconiens ?

— Non ! Nous ne sommes pas du côté des draconiens ! tonna Tanis. Mais j’ai l’impression que cela ne saurait tarder, fit-il avec un regard vers l’armée en marche dans la steppe.

— Est-ce bien sûr ? Vous n’auriez pas retourné votre veste, par hasard ? Sous la torture ? Ou à cause d’un lavage de cerveau…

— Mais non, bon sang ! Je suis Tanis Demi-Elfe, rappelle-toi…

— Tanis Demi-Elfe ! Ravi de te revoir, messire, dit Fizban en lui serrant la main.

— La barbe ! éclata Tanis, exaspéré, retirant sa main.

— Mais vous étiez à dos de dragons !

— Ce sont des bons dragons ! Ils ont réapparu sur Krynn !

— On ne me dit jamais rien ! s’indigna le vieil homme.

— Te rends-tu compte de ce que tu viens de faire ? Tu nous chasses du ciel, et tu nous enlèves le seul moyen que nous avions d’aller à Neraka…

— Oh, je sais très bien ce que j’ai fait… Ça, par exemple ! Ces gaillards avancent bien trop vite ! Il ne faut pas qu’ils nous attrapent. Eh bien, que fais-tu planté là ? Tu parles d’un chef ! C’est sur moi que tout retombe… Où est mon chapeau ?

— À environ quatre lieues plus au nord, répondit Pyrite en bâillant à se décrocher la mâchoire.

— Tu es encore là, toi ? Je t’avais renvoyé avec les autres !

— Je n’avais pas envie, gloussa Pyrite. Ces dragons de cuivre n’ont aucun respect pour l’âge. Ils ne cessent de papoter et de ricaner. Leurs fous rires me tapent sur les nerfs…

— Alors tu rentreras tout seul ! déclara Fizban en toisant le dragon. Nous avons un long voyage à faire dans une région dangereuse…

— « Nous » ? s’écria Tanis. Écoute, mon vieux, tu parles pour toi et ton… copain ! Tu as raison, le voyage sera long et dangereux. Dire que nous n’avons plus de dragons…

— Tanis…, fit Tika pour attirer l’attention du demi-elfe sur les draconiens qui se rapprochaient.

— Vite, dans les collines ! Tika, et toi aussi, Flint, filez ! Tass…, fit Tanis d’une voix menaçante en empoignant le kender.

— Non, Tanis ! Nous ne le laisserons pas ici ! gémit Tass.

— Tass ! dit le demi-elfe sur un ton définitif.

Le kender comprit que Tanis en avait plus qu’assez. Le vieil homme semblait avoir saisi, lui aussi.

— Je dois accompagner ces gens-là, expliqua Fizban à son dragon. Ils ont besoin de moi. Comme tu ne peux pas rentrer tout seul, il va falloir que tu permutes…

— Transmute ! corrigea le dragon avec indignation. Cela s’appelle une transmutation ! C’est pourtant simple, tu pourrais te le mettre dans la tête…

— Transpermute ou autre chose, peu importe ! Dépêche-toi ! Nous t’emmenons avec nous.

— Ouf ! J’ai besoin de repos.

— Je ne crois pas qu’il soit bien utile de…, commença Tanis, se demandant comment on pouvait s’encombrer d’un aussi gros dragon dans un voyage.

Mais il était trop tard.

La créature prononça quelques mots sibyllins. Il y eut un éclair, puis plus de dragon.

Fizban se pencha sur les hautes herbes et ramassa quelque chose.

— Ouvre ta main, dit-il à Tass.

Il déposa dans la paume du kender une minuscule réplique du dragon doré. Ses paupières d’or fin battirent sur ses yeux de rubis.

— Oh ! Fizban, comme c’est beau ! Je peux vraiment le garder ?

— Oui, mon garçon, au moins jusqu’à ce que l’aventure s’achève.

— Ou qu’elle nous achève, murmura Tanis, poussant Tass et Fizban devant lui.

Se glissant entre les broussailles, la petite troupe commença à gravir la colline. Inexorablement, l’armée draconienne continuait sa progression.

2 La passerelle enchantée

Les compagnons grimpaient toujours plus haut dans la montagne. Les draconiens, persuadés d’avoir affaire à des espions, ne les lâchaient pas.

Le petit groupe était épuisé par cette marche forcée. Caramon, parti à la recherche de Berem, n’était toujours pas réapparu.

Au détour du sentier, ils se retrouvèrent nez à nez avec le grand guerrier, assis sur une pierre à l’ombre d’un buisson. Berem gisait à ses pieds, inerte.

— J’ai fini par le rattraper, dit Caramon, mais il s’est débattu. Tanis, tu sais qu’il est vigoureux, pour un homme de son âge ! J'ai été obligé de l’assommer. J’ai dû taper un peu trop fort.

— Hé ! Derrière le dernier gros rocher, j’ai vu les draconiens, annonça Flint, hors d’haleine.

Il se laissa tomber sur le sol et s’épongea le front. Visiblement, il était à bout de forces.

Tika sortit de ses poches une petite fiole qu’elle tint sous le nez de Berem. Il ouvrit les yeux et se massa la tête d’un air épouvanté.

Tanis donna le signal du départ. Fizban venait juste de se décider à s’asseoir sur une pierre qu’il avait longuement choisie.

Sans ménagement, Tass le tira par la manche. Le vieux mage protesta :

— Je suis en train de concocter un sort… Je veux régler leur compte à ces engeances !

— Ah ça, certainement pas ! Avec la chance que j’ai, on risque de se retrouver face à des trolls !

— Tiens, tiens… Je me demande si j’y arriverais ! s’exclama Fizban, dont le visage s’illumina.

Le soleil touchait la ligne d’horizon quand ils arrivèrent à une fourche. D’un côté le sentier allait vers le sommet, de l’autre, il longeait le flanc de la montagne.

Sans crier gare, Fizban choisit résolument le gouffre.

— Venez ! Venez donc ! pressa-t-il, faisant taire les protestations de Tanis. Par là, c’est un cul-de-sac, tandis que par ici, il y a plusieurs voies possibles. Je le sais. Je suis déjà venu. Bientôt nous tomberons sur une gorge enjambée par un pont. Nous le franchirons, et de là, nous serons en bonne position pour repousser les draconiens.

Tanis secoua la tête. Il se méfiait des élucubrations du vieux magicien.

— C’est un bon plan, Tanis, fit remarquer Caramon. Il est évident que tôt ou tard, nous les aurons sur le dos.

Tanis regarda ses compagnons. Ils avaient l’air épuisés. Seul Berem, toujours mort de peur, semblait comme à l’accoutumée. Mais c’est Flint qui donnait le plus d’inquiétude à Tanis. Le nain n’avait guère ouvert la bouche pendant le voyage. Son souffle court et ses lèvres livides allaient de pair avec les douleurs qui lui tiraillaient le bras.

— Bon, prenons par là. Avance, Fizban. Je ne tarderai sans doute pas à le regretter…


Au coucher du soleil, les compagnons firent halte. Ils avaient devant eux une gorge étroite et profonde où serpentait une rivière. La plate-forme rocheuse sur laquelle ils se trouvaient surplombait un à-pic de quatre cents pieds. Il n’y avait qu’un seul moyen de franchir le précipice.

— Ce pont a largement dépassé mon âge, grommela Flint, et il est bien plus mal en point que moi !

— Ce pont est resté debout pendant des siècles ! s’indigna Fizban. Il a même survécu au Cataclysme.

— Je veux bien le croire…, fit Caramon.

— Au moins, il ne sera pas long à traverser…, ajouta Tika, se voulant rassurante.

Le pont était une construction unique en son genre. Des madriers en forme de croix fichées dans le rocher supportaient les planches de la plate-forme. Ce qui avait été autrefois une merveille architecturale était à présent rongé par les intempéries. Quant au garde-fou, le pourrissement avait dû le faire basculer dans le précipice.

Derrière eux, des cliquetis d’armes et des vociférations se firent entendre.

— Nous ne pouvons plus rebrousser chemin ! Essayons de passer un par un !

— Ce serait trop long ! répliqua Tanis. Il n’y a plus qu’à espérer que les dieux nous aideront. De là-bas, il nous sera plus facile de tirer sur les draconiens. Une fois sur le pont, ils feront des cibles idéales. Je passerai le premier et vous suivrez immédiatement derrière. Caramon, tu fermeras la marche. Berem, suis-moi.

Les planches vermoulues craquèrent sous les pieds de Tanis. Il les sentit plier sous son poids. Tout en bas, au fond de la gorge, la rivière brillait entre les rochers. Il aspira une grande bouffée d’air pour résister au vertige qui le saisissait.

— Ne regardez pas en bas ! dit-il, esquissant un pas en avant.

Berem avança. La peur des draconiens annihilait toutes les autres. D’un pas léger, Tass le suivit, jetant des regards émerveillés au fond de la gorge. Fizban soutenait Flint, terrifié. Tika et Caramon vinrent à leur tour, jetant des coups d’œil inquiets derrière eux.

Au milieu du pont, des planches cédèrent sous le pied de Tanis. Tétanisé de peur, il s’agrippa par réflexe au bord du pont. Il sentit le bois se ramollir sous ses doigts, qui glissèrent… Alors une main se referma comme un étau sur son poignet.

— Tiens bon, Berem ! haleta Tanis en se raidissant pour assurer une meilleure prise à l’Éternel.

— Vas-y, Berem, tire-le ! cria Caramon. Que personne ne bouge ! Ce tas de planches est capable de s’effondrer d’un instant à l’autre !

Le visage baigné de sueur, les veines gonflées par l’effort, Berem tira lentement le demi-elfe sur le pont. Pantois, Tanis s’affala comme une masse.

Tika poussa un cri. Le demi-elfe réalisa qu’on venait de lui sauver la vie juste à temps pour qu’il puisse la perdre de nouveau : une trentaine de draconiens apparaissaient sur le sentier.

Il se retourna vers le précipice. L’autre moitié du pont avait tenu. Il suffirait d’un bond, et ils seraient en sécurité de l’autre côté ; lui, Caramon, et Berem. Mais Tass, Flint, Tika et le vieux mage ?

— Tu parlais de cibles idéales…, fit Caramon en dégainant son épée.

— Lance un sort, vieux mage ! cria Tass.

— Qu’est-ce que tu dis ? demanda Fizban en clignant des paupières.

— Un sort ! hurla le kender, pointant un doigt sur les draconiens.

Voyant les compagnons pris au piège sur le pont, ils se préparaient à l’hallali.

— Tass, laisse, nous avons assez d’ennuis comme ça ! dit Tanis.

Il encocha une flèche et banda son arc. Un draconien, touché en pleine poitrine, tomba dans le précipice en hurlant. Tanis décocha flèche après flèche. Les draconiens, paniqués, ne pouvaient échapper au tir du demi-elfe. Il fallait qu’ils passent à l’assaut.

À cet instant, Fizban lança un sort.

Berem eut un hoquet de surprise ; Tanis faillit lâcher son arc.

Brillant comme un soleil entre les nuages, une passerelle descendit entre les deux flancs de la montagne. Les mains tendues vers le ciel, le vieux mage la guida vers le trou béant au milieu du pont.

Tanis vit les draconiens cloués sur place, leurs yeux de reptiles écarquillés devant ce prodige.

— Vite ! cria-t-il en tirant Berem derrière lui.

Dès que Tass les vit sauter sur la passerelle, il empoigna Flint et s’y précipita. Les draconiens, revenus de leur stupeur, se ruèrent sur le pont de bois. Caramon les tint en respect avec son épée. Tanis continua à leur tirer dessus, tandis que Tika entraînait Berem et Flint sur le dernier tronçon du pont.

— Ça y est ! hurla Tika, de l’autre côté du pont.

— Avance ! ordonna Caramon au vieux mage.

Fizban s’occupait à fignoler le positionnement de la passerelle.

— Voilà ! C’est parfait ! déclara-t-il d’un air satisfait. Et les gnomes qui me jugent mauvais ingénieur…

Quand Fizban et Caramon furent enfin sur la passerelle, le tronçon de bois qui menait à la terre ferme s’effondra avec de sinistres craquements.

— Nous sommes coincés ! s’écria Tanis.

Ils entendirent les exclamations épouvantées de Tika, étouffées par les cris de joie des draconiens.

Soudain, un claquement sec se fit entendre, suivi de mugissements de terreur. L’autre tronçon s’était effondré dans le précipice, emportant dans sa chute la plupart des draconiens.

— Nous n’allons pas tarder à prendre le même chemin ! brailla Caramon. Il n’y a plus rien pour soutenir la passerelle !

Tanis retint son souffle. Le regard du guerrier allait d’un bout à l’autre de la structure magique.

— Je n’arrive pas à y croire…, souffla-t-il.

— Et pourtant, c’est vrai…, répondit Tanis comme dans un rêve.

La passerelle restait suspendue entre ciel et terre au centre du canyon. Fizban se tourna vers Tanis avec une mine triomphante.

— Un merveilleux sortilège, je dois l’avouer, fit-il en se rengorgeant. Tu n’aurais pas une corde ?


La nuit était tombée depuis longtemps lorsque les compagnons parvinrent à quitter la passerelle. Tika avait solidement arrimé une corde à un rocher. Un par un, Caramon, Tass, Fizban et Tanis s’étaient laissés glisser vers la terre ferme.

Le lendemain matin, lorsqu’ils se réveillèrent, la première chose qu’ils virent fut la passerelle étincelante sous le soleil.

3 Terredieu

Les compagnons passèrent la journée à errer à travers la montagne. La patience de Tanis, mise à rude épreuve, menaçait de céder. Il résistait à la tentation d’étrangler le vieux mage parce qu’il était certain que Fizban les menait dans la bonne direction. Dix fois, le demi-elfe aurait juré qu’ils étaient déjà passés devant tel ou tel groupe de rochers, mais quand il apercevait le soleil, qui se faisait rare, il devait admettre qu’ils maintenaient le cap vers le sud-est.

Le froid hivernal avait fait place à l’air tiède du printemps, chargé de senteurs délicieuses. Mais cela ne dura pas longtemps. Un crachin épais se déversa du ciel, transperçant les manteaux les plus épais et supprimant toute visibilité.

Au milieu de l’après-midi, le moral du groupe était au plus bas, y compris celui de Tass, qui s’était disputé avec Fizban à propos du chemin à prendre pour arriver à Terredieu.

Tanis enrageait de constater que ni le vieux mage ni le kender ne savaient où ils se trouvaient réellement. Il avait même surpris Fizban en train de lire une carte à l’envers. Tass avait mis fin à l’altercation en rangeant ses parchemins dans sa sacoche. Le vieux mage l’avait alors menacé de transformer sa belle queue-de-cheval en une queue de rat.

À bout de nerfs, Tanis avait envoyé Tass se rafraîchir les idées puis consolé Fizban en nourrissant secrètement l’idée de les emmurer vivants dans la prochaine caverne. La calme détermination qu’il avait acquise à Kalaman, soutenue par l’idée de libérer Laurana, avait fait place à des idées noires.

Il pensait sans cesse à elle. Qu’allait-il se passer dans le temple de la Reine Noire ? Non, la Reine ne la tuerait pas… tant qu’elle aurait besoin de Berem.

Je ferais tout et n’importe quoi pour la tirer de là ! Qu’importe si j’y laisse la vie…

Serais-je vraiment capable de livrer Berem ? Échanger l’Éternel contre Laurana, au risque de plonger le monde dans l’abîme ? Non, Laurana préférerait mourir plutôt que d’être l’objet d’un tel marché. Quelques pas plus loin, Tanis avait changé de langage. Que le monde fasse ce qu’il veut. De toute façon, nous sommes condamnés. Quoi qu’il arrive, nous ne pourrons remporter la victoire. La vie de Laurana est la seule chose qui compte…

Étrangement silencieux, Flint progressait d’un pas pesant sans jamais se plaindre. Ce n’était pas bon signe, si Tanis n’avait pas été aveuglé par ses propres tourments, il l’aurait remarqué.

Quant à Berem, personne ne savait ce qu’il pensait, si toutefois il pensait quelque chose. Il devenait de plus en plus nerveux et sursautait à la moindre alerte. Ses yeux trop jeunes pour son visage marqué semblaient ceux d’un animal traqué.

Le deuxième jour, Berem disparut.

Tout le monde était de bonne humeur en se réveillant le matin, car Fizban avait annoncé que Terredieu était tout proche. Mais l’euphorie n’avait pas duré longtemps. La pluie s’était remise à tomber. Trois fois en une heure, le vieux mage leur avait fait traverser des épineux en criant « C’est là ! Nous sommes arrivés ! ». Et ils s’étaient retrouvés pataugeant dans un marécage, ensuite dans une gorge, puis Finalement devant une falaise.

La troisième fois, Tanis eut l’impression qu’on l’écorchait vif. Même Tasslehoff prit peur en voyant sa rage. Le demi-elfe fit un effort sur lui-même pour se calmer. Puis il réalisa qu’il manquait quelqu’un.

— Où est Berem ? demanda-t-il, tremblant de colère.

Caramon sursauta. Il émergeait d’un autre monde. L’œil hagard, il se tourna en rougissant vers Tanis.

— Je n’en sais rien. Je ne me suis pas aperçu qu’il n’était plus là.

— Berem est notre seule chance de parvenir à Neraka, dit le demi-elfe. Il est l’unique garant de la vie de Laurana. Si les draconiens le capturent…

Suffoqué d’émotion, il ne put continuer.

— Calme-toi, mon garçon, dit Flint en lui tapant sur l’épaule, on le retrouvera.

— Pardon, Tanis, balbutia Caramon. Je pensais à… à Raistlin. Je sais bien que je devrais pas…

— Par les Abysses, comment ton satané frère arrive-t-il à semer la pagaille même quand il n’est pas là ? cria Tanis. Excuse-moi, Caramon. Tu n’as pas mérité de reproches. J’aurais dû faire attention moi aussi, comme les autres. Maintenant, nous sommes obligés de rebrousser chemin, à moins que Fizban nous fasse traverser le rocher… Berem n’a pas pu aller bien loin, nous retrouverons facilement sa trace. Il ne s’est pas évanoui dans la nature !

Tanis avait raison. Après avoir pris le sentier en sens inverse, ils suivirent la piste d’un animal que personne n’avait remarquée à l’aller. Flint, qui l’avait découverte, avait appelé les autres, puis il s’était enfoncé dans la broussaille pour la suivre. Il semblait avoir retrouvé une énergie nouvelle. Comme un chien de chasse sur le point de lever sa proie, il fendait les buissons sans se laisser arrêter par les branches et les ronces.

— Flint ! cria plusieurs fois Tanis. Attends-nous !

La distance séparant le nain des compagnons s’accrut. Ils le perdirent de vue. Heureusement, les empreintes de ses bottes dans la glaise étaient plus faciles à repérer que celle de Berem.

Un nouvel obstacle se dressa sur leur route.

Ils se trouvaient devant une muraille rocheuse. Cette fois, il y avait un passage possible. Un étroit tunnel était creusé dans le roc. Le nain avait dû y entrer facilement, mais Tanis fit grise mine.

— Berem a réussi à passer, dit Caramon, montrant une trace de sang sur la pierre.

— Possible, fit Tanis. Tass, va voir ce qu’il y a de l’autre côté, dit-il, répugnant à suivre une fausse piste.

Tass se glissa dans le tunnel. Bientôt les compagnons entendirent ses exclamations d’étonnement.

Le visage de Fizban s’éclaira.

— C’est là ! s’écria-t-il, transporté d’allégresse. Nous avons trouvé ! C’est Terredieu ! Le chemin passe par ce tunnel.

— Il n’y en aurait pas un autre, par hasard ? s’enquit Caramon, que l’étroitesse du passage consternait.

— Tanis, viens vite !

La voix claironnante de Tass leur parvint de l’autre côté de la falaise.

— Les cul-de-sac, ça suffit. Nous prendrons ce chemin, décréta Tanis.

Les compagnons commencèrent à ramper dans l’étroit goulot. Il leur fallait parfois s’aplatir puis se contorsionner comme un serpent pour avancer. Avec sa large carrure, Caramon faillit cent fois rester coincé.

Au bout du tunnel, Tass les attendait impatiemment.

— Tanis, j’ai entendu crier Flint ! Là-bas, devant nous ! Quand tu verras où nous sommes tombés, tu n’en croiras pas tes yeux !

Ils s’extirpèrent du tunnel, et aidèrent le malheureux Caramon à faire de même. Ils avaient enfin Terredieu devant eux.

— Ce n’est pas exactement le genre d’endroit que je choisirais si j’étais un dieu, fit remarquer Tass.

Tanis partageait son avis.

Ils se trouvaient à la lisière d’un cirque de monts qui semblait complètement désertique. Rien ne poussait sur ce plateau désolé, emmuré entre de hautes montagnes hérissées de pics. Un ciel bleu et froid, sans oiseaux ni soleil, surplombait ce paysage sans vie. De l’autre côté, il pleuvait à verse, nota Tanis. Frissonnant, il détourna les yeux.

Au centre du plateau s’élevaient d’énormes rochers disposés en cercle. Un cercle si parfait qu’il était impossible de voir ce qu’il y avait derrière.

— Cet endroit me donne le cafard, dit Tika. Non que j’aie peur, mais quelle tristesse ! Si les dieux hantent ces lieux, ce doit être pour pleurer les malheurs du monde.

Fizban fixa Tika d’un œil pénétrant. Il allait lui répondre quand Tass appela :

— Tanis, viens voir !

— J’arrive !

À l’autre bout du plateau, Tanis distingua deux silhouettes, qui avaient l’air de se battre.

— C’est Berem ! cria Tass, le reconnaissant grâce à sa vue de kender. On dirait qu’il se bagarre avec Flint ! Dépêchons-nous !

Tanis partit au pas de charge. Les autres l’appelèrent, mais il n’y prêta pas attention, gardant les yeux fixés sur les deux hommes qu’il voyait maintenant avec précision. Le nain venait de tomber sur le sol, et Berem était penché sur lui.

— Flint ! hurla Tanis.

Son cœur battit à tout rompre, sa vue se brouilla. Berem releva la tête dans sa direction. Tanis vit ses lèvres remuer. Il dit quelque chose que Tanis ne comprit pas.

Flint gisait aux pieds de Berem, les yeux fermés, le visage cendreux.

— Qu’est-ce que tu lui as fait ? vociféra Tanis. Tu l’as tué !

Un mélange de chagrin, de culpabilité et d’impuissance l’envahit. Il vit rouge.

Il se retrouva l’épée à la main. Le visage éploré de Berem lui apparut à travers une sorte de magma sanguinolent. Alors Tanis réalisa ce qui se passait. Il avait transpercé le corps de Berem de sa lame, qui butait à présent contre le rocher où l’Éternel était appuyé.

Du sang coulait sur les mains du demi-elfe. Un cri horrible lui déchira les tympans. Le corps de Berem s’abattit sur lui.

C’est à peine s’il s’en rendit compte. Il chercha à récupérer son épée pour frapper de nouveau. Des mains fermes l’agrippèrent. Quand il réussit à libérer sa lame, il vit Berem s’effondrer sur le sol. Le sang ruisselait du trou qu’il avait dans la poitrine, juste au-dessous de la gemme verte.

Derrière lui, une voix puissante retentit. Il entendit pleurer une femme. Furieux d’être interrompu, il se retourna vers les importuns ; l’un était un grand gaillard au visage douloureux, l’autre une jeune fille rousse en pleurs. Il ne les reconnut pas. Alors un vieillard au regard triste vint se camper devant lui. Il lui sourit avec bonté et posa sa main sur son épaule.

Ce contact fut bienfaisant comme celui de l’eau fraîche sur un corps brûlant de fièvre. Tanis revint lentement à lui. Ses yeux se dessillèrent. Il lâcha son épée ensanglantée et se laissa tomber en sanglotant aux pieds de Fizban. Le vieux mage se pencha sur lui avec sollicitude.

— Il faudra être fort, Tanis, car tu vas prendre congé de quelqu’un qui part pour un long voyage.

— Flint ! s’exclama Tanis, qui avait compris.

Fizban hocha gravement la tête en regardant le corps de Berem.

— Allons-nous-en, dit-il. Nous n’avons plus rien à faire ici.

Sans égard pour le vieux mage, Tanis rejoignit Flint. La tête sur les genoux de Tass, le nain leva les yeux vers lui et sourit. Tanis prit la main noueuse de son plus vieil ami et la serra entre les siennes.

— Il a failli m’échapper, Tanis. Il allait passer de l’autre côté des rochers, quand mon cœur a lâché. Il a dû m’entendre crier, car je me souviens qu’après il m’a porté et il m’a posé par terre contre la pierre.

— Il ne t’a… pas fait de mal ? souffla Tanis.

— Que voulais-tu qu’il me fasse ! Il est incapable de maltraiter une mouche ! Il est aussi doux que Tika, dit Flint en souriant à la jeune fille agenouillée près de lui. Prends soin de ce grand bêta de Caramon, tu entends ?

— Oui, Flint, répondit Tika.

— Au moins, tu ne pourras plus essayer de me noyer, grommela le nain en regardant tendrement le grand guerrier. Et si jamais tu vois ton espèce de frère, fiche-lui un bon coup de pied de ma part !

— J… je m’occuperai de Berem, bredouilla Caramon, tentant de cacher son émotion.

— Flint, je ne veux pas que tu partes à l’aventure sans moi ! gémit Tass. Tu sais très bien que tu vas avoir un tas d’ennuis !

— Pour la première fois depuis que je te connais, j’aurai la paix ! grommela le nain. Je voudrais que tu prennes mon casque. Celui qui a une crinière de griffon. Allons, allons, mon garçon, fit-il en tapotant la main du kender, qui sanglotait, ne te mets pas dans un état pareil. J’ai eu une vie heureuse, des amis fidèles. J’ai vécu de terribles choses, mais de très belles aussi. Le monde a de nouvelles espérances. Cela m’embête de vous quitter au moment où tu as besoin de moi, Tanis. Mais je t’ai enseigné tout ce que je sais. Je sens que tout ira bien…, très bien.

Son souffle s’accéléra, puis il ferma les yeux. Tass laissa aller sa tête contre l’épaule de son ami. Soudain, Fizban réapparut ; le nain ouvrit les yeux.

— Je sais qui tu es, dit-il au vieux mage. Tu vas m’accompagner, n’est-ce pas ? Au moins un petit bout de chemin…, ainsi je ne serai pas seul. J’ai vécu si longtemps avec mes amis… que ça me fait un drôle d’effet de partir tout seul…

— Je viendrai avec toi, promit Fizban. Ferme les yeux et repose-toi. Les tracas de ce monde ne sont plus les tiens maintenant. Tu as le droit de dormir, à présent.

— Dormir, oui, j’en ai besoin. Réveille-moi quand tu seras prêt…, quand il sera temps de partir…

Flint ferma les yeux et exhala un soupir.

— Adieu, vieux camarade, dit le demi-elfe, la main sur le cœur de Flint.

— Flint, non ! Flint ! cria Tass, se jetant sur le corps de son ami.

Tanis prit le kender dans ses bras. Il se débattit furieusement, puis céda, épuisé. Collé contre l’épaule de Tanis, il pleura à chaudes larmes.

Le demi-elfe lui caressait la tête d’une main apaisante, quand son regard tomba sur le vieux magicien.

— Mais qu’est-ce que tu fais ? s’écria-t-il.

Il posa Tass sur le sol et se leva. Le vieillard avait chargé Flint dans ses bras et se dirigeait vers le cercle de rochers.

— Arrête ! tonna Tanis. Nous allons lui donner une sépulture et l’enterrer selon les rites !

Fizban tourna vers Tanis un visage empreint de gravité. Il portait le corps de Flint comme s’il ne pesait rien.

— Je lui ai promis qu’il ne ferait pas le voyage tout seul, dit-il simplement.

Il reprit sa marche vers les pierres. Tanis hésita, puis il lui emboîta le pas. Les autres regardaient la scène, ébahis.

Le demi-elfe courait derrière le vieil homme. Mais Fizban, pourtant lesté d’un pesant fardeau, se déplaçait avec une aisance incroyable, quasi aérienne. Tanis n’arrivait pas à le rattraper. Une sorte de lourdeur l’envahit. Ses efforts semblaient vains ; il avait l’impression de poursuivre un nuage.

Il rejoignit le vieux mage au moment où celui-ci atteignait le cercle de pierres. Résolument, il le franchit, avec une seule idée en tête : récupérer le corps de son vieil ami.

À l’intérieur du cercle, Tanis s’immobilisa. Ce qu’il avait d’abord pris pour une étendue d’eau inerte était en réalité de la pierre noire et brillante comme un miroir. Tanis se pencha pour sonder les profondeurs. Il découvrit avec stupéfaction des milliers d’étoiles. Elles étaient d’une telle netteté qu’il crut que la nuit était tombée. Mais au-dessus de lui, le ciel était toujours aussi bleu.

Parmi les étoiles, il vit les deux lunes. Son cœur battit la chamade. Il aperçut aussi la troisième, que seuls les magiciens les plus puissants avaient le pouvoir de détecter : le disque qui se détachait sur les ténèbres…, la lune noire.

Il reconnut même les zones sombres laissées par les constellations de la Reine des Ténèbres et du Vaillant Guerrier, qui avaient quitté le ciel.

Tanis se rappela les paroles de Raistlin : « Deux constellations manquent dans le ciel. Elle est descendue sur Krynn, et lui est venu pour la combattre…»

Il s’arracha à la contemplation de l’étrange surface sur laquelle Fizban posait maintenant le pied. Il voulut suivre le mage, mais il était dans l’incapacité de faire un pas. Autant tenter de sauter dans les Abysses !

Impuissant, il vit le vieillard parvenir au centre de la surface luisante, Flint niché dans ses bras comme un enfant qu’il ne faut pas réveiller.

— Fizban ! appela Tanis.

Le vieil homme poursuivit sa course parmi les étoiles. Tanis sentit le kender se glisser près de lui. Il lui prit la main et la serra très fort, comme il avait serré celle de Flint un moment auparavant.

Fizban arriva au milieu du cercle… et disparut.

