Livre second Muad’Dib

Lorsque mon père, l’Empereur Padishah, apprit la mort du Duc Leto et ses circonstances, il entra dans une fureur que jamais nous ne lui avions connue. Il s’en prit à ma mère et au complot qui l’avait forcé à placer une Bene Gesserit sur le trône. Il s’en prit à la Guilde et au cruel Baron. Il s’en prit à tous ceux qui se trouvaient là, sans même m’épargner, disant que j’étais une sorcière comme les autres. Comme je tentais de l’apaiser en lui disant que tout cela avait été fait pour obéir à une vieille loi de sécurité à laquelle les plus anciens gouvernants s’étaient toujours soumis, il réagit en me demandant si je le prenais pour un faible. Je compris alors qu’il avait été touché non par la mort du Duc mais par ce qu’elle impliquait pour toute la royauté. En y repensant, je crois que mon père lui aussi avait quelque don de prescience car il est certain que sa lignée et celle de Muad’Dib avaient des ancêtres communs.

Dans la Maison de Mon Père,

par la Princesse Irulan.


« À présent, Harkonnen va tuer Harkonnen », murmura Paul.

Il s’était éveillé peu après la venue de la nuit et s’était redressé dans l’ombre de la tente. Comme il parlait, il entendit les mouvements de sa mère qui dormait près de la paroi opposée.

Il se pencha sur les écrans du détecteur de proximité illuminés par les tubes au phosphore.

« Bientôt la nuit sera totale, dit Jessica. Pourquoi ne relèves-tu pas les parois ? »

Il comprit alors qu’elle était éveillée depuis un moment. Elle était demeurée immobile, silencieuse, jusqu’à ce qu’elle fût certaine qu’il était éveillé.

« Ça ne servirait à rien, dit-il. Il y a eu une tempête. La tente est couverte de sable ; il va falloir que je la dégage. »

« Aucun signe de Duncan ? »

« Non. »

D’un geste absent, il toucha l’anneau ducal à son pouce puis se mit à trembler sous l’effet d’une rage soudain à l’égard de cette planète qui avait aidé à l’assassinat de son père.

« J’ai entendu la tempête arriver », dit Jessica.

Ces mots vides, inutiles, l’aidèrent à retrouver un peu de calme. Son esprit se tourna vers le souvenir de la tempête telle qu’il l’avait vue par la paroi transparente de l’abri. Froides coulées de sable à travers le bassin, puis écharpes et ruisseaux dans le ciel. A un moment, sous ses yeux, une spire de rocher avait changé de forme. Dans le souffle du sable, elle était devenue une simple excroissance orangée. Puis le sable avait empli tout le ciel qui était devenu comme un plafond d’épice avant de recouvrir la tente.

Sous la pression, les tendeurs de l’abri avaient craqué une seule fois puis le silence s’était définitivement établi, habité seulement des faibles plaintes du snork qui, à travers le sable, pompait l’air à la surface.

« Essaye à nouveau le récepteur », dit Jessica.

« Inutile », dit Paul.

Il prit le tube à eau de son distille fixé à son cou et aspira une gorgée tiède, songeant qu’ainsi il commençait véritablement son existence arrakeen, vivant de l’humidité de son propre corps, de sa propre respiration. L’eau était douceâtre mais elle calmait le feu de sa gorge.

Jessica l’avait entendu boire. Son distille était moite sur son corps mais pourtant, elle refusait d’écouter sa soif. L’eût-elle fait, elle se serait dans le même temps éveillée pleinement aux nécessités terribles d’Arrakis, ce monde où la moindre trace d’humidité devait être récupérée, où chaque goutte qui se formait dans les poches de l’abri-distille était précieuse, où l’on se retenait de respirer à l’air libre.

Il était tellement plus facile de se laisser glisser à nouveau dans le sommeil.

Mais elle avait eu un rêve et à ce seul souvenir elle frissonna. Un rêve où ses mains étaient plongées dans le sable. Et sur le sable un nom avait été inscrit : Duc Leto Atréides. Un nom que le sable effaçait, qu’elle essayait de reformer, de préserver, mais dont les lettres s’effaçaient tandis qu’elle les retraçait.

Le sable ne cessait jamais de s’accumuler.

Et dans son rêve elle avait gémi, de plus en plus fort. Un gémissement ridicule. Une partie de son esprit avait compris que c’était sa voix alors qu’elle n’était qu’une petite enfant. La femme s’effaçait, une femme que les souvenirs les plus lointains ne discernaient pas vraiment.

Ma mère inconnue, songea Jessica. La Bene Gesserit qui m’a enfantée et m’a donnée aux Sœurs parce qu’elle en avait reçu l’ordre. A-t-elle éprouvé de la joie à se débarrasser ainsi d’une enfant harkonnen ?

« C’est par l’épice qu’il faut les frapper », dit Paul.

Comment peut-il penser à l’attaque en un tel moment ?

« La planète tout entière est pleine d’épice, dit-elle. Comment peux-tu songer à les frapper ? »

Elle l’entendit bouger, traîner leur sac d’équipement sur le sol de l’abri.

« Sur Caladan, dit-il, c’était le pouvoir de la mer, le pouvoir des airs. Ici, c’est le pouvoir du désert. Les Fremen en sont la clé. »

Il se trouvait maintenant près du sphincter d’entrée. Ses sens Bene Gesserit lui révélaient à nouveau l’amertume qu’il éprouvait à son égard.

Toute sa vie durant, on lui a appris à haïr les Harkonnens, songea-t-elle. Maintenant, il découvre qu’il en est un… à cause de moi. Comme il me connaît mal ! J’ai toujours été l’unique femme de mon Duc. J’avais accepté ses valeurs et sa vie, même si elles défiaient mes ordres Bene Gesserit.

Sous la main de Paul, le brilleur de l’abri-distille s’éveilla et répandit une clarté verte. Paul s’accroupit devant le sphincter, le capuchon de son distille ajusté pour la sortie dans le désert. Frontal serré, filtre en place devant la bouche, embouts sur le nez. Seuls ses yeux sombres demeuraient visibles quand il tournait la tête vers sa mère, parfois.

« Préparez-vous à sortir », dit-il. Et sa voix était étouffée par le filtre.

Jessica mit son propre filtre en place et entreprit d’ajuster son capuchon tandis que Paul ouvrait le sceau d’entrée.

Le sphincter se dilata dans le crissement du sable et un nuage de grains vint grésiller à l’intérieur de la tente avant que Paul ait pu l’immobiliser avec un outil de compression statique. Un trou apparut alors dans la muraille de sable comme les grains obéissaient au faisceau de l’outil. Paul quitta l’abri et Jessica écouta attentivement, suivant sa progression vers la surface.

Qu’allons-nous trouver là-haut ? pensait-elle. Les hommes d’Harkonnen, les Sardaukar… Ce sont des dangers auxquels nous pouvons nous attendre. Mais ceux que nous ignorons ?

Elle pensa à l’outil de compression statique et à tous ces instruments étranges qui se trouvaient dans le paquet. Dans son esprit, chacun d’eux correspondait à quelque danger mystérieux.

Elle sentit alors sur ses joues, au-dessus du filtre, une brise brûlante venue de la surface.

« Passez-moi le paquet. » C’était la voix de Paul, basse, mesurée.

Comme elle soulevait le paquet du sol, elle entendit le glougloutement des jolitres. Levant les yeux, elle distingua la silhouette de Paul sur le fond des étoiles.

« Par ici », dit-il, et il se pencha pour prendre le paquet.

Elle ne distingua plus que le cercle des étoiles. C’était comme autant de pointes acérées dirigées sur elle. Une pluie de météorites traversa alors ce fragment de nuit qu’elle apercevait et elle songea à un avertissement. Des griffes de tigre sur sa peau, des blessures de lumière qui répandaient son sang.

« Dépêchez-vous, dit Paul. Je veux abattre cette tente. »

Une averse de sable s’abattit sur sa main gauche. Combien de sable peut-on tenir dans une main ? se demanda-t-elle.

« Faut-il que je vous aide ? »

« Non. »

Sa gorge était sèche. Elle s’engagea dans le trou. Le sable aggloméré par l’outil statique crissa sous ses doigts. Paul se pencha et lui saisit le bras. Elle se redressa à côté de lui sur le désert doux, à la clarté des étoiles. Elle regarda tout autour d’eux. Le sable avait presque totalement comblé le bassin, ne laissant qu’une étroite lisière de rochers. Ses sens acérés sondèrent la nuit.

Des bruits de petits animaux.

Des oiseaux.

Une chute de sable et des cris assourdis.

Paul abattant l’abri, le récupérant.

La clarté des étoiles, suffisante pour placer des ombres menaçantes sur la nuit. Des trous de ténèbres où Jessica plongeait son regard.

Le noir, songeait-elle. Un souvenir aveugle. On prête l’oreille aux hordes, aux cris de ceux qui chassaient nos ancêtres en un passé si lointain que seules nos cellules les plus primitives s’en souviennent. Les oreilles voient. Les narines voient.

« Duncan m’a dit que s’il était capturé, il pourrait tenir assez longtemps, dit Paul. Il faut que nous partions maintenant. »

Il mit le Fremkit sur ses épaules, traversa le creux du bassin et remonta vers une brèche ouverte sur le désert.

Jessica le suivit avec des gestes automatiques, consciente de vivre désormais dans l’orbite de son fils.

Car désormais mon chagrin est plus lourd que les sables des mers, songea-t-elle. Ce monde m’a vidée de tout hormis du plus ancien des buts : la vie de demain. A présent, c’est pour mon jeune Duc que j’existe et pour ma fille à venir.

Le sable croulait sous ses pas comme elle se hissait au côté de Paul. Par-delà une alignée de rochers, il regardait en direction du nord, vers un lointain escarpement rocheux. Celui-ci, sur le fond des étoiles, avait l’apparence d’un ancien navire de guerre. Sa forme élancée semblait portée par quelque vague invisible, avec des antennes en syllabes, des cheminées inclinées, une tourelle en poupe.

Un feu orange éclata au-dessus du navire figé et une ligne violette vint à sa rencontre, striant la nuit.

Puis une autre !

Et un second feu orange !

C’était tout à coup comme un combat naval des temps perdus, un duel d’artillerie. Paul et Jessica regardaient, immobiles.

« Des piliers de feu », murmura Paul.

Un anneau d’yeux rouges s’éleva au-dessus du lointain rocher. Des lacets mauves se déployèrent dans le ciel.

« Fusées et lasers », dit Jessica.

La première lune d’Arrakis, rouge de poussière, s’élevait au-dessus de l’horizon, à leur gauche, et ils distinguèrent la piste d’une tempête dans cette direction, un mouvement furtif à la surface du désert.

« Ce sont les ornis des Harkonnens, dit Paul. Ils nous pourchassent. Ils quadrillent le désert comme s’ils voulaient tout détruire… jusqu’au dernier nid d’insectes. »

« Ou jusqu’au dernier nid d’Atréides », dit Jessica.

« Il faut nous mettre à couvert. Nous allons marcher vers le sud en restant à l’abri des rochers Si jamais ils nous surprenaient en terrain plat… (Il se détourna et rajusta le Fremkit sur ses épaules.) Ils tuent tout ce qui bouge. »

Comme il faisait un pas en avant il entendit le sifflement léger et, dans le même instant, aperçut les formes sombres des ornithoptères au-dessus d’eux.

Mon père me dit une fois que le respect de la vérité est presque le fondement de toute morale. « Rien ne saurait sortir de rien », disait-il. Et cela apparaît certes comme une pensée profonde si l’on conçoit à quel point « la vérité » peut être instable.

Extrait de Conversations avec Muad’Dib,

par la Princesse Irulan.


« Je me suis toujours flatté de voir les choses telles qu’elles sont réellement, disait Thufir Hawat. C’est la malédiction du Mentat. Il ne peut jamais s’empêcher d’analyser. »

Son visage paraissait calme dans la pénombre qui précédait l’aube. Ses lèvres tachées de sapho étaient réduites à une simple ligne d’où irradiaient des rides verticales.

L’homme en robe accroupi devant lui sur le sable ne semblait pas l’avoir entendu.

Ils se tenaient sous un surplomb de rocher qui dominait un vaste et profond bassin. Au-dessus de la ligne hachée des collines l’aube se dessinait vaguement. Sa lumière rose se posait sur toute chose. Il faisait froid sous le rocher, un froid sec et pénétrant laissé par la nuit. Peu avant l’aube, un vent tiède s’était levé mais, à présent, il était retombé. Derrière lui, Hawat pouvait entendre quelques claquements de dents parmi les survivants de sa troupe.

L’homme qui était accroupi devant lui était un Fremen. Il avait traversé le bassin dans les toutes premières lueurs de l’aube, glissant dans le sable, se fondant entre les dunes, à peine discernable.

Il tendit un doigt et sur le sable, entre eux, dessina une forme. Comme une sphère d’où pointait une flèche « Il y a de nombreuses patrouilles harkonnens », dit-il. Il leva le doigt et désigna les collines d’où étaient venus Hawat et ses hommes.

Hawat acquiesça.

De nombreuses patrouilles. Oui.

Mais il ignorait toujours ce que voulait le Fremen et cela l’irritait. L’éducation Mentat donnait à un homme le pouvoir de discerner les motivations.

Cette nuit qui s’achevait avait été la pire de toute l’existence de Hawat. Lorsque les premiers rapports sur l’attaque étaient arrivés, il se trouvait à Tsimpo, un village de garnison, poste avancé de l’ancienne capitale. Carthag. Au début, il avait pensé : Ce n’est qu’un raid. Les Harkonnens nous éprouvent.

Mais les rapports s’étaient succédé, de plus en plus vite.

Deux légions avaient débarqué à Carthag.

Cinq autres (cinquante brigades !) attaquaient la base ducale d’Arrakeen.

Une légion à Arsunt.

Deux groupes de combat au Rocher Brisé.

Puis les rapports s’étaient faits plus précis. Des Sardaukar Impériaux se trouvaient mêlés aux assaillants. Probablement deux légions. Il apparut bientôt que les attaquants savaient exactement comment répartir leurs forces. Magnifiquement renseignés, avait songé Hawat.

Sa fureur n’avait fait que croître jusqu’à menacer ses capacités de Mentat. La violence de cette attaque avait frappé son esprit avec une force presque physique.

Maintenant, il se cachait sous un rocher, quelque part dans le désert. Il hocha la tête et ramena sur lui sa tunique lacérée comme pour s’isoler des ombres glacées.

La violence de l’attaque.

Il s’était toujours attendu à ce que l’ennemi loue un vaisseau de la Guilde pour des raids préalables. C’était un processus assez répandu dans chaque guerre entre Maisons. Les vaisseaux se posaient régulièrement sur Arrakis pour charger l’épice de la Maison des Atréides.

Hawat avait pris toutes les mesures qui s’imposaient contre des raids surprises par de faux transports d’épice. Mais pour une attaque générale, il n’avait jamais compté sur plus de dix brigades.

Pourtant, la dernière estimation indiquait que plus de deux mille vaisseaux s’étaient abattus sur Arrakis. Et pas seulement des transports d’épice, mais aussi des frégates, des monitors, des patrouilleurs, des transports de troupe, des éperonneurs, des vidangeurs…

Plus de cent brigades… Dix légions !

Les récoltes complètes d’épice effectuées sur Arrakis en cinquante années suffiraient à peine à couvrir les frais d’une telle expédition.

Peut-être.

J’ai sous-estimé ce que le Baron était prêt à dépenser pour nous attaquer, se dit Hawat. J’ai trahi la confiance de mon Duc.

Restait la traîtresse.

Je vivrai pour la voir étranglée ! se dit-il. J’aurais dû tuer cette sorcière Bene Gesserit quand j’en avais l’occasion. Dans son esprit il n’y avait nul doute : c’était Dame Jessica qui les avait trahis. Cela correspondait à tous les faits.

« Votre homme, Gurney Halleck et une partie de sa troupe sont en sûreté auprès de nos amis contrebandiers », dit le Fremen.

« Très bien. »

Ainsi Gurney pourra s’échapper de cette infernale planète. Nous n’avons pas tous péri.

Hawat se tourna vers ses hommes. Ils avaient été trois cents parmi les meilleurs au début de la nuit. A présent, ils n’étaient plus qu’une vingtaine dont la moitié étaient blessés. Certains dormaient, debout, appuyés au rocher ou écroulés dans le sable. Leur dernier orni, qu’ils avaient utilisé comme un véhicule au sol pour transporter les blessés, avait refusé d’aller plus loin peu avant l’aube. Ils l’avaient entièrement découpé au laser avant de dissimuler les débris. Puis ils s’étaient réfugiés dans ce bassin.