Le kender se jeta en avant, mais Tanis le retint.

— Non, Tass, tu ne peux pas le suivre dans cette aventure. Ce n’est pas le moment. Reste avec moi. J’ai besoin de toi.

Tass comprit.

— Tanis, regarde ! s’exclama-t-il d’une voix chevrotante. La constellation est revenue !

Sur la surface noire, Tanis vit briller la constellation du Guerrier. Ses étoiles se mirent à scintiller de plus en plus, ponctuant la nuit de leur lueur bleutée.

Le demi-elfe leva les yeux vers le ciel. Il était sombre et vide.

4 Histoire de l’Homme Éternel

— Tanis !

C’était Caramon. Arraché à sa rêverie, Tanis revint à la réalité.

— Dieux du ciel ! Berem… !

Il traversa le plateau jonché de pierraille pour rejoindre Caramon et Tika. Ils contemplaient d’un air épouvanté le corps ensanglanté de l’Homme à la Gemme Verte.

Berem remua faiblement et poussa un gémissement. Il souffrait du souvenir de la douleur. La main sur le cœur, il se releva lentement. Hormis les taches de sang qui disparaissaient peu à peu, il ne restait plus trace de sa blessure.

— Rappelle-toi qu’on le surnomme l’Éternel, dit Tanis à Caramon, pâle comme un mort. Sturm et moi, nous l’avons vu se faire écraser par des tonnes de pierres, à Pax Tharkas. Il est mort des centaines de fois, et il est toujours vivant. Il prétend ne pas savoir pourquoi.

Il dévisagea Berem, qui lui opposa un visage méfiant.

— Mais tu le sais très bien, n’est-ce pas, Berem ? dit Tanis. Tu le sais, et tu vas nous le dire. Il y a trop de vies en jeu pour que tu te taises.

Berem baissa les yeux.

— Je regrette, pour ton ami, marmonna-t-il. Je… j’ai voulu l’aider, mais il n’y avait plus rien à faire…

— Je sais. Moi aussi, je regrette. De loin, je n’avais pas vu que… Je n’ai pas compris…

Tanis réalisa qu’il ne disait pas la vérité. Il ne voyait que ce qu’il voulait bien voir. Combien de fois, dans sa vie, avait-il perçu les choses telles qu’elles étaient ? C’était lui qui déformait tout. Il n’avait pas compris l’attitude de Berem, parce qu’il ne voulait pas comprendre ! Berem figurait la part d’ombre qu’il haïssait en lui-même. Il l’avait frappé et tué, mais c’était en réalité contre lui-même qu’il avait dirigé son épée.

Ce geste avait crevé l’abcès qui gangrenait son âme. Cette blessure-là guérirait. Le chagrin que lui causait la mort de Flint agissait comme un baume, et le ramenait à de meilleures dispositions. Tanis sentit s’alléger le poids de sa culpabilité. Quoi qu’il ait fait, il avait agi pour le bien. Il était temps qu’il accepte ses erreurs, et qu’il vive…

Peut-être Berem lut-il dans ses pensées ; Tanis vit dans son regard chagrin et compassion.

— Tanis, je suis fatigué, dit brusquement l’Éternel, tellement fatigué. J’envie le sort de Flint. Il repose en paix. Y parviendrai-je jamais ? J’ai si peur ! Je sens que la fin approche. Cela m’effraie !

— Nous avons tous peur ! soupira Tanis, frottant ses yeux rougis par les larmes. Tu as raison, la fin est proche, et elle ne s’annonce pas radieuse. C’est toi qui détiens la solution, Berem.

— Je vais te dire… ce que je peux. Mais il faut que tu m’aides ! murmura-t-il en prenant la main de Tanis. Promets-moi de m’aider !

— Je ne peux rien promettre, tant que tu ne me confie pas toute la vérité, répondit le demi-elfe.

Berem s’appuya le dos contre un rocher. Les autres se groupèrent autour de lui, emmitouflés dans leurs capes. Le vent s’était remis à souffler.

Berem paraissait faire un effort surhumain pour articuler. On eût dit que les mots se rétractaient dans sa bouche, refusant de sortir. Peu à peu cela cessa.

— Quand… quand je t’ai dit, Caramon, que je savais ce que tu ressentais après la perte de ton frère, c’était vrai. J’avais une sœur. Nous n’étions pas jumeaux, mais tout aussi proches l’un de l’autre. Elle n’avait qu’un an de moins que moi. Nous vivions dans une petite ferme isolée, aux environs de Neraka, et c’est ma mère qui nous a appris à lire et à écrire. Mais nous nous occupions surtout de la ferme. Ma sœur était ma seule compagnie, mon unique amie. Pour elle, c’était la même chose.

« Elle se dépensait sans compter. Jusqu’à l’épuisement. Après le Cataclysme, on ne pouvait pas faire autrement, si on voulait survivre. Nos parents étaient vieux et malades. Cet hiver-là, nous avons failli mourir de faim. Cela n’avait rien à voir avec les Temps de la Disette dont vous avez entendu parler. Vous ne pouvez pas imaginer, dit-il d’une voix éteinte. Des hordes de bêtes sauvages et d’êtres humains écumaient le pays. Dans notre isolement, nous avions quand même plus de chance que d’autres. Nous passions des nuits entières à attendre, le gourdin à la main, guettant les loups qui rôdaient autour de la maison… À vingt ans, ma sœur, qui était une très jolie fille, avait les cheveux aussi gris que les miens maintenant. Son visage se creusait de rides, mais elle ne se plaignait jamais.

« Au printemps, les choses ne s’arrangèrent pas, mais il y avait de l’espoir, comme elle disait. Nous pourrions semer des graines, nous verrions pousser les plantes. Et nous pourrions tirer le gibier qui réapparaît au printemps. Elle aimait la chasse et la nature. Nous partions souvent ensemble. Un jour…»

Berem s’arrêta. Il frissonna comme s’il avait froid, puis reprit son récit :

— Un jour, nous sommes allés très loin. Après un orage, un incendie de forêt avait calciné la broussaille, laissant à découvert une piste que nous n’avions jamais remarquée. Ce jour-là, nous n’avions pas tiré de gibier. Nous avons suivi la piste dans l’espoir d’en trouver, pour nous apercevoir que c’était un ancien sentier tracé par l’homme. Je voulais rebrousser chemin, mais ma sœur a insisté pour que nous allions voir où cela menait.

Le visage de Berem se figea. Un instant, Tanis craignit qu’il ne continue pas. Mais il reprit, poussé par une sorte de fièvre intérieure :

— Au bout du sentier, nous sommes arrivés dans un endroit étrange. Ma sœur pensait que c’était un ancien sanctuaire dédié à des dieux maléfiques. Je n’en sais rien, en tout cas, des colonnes brisées gisaient dans un fouillis de lianes desséchées. Elle avait raison. Cet endroit était de mauvais augure, et nous aurions dû nous en aller. Il fallait s’en aller…

Berem répéta la phrase de manière incantatoire. Quand il se tut, personne n’osa bouger. D’une voix presque inaudible, il se remit à parler.

Les compagnons comprirent qu’il avait oublié où il se trouvait. Berem était retourné à l’époque de son histoire.

— Parmi les ruines se trouvait un objet extraordinaire : c’était un socle de colonne, incrusté de pierreries. Je n’avais jamais rien vu d’aussi beau. Comment passer à côté d’une telle magnificence ? Une seule de ces pierres signifiait pour nous la richesse ! Nous pourrions aller habiter en ville ! Ma sœur aurait les prétendants qu’elle méritait. Je suis tombé à genoux devant le socle et j’ai pris mon couteau. Une pierre verte étincelait dans le soleil, plus belle que tout ce qu’il est possible d’imaginer. Je commençai à la détacher avec la lame…

« Ma sœur était horrifiée. Elle me cria d’arrêter. « C’est un lieu sacré », disait-elle. « Ces joyaux appartiennent aux dieux. Tu commets un sacrilège, Berem ! » Je ne l’écoutais pas, bien que mon cœur battît à tout rompre. « Si les dieux ont abandonné ce sanctuaire, ils nous ont abandonnés aussi ! » criai-je. Mais elle ne voulut rien savoir. Elle m’empoigna le bras, ses ongles entrèrent dans ma chair. Elle me faisait mal. « Arrête, Berem ! m’ordonna-t-elle, à moi, son frère aîné ! Je ne laisserai pas profaner ce qui appartient aux dieux ! »

« Comment osait-elle me parler ainsi ? Moi qui faisais cela pour elle, pour notre famille ! Elle n’aurait pas dû me contrarier. Elle savait que cela me rend fou : quelque chose éclate dans ma tête et envahit mon cerveau. Je ne vois plus rien, je ne peux plus penser. J’ai hurlé : « Laisse-moi tranquille ! », mais elle a saisi mon couteau fiché entre la pierre verte et le socle. Je l’ai repoussée… Oh ! pas fort… Mais elle est tombée. J’ai voulu la rattraper. En vain. Sa tête a heurté la colonne. Sa tempe a frappé contre une gemme, le sang a giclé sur les joyaux, puis ruisselé sur son visage. Ses yeux ne brillaient plus, les joyaux non plus. Ensuite…

« Il est arrivé quelque chose d’affreux, que je revois en rêve dès que je ferme les yeux. C’était comme le Cataclysme, mais il s’agissait de création. Une création infernale ! La terre s’est entrouverte. Des colonnes en ont jailli sous mes yeux. Un temple hideux prit forme. Les Ténèbres elles-mêmes montèrent de la terre et leurs cinq têtes dodelinantes se dardèrent sur moi. Elles m’interpellèrent d’une voix sépulcrale : « Jadis, j’ai été bannie du monde, et seul un morceau de monde peut m’y faire revenir. La colonne aux joyaux était la clé de ma prison. Tu m’as libérée, mortel, je te laisse en récompense ce que tu voulais posséder. La gemme verte est à toi ! »

« Elle éclata d’un rire sinistre. J’ai senti une douleur atroce dans la poitrine et j’ai vu la gemme verte. Terrifié par le monstre, affolé par ce que j’avais provoqué, je ne pouvais détacher les yeux de ce qui prenait forme devant moi. C’était un dragon ! Un dragon à cinq têtes comme dans les contes de mon enfance !

« Je compris que nous étions condamnés si les dragons revenaient sur terre. Je mesurai la faute que j’avais commise. Devant moi se tenait la Reine des Ténèbres, dont les prêtres nous avaient parlé. Chassée par Huma, elle cherchait depuis longtemps à revenir dans le monde. À cause de ma folie, elle y était parvenue. Une de ses têtes se darda sur moi, et je compris que j’allais mourir. La Reine des Ténèbres ne laisserait pas vivre un témoin. J’étais incapable de faire un geste.

« Soudain, ma sœur apparut, debout devant moi, bien vivante ! Je tendis la main pour la toucher, mais je rencontrai le vide. Je hurlai son nom : « Jasla ! » Elle me répondit : « File, Berem ! Cours ! Elle ne peut pas passer à travers moi. Dépêche-toi ! » Je restai tétanisé. Ma sœur était campée entre la Reine Noire et moi. Les cinq têtes se déchaînaient, mais en vain, car ma sœur leur faisait barrage. La Reine Noire commença à s’estomper. Elle ne fut bientôt plus qu’une ombre maléfique. Mais son pouvoir restait immense. Elle s’avança vers ma sœur…

« Alors je me suis retourné et je me suis mis à courir. »

Berem s’était tu. Il était en nage, comme s’il avait couru des lieues. Les compagnons gardèrent le silence, anéantis par le récit. Puis l’Éternel poussa un soupir. Il semblait revenir de loin.

— Après, j’ignore comment s’est déroulée ma vie, je ne sais plus rien de ce qui s’est passé. Quand je suis revenu à moi, j’étais aussi âgé que vous me voyez maintenant. D’abord, j’ai cru qu’il s’agissait d’un cauchemar. Mais la pierre verte était incrustée dans ma poitrine. Je ne savais pas où j’allais, ni où je me trouvais. Alors j’ai sillonné Krynn de long en large. Longtemps, j’ai voulu revenir à Neraka. Mais c’était le seul endroit où je ne pouvais pas retourner. Je n’en avais pas le courage.

« Pendant de longues années, j’ai erré, incapable de trouver la paix, et je suis mort cent fois pour renaître aussitôt. Où que j’aille, j’entends parler des malheurs qui accablent le monde par ma faute. Puis les dragons et les draconiens sont apparus. Je sais, moi, ce qu’ils veulent. Je sais que la Reine a un pouvoir immense, et projette la conquête du monde. Il ne lui manque qu’une chose pour atteindre son but. Moi. Pourquoi ? Je l’ignore. Mais j’ai la sensation qu’on est en train de fermer une porte que quelqu’un essaye de forcer. Je suis tellement fatigué…

« Si fatigué, que je voudrais en finir. »

Tanis se décida à briser le silence qui ponctua le récit de Berem.

— Que peux-tu faire pour fermer cette porte ? demanda-t-il à Berem.

— Je n’en sais rien. Quelque chose m’attire à Neraka, bien que ce soit le seul endroit sur Krynn où je n’oserai jamais aller. C’est pour cette raison que je me suis enfui.

— Tu iras à Neraka, dit Tanis d’un ton ferme. Avec nous, tu y entreras. Tu ne seras pas seul.

Berem se mit à trembler et à pousser des gémissements de protestation. Puis il releva la tête, le visage écarlate.

— Oui ! cria-t-il. Je n’en peux plus ! J’irai avec vous ! Vous me protégerez !

— On fera ce qu’on pourra, répondit Tanis. Trouvons d’abord un chemin pour sortir d’ici.

— J’en ai un, lâcha Berem. J’allais le prendre quand j’ai entendu crier Flint. C’est par là, fit-il en pointant un doigt vers une étroite fissure visible entre les rochers.

L’un après l’autre, ils entrèrent dans le tunnel. Tanis passa le dernier. Il jeta un dernier coup d’œil sur le plateau désolé où Flint avait trouvé la mort. Un grand vide l’envahit. L’absence du nain lui communiquait une étrange sensation.

Il s’engouffra dans le tunnel, laissant derrière lui Terredieu, qu’il ne reverrait sans doute plus.

Les compagnons avancèrent dans le boyau jusqu’à une petite caverne, où ils firent halte. Ils étaient trop près de Neraka, où était concentré le gros de l’armée draconienne, pour risquer d’allumer du feu. Tous pensaient à Flint et personne n’osait en parler.

Finalement, ils décidèrent d’accepter sa mort en évoquant les aventures qu’ils avaient vécues ensemble.

Ils rirent de bon cœur quand Caramon raconta une désastreuse traversée en barque, au cours de laquelle Flint avait eu le malheur de tomber à l’eau. Tanis évoqua la rencontre du nain et du kender, qui n’aurait jamais eu lieu si Tass ne lui avait pas dérobé un bracelet. Tika évoqua les merveilleux jouets qu’il lui avait fabriqués et la bonté avec laquelle il l’avait recueillie à la mort de son père.

Ces souvenirs atténuèrent leur chagrin, ne leur laissant que la douleur de l’absence.

Tard dans la nuit, Tass alla s’asseoir devant la caverne et regarda les étoiles. Il serrait contre lui le casque de Flint. Les larmes ruisselaient sur ses joues.

5 Neraka

Entrer dans Neraka se présentait apparemment comme un jeu d’enfant. Apparemment.

— Par les dieux, que se passe-t-il donc ? maugréa Caramon qui, du haut d’une colline à l’ouest de Neraka, scrutait la plaine.

Les lignes noires qui serpentaient à travers la steppe convergeaient vers l’unique édifice visible à des lieues à la ronde : le temple de la Reine Noire.

Des milliers de soldats draconiens se rassemblaient parmi les troupes. Tanis et Caramon virent flotter çà et là des étendards bleus, rouges et noirs. Un déploiement de couleurs égayait le ciel sans nuages : des dragons rouges, des bleus, des verts et des noirs. Deux gigantesques citadelles volantes planaient au-dessus du temple, étendant une ombre permanente alentour.

— Tu sais, c’est une bonne chose que le vieux nous soit tombé dessus avec son dragon doré, dit Caramon. Si nous étions arrivés là-dedans avec nos dragons de cuivre, nous nous serions fait massacrer.

— Oui, répondit Tanis, absorbé dans ses pensées.

Plus il pensait au « vieux », et plus il comprenait ce que signifiait réellement ce qui était arrivé. Cela lui flanquait le tournis, comme aurait dit Flint.

Mais ce n’était pas le moment de s’apitoyer sur le nain. Il avait toutes sortes de problèmes à résoudre, et il n’avait plus de vieux mage pour le sortir d’affaire.

— Je n’ai aucune idée de ce qui se passe, dit Tanis, mais le temps travaille pour nous. Te souviens-tu de ce qu’avait dit Elistan ? Il était écrit dans les Anneaux de Mishakal que le Mal se retourne contre lui-même. La Reine Noire rassemble ses troupes pour une bonne raison. Elle songe sans doute à porter à Krynn le coup décisif. Mais dans ce remue-ménage, nous passerons plus facilement inaperçus. Personne ne fera attention à un groupe de prisonniers sous la garde de deux officiers draconiens.

— Espérons, dit Caramon.

— Misons là-dessus, répliqua Tanis.


Le capitaine de la garde de Neraka ne savait plus où donner de la tête. Il y avait de quoi. La Reine Noire réunissait son état-major : pour la seconde fois depuis le début de la guerre, tous les seigneurs draconiens se trouveraient réunis. Depuis quatre jours, ils débarquaient les uns après les autres, transformant la vie du capitaine en cauchemar.

Il y avait des préséances parmi les seigneurs. En haut de la hiérarchie, Akarias et sa suite, c’est-à-dire ses troupes, ses gardes du corps et ses dragons, devaient passer en premier. Viendrait ensuite Kitiara, la Dame Noire, avec ses troupes, ses gardes du corps, ses dragons. Puis Lucien de Taka avec ses troupes et ainsi de suite… jusqu’au dernier des seigneurs draconiens, le gobelin Toede, du front de l’est.

Ça impliquait le déplacement massif de troupes et de dragons, sans compter les vivres, dans un espace qui n’était pas prévu pour une telle concentration. Comme aucun seigneur n’aurait voulu arriver avec un soldat ou un dragon de moins qu’un autre, ce système n’était pas sans avantage. Mais cette fois, le seigneur Akarias arrivait avec deux jours de retard.

Était-ce pour semer la confusion ? Le capitaine n’en savait rien et il n’osait le demander, mais il avait son idée sur la question. Cela signifiait que les autres seigneurs étaient contraints d’attendre son arrivée en campant dans la steppe, ce qui n’irait pas sans occasionner certains troubles. Draconiens, gobelins et mercenaires humains réclamaient l’accès aux lieux de plaisir aménagés sur la place du temple. Ils avaient parcouru de longues distances et s’indignaient à juste titre d’en être privés.

Beaucoup se faufilèrent dans la cité, attirés par les tavernes comme des mouches par un pot de miel. Des rixes éclatèrent. Les geôles du temple étaient pleines à craquer. Le capitaine ordonna à ses soldats de charger tous les ivrognes sur des charrettes et de les jeter au petit matin dans la plaine, où ils subiraient les foudres de leurs commandants.

Entre les dragons éclataient aussi des querelles, chaque chef voulant établir sa suprématie sur ses confrères. Un grand vert, Cyan Sangvert, avait déjà tué un rouge à cause d’un cerf. Par malheur pour Cyan, le rouge était un chouchou de la Reine Noire. Sangvert se retrouva donc en prison, où ses furieux battements de queue faisaient trembler les murs.

Le matin du troisième jour, le capitaine de la garde donna l’ordre d’ouvrir les portes pour l’arrivée d’Akarias. Tout se passait à merveille, quand quelques centaines des gobelins de Toede, éméchés, voyant passer les troupes du seigneur, essayèrent d’entrer aussi. Irrités, les officiers d’Akarias ordonnèrent à leurs hommes de les chasser. Le chaos s’ensuivit.

Furieuse, la Reine Noire fit envoyer sa troupe armée de fouets, de chaînes et de filets, ainsi que des prêtres et des magiciens des Robes Noires. Quand l’ordre fut à peu près rétabli, le seigneur Akarias entra dans le temple avec dignité, sinon avec grâce.

Dans l’après-midi, un garde se présenta devant le capitaine, épuisé, et lui demanda de se rendre à la porte principale.

— Que se passe-t-il encore ? J’en ai assez de…

— Il s’agit de deux officiers qui voudraient entrer avec leurs prisonniers.

La cité était déjà bondée de captifs et d’esclaves. Un de plus, un de moins… Et les troupes de Kitiara s’apprêtaient à faire leur entrée… Il fallait qu’il soit présent pour les accueillir avec les honneurs.

— Quel genre de prisonniers ? demanda le capitaine, qui ne voulait pas rater la Dame Noire. Des draconiens ivres ? Tu n’as qu’à les…

— Je crois que tu ferais mieux de venir, capitaine, dit le gobelin qui, transpirant à grosses gouttes, dégageait une odeur pestilentielle. Il y a un couple d’humains et un kender.

— Je te dis… (Le capitaine s’arrêta. Incommodé par la puanteur, il fronça le nez.) Un kender ? s’exclama-t-il avec intérêt. N’y aurait pas aussi un nain, par hasard ?

— Pas que je sache. Mais il est possible que je ne l’aie pas remarqué.

— J’arrive…

Le calme était revenu. Akarias et ses troupes installés à l’intérieur de la cité, Kitiara et les siennes en approchaient en ordre serré. La réception allait commencer. Le capitaine jeta un coup d’œil sur le groupe qui attendait devant les portes.

Deux officiers draconiens pour trois minables prisonniers ! Il étudia leur physionomie. Deux jours auparavant, on lui avait signalé un nain voyageant avec un kender, qu’il fallait surveiller. Il pouvait y avoir avec eux un seigneur et une jeune fille aux cheveux d’argent, tous les deux elfes. La fille était en réalité un dragon. C’était les amis de l’elfe prisonnière de la Reine et on s’attendait à ce qu’ils tentent de la libérer.

Bon, il y avait là un kender, c’était vrai. Mais la femme avait des cheveux roux et bouclés ; si elle était un dragon, le capitaine voulait bien manger sa cotte de mailles. Quand au vieil homme à la barbe embroussaillée, ce n’était ni un nain, ni un seigneur elfe. Il se demanda pourquoi les deux officiers s’étaient donné la peine d’arrêter cet étrange échantillon d’épaves.

— Je n’ai pas de temps à perdre ! Débarrasse-moi de cette racaille d’un coup d’épée, les prisons débordent. Allez, ouste !

— Quel gâchis ! dit le plus costaud des deux officiers en poussant la fille rousse devant lui. Elle pourrait rapporter gros sur le marché aux esclaves !

— Tu n’as pas tort, marmonna le capitaine, jaugeant du regard les formes généreuses qui se dessinaient sous l’armure de la rousse. Mais je me demande ce que tu obtiendrais pour ceux-là ! Liquide-les !

Cette réponse plongea l’officier dans un profond désarroi. Avant qu’il puisse se ressaisir, l’autre officier, qui jusque-là, s’était tenu à l’écart, fit un pas en avant.

— L’homme est un magicien, dit-il, et nous soupçonnons le kender d’être un espion. Nous les avons capturés au Donjon de Dargaard.

— Fallait le dire tout de suite, au lieu de me faire perdre mon temps ! D’accord, emmène-les ! (La sonnerie de trompettes annonçant le cérémonial d’ouverture des portes retentit.) Je vais signer vos parchemins. Allez ! Vite, donnez-les-moi !

— Nous n’avons pas…, hasarda le grand officier.

— De quels documents parles-tu ? coupa son collègue, fouillant dans ses poches.

— De ton ordre de mission pour ces prisonniers ! fulmina le capitaine.

— Nous n’en avons pas reçu, capitaine, répondit le barbu. C’est une nouvelle règle ?

— Pas vraiment, répondit le capitaine, soudain soupçonneux. Mais comment se fait-il que vous ayez pu franchir les lignes sans laissez-passer ? Et comment comptez-vous repartir ? Ou ne pas repartir ? Peut-être un petit voyage avec l’argent que vous espérez gagner ici ?

— Non ! grogna le grand costaud. Notre commandant a oublié, c’est tout. Il a d’autres problèmes, et ce n’est peut-être pas le moment de te mettre martel en tête, si tu vois ce que je veux dire… ?

Les portes s’ouvrirent. Le capitaine poussa un soupir. À ce moment précis, il aurait dû être devant Kitiara pour saluer son arrivée.

— Emmène-les tous, ordonna-t-il à un soldat de la garde. On va leur montrer ce qu’on fait des déserteurs !

Il s’éloigna précipitamment, non sans avoir vérifié du coin de l’œil que ses ordres étaient exécutés. Les deux officiers avaient déjà les bras en l’air pour la fouille.

Pendant qu’un garde détachait son épée de son ceinturon, Caramon jeta un regard inquiet à Tanis. Tika, surprise que les choses tournent ainsi, n’avait pas l’air rassurée. Quant à Berem, dont le visage disparaissait presque sous de faux favoris, il semblait sur le point d’éclater en sanglots. Tass scrutait les alentours, cherchant une issue possible.

En échafaudant son plan, Tanis avait envisagé plusieurs cas de figure, mais il n’avait pas prévu celui-là. Se faire arrêter comme déserteur ! Si les gardes les mettaient en prison, tout était fini.

Dès qu’il retirerait son casque, les soldats verraient qu’il était un demi-elfe. Ils découvriraient ensuite que le vieil homme se nommait… Berem.

Une fois de plus, ce serait à cause de lui que tout échouerait. Sans lui, Caramon et les autres auraient pu s’en tirer. Sans lui…

Sous une salve de trompettes, un dragon bleu monté par un seigneur franchit les portes du temple. Le cœur de Tanis se serra, puis bondit dans sa poitrine. La foule criait le nom de Kitiara. Les gardes étant occupés à surveiller la populace pour assurer la protection du seigneur, Tanis se pencha vers le kender :

— Tass ! Tu vas dire à Caramon de continuer à jouer la comédie. Quoi que je tente, faites-moi confiance. Quoi qu’il arrive, c’est bien compris ?

Tanis avait parlé en langue elfe. Tass hocha la tête. Il y avait longtemps qu’il ne l’avait plus pratiquée. Tanis ne pouvait prendre le risque d’utiliser la langue commune. Il ne lui restait plus qu’à espérer que Tass avait compris. Déjà, le garde qui le surveillait lui ordonnait de se taire.

La foule commença à se disperser dans les rues. Les draconiens allaient pouvoir emmener leurs prisonniers.

Tanis trébucha soudain, entraînant dans sa chute le garde, qui s’étala de tout son long dans la poussière.

— Debout, ordure ! cria l’autre soldat en frappant le visage du demi-elfe avec le manche de son fouet.

Tanis agrippa le fouet et la main qui le tenait et tira d’un coup sec. Le garde culbuta cul par-dessus tête. L’espace d’une seconde, le demi-elfe fut libre.

Sous l’œil des soldats qui le suivaient, et devant un Caramon stupéfait, Tanis se rua vers le personnage qui trônait sur son dragon.

— Kitiara ! hurla-t-il.

Les gardes le rattrapèrent.

— Kitiara ! rugit-il à s’en faire éclater les poumons.

Se débattant comme un forcené, il réussit à se libérer une main et enleva son casque.

Entendant crier son nom, le seigneur draconien en armure bleu nuit se retourna. Tanis vit ses yeux bruns s’arrondir de surprise, et ceux du dragon se darder sur lui.

— Kitiara !

D’une secousse, il s’arracha aux mains des gardes et plongea en avant. Des draconiens se précipitèrent sur lui et le terrassèrent. Dans la mêlée, Tanis ne perdit pas de vue le regard du « seigneur ».

— Halte, Nuage ! dit Kitiara.

Tanis retint son souffle. Son cœur et sa tête lui faisaient mal, et du sang coulait de son front.

Il s’attendit à ce que Kitiara reconnaisse Caramon, son demi-frère. Pourvu que le grand guerrier lui fasse confiance !

Le capitaine de la garde arriva, écumant de rage. Il s’apprêtait à écraser la tête de Tanis d’un coup de botte quand une voix retentit :

— Arrêtez ! Laissez-le tranquille.

À regret, les draconiens lâchèrent le demi-elfe. Sur un geste de la Dame Noire, ils reculèrent.

— Qu’y a-t-il de si important, commandant, pour que tu perturbes mon cortège ? demanda-t-elle froidement.

Soulagé, Tanis avança vers elle. Une lueur amusée brillait dans les yeux de Kitiara. Elle n’était pas mécontente ; un nouveau jeu avec un vieux jouet n’était pas fait pour lui déplaire. Tanis se racla la gorge et adopta un ton audacieux.

— Ces idiots m’ont arrêté pour désertion, déclara-t-il, simplement parce que cet imbécile de Bakaris ne m’a pas donné de laissez-passer !

— Je veillerai à ce qu’il soit puni pour t’avoir causé des ennuis, mon bon Thanthalasa, répondit Kitiara, contenant son envie de rire. Comment as-tu osé ? lança-t-elle au capitaine, qui serait volontiers rentré sous terre.

— Le règlement…, mon seigneur, balbutia l’homme, terrorisé.

— Disparais de ma vue, ou je te donne en pâture à mon dragon, dit Kitiara en le congédiant d’un geste méprisant.

Elle tendit la main à Tanis.

— Pour oublier cet incident, veux-tu m’accompagner ?

— Merci, seigneur, répondit le demi-elfe.

Il prit la main de Kitiara et grimpa à côté d’elle dans la nacelle. Ses yeux scrutèrent la foule mais il ne les vit pas. Si ! Ils étaient là tous les quatre, encadrés par des gardes. Caramon lui jeta un regard surpris et peiné, mais il ne dit rien. Soit le message était passé, soit le guerrier lui faisait confiance. Tanis se rassura en songeant que ses amis étaient plus en sécurité qu’en sa compagnie.

C’est peut-être la dernière fois que je les vois, se dit-il. Mais ce n’était pas le moment de se laisser aller. Kitiara le regardait avec un curieux mélange de ruse et d’admiration.