Hawat n’avait qu’une idée très sommaire de leur position. Ils devaient se trouver à deux cents kilomètres au sud-est d’Arrakeen. Les voies de communication entre les communautés sietch du Bouclier passaient quelque part au sud.

Le Fremen rejeta son capuchon et sa coiffe de distille et révéla une barbe et une chevelure couleur de sable. Les cheveux étaient rejetés en arrière à partir du front, haut et étroit. Ses yeux insondables étaient de ce bleu dû à l’épice. Sur un côté de sa bouche, là où passait la boucle du tube des narines, les poils de sa barbe étaient tachés.

L’homme ôta les embouts de son nez pour les rajuster. Il gratta l’escarre qui s’était formée sous ses narines.

« Si vous franchissez le bassin ici, cette nuit, dit-il, ne vous servez pas de boucliers. Il y a une brèche dans la paroi… (Il pivota sur ses talons et désigna le sud.)… là-bas, et ensuite du sable nu jusqu’à l’erg. Les boucliers attireraient un… (Il hésita)… un ver. Ils ne viennent pas souvent par ici mais un bouclier en attirerait un. »

Il a dit ver, songea Hawat. Mais il allait dire autre chose. Quoi ? Et qu’attend-il de nous ?

Il eut un soupir.

Il ne se rappelait pas avoir jamais été aussi las. Il éprouvait dans tous ses muscles une douleur qu’aucune pilule énergétique ne pourrait dissiper.

Ces satanés Sardaukar !

Plein d’amertume à son égard, il pensa aux soldats fanatiques et à la trahison impériale qu’ils représentaient. Tous les éléments qu’il possédait, assimilés par son esprit Mentat, lui révélaient qu’il n’avait que peu de chance de découvrir une preuve de cette trahison. Jamais le Haut Conseil du Landsraad ne leur rendrait justice.

« Souhaitez-vous rejoindre les contrebandiers ? » demanda le Fremen.

« Est-ce possible ? »

« C’est un long chemin. »

« Les Fremen n’aiment pas dire non », lui avait appris Idaho.

« Vous ne m’avez pas dit si votre peuple peut porter secours à mes blessés. »

« Ils sont blessés. »

Cette même maudite réponse chaque fois !

« Nous le savons ! Ce n’est pas ce…»

« Paix, ami, dit le Fremen. Que disent vos blessés ? En est-il parmi eux qui peuvent comprendre le besoin d’eau de votre tribu ? »

« Nous n’avons pas parlé de l’eau, dit Hawat. Nous…»

« Je peux comprendre votre répugnance. Ce sont vos amis, les hommes de votre tribu. Avez-vous de l’eau ? »

« Pas assez. »

Le Fremen désigna la tunique de Hawat, sa peau nue qui apparaissait par les déchirures. « Vous avez été surpris dans votre sietch, sans vos habits. Vous devez prendre une décision d’eau, mon ami. »

« Pouvons-nous vous demander votre aide ? »

Le Fremen haussa les épaules. « Vous n’avez pas d’eau. (Ses yeux se portèrent sur le groupe des hommes.) Combien de vos blessés pouvez-vous perdre ? »

Hawat demeura silencieux, les yeux fixés sur l’homme. Son esprit de Mentat lui révélait que leur conversation était déphasée. Les sons-mots n’étaient pas reliés normalement.

« Je suis Thufir Hawat, dit-il. Je peux parler au nom de mon Duc. Je suis prêt à m’engager pour obtenir votre aide. Je ne désire qu’une aide limitée afin de préserver mes moyens pour tuer une traîtresse qui se croit à l’abri de toute vengeance. »

« Vous voulez que nous nous joignions à une vendetta ? »

« Je me chargerai moi-même de la vendetta. Je désire seulement que l’on m’ôte la responsabilité de mes blessés. »

Le Fremen fronça les sourcils. « Comment pourriez-vous être responsable de vos blessés ? Ils sont responsables d’eux-mêmes. C’est l’eau qui importe, Thufir Hawat. Me laisserez-vous prendre cette décision ? »

Il mit la main sur l’arme dissimulée sous sa robe et Hawat, soudain tendu, se demanda : Une trahison ?

« Que craignez-vous ? » dit le Fremen.

Ces gens déroutants, si directs !

« Ma tête est mise à prix », répondit prudemment Hawat.

« Ah… (Le Fremen ôta sa main de l’arme.) Vous nous croyez corrompus comme des Byzantins. Vous ne nous connaissez pas. Les Harkonnens n’ont pas assez d’eau pour acheter le plus petit de nos enfants. »

Mais ils étaient capables de payer à la Guilde le prix du passage de plus de deux mille vaisseaux, songea Hawat. Il était toujours abasourdi par la somme que cela représentait.

« Nous combattons tous deux les Harkonnens. Ne pourrions-nous partager nos problèmes et les moyens de triompher ? »

« Nous partageons, dit le Fremen. Je vous ai vu combattre les Harkonnens. Vous vous battez bien. A certains moments, j’aurais apprécié la présence de votre bras à mes côtés. »

« Quand vous le désirerez », dit Hawat.

« Qui sait ? Les forces d’Harkonnen sont de tous côtés. Mais vous n’avez toujours pas pris la décision d’eau. Vous ne l’avez pas soumise à vos blessés. »

Prudence, se dit Hawat. Il y a là quelque chose que je ne comprends pas.

« M’apprendrez-vous les règles arrakeen ? »

« Pensée étrangère, dit le Fremen avec du mépris dans la voix. (Il désigna le nord-ouest, au-delà de la colline.) Nous vous avons observés, cette nuit, comme vous approchiez. (Il baissa le bras.) Vous restiez sur le versant friable des dunes. Mauvais. Vous n’avez pas de distilles, pas d’eau. Vous ne résisterez pas longtemps. »

« On ne s’accoutume pas vite à Arrakis », dit Hawat.

« Vérité. Mais nous avons tué des Harkonnens. »

« Que faites-vous pour vos propres blessés ? »

« Un homme ne sait-il pas lorsqu’il vaut d’être sauvé ? demanda le Fremen. Vos blessés savent que vous n’avez pas d’eau. (Il pencha la tête.) Il est clair que le moment est venu de prendre la décision d’eau. Blessés et non blessés doivent regarder l’avenir de la tribu. »

L’avenir de la tribu, pensa Hawat. La tribu des Atréides. Cela a un sens. Et il fit un effort pour poser la question qu’il avait évitée jusque-là.

« Savez-vous quelque chose de mon Duc ou de son fils ? »

« Savoir ? » Les yeux bleus restaient insondables.

« Quel a été leur sort ! » lança Hawat.

« Le sort est le même pour chacun. Votre Duc, à ce que l’on dit, a connu le sien. Quant à celui du Lisan al-Gaib, son fils, il est entre les mains de Liet. Et Liet n’a rien dit. »

Je connaissais la réponse avant d’avoir posé la question, se dit Hawat.

Il regarda de nouveau ses hommes. Tous étaient éveillés, à présent. Ils avaient entendu. Ils regardaient le sable, et leurs visages révélaient les mêmes pensées : ils ne reverraient jamais Caladan et, à présent, Arrakis était perdue.

« Avez-vous entendu parler de Duncan Idaho ? » demanda Hawat.

« Il se trouvait dans la grande maison quand le bouclier a été abattu. J’ai entendu dire cela… rien de plus. »

Elle a désactivé le bouclier et fait entrer les Harkonnens. Cette fois, c’était moi qui tournais le dos à la porte. Mais comment a-t-elle pu faire cela ? Agir contre son propre fils ? Qui sait ce que pense une sorcière Bene Gesserit ?… Si l’on peut appeler cela penser…

La gorge sèche, il lutta pour avaler sa salive. « Quand saurez-vous, pour le garçon ? »

« Nous ne savons que peu de choses d’Arrakeen, dit le Fremen. (Il haussa les épaules.) Qui sait ? »

« Vous avez un moyen de savoir ? »

« Peut-être. (A nouveau, il gratta l’escarre sous son nez.) Dites-moi, Thufir Hawat, connaissez-vous ces lourdes armes dont se sont servis les Harkonnens ? »

L’artillerie, songea Hawat avec amertume. Qui aurait pensé qu’ils utiliseraient l’artillerie de nos jours, face à des boucliers ?

« Vous pensez à l’artillerie qu’ils ont utilisée pour enterrer les nôtres dans les grottes, dit-il. J’ai… une connaissance théorique de ces armes à explosifs. »

« Tout homme qui se réfugie dans une grotte n’ayant qu’une seule issue mérite la mort », dit le Fremen.

« Pourquoi m’avez-vous posé cette question, à propos des armes ? »

« Liet désirait savoir. »

Est-ce donc là ce qu’il attend de nous ?

« Êtes-vous venu pour obtenir des renseignements sur ces gros canons ? » demanda Hawat.

« Liet désirait examiner l’une de ces armes. »

« En ce cas, vous n’avez qu’à aller en prendre une. »

« Oui, dit le Fremen. Nous en avons pris une. Nous l’avons cachée là où Stilgar pourra l’étudier pour Liet et où Liet pourra l’examiner par lui-même s’il le désire. Mais je doute qu’il le fasse : cette arme n’est pas très bonne. Médiocre pour Arrakis. »

« Vous… vous avez pris un canon ? » demanda Hawat.

« C’était un beau combat. Nous n’avons perdu que deux hommes et répandu l’eau de plus de cent des leurs. »

Il y avait des Sardaukar à chaque pièce, songea Hawat. Et ce fou prétend n’avoir perdu que deux hommes contre des Sardaukar !

« Nous n’aurions pas perdu ces deux hommes s’il n’y avait eu ceux qui se battaient aux côtés des Harkonnens, reprit le Fremen. Certains de ceux-là sont de bons guerriers. »

Le lieutenant de Hawat s’approcha en trébuchant et se pencha vers le Fremen. « Est-ce que vous parlez des Sardaukar ? »

« Il parle des Sardaukar », dit Hawat.

« Les Sardaukar ! s’exclama le Fremen avec une sorte de joie. Ainsi, ce sont des Sardaukar ! Excellente nuit. Des Sardaukar ! De quelle légion ? Le savez-vous ? »

« Nous… nous l’ignorons. »

« Des Sardaukar. (Le Fremen semblait réfléchir à haute voix.) Pourtant, ils portaient la tenue des Harkonnens. N’est-ce pas étrange ? »

« L’Empereur ne souhaite pas que l’on sache qu’il s’attaque à l’une des Grandes Maisons », dit Hawat.

« Mais vous, vous savez que ce sont des Sardaukar. »

« Qui suis-je ? » fit Hawat avec amertume.

« Vous êtes Thufir Hawat. Pour les Sardaukar, nous aurions fini par savoir qui ils étaient. Nous avons envoyé trois prisonniers aux hommes de Liet pour qu’ils les interrogent. »

Le lieutenant debout auprès de Hawat parla d’une voix lente. L’incrédulité perçait dans chacune de ses paroles. « Vous… vous… avez… capturé… des Sardaukar ? »

« Seulement trois, dit le Fremen. Ils se battent bien. »

Si seulement nous avions eu le temps de nous allier à ces Fremen, pensa Hawat, et c’était comme une plainte dans son esprit. Si seulement nous les avions entraînés et armés. Grande Mère ! De quelle force n’aurions-nous pas disposé alors !

« Peut-être vous attardez-vous à cause de votre inquiétude pour le Lisan al-Gaib, reprit le Fremen. S’il est réellement le Lisan al-Gaib, rien ne saurait le menacer. Mais ne dépensez point vos pensées pour une chose qui n’a pas encore été prouvée. »

« Je sers le… Lisan al-Gaib, dit Hawat. Sa sécurité dépend de moi. Je me suis engagé à le protéger. »

« Par son eau ? »

Hawat jeta un coup d’œil au soldat qui ne quittait pas le Fremen du regard avant de répondre : « Oui, par son eau. »

« Vous souhaitez regagner Arrakeen, le lieu de l’eau ? »

« Oui… le lieu de l’eau. »

« Pourquoi n’avoir pas dit dès le début que c’était une question d’eau ? » Le Fremen se leva et ajusta fermement les embouts de ses narines.

De la tête, Hawat fit signe à son lieutenant de rejoindre les autres. L’homme obéit avec un haussement d’épaules plein de lassitude. Derrière lui, Hawat perçut des murmures.

« Il y a toujours un chemin qui conduit à l’eau », dit le Fremen.

Hawat entendit un juron. Puis : « Thufir ! Arkie vient de mourir ! »

Le Fremen leva le poing contre son oreille. « Le gage d’eau ! C’est un signe ! (Il regarda Hawat.) Nous avons un lieu proche pour accepter l’eau. Dois-je appeler mes hommes ? »

Le lieutenant revint vers Hawat. « Thufir, certains des hommes ont laissé leurs femmes à Arrakeen. Ils… vous savez ce que cela peut être en un moment pareil. »

Le Fremen pressait toujours le poing contre son oreille. « C’est le gage de l’eau, Thufir Hawat ? » demanda-t-il.

L’esprit du Mentat travaillait à toute allure. Il discernait maintenant le sens des paroles du Fremen mais il craignait la réaction de ses hommes épuisés.

« Le gage de l’eau », dit-il.

« Que nos tribus se joignent », dit le Fremen, et il abaissa le poing.

Comme s’ils obéissaient à ce signal, quatre hommes dévalèrent les rochers, au-dessus d’eux. Ils plongèrent sous le surplomb, roulèrent le corps du soldat dans une robe, le soulevèrent et partirent en courant avec leur fardeau, suivant la falaise dans un sillage de poussière. Ils eurent disparu avant que les hommes de Hawat n’aient retrouvé leurs esprits.

« Où vont-ils avec Arkie ? lança une voix. Il était…»

« Ils vont… l’enterrer », dit Hawat.

« Les Fremen n’enterrent pas leurs morts, insista l’homme. N’essayez pas de nous tromper, Thufir. Nous savons ce qu’ils en font. Arkie était un…»

« Le Paradis est assuré à celui qui est mort au service du Lisan al-Gaib, dit le Fremen. S’il est vrai que vous servez le Lisan al-Gaib, comme vous l’avez dit, pourquoi vous lamenter ? Le souvenir de celui qui est mort ainsi vivra aussi longtemps que durera la mémoire des hommes. »

Mais les hommes s’avançaient, le visage coléreux. L’un d’eux s’était emparé d’un pistolet laser et le brandissait.

« Arrêtez-vous immédiatement ! lança Hawat. (Il lutta contre l’emprise douloureuse de la fatigue sur ses muscles.) Ces gens respectent nos morts. Leurs coutumes sont différentes des nôtres, mais elles ont le même sens ! »

« Ils vont prendre toute l’eau de son corps », gronda l’homme au pistolet laser.

« Vos hommes voudraient-ils assister à la cérémonie ? » demanda le Fremen.

Il ne comprend pas le problème, pensa Hawat, et il s’effraya de la naïveté du Fremen.

« Ils ont du chagrin pour un camarade qu’ils respectaient », dit-il.

« Nous le traiterons avec autant de respect que l’un des nôtres. Ceci est le gage de l’eau. Nous connaissons le rite. La chair d’un homme lui appartient. Son eau revient à la tribu. »

L’homme au laser fit un pas en avant et Hawat demanda rapidement :

« Et maintenant, vous allez porter secours à nos blessés ? »

« On ne peut mettre le gage en question, dit le Fremen. Nous ferons pour vous ce qu’une tribu ferait pour elle-même. Tout d’abord, nous devrons tous vous vêtir et veiller à vos besoins. »

L’homme hésita.

« Achetons-nous leur aide avec… l’eau d’Arkie ? » demanda le lieutenant de Hawat.

« Nous n’achetons rien… Nous nous allions à ces gens. »

« Les coutumes sont différentes », murmura une voix.

Hawat commença de se détendre.

« Ils nous aideront à atteindre Arrakeen ? »

« Nous tuerons les Harkonnens, dit le Fremen. (Il sourit.) Et les Sardaukar aussi. (Il fit un pas en arrière, mit ses mains en coupe derrière ses oreilles, renversa la tête et écouta. Puis il baissa les mains et dit) : Un appareil aérien approche. Cachez-vous sous le rocher et ne faites plus un mouvement. »

Sur un geste impératif de Hawat, les hommes obéirent.

Le Fremen prit le bras du Mentat et le poussa vers les autres. « Nous nous battrons quand viendra le moment de se battre », dit-il. Il plongea une main sous sa robe et en sortit une petite cage où il prit un animal. Hawat reconnut une minuscule chauve-souris. Elle tourna la tête et il vit qu’elle avait les yeux bleus, entièrement bleus.

Le Fremen se mit à la caresser, à la calmer avec des murmures. Puis il se pencha sur la tête du petit animal et lâcha une goutte de salive dans sa bouche ouverte. La chauve-souris déploya ses ailes mais ne quitta pas la main du Fremen. Celui-ci prit alors un petit tube qu’il plaça contre la tête de l’animal. Puis il prononça quelques paroles à l’extrémité du tube, souleva la chauve-souris et la lança en l’air.

Elle plongea derrière l’angle de la falaise et disparut.

Le Fremen reprit la cage et la remit sous sa robe. A nouveau il renversa la tête en arrière et écouta.

« Ils nous fouillent le haut pays, dit-il. On se demande ce qu’ils peuvent y chercher. »

« Ils savent que nous avons battu en retraite dans cette direction », dit Hawat.

« On ne doit jamais penser que l’on est le seul gibier d’une chasse. Regardez de l’autre côté du bassin. Vous allez voir. »

Du temps passa.

Les hommes commencèrent à s’agiter, à murmurer.

« Restez aussi silencieux qu’un animal effrayé », siffla le Fremen.

A cet instant, Hawat décela un mouvement près de la falaise, de l’autre côté du bassin. Des taches fauves sur le sable fauve.

« Mon petit ami a remis le message, dit le Fremen. De nuit comme de jour, c’est un très bon messager. J’aurai du chagrin en le perdant. »

Le mouvement cessa. Sur les quatre ou cinq kilomètres de sable du bassin il n’y eut plus que la chaleur du jour, de plus en plus lourde. Des colonnes d’air vibraient.

« Soyez totalement silencieux, maintenant », murmura le Fremen.

Une ligne de silhouettes émergea d’une brèche dans la falaise opposée et s’engagea dans le bassin. Six hommes qui se hâtaient avec lourdeur. Pour Hawat, ils ressemblaient à des Fremen, mais ils se déplaçaient de façon bien étrange.

Le « flouc-flouc » des ailes d’un ornithoptère se fit alors entendre sur la droite, derrière eux. L’appareil surgit au-dessus de la colline et plongea vers les hommes qui traversaient le bassin. C’était un orni Atréides qui avait été peint en hâte aux couleurs de combat des Harkonnens.

Les six hommes s’étaient immobilisés sur la crête d’une dune et agitaient les bras.

L’orni vira une première fois au-dessus d’eux, brusquement, puis revint se poser dans un jaillissement de poussière. Cinq hommes en surgirent et Hawat distingua le scintillement du sable repoussé par les boucliers. Leurs mouvements révélaient l’âpre efficience des Sardaukar.

« Aiiihh ! Ils utilisent ces stupides boucliers », siffla le Fremen auprès de Hawat. Son regard se porta vers l’ouverture, au sud du bassin.

« Des Sardaukar », murmura Hawat.

« Très bien. »

Les Sardaukar s’approchaient maintenant en demi-cercle du petit groupe des Fremen toujours immobiles, apparemment indifférents. Le soleil luisait sur les lames levées.

Brusquement, le sable parut vomir des Fremen. Ils entourèrent l’ornithoptère. Ils étaient déjà à l’intérieur. A l’instant où les deux groupes se rejoignaient, sur la crête de la dune, un nuage de poussière s’éleva. Lorsqu’il disparut, il ne restait que les Fremen.

« Il n’y avait que trois hommes dans leur orni, dit le Fremen. C’est une chance. Il ne fallait pas endommager l’appareil en nous en emparant. »

« Des Sardaukar ! C’étaient des Sardaukar ! » souffla un homme derrière Hawat.

« Avez-vous remarqué comme ils se sont bien battus ? » demanda le Fremen.

Hawat inspira profondément. Il perçut la sécheresse, la poussière brûlée, la chaleur. De la sécheresse, il y en avait aussi dans sa voix quand il répondit : « Oui, ils se sont bien battus. Évidemment. »

Dans un grand battement d’ailes, l’orni capturé quitta le sol et s’éleva rapidement vers le sud.

Ainsi, ils connaissent également les ornis, songea Hawat.

Au sommet de la dune lointaine, un Fremen agitait un carré d’étoffe verte. Une fois… deux fois.

« Il en vient d’autres ! lança le Fremen à côté de Hawat. Tenez-vous prêts. J’avais espéré que nous quitterions cet endroit sans plus de difficultés. »

Des ennuis ! se dit Hawat.

Deux nouveaux ornis venaient de surgir de l’ouest et glissaient vers le bassin d’où les Fremen avaient soudain disparu, ne laissant que les corps des Sardaukar sur les lieux du combat.

Un troisième orni apparut au-dessus de la colline. Hawat leva la tête et l’identifia avec un bref soupir : un lourd transport de troupes. Ses ailes largement déployées, il se déplaçait avec la lenteur, la lourdeur d’un oiseau géant regagnant son nid.

Dans le lointain, l’un des deux premiers ornis darda un doigt mauve sur le sable. Une sombre traînée de poussière marqua le passage du faisceau laser.

« Les lâches ! » gronda le Fremen.

Le transport de troupes s’arrêta au-dessus des corps vêtus de bleu. Ses ailes s’étendirent encore et se mirent à battre l’air pour le freiner sur place.

A cet instant, l’attention de Hawat fut attirée par un éclair de soleil. Un quatrième orni arrivait du sud, plongeant à pleine vitesse, ailes rabattues. Ses fusées laissaient un sillage doré sur l’argent sombre du ciel. Comme une flèche, il plongea vers le gros transport de troupes qui, à cause des faisceaux lasers, avait abattu son bouclier. Il le percuta de plein fouet.

Un grondement secoua tout le bassin. Les flammes jaillirent. Des blocs de rocher se mirent à pleuvoir de toutes les collines alentour. Un geyser orange et rouge s’éleva du sable, à l’endroit où s’étaient posés le lourd transport et les premiers ornis. Tout fut noyé dans le brasier.

Le Fremen qui était à bord. Celui qui a capturé l’orni, pensa Hawat. Il s’est sacrifié pour détruire le transport… Grande Mère ! Mais que sont donc ces gens ?

« Un échange raisonnable, dit le Fremen à côté de lui. Il devait bien y avoir trois cents hommes dans ce transport. A présent, nous allons nous occuper de leur eau et faire le nécessaire pour nous procurer un autre appareil. » Il s’avança, hors de l’abri du surplomb.

Une pluie d’uniformes bleus s’abattit du haut de la falaise. Les hommes tombaient lentement, freinés par les suspenseurs. Hawat eut le temps d’entrevoir leurs visages, durs, prêts au combat. Des Sardaukar. Ils n’avaient pas de bouclier et chacun d’eux était armé d’un couteau dans une main, d’un tétaniseur dans l’autre.

Un couteau vint transpercer la gorge du Fremen qui roula en arrière, le visage dans le sable. Hawat parvint à tirer son couteau avant qu’un projectile de tétaniseur l’atteigne et l’engloutisse dans les ténèbres.

Muad’Dib pouvait, certes, voir l’avenir, mais il faut connaître les limitations de ses pouvoirs. Pensez à la vue. Vous avez des yeux mais ils ne peuvent voir sans lumière. Au fond d’une vallée, vous ne pourrez voir ce qui se trouve au-delà de la vallée. De la même manière, Muad’Dib n’avait pas toujours la possibilité de contempler ce terrain mystérieux de l’avenir. Il nous dit qu’un détail obscur d’une prophétie, tel mot choisi au lieu et place d’un autre, pouvait modifier totalement l’aspect de cet avenir. Il nous dit : « La vision du temps est vaste mais lorsque vous le traversez, le temps devient une porte étroite. » Et il luttait toujours contre la tentation d’emprunter les voies dégagées, sûres, disant : « Ce chemin n’aboutit qu’à la stagnation. »

Extrait de L’éveil d’Arrakis,

par la Princesse Irulan.


À l’instant où les ornithoptères surgissaient de la nuit, au-dessus d’eux, Paul saisit le bras de sa mère. « Ne bougez pas ! »

Puis, dans le clair de lune, il vit l’appareil de tête qui s’apprêtait à se poser. Et, à la façon dont ses ailes brassaient l’air, il identifia les mains téméraires qui étaient aux commandes.

« Idaho », souffla-t-il.

L’orni et ses compagnons se posèrent au creux du bassin comme de grands oiseaux revenant au nid. Déjà, Idaho était dehors et se ruait dans leur direction avant même que le nuage de poussière fût dissipé. Deux silhouettes en tenue fremen le suivaient et Paul reconnut en l’une d’elles Kynes.

« Par là ! » lança le grand planétologiste barbu. Et il s’élança sur sa gauche.

Derrière lui, d’autres Fremen lançaient des housses sur les ornithoptères qui se transformèrent en une rangée de dunes.

Idaho s’arrêta devant Paul et salua. « Mon Seigneur, les Fremen ont préparé un refuge proche où nous…»

« Et cela, là-bas ? » Paul désignait, au-dessus de la lointaine colline, les éclatements de fusées, les faisceaux mauves des lasers qui fouillaient le désert.

Un sourire apparut sur le visage large et placide d’Idaho. « Mon Seigneur… Sire, je leur ai laissé une petite sur…»

Une lueur blanche, flamboyante, aussi intense que le soleil projeta soudain leurs ombres sur le rocher. D’un seul mouvement, Idaho saisit Paul d’un bras, jeta Jessica sur son épaule et les projeta vers le fond du bassin. Ils roulèrent dans le sable tandis que le tonnerre de l’explosion grondait au-dessus d’eux. L’onde de choc arracha des fragments de rocher à l’entablement où ils se trouvaient encore la seconde d’avant.

Idaho s’assit en époussetant le sable de sa tenue.

« Pas les atomiques familiaux ! s’écria Jessica. Je croyais…»

« Tu avais laissé un bouclier là-bas », dit Paul.

« Un grand, dit Idaho. Et à pleine puissance. Le premier laser qui l’a touché…» Il haussa les épaules.

« Fusion subatomique, dit Jessica. C’est une arme dangereuse. »

« Non pas une arme, Ma Dame, mais un moyen de défense. Ces canailles y réfléchiront à deux fois, maintenant, avant d’utiliser des lasers. »

Les Fremen les entouraient. « Nous devrions nous mettre à l’abri, amis », dit l’un d’eux, d’une voix basse.

Paul se redressa et Idaho soutint Jessica.

« Cette explosion va certainement attirer l’attention, Sire », dit-il.

Sire, songea Paul. Adressé à lui, c’était un mot bien étrange. Sire avait toujours été son père.

Ses pouvoirs de prescience réapparurent brièvement. Il se vit en proie à cette sauvage conscience raciale qui entraînait l’univers des hommes vers le chaos. Cette furtive vision le bouleversa et il se laissa guider par Idaho vers un éperon rocheux, à la lisière du bassin. Les Fremen creusaient le sable à cet endroit avec leurs outils à compression.

« Puis-je prendre votre paquet, Sire ? » demanda Idaho.

« Il n’est pas lourd, Duncan. »

« Vous n’avez pas de bouclier corporel. Voulez-vous le mien ? (Il jeta un coup d’œil vers la colline lointaine.) Je doute que les lasers nous menacent encore. »

« Garde ton bouclier, Duncan. Ton bras droit me suffit. »

Jessica remarqua les effets du compliment, la façon dont Idaho se rapprocha un peu plus de Paul, et elle songea : Mon fils sait comment traiter les siens.

Un Fremen déplaça un rocher, découvrant un passage qui s’enfonçait dans le sol. Une couverture de camouflage était prête pour masquer l’orifice.

« Par ici », dit un des Fremen en s’engageant le premier sur les degrés de roc qui s’enfonçaient dans l’obscurité.

Derrière eux, le camouflage retomba sur le clair de lune. Une pâle lueur verte apparut au-devant de leur route, dessinant les murailles et les marches. Le passage s’orientait sur la gauche. Les Fremen étaient tout autour d’eux, maintenant. Au-delà d’un tournant, ils empruntèrent un autre boyau qui descendait toujours et débouchèrent dans une chambre souterraine aux parois grossièrement taillées.

Kynes leur faisait face. Il avait rejeté en arrière le capuchon de sa jubba. Le col de son distille luisait dans la clarté verte. Sa chevelure et sa barbe étaient hirsutes.

Sous ses épais sourcils, ses yeux étaient deux puits d’ombre.

En cet instant, le planétologiste songeait : Quelles raisons ai-je d’aider ces gens ? Jamais je n’ai rien fait d’aussi dangereux. Cela peut signifier ma perte, en même temps que la leur.

Puis il regarda Paul, bien en face, et il vit un enfant qui venait d’assumer son fardeau d’adulte, qui avait rejeté le chagrin pour accepter le rôle qu’il devrait jouer, celui de Duc. Et il comprit en cette minute que le Duché était toujours debout, du seul fait de l’existence de ce jeune garçon. Et c’était là, très certainement, une chose que l’on ne pouvait prendre à la légère.

Le regard de Jessica courait par toute la salle, ses sens enregistraient cet endroit dans la manière Bene Gesserit. Un laboratoire, un lieu plein d’angles et d’arêtes à la mode ancienne.

« Voici donc l’une de ces Stations Écologiques Expérimentales de l’Imperium que désirait mon père et dont il voulait faire des bases avancées », dit Paul.

Que son père désirait ! songea Kynes. Et à nouveau il se demanda : Pourquoi suis-je là ? A prêter assistance à ces fugitifs ? Il serait si facile de les livrer aux Harkonnens, maintenant, pour acheter leur confiance.

Imitant sa mère, Paul promenait sur les lieux son regard, établissant la carte-Gestalt de la salle : murailles de roc nu, tables de travail à une extrémité, instruments au-dessus, cadrans lumineux, plans-grilles d’où s’élevaient des tiges de verre. Sur le tout, l’odeur de l’ozone.

La salle possédait un recoin où plusieurs Fremen s’étaient regroupés. De là s’élevaient de nouveaux bruits : halètements de machines, plaintes de courroies et de poulies.

Sur la paroi opposée, Paul identifia de petites cages. Il y avait des animaux à l’intérieur.

« Vous avez parfaitement identifié cet endroit, dit Kynes. Mais pour quoi l’utiliseriez-vous, Paul Atréides ? »

« Pour rendre ce monde habitable aux humains », dit Paul.

Peut-être est-ce pour cela que je les aide, se dit Kynes.

Brusquement, les machines se turent. Dans le silence, un animal couina, dans l’une des cages, puis s’interrompit, comme honteux. En regardant dans cette direction, Paul s’aperçut que les animaux étaient de petites chauves-souris à ailes brunes. Une mangeoire automatique desservait l’ensemble des cages.

Un Fremen surgit du recoin dissimulé et s’adressa à Kynes : « Liet, le générateur de champ ne fonctionne pas. Il m’est impossible de nous isoler des détecteurs de proximité. »

« Vous ne pouvez pas le réparer ? » demanda Kynes.

« Pas immédiatement. Les pièces…» Le Fremen haussa les épaules.

« Oui, dit Kynes. En ce cas, nous nous passerons des machines. Reliez une pompe à air manuelle à la surface. »

« Immédiatement. » L’homme s’éloigna.

Kynes se tourna vers Paul. « J’aime votre réponse », dit-il.

Jessica nota le timbre grave, souple. Une voix royale, accoutumée à donner des ordres. Et l’homme avait dit Liet. Liet était l’alter ego fremen du planétologiste, son autre visage.

« Nous vous sommes reconnaissants pour votre aide, docteur Kynes », dit-elle.

« Oui… oui, nous en reparlerons », murmura Kynes ; puis, s’adressant à l’un de ses hommes : « Du café d’épice dans ma chambre, Shamir. »

« Tout de suite, Liet. »

Kynes désigna une arche ouverte dans une paroi. « Je vous en prie. »

Jessica eut un acquiescement royal avant de le suivre, tandis que Paul, de la main, indiquait à Idaho de monter la garde.

Le passage, profond de deux pas, accédait à une lourde porte ouvrant sur une pièce carrée illuminée par des brilleurs dorés. Jessica frôla la porte de la main et eut la surprise de reconnaître du cristacier. Paul fit trois pas dans la pièce et déposa son paquet sur le sol. Il entendit la porte se refermer sur eux, étudia les lieux. La pièce devait mesurer environ huit mètres de long. Les murs, ici encore, étaient taillés dans le roc. Des armoires de classement métalliques se détachaient sur ce fond ocre, à leur droite. Un bureau bas occupait le centre de la pièce. Il était recouvert de verre opaline constellé de bulles jaunes et entouré de quatre chaises à suspenseurs.