Tass s’était haussé sur la pointe des pieds pour voir ce qu’il advenait de Tanis. Il l’avait regardé grimper sur le dos du dragon. Puis le cortège s’était remis en marche. Bousculé par les gardes qui les faisaient avancer au pas de charge, Tass avait perdu son ami de vue.

— Alors ton copain se fait enlever par le seigneur alors que toi, tu vas moisir en prison ! ricana un garde en aiguillonnant Caramon de la pointe de sa lance.

— Il ne m’oubliera pas, sois tranquille, marmonna Caramon.

— Bien sûr qu’il va revenir te chercher, s’il arrive à sortir du lit de la Dame Noire !

Caramon rougit. Tass le regarda d’un air inquiet. Il n’avait pas eu l’occasion de lui communiquer le message de Tanis et l’idée que le colosse risquait de tout gâcher l’épouvantait. Quoique… il n’y avait plus grand-chose à gâcher…

Caramon redressa fièrement la tête.

— Avant la nuit, je serai dehors, gronda-t-il de sa voix de baryton. Tous deux, nous en avons vu d’autres ! Il ne me laissera pas tomber.

Alarmé par le discours de Caramon, Tass attendait impatiemment le moment propice pour lui expliquer les choses. Un cri de Tika lui fit tourner la tête. Un garde était en train de déchirer sa tunique. Ses mains griffues avaient écorché le cou de la jeune fille. Caramon cria quelque chose, mais trop tard ! Tika avait giflé le mufle à toute volée.

Furieux, le draconien la jeta par terre et brandit son fouet. Tass entendit Caramon inspirer bruyamment ; il se recroquevilla, s’attendant au pire.

— Eh ! Ne l’abîme pas ! cria Caramon. Ça pourrait te coûter cher ! Dame Kitiara en donne six pièces d’argent, et elle ne vaudra plus rien si tu la marques !

Le draconien hésita. Caramon n’était qu’un prisonnier. Mais il avait vu quelle réception la Dame Noire avait réservée à leur ami. Fallait-il prendre le risque d’offenser un homme qui bénéficierait peut-être lui aussi de sa faveur ? Cela n’en valait pas la peine. Il poussa Tika pour la faire avancer.

Tass soupira de soulagement et se tourna vers Berem. L’Éternel était d’un calme inhabituel. Il semblait dans un autre monde. Les yeux hagards, il gardait la bouche entrouverte, comme un demeuré. Au moins, ce comportement ne posait-il pas de problèmes. Tass s’intéressa alors au décor.

Il fut déçu. Neraka n’était qu’un petit village pauvre, submergé par les milliers de tentes qui l’envahissaient comme des parasites.

Aussi loin que puisse porter la vue, le temple dominait les baraquements comme un grand oiseau de proie. Son architecture disharmonieuse et tarabiscotée était pour l’œil une épine. On ne voyait que lui et sa laideur hantait durablement les esprits.

Tass examina l’édifice. Pris d’un malaise, il détourna rapidement les yeux. Le reste de la ville n’était pas plus réjouissant. Envahie par les tentes, elle regorgeait de draconiens, de gobelins et de mercenaires humains courant les tavernes et les bordels pleins d’esclaves venues de tous les coins de Krynn. Les nains des ravins pullulaient autour des détritus comme des rats. Une odeur pestilentielle se dégageait de cette fourmilière où, bien qu’il fût midi, il faisait sombre comme au crépuscule. La citadelle volante et les dragons qui patrouillaient sans cesse obscurcissaient le ciel.

Horrifié, Tass songea que Laurana était prisonnière de cet enfer. Le sordide des lieux avait réussi à entamer le moral pourtant foncièrement bon du kender.

Bousculés par les gardes, les compagnons durent se frayer un passage à travers les bandes de soldats éméchés et braillards.

Au bout de la rue, un bataillon de la Reine Noire progressait. Ceux qui ne se retiraient pas devant les soldats de Sa Majesté étaient brutalement écartés ou tout simplement piétinés. Les gardes se hâtèrent de pousser leurs prisonniers contre les façades, leur ordonnant de ne pas bouger.

Tass se retrouva coincé entre Caramon et un soldat. Le draconien se borna à le tenir par son gilet, car personne, même un kender, n’aurait songé à prendre la fuite dans de pareilles conditions. Tass se tortilla de son mieux pour attirer l’attention de Caramon et lui faire dresser l’oreille.

— Caramon ! chuchota-t-il. J’ai un message de Tanis. Tu m’entends ?

Le géant continua de regarder droit devant lui. Mais Tass surprit le battement de ses paupières.

— Tanis nous demande de lui faire confiance. Quoi qu’il arrive. Et de continuer à jouer la comédie… Je crois que c’est… ce qu’il a dit.

Caramon fronça les sourcils.

— Il a parlé en elfe, ajouta précipitamment Tass, vexé. C’était vraiment dur à comprendre.

Caramon resta de marbre. Tass se colla contre le mur et se haussa sur la pointe des pieds.

— Ce seigneur, dit-il d’une voix hésitante, c’était bien Kitiara ?

Caramon ne répondit pas. Tass vit ses mâchoires se contracter et poussa un soupir. Oubliant où il était, il éleva la voix :

— Tu lui fais confiance, n’est-ce pas, Caramon ?

Parce que…

Sans crier gare, le garde frappa le kender, l’aplatissant contre le mur. Étourdi par le choc, Tass s’effondra. Une ombre noire se pencha sur lui. Comme il ne voyait rien, il se prépara à recevoir un nouveau coup. Mais des bras puissants le soulevèrent de terre.

— Je t’ai dit de ne pas les abîmer, grommela Caramon.

— Bah ! Un kender ! cracha le draconien.

Le bataillon royal était passé. Pour une raison qui lui échappa, Tass ne parvint pas à rester sur ses jambes.

— Désolé…, marmonna-t-il, les genoux ont parfois des réactions bizarres… On ne peut pas toujours compter sur eux.

Il se sentit soudain propulsé dans les airs, puis il retomba comme un sac de farine sur les épaules de Caramon.

— Celui-là sait beaucoup de choses, déclara Caramon de sa voix caverneuse. J’espère que tu ne lui pas amoché le cerveau ! La Dame Noire ne serait pas contente.

— Le cerveau ? Quel cerveau ? ricana le draconien.

Tass avait horriblement mal à la tête et sa joue saignait. Il avait l’impression d’avoir deux ruches à la place des oreilles. Le roulis qu’il subissait sur les épaules de Caramon n’arrangeait pas les choses.

— C’est encore loin ? demanda Caramon. Ce petit salopard pèse lourd !

Le draconien tendit la main vers un bâtiment que Tass trouva de plus en plus grand à mesure qu’ils avançaient.

Le kender voyait trouble, de plus en plus trouble. Il se demanda pourquoi le brouillard tombait si vite. La dernière chose dont il se souvint fut les mots suivants :

— Au cachot, sous le temple de sa majesté Takhisis, la Reine des Ténèbres.

6 Tanis négocie. Gakhan enquête.

— Un peu de vin ?

— Non.

Kitiara haussa les épaules. Elle regarda rêveusement le breuvage rouge couler de la carafe de cristal dans sa coupe, puis s’assit en face de Tanis.

Elle avait enlevé son heaume. Son armure bleu nuit chamarrée d’or la moulait comme une peau de reptile dont les écailles renvoyaient la lumière des chandelles. Ses cheveux noirs bouclaient autour de son visage, ses yeux bruns étincelaient sous ses longs cils.

— Pour quelle raison es-tu ici, Tanis ? demanda-t-elle d’un ton plein d’assurance.

— Tu le sais.

— Laurana, bien entendu.

Tanis fit un geste évasif. Il fallait éviter de laisser paraître la moindre émotion. Cette femme, qui le connaissait mieux que lui-même, était capable de lire dans ses pensées.

— Tu es venu seul ?

— Oui.

Kitiara haussa les sourcils, incrédule.

— Flint est mort, dit le demi-elfe d’une voix brisée. Tasslehoff doit errer quelque part. Je n’ai pas pu le trouver. D’ailleurs, je n’avais pas envie de l’emmener.

— Je comprends. Ainsi, Flint est mort.

— Sturm aussi ! ne put-il s’empêcher d’ajouter, les dents serrées.

Kitiara le fixa d’un œil pénétrant.

— À la guerre comme à la guerre, mon cher. Sturm et moi, nous nous sommes battus en vrais soldats. Il l’a compris. Je ne crois pas qu’il m’en ait voulu.

Tanis eut un pincement au cœur. Elle disait vrai. Sturm l’avait sûrement pris ainsi.

— Que deviennent mes frères ? Où sont…

— Si tu veux me faire subir un interrogatoire, autant me mettre tout de suite au cachot !

Tanis se leva et se mit à arpenter la pièce.

Kitiara resta muette. Elle le regardait en souriant.

— Oui, au cachot, je pourrais te faire passer à la question. Et tu parlerais, cher Tanis. Tu me dirais tout ce que je veux entendre, et tu te traînerais à mes pieds pour pouvoir en dire davantage. Nous avons des gens qui sont très habiles, mais aussi ardents et passionnés à la tâche.

Sa coupe à la main, elle quitta son siège et se campa devant Tanis. Elle tendit une main vers lui et la posa sur sa poitrine.

— Il n’est pas question d’interrogatoire, reprit-elle. Disons que je m’inquiète du sort de ma famille. Sais-tu où sont mes frères ?

— Non, répondit Tanis, la prenant par le poignet pour éloigner sa main. Ils ont disparu tous les deux dans la Mer de Sang.

— Avec l’Homme à l’Émeraude ?

— Avec l’Homme à l’Émeraude.

— Et comment se fait-il que tu aies survécu ?

— Des elfes marins m’ont sauvé.

— Alors ils ont également pu en sauver d’autres ?

— Peut-être que oui, peut-être que non. Après tout, je suis un elfe, les autres sont des humains.

Elle le fixa longuement. Sans s’en rendre compte, les doigts de Tanis serraient son poignet.

— Tu me fais mal…, dit-elle doucement. Pourquoi es-tu venu, Tanis ? Pour sauver Laurana ? Tu es assez fou, mais quand même pas à ce point…

— Non. Je suis venu te proposer un marché. Libère-la et prends-moi en échange.

Kitiara ouvrit de grands yeux. Remise de sa surprise, elle éclata de rire. D’un coup, elle se libéra et alla se servir du vin.

Elle tourna la tête vers lui et rit aux éclats.

— Tanis, que crois-tu donc représenter pour moi ? Qu’est-ce qui te fait penser que je pourrais accepter ?

Tanis rougit jusqu’aux oreilles et ne répondit pas.

— C’est moi qui ai capturé le Général Doré, Tanis. Je leur ai pris leur porte-bonheur, leur belle guerrière elfe. Je dois dire qu’elle n’était pas mal, comme général. Elle leur a apporté les Lancedragons, puis appris à se battre. Son frère a ramené les bons dragons, mais c’est à elle qu’on en attribue le mérite. Elle a ressoudé la chevalerie, qui sinon aurait volé en éclats depuis longtemps. Et tu voudrais que je l’échange pour… un demi-elfe qui court le pays en compagnie d’un kender, de barbares et de nains !

Kitiara fut prise d’un rire inextinguible. Elle finit par s’asseoir et s’essuya les yeux.

— Vraiment, Tanis, tu as une fameuse opinion de toi-même. Pourquoi voudrais-je de toi ? Par amour ?

La voix de Kitiara s’était altérée. Son visage se figea.

Tanis ne répondit pas. Écrasé de ridicule, il restait pétrifié devant elle. Elle le regarda fixement, puis baissa les yeux.

— Supposons que j’accepte, dit-elle froidement. Que me donnerais-tu en échange de ce que je perdrais ?

— Le commandant de ton armée est mort, répondit-il. Je le sais. Tass m’a dit qu’il l’a tué. Je prendrais sa place.

— Tu servirais… dans les armées draconiennes ? fit Kitiara, avec un étonnement non feint.

— Oui. Il est clair que nous avons perdu la partie. J’ai vu vos citadelles volantes. Même avec les bons dragons, nous ne remporterons pas la victoire. Le peuple ne leur fait pas vraiment confiance ; il les renverra chez eux. Une seule chose m’importe, libérer Laurana.

— Je te crois capable d’une énormité pareille…, dit-elle, admirative. Je vais y réfléchir… Mais pour l’instant, je dois te laisser. Les seigneurs se réunissent ce soir. Ils sont venus de toute l’Ansalonie. Tu as raison, vous avez perdu la guerre. Ce soir, nous mettrons au point un plan décisif. Tu m’accompagneras. Je te présenterai à la Reine des Ténèbres.

— Et Laurana ? insista Tanis.

— Je t’ai dit que j’allais y réfléchir. Je te ferai apporter une armure de cérémonie. Sois prêt dans une heure.

Elle se dirigea vers la porte. Avant de sortir, elle se retourna vers Tanis :

— Ma décision dépendra de la façon dont tu comporteras ce soir. N’oublie pas, Demi-Elfe, à partir de maintenant, tu es sous mes ordres !

Elle le toisa d’un œil vide d’émotion. Il sentit peser sur lui la volonté implacable de cette femme. Elle était forte de la puissance des armées draconiennes et l’aura de la Reine Noire l’accompagnait, lui conférant une énergie dont il avait déjà fait l’expérience à ses dépens.

Tanis mesura soudain tout ce qui les séparait. Seuls les humains étaient animés d’une telle soif de pouvoir. La vie d’un humain pouvait être une flamme porteuse de lumière, comme celle de Lunedor, ou un feu dévastateur consumant tout sur son passage. Son sang elfe s’était réchauffé à cette flamme. À présent il savait ce qui allait advenir de lui : à Tarsis, il avait vu mourir les gens, carbonisés.

C’était le tribut qu’il lui fallait payer. Il immolerait son cœur sur l’autel de cette femme, comme d’autres déposaient une poignée de pièces d’or sur un oreiller. Il se le devait, pour Laurana. Elle avait trop souffert par sa faute. Sa mort ne la délivrerait pas, mais sa vie pouvait le faire.

Avec une lenteur cérémonieuse, Tanis s’inclina, la main sur le cœur.

— Mon seigneur…


Kitiara revint dans ses appartements, l’esprit en effervescence, le cœur battant d’excitation. La perspective de la victoire l’enivrait davantage que n’importe quel nectar. Un doute gâchait cependant son plaisir. Elle s’efforça de le chasser, mais il prit une consistance bien trop réelle quand elle fut rentrée dans sa chambre.

Les domestiques ne l’attendant pas si tôt, les chandelles n’étaient pas encore allumées et il n’y avait pas de feu dans la cheminée. Elle allait les appeler quand une main osseuse qui lui fit l’effet d’un glaçon lui saisit le poignet.

Elle tenta de se dégager, mais on la tenait fermement.

— Aurais-tu oublié notre marché ?

— Bien sûr que non ! répondit Kitiara. Lâche-moi !

Les doigts décharnés se desserrèrent. Kitiara frotta sa chair bleuie.

— La femme elfe sera à toi, poursuivit-elle, dès que la Reine en aura fini avec elle, évidemment.

— Évidemment. Sinon, je n’en voudrais pas. Je n’ai que faire d’une femme vivante, contrairement à toi avec les hommes…

Le sombre personnage traîna à dessein sur ces mots. Kitiara toisa d’un air méprisant sa silhouette désincarnée couverte d’une armure de chevalier.

— Ne sois pas stupide, Sobert. Je n’ai jamais confondu les plaisirs de la chair et ceux des affaires. On ne peut pas en dire autant de toi, d’après ce que je sais.

— Alors que vas-tu faire du demi-elfe ? demanda le fantôme du chevalier de sa voix sépulcrale.

— Il sera tout à moi, purement et simplement.

Des serviteurs accoururent, redoutant la colère de la Dame Noire. Mais elle semblait préoccupée et ne fit pas attention à eux. Dès que les chandelles furent allumées, Sobert disparut dans l’ombre.

— La seule manière de m’approprier le demi-elfe est de détruire Laurana sous ses yeux, continua Kitiara.

— Ce n’est guère le moyen de t’attirer son amour, ricana Sobert.

— Je n’ai que faire de son amour, dit la guerrière en dégrafant son armure. C’est lui que je veux ! Tant qu’elle vivra, il ne pensera qu’à elle et à son noble sacrifice. Non, pour qu’il soit complètement à moi, il faudra l’écraser sous ma botte. Alors je pourrai en tirer quelque chose.

— Pas pour longtemps, fit remarquer Sobert. La mort le délivrera.

Kitiara haussa les épaules. Elle resta un moment songeuse.

— Il m’a menti, dit-elle en jetant son heaume sur un vase de porcelaine qui se brisa en mille morceaux. Il a menti ! Mes frères ne sont pas morts dans la Mer de Sang. Un au moins a survécu. Et l’Éternel aussi ! (Elle ouvrit la porte.) Gakhan ! cria-t-elle.

Un draconien arriva en courant.

— Quelles sont les nouvelles ? A-t-on enfin retrouvé ce capitaine ?

— Non, seigneur, répondit le draconien, il avait quartier libre.

Gakhan était le soldat qui avait espionné Tanis à l’auberge de Flotsam et qui avait enlevé Laurana à Kalaman.

— Fouille les tavernes et les bordels jusqu’à ce que tu le trouves. Je l’interrogerai après la réunion. Non, attends... Tu l’interrogeras toi-même. Essaye de savoir si le demi-elfe était seul en arrivant ici, ou s’il y avait quelqu’un avec lui.

— Tu auras les informations, seigneur, répondit le draconien en s’inclinant.

Kitiara le congédia d’un geste. La porte se referma. Elle continua de dégrafer son armure.

— J’aurai besoin de toi ce soir, dit-elle à Sobert, toujours dans l’ombre. Sois vigilant. Ce que j’ai l’intention de faire ne plaira pas au seigneur Akarias.

La dernière pièce d’armure tomba sur le sol. Kitiara retira sa tunique de cuir et son pantalon de soie bleue, et s’étira langoureusement. Tout à son bien-être, elle jeta un coup d’œil derrière elle pour juger l’effet de ses paroles sur le chevalier fantôme.

Il était debout devant le heaume gisant au milieu des éclats de porcelaine. D’un geste de sa main décharnée, les tessons s’élevèrent et restèrent suspendus dans l’air.

Le chevalier darda ses yeux orange sur Kitiara. La clarté du feu dorait son corps nu et faisait scintiller ses cheveux noirs.

— Tu es bien une femme, Kitiara, dit le seigneur Sobert. Une femme qui aime…

Sans intervention de sa part, les éclats de porcelaine retombèrent sur le sol. Il les foula de ses bottes, sans résultat, évidemment.

— Et qui blesse…, dit-il, s’approchant d’elle. Ne t’abuse pas toi-même, Dame Noire. Tu peux l’écraser tant que tu veux, le demi-elfe restera toujours ton maître.

Messire Sobert se fondit dans l’ombre, laissant Kitiara songeuse. Debout devant la cheminée, elle contempla les flammes. Peut-être lui parlaient-elles…


Gakhan avalait à pas rapides les corridors du palais royal. Les crissements de ses griffes sur les dalles de marbre ponctuaient ses pensées. Il avait une idée de l’endroit où pouvait se trouver le capitaine. Avisant deux gardes, il leur ordonna de le suivre. Ils obéirent sans sourciller à celui qui était officiellement l’attaché militaire de la Dame Noire, officieusement l’exécuteur de ses basses œuvres et son tueur attitré.

Gakhan était au service de Kitiara depuis des lustres. Quand la Reine avait appris la disparition du bâton de cristal bleu, les seigneurs ne s’étaient pas émus. Pour des guerriers occupés à mettre à feu et à sang tous les pays au nord de l’Ansalonie, qu’importait un bâton possédant des pouvoirs de guérison… Il en faudrait bien plus pour sauver le monde, avait déclaré Akarias à une réunion du Conseil.

Deux seigneurs avaient cependant pris au sérieux la disparition du bâton : l’un régnait sur le pays où il avait été trouvé, l’autre y était né et y avait vécu. Le premier était un prêtre noir, le second un habile maître d’armes. Tous deux savaient à quel point le retour des anciens dieux pouvaient nuire à leur cause.

Leurs réactions avaient été différentes. Le seigneur Verminaard avait dépêché des cohortes de draconiens, de gobelins et de hobgobelins à la recherche du bâton, en leur donnant de l’objet un signalement précis.

Kitiara avait envoyé Gakhan.

C’était lui qui avait suivi la trace de Rivebise et du bâton jusqu’au village Que-Shu qu’il avait fait raser et dont il avait tué tous les habitants.

Il avait levé le camp, apprenant que le bâton était à Solace.

Le draconien s’y était rendu, pour constater qu’il avait quelques semaines de retard. Grâce à des interrogatoires musclés, il avait découvert que les barbares s’étaient joints à des aventuriers.

Gakhan fut confronté à un choix délicat. Soit il tentait de retrouver leur trace, ce qui était hasardeux après tout ce temps, soit il retournait demander à Kitiara si elle connaissait les suspects. Si oui, nul doute qu’elle pourrait l’aider à les trouver.

Il opta pour rejoindre Kitiara, qui se battait dans le nord. La description des aventuriers la plongea dans la stupeur ; elle reconnut sans peine ses deux demi-frères, son vieux camarade d’armes et son ancien amoureux. Elle comprit aussitôt que seule une puissance supérieure avait pu réunir des gens aussi dissemblables. Alors elle confia ses inquiétudes à la Reine des Ténèbres, que la disparition de la constellation du Guerrier préoccupait au plus haut point.

La Reine ne s’était pas trompée, Paladine était revenu pour la combattre. Elle avait reconnu le danger, mais le mal était fait.

Kitiara avait mis Gakhan sur la piste. Pas à pas, l’habile draconien avait coursé les compagnons de Pax Tharkas au royaume des nains. Il les avait suivis à Tharsis, et il les aurait capturés avec l’aide de la Dame Noire, s’il n’y avait pas eu Alhana Astrevent et ses griffons.

Mais Gakhan ne les avait pas perdus de vue. Il apprit que le groupe s’était scindé, que le grand dragon Cyan Sangvert avait été repoussé, et que Laurana avait tué un magicien, l’elfe noir Feal-Thas, devant le Mur de Glace. Il connaissait même l’existence des orbes draconiens, dont un avait été détruit, un autre étant tombé entre les mains d’un mage.

C’était Gakhan qui avait suivi Tanis à l’auberge de Flotsam et conduit la Dame Noire sur la piste du Perechon. Mais là encore, la manœuvre avait été déjouée. Pourtant, le draconien ne désarmait pas. Loin de sous-estimer l’adversaire, il comptait avec les forces occultes qui le soutenaient. L’enjeu était de taille.

Il sortit du temple de Sa Noire Majesté au moment où les seigneurs s’y rassemblaient pour la conférence. Les derniers rayons du soleil balayaient à l’oblique les rues de Neraka.

Les yeux de reptile de Gakhan ne s’attardèrent pas sur le coucher de soleil. Il scrutait les tentes laissées vides par les soldats des seigneurs, trop peu confiants pour se passer de leur garde.

Tout cela facilitait son travail. Gakhan connaissait bien l’ennemi ; une intuition l’avertissait qu’il y avait urgence. La tournure des événements annonçait un chambardement d’envergure. Il était pris dans la spirale, et sentait qu’elle pouvait l’emporter d’un instant à l’autre. Gakhan voulait bien voguer avec le vent, mais il ne tenait pas à se fracasser sur les récifs.

— Nous y voilà, dit-il en s’arrêtant devant une vaste tente à l’enseigne annonçant « L’Œil du dragon » et sous-titrée « Interdit aux draconiens et aux gobelins ».

Entre les pans de toile, il aperçut sa proie. Il fit signe à son escorte et entra.

Les nouveaux venus furent accueillis par un concert de protestations. À la vue des trois draconiens, les humains poussèrent des cris stridents qui moururent instantanément lorsque Gakhan retira son capuchon.

Tout le monde reconnut l’homme de main du seigneur Kitiara. Un silence plus lourd que les vapeurs nauséabondes de l’atmosphère se fit dans l’assistance. Chacun piqua du nez sur son gobelet de bière.

Gakhan balaya la foule du regard.

— Lui ! ordonna-t-il en montrant un homme affalé sur le comptoir.

Ses deux sbires se saisirent de l’officier, dont les yeux vitreux s’agrandirent d’épouvante.

Sous ses protestations indignées et les menaces de la foule, les draconiens l’entraînèrent à l’arrière de la taverne.

En un clin d’œil, le prisonnier fut assez dégrisé pour parler. Ses hurlements étaient de nature à faire passer le goût du vin au plus endurci des aubergistes.

— Te rappelles-tu avoir arrêté un officier draconien pour désertion, cet après-midi ?

Des officiers, cet après-midi, il en avait interrogé plus d’un… Il avait été très occupé… D’ailleurs, ils se ressemblaient tous…

Gakhan fit un geste à l’intention de ses sbires.

Le capitaine hurla de douleur. Oui, oui, il se rappelait ! Il n’y avait pas qu’un officier, mais deux.

— Deux ? répéta Gakhan, les yeux brillants. Décris-moi le deuxième.

— Un humain, très grand. Une vraie armoire. Il y avait aussi des prisonniers…

— Des prisonniers ! s’exclama Gakhan, faisant claquer sa langue fourchue. Décris-les.

Le capitaine fut trop heureux d’avoir quelque chose à dire.

— Une humaine, rousse, bouclée, une poitrine comme…

— Continue, grogna Gakhan.

Le capitaine décrivit en toute hâte les deux autres prisonniers.

— Un kender, répéta Gakhan, de plus en plus excité.

Un vieillard à barbe blanche… Le magicien ? Ils ne se sont sûrement pas encombrés de ce vieux gâteux pour une pareille expédition. Qui ça peut-il être ? Quelqu’un qu’ils auraient rencontré ?

— Parle-moi du vieillard, ordonna Gakhan.

Le capitaine chercha désespérément à sortir quelque chose de son cerveau embrumé par l’alcool et la douleur. Le vieillard… Une barbe blanche…

— Voûté ?

— Non…, de larges épaules…, des yeux bleus. Des yeux bizarres.

Le capitaine était sur le point de s’évanouir. Gakhan le prit par le cou et lui enfonça ses griffes dans la chair.

— Alors ?

Les yeux exorbités d’épouvante, le capitaine sentit que la vie allait le quitter. Il balbutia quelque chose.

— Des yeux de jeune homme…, trop jeunes pour son âge ! exulta Gakhan qui avait compris. Où sont ces gens ?

Le capitaine éructa un mot. Gakhan le jeta à terre.

La spirale prenait de la vitesse. Gakhan se sentit transporté vers les hauteurs. Sur le chemin de la prison du palais, un mot résonnait dans sa tête comme un carillon :

L’Éternel… L’Éternel… L’Éternel…

7 Le temple de la Reine des Ténèbres

— Tass !

— J’ai mal… Laisse-moi tranquille…

— Je sais, Tass. Pardonne-moi, mais il faut que tu te réveilles. Allez !

Le kender sentit une pointe d’affolement dans la voix qui lui parlait. Quelque chose lui disait de se lever immédiatement, mais la perspective de la douleur l’en empêchait.

— Tass… Tass…

Une main lui tapota la joue. Une peur contenue perçait dans la voix. Le kender comprit qu’il n’avait pas le choix. Il fallait se réveiller. De plus, une autre voix, au fond de lui, cria qu’il allait peut-être rater quelque chose.

— Les dieux soient loués ! s’exclama Tika quand le kender ouvrit les yeux. Comment te sens-tu ?

— Très mal, répondit Tass d’une voix pâteuse.

Comme prévu, la douleur se réveilla aussi, prenant sa tête dans un étau.

— Je sais, Tass… Je suis désolée…, dit Tika en lui caressant la tête.

— Je suis sûr que cela part d’un bon sentiment, Tika, gémit le kender, mais je t’en prie, ne touche pas à ma tête. J’ai l’impression qu’elle est prise entre une enclume et les marteaux de centaines de nains qui me tapent dessus.

Tika retira précipitamment sa main. Tass parcourut les lieux de son œil valide. L’autre avait tellement gonflé qu’il était fermé.

— Où sommes-nous ?

— Dans les geôles du temple, répondit Tika.

Ce qu’il voyait lui donna des frissons. Il se rappela le temps béni où il ne connaissait pas la peur. À l’époque, il aurait éprouvé de l’enthousiasme à l’idée de découvrir l’inconnu, toujours passionnant.

Mais ici, il n’y avait que souffrance et mort, et il avait vu trop de gens souffrir ou mourir. Flint, Sturm, Laurana… Non, il n’était plus le même. Il ne serait plus jamais semblable aux autres kenders. À l’épreuve du chagrin, il avait appris la peur. La peur pour les autres. Il décida qu’il préférait mourir plutôt que de perdre quelqu’un qu’il aimait.

« Tu as choisi la voie difficile, mais tu as le courage qu’il faut pour la suivre », avait dit Fizban.

L’avait-il vraiment ? La tête dans les mains, Tass poussa un profond soupir.

— Non, Tass ! dit Tika en le secouant. Tu ne vas pas nous faire ça ! Nous avons besoin de toi !

Il releva la tête.

— Je vais très bien, dit-il d’un ton sinistre. Où sont Caramon et Berem ?

— Là-bas, répondit Tika en montrant le fond du cachot. Ils nous gardent ensemble jusqu’à ce que quelqu’un décide ce qu’on fera de nous. Caramon a été magnifique, ajouta-t-elle avec un sourire.

Elle jeta un coup d’œil ému au grand guerrier, étendu sur le sol aussi loin que possible de ses « prisonniers ». Se rapprochant de Tass, elle lui souffla à l’oreille :

— Je me fais du souci pour Berem. Je crois qu’il est devenu fou.

L’Éternel était assis sur le sol glacé, le regard vide, la tête penchée comme s’il écoutait quelqu’un. Sa fausse barbe en poils de chèvre était embroussaillée. Il faudrait peu d’effort pour qu’elle se détache, réalisa Tass avec inquiétude.

Les oubliettes du donjon étaient un dédale de couloirs creusés dans la roche et reliés à un poste de garde central desservi par un escalier en colimaçon menant au temple. Le poste de garde, tapissé de trousseaux de clés, était occupé par un gros hobgobelin qui mâchait une miche de pain en buvant sa cruche d’eau.

À travers la grille du cachot, Tass regarda au fond du couloir. Tendant un index humecté de salive, il testa la circulation de l’air et détermina le nord. À l’autre bout du couloir, face à leur cachot, il distingua une grosse porte de fer, légèrement entrebâillée. Il dressa l’oreille. Des voix et des gémissements étouffés lui parvinrent.

C’est une autre partie des oubliettes, décida le kender, fort de son expérience. Le geôlier laisse la porte entrouverte pour surveiller les bruits.

— Tu as raison, Tika, chuchota-t-il. Nous sommes enfermés provisoirement dans ce cachot, en attendant mieux. Je vais parler à Berem.

— Non, Tass, je crois qu’il vaut mieux.

Mais il n’écoutait plus. Après un coup d’œil au geôlier, il se traîna vers Berem avec l’idée de lui recoller la barbe. Il allait tendre une main quand l’Éternel poussa un grognement et lui sauta dessus.

Surpris, Tass tomba à la renverse en poussant un cri. Berem passa par-dessus le kender en braillant et se jeta contre la grille de la cellule.

D’un bond, Caramon fut debout. Le geôlier aussi.

Caramon toisa d’un regard courroucé le kender étendu par terre.

— Qu’est-ce que tu lui as fait ?

— Mais rien, Caramon, je te le jure ! Il est cinglé !

Berem semblait bel et bien avoir perdu la raison. Au mépris de la douleur, il se jeta de toutes ses forces contre les barreaux pour les briser. Comme il n’y parvenait pas, il essaya de les tordre.

— J’arrive, Jasla ! cria-t-il. Attends-moi ! Pardonne…

Le geôlier cria quelque chose.

— Il a appelé les gardes ! grommela Caramon. Il va falloir calmer Berem. Tika…

La jeune fille prit l’Éternel par l’épaule. D’abord sourd à ses paroles apaisantes et à ses cajoleries, il finit par l’entendre, cessant de s’en prendre aux barreaux de la grille. Sa barbe était tombée sur le sol et du sang coulait sur son front.

Un cliquetis, à l’étage supérieur, annonça l’arrivée des gardes que le geôlier avait appelés à la rescousse. Tass glissa la fausse barbe dans sa poche, espérant qu’ils ne se souviendraient pas de l’apparence initiale de Berem.

Tika continua à l’apaiser en lui racontant tout ce qui lui passait par la tête. Il semblait ne rien entendre, mais il était beaucoup plus tranquille.

Deux draconiens arrivèrent devant la cellule.

— Qu’est-ce que ça signifie ? fit Caramon d’un ton furieux. Vous m’avez enfermé avec un animal enragé ! Il a essayé de me tuer ! Je demande à être changé de cellule !

Tass capta le geste de connivence que Caramon fit à son intention. Il se prépara à jouer le rôle qu’imposerait la situation. Tika était sur le qui-vive. Un hobgobelin et deux gardes… Ils avaient eu affaire à pire !

Les draconiens et le geôlier se regardèrent, hésitants. Tass imaginait sans peine ce qui se passait dans l’esprit obtus du hobgobelin. Si ce grand officier était un protégé de la Dame Noire, il lui en cuirait de l’avoir laissé massacrer dans sa cellule.

— Je vais chercher les clés, marmonna-t-il en se dirigeant vers le poste de garde.

Les deux draconiens échangèrent dans leur langue des propos apparemment peu amènes sur le geôlier. Caramon en profita pour attirer l’attention de Tika et de Tass. Des deux mains, il imita des têtes frappant l’une contre l’autre. Tass plongea la main dans sa poche et la referma sur son petit couteau. Grâce à Caramon, la fouille avait été habilement écourtée. Tika poursuivit ses injonctions incantatoires pour rassurer Berem.

Le geôlier décrochait du mur le trousseau de clés quand une voix se fit entendre en haut de l’escalier.

— Qu’est-ce que tu veux ? grogna le hobgobelin, énervé.

— C’est moi, Gakhan, répondit la voix.

Une silhouette encapuchonnée suivie de deux gardes descendit l’escalier et passa devant le geôlier, vert de peur. Les deux draconiens s’étaient tus.

Tass se mordit les lèvres. La silhouette encapuchonnée était aussi celle d’un draconien. Un de plus ! Mais c’était peut-être bon pour Caramon…

Le nouveau venu prit une torche et la tint devant la grille de la cellule.

— Sors-moi d’ici ! cria Caramon en donnant un coup de coude à Berem.

Le draconien passa sa main griffue à travers les barreaux et saisit Berem par la chemise. Tass jeta un coup d’œil désespéré à Caramon. Le grand guerrier était pâle comme la mort.

D’un coup de griffes, le draconien arracha la chemise de Berem. L’émeraude enchâssée dans sa poitrine étincela à la lueur de la torche.

— C’est lui, dit tranquillement Gakhan. Ouvrez !

Le geôlier s’exécuta en tremblant comme une feuille. Un garde le bouscula, les autres se ruèrent dans la cellule. Caramon reçut un coup sur la tête qui l’envoya rouler par terre. Un garde s’empara de Tika.

Gakhan pénétra dans la cellule.

— Tuez-les, ordonna-t-il en montrant Caramon, Tika et Tass. (Il posa la main sur l’épaule de Berem) J’emmène celui-là chez Sa Noire Majesté. Ce soir, c’est nous qui avons gagné, dit-il d’un air triomphant aux trois compagnons.


À l’étroit dans son armure d’apparat, Tanis attendait en compagnie de Kitiara dans une vaste antichambre de la Salle du Conseil. Rassemblés autour d’eux, les hommes de Kitiara évitaient les spectres en armure du seigneur Sobert, qui faisaient partie de sa suite. Malgré la chaleur étouffante, des chevaliers fantômes dégageaient un froid glacial décourageant quiconque aurait voulu s’approcher.

Tanis sentit les yeux de Sobert se poser sur lui. Il tressaillit. Kitiara lui adressa un de ces sourires qu’il trouvait jadis irrésistibles.

— Tu t’habitueras à eux, lui dit-elle.

Elle tapota-nerveusement la garde de son épée.

— Dépêche-toi, Akarias, murmura-t-elle.

Tanis regarda au-delà de l’arcade sous laquelle ils passeraient quand leur tour serait venu : la Salle du Conseil de Takhisis, la Reine des Ténèbres, avait des proportions qui rabaissaient le visiteur au rang d’insecte rampant.

Quatre trônes avaient été dressés pour les quatre Seigneurs des Dragons, autour desquels se masseraient bientôt leurs troupes. Un serpent géant sculpté dans le marbre occupait le centre de la salle. Sa tête était reliée par une passerelle à une porte ouvrant sur la roche. Le trône du seigneur Akarias, légèrement plus haut que les autres, comme il sied à un « empereur », se trouvait face à la tête du serpent.

La niche du bout de la passerelle attira le regard de Tanis. Les ténèbres qui l’habitaient semblaient douées de vie. Le souffle qui y puisait était si intense que le demi-elfe finit par détourner les yeux. Il devina sans peine qui prendrait place là.

Tout autour du dôme, les dragons s’étaient massés derrière leurs maîtres. Nuage, le cracheur de feu de Kitiara, dardait des yeux haineux sur le trône d’Akarias.

Le gong retentit. Les troupes d’Akarias, vêtues de rouge, entrèrent dans la salle et prirent place au pied du trône de leur seigneur.

Sa cape rouge flottant sur son armure noire, Akarias fit son entrée. Il portait une couronne de pierreries aux reflets sanglants.

— C’est la Couronne du Pouvoir, murmura Kitiara avec une telle avidité que Tanis en fut chaviré.

— Celui qui porte la Couronne est celui qui règne. C’est écrit.

Le seigneur Sobert venait de parler. Tanis se raidit comme si la main squelettique l’avait pris au collet.

Frappant leurs épées contre leurs boucliers, les troupes d’Akarias lui firent une longue ovation. Kitiara grogna d’impatience. D’un geste, Akarias demanda le silence. Le chef suprême des seigneurs draconiens se tourna respectueusement vers la grande niche, et d’un geste condescendant, invita Kitiara à entrer dans la salle.

Il y avait tant de haine et de mépris sur ses traits que Tanis la reconnut à peine.

— Oui, messire, siffla-t-elle, les yeux brillants. C’est celui qui porte la Couronne qui règne. C’est écrit… dans le sang ! Va me chercher la femme elfe ! ordonna-t-elle à Sobert.

Le seigneur fantôme s’inclina et sortit de la pièce, flanqué de ses spectres. Tanis saisit Kitiara par le bras.

— Tu m’as fait une promesse ! dit-il.

Kitiara se libéra de son étreinte et posa sur lui un regard hypnotique.

— Écoute-moi, Demi-Elfe, dit-elle d’une voix tranchante. Je n’ai qu’un seul but : la Couronne que porte Akarias. C’est pour cette raison que j’ai capturé Laurana ; pour moi, elle ne signifie rien d’autre. Je la livrerai à Sa Majesté, comme je l’ai promis. La Reine me récompensera, et j’aurai la Couronne. Puis elle ordonnera d’emmener la femme elfe dans les Chambres de la Mort, sous le temple. Je me moque de ce qu’il adviendra d’elle, aussi je te la confierai. Quand je te ferai signe, rejoins-moi. Je te présenterai à la Reine. Et je lui demanderai une faveur : que ce soit toi qui accompagnes l’elfe à la mort. Si tu lui plais, elle te l’accordera. Tu pourras emmener Laurana où tu voudras, elle sera libre. Mais je veux ta parole d’honneur, Tanis Demi-Elfe, que tu reviendras auprès de moi.

— Je le jure, dit-il sans ciller.

Kitiara sourit. Sa beauté était de nouveau tellement radieuse que Tanis se demanda comment elle avait pu paraître si cruelle. Elle lui caressa la barbe.

— J’ai ta parole d’honneur. Pour beaucoup, cela ne signifie rien, mais je sais que tu la tiendras. Un dernier avertissement, Tanis. Tu dois convaincre la Reine que tu es un loyal serviteur. Elle est extrêmement puissante ! C’est une déesse, ne l’oublie pas ! Elle voit dans ton cœur et dans ton âme. Un geste déplacé, un mot qui sonne faux, et elle te détruira. Je ne pourrai rien y faire. Si tu meurs, Lauralanthalasa mourra aussi !

— J’ai compris, souffla Tanis, pris de sueurs froides.

Une sonnerie de trompettes retentit.

— Le signal ! C’est à nous ! dit Kitiara en mettant son heaume. Vas-y, Tanis, prends la tête de ma suite. J’entrerai la dernière.

Resplendissante dans son armure d’écailles de dragon bleues, elle observa d’un air hautain Tanis et ses troupes, qui s’engageaient sous l’arcade.

La foule acclama l’apparition de la bannière bleue. Du haut de son perchoir, Nuage poussa un mugissement de triomphe. Conscient des milliers d’yeux fixés sur lui, Tanis s’efforça de garder la tête froide pour ne pas perdre de vue son objectif. Derrière lui, les troupes de Kitiara martelaient le sol d’un pas cadencé.

Tanis arriva au pied du trône, où il s’arrêta comme convenu. Les acclamations diminuèrent. La foule attendait l’arrivée de Kitiara.

Elle resta un instant dans l’antichambre pour créer le suspense. Du coin de l’œil, elle aperçut le seigneur Sobert qui revenait avec sa garde, chargée d’un corps enveloppé d’un drap blanc. Le regard bouillant de Kitiara rencontra les yeux orange du spectre. Ils s’étaient compris.

Le seigneur Sobert s’inclina.

Kitiara sourit et pénétra dans la salle sous un tonnerre d’applaudissements.


Étendu sur le sol glacé de la cellule, Caramon luttait pour ne pas sombrer dans l’inconscience. La douleur commençait à s’estomper. Le coup qu’il avait reçu sur son casque lui avait évité d’être assommé.

Ne sachant quel parti prendre, il feignit l’inconscience. Pourquoi Tanis n’était-il pas à son côté ? se demanda-t-il, maudissant sa lenteur d’esprit. Le demi-elfe aurait eu une idée, il aurait trouvé quelque chose à faire. Il n’aurait jamais dû me laisser cette responsabilité !

Cesse de te plaindre, pauvre idiot ! Le sort de tes amis dépend de toi ! Avec un effort, il aurait pu croire que Flint était revenu l’engueuler ! Et tout cela n’était que trop vrai, il fallait qu’il fasse de son mieux ! Ou plutôt, tout ce qui était en son pouvoir !

Il entrouvrit les paupières. Un garde draconien était assis devant lui, le dos tourné. Caramon ne voyait ni Berem ni le draconien appelé Gakhan. S’il parvenait à assommer les deux gardes, il y laisserait la vie, mais Tass et Tika pourraient s’enfuir avec Berem.

Bandant ses muscles, Caramon se prépara à passer à l’attaque. Un cri abominable le stoppa. C’était Berem ; il était dans une telle rage que le grand guerrier se redressa, oubliant de feindre l’inconscience.

Son sang se glaça dans ses veines. Berem saisit Gakhan et le souleva de terre. Le draconien se débattait comme un beau diable, mais l’Éternel le jeta contre le mur de pierre. La tête de Gakhan explosa comme une coquille d’œuf. Avec des grognements rageurs, Berem continua à cogner le corps contre le mur jusqu’à ce qu’il ne soit plus qu’une masse informe dégoulinant de sang vert.

Personne ne fit un geste. Tass et Tika restèrent pelotonnés l’un contre l’autre, terrifiés par le spectacle. Tandis que les draconiens regardaient, hypnotisés, le cadavre de leur chef, Caramon essayait de comprendre ce qui était arrivé.

Berem laissa tomber le corps sur le sol et se tourna vers les compagnons sans les reconnaître. Il a complètement perdu la raison, se dit Caramon. Les mains de l’Éternel étaient couvertes de sang vert, ses yeux dilatés par la folie, sa bouche écumante de salive. Réalisant que son bourreau était mort, il revint peu à peu à lui et reconnut Caramon.

— Elle m’appelle ! murmura-t-il d’une voix rauque.

Il se précipita dans le couloir, renversant au passage le draconien qui tentait de l’arrêter. Sans regarder en arrière, il claqua la porte de fer, qui faillit sortir de ses gonds.

Ils entendirent l’écho de ses cris résonner dans le couloir.

Les draconiens s’étaient ressaisis. L’un fonça dans l’escalier pour appeler à l’aide.

La réponse ne se fit pas attendre. Des crissements de griffes et des cliquetis d’armes leur parvinrent du sommet des marches. Le hobgobelin se réfugia dans le poste de garde et s’époumona à appeler la troupe.

Le garde s’était relevé, mais Caramon aussi ; l’action, ça le connaissait. Il saisit le draconien par le cou et le propulsa dans les airs. Le soldat retomba sur le sol, inerte. Tandis que le draconien se pétrifiait, Caramon lui prit son épée.

— Derrière toi ! cria Tass.

Un garde déboulait de l’escalier. Caramon se retourna à temps pour voir le pied de Tika s’enfoncer dans l’estomac du draconien. Tass en profita pour plonger son petit couteau dans le torse de l’autre. Il n’eut pas le temps de le retirer.

— Filons ! dit Caramon.

Le geôlier glapissait en montrant le couloir aux draconiens qui dévalaient l’escalier.

L’épée à la main, Caramon hésitait, considérant alternativement l’escalier et le couloir qu’avait emprunté Berem.

— Suis Berem ! le pressa Tika. Accompagne-le ! Tu n’as pas compris ? Il a dit « Elle m’appelle ». Il parlait de sa sœur. Il l’a entendue. C’est ça qui l’a rendu fou furieux.

— Oui…, fit Caramon, hébété, en regardant le couloir.

Tika le prit par le bras, lui enfonçant ses ongles dans la chair pour le forcer à la regarder.

— Non ! dit-elle. Ils vont certainement l’attraper, et ce sera la fin de tout ! J’ai une idée. Nous allons nous séparer. Tass et moi, nous ferons diversion, cela te fera gagner du temps. Tout ira bien, Caramon, insista-t-elle, voyant qu’il secouait la tête. Un couloir mène à l’est. Je l’ai vu quand nous sommes arrivés. Nous les entraînerons dans cette direction. Dépêche-toi, il ne faut pas qu’ils te voient !

Caramon hésitait encore.

— Nous n’avons aucune autre chance ! dit Tika. Pour le meilleur et pour le pire, tu dois le suivre ! Tu dois l’aider à la retrouver ! Dépêche-toi, Caramon ! Tu es le seul qui soit assez fort pour le protéger. Il a besoin de toi !

Tika le poussa devant elle. Caramon fit un pas, puis se retourna.

— Tika…, fit-il, cherchant un argument contre ce plan insensé.

Tika l’embrassa, saisit l’épée de l’autre draconien et sortit de la cellule.

— Je prendrai soin d’elle ! promit Tass.

Caramon les suivit des yeux. Le hobgobelin poussa un cri de frayeur en voyant l’épée de Tika pointée sur lui. Il tenta de l’attaquer, mais elle lui enfonça la lame dans le corps avant qu’il ait pu la toucher.

Tika se rua dans le couloir est. Tass la suivit, mais s’arrêta un instant au pied de l’escalier pour injurier copieusement les draconiens :

— Mangeurs de chiens ! Amateurs de gobelins ! Pourritures visqueuses !

Caramon se retrouvait seul. Il perdit une autre minute à fixer les ténèbres. Tout ce qui le reliait à la vie était l’écho des injures proférées par Tass.

Puis ce fut le silence.

Je suis tout seul… Je les ai perdus… tous. Il faut que je les retrouve. Non, il y a Berem. Il est tout seul, lui aussi. Tika a raison, il a besoin de moi. Il a besoin de moi.

Les idées un peu plus nettes, Caramon se dirigea vers le couloir nord, sur les pas de l’Éternel.

8 La Reine des Ténèbres

— Le seigneur draconien Toede !

Akarias écoutait d’une oreille distraite ces fastidieux préliminaires. Il trouvait la réunion superflue. Ce n’était pas son idée. Mais la Reine aurait attribué ses objections à la faiblesse, et elle ne tolérait pas les faibles.

Songeant à Sa Noire Majesté, il jeta un coup d’œil sur la niche, au-dessus de lui, la plus grande et la plus somptueuse. Le trône restait vide. Comme il n’y avait pas de marches, le seul accès était la porte qui se découpait sur la paroi.

Sur quoi ouvrait cette porte… Mieux valait ne pas y songer. Et inutile de dire qu’aucun mortel ne l’avait jamais franchie.

La Reine n’était pas encore arrivée. Akarias n’en était nullement surpris. Elle était au-dessus des contingences. Akarias s’appuya au dossier de son trône et tourna ses regards vers Kitiara. Elle devait goûter son triomphe. Il la maudit intérieurement.

— Tu peux toujours essayer de me nuire, murmura-t-il, tandis qu’on annonçait le seigneur Toede pour la seconde fois. Je t’attends de pied ferme.

Akarias sentait que quelque chose clochait. Que se passait-il au juste ? Qu’est-ce qui n’allait pas ? Ce silence…

Et pourquoi le silence ?

Émergeant de ses pensées, il constata que le trône à sa gauche était resté inoccupé. En contrebas, la foule des draconiens contemplait comme lui le siège vide, autour duquel les troupes du seigneur Toede s’étaient déjà rassemblées sous leurs bannières.

Debout sur les marches du trône de Kitiara, Tanis suivit le regard d’Akarias. Quand il entendit prononcer le nom de Toede, le demi-elfe avait dressé l’oreille. L’image du hobgobelin rencontré sur la route de Solace lui était revenue à l’esprit. Cela lui rappela Flint et Sturm… Mais il n’allait pas sombrer dans le sentimentalisme.

— Seigneur Toede ? cria Akarias, courroucé.

Des murmures parcoururent la foule. Personne n’aurait osé manquer une convocation au Conseil.

Un officier humain gravit les marches qui menaient au trône vide. Respectueux du protocole, il s’arrêta sur la dernière et prit la parole, bégayant de peur.

— J’ai le Regret d’informer Sa Seigneurie et Sa Noire Majesté, dit-il en regardant la niche vide d’un air inquiet, que le seigneur Toede a succombé dans des circonstances aussi tragiques que prématurées.

Tanis entendit le ricanement méprisant de Kitiara. Des rires fusèrent dans l’assistance ; des officiers échangèrent des regards entendus.

Le seigneur Akarias ne s’amusait pas du tout.

— Qui a osé abattre un seigneur draconien ? s’exclama-t-il.

Impressionnée, la foule se tut.

— Cela s’est passé au Kendermor, seigneur, répondit l’officier, de plus en plus nerveux.

Il s’arrêta. Les nouvelles ne devaient pas être des meilleures.

— J’ai le regret de t’informer, seigneur, que le Kendermor… est perdu, acheva-t-il dans un effort surhumain.

— Perdu ! tonna Akarias.

L’officier sembla sur le point de céder à la panique. Dans l’espoir d’en finir au plus vite, il lâcha précipitamment :

— Le seigneur Toede a été lâchement assassiné par un kender du nom de Kronin Belépine, et ses troupes ont été repoussées…

Des grondements s’élevèrent. On parla de vengeance et d’anéantissement du Kendermor et de son peuple, qui devait disparaître de la surface de Krynn…

Agacé, Akarias leva sa main gantée. Le silence revint immédiatement. Pas pour longtemps.

Kitiara s’esclaffait. Son rire affecté était arrogant et moqueur. Il résonnait bizarrement sous son heaume.

Décomposé d’indignation, Akarias s’était levé de son trône. Il fit un pas en direction de sa rivale. Les épées sortirent des fourreaux et les lances crissèrent sur le sol.

Aussitôt, les troupes de Kitiara se pressèrent autour de son trône. Tanis serra la garde de son épée et monta les marches pour se rapprocher de sa maîtresse.

Kitiara ne fit pas un geste. Elle continuait de toiser Akarias d’un air dédaigneux.

Soudain un souffle lourd se répandit sur l’assemblée, comme si une force invisible avait aspiré l’air de la salle. Les visages pâlirent, les yeux se voilèrent, les cœurs s’arrêtèrent de battre. On eût dit que l’air avait été remplacé par des ténèbres.

Était-ce réellement l’air qui manquait ou une illusion des sens ? Tanis n’aurait su le dire. Il voyait des centaines de torches briller comme des étoiles dans la nuit. Mais la nuit était moins noire que ces ténèbres-là.

Son cerveau était en train de se liquéfier, il l’aurait juré. Il suffoquait, comme s’il allait se noyer. Ses genoux le trahirent ; il s’affaissa, vaguement conscient de ne pas être le seul à défaillir. D’autres tombaient autour de lui. Il aperçut Kitiara, la tête pendant sur la poitrine.

Puis les ténèbres se dissipèrent. Tanis sentit l’air frais envahir ses poumons. Son cœur se remit à battre, mais il restait incapable de se mouvoir. Une lumière vive éclata dans sa tête.

Étourdi, il fut un moment aveuglé.

Quand ses yeux se dessillèrent, il constata que les draconiens n’étaient pas tombés sous le charme. Droits comme des piquets, ils gardaient les yeux fixés sur la niche encore vide.

Le souffle court, Tanis sentit son sang geler dans ses veines. Takhisis, la Reine des Ténèbres, avait pénétré dans la Salle du Conseil.

La Reine Noire… Reine-Dragon pour les elfes, Nilat la Corruptrice pour les barbares, Tamex Métal Trompeur chez les nains, Mai-Tal aux mille visages chez les marins de l’Ergoth, Reine de Toutes les Couleurs et d’Aucune pour les Chevaliers de Solamnie, vaincue et chassée de Krynn par Huma.

Takhisis était revenue.

Mais elle n’était pas complètement elle-même.

L’ombre apparue dans la niche avait paralysé de terreur l’âme et l’esprit de Tanis, mais il lui restait assez de conscience pour voir que la Reine n’avait pas pris chair. Dans l’incapacité de se présenter complète, elle s’imposait à l’assistance par la force de ses pouvoirs.

Quelque chose l’empêchait d’entrer dans le monde. Berem avait parlé d’une porte, se souvint Tanis. Où pouvaient bien être l’Éternel, Caramon et les autres ? Avec un pincement au cœur, il réalisa qu’il les avait momentanément oubliés. Kitiara et Laurana avaient mobilisé ses pensées.

Une intuition lui soufflait que la clé de l’énigme était là, à portée de sa main. Si seulement il avait eu le temps d’y réfléchir calmement…

Mais c’était impossible. L’apparition augmenta d’intensité. Sa présence créa un halo béant au milieu de l’immense salle de granit. Tanis ne put détacher les yeux du vide opaque qui l’aspirait.

Une voix retentit dans sa tête :

Je ne vous ai pas réunis pour assister à des querelles d’ambitions qui salissent la victoire que je sens proche. Souviens-toi que c’est moi qui règne, seigneur Akarias.

Akarias mit un genou en terre, aussitôt imité par l’assistance. Sans qu’il l’ait voulu, Tanis se retrouva aussi à genoux. Malgré la répulsion qu’il éprouvait pour l’entité, elle n’en était pas moins une divinité qui avait présidé à l’origine du monde… et qui régnerait sur lui jusqu’à la fin des temps.

S’insinuant dans les cerveaux, la voix surnaturelle poursuivit son discours :

Seigneur Kitiara, nous n’avons que des louanges à t’adresser. Ton cadeau nous comble. Fais venir la femme elfe, pour que nous décidions de son sort.

Tanis surprit le regard haineux qu’Akarias lança à Kitiara.

— Comme il te plaira, Majesté, répondit Kitiara en s’inclinant.

Elle descendit les marches de son trône.

— Viens avec moi, dit-elle à Tanis.

Les soldats s’écartèrent pour les laisser passer et reformèrent aussitôt leurs rangs.

Kitiara grimpa sur la passerelle qui reliait la tête du serpent géant à la niche ténébreuse. Tanis la suivit, mal à l’aise. Il se sentait happé par un regard qui fouillait jusqu’au plus profond de lui-même.

Au milieu de la passerelle, Kitiara fit un signe en direction d’une porte sculptée donnant sur le rocher. Une silhouette sombre, revêtue de l’armure des chevaliers solamniques, apparut sur le seuil. Elle tenait dans les bras un corps enrubanné comme une momie.

Le silence devint absolu ; on eut l’impression d’entendre les pas du fantôme.

Le chevalier Sobert posa son fardeau aux pieds de Kitiara. Puis, sous les yeux effarés de l’assistance, il disparut. Chacun crut avoir rêvé. Kitiara souriait, visiblement satisfaite de l’impression produite par son serviteur.

Elle dégaina son épée et trancha les liens qui enveloppaient le corps comme un cocon.

Puis elle recula d’un pas et contempla d’un œil narquois, les convulsions de sa prisonnière, empêtrée dans d’inextricables bandelettes de tissu. Les troupes draconiennes contenaient à grand-peine leur hilarité. Puis les éclats de rire fusèrent franchement.

Des mèches couleur miel apparurent dans le miroitement de pièces d’armure. Laurana émergea des bandelettes comme un papillon de sa chrysalide. Tanis, indigné, avança vers elle. Un regard foudroyant de Kitiara le cloua sur place.

— N’oublie pas que si tu meurs, elle mourra…

Tanis recula. Laurana avait réussi à se mettre debout et regardait autour d’elle en clignant des yeux, éblouie par la lumière des torches. Elle se campa face à Kitiara, qui souriait derrière son heaume…

Reconnaissant l’ennemie, la femme qui l’avait trahie, Laurana se redressa de toute sa hauteur. Sa peur s’était muée en colère. Elle parcourut l’assistance d’un regard hautain, puis elle leva les yeux vers le dôme de granit noir.

Elle n’avait pas remarqué le demi-elfe sous son armure draconienne, mais elle avait noté les trônes des seigneurs, la présence de leurs dragons et celle de la Reine des Ténèbres. Maintenant, elle a compris où elle était, songea Tanis, la voyant pâlir. Elle doit se douter de ce qui l’attend.

Qu’avait-on raconté à Laurana pendant sa détention ? Avait-elle entendu les hurlements des suppliciés ? Dans quelques minutes, quelques heures, elle risquait de connaître le même sort qu’eux…

Pâle comme la mort, Laurana serra les dents. Tanis savait qu’elle ferait n’importe quoi pour ne pas donner sa peur en spectacle.

Kitiara fit un geste imperceptible à l’intention de sa captive. Laurana tourna la tête et reconnut Tanis.

Le demi-elfe vit briller dans ses yeux une lueur d’espoir. L’amour de Laurana l’envahit, le réchauffant comme une brise de printemps après les rigueurs de l’hiver. Il comprit que cet amour réconciliait ses moitiés, qui se déchiraient. Il l’aimait du sentiment intangible et éternel propre à son âme elfe, mais aussi avec la passion qui caractérisait les humains.

Il s’en apercevait trop tard ; cela lui coûterait son âme et la vie.

Un regard fut tout ce qu’il put lui donner. Un regard pour transmettre son message, et déjà il sentit l’œil brun de Kitiara le transpercer. D’autres yeux, infiniment plus redoutables, scrutaient les tréfonds de son être.

Tanis se reprit. Il ne devait rien laisser paraître de ses sentiments. En conséquence, il s’efforça de vider son regard de toute expression.

Laurana eut l’impression d’être pour lui une étrangère. Dans ses yeux verts, la lueur s’éteignit. Son espoir s’était envolé. Comme le soleil obscurci par un nuage, l’amour de Laurana prit la couleur du désespoir.

Tanis serra la garde de son épée pour empêcher sa main de trembler et se tourna vers Takhisis, la Reine des Ténèbres.

— Noire Majesté, s’écria Kitiara, poussant Laurana devant elle, voici mon cadeau. Un présent qui nous assure la victoire !

Un tonnerre d’applaudissements l’interrompit. Elle leva une main pour demander le silence.