Kynes contourna Paul et avança un siège pour Jessica qui prit place tout en remarquant la manière dont son fils sondait les lieux. Paul demeura debout le temps d’un autre battement de cils. Une subtile différence dans les flux d’air lui révélait qu’il existait une issue secrète derrière les armoires métalliques.

« Voulez-vous vous asseoir, Paul Atréides ? » demanda Kynes.

Comme il évite de me donner mon titre, se dit Paul. Il accepta la chaise et demeura silencieux tandis que Kynes prenait place.

« Vous pensez qu’Arrakis pourrait être un paradis, dit Kynes. Pourtant, comme vous le constatez, l’Imperium n’envoie ici que ses spadassins les mieux entraînés afin de lui rapporter l’épice ! »

Paul leva le pouce auquel il avait passé l’anneau ducal. « Voyez-vous cet anneau ? » demanda-t-il.

« Oui. »

« Savez-vous ce qu’il signifie ? »

Jessica se tourna pour le regarder avec attention.

« Votre père a trouvé la mort dans les ruines d’Arrakis, dit Kynes. Légalement, vous êtes désormais Duc. »

« Je suis un soldat de l’Imperium, dit Paul. Techniquement, un spadassin. »

Le visage de Kynes se fit sombre. « Même alors que les Sardaukar de l’Empereur sont rassemblés autour du corps de votre père ? »

« Les Sardaukar sont une chose, la source légale de mon autorité en est une autre. »

« Arrakis a ses propres façons de déterminer à qui revient le sceptre », dit Kynes.

Jessica porta son regard sur lui et songea : Il y a de l’acier en cet homme et nul n’a eu le courage de s’y attaquer… nous avons besoin d’acier. Paul joue un jeu dangereux.

« La présence des Sardaukar sur Arrakis, dit Paul, indique à quel point notre bien-aimé Empereur craignait mon père. A présent, c’est moi qui vais donner à l’Empereur Padishah toutes raisons pour craindre le…»

« Mon garçon, s’écria Kynes, il est des choses qui…»

« Vous voudrez bien me dire Sire ou Mon Seigneur. »

Doucement, songea Jessica.

Kynes regarda Paul et Jessica décela de l’admiration dans son expression, de l’admiration et une trace d’humour.

« Sire », dit-il.

« Pour l’Empereur, je suis une gêne, reprit Paul. Je suis une gêne pour tous ceux qui entendent se partager Arrakis. Au fil des ans, cette gêne deviendra telle qu’elle finira par les étouffer, par les tuer ! »

« Des mots ! » dit Kynes.

Paul posa son regard sur lui et déclara lentement : « Sur ce monde court la légende du Lisan al-Gaib, la Voix d’Outre-Monde, celui qui conduira les Fremen au paradis. Vos hommes ont…»

« Superstition ! » s’écria Kynes.

« Peut-être. Ou peut-être pas. Parfois, les superstitions ont de bien étranges racines et des surgeons plus étranges encore. »

« Vous avez conçu un plan, c’est évident… Sire. »

« Vos Fremen pourraient-ils m’apporter une preuve positive de la présence de Sardaukar en uniforme Harkonnen sur cette planète ? »

« Très probablement. »

« L’Empereur remettra un Harkonnen au pouvoir, dit Paul. Peut-être même Rabban la Bête. Qu’il en soit ainsi. Et que l’Empereur, s’étant mis de lui-même dans l’impossibilité d’échapper à sa culpabilité, affronte l’éventualité d’un Acte d’Accusation déposé devant le Landsraad. Et qu’il réponde donc lorsque…»

« Paul ! » lança Jessica.

« En admettant que le Haut Conseil du Landsraad accepte ce cas, dit Kynes, il ne pourrait y avoir qu’une issue : un conflit généralisé entre l’Imperium et les Grandes Maisons. »

« Le Chaos », dit Jessica.

« Mais je soumettrai l’affaire à l’Empereur lui-même, dit Paul, et je lui donnerai le choix. »

« Un chantage ? » demanda Jessica d’un ton sec.

« L’un des instruments du pouvoir, vous l’avez dit vous-même, fit Paul. (Et sa mère perçut l’amertume dans sa voix.) L’Empereur n’a pas de fils, seulement des filles. »

« Tu viserais le trône ? » demanda Jessica.

« Jamais l’Empereur ne courra le risque de voir l’Imperium s’effondrer dans la guerre totale, les planètes ravagées, le désordre de tous côtés… Non, il ne risquera jamais cela. »

« C’est un choix désespéré que vous offrez là », dit Kynes.

« Que craignent avant tout les Grandes Maisons du Landsraad ? Ce qui se passe actuellement sur Arrakis : les Sardaukar triomphant d’elles, une à une. C’est pour cette raison que le Landsraad existe. Il est le ciment de la Grande Convention. Ce n’est que par l’union que les Grandes Maisons peuvent tenir tête aux forces Impériales. »

« Mais elles sont…»

« C’est bien ce qu’elles craignent, dit Paul. Arrakis deviendrait un véritable cri de ralliement. Chaque Maison se reconnaîtrait dans mon père, craindrait d’être écartée des autres pour être mieux abattue. »

Kynes s’adressa à Jessica. « Son plan peut-il réussir ? »

« Je ne suis pas Mentat », dit-elle.

« Mais vous êtes Bene Gesserit. »

Elle lui décocha un regard perçant et dit : « Il y a de bons et de mauvais aspects dans son plan… tout comme dans n’importe quel plan à ce stade. Et tout plan dépend autant de sa conception que de son exécution. »

« La loi est l’ultime science, cita Paul. Ainsi est-il écrit au-dessus de la porte de l’Empereur. J’entends lui montrer la loi. »

« Je ne suis pas certain de pouvoir faire confiance à celui qui a conçu ce plan, dit Kynes. Arrakis a le sien propre qui…»

« Depuis le trône, dit Paul, je pourrais, d’un geste de la main, faire d’Arrakis un paradis. Tel est le prix que je vous offre pour votre soutien. »

Kynes se raidit. « Ma loyauté n’est pas à vendre, Sire. »

Par-dessus le bureau, Paul affronta le froid regard de ses yeux bleus, étudiant ce visage barbu, cet air d’assurance impérative. Un sourire dur se forma sur ses lèvres. « Bien dit. Je vous fais mes excuses. »

Kynes répondit à son regard. « Nul Harkonnen n’a jamais admis son erreur. Peut-être n’êtes-vous pas comme eux, vous, les Atréides. »

« Ce pourrait être une faille de leur éducation. Mais vous dites que vous n’êtes pas à vendre et pourtant je pense offrir un prix que vous devez accepter. En échange de votre loyauté, je vous offre la mienne… totalement. »

Mon fils a la sincérité des Atréides, songea Jessica. Cet honneur terrible, presque naïf… qui est en vérité une force formidable.

Elle vit que les paroles de Paul avaient touché Kynes.

« C’est absurde, dit ce dernier. Vous n’êtes qu’un enfant et…»

« Je suis le Duc, dit Paul, et je suis un Atréides. Jamais aucun Atréides n’a rompu un tel serment. »

Kynes se taisait.

« Lorsque je dis totalement, reprit Paul, je veux dire sans réserve. Pour vous, je donnerais ma vie. »

« Sire ! » s’écria Kynes, et ce fut comme si le mot lui était arraché. Jessica vit qu’il ne parlait plus soudain à un garçon de quinze ans mais à un homme, à un supérieur. Cette fois, il avait dit : Sire avec sincérité.

En un tel moment, il donnerait sa vie pour Paul, se dit-elle. Comment les Atréides peuvent-ils accomplir ces choses si rapidement, si aisément ?

« Je sais que vous êtes sincère, reprit Kynes, pourtant, les Harkonn…»

Derrière Paul, la porte fut ouverte à la volée. Il se retourna et découvrit une vision de violence, des cris, un fracas d’acier, des visages grimaçants comme des masques de cire.

Paul bondit vers la porte, sa mère à ses côtés. Idaho bloquait le passage. Ses yeux injectés de sang brillaient au travers de la brume du bouclier ; il y avait des mains comme des serres, derrière lui, des arcs d’acier qui s’abattaient en vain, la bouche incandescente d’une charge tétanisante, et les lames d’Idaho, partout, dansant, frappant, ruisselantes de sang.

Et puis Kynes se retrouva au côté de Paul et, ensemble, ils pesèrent de tout leur poids sur la porte. Paul eut une dernière vision d’Idaho au centre d’un essaim d’uniformes harkonnens, de ses gestes vifs, contrôlés, de sa chevelure grise marquée d’une fleur rouge et mortelle. Puis la porte se referma et Kynes mit les verrous en place.

« Il semble que mon choix soit fait », dit-il.

« Ils ont dû repérer votre installation avant qu’elle ait cessé de fonctionner », dit Paul. Il écarta sa mère de la porte et lut le désarroi dans ses yeux.

« J’aurais dû soupçonner quelque chose en ne voyant pas arriver le café », dit Kynes.

« Il existe une autre issue. Pouvons-nous l’emprunter ? »

Kynes inspira profondément. « Cette porte devrait résister au moins vingt minutes, sauf s’ils utilisent des pistolets-lasers. »

« Ils ne le feront pas. Nous pourrions avoir des boucliers. »

« C’étaient des Sardaukar en tenue d’Harkonnen », murmura Jessica.

Maintenant, des coups résonnaient à la porte, en cadence.

Kynes désigna la rangée d’armoires métalliques. « Par là ! »

Il s’approcha du premier meuble, ouvrit un tiroir et tira une poignée à l’intérieur. L’ensemble des armoires pivota, démasquant l’entrée d’un tunnel obscur. « Cette porte est également en cristacier », dit Kynes.

« Vous étiez bien préparé », remarqua Jessica.

« Il y a quatre-vingts ans que nous vivons avec les Harkonnens. » Il les poussa dans les ténèbres et referma la porte. Devant eux, sur le sol, Jessica distingua immédiatement une flèche lumineuse.

« Nous allons nous séparer ici, dit la voix de Kynes, du fond de l’ombre. Cette muraille est plus solide encore que les autres. Elle tiendra bien une heure. Suivez les flèches sur le sol. Elles s’éteindront à votre passage et vous guideront dans le labyrinthe. A la sortie, vous trouverez un orni que j’ai préparé. Cette nuit, il y a une tempête sur le désert. Votre seule chance est d’aller à sa rencontre, de plonger droit dedans et de la suivre. C’est ainsi que procède mon peuple pour voler les ornis. En restant en altitude, vous pourrez survivre. »

« Et vous ? » demanda Paul.

« Je vais tenter de m’enfuir d’une autre façon. Et si je suis capturé… Eh bien, je reste encore le Planétologiste Impérial. Je pourrai toujours dire que j’étais votre prisonnier. »

Nous courons comme des lâches, songea Paul. Mais comment pourrais-je survivre autrement et venger mon père ? Dans l’obscurité, il s’était retourné vers la porte.

« Duncan est mort, Paul, dit la voix de Jessica. Tu l’as vu. Il était blessé. Il n’y a rien que nous puissions faire pour lui. »

« Un jour, je leur ferai payer tout cela. »

« Alors il faut vous hâter maintenant », dit Kynes.

Sur son épaule, Paul sentit la main du planétologiste.

« Quand nous retrouverons-nous, Kynes ? » demanda-t-il.

« J’enverrai des Fremens à votre recherche. Ils connaissent la route de la tempête. Dépêchez-vous, et que la Grande Mère vous donne la chance et la vitesse. »

Dans les ténèbres, ils entendirent s’éloigner le bruit de ses pas. Jessica prit la main de Paul, le tira doucement.

« Il ne faut pas nous séparer. »

« Non. »

Il suivit Jessica au-delà de la première flèche qui s’éteignit sous leurs pas tandis qu’une autre naissait devant eux.

Ils s’avancèrent. La flèche mourut. Une autre se dessina.

Ils se mirent à courir.

Des plans dans des plans dans des plans, sans cesse, pensa Jessica. Participons-nous au plan de quelqu’un d’autre, en ce moment ?

Les flèches les emmenaient de tournant en tournant. Au passage, ils devinaient des embranchements à peine esquissés par la faible lueur des flèches. A un moment, le sol s’inclina pour se relever ensuite. Ils continuèrent à monter et atteignirent des marches. Un dernier tournant et ils se retrouvèrent devant une paroi faiblement lumineuse. Une poignée sombre apparaissait au centre. Paul la prit et appuya. La paroi s’éloigna et la lumière jaillit, leur révélant une caverne taillée dans le roc. L’ornithoptère était là. Derrière lui, un signe sur un haut mur gris indiquait une porte.

« Où est Kynes ? » demanda Jessica.

« Il a fait ce qu’aurait fait n’importe quel chef de guérilleros, dit Paul. Il nous a séparés en deux parties et s’est arrangé pour ne pas pouvoir révéler où nous nous trouvons si jamais il vient à être pris car il ne le sait pas. »

Il entraîna sa mère dans la caverne, remarquant que leurs pieds s’enfonçaient dans une épaisse couche de poussière.

« Nul n’est venu ici depuis très longtemps », dit-il.

« Il semblait certain que les Fremens nous retrouveraient. »

« Je le suis également. »

Paul lâcha la main de Jessica, s’approcha de l’ornithoptère, ouvrit la porte de gauche et plaça le Fremkit à l’arrière. « Cet appareil possède un masque antidétecteur, dit-il. L’éclairage et les portes sont commandés automatiquement à partir du tableau de bord. Ces quatre-vingts années de fief harkonnen leur ont appris à être prévoyants. »

Jessica s’appuya contre le flanc de l’orni pour reprendre son souffle.

« Les Harkonnens ne sont pas stupides, dit-elle. Ils auront placé une couverture aérienne. (Elle consulta son sens de la direction et tendit la main vers la droite.) La tempête se trouve par là. »

Paul acquiesça, luttant contre une soudaine répugnance à se mouvoir. Bien qu’il en connût la cause, cela ne l’aidait en rien. Quelque part, durant cette nuit, il avait passé un nexus de décision dans l’inconnu le plus profond. Il connaissait désormais la région temporelle qui les entourait mais le présent immédiat demeurait un mystère. C’était comme si, de très loin, il se voyait lui-même disparaître dans une vallée. De tous les chemins qu’il pouvait emprunter pour apercevoir de nouveau Paul Atréides, rares étaient ceux qui ne se perdaient point.

« Plus nous attendrons, plus ils seront prêts », dit Jessica.

« Montez et fixez votre ceinture », dit-il.

Il la rejoignit, luttant toujours contre la pensée qu’ils se trouvaient dans une zone obscure, une zone que nulle vision presciente ne lui avait révélée. Et brusquement il comprit qu’il avait accordé de plus en plus crédit à ses pouvoirs prescients et que cela l’avait affaibli en cet instant capital.

« Si vous vous fiez à votre seul regard, vos autres sens s’effacent. » C’était un axiome fremen. Il se jura de le faire sien à partir de maintenant et de ne jamais retomber dans le piège… si jamais il en sortait.

Il boucla son harnachement de sécurité, vérifia celui de sa mère puis se pencha sur les contrôles. Les ailes étaient totalement déployées, leurs délicates nervures métalliques au maximum d’extension. Il posa la main sur les barres de rétraction et vérifia qu’elles se repliaient bien pour la poussée initiale des fusées, ainsi que le lui avait enseigné Gurney Halleck. Le contacteur jouait librement. Sur le panneau de commandes, les cadrans s’illuminèrent à l’instant où il arma les fusées de départ. Puis les turbines firent entendre leur sifflement assourdi.

« Prêt ? » demanda-t-il.

« Oui. »

Il appuya sur la commande automatique d’éclairage.

Les ténèbres s’abattirent sur l’appareil.

La main de Paul ne fut plus qu’une ombre qui se déplaçait sur le fond lumineux des cadrans. Il pressa la touche de contrôle des portes et, immédiatement, ils perçurent des grincements. Le sable s’abattit en cascade, puis le silence revint. Sur ses joues, Paul sentit une brise qui portait des grains de sable et il ferma la porte de l’orni ; la pression intérieure s’établit aussitôt.

La porte s’était effacée et, dans le polygone de nuit ainsi découvert, les étoiles clignotaient, estompées par la poussière. Leur clarté changeante révélait les courants de sable.

Paul posa le doigt sur la touche de départ. Les ailes de l’orni se mirent à battre régulièrement. Le grand insecte jaillit hors de son nid. Les fusées entrèrent alors en action.

Les mains de Jessica couraient sur les commandes mixtes, imitant les gestes assurés de son fils. Elle avait peur et, pourtant, elle se sentait excitée. A présent, songeait-elle, l’éducation, l’entraînement de Paul constituent notre unique chance avec sa jeunesse, sa vivacité.