— Je te livre la femme elfe Lauralanthalasa, princesse du Qualinesti et chef des Chevaliers de Solamnie. C’est elle qui a trouvé les Lancedragons et qui s’est servie de l’orbe draconien à la Tour du Grand Prêtre. Sur ses ordres, son frère et un dragon d’argent se sont rendus à Sanxion où, grâce à l’incompétence du seigneur Akarias, ils ont pénétré dans le temple sacré et découvert la destruction des œufs des bons dragons. Je te la livre, ma Reine, pour que tu la punisses comme elle le mérite.

Kitiara poussa Laurana, qui tomba à genoux aux pieds de la Reine. Sa chevelure dorée est la seule lumière de ces lieux, songea Tanis.

Tu as été très efficace, seigneur Kitiara, et tu mérites d’être récompensée. Nous enverrons d’abord l’elfe dans les Chambres de la Mort, puis tu recevras ton dû.

— Merci, Majesté. Je voudrais auparavant solliciter deux faveurs, dit Kitiara en désignant Tanis. Voici quelqu’un qui désire servir dans ta glorieuse armée.

Elle appuya sur l’épaule de Tanis pour l’obliger à se mettre à genoux. Bouleversé par l’expression désespérée de Laurana, Tanis hésitait. Il pouvait toujours renoncer. Il était encore temps de rejoindre Laurana pour affronter la mort avec elle.

Serais-je devenu assez égoïste, se dit-il avec amertume, pour sacrifier Laurana aux folies que j’ai commises ? Non, je paierai seul pour mes crimes. Et même si c’est la seule chose que j’aurai jamais faite de bien dans ma vie, je la sauverai ! Cette certitude me donnera la force d’aller jusqu’au bout.

Kitiara le regarda avec des yeux enfiévrés.

Il tomba à genoux devant Sa Noire Majesté.

— Voici ton humble serviteur, Tanis Demi-elfe, déclara Kitiara d’une voix froide, où perçait une pointe de soulagement. Je l’ai nommé commandant de mes troupes après la mort de Bakaris.

Que notre nouvelle recrue approche…

Kitiara lui chuchota en passant :

— N’oublie pas, Tanis, tu appartiens maintenant à Sa Noire Majesté. Tu dois la convaincre de ta loyauté, car je ne peux plus rien pour toi. Si tu échoues, tu ne pourras pas sauver ton elfe.

— Je n’ai pas oublié.

Il s’avança jusqu’au trône.

Relève la tête et regarde-moi ! ordonna la voix.

Si je flanche, Laurana est perdue, songea Tanis. Au nom de l’amour, je dois faire taire l’amour. Il leva la tête.

Et il se sentit aussitôt comme aspiré par une force impalpable. La forme noire l’avait pris sous sa domination. Inutile de feindre le respect devant Sa Noire Majesté : elle l’imposait d’elle-même à tous les mortels.

Pourtant, même sous son emprise, même dans une attitude de soumission, il se sentait libre au fond de son âme. Le pouvoir de la Reine n’était pas total. Bien que Takhisis luttât pour ne pas laisser voir sa faiblesse, Tanis comprit quel combat acharné elle devait livrer pour entrer dans le monde.

La forme noire ondula sous ses yeux. Elle changeait sans cesse d’apparence, faute d’en contrôler une. Elle prit la forme du dragon à cinq têtes des légendes solamniques, celle de la Tentatrice, si belle que les hommes succombaient pour la posséder, puis celle du Guerrier Noir, un puissant chevalier du Mal détenteur de la Mort dans sa main droite.

Mais ses yeux sombres ne cessaient de sonder l’âme de Tanis pour la mettre à nu. Très vite, ce fut une torture qu’il n’eut plus la force de subir. Tombant à genoux, il se méprisa d’en arriver à se prosterner devant la Reine. Alors un formidable hurlement d’angoisse s’éleva derrière lui.

9 Les trompettes de la destinée

Caramon s’était lancé à la poursuite de Berem. Il traversa le couloir, indifférent aux hurlements des prisonniers qui l’imploraient, les mains tendues à travers les barreaux de leurs cellules. Pas le moindre signe du passage de l’Éternel. Il interrogea des captifs, qui se révélèrent incapables de répondre. Démolis par la torture, on ne pouvait rien tirer d’eux. Et le couloir qui continuait de descendre… Comment retrouver ce fou furieux ?

Pour se consoler, il songea qu’il n’avait pas rencontré d’autres couloirs traversant celui-ci. Berem ne pouvait pas s’être simplement évaporé.

Enfin ! Il poussa un soupir de soulagement : en bas d’un escalier, il trébucha sur le cadavre d’un hobgobelin. Il avait la nuque brisée et son corps était encore chaud. Berem venait de passer ; il ne pouvait être loin.

Certain d’être près du but, Caramon se mit à courir. Les prisonniers criaient, suppliant qu’il les libère. Il joua avec l’idée, qui lui procurerait une véritable petite armée. Mais un rugissement qu’il connaissait bien se fit soudain entendre.

Caramon aborda un couloir pauvrement éclairé par des torches qui descendait en spirale. Impossible de courir plus vite, le sol était trop glissant. À mesure qu’il avançait, l’humidité augmentait, les rugissements aussi. Le tunnel était de mieux en mieux éclairé ; il approchait du but.

Caramon trouva Berem aux prises avec deux draconiens. L’Éternel se battait à mains nues contre des épées. Du sang coulait de son flanc et sur son visage. La pointe d’une épée le frappa à la poitrine. Il repoussa la lame à pleines mains, comme si la douleur ne l’atteignait pas, et frappa le draconien, qui tomba à la renverse.

Caramon se rua sur les draconiens. Il se rappelait qu’il ne fallait pas les tuer avec une épée, sous peine de la voir prisonnière de leurs cadavres pétrifiés. Il en prit donc un à la gorge et lui tordit le cou. Le garde tomba comme une masse. Caramon se retourna vers le second, qu’il frappa du tranchant de la main. Les vertèbres brisées, le soldat s’effondra à son tour.

— Rien de cassé ? demanda le grand guerrier.

Il tendait une main à Berem pour l’aider à se remettre debout quand une douleur aiguë lui traversa les côtes. Il se retourna et vit un draconien. Le coup avait été amorti par sa cotte de mailles, mais il saignait abondamment.

Pour gagner du temps, Caramon prit son épée et recula. Le draconien ne lui laissa pas de répit. Il se rua, l’épée brandie. Un mouvement bref suivi d’un éclair vert mirent fin à l’attaque. Il tomba raide mort aux pieds de Caramon.

— Berem ! cria-t-il en se tenant le flanc. Merci ! Comment as-tu…

L’Éternel le dévisagea sans le reconnaître. Il hocha la tête et repartit dans le couloir.

— Attends-moi ! hurla Caramon.

Serrant les dents, il se lança à la poursuite de l’Homme à la Gemme. Il finit par le rattraper et s’accrocha à lui.

— Où sommes-nous ? demanda-t-il sans s’attendre à une réponse.

— Très loin, dans les profondeurs… sous le temple, répondit Berem d’une voix rauque. Je suis très près d’arriver.

— Ah bon, très bien, fit Caramon, qui ne comprenait rien.

Ils se trouvaient dans une pièce ronde meublée d’une table et de quelques chaises et éclairée par des torches. Ce devait être une salle de garde. Cela expliquait la présence des draconiens. Mais pourquoi surveiller cet endroit précis ?

Caramon inspecta les lieux. Venant du couloir, ils étaient entrés dans une pièce creusée à même le roc. Une arche de pierre, sur la paroi d’en face, indiquait une deuxième ouverture. Il faisait si noir sous l’arche que Caramon songea aux Ténèbres Profondes qui, selon la légende, avaient précédé la création de la lumière par les dieux.

Le seul bruit qu’il entendit fut le murmure de l’eau. Sans doute une rivière souterraine. L’arche de pierre était un bel ouvrage sculpté de statues que le lichen et le temps avaient rongées.

Caramon sentit une main s’abattre sur son épaule.

— Mais je te connais ! s’écria Berem.

— J’espère bien, grogna Caramon. Au nom des Abysses, que cherches-tu par ici ?

— Jasla m’appelle…, répondit Berem, l’œil fixé sur les ténèbres. Là-bas… Il faut que j’y aille… Les gardes… ont voulu m’arrêter. Viens avec moi.

Caramon comprit soudain que les draconiens n’étaient là que pour garder cette arche. Qu’y avait-il de si important derrière ?

— Il faut que tu y ailles, dit-il à Berem.

Celui-ci hocha la tête et marcha résolument vers l’arche. Il se serait jeté tête baissée dans les ténèbres si Caramon ne l’avait pas retenu.

— Attends, nous avons besoin de lumière. Ne bouge pas !

Caramon lui tapota le bras et décrocha une torche du mur.

— Je viens avec toi, dit-il à Berem en lui donnant la torche. Tiens-moi ça une minute.

Il déchira un pan de la chemise en lambeaux de l’Éternel et banda sa plaie. Puis il reprit la torche et s’engagea sous l’arche. Un souffle lui frôla le visage, léger comme une caresse.

— Des toiles d’araignée, maugréa-t-il, passant une main sur sa joue.

Cédant à sa peur panique des araignées, il examina les piliers de l’arche, mais n’en vit aucune.

Il franchit le seuil, Berem sur les talons.

Une sonnerie de trompettes déchira l’air.

— Nous sommes faits comme des rats ! dit Caramon d’un ton lugubre.


— Tika, cria Tass, ton plan a marché ! Je crois qu’ils sont tous à nos trousses !

— Magnifique, marmonna Tika.

Elle ne s’attendait pas à ce que son plan se réalise si bien. Allait-elle enfin réussir quelque chose dans sa vie ? Elle se retourna. Six ou sept draconiens les poursuivaient, brandissant leurs longues épées recourbées.

Gênés par leurs pieds griffus, ils ne couraient pas aussi vite que la jeune fille et le kender ; leur endurance les rendait cependant redoutables. Tika et Tass avaient pris de l’avance, mais ça n’allait pas durer.

L’essentiel est de tenir le plus longtemps possible, se dit-elle. C’est du temps gagné pour Caramon.

— Dis-moi, Tika, fit le kender, la langue pendante, mais aussi enjoué qu’à l’accoutumée, où comptes-tu aller comme ça ?

La jeune femme secoua la tête. Ses jambes étaient en plomb. Autour d’eux rien n’offrait de possibilité de repli, et les draconiens avançaient inexorablement.

Devant, le couloir continuait tout droit, désespérément vide, lisse et silencieux. Un boyau interminable qui montait en pente douce.

Soudain, ce fut l’illumination.

— Le tunnel… monte… !

Tass la regarda d’un air ahuri. Puis son visage s’éclaira.

— Il monte vers une sortie ! exulta-t-il. Tu as gagné, Tika !

— Tout est possible…, dit-elle d’un ton las.

— Allez viens ! s’écria Tass, animé d’une énergie nouvelle, la tirant par la main. Tu as raison, Tika ! Tu ne sens pas ? De l’air frais ! Nous allons sortir d’ici, retrouver Tanis…, et nous reviendrons libérer Caramon…

Seul un kender était capable de courir ventre à terre devant des draconiens, et de tenir en même temps une conversation, songea Tika. La peur la faisait avancer, mais elle ne tarderait pas à s’effondrer, accablée de fatigue ; alors même les draconiens lui seraient égal.

— De l’air frais ! s’exclama-t-elle.

Elle croyait que Tass lui avait parlé d’une arrivée d’air pour lui donner du courage. Mais elle sentait à présent sur son visage la fraîcheur d’une bise. Derrière eux, les draconiens ne se pressaient plus. Peut-être pensaient-ils qu’il était trop tard, qu’ils ne pourraient plus les attraper ? Cette idée la ragaillardit.

— Vite, vite, Tass !

Ils accélérèrent l’allure, sentant qu’ils approchaient de la source d’air frais. Le couloir faisait un coude. Tass fut contraint de freiner brusquement. Il dérapa sur quelque mètres avant de s’écraser contre un mur.

— Je comprends maintenant pourquoi ils ne se pressent pas ! soupira Tika.

Ils étaient dans un cul-de-sac. Le couloir se terminait sur une porte de bois percée d’une fenêtre à grilles. Ils humèrent l’air du dehors. La liberté était à deux pas, inaccessible…

— Ce n’est pas le moment de baisser les bras ! dit Tass en tirant sur la porte.

Elle était fermée à clé.

— Il faudrait du fil de fer, murmura-t-il, considérant l’huis d’un œil d’expert.

Caramon l’aurait sans doute enfoncée d’un coup d’épaule, mais ce n’était pas dans leurs possibilités. Tass examina attentivement la serrure. À bout de nerfs, Tika s’adossa au mur, pleurant de déception et d’épuisement.

— Ne pleure pas, Tika ! C’est une simple serrure ! Je nous sortirai de là dans une seconde, mais ce serait une bonne idée que tu te prépares à recevoir les draconiens. Juste pour les occuper un peu…

— D’accord, répondit Tika, ravalant ses larmes.

L’épée à la main, elle se posta face au couloir.

Tass constata avec satisfaction qu’il s’agissait bien d’une serrure toute simple, dont le système de sécurité était un piège enfantin.

Serrure toute simple…, piège enfantin… Ces mots-là lui disaient quelque chose. Ce n’était pas la première fois qu’il les prononçait… Il recula pour regarder la porte. Il l’avait déjà vue quelque part ! Mais non, c’était impossible.

Il fouilla ses poches à la recherche d’un outil. Mais il s’arrêta brusquement, comme si on lui avait sauté dessus.

Le rêve !

C’était la porte qu’il avait vue dans le cauchemar, au Silvanesti ! La même serrure ! Avec un piège… enfantin ! Et derrière lui, Tika qui se battait, agonisante…

— Tass ! Qu’est-ce que tu fabriques ? Ils arrivent ! cria Tika, l’épée à la main. Les voilà ! Mais qu’est-ce que tu attends ?

Tass ne répondit pas. Il entendait les rires rauques des draconiens sûrs de cueillir leurs proies.

Ils allaient apparaître au détour du couloir et Tika se trouverait nez à nez avec eux.

— Je… je n’y arriverai jamais ! gémit Tass, fixant la serrure d’un air terrifié.

— Tass, il ne faut pas qu’ils nous prennent ! Ils sont au courant, pour Berem. Ils feront tout pour nous obliger à parler ! Et tu sais très bien comment ils y parviendront…

— Tu as raison. Je vais essayer.

« Tu as le courage nécessaire pour suivre cette voie…», avait dit Fizban.

Tass sortit un fil de fer de sa poche. Après tout, que signifiait la mort pour un kender lancé dans la plus grande aventure des tous les temps ? Et il y avait Flint, qui devait se morfondre à l’attendre, tout seul. Dieu sait dans quel guêpier il s’était fourré ! Rasséréné, Tass introduisit le fil de fer dans la serrure et commença ses manipulations.

Il entendit des cris derrière lui, puis les vociférations de Tika. Les épées s’entrechoquèrent. Il risqua un œil.

Tika n’avait jamais appris l’escrime, mais elle avait une bonne expérience des rixes de taverne. Maniant l’épée de taille et d’estoc, elle frappa à tour de bras, donnant force coups de pied. La férocité de ses attaques dérouta les draconiens. Chacun reçut son estafilade. L’un baignait déjà dans son sang vert, un bras hors d’usage.

Mais elle ne pourrait pas les tenir en respect bien longtemps. Tass se remit à l’ouvrage. Ses mains tremblaient ; le fil de fer lui échappa des mains. Le problème consistait à faire sauter la serrure sans déclencher le piège, une minuscule aiguille montée sur ressort.

Cesse de faire des simagrées ! se tança-t-il. Depuis quand les kenders font-ils des manières ? D’une main ferme, il ramassa le fil de fer. À l’instant où il l’introduisit dans la serrure, quelqu’un le bouscula.

— Eh ! Fais un peu attention, s’écria-t-il en se retournant.

Il s’arrêta net. Le rêve ! C’était exactement les mots qu’il avait prononcés dans le rêve, où il avait vu Tika gisant à ses pieds, ses boucles rousses éparses baignant dans le sang.

— Non, tout mais pas ça ! cria-t-il.

Le fil de fer et sa main heurtèrent la serrure. Elle s’ouvrit avec un clic sonore, suivi d’un autre clic à peine audible. Le piège s’était déclenché.

Le regard de Tass alla de la goutte de sang qui perlait sur son doigt à la petite aiguille d’or qui sortait de la serrure. Les draconiens s’emparèrent de lui, mais il n’en avait cure. Cela n’avait plus aucune importance. Il sentit la douleur naître dans son bras et monter jusqu’à l’épaule.

Quand elle atteindra le cœur, je ne la sentirai plus.

Je ne sentirai plus rien.

Des cors et des trompettes retentirent. Il les avait déjà entendus quelque part. Mais où ? Ah oui, à Tarsis, juste avant que les dragons arrivent.

Les draconiens le lâchèrent et firent précipitamment demi-tour dans le couloir.

— On a dû sonner l’alerte générale, murmura Tass.

Il constata, non sans intérêt, que ses jambes ne le portaient plus. Il rejoignit le sol au côté de Tika, blanche comme une morte, et caressa tendrement ses boucles rousses maculées de sang.

— Je regrette tant, Tika, dit-il, la gorge serrée ; pardonne-moi, Caramon. J’ai essayé, j’ai vraiment fait mon possible…

Le dos appuyé à la porte, Tass pleurait en silence, attendant que les ténèbres l’enveloppent.


Tanis était pétrifié.

Il n’espérait plus qu’une chose : qu’un dieu miséricordieux le foudroie aux pieds de la Reine Noire. Les ténèbres se dissipèrent ; elle avait tourné ses regards ailleurs.

Tanis se releva, rouge de honte. Il n’osait pas poser les yeux sur Laurana, ni affronter la colère de Kitiara.

Mais le demi-elfe était pour l’instant le cadet de ses soucis. Elle goûtait son heure de gloire. Tous ses projets étaient en train de se réaliser. Tanis se dirigea vers Laurana pour l’emmener. Kitiara lui barra le passage et le fit reculer. Puis elle se plaça devant lui et interpella la Reine :

— Je voudrais récompenser le serviteur qui m’a aidé à capturer la femme elfe. Le seigneur Sobert a demandé que lui soit accordée l’âme de Lauralanthalasa, pour le venger de l’elfe qui lui a jadis jeté un sort. Étant condamné à vivre éternellement dans les ténèbres, il demande qu’elle partage son sort par-delà la mort.

— Non ! s’écria Laurana, terrifiée. Non !

Jetant autour d’elle des regards éperdus, elle cherchait un moyen de s’échapper. Puis elle se tourna vers Tanis. Le demi-elfe, blanc de colère, ne la voyait plus. Il rivait sur l’humaine un regard flamboyant.

Regrettant de s’être laissée aller, Laurana se jura de mourir plutôt que de montrer quelque faiblesse. Elle redressa la tête, de nouveau parfaitement maîtresse d’elle-même.

Les paroles de Kitiara avaient eu l’effet d’un coup de fouet sur Tanis.

— Tu m’as trahi ! Cela n’a jamais fait partie de notre accord !

— Tais-toi ! ordonna Kitiara à voix basse. Tu vas tout faire échouer !

— Mais que…

— La ferme !

— Ton présent est le bienvenu, Kitiara, dit la voix surnaturelle. Je t’accorde les faveurs que tu réclames. L’âme de la femme elfe sera octroyée au seigneur Sobert, et le demi-elfe servira dans notre armée. Qu’il dépose son épée aux pieds d’Akarias en signe d’allégeance.

— Parfait ! Vas-y ! ordonna Kitiara.

Tous les yeux convergèrent sur le demi-elfe. Dérouté, il ne savait plus où il en était.

— Quoi ? Mais tu ne m’as jamais parlé de rien ! Que dois-je faire ?

— Monter sur le trône d’Akarias et déposer ton épée à ses pieds. Il la prendra et te la rendra, ce qui marquera ton engagement dans l’armée draconienne. C’est un rituel, rien de plus. Mais cela me fera gagner du temps.

— Du temps pour quoi ? Qu’est-ce que tu mijotes ? fit-il en lui saisissant le bras. Tu aurais pu me le dire…

— Écoute, Tanis, moins tu en sauras, mieux cela vaudra, répondit-elle avec un sourire destiné à donner le change à l’assistance.

De ricanements et des plaisanteries égrillardes saluèrent ce qui semblait une querelle d’amoureux.

— N’oublie pas que la femme elfe est entre mes mains, chuchota Kitiara avec un regard entendu sur sa prisonnière. Ne fais rien d’inconsidéré.

Tremblant de rage, la tête en feu, Tanis descendit de la passerelle sous les murmures de la foule. Quand il atteignit le parterre, la tête lui tournait. Sans avoir la moindre idée de ce qu’il pourrait faire, il marcha vers le trône d’Akarias.

Les gardes d’honneur du seigneur lui semblèrent sortir tout droit d’un cauchemar. Devant cette haie de monstres, il posa le pied sur la première marche, pénétrant dans un brouillard d’où émergeait un homme puissant et majestueux : Akarias, le chef des armées draconiennes. Sa couronne était le point de mire de la salle. Ébloui par son éclat, Tanis cligna des yeux.

Kitiara l’avait-elle trahi ? Tiendrait-elle sa promesse ? Tanis, qui en doutait, se maudissait lui-même. Une fois de plus, il était tombé dans ses filets, car il avait été assez bête pour la croire. C’était elle qui tirait les ficelles. Lui, que pouvait-il faire ?

Une idée lui traversa l’esprit si subitement qu’il marqua un temps d’arrêt sur la deuxième marche. Pour sauvegarder les apparences, il continua à monter d’un pas assuré. À mesure qu’il se rapprochait d’Akarias, son idée se faisait plus précise.

« Le pouvoir est à celui qui possède la Couronne ! Tue Akarias et prends la Couronne ! C’est simple ! » lui dictait une voix intérieure.

Il n’y avait personne autour du trône d’Akarias. Ni sur les marches. L’homme était si sûr de lui, si imbu de son pouvoir, qu’il pouvait se passer de gardes du corps.

Le cerveau de Tanis se déchaîna. Kitiara est prête à vendre son âme pour posséder cette Couronne. Si c’est moi qui l’ai entre les mains, Kitiara sera en mon pouvoir ! Je libérerai Laurana et nous fuirons ensemble ! Dès que nous serons en sécurité, je lui expliquerai tout. Je vais dégainer mon épée, mais au lieu de la poser à ses pieds, je la lui passerai au travers du corps. La Couronne en main, personne n’osera me toucher !

Tanis tremblait d’excitation. Il dut faire un effort pour retrouver son calme. De peur de trahir ses intentions, il évita de regarder Akarias.

Plus que cinq marches à gravir, et il serait devant lui. La main serrée sur la garde de son épée, il avait repris son contrôle. Il leva les yeux sur le seigneur ; ses nerfs faillirent lâcher. Toute expression avait été gommée de ce visage, qui n’exprimait plus qu’une ambition dévorante, nourrie par la mort de milliers d’innocents.

Akarias regardait Tanis avec un mélange d’ennui amusé et de mépris. Son regard se porta sur Kitiara ; ce qui le préoccupait était autrement plus important que le demi-elfe. Comme un joueur examinant la position de ses pions sur un damier, il réfléchissait.

Soulevé de répulsion et de haine, Tanis commença à tirer son épée. Même si sa tentative de libérer Laurana échouait, même s’ils y laissaient tous deux la vie, il aurait au moins accompli un acte salutaire en débarrassant le monde du commandant suprême des armées draconiennes.

Au frottement de la lame contre le fourreau, Akarias posa les yeux sur Tanis. Le demi-elfe se sentit mis à nu par ce regard, qui le brûlait comme un charbon ardent. La révélation tomba sur le demi-elfe comme la foudre. Il vacilla en attaquant la dernière marche.

Cette aura surpuissante qu’irradiait l’homme ! Akarias… était un magicien !

Quel idiot j’ai été ! se dit Tanis. À présent, il distinguait le mur protecteur qui scintillait autour du seigneur. Évidemment, il n’avait pas besoin de soldats ! Dans une foule pareille, Akarias ne pouvait faire confiance à personne. Il se servait de ses pouvoirs magiques pour se protéger !

Le seigneur draconien était maintenant sur ses gardes. Son regard froid et calculateur en témoignait.

Le demi-elfe était bien obligé de s’avouer vaincu.

« Frappe, Tanis ! N’aie pas peur de sa magie ! Je suis avec toi ! »

Ses cheveux se dressèrent sur sa tête. La voix n’était qu’un chuchotement, mais d’une clarté telle que Tanis crut sentir un souffle contre son oreille.

Hormis Akarias, il n’y avait personne près de lui ! Trois marches à gravir, et le cérémonial serait terminé ! Le voyant hésiter, Akarias fit un geste péremptoire, pressant Tanis de poser son épée à ses pieds.

D’où vient cette voix ? se demanda le demi-elfe. Son attention fut attirée par une silhouette proche de la Reine des Ténèbres. Elle lui rappela vaguement quelque chose. La voix émanait-elle de cette forme sombre ? Mais la silhouette ne bougeait pas. Fallait-il l’écouter ?

« Frappe, Tanis ! » chuchota de nouveau la voix. « N’attends pas ! »

En nage, Tanis sortit son épée du fourreau. Akarias lui faisait face. Le mur magique qui le protégeait scintillait comme un arc-en-ciel de gouttes d’eau.

Je n’ai pas le choix. Si c’est un piège, tant pis. Ce sera ma façon d’en finir avec la vie.

Feignant de s’agenouiller, Tanis présenta à Akarias la garde de son épée. Puis il la fit virevolter, et l’enfonça dans le cœur du seigneur.

Le demi-elfe crut défaillir. Serrant les mâchoires, il avait frappé, s’attendant à être foudroyé comme un arbre.

La foudre tomba, mais pas sur lui. L’arc-en-ciel avait explosé à la pointe de son épée. Le coup avait touché la chair : un cri de douleur lui déchira les tympans.

L’épée en travers du torse, Akarias tomba en arrière. Un autre que lui aurait été tué sur le coup, mais sa colère et son énergie défiaient la mort. Livide de rage, il frappa Tanis au visage, l’envoyant rouler aux pieds du trône.

Le demi-elfe sentit une affreuse douleur à la tête. Il vit son épée ensanglantée retomber sur le sol. Un instant, il crut sa dernière heure arrivée, et avec elle, celle de Laurana. Il secoua énergiquement la tête pour reprendre ses esprits. Il fallait aller jusqu’au bout ! Il fallait prendre la Couronne !

Akarias se pencha vers lui, les mains tendues. Il se préparait à lui jeter un sort qui mettrait fin à ses jours.

Il n’y avait plus rien à faire. Tanis n’avait pas le pouvoir de se soustraire à la magie et une intuition lui dit que la voix invisible n’interviendrait pas.

Mais pour puissant que fût Akarias, il existait un pouvoir auquel il ne pouvait prétendre. Dans un spasme de douleur, il se recroquevilla, tassé sur lui-même. L’incantation mourut sur ses lèvres. Il vit son sang inonder sa robe rouge ; inexorablement, la vie se retirait de lui. La mort le voulait, et il ne pouvait pas la tenir à distance. Il lança un dernier appel à la Reine Noire.

Mais celle-ci n’aimait pas les faibles, ni les vaincus.

Comme elle avait vu Akarias assassinant son propre père, elle le regarda succomber en prononçant son nom.

Un silence embarrassé accueillit le bruit mat du corps touchant sur le sol de la salle. La Couronne roula avec fracas sur le marbre noir et s’immobilisa dans une mare de sang.

Qui la revendiquerait ?

Un cri perçant s’éleva. Kitiara appela quelqu’un dont Tanis ne comprit pas le nom. D’ailleurs, il n’en avait cure. Il tendit la main vers la Couronne.

Alors un personnage en armure apparut devant lui.

Le seigneur Sobert !

Réprimant une terreur indicible, Tanis riva son regard sur son objectif. La Couronne n’était qu’à quelques centimètres de ses doigts. Il les tendit jusqu’à sentir le métal mordre sa chair. À cet instant, une main squelettique la saisit.

La lueur orangée brillait au fond des orbites du chevalier fantôme. Sa main s’était tendue pour s’emparer du butin. Tanis entendit Kitiara hurler des ordres à tort et à travers.

Défiant le seigneur Sobert du regard, le demi-elfe voulut lever la Couronne ensanglantée au-dessus de lui. Une formidable sonnerie de trompettes déchira le silence.

La main du seigneur Sobert resta suspendue dans l’air. Kitiara s’était tue.

Un murmure craintif parcourut l’assemblée. Tanis aurait pu croire un instant que les musiciens avaient joué en son honneur, mais les visages alarmés qui l’entouraient le détrompèrent. Tous les regards convergeaient vers la Reine Noire.

Sa Noire Majesté avait gagné en densité. Elle étendait son ombre sur l’assemblée comme un grand nuage. Réagissant à un signal muet, les draconiens de sa garde personnelle disparurent par les portes de la salle. La silhouette que Tanis avait aperçue au côté de la Reine s’était évanouie.

Les trompettes continuèrent de retentir. La Couronne à la main, Tanis se rappela que, par deux fois, elles avaient annoncé la destruction et la mort. Quel sinistre message apporteraient-elles à présent ?

10 Qui porte la Couronne exerce le pouvoir.

La sonnerie des trompettes avait été si fulgurante que Caramon dérapa sur le sol humide. Instinctivement, Berem le rattrapa au vol. Les deux hommes se regardèrent avec inquiétude. Au-dessus d’eux, des trompettes répondirent à la première salve. Dans la petite pièce, le vacarme se fit assourdissant.

— L’arche était piégée ! répétait Caramon, qui ne s’en consolait pas. Bon, ce qui est fait est fait, mais à présent, tout le monde dans ce temple sait où nous nous trouvons.

— Jasla m’appelle…

Entraînant Caramon avec lui, l’Éternel poursuivit son chemin. Comme le grand guerrier ne voyait rien d’autre à faire, il se cramponna à sa torche et le suivit. Ils dévalèrent un escalier qui finissait sur un courant d’eau noire au débit rapide. Caramon brandit sa torche dans toutes les directions, espérant découvrir un chemin le long du cours d’eau. Mais il n’y en avait pas.

— Attends-moi ! cria-t-il à Berem qui avait déjà plongé dans l’eau noire.

L’eau lui montait à mi-mollets.

— Viens avec moi !

Le grand guerrier tâta son bandage. Il était trempé, mais le sang s’était arrêté de couler. Un instant, Tika et Tass, puis Tanis, lui revinrent à l’esprit.

Mieux ne valait pas y penser…

« Heureux ou néfaste, le dénouement est proche », avait dit Tika. Caramon finissait par y croire. Il entra dans l’eau, et se sentit aussitôt entraîné par le courant. Entraîné vers quoi ? Son destin ? Au bout du monde, vers des horizons nouveaux et pleins d’espoir ?

Berem avait pris de l’avance. Caramon l’apostropha :

— Restons ensemble ! Il est possible que des pièges nous attendent.

D’abord hésitant, Berem attendit que Caramon le rejoigne. Ils avançaient, tâtant du pied le fond qui s’effritait sous leurs pas.

Caramon marchait en tête quand il heurta quelque chose qui le fit trébucher. Il se rattrapa de justesse à Berem.

— Qu’est-ce que ça peut être ? s’étonna-t-il, braquant la torche sur la surface de l’eau.

Une tête émergea, sans doute attirée par la lumière. Caramon tressaillit ; Berem fit un bond en arrière.

— Des dragons !

Le petit dragon ouvrit la gueule et poussa un cri strident. Ses dents pointues luisirent dans la lumière de la torche. Puis il piqua du nez, et Caramon sentit de nouveau quelque chose cogner contre ses bottes. La queue du dragon frappa sa cuisse.

Heureusement que j’ai des bottes, se dit le guerrier. Si je tombe à l’eau, ils me réduiront en chair à pâté !

La panique le saisit.

Je vais rebrousser chemin. Berem n’a qu’à y aller tout seul. Après tout, il ne mourra pas, lui.

Il reprit courage. Ils nous ont repérés. Ils enverront quelqu’un pour nous arrêter. Quoi qu’il arrive, il faut tenir jusqu’à ce que Berem puisse faire ce qu’il doit.

Mais tout cela est insensé, se dit soudain le colosse.

Comme pour lui donner raison, des cliquetis d’armes et des vociférations s’élevèrent derrière eux.

C’est idiot ! Je ne vais pas mourir ici dans le noir, et pour rien ! Et si le type que j’accompagne était complètement fou ? Peut-être suis-je en train de devenir fou moi aussi ?

Berem s’avisa qu’ils étaient poursuivis. Comme il avait encore plus peur des draconiens que des dragons, il courut. Caramon le suivit.

Inquiet, Berem scrutait sans cesse les flots noirs. Le niveau avait monté. Il dépassait la hauteur de leurs bottes. Rendu fou par l’odeur de la chair humaine, le petit dragon continuait de les pourchasser. Derrière eux, les cliquetis d’armures se rapprochaient.

Soudain, une forme sombre heurta le visage de Caramon. Déséquilibré, il se débattit pour ne pas tomber et lâcha sa torche, qui s’éteignit dans l’eau. Berem bondit à sa rescousse et le rattrapa.

Ils restèrent collés l’un contre l’autre, craintifs et désorientés dans l’obscurité.

Un pas en avant, et ils risquaient de plonger tête baissée dans le néant…

— La voilà ! s’exclama Berem avec émotion. Je vois la colonne brisée incrustée de pierres précieuses ! Elle est là ! Elle m’attend ! Depuis des années ! Jasla ! cria-t-il en démarrant comme un forcené.

Caramon le retint. Berem tremblait de tout son corps. Voyait-il vraiment quelque chose dans le noir ?

Oui ! Une sensation de soulagement envahit son corps endolori. Dans le lointain, des gemmes brillaient d’un éclat que les ténèbres ne pouvaient ternir.

Une courte distance les séparait de la colonne aux joyaux. Caramon lâcha Berem, espérant trouver une échappatoire, du moins pour lui. Que Berem rejoigne sa fantomatique sœur. Tout ce qu’il voulait, c’était sortir d’ici et retrouver Tass et Tika.

Ses doutes balayés, Caramon reprit du poil de la bête et avança. Dans quelques minutes, tout serait fini… d’une manière ou d’une autre…

Sharak ! dit une voix.

Une lumière intense l’éblouit. Son cœur cessa de battre. Tout doucement, sa vision s’accoutuma à la lumière. Il vit deux yeux en forme de sabliers qui brillaient sous un capuchon noir.


Les trompettes avaient cessé de sonner et un semblant de calme était revenu dans la Salle du Conseil. Les spectateurs, y compris la Reine Noire, avaient les yeux rivés sur les acteurs du drame.

La Couronne dans la main, Tanis se releva. Il ignorait ce que signifiait la salve de trompettes. Ce qu’il savait, c’est qu’il jouerait le jeu jusqu’au bout, aussi amère soit la fin.

Laurana… Il ne pensait qu’à elle. Où que fussent les autres, il ne pouvait rien faire pour les aider. Les yeux fixés sur la jeune femme en armure d’argent, il aperçut Kitiara, debout à côté d’elle, le visage dissimulé derrière son heaume. Elle lui fit signe.

Tanis sentit un mouvement derrière lui, comme le passage d’un courant d’air froid. Le seigneur Sobert approchait…

Tanis recula, serrant plus fort la Couronne. Il savait qu’il lui serait impossible de lutter contre un adversaire d’outre-tombe.

— Halte ! cria-t-il, tenant la Couronne à bout de bras devant lui. Arrête-le, Kitiara, ou je la jette dans la foule.

La face de Sobert imita un sourire. Il avança vers Tanis, la main tendue. Si le spectre le touchait, le demi-elfe était mort.

— Crois-tu vraiment pouvoir m’échapper ? susurra Sobert. Il me suffit d’un geste pour te réduire en cendres, et cette Couronne roulera à mes pieds.

— Seigneur Sobert, cria une voix, que celui qui a conquis la Couronne me l’apporte !

Sobert hésita. La main toujours tendue vers Tanis, il se tourna vers Kitiara.

Elle n’avait d’yeux que pour le demi-elfe.

Campée devant lui, elle retira son heaume, découvrant son visage écarlate d’excitation.

— Tu m’apporteras la Couronne, n’est-ce pas, Tanis ?

— Oui, je te l’apporterai.

— Gardes, escortez-le ! Le premier qui osera porter la main sur lui mourra de mes mains. Seigneur Sobert, veille sur lui.

Le chevalier fantôme baissa lentement le bras.

— Soit, mais c’est lui le maître, ma dame, dit-il avec un rictus sardonique.

Il marcha vers Tanis. Quand il l’eut rejoint, le demi-elfe sentit son sang se glacer dans ses veines. L’assistance vit l’étrange duo se diriger vers les marches.

Les officiers d’Akarias, qui attendaient au bas de l’escalier, arme au poing, s’écartèrent sur leur passage. Leurs regards meurtriers en disaient long.

Les gardes de Kitiara les entourèrent. Précaution inutile : la présence du spectre éloignait plus sûrement la foule qu’une armée de soldats. Tanis transpirait d’angoisse sous son épaisse armure. Ainsi, c’était cela le pouvoir ? Porter la Couronne et régner sans partage, mais vivre avec la crainte permanente d’être poignardé dans le dos ?

Le seigneur Sobert et le demi-elfe arrivèrent au pied du serpent géant. Du haut de la passerelle, Kitiara suivait la scène d’un air triomphant. Tanis grimpa les échelons jusqu’à la tête du reptile et prit pied sur la passerelle. Son regard croisa celui de Laurana. Le visage fermé, elle regarda la Couronne, et détourna ostensiblement la tête. Que peut-elle bien penser ? se demanda Tanis. Peu importe, je lui expliquerai plus tard…

Kitiara s’élança vers lui, bras grands ouverts. La foule l’acclama.

— Tanis ! Toi et moi sommes vraiment faits pour régner ensemble ! Tu as été magnifique ! Je te donnerai tout ce que tu veux…

— Même Laurana ? demanda froidement le demi-elfe.

Ses yeux plongèrent dans les prunelles sombres de Kitiara.

Elle jeta un coup d’œil à Laurana, aussi pâle et impassible qu’une statue.

— S’il n’y a que ça pour te satisfaire, fit-elle en haussant les épaules. (Elle approcha au plus près de lui.) Tanis, je suis à toi ! Le jour, nous dirigerons l’armée et nous régnerons sur le monde ; nos nuits n’appartiendront qu’à nous, Tanis, dit-elle en lui caressant la barbe, pose la Couronne sur ma tête.

Ses yeux étincelaient de passion et d’excitation. Elle se pressait contre lui avec ardeur. Autour d’eux, la foule était en délire. Tanis leva la Couronne et… la déposa sur sa propre tête.

— Non, Kitiara ! cria-t-il pour que tout le monde l’entende. Un seul régnera nuit et jour, et ce sera moi !

Des rires éclatèrent, ainsi que des vociférations. Sur le visage de Kitiara, la surprise céda la place à la fureur.

— Laisse ça, dit Tanis en saisissant la main qu’elle avait porté à son poignard. Je vais partir en emmenant Laurana. Toi et ta garde, vous nous escorterez hors de cet endroit maudit. Quand nous en serons sortis, sains et saufs, je te donnerai la Couronne. Si tu me trahis, elle t’échappera à jamais. Compris ?

— Il n’y a vraiment qu’elle qui t’intéresse ? ironisa Kitiara.

— Oui, répondit Tanis. Je le jure sur l’âme de deux êtres que j’ai beaucoup aimés. Sturm de Lumlane et Flint Forgefeu. Me crois-tu à présent ?

— Je te crois, répondit Kitiara.

Le ton était amer, mais ses yeux exprimaient de l’admiration.

— Si tu savais ce que tu perds…, ajouta-t-elle d’une voix brisée par la déception.

Sans un mot, Tanis la lâcha. Il se dirigea vers Laurana et la prit par le bras.

— Viens avec moi, dit-il.

Les murmures de la foule se firent plus menaçants. Au-dessus d’eux, l’ombre noire de la Reine attendait de voir qui sortirait vainqueur de l’affrontement.

Laurana n’eut aucune réaction. Elle se borna à tourner la tête vers Tanis, qu’elle ne sembla pas reconnaître. Ses yeux n’exprimaient ni peur ni colère.

Tout ira bien, je t’expliquerai…, songea Tanis, le cœur saignant.

Un coup violent lui coupa le souffle. Il tituba, s’agrippant à Laurana qu’il entraîna dans sa chute. Elle le repoussa et se dégagea.

La jeune elfe se précipita vers Kitiara et bondit sur l’épée qu’elle portait à la ceinture. Surprise par la rapidité de l’attaque, l’humaine se défendit farouchement, mais Laurana avait déjà saisi la garde de l’arme. Elle la dégaina d’un coup sec et frappa du pommeau le visage de Kitiara, qui s’effondra.

Elle courut au bout de la passerelle.

— Laurana ! Arrête ! cria Tanis.

La rattrapant, il se retrouva avec la pointe de son épée sur la gorge.

— Pas un geste, Tanthalas. Je n’hésiterai pas à te tuer, s’il le faut.

Tanis avança d’un pas. La pointe de la lame pénétra sa peau. Il s’arrêta.

Laurana esquissa un triste sourire.

— Tanis, je ne suis plus l’adolescente éperdue d’amour que tu as connue. Je ne suis plus la fille en sécurité à la cour de son père. Et je ne suis pas non plus le Général Doré. Je me nomme Laurana, et pour décider de mon destin, je n’ai nullement besoin de toi !

— Laurana, écoute-moi !

Le demi-elfe fit encore un pas vers elle, écartant des mains la lame qui écorchait sa peau. Il vit ses lèvres se pincer, ses yeux verts étinceler. Lentement, elle laissa glisser l’arme le long de l’armure de Tanis.

Il sourit. Elle haussa les épaules et le poussa au bord de la passerelle. Les bras battant l’air, il tomba et vint s’écraser comme une masse sur les dalles du parterre. Étourdi par sa chute, il ne put rattraper la Couronne qui roula avec fracas sur le granit.

Laurana avait sauté de la passerelle et lui faisait face, l’épée brandie. Il entendit Kitiara hurler de rage.

— Laurana ! cria-t-il.

Le souffle lui manqua. Il lui lança des regards désespérés.

— La Couronne ! Apportez-moi la Couronne ! s’égosillait Kitiara.

Mais elle n’était pas la seule à crier. Dans la salle, c’était le branle-bas de combat. Les seigneurs rassemblaient leurs troupes et les dragons bondissaient sur place. La grande ombre à cinq têtes de la Reine Noire s’étendit sur toute l’assemblée. La Reine se réjouissait de cette lutte pour le pouvoir, qui lui permettait de mettre ses hommes à l’épreuve. Le tri serait fait ; ainsi ne resteraient que les plus forts.

Piétiné par les griffes des dragons et les bottes des soldats, Tanis tentait de résister pour ne pas être écrasé. Il suivit du regard l’éclair d’argent qui brillait dans la mêlée. Bientôt, il le perdit de vue. Deux yeux noirs se braquèrent sur lui. La pointe d’une lance l’atteignit au flanc.

Tanis s’effondra avec un cri de douleur. La Salle du Conseil s’était transformée en champ de bataille.

11 « Jasla m’appelle…»

Raistlin !

Caramon aurait voulu crier, mais aucun son ne sortit de sa bouche.

— Eh oui, c’est moi, ton frère ! C’est bien moi et je suis la dernière épreuve sur le parcours qui mène à ton but ! Celui à qui la Reine des Ténèbres a demandé d’intervenir si les trompettes sonnaient. J’aurais dû me douter que ce serait toi qui tomberais dans mon piège…

— Écoute, Raist…

Affaibli par la perte de sang et la douleur, tremblant de froid et de peur, Caramon n’en pouvait plus. Trop, c’était trop. Il aspirait à se laisser glisser dans l’eau noire, où il finirait déchiqueté par les dragons. La douleur ne pouvait pas être pire que celle-ci.

À côté de lui, Berem regardait Raistlin sans comprendre. L’Éternel prit Caramon par le bras.

— Jasla m’appelle. Viens, il faut continuer notre chemin.

Caramon se libéra avec un soupir de lassitude. L’air fâché, Berem fit un pas en avant pour partir.

— Non, mon ami, personne n’ira nulle part !

Raistlin avait levé la main. Berem s’arrêta net et considéra les étranges prunelles dorées du mage, perché sur un rocher. Puis il se mit à gémir, se tordant les mains à la vue de la colonne aux joyaux. Il était cloué sur place. Aussi concrète que le mage sur son rocher, une force colossale lui barrait le chemin.

Les larmes montèrent aux yeux de Caramon. Conscient des énormes pouvoirs de son frère, il livrait un combat intérieur. Il ne pouvait rien faire… sinon tenter de supprimer Raistlin.

Cette pensée le fit frémir. Plutôt mourir !

Il leva la tête. Le sort en était jeté. Puisque je dois mourir, je mourrai en combattant, comme je l’ai toujours voulu. Dussé-je périr de la main de mon propre frère.

— Tu portes la robe noire, à présent ? demanda-t-il entre ses dents. Je ne vois rien, dans cette obscurité…

— Oui, mon frère, répondit Raistlin, brandissant son bâton de magicien, dont la lumière argentée caressa le velours de sa robe.

Frissonnant à l’idée de ce qui l’attendait, Caramon continua sur le même ton :

— On dirait que ta voix a changé. Elle sonne différemment, il semble qu’elle est plus forte. Quand je t’entends, ce n’est plus toi, mais c’est quand même toi…

— C’est une longue histoire, Caramon, dit Raistlin, qu’on te racontera peut-être un jour. Mais pour l’instant, cher frère, sache que tu t’es mis dans un mauvais pas. Les gardes draconiens arriveront d’un instant à l’autre. Ils ont reçu l’ordre de capturer l’Éternel et de l’amener à la Reine. Pour lui, cela signifiera la fin. Il n’est pas immortel, je peux te l’assurer. La Reine maîtrise des sorts qui le réduiront en cendres que le vent dispersera. Quant à la sœur de l’Éternel, elle n’en fera qu’une bouchée. Enfin, plus rien ne l’empêchera de prendre possession de Krynn. Elle fera régner sa loi sur le monde, le ciel et les Abysses. Rien ne pourra plus l’arrêter.

— Je ne comprends pas…

— Non, bien sûr, tu ne peux pas comprendre, tu n’as jamais rien compris. Tu as avec toi l’Éternel, le seul être sur Krynn capable de mettre fin à la guerre et de renvoyer la Reine des Ténèbres dans le royaume des ombres, et tu ne comprends pas…

Appuyé sur son bâton de magicien, il se pencha vers son frère et lui fit signe d’approcher. Le colosse ne bougea pas, redoutant que son jumeau lui lançât un de ses sorts. Mais Raistlin se contenta de le regarder dans les yeux.

— L’Éternel n’a que quelques pas à faire pour retrouver sa sœur, qui l’attend depuis des années dans d’intolérables souffrances, et pour mettre fin aux tourments qu’elle s’est imposée à cause de lui.

— Et que se passera-t-il alors ? demanda Caramon, que le regard de Raistlin paralysait plus efficacement qu’un sort.

Les prunelles dorées rétrécirent, la voix de Raistlin s’adoucit. Le mage ne chuchotait plus par faiblesse, mais par choix :

— La cale qui tient la porte ouverte sautera et la porte claquera. La Reine des Ténèbres se retrouvera au fond des Abysses, où personne n’entendra ses hurlements de rage. Cet endroit, fit-il avec un geste emphatique, le temple d’Istar, ressuscité et perverti par le Mal…, tout cela sombrera inéluctablement.

Caramon poussa une exclamation.

— Non, je ne raconte pas d’histoires… J’utilise le mensonge quand cela sert mon propos. Mais tu conviendras, cher frère, que nous sommes trop proches l’un de l’autre pour que je te mente. D’ailleurs, il serait inutile de te cacher la vérité, puisque cela sert mes projets.

Caramon ne comprenait plus rien. Mais ce n’était pas le moment de méditer. Derrière eux, les pas des draconiens résonnèrent sous la voûte rocheuse.

Son visage prit une expression calme et résolue.

— Alors tu vois ce qu’il me reste à faire, Raist ! Il se peut que tu sois devenu extrêmement puissant, mais tu dois faire appel à toute ton énergie pour lancer tes sorts. Si tu te concentres sur moi, Berem ne sera pas la proie de tes maléfices. D’ailleurs, tu ne peux pas le tuer. Seule la Reine des Ténèbres en est capable. Ce qui te laisse…

— Toi, mon cher frère, dit Raistlin d’un ton doux. Toi, je peux te tuer…

Raistlin leva une main. Avant que Caramon ait eu le temps de faire un geste, une boule de feu illumina la caverne. Sous l’impact, le guerrier fut projeté en arrière et tomba dans l’eau.

Aveuglé, assommé par le choc et à moitié brûlé, il sentit qu’il perdait connaissance. Le flot allait l’engloutir. Des crocs se plantèrent dans son bras. Il faillit défaillir de douleur. Hurlant de terreur, il battit frénétiquement des jambes pour sortir de la rivière maudite.

Tremblant de tous ses membres, il parvint à se dégager, et se redressa. Les petits dragons, qui avaient senti le sang, s’attaquèrent à ses bottes. Il jeta un coup d’œil à Berem. L’Éternel n’avait pas bougé d’un pouce.

— Jasla, je suis là ! J’arrive ! Je viens te libérer ! s’écria-t-il soudain.

Caramon le vit courir puis se figer. Berem se battait contre un mur invisible. Le chagrin semblait l’avoir rendu fou.

Raistlin regarda son frère, debout devant lui, un bras déchiqueté dégoulinant de sang.

— Je suis effectivement très puissant, Caramon. Grâce à l’aide inespérée et innocente de Tanis, j’ai été capable de me débarrasser du seul homme sur Krynn qui pouvait me tenir en échec. À présent, je suis la puissance magique la plus redoutable de ce monde. Et je le serai davantage encore… quand la Reine Noire sera chassée !

Caramon considéra son jumeau d’un air hagard. Des cris triomphants s’élevèrent derrière lui. Tétanisé, il ne quittait pas Raistlin des yeux. Ce fut seulement quand il le vit lever la main puis faire un geste vers Berem qu’il comprit.

Instantanément, l’Éternel se retrouva libre de ses mouvements. Il jeta un coup d’œil à Caramon et aux draconiens, qui étaient entrés dans l’eau, leurs épées pointées vers la clarté jaillissant du bâton du mage. Puis son regard se porta sur Raistlin, drapé dans sa robe noire. Alors avec un cri de joie qui résonna longuement dans le tunnel, Berem s’élança vers la colonne aux joyaux.

— Jasla, j’arrive !

— N’oublie pas, mon frère, s’éleva la voix de Raistlin, s’il en est ainsi, c’est que moi seul l’ai décidé.

Voyant leur proie leur échapper, les draconiens se mirent à pousser des cris. Sous l’eau, les dragons continuaient de mordre ses bottes, mais Caramon ne percevait plus la douleur. Comme dans un rêve, il vit Berem foncer vers la colonne miroitante.

Peut-être n’était-ce que le fruit de son imagination, mais quand l’Éternel approcha la colonne, l’émeraude incrustée dans sa poitrine brilla plus intensément que la boule de feu de Raistlin. Dans la lumière, la forme pâle et éthérée d’une femme apparut à l’intérieur de la Colonne. Vêtue d’une simple tunique de cuir, elle rayonnait d’une beauté juvénile. Comme Berem, son regard était beaucoup trop jeune pour son visage.

À l’instant où il allait l’atteindre, l’Éternel s’arrêta. Le temps resta en suspens. L’épée à la main, les draconiens s’immobilisèrent. Sans rien comprendre, ils devinèrent que quelque chose de fatal allait leur arriver, et que tout dépendait de cet homme.

Caramon ne sentait plus le froid ni la douleur. Le désespoir et la terreur s’étaient retirés de son esprit. Des larmes brûlantes coulaient sur ses joues ; sa gorge était nouée. Berem était face à face avec sa sœur, qui s’était sacrifiée pour lui et pour que l’espoir renaisse dans le monde.

Caramon vit le visage de l’Éternel se décomposer.

— Jasla, dit-il en tendant les bras, me pardonnes-tu ?

On n’entendit plus rien que le murmure des flots frappant le roc.

— Frère, il n’y a rien à pardonner.

Le spectre de Jasla, lumineux de sérénité et d’amour, tendit les bras vers lui.

Avec un cri de joie, Berem se jeta dans les bras de sa sœur.

Caramon contempla la scène, fasciné. L’apparition s’évanouit. L’Éternel s’était jeté avec une telle violence contre la colonne aux joyaux qu’il s’empala sur ses aspérités. Il exhala un dernier cri, terrifiant mais triomphal.

Son corps fut secoué de convulsions. Le sang éclaboussa les gemmes, ternissant leur éclat.

— Berem, tu t’es trompé ! cria Caramon. Ce n’était qu’un mirage !

Le colosse s’élança vers l’homme agonisant qui ne pouvait pourtant pas mourir. Tout ça est insensé ! Berem va se relever…

Caramon s’arrêta net.

Autour de lui, les rochers vibrèrent. Le sol s’ouvrit sous ses pieds. L’eau cessa de ruisseler. Les draconiens poussèrent des exclamations de désarroi.

Le corps de Berem gisait sur le roc. Un dernier soubresaut l’anima, un souffle ultime souleva son torse, puis il retomba, inerte. Deux figures diaphanes apparurent dans la colonne aux joyaux et disparurent aussitôt.

L’immortel était mort.


Tanis releva la tête. Un hobgobelin le visait de sa lance, prêt à le transpercer. Il roula sur lui-même, attrapa le monstre par le pied et tira d’un coup sec. Le hobgobelin tomba à la renverse ; aussitôt, il fut matraqué par un hobgobelin d’un autre régiment.

D’un bond, Tanis se leva. Il fallait à tout prix sortir d’ici, retrouver Laurana ! Un draconien lui barra le passage. Il lui planta son épée en travers du corps et la retira aussi vite, de peur que le cadavre se pétrifie.

Quelqu’un cria son nom. Il se retourna et vit le seigneur Sobert en compagnie de Kitiara et de son armée de spectres.

Les yeux étincelant de haine, Kitiara pointa un doigt sur lui. Le seigneur Sobert donna un ordre à ses guerriers, qui s’envolèrent de la passerelle comme un nuage mortel, balayant tout sur leur passage.

Tanis tenta de fuir, mais la mêlée était inextricable. Pris de panique, il pourfendit tout ce qui passait à sa portée.

Un craquement domina le tumulte. Le sol se mit à trembler sous ses pieds. Tanis regarda autour de lui avec angoisse. Que se passait-il ?

Un énorme pan de mosaïque se décolla du plafond et tomba sur des draconiens qui tentaient de sortir. Des blocs entiers se succédèrent, emportant torches et chandelles, qui s’éteignirent sous les décombres. Le grondement devint assourdissant. Les spectres eux-mêmes se figèrent, effrayés, cherchant des yeux leur chef.

Le sol céda sous les pieds de Tanis. Sa planche de salut fut une colonne qu’il agrippa à bras-le-corps. Puis les ténèbres l’engloutirent.

Il m’a trahie !

La colère de la Reine Noire s’était déclenchée avec une violence inouïe. Tanis crut que son crâne allait éclater. Les ténèbres se firent encore plus denses ; Takhisis, sentant le danger, cherchait désespérément à retenir la porte qui risquait de se refermer sur elle, la séparant du monde.

Toutes les lumières s’éteignirent. La nuit étendit ses ailes sur la Salle du Conseil.

Autour de Tanis, les draconiens trébuchaient et s’affalaient. On entendait les officiers crier des ordres pour enrayer la confusion. Ils tentaient d’endiguer la panique des draconiens, abandonnés par leur Reine. La voix aiguë de Kitiara s’éleva au-dessus du tumulte, puis mourut.

Un craquement d’une ampleur singulière, suivi de cris horrifiés, avertit Tanis que l’édifice allait s’effondrer.

— Laurana ! hurla-t-il.

Luttant pour rester debout malgré l’obscurité, il titubait, butant contre les obstacles. Violemment projeté sur le sol, il fut piétiné par les draconiens. Puis il perçut le bruit d’épées qui s’entrechoquent, et la voix de Kitiara rassemblant sa garde.

Perclus de douleur, il réussit à se remettre debout. Rageusement, il repoussa à coups de pied un assaillant armé d’une lance.

Soudain il y eut un répit. Chacun leva les yeux vers l’ombre immense et ténébreuse. Des chuchotements terrifiés montèrent de la foule des draconiens, soudain silencieux. Takhisis apparut au-dessus de la foule sous sa forme de chair.

Son corps gigantesque scintillait d’une multitude de couleurs si diverses, si changeantes, si aveuglantes, qu’aucun esprit humain ne pouvait se faire une image de Sa Noire Majesté, la Reine de Toutes les Couleurs et d’Aucune. Sous des yeux flamboyants faits pour consumer le monde, ses cinq têtes ouvraient largement leurs gueules.

Tout est perdu, se dit Tanis, au désespoir. C’est l’instant ultime, celui de sa victoire. Nous avons échoué.

Les cinq têtes poussèrent des rugissements de triomphe… Le dôme de la salle éclata.

Le temple d’Istar se tordit comme un corps et se déforma pour reprendre sa structure d’origine.

Celle qu’il avait avant que les Ténèbres le dénaturent.

L’ombre qui pesait sur la salle s’estompa. Les rayons argentés de Solinari, que les nains appellent « Le Chandelier de la Nuit » achevèrent de la disperser.

12 Remboursement des dettes

— À présent, mon frère, je vais te dire adieu.

Raistlin sortit un petit globe des plis de sa robe noire. C’était un orbe draconien.

Caramon sentit ses forces l’abandonner. Il tâta son bandage et le trouva trempé de sang. La tête lui tournait ; la lumière du bâton de son frère dansait devant ses yeux. À travers une sorte de brouillard, il entendit les draconiens se ruer vers lui. Le sol trembla sous ses pieds.

— Tue-moi, Raistlin.

Caramon posa sur son frère un regard sans expression. Les yeux mi-clos, Raistlin garda le silence.

— Ne me laisse pas tomber entre leurs mains. Mets fin à mes jours rapidement, tu me dois cela…

Les yeux dorés s’allumèrent.

— Je te le dois ! siffla Raistlin. Moi, te devoir quelque chose ? répéta-t-il d’une voix étranglée.

Furieux, il se tourna vers les draconiens et tendit la main. Des éclairs jaillis de ses doigts les frappèrent. Surpris par la rapidité de l’attaque, ils tombèrent dans l’eau, qui se mit à bouillonner de sang vert. Les petits dragons, devenus cannibales, fondirent sur leurs cousins.

Trop faible pour réagir, Caramon regarda la scène sans s’émouvoir. Le fracas des épées s’amplifia, les voix se firent plus criardes. Puis les eaux l’engloutirent…

Mais il sentit bientôt la terre ferme sous ses bottes. Ses paupières battirent. Il était assis sur un rocher, à côté de son frère qui brandissait son bâton.

— Raist ! s’exclama Caramon, des larmes plein les yeux.

Il tendit la main pour toucher son jumeau.

Froidement, Raistlin écarta son bras.

— Sache bien, Caramon, dit-il d’une voix glaciale, que c’est la dernière fois que je te sauve la vie. Maintenant, nous sommes quittes. Je ne te dois plus rien.

— Raist, je n’ai jamais pensé…

Le mage n’écoutait pas.

— Peux-tu te tenir debout ? demanda-t-il.

— Je… je pense que ça ira, répondit Caramon, hésitant. Peux-tu… Est-il possible d’éloigner ce machin ? fit-il en montrant l’orbe draconien.

— C’est possible, mais tu n’apprécierais pas particulièrement le voyage, cher frère. D’autre part, aurais-tu oublié ceux qui t’accompagnent ?