Paul augmenta la puissance des fusées de queue. L’ornithoptère s’inclina et ils s’enfoncèrent dans leurs sièges en même temps qu’un mur noir se dressait sur le fond des étoiles. Les ailes se déployèrent, la puissance augmenta encore. Un nouveau battement, un nouvel élan et ils survolèrent les rochers, arêtes de gel et lames d’argent. Sur la droite, la seconde lune d’Arrakis, sous un voile rouge de poussière, révélait le chemin de la tempête.

Les mains de Paul dansaient sur les commandes. Les ailes se rétractèrent pour n’être plus que des élytres de scarabée. L’orni vira brusquement et l’accélération pesa lourdement sur leurs poitrines.

« Des fusées derrière nous ! » lança Jessica.

« Je les ai vues. »

Il bascula le levier de puissance vers l’avant. L’appareil se cabra comme un animal effrayé et se rua vers le sud-ouest, vers la tempête et la vaste courbe du désert. Tout près apparaissaient les ombres brisées qui révélaient la fin des rochers et le début des dunes qui se déployaient comme autant de doigts inclinés sous la lune.

Au-dessus de l’horizon, la tempête se dressait comme une vaste muraille, occultant les étoiles.

L’ornithoptère fut ébranlé.

« Une explosion ! haleta Jessica. Ils utilisent des projectiles ! »

Il y avait un sourire sauvage sur le visage de Paul.

« On dirait qu’ils évitent d’utiliser leurs lasers », dit-il.

« Mais nous n’avons pas de boucliers ! »

« Le savent-ils ? »

A nouveau, l’orni frémit.

Paul se retourna pour regarder vers l’arrière. « Un seul d’entre eux semble en mesure de nous poursuivre. »

Il reporta son attention sur les commandes tandis que la tempête s’élevait au-dessus d’eux comme un rempart infranchissable.

« Lanceurs de projectiles, fusées… Tout l’arsenal ancien, murmura Paul. Nous donnerons cela aux Fremens. »

« La tempête, dit Jessica. Ne vaudrait-il pas mieux faire demi-tour ? »

« Et l’appareil qui nous suit ? »

« Il rebrousse chemin. »

« Alors…»

Il rétracta les ailes et l’orni bondit tout droit dans le bouillonnement lent et trompeur de la tempête. Paul sentit ses joues s’étirer sous l’effet de l’accélération.

Il avait l’impression qu’ils s’enfonçaient dans un nuage de poussière qui se faisait de plus en plus dense. Le désert et la lune disparurent. L’orni ne fut plus qu’un long chuchotement qui courait, horizontal, dans les ténèbres.

Tous les avertissements qu’elle avait pu entendre à propos de ces tempêtes revenaient à l’esprit de Jessica. On disait qu’elles tranchaient net le métal, qu’elles rongeaient la chair et attaquaient les os. Et tout autour d’eux, au-dehors, elle sentait la pression de la poussière tourbillonnante. Paul luttait aux commandes. Il coupa la puissance et l’appareil roula dans un gémissement de métal. La coque trembla.

« Le sable ! » s’écria Jessica.

Elle perçut son mouvement de tête dans la faible clarté. « Pas à cette hauteur. »

Mais elle sentait qu’ils s’enfonçaient toujours plus avant dans le maelström.

Paul remit les ailes en extension maximale et les entendit craquer sous l’effort. Ses yeux ne quittaient pas les contrôles. Il pilotait par instinct, luttait pour ne pas perdre d’altitude.

Le bruit allait diminuant. L’orni dériva sur la gauche et Paul, le regard rivé à la courbe d’altitude, livra bataille pour le redresser et le remettre en ligne. Jessica avait l’impression horrible qu’ils s’étaient immobilisés et que tous les mouvements, désormais, n’intéressaient plus que l’extérieur. Seuls le poudroiement brun derrière les baies, le grondement, les sifflements lui rappelaient les puissances qui se déchaînaient autour d’eux.

Le vent doit bien atteindre sept ou huit cents kilomètres/heure, songea-t-elle, et elle perçut la morsure de l’adrénaline. La litanie Bene Gesserit lui revint : Je ne connaîtrai pas la peur, car la peur tue l’esprit.

Lentement, ses longues années d’éducation faisaient sentir leur effet. En elle, le calme revint.

« Nous tenons le tigre par la queue, murmura Paul. Nous ne pouvons pas descendre, nous ne pouvons pas nous poser… et je ne crois pas que je parviendrai à sortir de ça. Il faut suivre la tempête. »

Le calme reflua. Jessica sentit le tremblement qui agitait ses mâchoires, les serra désespérément. Puis la voix de Paul lui parvint à nouveau, basse, contrôlée. Il récitait la litanie :

« Je ne connaîtrai pas la peur, car la peur tue l’esprit. La peur est la petite mort qui conduit à l’oblitération totale. J’affronterai ma peur. Je lui permettrai de passer sur moi, au travers de moi. Et lorsqu’elle sera passée, je tournerai mon œil intérieur sur son chemin. Et là où elle sera passée, il n’y aura plus rien. Rien que moi. »

Que méprisez-vous ? Par cela, on vous connaît vraiment.

Extrait du Manuel de Muad’Dib,

par la Princesse Irulan.


« Ils sont morts, Baron, dit Iakin Nefud, le capitaine des gardes. Ils sont certainement morts : la femme et le garçon. »

Le Baron Vladimir Harkonnen se redressa dans les suspenseurs de sa chambre. Tout autour de lui, au-delà de ses appartements, la grande frégate posée sur le sol d’Arrakis était comme un œuf protecteur aux coquilles multiples. Ici, dans la chambre, les dures parois de métal avaient été dissimulées par des draperies, des tentures, des objets précieux.

« C’est une certitude, reprit Nefud. Ils sont morts. »

Le Baron ajusta son corps volumineux aux champs des suspenseurs. Son attention se porta sur une statue d’ebaline placée dans une niche et représentant un garçon figé dans un bond. Lentement, le sommeil s’écoulait de son esprit. Il remonta le suspenseur moelleux placé sous les replis graisseux de son cou et, par-delà l’unique brilleur de la chambre, regarda en direction du seuil le capitaine Nefud immobilisé par le penta-bouclier.

« Ils sont certainement morts, Baron », répéta Nefud.

Le Baron décelait dans son regard le flou engendré par la sémuta. Il était évident que l’homme avait été sous l’emprise de la drogue au moment où il avait reçu le rapport. Avant de se ruer vers la chambre du Baron, il avait dû absorber l’antidote.

« J’ai un rapport complet », dit-il encore.

Laissons-le transpirer un peu, songea le Baron. Les instruments du pouvoir doivent toujours être affûtés et prêts. La puissance et la peur… Toujours affûtés et prêts.

« As-tu vu leurs corps ? » gronda-t-il.

Nefud hésita.

« Eh bien ? »

« Mon Seigneur… on les a vu disparaître dans une tempête… un vent de plus de huit cents kilomètres à l’heure… Rien ne résiste à une telle tempête, Mon Seigneur. Rien ! Un de nos appareils a été détruit en les poursuivant. »

Le Baron fixait Nefud, notant le tic nerveux qui secouait les muscles crispés de la mâchoire du garde, la façon dont son menton bougeait tandis qu’il s’efforçait d’avaler sa salive.

« Tu as vu les corps ? » demanda le Baron.

« Mon Seigneur…»

« Dans quel but es-tu venu traîner ton armure ici ? Pour me dire qu’une chose est certaine alors qu’elle ne l’est pas ? Crois-tu que je vais te féliciter pour une telle stupidité ? T’accorder une autre promotion ? »

Le visage de Nefud devint blême comme de l’os.

Regardez-moi cette loque, songea le Baron. Voilà ce dont je suis entouré : de lamentables résidus inutiles. Si je jetais du sable devant lui en lui disant que c’est du blé, il se baisserait pour le picorer.

« Idaho t’a donc conduit jusqu’à eux ? »

« Oui, Mon Seigneur. »

Regardez-moi donc comme il crache ça.

« Alors ils essayaient de rejoindre les Fremen ? »

« Oui, Mon Seigneur. »

« Ce… rapport en dit-il plus long ? »

« Le Planétologiste Impérial, Kynes, s’est joint à eux, Mon Seigneur. Idaho l’a contacté dans des circonstances mystérieuses… Je dirais même suspectes. »

« Vraiment ? »

« Ils… Ils se sont réfugiés ensemble dans un abri où il semble que la mère et le fils se trouvaient déjà. Dans l’excitation de la poursuite, plusieurs de nos groupes ont été victimes d’une explosion bouclier-laser. »

« Combien d’hommes avons-nous perdus ? »

« Je… je ne connais pas encore le chiffre exact, Mon Seigneur. »

Il ment, se dit le Baron. Ce chiffre doit être terriblement élevé.

« Le laquais de l’Empereur, ce Kynes… Il jouait le double jeu, n’est-ce pas ? »

« Je suis prêt à risquer ma réputation sur ce point, Mon Seigneur ! »

Sa réputation !

« Qu’on le tue. »

« Mon Seigneur ! Kynes est le Planétologiste Impérial ! Le serviteur de Sa Majesté…»

« Alors, que cela ait l’air d’un accident ! »

« Mon Seigneur, des Sardaukar étaient aux côtés de nos hommes pour donner l’assaut à ce repaire fremen. Kynes est placé sous leur garde, maintenant. »

« Reprends-le. Dis que je veux le questionner. »

« Et s’ils refusent ? »

« Ils ne refuseront pas si tu sais procéder avec habileté. »

Nefud se raidit. « Oui, Mon Seigneur. »

« Cet homme doit mourir, gronda le Baron. Il a tenté d’aider mes ennemis. »

Nefud se balançait d’un pied sur l’autre.

« Oui ? »

« Mon Seigneur… Les Sardaukar détiennent deux personnes qui vous intéressent. Ils ont pris le Maître Assassin du Duc. »

« Hawat ? Thufir Hawat ? »

« J’ai vu le prisonnier de mes yeux, Mon Seigneur. C’est bien Hawat. »

« Je n’aurais pas cru cela possible ! »

« Ils m’ont dit qu’il avait été abattu par un tétaniseur, Mon Seigneur. En plein désert, là où il ne pouvait utiliser son bouclier. Il n’est pratiquement pas blessé. Si nous parvenons à le reprendre, il nous procurera certainement des distractions. »

« Tu parles d’un Mentat, en ce moment, gronda le Baron. On ne supprime pas un Mentat. A-t-il parlé ? Que pense-t-il de sa capture ? Sait-il l’étendue de… mais non. »

« Ce qu’il a dit, Mon Seigneur, révèle seulement qu’il croit avoir été trahi par Dame Jessica. »

« Ah !…»

Le Baron se laissa aller en arrière, réfléchit, puis demanda : « En es-tu certain ? Sa fureur était dirigée contre Dame Jessica ? »

« Il l’a dit en ma présence, Mon Seigneur. »

« En ce cas, laisse-lui croire qu’elle est vivante. »

« Mais, Mon Seigneur…»

« Silence. Je veux que Hawat soit traité avec égards. On ne doit rien lui dire au sujet du Docteur Yueh. Qu’on lui laisse croire qu’il a trouvé la mort en défendant le Duc. D’ailleurs, en un certain sens, cela aurait pu être vrai. Il faut nourrir ses soupçons à l’encontre de Dame Jessica. »

« Mon Seigneur, ne…»

« L’information, Nefud, est le seul moyen de contrôler et de diriger un Mentat. A information fausse, résultats faux. »

« Oui, Mon Seigneur, mais…»

« Hawat a-t-il faim ? Soif ? »

« Mon Seigneur, il est encore aux mains des Sardaukar ! »

« Oui, certes. Mais les Sardaukar seront aussi désireux que nous d’obtenir des renseignements de sa bouche. J’ai remarqué une chose concernant nos alliés, Nefud. Ils ne sont pas très subtils… sur le plan politique. Je pense que c’est là un effet de la volonté de l’Empereur. Oui, je le pense. Tu rappelleras au chef des Sardaukar la réputation dont je jouis pour ce qui est d’obtenir les aveux de sujets rétifs. »

Nefua parut soudain mal à son aise. « Bien sûr, Mon Seigneur. »

« Tu lui expliqueras que je désire interroger Hawat et Kynes en même temps, en jouant de l’un contre l’autre. J’espère qu’il pourra au moins comprendre cela. »

« Oui, Mon Seigneur. »

« Et lorsqu’ils seront entre nos mains…» (Le Baron hocha la tête.)

« Mon Seigneur, les Sardaukar désireront certainement qu’un des leurs assiste à… l’interrogatoire. »

« Je suis bien certain que nous pouvons créer une diversion propre à écarter tout observateur indésirable, Nefud. »

« Je comprends, Mon Seigneur. C’est à ce moment-là que Kynes pourrait avoir un accident. »

« Kynes et Hawat auront un accident, oui. Mais seul celui de Kynes sera authentique. C’est Hawat que je désire. Oui… Oh, oui. »

Nefud battit des paupières, avala péniblement sa salive. Un instant, il parut sur le point de poser une question, puis se tut.

« Nous donnerons de la nourriture et de la boisson à Hawat, reprit le Baron. Nous le traiterons avec douceur, avec sympathie. Dans son eau, tu veilleras à ce que l’on ajoute ce poison résiduel mis au point par feu Piter de Vries. Mais surtout, tu feras en sorte que l’antidote soit régulièrement présent dans ses aliments à partir de maintenant… jusqu’à nouvel ordre. »

« L’antidote, oui. (Nefud secoua la tête.) Mais…»

« Ne sois pas borné, Nefud. Le Duc a failli me tuer avec cette dent empoisonnée. Ce gaz qu’il a exhalé en ma présence m’a privé de mon précieux Mentat, Piter. Il me faut un remplaçant. »

« Hawat ? »

« Hawat. »

« Mais…»

« Tu allais me dire que Hawat était d’une loyauté totale envers les Atréides. C’est vrai, mais les Atréides sont morts. Et nous finirons bien par le séduire. Il faudra le convaincre qu’il n’est en rien coupable de la défaite du Duc. Que celle-ci est le seul fait de cette sorcière Bene Gesserit. Son maître était faible, sa raison était obscurcie par ses émotions. Les Mentats admirent ceux qui calculent sans faire intervenir l’émotion humaine, Nefud. Nous allons dompter le formidable Thufir Hawat. »

« Nous allons le dompter. Oui, Mon Seigneur. »

« Malheureusement, Hawat avait un maître dont les ressources étaient maigres et qui ne pouvait se permettre de faire accéder son Mentat à ces hauteurs sublimes auxquelles un Mentat est en droit de prétendre. Hawat ne pourra que reconnaître qu’il y a en cela quelque vérité. Le Duc n’a jamais pu fournir à son Mentat les espions les plus efficients qui auraient pu lui fournir les renseignements les plus utiles. (Le Baron regarda Nefud.) N’essayons jamais de tricher entre nous, Nefud. La vérité est une arme puissante. Nous savons comment nous avons triomphé des Atréides, et Hawat le sait lui aussi : grâce à notre richesse. »

« Oui, grâce à notre richesse, Mon Seigneur. »

« Nous séduirons Hawat, Nefud. Nous le mettrons hors d’atteinte des Sardaukar. Et comme garantie nous aurons… l’antidote. Il est impossible d’échapper au poison résiduel, Nefud. Et jamais Hawat ne se doutera de quelque chose. L’antidote échappera à tous les goûte-poison. Hawat pourra analyser ses aliments autant qu’il lui plaira sans relever la présence du moindre poison. »

Sous l’effet de la compréhension, les yeux de Nefud s’ouvrirent soudain tout grands.

« L’absence d’une chose, reprit le Baron, peut être aussi fatale que sa présence. L’absence d’air, par exemple… Ou l’absence d’eau… L’absence de tout ce à quoi nous sommes organiquement habitués. (Il hocha la tête.) Tu me comprends, Nefud ? »

« Oui, Mon Seigneur. »

« Alors hâte-toi. Trouve le chef de ces Sardaukar et déclenche les opérations. »

« Tout de suite, Mon Seigneur. » Et Nefud s’inclina, se détourna et s’éloigna.

Hawat avec moi ! se dit le Baron. Les Sardaukar me le donneront. Au pis, ils me soupçonneront de vouloir le supprimer. Et ce soupçon, je me charge de le confirmer ! Les idiots ! L’un des plus puissants Mentats de l’Histoire, un Mentat formé au meurtre… et ils vont me le laisser comme un jouet inutile que je voudrais briser. Mais je vais leur montrer l’usage que l’on peut faire d’un tel jouet !

Glissant la main sous une tenture, le Baron appuya sur un bouton pour convoquer l’aîné de ses neveux, Rabban. Puis il attendit, souriant.

Et tous les Atréides morts !

Bien sûr, ce stupide capitaine des gardes ne s’était pas trompé. Rien ne pouvait survivre à une tempête de sable sur Arrakis. Aucun ornithoptère… et encore moins ses occupants. La femme et le garçon étaient morts. Toutes les corruptions judicieusement calculées, les incroyables dépenses consacrées au débarquement d’une force écrasante sur cette planète, tous les rapports secrets à l’Empereur, tout le vaste plan soigneusement mis au point… Tout cela, enfin, portait pleinement ses fruits.

La puissance et la peur… La puissance et la peur !

Devant lui, le Baron voyait le chemin tout tracé. Un jour, un Harkonnen deviendrait Empereur. Ce ne serait pas lui, non, ni aucun de ses rejetons. Mais ce serait un Harkonnen. Pas ce Rabban non plus, évidemment. Mais le plus jeune frère de Rabban, Feyd-Rautha. Il y avait en lui une certaine dureté, une férocité que le Baron appréciait.

Un garçon adorable, songea-t-il. Encore une année ou deux… Disons que lorsqu’il atteindra ses dix-sept ans, j’aurai la certitude qu’il est bien l’outil qui donnera le trône à la Maison des Harkonnens.

« Mon Seigneur Baron. »

Celui qui venait d’apparaître sur le seuil de la chambre du Baron était trapu. Son visage comme son corps était épais. Ses yeux très rapprochés et ses épaules larges étaient ceux des Harkonnens mais il conservait cependant une certaine rigidité dans sa graisse, quoiqu’il fût visible que, un jour prochain, il serait voué aux suspenseurs portatifs.

Esprit blindé et musclé, songea le Baron. Ce n’est pas un Mentat, mon neveu, pas un Piter de Vries, mais sans doute est-il plus indiqué pour les tâches immédiates. Je vais lui laisser toute liberté et je suis certain qu’il broiera tout ce qui se trouvera sur son passage. Et Arrakis va le détester… Oh, comme elle va le détester !

« Mon cher Rabban ! » s’écria le Baron. Il désactiva le champ de protection de la porte en maintenant son bouclier corporel à pleine puissance. Il savait que le brilleur placé à côté du lit en révélerait la présence.

« Vous m’avez appelé », dit Rabban. Il s’avança dans la pièce, jeta un coup d’œil rapide au frémissement d’air qui révélait le bouclier, chercha une chaise à suspenseur et n’en trouva point.

« Approche-toi que je puisse mieux te voir », dit le Baron.

Rabban fit un nouveau pas en avant. Il se disait que le satané vieillard avait délibérément supprimé tous tes sièges afin d’obliger ses visiteurs à rester debout.

« Les Atréides sont morts. Les derniers des Atréides. C’est la raison pour laquelle je désirais ta présence sur Arrakis. A nouveau, ce monde t’appartient. »

Rabban se raidit. » Mais je croyais que vous aviez proposé à Piter de Vries de…»

« Piter est mort, lui aussi. »

« Piter ? »

« Piter. »

Il réactiva le champ de la porte contre toute pénétration d’énergie.

« Vous vous en êtes finalement lassé, n’est-ce pas ? » demanda Rabban.

Dans la pièce maintenant isolé, sa voix était plate, dépourvue de vie.

« Pour une fois, je vais te dire une chose, grommela le Baron. Tu insinues que j’ai supprimé Piter comme cela… (Il claqua ses doigts épais.) Mais je ne suis pas aussi stupide, Mon Neveu. Et crois bien que je serai sans indulgence la prochaine fois que tu t’aviseras de suggérer en parole ou en acte que je puis être aussi stupide. »

La peur apparut dans les yeux plissés de Rabban. Il savait, dans certaines limites, jusqu’où le Baron pouvait agir contre sa famille. Cela atteignait rarement la mort, à moins qu’il n’y eût à en tirer un profit extraordinaire ou qu’il ne s’agît de provocation. Mais les châtiments familiaux pouvaient être fort douloureux.

« Pardonnez-moi, Mon Seigneur Baron », dit Rabban. Et il baissa les yeux, autant pour prouver son humilité que pour dissimuler sa rage.

« Tu ne me donnes pas le change », dit le Baron.

Rabban demeura les yeux baissés et avala sa salive.

« Pour moi, c’est une obligation. Ne jamais supprimer un homme sans réfléchir, ainsi que pourrait le faire un fief par le jeu des lois. Ne le faire que pour un dessein majeur… et connaître ce dessein ! »

« Mais vous avez supprimé le traître, Yueh ! Comme j’arrivais, la nuit dernière, j’ai vu que l’on emportait son corps ! » Il y avait de la colère dans la voix de Rabban. Il releva la tête et regarda son oncle, soudain effrayé de ce qu’il venait de dire. Mais le Baron souriait.

« Je suis très prudent avec les armes dangereuses. Le docteur Yueh était un traître. Il m’a livré le Duc. (La puissance monta dans la voix du Baron.) J’ai corrompu un docteur de l’École Suk ! L’École Intérieure ! Tu entends cela, mon garçon ? Et c’était une arme sauvage à propos de laquelle je ne pouvais mentir. Je ne l’ai pas supprimée sans réfléchir. »

« L’empereur sait-il que vous avez corrompu un docteur Suk ? »

Question insidieuse, songea le Baron. Me serais-je trompé sur son compte ?

« Il ne le sait pas encore, mais il est certain que ses Sardaukar vont lui faire un rapport. Néanmoins, auparavant, j’aurai mon propre rapport par l’entremise de la CHOM. J’expliquerai que, par chance, j’ai découvert un docteur qui simulait le conditionnement. Un faux docteur, comprends-tu ? Comme chacun sait que l’on ne peut aller contre le conditionnement de l’École Suk, on acceptera mes dires. »

« Ah, je comprends », murmura Rabban.

Je l’espère bien, pensa le Baron. J’espère que tu comprends la nécessité du secret. Mais pourquoi ai-je fait cela ? Pourquoi me suis-je vanté auprès de ce neveu que je compte utiliser pour l’écarter ensuite ? Il était furieux, tout à coup, comme s’il venait de se trahir lui-même.

« Il faut que cela reste secret, dit Rabban. Je le comprends. »

Le Baron soupira. « En ce qui concerne Arrakis, dit-il, mes instructions, cette fois, seront différentes, Mon Neveu. Lorsque tu as régné précédemment sur cette planète, je t’ai maintenu les rênes serrées. Aujourd’hui, je n’aurai qu’une seule exigence. »

« Oui, Mon Seigneur ? »

« Le bénéfice. »

« Le bénéfice ? »

« Rabban, as-tu la moindre idée de ce que nous avons dû dépenser pour opposer une telle force militaire aux Atréides ? Devines-tu seulement ce que la Guilde exige pour un transport de troupes de cet ordre ? »

« C’est coûteux, n’est-ce pas ? »

« Très coûteux ! »

Le Baron tendit un bras grassouillet vers son neveu.

« Si tu pressais Arrakis à fond durant les soixante années à venir, nous serions à peine remboursés ! »

Rabban ouvrit la bouche et la referma sans prononcer une parole.

« Coûteux… (Le Baron eut un sourire grimaçant.) Si je n’avais pas depuis longtemps prévu cette dépense, cette satanée Guilde nous aurait ruinés, avec son monopole spatial. Rabban, il faut que tu saches bien que, dans cette affaire, nous avons tout financé. Même le transport des Sardaukar. »

Et le Baron se demanda (ce n’était pas la première fois) si un jour viendrait où l’on pourrait se passer de la Guilde. La Guilde, si habile, qui soutirait à ses clients juste ce qu’il fallait pour qu’ils ne puissent lui résister, jusqu’à ce qu’ils soient en son pouvoir et qu’ils paient, paient encore et sans cesse.

Les exigences exorbitantes de la Guilde exerçaient leur emprise sur toutes les aventures militaires. « Le tarif n’est que celui du hasard », répétaient les mielleux agents de la Guilde. Et pour un seul homme que l’on parvenait à placer au sein de la Banque de la Guilde, la Guilde, elle, réussissait à infiltrer deux agents chez vous.

Intolérable !

« Le bénéfice », dit Rabban.

Le Baron abaissa son bras, referma le poing. « Il faut pressurer », dit-il.

« Et, pour autant que je le fasse, je serai libre d’agir à mon gré ? »

« Entièrement. »

« Ces canons que vous avez amenés… Pourrais-je ?…»

« Je vais les faire reprendre. »

« Mais vous…»

« Tu n’auras nul besoin de ces jouets. Ils constituaient une innovation toute spéciale mais, maintenant, ils sont sans utilité. Nous avons besoin du métal. Ils ne sauraient venir à bout d’un bouclier, Rabban. Leur qualité a été de représenter l’inattendu. Il était probable que, sur cette planète atroce, les hommes du Duc chercheraient refuge dans les grottes. Nos canons nous ont permis de les y enfermer. »

« Les Fremen ne se servent pas de boucliers. »

« Tu peux conserver quelques lasers si tu le désires. »

« Oui, Mon Seigneur. Et je pourrai agir à mon gré. »

« Pour autant que tu pressures. »

Rabban eut un sourire rayonnant. « Je comprends parfaitement, Mon Seigneur. »

« Tu ne comprends rien parfaitement, grommela le Baron. Que ceci soit bien clair. Ce que tu comprends, c’est la manière d’obéir à mes ordres. Mon Neveu, t’est-il seulement venu à l’esprit qu’il y avait cinq millions d’êtres sur cette planète ? »

« Mon Seigneur oublierait-il que j’ai été son régent-siridar auparavant ? Que Mon Seigneur me pardonne mais… son estimation me paraît même insuffisante. Il est difficile de faire le compte d’une population dispersée comme ici dans des creux et des failles. Si vous songez seulement aux Fremen…»

« Il est inutile de tenir compte des Fremen ! »

« Pardonnez-moi, Mon Seigneur, mais ce n’est pas là ce que pensent les Sardaukar. »

Le Baron hésita. « Tu sais quelque chose à ce sujet ? »

« Mon Seigneur s’était déjà retiré lorsque je suis arrivé la nuit dernière. Je… j’ai pris alors la liberté de rencontrer certains de mes… anciens lieutenants. Ils ont servi de guides aux Sardaukar. Ils m’ont appris qu’une bande de Fremen, quelque part dans le sud-est, avait tendu une embuscade à un parti de Sardaukar. Les Sardaukar ont été massacrés. »

« Les Sardaukar ? »

« Oui, Mon Seigneur. »

« C’est impossible ! »

Rabban haussa les épaules.

« Des Fremen ont massacré des Sardaukar…»

« Je ne fais que rapporter ce que l’on m’a dit. De plus, ces Fremen auraient déjà mis la main sur le redoutable Thufir Hawat. »

« Aahh », fit le Baron, avec un sourire.

« Je crois ce rapport exact, ajouta Rabban. Vous ne savez pas quel problème représentent les Fremen. »

« Peut-être, mais ce que vos lieutenants ont vu, ce ne sont certainement pas des Fremen mais des hommes des Atréides formés par Hawat et déguisés en Fremen. C’est la seule réponse possible. »

A nouveau, Rabban haussa les épaules. « Ma foi, les Sardaukar, quant à eux, croient que c’étaient bien des Fremen et ils ont déjà déclenché un pogrom contre tous les Fremen. »

« Très bien ! »

« Mais…»

« Cela les occupera. Et nous aurons bientôt Hawat. J’en suis certain ! Je le sais ! Ah… quelle journée !… Et ces Sardaukar qui traquaient quelques malheureuses hordes dans le désert pendant que nous nous emparions du seul, du vrai butin ! »

« Mon Seigneur… (Rabban hésita.) J’ai toujours pensé que nous sous-estimions les Fremen, aussi bien en nombre qu’en…»

« Ne t’en occupe pas, mon garçon ! Ils ne comptent pour rien ! Ce sont les cités peuplées, les villes, les villages qui nous intéressent. Et cela fait beaucoup de monde, non ? »

« Beaucoup, en effet, Mon Seigneur. »

« Ils m’inquiètent, Rabban. »

« Ils vous inquiètent ? »

« Oh… Je ne me soucie guère de quatre-vingt-dix pour cent d’entre eux, mais il subsiste cependant quelques… Maisons Mineures… Des gens ambitieux qui pourraient se livrer à de dangereuses tentatives… Par exemple, il se pourrait que quelqu’un quitte Arrakis avec quelque déplaisante histoire à raconter sur ce qui s’est passé ici. Et cela me déplairait beaucoup… En as-tu seulement idée, Rabban ? »

Rabban déglutit sans répondre.

« Il convient que tu prennes des mesures immédiates pour nous assurer un otage de chaque Maison Mineure, reprit le Baron. Hors Arrakis, chacun doit croire que tout ceci n’était qu’une lutte de Maison à Maison. Les Sardaukar n’y ont pas pris la moindre part, comprends-tu ? Le Duc s’est vu offrir la grâce habituelle ainsi que l’exil mais il a trouvé la mort dans un accident malheureux avant même d’avoir pu accepter. Mais il est bien certain qu’il eût accepté. Telle sera l’histoire. Et toute rumeur faisant état de la présence de Sardaukar sur Arrakis ne devra être que prétexte à rire. »

« Ainsi le veut l’Empereur », dit Rabban.

« Ainsi le veut l’Empereur. »

« Et les contrebandiers ? »

« Nul ne croit en l’existence des contrebandiers, Rabban. On les tolère, mais on n’y croit pas. Ici, il te faudra corrompre, à quelque prix que ce soit, ou prendre toute autre mesure… Ce dont je te sais capable. »

« Oui, Mon Seigneur. »

« J’attends donc deux choses d’Arrakis, Rabban : Des bénéfices et un gouvernement sans merci. Sur ce monde, point de pitié. Il faut voir cette canaille telle qu’elle est ; une foule d’esclaves jaloux de leurs maîtres et guettant la première occasion de rébellion. Il convient donc de ne jamais montrer la plus infime trace de bonté ou de pitié. »

« Peut-on exterminer toute une planète ? » demanda Rabban.

« Exterminer ? (Il y avait de la surprise dans le rapide mouvement de tête du Baron.) Mais qui a parlé d’extermination ? »

« Eh bien, je pensais que vous aviez l’intention de repeupler et…»

« J’ai dit pressurer, Mon Neveu, et non exterminer. Ne diminue pas la population. Contente-toi de la soumettre, totalement. Il faut que tu sois le carnivore, mon garçon. (Le Baron sourit et une expression enfantine apparut sur son visage gras.) Jamais un carnivore ne s’arrête. Jamais il ne montre la moindre pitié. Jamais. La pitié est une chimère. L’estomac grondant sa faim suffit à la balayer, et la gorge brûlante de soif… Aie donc toujours faim et soif… Comme moi. » Et le Baron caressa ses bourrelets de graisse, sous les suspenseurs.

« Je comprends, Mon Seigneur. »

Le regard de Rabban allait de droite à gauche.

« Est-ce bien clair, Mon Neveu ? »

« Oui, hormis une chose, Mon Oncle : Kynes, le planétologiste. »

« Ah, oui… Kynes. »

« Il représente l’Empereur, Mon Oncle. Il peut aller et venir selon son gré. Et il est très lié aux Fremen… Il a épousé une des leurs…»

« Il sera mort lorsque la nuit viendra, demain. »

« C’est là une dangereuse action, Mon Oncle… Tuer un serviteur de l’Empereur. »

« Comment crois-tu donc que je sois arrivé aussi rapidement si haut ? (La voix du Baron était basse, lourde, pleine d’adjectifs muets.) De plus, tu n’aurais jamais dû craindre de voir Kynes s’enfuir d’Arrakis. Tu sembles oublier qu’il est intoxiqué par l’épice. »

« Oui, bien sûr ! »

« Ceux qui savent ce qu’il en est ne feront jamais rien qui puisse mettre en péril leurs moyens de ravitaillement. Et Kynes, certainement, sait ce qu’il en est. »

« J’avais oublié », dit Rabban.

En silence, ils se regardèrent.