— Tika ! Tass ! cria Caramon, s’aidant des rochers pour se mettre debout. Et Tanis ! Qu’est-il devenu…

— Tanis suit son propre chemin. Envers lui, j’ai payé ma dette au centuple ! Mais peut-être puis-je m’acquitter de ce que je dois aux autres…

Des cris et des vociférations se firent entendre au bout du tunnel. Une troupe de draconiens surgit des eaux noires, obéissant à l’ordre de leur Reine.

Caramon mit la main à son épée, mais son frère l’arrêta d’un geste.

— Non, Caramon, dit-il avec un sourire sinistre. Je n’ai pas besoin de ça. Je n’aurai plus besoin de toi… Jamais plus. Regarde !

La caverne s’illumina grâce à la magie de Raistlin. L’épée à la main, en simple spectateur, Caramon assista à l’hécatombe. L’un après l’autre, les ennemis succombaient aux pouvoirs magiques de son frère. Des éclairs lui sortirent des doigts, des flammes jaillirent de ses mains, des fantasmagories apparurent, si réelles que la terreur qu’elles inspiraient tuait plus sûrement que des armes.

Les gobelins tombèrent en hurlant sous les lances d’une légion de chevaliers braillant des chants de guerre. Raistlin, qui les avait envoyés, les rappelait à son gré. Les petits dragons, terrorisés, retournèrent se terrer au fond de leurs retraites secrètes, tandis que les draconiens se consumaient dans les flammes. Des prêtres noirs dévoués à la Reine s’empalèrent sur des javelots enflammés, passant des prières aux jurons de malédiction.

Alors les anciens de l’Ordre des Robes Noires surgirent pour punir le jeune fou. Force leur fut d’admettre, malgré leur savoir, que Raistlin était encore plus expérimenté qu’eux. Avec un pouvoir tel que le sien, ils comprirent qu’il était invincible.

En gémissant, ils disparurent, s’inclinant avec respect devant Raistlin avant de s’éloigner.

Le silence revint, souligné par le clapotement de l’eau. Le bâton continuait de jeter ses feux. À quelques secondes d’intervalle, de violentes secousses ébranlaient le temple. La bataille avait duré une poignée de minutes qui parurent à Caramon une éternité.

Quand le dernier mage eut disparu dans l’obscurité, Raistlin se tourna vers son frère :

— Alors, tu as vu ?

Caramon acquiesça sans rien dire.

Autour d’eux, le sol trembla, l’eau bondit en mugissant sur les rochers. Au bout de la caverne, la colonne aux joyaux éclata. Des filets de poussière se déversèrent sur eux depuis les fissures de la caverne.

— Qu’est-il arrivé ? demanda Caramon, affolé. Que se passe-t-il au juste ?

— C’est la fin, déclara Raistlin. Il faut partir d’ici. T’en sens-tu la force ?

— Oui… Accorde-moi un instant, grommela Caramon.

Il s’agrippa à un rocher et esquissa un pas. Il faillit tomber.

— Je suis plus faible que je croyais, marmonna-t-il en se tenant le flanc. Laisse-moi respirer un peu.

Les lèvres livides, dégoulinant de sueur, il fit une seconde tentative.

Avec un sourire obscène, Raistlin regarda son frère perdre l’équilibre et tomber. Il le retint in extremis.

— Appuie-toi sur moi, mon frère, dit-il avec douceur.


Une immense brèche avait ouvert le plafond de la salle. D’énormes blocs de pierre tombaient, écrasant la foule. Le tumulte dégénéra en panique. N’écoutant plus leurs chefs, les draconiens se battaient comme des sauvages pour atteindre la sortie. Rares furent les chefs assez autoritaires pour garder le contrôle de leurs gardes et échapper au pire. La plupart périrent sous les coups de leurs propres hommes ou écrasés sous les pierres, ou encore piétinés à mort.

Tanis se tailla un chemin dans ce chaos. Il aperçut soudain ce qu’il appelait de tous ses vœux : une cascade de cheveux dorés brillant dans la lumière de Solinari comme la flamme d’une chandelle dans la nuit.

— Laurana ! cria-t-il, bien qu’il sût qu’elle ne pouvait l’entendre.

S’ouvrant un chemin à grands coups d’épée, il avança vers sa belle. Un éclat de pierre lui déchira la joue. Il n’eut pas conscience de la douleur ni du sang qui coulait. Une seule réalité comptait. Rejoindre à tout prix Laurana, et pour cela avancer coûte que coûte à travers la horde qui, tour à tour, l’éloignait et le rapprochait de son but.

Devant l’entrée d’une antichambre, Laurana se battait contre des draconiens avec l’épée de Kitiara. Son adresse, acquise au cours de longs mois de combat, éblouit Tanis. Il n’était plus très loin d’elle quand il constata qu’elle se retrouvait seule. Elle avait vaincu ses adversaires.

— Laurana, attends-moi ! cria-t-il par-dessus le tumulte.

Elle l’avait entendu. Elle le regarda d’un air calme, sans baisser les yeux.

— Bonne chance, Tanis, cria-t-elle en elfe. Je te dois la vie, mais je garde mon âme !

Elle tourna les talons et disparut dans l’antichambre.

Une partie du plafond s’effondra, couvrant Tanis de poussière et de débris. Il resta un instant hébété, du sang dans les yeux.

Il s’essuya le visage du revers de la main, et se mit à rire à gorge déployée jusqu’à ce que les larmes lui nouent la gorge. Puis rassemblant son courage, la main sur la garde de son épée, il suivit Laurana dans l’obscurité.


— C’est le couloir qu’ils ont emprunté, Raist…

Caramon trébucha sur ce diminutif, qui n’allait plus avec la nouvelle robe de velours noir.

Ils se trouvaient dans le poste de garde où gisait le cadavre du gobelin. Autour d’eux, les murs se lézardaient, s’effritaient, se tordaient, puis se reformaient. Ce spectacle emplissait Caramon d’une horreur diffuse. Il pensa à un cauchemar dont on n’arrive pas à se rappeler. Se tournant vers son frère, il se cramponna à son bras pour se rassurer. Au moins, sentait-il de la chair ferme et vivante au milieu de cette vision chaotique.

— Sais-tu où ça mène ? demanda Caramon en sondant le fond du couloir est.

— Oui, répondit simplement Raistlin.

— Tu sais…, je crois qu’il a dû leur arriver quelque chose…, fit Caramon, tenaillé par l’angoisse.

— Ils se sont conduits comme des idiots, répondit Raistlin. Le rêve les avait pourtant avertis. Et pas seulement eux. Mais si nous faisons vite, il n’est peut-être pas trop tard. Il faut se dépêcher ! Tu entends ?

Caramon leva la tête. On entendait le crissement de griffes sur les dalles. Les draconiens couraient pour rattraper les centaines de prisonniers libérés par l’effondrement des geôles. Caramon voulut tirer son épée.

— Arrête ! coupa Raistlin. Réfléchis un instant ! Tu portes l’armure draconienne et ce n’est pas à nous qu’ils s’intéressent. La Reine Noire est partie. Ils ne lui obéissent plus. La seule chose qu’ils poursuivent, c’est le butin. Reste à mon côté. Marche avec assurance et donne-toi une contenance.

Caramon fit ce qu’il lui dit. Il avait repris des forces et parvenait à marcher en s’appuyant sur son frère. Ignorant les draconiens, qui leur jetèrent un coup d’œil en passant, les jumeaux empruntèrent le couloir. Les murs continuaient de changer de forme, le sol de trembler sous leur pas. Des prisonniers criaient qu’on les libère.

— Au moins, il n’y a personne qui garde cette porte, dit Raistlin, pointant un doigt devant lui.

— Que veux-tu dire ? demanda Caramon, inquiet.

— Elle est piégée. Rappelle-toi le rêve.

Pâle comme un mort, Caramon se rua vers l’huis. Secouant la tête avec résignation, Raistlin le suivit sans presser le pas. Au détour du couloir, il trouva son frère penché sur deux corps inanimés.

— Tika ! gémit Caramon.

Écartant les boucles rousses de la jeune fille, il tâta son cou et esquissa un sourire de soulagement avant de tendre la main vers le kender.

— Tass… Oh non !

Entendant son nom, le kender souleva ses paupières comme si elles étaient en plomb.

— Caramon…, dit-il dans un souffle, pardonne-moi…

— Tass ! fit le colosse en prenant le petit corps fiévreux dans ses bras. Ne dis rien.

Des spasmes secouèrent le kender. Caramon remarqua que le contenu de ses sacoches était étalé par terre, comme des jouets dans une chambre d’enfant. Ses yeux s’embuèrent.

— J’ai vraiment voulu la sauver…, murmura Tass, tressaillant de douleur, mais je n’y suis pas parvenu…

— Tu l’as sauvée ! s’exclama Caramon. Elle n’est pas morte, seulement blessée. Elle s’en sortira.

— Vraiment ?

Les yeux du kender brillèrent, puis se voilèrent de nouveau.

— Je crois que… je crois que je ne vais pas très bien, Caramon. Mais cela ne fait rien, vraiment ! Je… vais retrouver Flint. Il m’attend. Il n’aura pas dû partir tout seul. Je ne sais pas comment… il a pu me laisser, s’en aller sans moi…

— Qu’est-ce qui lui est arrivé ? demanda Caramon à son frère, penché sur Tass.

— Il a été empoisonné, répondit Raistlin, examinant une fine aiguille d’or à la lumière de son bâton.

Le mage tendit la main vers la porte et la poussa doucement.

À l’extérieur, ils entendirent les cris des soldats et des esclaves qui fuyaient le temple. Le ciel était rempli du mugissement des dragons. Les seigneurs draconiens se battaient pour être aux premières places du nouveau monde qui surgissait devant eux. Songeur, Raistlin sourit pour lui-même.

Il fut arraché à ses pensées par quelqu’un qui lui serrait le bras.

— Peux-tu faire quelque chose pour lui ? demanda son jumeau.

— Il est très mal en point, répondit froidement Raistlin. Cela me coûterait beaucoup d’énergie, et nous ne sommes pas encore sortis de ce chaos !

— Mais as-tu le pouvoir de le sauver ? insista Caramon. Es-tu assez puissant pour ça ?

— Évidemment.

Tika s’était assise et se massait la tête.

— Caramon ! s’écria-t-elle joyeusement.

Son regard se posa sur Tass. Oubliant sa douleur, elle caressa le front maculé de sang du kender. Il ouvrit les yeux mais ne la reconnut pas.

Ils entendirent des pas précipités dans le couloir.

Raistlin regarda son frère bercer tendrement le kender dans ses bras, avec la douceur qui lui était particulière.

Il m’a tenu comme ça, moi aussi, songea le sorcier. Ses yeux se posèrent sur Tass. Le souvenir de leurs jeunes années, des aventures avec Flint…, mort à présent. Les jours ensoleillés sous les grands arbres de Solace… Les nuits à l’Auberge du Dernier Refuge… Aujourd’hui elle était calcinée, comme les grands arbres…

— C’est la dernière dette qu’il me reste, dit Raistlin. Après, je ne devrai plus rien. Il faut compter avec les draconiens, et ce sort me demandera une énorme concentration. Débrouille-toi pour qu’ils ne m’interrompent pas.

Caramon étendit Tass sur le sol. Des secousses agitaient son petit corps tourmenté par la fièvre ; ses yeux étaient devenus fixes.

— N’oublie pas, frère, dit Raistlin en fouillant dans ses poches, que tu portes un uniforme draconien. Essaie d’agir avec diplomatie.

— D’accord. Tika, reste étendue et fais semblant d’être inconsciente.

Tika s’exécuta et ferma les yeux. Raistlin entendit le pas lourd de son frère, puis la voix de baryton qui résonnait dans le couloir. Il oublia les draconiens et son jumeau, et se concentra sur le sort qu’il allait lancer.

Dans une main, il tenait une perle blanche lumineuse et dans l’autre une feuille couleur vert-de-gris. Il ouvrit les mâchoires du kender et plaça la feuille entre ses dents. Concentré sur la perle, le magicien répéta mentalement chaque mot de la formule pour être sûr de les prononcer dans l’ordre. Il n’aurait qu’une seule chance… S’il se trompait, Tass mourrait, et lui aussi.

Raistlin posa la perle sur son cœur, ferma les yeux et récita les paroles magiques de six façons différentes. Parvenu à l’extase, il sentit le fluide parcourir son corps et le vider d’une partie de son énergie vitale pour la transmettre à la perle.

Cette première étape terminée, il tint la perle au-dessus du cœur de Tass. Les yeux fermés, il récita les mêmes incantations à l’envers. Doucement, il émietta la perle dans sa main, éparpillant la poudre irisée sur le corps du kender.

C’était fini.

Il ouvrit les yeux et vit les traits douloureux de Tass se détendre.

— Raistlin ! Je… Argh ! fit Tass en crachant la feuille vert-de-gris. Qu’est-ce que c’est que cette horreur ? Comment est-elle arrivée dans ma bouche ? Eh ! Qui s’est permis de déballer mes affaires ? dit-il en regardant le mage d’un air accusateur. Raistlin ! Tu portes la robe noire, maintenant ? Comme c’est beau ! Je peux toucher ? Bon, d’accord, inutile de faire ces yeux-là. C’est seulement parce qu’elle a l’air si douce… Dis-moi, ça veut dire que tu es devenu vraiment méchant ? Peux-tu faire quelque chose de mal pour que je voie comment c’est ? Tu sais, un jour, j’ai vu un magicien invoquer un démon. Arriverais-tu à faire ça ? Juste un tout petit démon… ? Tu pourrais le renvoyer tout de suite après. Non ? fit-il avec un soupir désappointé. Bien… Hé, Caramon, qu’est-ce que tu fiches avec des draconiens ? Et Tika, qu’est-ce qu’elle a ? Oh ! Caramon, je…

— La ferme ! tonna Caramon avec un regard féroce au kender.

Il pointa le doigt sur Tika et Tass.

— Le mage et moi, nous amenions ces prisonniers à notre seigneur quand ils nous ont attaqués. Ils peuvent rapporter gros, surtout la fille. Le kender est un voleur accompli. Il serait bête de s’en séparer, vu ce qu’on peut en tirer au marché de Sanxion. Depuis que la Reine Noire est partie, c’est chacun pour soi, non ?

Caramon flanqua une bourrade joviale dans les côtes du draconien. La créature ricana, dardant des yeux avides sur Tika.

— « Voleur » ! glapit le kender d’un ton indigné. Je…

La « comateuse » dut lui ficher un coup de poing dans les côtes, car le kender se tut.

— Je m’occupe de la fille, dit Caramon au draconien hilare. Tiens le kender à l’œil. Vous autres, aidez le mage. Il est très affaibli par le sort qu’il a lancé.

Un draconien s’inclina devant Raistlin et l’aida à se relever. Caramon traitait les soldats comme un maréchal.

— Vous deux, partez devant et veillez à ce que nous n’ayons pas d’ennuis jusqu’à la sortie de la ville. Peut-être viendrez-vous avec nous à Sanxion.

Il tira Tika par le bras et la remit debout. Elle s’ébroua, secouant la tête comme si elle revenait à elle.

Les deux draconiens prirent Tass au collet et le poussèrent sans ménagement devant eux.

— Mes affaires ! s’écria Tass, se dévissant la tête pour regarder en arrière.

— Avance ! grommela Caramon.

— Bon, très bien, fit le kender, lorgnant amoureusement les objets abandonnés sur le sol. Ce n’est probablement pas la dernière de mes aventures. D’ailleurs, comme disait ma mère, « dans des poches vides, on en met plus ».

Trébuchant derrière les deux draconiens, Tass leva les yeux vers le ciel étoilé.

— Désolé, Flint, dit-il doucement. Tu devras m’attendre encore un peu.

13 Kitiara

Lorsque Tanis pénétra dans l’antichambre, il fut si surpris du changement d’atmosphère qu’il n’osa aller plus loin. Il y avait à peine une minute, il se battait avec âpreté pour survivre dans un enfer ; sans transition, il se trouvait dans une pièce sombre et froide, analogue à celle où il avait attendu avec Kitiara et sa garde avant d’entrer dans la Salle du Conseil.

Il n’y avait personne. Bien que son instinct lui dictât de continuer sur les traces de Laurana, il s’arrêta pour reprendre haleine. Essuyant le sang qui lui coulait dans les yeux, il tenta de se remémorer la topographie des lieux. Les antichambres formaient un vaste cercle autour de la salle. Elles étaient reliées au temple par des couloirs sinueux. Cet agencement avait dû avoir une logique, mais la transformation des constructions en avait fait un labyrinthe inextricable. Certains couloirs finissaient en cul-de-sac là où on s’attendait à trouver une issue, tandis que d’autres se perdaient dans des circonvolutions interminables.

Le sol trembla sous ses pieds. Des débris tombèrent du plafond qui avait explosé. Où avait fui Laurana dans ces décombres ? Tanis n’avait aucune idée de la direction qu’elle avait pu prendre.

Elle avait été emprisonnée dans le temple, mais les geôles étaient souterraines. Il se demanda si elle était en mesure de reconnaître les lieux. Lui-même n’avait qu’une vague idée de l’endroit où il se trouvait. Il décrocha une torche du mur et la promena autour de lui. Une porte à moitié sortie de ses gonds restait entrouverte. Tanis remarqua qu’elle donnait sur un corridor faiblement éclairé.

Le demi-elfe poussa un soupir de soulagement. Il savait maintenant comment il allait retrouver sa mie !

Un souffle d’air frais chargé d’odeurs printanières venait du fond du couloir. Laurana avait dû sentir ces effluves, et supposer qu’ils la conduiraient à l’extérieur du temple. Impatient, Tanis s’élança dans le corridor.

Au milieu du couloir, un groupe de draconiens surgit d’une pièce latérale. Se souvenant de l’uniforme qu’il portait, Tanis les arrêta.

— Avez-vous vu la femme elfe ? cria-t-il. Il ne faut pas qu’elle nous échappe !

D’après le ton de leurs grognements, les soldats n’avaient rien vu. Deux autres draconiens arrivant avec du butin déclarèrent l’avoir aperçue dans une direction qu’ils indiquèrent. Tanis s’y précipita.

Dans la Salle du Conseil, les combats avaient cessé. Les chefs draconiens qui avaient échappé au massacre rassemblaient leurs troupes à l’extérieur du temple. Certains se battaient encore, d’autres attendaient de savoir qui prendrait le pouvoir. Deux questions agitaient les esprits. Les dragons resteraient-ils sur Krynn ou disparaîtraient-ils avec la Reine des Ténèbres, comme lors de la Deuxième Guerre Draconienne ? Et si les dragons restaient, à qui obéiraient-ils ?

Tanis se posait également ces questions en poursuivant sa course, freinée par les décombres ou stoppée par des culs-de-sac imprévus.

Naviguant à vue dans des nuages de poussière, il se sentait de plus en plus fatigué. Ses jambes lui pesaient, chaque pas lui coûtant un effort. Ses espoirs de retrouver Laurana commençaient à fondre. Il était pourtant convaincu d’être sur la bonne piste. Qu’était-il donc arrivé à sa bien-aimée ? Avait-elle été tuée ?

Non, il refusait cette idée. Il fallait continuer en s’orientant sur le souffle d’air frais.

Les torches avaient mis le feu au temple, qui commençait à s’embraser.

Après avoir escaladé un amas de débris, Tanis arriva dans un couloir obscur. S’il gardait sa torche, il se ferait remarquer des draconiens qui pouvaient surgir entre deux pans de mur. Mais jamais il ne retrouverait Laurana s’il continuait dans le noir.

— Qui va là ? rugit-il en brandissant sa torche dans la salle en ruine.

Il entrevit le miroitement d’une armure. Quelqu’un courait devant lui, et non vers lui ! Un comportement bizarre pour un draconien… Il aperçut une forme gracieuse qui s’enfuyait à toutes jambes.

— Laurana ! Quisalas ! cria-t-il en elfe.

Maudissant les obstacles, il força son corps épuisé à avancer jusqu’à ce qu’il pose une main sur elle. Agrippé à son bras qu’il retint fermement, il s’adossa contre le mur pour reprendre son souffle.

Ses halètements lui déchirèrent la poitrine, sa vue se brouilla, il crut qu’il allait trépasser. Mais son étreinte ne se desserra pas. L’intensité de son regard aurait suffit à garder Laurana captive.

Il comprenait à présent pourquoi les draconiens ne l’avaient pas vue. Elle s’était délestée de son armure d’argent, qu’elle avait remplacée par celle d’un draconien mort. Sans parvenir à articuler un mot, elle regardait Tanis dans les yeux.

Au début, elle ne l’avait pas reconnu, manquant lui passer son épée au travers du corps. Seul ce mot elfe Quisalas, « ma bien-aimée », l’avait arrêtée.

— Laurana, dit-il d’une voix brisée, ne m’abandonne pas. Attends… Écoute-moi, je t’en prie.

D’un coup sec, elle libéra son bras. Mais elle n’avait pas bougé. Elle allait dire quelque chose quand les murs se craquelèrent. De la poussière et du plâtre tombèrent du plafond. Tanis se pencha sur elle pour la protéger. Ils se tinrent serrés l’un contre l’autre jusqu’à ce que cesse la pluie de décombres.

Tanis ayant laissé tomber sa torche, ils étaient dans le noir.

— Il faut sortir d’ici, dit-il d’une voix altérée.

— Es-tu blessé ? demanda Laurana en s’écartant de lui. Si c’est le cas, je t’aiderai. Sinon, inutile de prolonger ces adieux.

— Laurana, je ne te demande pas de comprendre, car je ne me comprends pas. Je ne te demande pas de me pardonner, car je ne me pardonne pas. Je pourrais te dire que je t’aime et que je t’ai toujours aimée, mais ce ne serait pas la vérité : pour aimer, il faut s’aimer soi-même, et je ne parviens pas à supporter mon reflet dans un miroir. Tout ce que je peux te dire, Laurana, c’est que…

— Chut ! fit-elle en posant une main sur la bouche de Tanis. J’ai entendu du bruit.

Collés l’un contre l’autre, ils attendirent dans l’obscurité, osant à peine respirer. Rien, tout était calme.

Puis une torche les éblouit et une voix s’éleva.

— Dire quoi à Laurana, Tanis ? demanda Kitiara. Continue.

Une épée tachée de sang rouge et de sang vert brillait dans sa main. De sa lèvre coulait un filet carmin qui jurait avec la blancheur de son visage saupoudré de poussière. Elle avait l’air fatiguée, mais son sourire était plus enjôleur que jamais. Rengainant son épée, elle essuya sa main sur sa cape et passa négligemment les doigts dans ses cheveux bouclés.

Épuisé, Tanis ferma les yeux. Il avait subitement vieilli ; sa moitié humaine avait pris le pas sur sa moitié elfe. Les souffrances et la fatigue laisseraient des traces malgré l’éternelle jeunesse des elfes. Il sentit Laurana se raidir. Elle porta la main à son épée.

— Laisse-la s’en aller, Kitiara, déclara Tanis. Tiens ta promesse et je tiendrai la mienne. Permets-moi de la conduire hors de la ville. Ensuite, je reviendrai…

— Je te crois, répondit Kitiara, mi-amusée, mi-admirative. Ne t’est-il jamais venu à l’esprit que je pouvais te serrer dans mes bras et te transpercer de mon épée en même temps ? Je crois que non. Je pourrais te tuer tout de suite, pour infliger à cette elfe la pire des punitions, dit-elle, approchant sa torche de Laurana. Regarde un peu ce visage ! Vois comme l’amour rend débile !

Kitiara haussa les épaules.

— Je n’ai pas de temps à perdre. Les circonstances ont changé. De grandes choses se préparent. Après la chute de la Reine, il faudra bien que quelqu’un prenne sa place. Qu’en penses-tu, Tanis ? J’ai déjà assuré mon autorité sur certains seigneurs draconiens. Je serai à la tête d’un vaste empire. Nous pourrions régner ensemble…

Elle s’arrêta et tourna les yeux vers le corridor par lequel elle était entrée. Bien que Tanis ne pût voir ni entendre ce qui avait attiré son attention, il sentit un souffle glacé tomber sur la salle. Laurana s’agrippa à lui, terrifiée. Tanis comprit qui arrivait avant de voir l’armure du chevalier et les deux lueurs orangées.

— Le seigneur Sobert, murmura Kitiara. Tanis, ne tarde pas trop à te décider.

— Il y a longtemps que ma décision est prise, Kitiara, dit Tanis d’une voix égale.

Avant de poursuivre, il se plaça devant Laurana, comme pour faire rempart entre elle et Kitiara.

— Le seigneur Sobert devra me passer sur le corps pour mettre la main sur Laurana. Je sais que ma mort n’empêchera pas qu’un de vous la tue. Jusqu’à mon dernier souffle, je prierai Paladine de protéger son âme. Les dieux me doivent cela. Je parierais que cette dernière prière sera exaucée…

Il sentit la tête de Laurana s’appuyer contre son dos.

Il entendit ses sanglots étouffés. Il comprit qu’elle pleurait de compassion, qu’elle était avec lui. Son cœur s’allégea.

Kitiara marqua un temps d’arrêt. Elle se retourna et vit les lueurs orangées se détacher de l’obscurité du corridor. Calme et déterminée, elle posa une main sur le bras de Tanis.

— File ! ordonna-t-elle. Allez, dépêche-toi ! Tu vas prendre ce corridor. Au bout, tu trouveras une porte. Elle mène aux oubliettes. De là, tu pourras fuir.

Tanis la regarda sans y croire.

— Allez, vite ! dit Kitiara, avec une tape pour le faire bouger.

Tanis jeta un coup d’œil au seigneur Sobert.

— C’est un piège ! chuchota Laurana.

— Non, pas cette fois, dit Tanis. Adieu et bonne chance, Kitiara.

Elle lui planta ses ongles dans la chair.

— Adieu et bonne chance, Demi-Elfe. N’oublie pas que j’agis par amour pour toi. Maintenant, va-t’en !

Elle jeta sa torche et se réfugia dans les ténèbres.

Aveugle, Tanis tendit la main pour la rattraper. Il la retira vite et la glissa dans celle de Laurana. Ils se mirent en route, gravissant les amas de décombres, rasant les murs. L’ombre du chevalier fantôme leur glaçait le sang. Du bout du corridor, Tanis vit le spectre de Sobert approcher, les yeux braqués sur lui. Le demi-elfe tâta fébrilement la cloison pour trouver la porte dont avait parlé Kitiara. Soudain, sous ses doigts, le bois se substitua à la pierre. Il tourna la poignée de fer ; la porte s’ouvrit. Tirant Laurana derrière lui, il franchit le seuil. Dans l’escalier, il fut ébloui par la lumière des torches.

Derrière eux, ils entendirent la voix de Kitiara qui appelait le seigneur Sobert. Il se demanda ce que le chevalier fantôme, privé de sa proie, pouvait bien leur vouloir. Le rêve lui revint à l’esprit. Il revit Laurana qui tombait…, Kitiara qui tombait…, et lui qui était incapable de les sauver…

Laurana l’attendait dans l’escalier, la torche illuminant ses cheveux dorés. Il ferma la porte et dévala les marches derrière elle.

— C’est la femme elfe ! fit le seigneur Sobert, ses yeux incandescents braqués sur les deux fuyards. Elle est avec le demi-elfe.

— Oui, fit Kitiara d’un ton indifférent.

Elle dégaina son épée et, négligemment se mit à racler le sang caillé collé à sa cape.

— Et si je les poursuivais ? demanda Sobert.

— Nous avons des choses plus importantes à faire. L’elfe ne t’appartiendra jamais, même morte. Les dieux la protègent.

— Le demi-elfe reste ton maître, dit le spectre en ricanant sous cape.

— Non, je ne crois pas. Il ne m’étonnerait pas que Tanis, au plus profond de la nuit, quand il sera étendu à son côté, pense à moi. Il se souviendra de mes dernières paroles, et il sera ému. C’est à moi qu’ils doivent leur bonheur. Elle vieillira avec la pensée que je resterai toujours vivante dans le cœur de Tanis. Quel que soit leur amour, je l’ai empoisonné. Ma vengeance est complète. Alors, m’as-tu apporté ce que je t’ai demandé ?

— Je l’ai fait, Dame Noire, répondit le seigneur Sobert.

Il prononça un mot magique qui fit apparaître un objet qu’il posa respectueusement aux pieds de Kitiara.

Elle poussa une exclamation. Ses yeux brillèrent aussi fort que les prunelles incandescentes du chevalier fantôme.

— Parfait ! Retourne au Donjon de Dargaard et rassemble les troupes. Nous prendrons le contrôle des citadelles volantes qu’Akarias a envoyées à Kalaman. Ensuite, nous nous replierons et nous attendrons le moment propice.

— Cet objet t’appartient de droit, dit le spectre. Ceux qui s’opposaient à toi sont morts, comme tu l’as ordonné, ou se sont enfuis avant que je puisse les abattre.

— Ils ne perdent rien pour attendre, fit Kitiara en rengainant son épée. Tu es un serviteur fidèle, Sobert, et tu auras ta récompense. Le monde ne manque pas de jeunes filles elfes, autant que je sache.

— Ceux dont tu veux la mort mourront. Ceux à qui tu laisses la vie sauve resteront en vie. N’oublie pas : de tous ceux qui te servent, Dame Noire, je suis le seul qui puise te garantir une éternelle loyauté. J’ai été heureux d’avoir eu l’occasion de le prouver. Comme tu me l’as demandé, je retournerai avec mes guerriers au Donjon de Dargaard. Nous y attendrons tes ordres.

Il s’inclina et lui baisa la main.

— Bonne chance, Kitiara. Quel effet cela fait-il, ma chère, de rendre le plaisir à un damné de ma sorte ? Tu as fait du royaume de la mort auquel je suis condamné un lieu où il a repris ses droits. Quel dommage que je ne t’aie pas connue quand j’étais encore de ce monde ! Mais le temps ne compte pas pour moi. Je sais attendre. Quelqu’un viendra peut-être un jour partager mon trône…

Ses doigts glacés effleurèrent la peau de Kitiara, qui frémit. Elle songea aux longues nuits d’insomnie qui l’attendaient, hantées par le fantôme du chevalier.