« A ce propos, reprit le Baron, tu devras veiller tout particulièrement à mon ravitaillement personnel. Je dispose d’un stock important mais ce raid des hommes du Duc m’a coûté la plus grande partie de ce que j’entendais revendre. »

Rabban acquiesça. « Oui, Mon Seigneur. »

« Demain matin, tu rassembleras tout ce qui subsiste de notre organisation sur cette planète et tu déclareras : Notre Sublime Empereur Padishah m’a chargé de prendre possession de cette planète pour y mettre fin à toute querelle. »

« Je comprends, Mon Seigneur. »

« Cette fois, je suis bien certain que tu comprends, oui. Mais demain, nous reverrons les détails. A présent, laisse-moi finir mon sommeil. »

Le Baron désactiva le bouclier du seuil et regarda disparaître son neveu.

Esprit blindé, songea-t-il. Esprit musclé et blindé. Lorsqu’il en aura fini avec eux, il n’y aura plus que de la pulpe sanglante. Ainsi, lorsque mon cher Feyd-Rautha arrivera, il sera accueilli à bras ouverts, comme un libérateur. Délicieux Feyd-Rautha. Il viendra les sauver de cette bête. Il méritera leur obéissance. Ils voudront même mourir pour lui… Lorsque ce temps sera venu, je suis bien certain qu’il saura comment oppresser dans l’impunité. C’est lui qu’il me faut, oui. Avec le temps, il apprendra. Et ce corps, tellement adorable… Quel garçon délicieux !

A quinze ans, il avait déjà appris le silence.

Extrait de Histoire de Muad’Dib enfant,

par la Princesse Irulan.


Paul, luttant aux commandes de l’ornithoptère, prit conscience qu’ils échappaient à l’entrelacs des forces de la tempête. Ses facultés de perception, supérieures à celles d’un Mentat, lui permettaient de sélectionner des informations multiples et précises. Il sentait, tout autour de lui, les fronts de poussière, les dépressions, les turbulences complexes et, parfois, le passage d’un tourbillon.

La cabine de l’orni était comme une boîte furieusement ballottée, baignée de la clarté verte des cadrans. Au-dehors, le sable était une muraille ocre, lisse, semblait-il, sans la moindre faille. Pourtant, Paul commençait à voir au-delà.

Il me faut trouver le bon tourbillon, songea-t-il.

Depuis un certain temps, il percevait l’affaiblissement de la tempête. Mais elle ne s’était pas encore éteinte et continuait de les secouer durement. Il guettait l’approche d’une autre turbulence.

Le tourbillon apparut. Comme une vague monstrueuse qui agita frénétiquement l’appareil. Paul repoussa toute trace de peur et inclina l’orni sur la gauche. Jessica décela la manœuvre sur le globe de navigation.

« Paul ! »

Le tourbillon s’empara d’eux, les saisit, les enveloppa. L’ornithoptère ne fut plus qu’une feuille sur un geyser, projeté, craché dans un torrent de poussière, dans la clarté de la seconde lune.

Paul regarda vers le bas. Il vit le pilier de poussière formé par le vent torride qui les avait capturés, avalés puis dégorgés. Il vit la tempête mourante qui poursuivait son cours, comme un fleuve de sable dans le sable du désert, ruban gris de lune qui se faisait de plus en plus petit comme l’orni montait toujours plus haut.

« Nous en sommes sortis », dit Jessica.

Paul fit glisser l’appareil hors de la poussière. Il épiait le ciel.

« Nous leur avons échappé », dit-il enfin.

Jessica lutta pour ralentir les battements de son cœur, pour retrouver son calme tout en regardant disparaître la tempête. Sa notion du temps lui disait qu’ils avaient voyagé au sein de ces forces naturelles pendant près de quatre heures. Mais, pour une grande part de son esprit, cela avait duré le temps d’une vie. Il lui semblait renaître.

C’était comme la litanie, se dit-elle. Nous avons fait face, sans résister. Et la tempête est passée au travers de nous, autour de nous. Elle a disparu et nous restons.

« Je n’aime pas le bruit que font les ailes, dit Paul. Elles ont dû être endommagées. »

Ses mains, tout en agissant sur les commandes, percevaient le changement, le vol plus lourd, difficile. Ils avaient échappé à la tempête mais ils n’avaient pas encore atteint l’image que lui avait révélée sa vision presciente. Pourtant, ils étaient sauvés, et Paul tremblait, au seuil d’une révélation.

Il frissonna.

C’était magnétique, terrifiant. Pourquoi ? se demanda-t-il. Il sentait que c’était dû en partie à la nourriture, saturée d’épice. Mais cela pouvait s’expliquer aussi par la litanie dont les paroles semblaient receler une puissance qui leur était propre.

Je ne connaîtrai pas la peur…

Cause et effet. Il vivait en dépit des forces mauvaises et il approchait d’une nouvelle perception qui, sans la litanie magique, n’aurait pu être.

Des paroles de la Bible Catholique Orange flottèrent dans sa mémoire : Ne nous manque-t-il pas des sens qui nous permettent de voir et d’entendre cet autre monde qui est tout autour de nous ?

« Il y a des rochers, tout autour de nous », dit Jessica.

Paul revint à l’ornithoptère. Il secoua la tête pour éclaircir ses idées et il regarda ce que lui désignait sa mère. Des rochers, noirs sur le sable, droit devant eux. Puis il sentit un souffle de vent sur ses chevilles, un frôlement de poussière dans la cabine. Il y avait un trou quelque part.

« Il vaut mieux nous poser dans le sable, dit Jessica. Les ailes risquent de ne pas nous freiner suffisamment. »

Du menton, il lui désigna quelques rochers qui émergeaient des dunes dans le clair de lune.

« Nous allons nous poser là. Vérifiez votre harnachement. »

Elle obéit et songea : Nous avons de l’eau, des distilles. Si nous pouvons nous procurer de la nourriture, nous réussirons à survivre longtemps dans le désert. C’est là que vivent les Fremen. Ce qu’ils peuvent, nous le pouvons aussi.

« Dès que nous serons posés, courez vers ces rochers, dit Paul. Je prendrai le paquet. »

« Courir… (Elle hésita, acquiesça.) Oui, les vers. »

« Nos amis les vers. Ils s’empareront de cet ornithoptère et il n’y aura plus la moindre trace de notre passage. »

Comme sa pensée est directe, songea-t-elle.

Ils glissaient vers le désert, toujours plus bas. Les ombres floues des dunes, les rochers comme des îles se ruaient à leur rencontre. L’orni accrocha le faîte d’une dune avec un bruit soyeux, glissa dans un creux, aborda une autre dune.

Il utilise le sable comme un frein, pensa Jessica. Elle admirait l’habileté de son fils.

« Cramponnez-vous ! » lança Paul.

Il tira la commande de freinage à lui, d’abord très lentement, puis plus fort, à fond. Il sentit les ailes bloquer la masse d’air. Le vent hurla dans les feuillures protectrices et les nervures. Brusquement, l’aile gauche, après un faible frémissement, se replia contre le flanc de l’appareil qui escalada une dernière dune avant de s’incliner sur la gauche, piquant du nez dans une cascade de sable. L’orni s’immobilisa définitivement, son aile droite dressée vers les étoiles.

Paul se débarrassa de son harnachement, passa devant sa mère et ouvrit rapidement la porte. Le sable du désert se déversa dans la cabine avec une senteur de silex. Paul s’empara du paquet à l’arrière de l’appareil puis s’assura que sa mère s’était libérée de son harnachement. Elle escaladait déjà le siège de droite puis, de là, gagnait la coque de métal. Il la suivit, portant le paquet et lança : « Courez ! »

Il désignait une tour rocheuse qui se dressait dans le vent de sable, de l’autre côté de la dune la plus proche.

Jessica s’élança dans le sable, trébuchant et glissant au flanc de la dune. Paul haletait derrière elle. Ils se retrouvèrent sur une crête de sable qui s’infléchissait en direction des rochers.

« Il faut la suivre, dit Paul. Nous irons plus vite. »

Ils reprirent leur course. Le sable s’agrippait à leurs pieds.

Ils perçurent alors un son nouveau : un sifflement, un chuchotement étouffé, un souffle grésillant.

« Un ver ! » lança Paul.

Le son devint plus net.

« Plus vite ! »

Le premier rocher. Comme une plage sur le désert. Il n’était plus qu’à dix mètres devant eux lorsqu’ils entendirent le fracas du métal broyé.

Paul saisit les liens du paquet dans sa main droite et, de l’autre, prit la main de sa mère. Il l’entraîna vers le haut, sur le sol caillouteux, dans un dédale rocheux sculpté par le vent. Dans leurs gorges, leur souffle était brûlant, rêche.

« Pas plus loin », haleta Jessica.

Il s’arrêta, la poussa dans l’abri d’un creux et se retourna pour observer le désert. Au large de l’île de rochers, une dune courait. Vagues de sables, sillons au clair de lune, sillage distant d’un kilomètre environ, situé au niveau du regard de Paul. Il y eut un vaste mouvement dans les dunes, une boucle se referma sur le désert, là où avait été l’ornithoptère. Il n’y avait plus trace de l’appareil.

La dune en mouvement s’éloigna dans le désert, revint en arrière dans son sillage. Cela cherchait.

« C’est plus grand qu’un vaisseau de la Guilde, murmura Paul. On m’avait bien dit que les vers atteignaient de très grandes tailles dans le désert profond mais… je ne pensais pas qu’ils pouvaient être aussi énormes. »

« Moi non plus », souffla Jessica.

A nouveau, la chose se détourna des rochers et s’éloigna vers l’horizon. Ils prêtèrent l’oreille jusqu’à ce que le bruit de sa course se confondit avec les ruissellements du sable, tout autour d’eux.

Paul, alors, respira profondément, leva les yeux sur l’amoncellement de rochers givré de clair de lune et cita le Kitab al-Ibar : « Voyage de nuit et repose à l’ombre tout le jour. (Il regarda sa mère.) Il nous reste encore quelques heures de nuit. Pourrez-vous continuer ? »

« Dans un moment. »

Paul s’avança sur le rocher, ajusta le paquet sur son épaule et prit un paracompas en main.

« Quand vous serez prête », dit-il.

Elle s’approcha, sentant ses forces revenir.

« Dans quelle direction ? »

« Celle de cette chaîne. »

« Loin dans le désert », dit-elle.

« Le désert des Fremen », chuchota Paul.

Puis il se tut, revoyant soudain l’image précise qui lui était apparue une fois sur Caladan, dans un moment de prescience. Il avait vu ce désert. Mais, dans sa vision, d’une façon subtilement différente. L’image s’était infiltrée dans son esprit, elle avait été absorbée par la mémoire et, maintenant, projetée sur la scène réelle, elle n’était plus parfaite. Elle paraissait avoir changé et l’approcher, lui, sous un angle différent tandis qu’il demeurait immobile.

Dans la vision, Idaho était avec nous, se souvint-il tout à coup. Mais à présent, il est mort.

« Tu as trouvé un chemin ? » demanda Jessica, se trompant sur le sens de son hésitation.

« Non, dit-il, mais mettons-nous en marche. »

Il raffermit ses épaules et s’avança dans un boyau rocheux creusé par le vent de sable. Le boyau débouchait sur une table de rocher baignée de lune qui, vers le sud, s’élevait en terrasses successives.

Paul se mit en marche dans cette direction, entama l’escalade et Jessica le suivit. Elle prenait conscience de ce que les choses avaient d’immédiat, de particulier, à chaque pas. Les poches de sable entre les rochers, qui ralentissaient leur progression, les saillies aiguisées par le vent qui entaillaient leurs mains, l’obstacle qui obligeait au choix : escalader ou contourner ? Le terrain leur imposait ses rythmes propres. Ils ne parlaient que lorsque c’était absolument nécessaire et, alors, leurs voix étaient rauques d’épuisement.

« Attention ici. Le sable est glissant. »

« Ne vous cognez pas à la corniche. Prenez garde. »

« Restez dans l’ombre. La lune est derrière nous et nos moindres gestes nous feraient repérer. »

Paul s’arrêta dans un renfoncement et appuya le paquet contre une étroite saillie rocheuse.

Jessica l’imita, heureuse de cet instant de répit. Elle entendit Paul tirer sur le tube de son distille et elle but, elle aussi, l’eau de son propre corps. Le goût en était saumâtre et le souvenir des eaux de Caladan lui revint. Une haute fontaine enfermant une portion de ciel. Tant d’eau dans cette fontaine dont on ne remarquait que la forme, les reflets, le bruit lorsqu’on s’arrêtait auprès d’elle.

S’arrêter, songea-t-elle. S’arrêter… Se reposer… vraiment.

Le véritable bonheur, c’était cela. La possibilité de s’arrêter, ne serait-ce que pour un moment. Autrement, il ne pouvait y avoir de bonheur.

Paul se redressa et reprit l’escalade. Elle le suivit avec un soupir.

Un vaste entablement descendait jusqu’à une muraille qu’il contournait. A nouveau, ce territoire brisé leur imposait son rythme irrégulier.

Sous ses mains, sous ses pas, Jessica percevait dans la nuit les formes et les tailles, jusqu’aux plus extrêmes degrés de petitesse : rocs ou graviers, cailloux, sable aggloméré, sable pulvérulent, poudre ou farine de sable.

La poudre obstruait les filtres respiratoires et il fallait souffler pour la chasser. Le sable aggloméré et le gravier roulaient sous les pas et pouvaient provoquer une chute. Les éclats de rocher coupaient.

Et les poches de sable omniprésentes semblaient coller aux pieds.

Paul s’arrêta brusquement sur une avancée de rocher et il soutint Jessica. Puis il tendit le doigt vers la gauche et elle vit qu’ils se trouvaient en réalité au sommet d’une falaise qui dominait une portion de désert d’une hauteur de quelque deux cents mètres. Le désert était comme une mer de vagues figées sous la lune, d’ombres acérées qui disparaissaient dans les creux et qui, dans le lointain, se fondaient dans la masse grise et imprécise d’un autre massif rocheux.

« Le désert ouvert », dit Jessica.

« Il nous faudra longtemps pour traverser. » La voix de Paul était étouffée par le filtre.

Le regard de Jessica glissa de droite à gauche. Il n’y avait que le sable.

Paul observait les dunes. Là-bas, les ombres jouaient sous la lune lente.

« Trois ou quatre kilomètres », dit-il.

« Les vers. »

« Certainement. »

Elle prit conscience de sa lassitude, de la douleur qui habitait chacun de ses muscles et affaiblissait ses sens.

« Nous pourrions nous reposer et manger. »

Paul se débarrassa du paquet, s’assit et s’appuya contre lui. Jessica mit une main sur son épaule pour conserver son équilibre et elle s’assit à son tour. Paul fouillait déjà dans le paquet.

« Voilà », dit-il.

Elle sentit sa main sèche dans la sienne. Il déposa deux capsules énergétiques au creux de sa paume. Elle les avala avec une gorgée d’eau qu’elle aspira au tube de son distille.

« Buvez toute votre eau, dit Paul. Axiome : Le corps est le meilleur endroit où conserver son eau. Elle maintient l’énergie et, ainsi, on est plus fort. Faites confiance à votre distille. »

Elle obéit et vida toutes les poches d’eau. Elle sentit alors son énergie revenir. Ce moment de lassitude et de repos était plein de tranquillité et elle se rappela les paroles de Gurney Halleck : « Mieux vaut le calme et un maigre repas qu’une maison pleine de luttes et de doutes. »

Elle les répéta à l’intention de Paul.

« C’est bien de Gurney », dit-il. Et, à son intonation, elle se rendit compte qu’il semblait parler d’un mort et elle songea : Oui, ce pauvre Gurney est peut-être mort. Tous les gens d’Atréides étaient morts, ou prisonniers ou perdus comme eux sur ce monde desséché.

« Gurney trouvait toujours la citation appropriée, reprit Paul. Je l’entends encore : “J’assécherai les fleuves, je vendrai la terre aux méchants et je rendrai le pays aride par la main des étrangers.” »

Jessica ferma les yeux, émue jusqu’aux larmes par la tristesse qu’elle percevait dans la voix de son fils.

« Comment vous… sentez-vous ? » demanda-t-il.

Elle comprit que la question concernait son état et elle dit : « Ta sœur ne naîtra pas avant plusieurs mois et je me sens encore… physiquement en forme. »

C’est mon fils, songea-t-elle, et je lui parle avec tant de froideur ! Et puis, parce qu’une Bene Gesserit se devait de chercher en elle la réponse, elle pensa : Je suis effrayée par mon fils. Je crains son étrangeté. Je crains ce qu’il peut voir au-devant de notre route, ce qu’il peut me dire.

Paul abaissa son capuchon sur ses yeux. Il écoutait les bruits infimes de la nuit. Ses poumons étaient emplis de son propre silence. Son nez le démangeait. Il le gratta, ôta le filtre de ses narines et décela alors la riche senteur de cannelle qui emplissait l’air.

« Il y a du Mélange à proximité », dit-il.