La perspective était si terrifiante que son cœur se serra.

Sobert s’était évanoui dans les ténèbres.

Kitiara se retrouva seule dans le noir. Le poids de la solitude l’écrasa. Accompagnée d’un craquement sinistre, une nouvelle secousse ébranla le temple jusque dans ses fondations. Effrayée, elle fit un pas pour s’éloigner du mur ; son pied buta contre quelque chose de dur. Elle tendit la main pour tâter l’objet, et le ramassa. Voilà au moins une réalité à laquelle je peux me raccrocher, songea-t-elle, rassérénée.

Ses doigts palpaient le cercle d’or serti de gemmes. Kitiara n’avait pas besoin de lumière pour sentir. Amoureusement, elle serra contre elle la Couronne tachée de sang.


Tanis et Laurana dévalèrent l’escalier en colimaçon qui menait aux oubliettes. Devant le poste de garde, le demi-elfe s’arrêta pour jeter un regard au cadavre du hobgobelin.

— Allez viens, pressa Laurana. Pas par là ! Tu ne vas quand même pas descendre par ce couloir ! fit-elle, le voyant hésiter. C’est là où ils m’ont enfermée… !

Elle pâlit. On entendait les hurlements des prisonniers coincés dans les geôles.

Un draconien chargé de butin passa en courant. Sûrement un déserteur, se dit Tanis en le voyant baisser les épaules devant l’uniforme d’officier.

— Je voudrais voir si Caramon ne se trouve pas dans les parages, dit Tanis. Ils ont dû le mettre dans une de ces geôles.

— Caramon ? s’étonna Laurana.

— Nous sommes venus ensemble à Neraka, expliqua Tanis, avec Tika, Tass et… Ils sont peut-être passés par ici, mais ils n’y sont plus. Allons-nous-en !

Laurana s’empourpra. Son regard passa alternativement de l’escalier à Tanis.

— Tanis…

Il lui plaqua une main sur la bouche pour l’empêcher de continuer.

— Nous parlerons de cela plus tard. Pour l’instant, il faut que nous sortions d’ici !

Une secousse plus violente que les autres ponctua ses paroles. Laurana fut projetée contre le mur, tandis que Tanis tentait tant bien que mal de se tenir debout.

Des craquements suivis d’une pluie de débris couvrirent les bruits provenant des geôles. Des nuages de poussière tourbillonnèrent dans le vestibule.

Sous les projections de pierre, Tanis et Laurana prirent la fuite par le couloir est, jonché de corps. Une deuxième secousse les fit tomber à quatre pattes. Ils ne virent plus rien, en dehors du couloir qui ondulait devant eux comme un serpent.

Pelotonnés l’un contre l’autre, ils rampèrent entre les pans de murs qui s’effondraient, naviguant à vue comme sur des déferlantes. Au-dessus d’eux, ils entendirent un crissement. Puis le calme revint.

Tremblants, ils se remirent sur leurs jambes et se traînèrent sur ce qui restait de sol sous leurs pieds. Tanis, qui s’attendait à ce que le toit leur tombe à tout instant sur la tête, trouva ces crissements encore plus inquiétants.

— Tanis ! cria soudain Laurana. Je sens un courant d’air ! Le vent frais de la nuit !

Ils s’acheminèrent péniblement vers le bout du couloir, où se découpait une porte. Devant le seuil, ils remarquèrent des taches de sang.

— Les sacoches de Tass ! murmura Tanis.

À genoux sur le dallage, il examina les trésors du kender dispersés devant la porte.

Laurana s’agenouilla près de lui et posa une main sur la sienne.

— S’il a pu arriver jusque-là, Tanis, il a peut-être réussi à s’enfuir…

— Il n’aurait jamais abandonné ses trésors. Regarde, dit-il, faisant un geste vers la ville qui les entourait, c’est la fin pour Neraka, comme pour Tass. Mais regarde donc !

Laurana, qui refusait de voir la défaite en face, releva la tête.

La brise charriait des odeurs de fumée et de sang, mais aussi les cris angoissés des mourants. Les dragons tournoyaient dans le ciel embrasé, s’entre-tuant comme leurs seigneurs pour s’assurer de survivre.

Pris de folie meurtrière, des draconiens écumaient les rues de la ville, tuant tout sur leur passage, y compris leurs congénères.

— Le Mal se retourne contre lui-même…, murmura Laurana devant l’atroce spectacle.

— Qu’est-ce que tu disais ? demanda Tanis avec lassitude.

— Je cite les paroles d’Elistan, répondit-elle.

Le temple se désagrégeait sous leurs yeux.

— Elistan ! grinça Tanis. On se demande ce que font ses dieux ! Installés aux premières loges dans leurs étoiles, ils se régalent du spectacle ! La Reine Noire est partie, le temple est détruit. Et nous sommes faits comme des rats. Je ne nous donne pas trois minutes à vivre…

Il repoussa doucement Laurana et tendit la main vers les trésors de Tass. Il recensa un morceau de cristal bleu, un rameau des grands arbres de Solace, une émeraude, une plume blanche, une rose noire desséchée, une dent de dragon et une figure sculptée dans le bois, à la manière des nains, qui ressemblait au kender. Parmi tous ces trésors, un objet brillait comme une flamme.

Tanis le prit entre ses doigts ; ses yeux s’emplirent de larmes. Il referma sa main.

— Qu’y a-t-il ? s’écria Laurana, inquiète.

— Pardonne-moi, Paladine, chuchota Tanis.

Il attira Laurana contre lui et ouvrit la main.

Dans sa paume brillait un anneau ciselé figurant un entrelacs de feuilles de lierre. Enroulé autour de l’anneau, dormait un minuscule dragon doré.

14 La fin pour le meilleur et pour le pire

— Bon, nous voilà sortis de cette maudite ville, dit Caramon à son frère jumeau. Reste avec Tika et Tass. Moi je retourne chercher Tanis. J’emmène ceux-là avec moi, fit-il en montrant les draconiens qui attendaient ses ordres.

— Non, mon frère, répondit Raistlin. Tanis n’a pas besoin de toi. Il est assez grand pour décider de son destin. Le danger n’est pas encore écarté, ni pour toi ni pour ceux qui dépendent de toi, dit-il en regardant le ciel constellé de dragons.

Le visage éprouvé par la fatigue et la douleur, Tika se tenait près de Caramon. Bien que Tass arborât un sourire qui se voulait joyeux, ses yeux exprimaient une gravité anormale pour un kender.

Caramon les regarda d’un air navré.

— Bon, très bien, dit-il, mais où irons-nous ?

Raistlin pointa un doigt vers l’horizon.

— Au-dessus de cette ligne, là où brille une lumière.

Tous se retournèrent, même les draconiens. Au loin dans la plaine, Caramon distingua les contours d’une colline baignée par le clair de lune. Au-dessus d’elle scintillait une lueur blanche, immobile comme une étoile.

— On t’attend là-bas, dit Raistlin.

— Qui ? Tanis ?

Le mage jeta un coup d’œil à Tass. Le kender ne quittait pas des yeux l’étoile.

— Fizban…, murmura-t-il.

— Oui, répondit Raistlin. Maintenant, je dois m’en aller.

— Quoi ? gémit Caramon. Mais tu vas venir avec moi… avec nous… Il faut que tu viennes voir Fizban !

— Il vaut mieux que nous ne nous rencontrions pas, dit Raistlin.

— Et ceux-là ? demanda Caramon en montrant les draconiens.

Le mage poussa un soupir. La main levée, il prononça une incantation. Les draconiens grimacèrent, terrorisés, et reculèrent. Quand des éclairs jaillirent des doigts du mage, Caramon se mit à crier. Hurlant de douleur, les reptiliens se tordaient sous la morsure des flammes. Leurs corps se pétrifièrent à l’instant où ils moururent.

— Ce n’était pas la peine de faire une chose pareille ! s’écria Tika. Ils nous auraient laissés tranquilles.

— La guerre est finie ! ajouta Caramon, consterné.

— Ah bon ? répliqua Raistlin, sarcastique. Voilà le genre de fadaises sentimentales qui font continuer les guerres. Ceux-là, dit-il en montrant du doigt les cadavres pétrifiés, n’étaient pas des créatures de Krynn, mais un produit de la magie noire. Je le sais, j’ai assisté à leur création. Ils ne vous auraient pas « laissés tranquilles », comme l’a dit Tika.

Il avait imité la voix pointue de la jeune fille. Caramon rougit. Il voulut dire quelque chose, mais se ravisa. Son frère, occupé à fouiller dans ses poches, ne l’écouterait pas.

Raistlin sortit un orbe draconien. Les yeux fermés, il entonna une incantation. Une myriade de couleurs tourbillonnèrent à l’intérieur du globe.

Le mage ouvrit les yeux et scruta le ciel. Il n’eut pas à attendre longtemps. Une ombre gigantesque obscurcit les lunes et les étoiles. Effrayée, Tika eut un mouvement de recul. La main sur son épée, Caramon, qui n’en menait pas large, lui passa un bras autour des épaules.

— Un dragon ! s’exclama Tass. Il est énorme ! Je n’en ai jamais vu de si gros… Mais si, il me semble que…

— Tu l’as déjà vu, dit Raistlin en remettant l’orbe dans sa poche. Dans le rêve du Silvanesti. C’est Cyan Sangvert, le dragon qui a torturé Lorac, le roi elfe.

— Que vient-il faire par ici ? demanda Caramon.

— C’est moi qui l’ai convoqué, répondit le mage. Il me ramènera chez moi.

Le dragon décrivit de grands cercles pour se rapprocher du sol. Tass lui-même se réfugia dans les jambes de Caramon quand le dragon atterrit devant eux.

La gueule ouverte, Cyan contempla un moment ce pitoyable ramassis d’humains en dardant sur eux une langue fourchue et des yeux ardents de haine. Puis, dominé par une volonté plus forte que la sienne, il posa un regard plein de ressentiment sur le mage à la robe noire.

Obéissant à un geste de son maître, le dragon baissa la tête. Appuyé sur son bâton de magicien, Raistlin grimpa le long de son cou.

Cramponnés à Caramon, Tika et Tass sentirent la terreur des dragons les gagner. Brusquement, le guerrier se dégagea et bondit près de son frère.

— Raistlin, attends-moi ! Je viens avec toi !

Cyan agita furieusement son énorme tête.

— Tiens-tu vraiment à m’accompagner ? demanda Raistlin en flattant l’encolure de sa monture pour la calmer. Me suivrais-tu jusque dans les Ténèbres ?

Tiraillé, Caramon hésitait. Pas un son ne sortit de sa bouche mais il opina du chef. Son cœur se serra ; derrière lui, Tika sanglotait.

Raistlin posa sur son frère ses yeux aux profondeurs insondables.

— Je vois que tu en serais capable, dit-il avec émerveillement.

Il réfléchit un moment, puis hocha la tête.

— Non, tu ne peux pas me suivre là où je vais. Fort comme tu es, cela te conduirait à la mort. Nous sommes enfin tels que les dieux l’ont voulu, Caramon. Deux êtres distincts. Nos chemins se séparent. Tu apprendras à reconnaître le tien, seul ou avec ceux qui voudront bien le faire avec toi. Adieu, mon frère.

Sur un ordre de son maître, Cyan Sangvert déploya ses ailes et s’éleva dans le ciel. Bientôt, la lueur du bâton magique ne fut plus qu’une petite étoile enchâssée entre deux immenses ailes noires.

Puis l’obscurité l’absorba complètement.


— Voilà ceux que tu attendais, dit le vieil homme.

Tanis leva la tête.

Un guerrier en armure draconienne, une jeune rousse à son bras, avançaient vers leur feu de camp. La jeune fille avait l’air épuisée. Derrière eux, titubant de fatigue, suivait un kender en pantalon bleu.

— Caramon !

Tanis courut à leur rencontre. Le guerrier ouvrit les bras et le serra contre lui en pleurant.

Tika observa la scène les larmes aux yeux. Non loin du feu, elle distingua une silhouette dans la pénombre.

— Laurana ? demanda-t-elle d’un ton hésitant.

L’elfe avança dans la lumière des flammes, sa chevelure blonde brillant comme un soleil. Malgré son armure en piteux état, elle avait gardé sa prestance de princesse du Qualinesti.

Tika avait conscience d’être dépenaillée. Elle rejeta en arrière ses boucles emmêlées de sang. Des lambeaux de sa chemise déchirée pendaient de son armure. De vilaines balafres striaient ses jambes dénudées.

Laurana sourit et Tika sourit en retour. Les apparences n’avaient pas d’importance. L’elfe se jeta au cou de l’humaine.

Seul le kender restait à la lisière de la lumière, les yeux rivés sur le vieil homme. Ronflant comme une forge, un grand dragon doré était vautré derrière lui. Le vieillard fit signe à Tass d’approcher.

— Quel est mon nom ? demanda-t-il en tapotant la queue-de-cheval du kender.

— En tout cas, ce n’est pas Fizban, répondit le kender d’un air malheureux, les yeux obstinément baissés.

Le vieillard sourit et lui caressa la tête. Il voulut le prendre par le menton, mais Tass se raidit.

— Jusqu’à maintenant, ça n’était pas Fizban, murmura le vieillard.

— Alors comment t’appelles-tu ? demanda Tass du bout des lèvres.

— J’ai plusieurs noms, répondit le vieillard. Chez les elfes, je suis E’li. Les nains me nomment Thak. Pour les humains je suis Feuille de Ciel. Mais celui que je préfère, c’est Draco Paladin, comme m’appellent les Chevaliers de Solamnie.

— Je le savais ! grogna Tass, se jetant à terre. Un dieu ! J’ai perdu tous mes amis ! Je n’ai plus personne ! dit-il en sanglotant.

Le vieillard le regarda un moment avec douceur, et essuya ses larmes.

— Écoute, mon garçon, dit-il le prenant enfin par le menton. Vois-tu l’étoile rouge qui brille au-dessus de nous ? Sais-tu à quel dieu elle est vouée ?

— À Reorx, répondit Tass d’une petite voix.

— L’étoile est rouge comme le feu de sa forge, dit le vieil homme. Rouge comme les étincelles qui jaillissent sous son marteau lorsqu’il modèle le monde sur son enclume. Près de la forge de Reorx se dresse un arbre d’une beauté inégalée. Sous cet arbre est assis un vieux nain râleur qui se repose après des années de labeur. Une chope de bière fraîche à la main, il réchauffe ses vieux os au feu de la forge. Sous cet arbre, il passe ses journées à sculpter le bois. Il y a toujours quelqu’un qui s’arrête pour lui parler.

« Le nain toise les curieux avec un tel dédain qu’ils passent leur chemin. « La place est réservée, grommelle-t-il, à une espèce d’écervelé de kender qui court le monde pour se fourrer dans n’importe quel guêpier. Et encore, je pèse mes mots. Un jour, il passera par ici et tombera en admiration devant mon arbre. Flint, je suis fatigué, dira-t-il. Je crois que je vais rester un petit moment avec toi. T’ai-je raconté ma dernière aventure ? Eh bien, le magicien en robe noire, son frère et moi avons fait un voyage dans le temps et les choses les plus extraordinaires nous sont arrivées… Je serai encore obligé d’écouter une histoire à dormir debout…» Alors les gens rient sous cape et laissent le nain tranquille. »

— Il n’est pas tout seul ? demanda Tass en s’essuyant les yeux.

— Non, mon enfant. C’est un être patient. Il sait que tu as encore beaucoup de choses à faire. Il attend. D’ailleurs, il connaît toutes tes aventures. Et beaucoup d’autres t’attendent.

— Mais il ne peut pas connaître la dernière, dit Tass, excité. Oh ! Fizban, c’était merveilleux ! De nouveau, j’ai failli mourir. Quand j’ai ouvert les yeux, Raistlin était là, devant moi, en robe noire ! Il avait l’air… hum… méchant. Mais il m’a sauvé la vie ! Et puis… Oh ! je suis désolé. J’ai oublié… Je ne devrais plus t’appeler Fizban.

— Tu peux m’appeler Fizban. À partir de maintenant, ce sera mon nom chez les kenders. À vrai dire, je commence à y prendre goût…

Le vieillard se dirigea vers Tanis et Caramon, en grande conversation. Il les écouta sans rien dire.

— Il est parti je ne sais où, Tanis, dit Caramon. Je ne comprends pas. Toujours aussi frêle, il est devenu plus résistant. Il ne tousse plus. Sa voix est bien la sienne, mais elle sonne autrement. Il est…

— Fistandantilus, dit une voix.

Tanis et Caramon se retournèrent. Voyant que le vieillard les avait rejoints, ils s’inclinèrent devant lui.

— Oh ! pas de ça avec moi ! coupa Fizban. Les courbettes m’énervent. De toute façon, vous êtes deux hypocrites. J’ai très bien entendu ce que vous racontiez dans mon dos. (Les deux hommes prirent un air coupable.) Cela ne fait rien ! Vous avez cru à ce que j’ai voulu vous faire croire. Quant à ton frère, Caramon, tu as raison. Il est lui-même et il ne l’est pas. Comme je l’avais prédit, il est devenu maître du présent et du passé.

— Je ne comprends toujours pas, dit Caramon. Est-ce l’orbe draconien qui l’a changé ? Si oui, on pourrait peut-être le détruire ou…

— L’orbe n’est responsable, répondit Fizban. Ton frère a choisi lui-même son destin.

— Je n’arrive pas à y croire ! Comment est-ce possible ? Qui est ce Fistan… je ne sais quoi ? Je veux savoir…

— Ce n’est pas à moi de te donner la réponse, répondit Fizban. Prends garde aux réponses qu’on te donne, jeune homme. Et méfie-toi plus encore des questions que tu poses !

Caramon resta silencieux. Il contemplait le ciel où il avait vu disparaître le dragon vert.

— Que va-t-il devenir ? demanda-t-il finalement.

— Je n’en sais rien, répondit Fizban. Il suit son propre chemin, tout comme toi. Mais j’ignore lequel. Tu dois le laisser faire. (Le vieil homme se tourna vers Tika, qui les avait rejoints :) Raistlin avait raison, vos routes se séparent. Entre dans ta nouvelle vie avec sérénité.

Tika sourit à Caramon et se blottit contre lui. Le guerrier la serra dans ses bras, déposant un baiser sur ses boucles rousses. Son regard scruta le ciel au-dessus de Neraka, où les dragons se disputaient le contrôle des miettes de leur empire.

— Tout est fini, déclara Tanis. Le Bien a triomphé.

— Le Bien ? Triomphé ? répéta Fizban. Non, nous n’en sommes pas là, Demi-Elfe. L’équilibre est rétabli, soit. Mais les mauvais dragons sont encore en vie. Le pendule oscille librement, son mouvement n’est plus entravé.

— Toutes ces souffrances pour en arriver là ? dit Laurana. Pourquoi le Bien ne triompherait-il pas ? Ne peut-il repousser pour toujours les Ténèbres ?

— On ne t’a donc rien appris, jeune femme ? dit Fizban. Il y eut un temps où le Bien régnait. Sais-tu quand ?… Juste avant le Cataclysme !

« Oui, fit-il, répondant à leur surprise, le Prêtre-Roi d’Istar était un homme de Bien. Cela vous étonne ? Pourtant, vous n’êtes plus sans savoir où peut mener le Bien. Vous l’avez vu chez les elfes, qui en étaient jadis l’incarnation ! Il peut conduire à l’intolérance, à l’inflexibilité, au sentiment d’avoir raison contre ceux qui ne pensent pas comme vous.

« Nous autres les dieux avons vu le danger que cette prétention faisait courir au monde. Le Bien, mal compris, courait inévitablement à sa perte. Nous avons vu la Reine des Ténèbres, tapie dans l’ombre, attendant son heure. Car cela ne pouvait pas durer ainsi. Les deux plateaux de la balance étaient trop chargés. Les Ténèbres allaient envahir le monde.

« Ce fut le Cataclysme. Nous avons pleuré les innocents et les coupables. Il fallait que le monde réagisse, sinon les Ténèbres se seraient installées pour toujours. (Fizban vit Tass bâiller à se décrocher la mâchoire.) Bon, assez parlé. Il faut que j’y aille. J’ai des tas de choses à faire. Une nuit laborieuse en perspective…»

Il tourna les talons et trottina vers son dragon.

— Attends, Fizban ! Euh…, Paladine ! bredouilla Tanis. Es-tu déjà allé à Solace ? Connais-tu l’Auberge du Dernier Refuge ?

— Une auberge ? À Solace ? fit le vieil homme en se caressant la barbe. Des auberges, il y a beaucoup… Mais certaines pommes de terre aux épices me reviennent à la mémoire… J’y suis ! J’avais l’habitude d’y raconter des histoires aux enfants. Un endroit intéressant, cette taverne ! Je me rappelle qu’est entré un soir une très belle jeune femme. C’était une barbare aux cheveux dorés. Elle a chanté une mélodie à propos d’un cristal bleu, qui a déclenché une émeute.

— C’était donc toi ! Tu nous as jetés dans cette aventure !

— J’ai assuré la mise en scène, mon garçon, ce n’est pas moi qui vous ai donné le texte. Le dialogue est de vous. Je dois dire que j’aurais pu améliorer deux ou trois petites choses par-ci, par-là, mais n’y pensons plus. (Il se tourna vers son dragon et le houspilla :) Debout, feignant ! Sac à puces !

— Sac à puces ! s’indigna Pyrite en ouvrant un œil. Toi-même, vieux sorcier décrépit ! Tu ne serais pas capable de changer de l’eau en glace en plein hiver !

— Ah ! je ne pourrais pas ? explosa Fizban en le frappant de son bâton. C’est ce qu’on va voir, mon vieux !

Il prit son livre de sorts tout écorniflé et entreprit de le feuilleter.

— Boule de feu… Boule de feu… Voyons voir… Je sais que c’est par là…, marmonna-t-il en enfourchant sa monture.

Le vieil homme grommelait encore lorsque le dragon doré s’envola. Bientôt, ils se confondirent avec les étoiles.

Les compagnons les suivirent longtemps des yeux.

Ce fut Caramon qui rompit le silence.

— Raistlin avait raison, dit-il, montrant la ville en flammes. Ce n’est pas parce que leur Reine n’est plus que les seigneurs draconiens s’arrêteront. Le voyage que nous avons devant nous sera long et dangereux.

— Où veux-tu aller ? demanda Tanis.

Le demi-elfe se laissa tomber dans l’herbe, sous un arbre. Laurana s’assit à côté de lui, songeuse.

— Tika et moi, nous retournons à Solace, Tanis, répondit Caramon d’une voix nouée par l’émotion. Je crains que… nos chemins se séparent…

Il fut incapable de continuer. Tika jeta un coup d’œil à Laurana et expliqua :

— Nous avons pensé continuer avec vous. Après tout, il y a encore la citadelle volante et pas mal de draconiens. Nous aurions aimé revoir Lunedor, Rivebise, et Gilthanas. Mais…

— Je veux rentrer à la maison, Tanis, trancha Caramon. Ce ne sera pas facile de retrouver Solace détruite, les grands arbres brûlés, mais pensons à ce que les elfes verront au Silvanesti… Je suis heureux que mon pays n’ait pas subi ce sort. À Solace, ils ont besoin de moi. Tout est à reconstruire. Je… je suis habitué à ce qu’on dépende de moi…

Tanis hocha la tête. Il comprenait. Lui aussi aurait aimé pouvoir retourner à Solace, mais ce n’était plus son pays, sans Flint, Sturm… et les autres.

— Et toi, Tass ? Viens-tu à Kalaman avec nous ?

— Non, Tanis, répondit le kender, mal à l’aise. Puisque je suis tout près de mon pays, je vais y faire un tour. Tu sais, les kenders ont tué un seigneur draconien ! dit-il en se rengorgeant. Les autres peuples nous respecteront, maintenant ! Notre chef, Kronin, rejoindra le panthéon des héros de Krynn.

Tanis se gratta la barbe pour cacher un sourire. Inutile de dire au kender que le seigneur en question n’était qu’un poltron et un lâche du nom de Toede.

— Je crois qu’un autre kender deviendra un héros, dit Laurana. Je parle de celui qui a détruit l’orbe draconien, qui s’est battu pour défendre la Tour du Grand Prêtre, qui a capturé Bakaris, et qui a pris tous les risques pour arracher son amie à la Reine des Ténèbres.

— Qui est-ce ? demanda Tass, rongé de curiosité.

Quand il réalisa que Laurana parlait de lui, il rougit jusqu’aux oreilles.

Caramon et Tika s’étaient adossés à un arbre et se reposaient. Tanis les envia, se demandant s’il atteindrait un jour cette sérénité.

— Laurana, tu m’as donné autrefois cet anneau, dit-il en ouvrant sa paume. À l’époque, nous n’avions aucune idée de ce qu’aimer voulait dire. Maintenant, je le sais. Dans le rêve du Silvanesti, c’est cet anneau qui m’a arraché au cauchemar, exactement comme ton amour a sauvé mon âme de l’abîme. J’aimerais le garder, si tu veux bien. Et j’aimerais te donner le même.

Laurana le regarda un moment sans mot dire. Puis elle prit l’anneau et le jeta au loin. Tanis sursauta. Il vit le bijou briller dans le clair de lune puis disparaître dans l’obscurité.

— Je suppose que c’est ta réponse, dit-il. Je ne peux pas t’en vouloir.

— Quand je t’ai donné cet anneau, Tanis, je vivais le premier amour d’un cœur indiscipliné. Tu as eu raison de me le rendre, je m’en rends compte aujourd’hui. J’ai grandi, j’ai appris ce qu’était un amour véritable. J’ai traversé des incendies et des ténèbres, j’ai tué des dragons. J’ai marché sur le corps de celui que j’aimais. J’ai été un chef. J’ai assumé des responsabilités. Flint me l’a rappelé. Mais j’ai tout envoyé au diable. Je suis tombée dans le piège de Kitiara. J’ai compris, un peu tard, que mon amour était du vent. L’amour de Rivebise et Lunedor a redonné l’espoir au monde. Nos petites passions médiocres ont failli le détruire.

— Laurana…, commença Tanis, meurtri.

— Attends, dit-elle, prenant sa main. Je t’aime, Tanis, car aujourd’hui, je te comprends. Je t’aime pour la lumière et les ténèbres qui sont en toi. Voilà pourquoi j’ai jeté l’anneau. Un jour notre amour sera peut-être assez fort pour que nous puissions construire quelque chose. Un jour, je te donnerai un anneau et j’accepterai le tien. Mais il ne sera pas entouré de feuilles de lierre.

— Non, dit-il, l’attirant vers lui malgré sa résistance. Il sera fait d’or et d’acier.

Laurana plongea ses yeux dans les siens et se laissa aller.

— Je devrais peut-être me raser, dit Tanis en caressant sa barbe.

— Non, murmura Laurana, je commence à m’y habituer.

Les compagnons ne fermèrent pas l’œil de la nuit. Depuis leur position, ils assistèrent à la débâcle des draconiens.

Ils parlèrent peu, profitant de ce moment de répit pour se détendre. Entre eux, les mots n’étaient pas nécessaires. Mais chacun songeait qu’à l’aube, ils se sépareraient.

Le soleil allait se lever lorsque le temple de Takhisis explosa. Ses éclats incandescents jaillirent dans le ciel et se mêlèrent aux étoiles.

Des fragments scintillants reprirent leur place, redevenant étoiles parmi les étoiles.

Le Guerrier, Paladine, et le Dragon de Platine réintégrèrent l’espace face à la Reine des Ténèbres, Takhisis, le Dragon aux Mille Couleurs. Ils reprirent leur course éternelle autour de Gilean, dieu de la Neutralité, Balance de l’Harmonie.


Il n’y avait personne pour saluer son arrivée. Alors il entra seul dans la ville, car il avait renvoyé son dragon vert.

S’appuyant sur son bâton à pommeau de cristal, il avançait à pas rapides dans les rues désertes. Il connaissait parfaitement le chemin. Depuis des siècles, il le parcourait en esprit.

Il arriva en vue d’une Tour qui se découpait comme une fenêtre dans le ciel nocturne. L’homme à la robe noire s’arrêta. Il regarda avec attention l’édifice de marbre et ses tourelles en ruines.

Ses yeux dorés se posèrent sur les grilles de la Tour, où une autre robe noire flottait au gré du vent.

Aucun mortel n’avait pu regarder l’horrible spectacle sans devenir fou de terreur. Aucun n’était sorti indemne du bosquet de chênes, qui avait tant effrayé Tass.

Raistlin restait impassible. D’une main ferme, il saisit les lambeaux de robe noire et les arracha de la grille.

Un hurlement effroyable monta des profondeurs des Abysses. Il était si perçant que les habitants de Palanthas, réveillés en sursaut, se dressèrent sur leurs lits, croyant la fin du monde arrivée. Les gardes de la ville, paralysés, fermèrent les yeux, attendant la mort.

Tandis que le cri s’élevait de nouveau, une main livide se posa sur les grilles. Un visage hideux, au rictus rageur, apparut dans les nuées.

Raistlin ne fit pas un geste.

La main se tendit vers lui, le visage annonça les tortures que le mage subirait dans les Abysses où il serait précipité pour avoir profané la Tour. La main toucha le cœur de Raistlin et s’arrêta.

— Sache que je suis le maître du passé et du présent ! Mon avènement est écrit ! Les portes s’ouvriront devant moi.

La main du spectre se retira ; d’un mouvement ample, elle sépara les ténèbres. Les portes s’ouvrirent lentement.

Sans un regard pour le fantôme, qui l’accueillit avec révérence, Raistlin les franchit. L’armée d’ombres qu’abritait la Tour s’inclina sur son passage.

Raistlin s’arrêta. Ses yeux firent le tour de la salle.

— Je suis chez moi.

Un calme serein tomba sur Palanthas. La nuit engloutit les derniers frissons de terreur.

Ce n’était qu’un rêve, se dirent les bonnes gens, avant de replonger dans le sommeil serein qui leur promettait une aube paisible.

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