Un vent léger lui caressa les joues et fit flotter les plis de son burnous. C’était un vent qui n’annonçait nulle tempête, nulle menace. Déjà, Paul pouvait sentir cette différence.

« L’aube est proche », dit-il.

Jessica acquiesça.

« Il existe un moyen de traverser sans danger cette portion de désert. Les Fremen l’utilisent. »

« Et les vers ? »

« Nous avons un marteleur dans notre Fremkit. Si nous le plantions dans ces rochers, le ver serait occupé pendant un certain temps. »

Le regard de Jessica glissa sur le fleuve blanc du désert jusqu’à l’autre rivage rocheux.

« Assez de temps pour parcourir quatre kilomètres ? » demanda-t-elle.

« Peut-être. Et si nous réussissons à marcher en ne produisant que des bruits naturels qui n’attirent pas les vers…»

Son regard demeurait fixé sur le désert. Il cherchait dans sa mémoire presciente, il retrouvait ces mystérieuses allusions aux marteleurs et aux hameçons à faiseur qu’il avait lues dans le manuel du Fremkit. Et la terreur absolue qu’il éprouvait à la pensée des vers lui semblait bizarre. C’était comme si, juste au-delà de sa perception, résidait la certitude que les vers devaient être respectés et non craints… si… si…

Il secoua la tête.

« Ce devraient être des bruits sans rythme », dit Jessica.

« Comment ? Oh, oui… Si nous brisons seulement notre démarche… Le sable tombe de lui-même à certains moments. Les vers ne peuvent se ruer sur n’importe quel bruit infime. Mais il faut que nous soyons tout à fait reposés pour cela. »

Il regarda en direction de l’autre massif de rochers, lisant le passage du temps dans les ombres verticales dessinées par la lune. « Dans une heure ce sera l’aube. »

« Où passerons-nous la journée ? »

Il se tourna sur la gauche et tendit la main. « La falaise, là-bas, s’incline vers le nord. Vous pouvez voir que cette face est exposée aux vents et nous y trouverons des crevasses. Des crevasses profondes. »

« Ne ferions-nous pas mieux de partir tout de suite ? »

Il se releva et l’aida à se remettre sur ses pieds. « Êtes-vous suffisamment reposée pour la descente ? Je voudrais que nous soyons aussi près que possible du désert avant de monter la tente. »

« Suffisamment. »

Il hésita, puis reprit le paquet, l’assura sur ses épaules et se mit en marche.

Si seulement nous avions des suspenseurs, se dit Jessica. Ce serait si simple de sauter jusqu’en bas. Mais peut-être faut-il éviter d’employer les suspenseurs dans le désert profond… Peut-être attirent-ils les vers, tout comme les boucliers.

Ils atteignirent une série de terrasses. Tout en bas, le clair de lune révélait une fissure. Paul entama la descente. Il cheminait avec prudence mais aussi vite qu’il pouvait car il était évident que le clair de lune ne durerait plus guère. Ils allaient bientôt pénétrer dans un monde d’ombres profondes. Tout autour d’eux, des aiguilles rocheuses se dressaient sur les étoiles, de plus en plus hautes. La fissure se rétrécissait pour atteindre une dizaine de mètres de large au bord d’une pente de sable gris qui se perdait plus bas dans les ténèbres.

« Pouvons-nous descendre ? » murmura Jessica.

« Je le pense. »

Du bout du pied, Paul éprouva la surface du sable.

« Nous pouvons glisser, dit-il. Je descends le premier. Attendez jusqu’à ce que vous m’entendiez m’arrêter. »

« Sois prudent. »

Il s’avança sur la pente, glissa, dévala jusqu’à une zone de sable dur, entre les murailles rocheuses.

Il entendit alors le bruit du sable derrière lui. Il se retourna, essaya de distinguer le haut de la pente dans l’obscurité et faillit être renversé par la cascade de sable qui s’écoula au loin avant que revienne le silence.

« Mère ? » appela-t-il.

Il n’y eut pas de réponse.

« Mère ! »

Il lâcha le paquet et se lança à l’assaut de la pente, trébuchant, creusant, rejetant le sable entre ses mains comme un animal furieux. « Mère ! Mère, où êtes-vous ? » Il haletait. Une nouvelle cascade s’abattit sur lui et il eût du sable jusqu’aux hanches. Il s’en arracha.

Elle a été prise dans l’avalanche de sable, songea-t-il. Engloutie. Il faut que je reste calme et que je procède avec précaution. Elle ne sera pas immédiatement étouffée. Elle va se mettre en état de suspension bindu pour réduire sa consommation d’oxygène. Elle sait que je la retrouverai.

Suivant l’éducation Bene Gesserit reçue de sa mère, il entreprit de calmer les battements désordonnés de son cœur. Son esprit redevint une ardoise vierge sur laquelle les moments les plus récents du passé pouvaient apparaître à nouveau. Dans sa mémoire, chaque mouvement, chaque courant de l’avalanche recommença, plus lentement, bien qu’une fraction de seconde suffit à cette évocation.

Puis il reprit son escalade en diagonale, jusqu’à ce qu’il trouve une des murailles de la fissure, un rocher qui émergeait du sable. Alors il se mit à creuser, lentement, veillant à ne pas provoquer une nouvelle avalanche de sable. Et il rencontra du tissu sous ses mains. Il progressa, découvrit un bras. Doucement, il le dégagea, découvrit le visage.

« M’entendez-vous ? » murmura-t-il.

Nulle réponse ne lui parvint.

Il creusa plus avant, libéra les épaules. Le corps de sa mère était inerte entre ses mains mais il décela les battements espacés du cœur.

Suspension bindu, se dit-il.

Il la libéra du sable jusqu’à la taille, passa ses bras sur ses épaules et l’entraîna vers le bas de la pente, doucement d’abord, puis aussi vite qu’il le put, au fur et à mesure que cédait le sable sous ses pas. De plus en plus vite il l’emporta, l’entraîna en haletant, luttant pour garder son équilibre, jusqu’au sol ferme au fond de la fissure, la hissa sur ses épaules et courut maladroitement à l’instant où la pente tout entière glissait sur eux avec un sifflement assourdi que répercutèrent les hautes murailles.

Au bout de la fissure, Paul s’arrêta et son regard se posa sur les dunes du désert, trente mètres plus bas. Doucement, il étendit sa mère sur le sable et prononça le mot qui devait la sortir de sa catalepsie.

Elle s’éveilla lentement, son souffle devint plus profond.

« Je savais que tu me retrouverais », dit-elle dans un murmure.

Il se retourna vers la fissure. « Peut-être eût-il mieux valu que je ne vous retrouve pas. »

« Paul ! »

« J’ai perdu le paquet. Il est enfoui sous des tonnes de sable…»

« Tout ? »

« L’eau, la tente… Tout ce qui avait de l’importance. (Il porta la main à une poche.) Il me reste le paracompas. (Il toucha la bourse fixée à sa taille.) Le couteau et les jumelles également. Au moins, nous pourrons bien voir l’endroit où nous allons mourir. »

A cet instant, le soleil apparut sur l’horizon quelque part à gauche au-delà de la fissure. Et les couleurs jaillirent sur le désert. Un chœur d’oiseaux s’éveilla dans les multiples refuges des rochers.

Mais Jessica ne voyait que le désespoir qui avait envahi le visage de son fils. Elle mit du mépris dans sa voix pour demander : « Est-ce là ce que l’on t’a enseigné ? »

« Ne comprenez-vous pas ? Tout ce qu’il nous fallait pour survivre est perdu dans ce sable ! »

« Tu m’as retrouvée », dit-elle, et, à présent, sa voix était douce, raisonnable. Paul s’accroupit sur ses talons. Son regard se porta sur la nouvelle pente qui s’était formée. Le sable était fragile, instable.

« Si seulement nous pouvions en immobiliser une petite partie, dit-il, et creuser un puits jusqu’au paquet. Mais il nous faudrait de l’eau pour cela, et nous n’en avons pas assez… (Il s’interrompit et dit tout à coup :) De la mousse ! »

De peur de déranger ses réflexions, Jessica demeura immobile.

Paul contemplait les dunes, et ses yeux, aussi bien que ses narines, cherchaient, trouvaient, centraient son attention sur une portion de désert qui semblait plus sombre.

« De l’épice, dit-il. Son essence est hautement alcaline. Et je dispose encore du paracompas. Sa pile contient de l’acide. »

Jessica se redressa et s’appuya au rocher.

Paul ne parut pas en avoir conscience. Il se leva et s’engagea sur le sable durci par le vent qui menait au désert.

Elle observa sa démarche. Il bridait le rythme : Un pas… arrêt… Un pas, un autre… Un glissement… Une pause…

Il n’y avait plus dans sa progression le moindre rythme qui pût révéler à un ver en maraude que quelque chose d’étranger au désert se déplaçait dans cette zone.

Il atteignit le gisement d’épice, en recueillit une brassée dans sa robe et revint vers la fissure. Il répandit tout l’épice dans le sable, devant Jessica, s’accroupit et entreprit de démanteler le paracompas à l’aide de la pointe de son couteau. Le dessus du compas s’ouvrit. Paul dispersa les pièces sur la ceinture de sa robe et prit la pile. Puis il ôta le cadran de l’instrument, laissant un emplacement vide.

« Il va te falloir de l’eau », dit Jessica.

Il prit le tube près de son cou, aspira une goulée et la déversa dans l’ouverture du cadran.

Si cela échoue, songea Jessica, toute cette eau est gâchée. Mais, de toute façon, cela n’aura plus d’importance.

A l’aide de son couteau, Paul ouvrit la pile et répandit les cristaux dans l’eau. Ils formèrent une écume légère qui disparut très vite.

Jessica décela un mouvement, leva les yeux et aperçut les faucons perchés sur le rebord de la fissure. Tous regardaient l’eau.

Grande Mère ! songea-t-elle. A une telle distance, ils peuvent encore la déceler !

Paul avait remis en place le couvercle du paracompas tout en ôtant le bouton de réglage, ce qui offrait une issue au liquide. Tenant l’instrument d’une main et une poignée d’épice de l’autre, il remonta vers le haut de la fissure, étudiant la pente de sable. Sa robe, à présent sans ceinture, flottait autour de lui. Il s’avança, soulevant des plumets de poussière, faisant naître des ruisseaux de sable.

Puis il s’arrêta, mit une pincée d’épice dans le paracompas et secoua le boîtier.

Une écume verte surgit par le trou correspondant au bouton de réglage. Paul la dirigea vers le sable, dessinant une petite digue qu’il entreprit de consolider ensuite en rajoutant alternativement du sable et de la mousse verte.

D’en bas, Jessica demanda : « Je peux t’aider ? »

« Venez et creusez, dit-il. Ça ne devrait pas dépasser trois mètres de profondeur. » Il vit alors que l’écume verte ne se formait plus.

« Vite. Il est impossible de savoir combien de temps le sable restera en place. »

Jessica le rejoignit à l’instant où il jetait une nouvelle pincée d’épice dans le paracompas. La mousse réapparut et Paul se remit à consolider la digue tandis que Jessica attaquait le sable avec ses mains, le rejetant derrière elle, vers le bas de la pente.

« Il est loin ? » demanda-t-elle.

« Non, mais la position est approximative. Il faudra peut-être élargir l’excavation. (Il fit un pas de côté, glissant dans le sable fluide.) Creusez plutôt en oblique. »

Elle obéit.

Lentement, l’excavation devint de plus en plus profonde. Elle atteignit le niveau du fond du bassin rocheux et le paquet n’apparaissait toujours pas.

Me serais-je trompé dans mes calculs ? se demanda Paul. C’est à cause de moi que cela s’est produit, à cause de cette panique. Est-ce que cela a diminué mes capacités ?

Il regarda le paracompas. Il ne restait plus que deux onces d’acide.

Jessica se redressa dans le trou, passa une main maculée de mousse verdâtre sur ses joues. Son regard rencontra celui de Paul.

« Vers le haut, maintenant, dit-il. Doucement. » Il ajouta une nouvelle pincée d’épice au contenu du paracompas et la mousse gicla autour des mains de Jessica qui taillaient une tranchée dans la paroi supérieure du trou. A la seconde tentative, elle rencontra quelque chose de dur. Lentement, elle dégagea un bout de courroie et une boucle de plastique.

« N’en sortez pas plus », dit Paul, et sa voix était comme un chuchotement. Il ajouta : « Nous n’avons plus de mousse. »

Jessica, sans lâcher la courroie du paquet, leva les yeux vers son fils.

Il jeta le paracompas vide vers le fond du bassin.

« Donnez-moi votre autre main. Maintenant, écoutez attentivement. Je vais vous tirer vers le bas. Surtout ne lâchez pas cette courroie. Nous ne recevrons pas trop de sable du sommet. Cette pente s’est à peu près stabilisée. Tout ce que je veux, c’est maintenir votre tête hors du sable. Lorsque ce trou sera comblé, je pourrai vous tirer et le paquet suivra. »

« Je comprends. »

« Prête ? »

« Prête. » Elle crispa ses doigts sur la courroie.

D’un seul élan, Paul la sortit à moitié de l’excavation et maintint sa tête au-dessus du sable qui se ruait par la digue effondrée. Lorsque l’avalanche prit fin, Jessica était enfoncée jusqu’à la taille dans le sable. Son bras gauche était également prisonnier, jusqu’à l’épaule, mais son menton reposait sur un pli de la robe de Paul. Sous la tension, son épaule était douloureuse.

« Je tiens toujours la courroie », souffla-t-elle.

Lentement, Paul plongea la main dans le sable près d’elle et toucha la courroie, la prit. « Ensemble. D’un seul mouvement. Il ne faut pas l’arracher. »

De nouveaux ruisseaux de sable se formèrent comme ils tiraient le paquet vers la surface. Lorsque la courroie apparut, Paul s’interrompit et libéra complètement sa mère. Puis tous deux finirent d’extraire le paquet de sa prison de sable.

Quelques minutes après, ils se retrouvaient au fond de la fissure avec le paquet entre eux.

Paul regarda sa mère, son visage maculé de mousse, sa robe pleine de sable collé.

« Vous êtes dans un bel état », dit-il.

« Tu n’es pas mal toi non plus », répondit-elle.

Ils rirent, puis se turent.

« Cela n’aurait pas dû arriver, dit Paul. J’ai été inconscient. »

Elle haussa les épaules et un peu de sable sec tomba de sa robe.

« Je vais monter la tente, reprit Paul. Il faudrait que vous ôtiez cette robe pour la secouer. »

Il se détourna, se pencha sur le paquet. Jessica acquiesça en silence, trop lasse pour parler.

« Il y a des trous d’amarrage dans ce rocher, dit Paul. Quelqu’un a déjà campé ici. »

Pourquoi pas ? pensa-t-elle, tout en secouant la robe. L’emplacement était tout indiqué, à l’abri entre les rochers, face au désert et à l’autre falaise, à quatre kilomètres de là, suffisamment haut, pourtant, pour échapper aux vers tout en étant assez près du désert.

En se retournant, elle vit que Paul avait déjà érigé la tente-distille dont l’hémisphère semblait se confondre avec les murailles rocheuses qui se dressaient alentour. Il s’avança, tenant ses jumelles dont il ajusta la pression interne d’un rapide mouvement vissant. Puis il braqua les objectifs à huile vers l’autre falaise qui se dressait comme une barrière dorée dans la lumière du matin.

Il observait minutieusement ce paysage d’apocalypse, suivant les rivières et les canyons de sable.

« Il y a des choses qui poussent, là-bas », dit-il.

Jessica alla prendre la seconde paire de jumelles dans le Fremkit, près de la tente, et revint à côté de son fils.

« Dans cette direction. » Il tendait le doigt vers le désert.

« Du saguaro, dit-elle. Mauvaise herbe. »

« Il y a peut-être des gens à proximité. »

« Cela pourrait être aussi bien les restes d’une station botanique. »

« Nous sommes loin dans le sud », dit-il.

Il baissa ses jumelles, se gratta sous son filtre. Ses lèvres étaient sèches et craquelées et il avait dans la bouche le goût de poussière de la soif.

« Cela semble un site fremen. »

« Sommes-nous sûrs qu’ils se montreront amicaux ? » demanda-t-elle.

« Kynes nous a promis leur aide. »

Mais ces gens du désert sont emplis de désespoir, songea-t-elle. Ce désespoir que j’ai moi-même ressenti aujourd’hui. Et des gens aussi désespérés pourraient nous tuer pour notre eau.

Elle ferma les yeux et, comme pour repousser l’image de cette terre désolée, elle évoqua un paysage de Caladan. Un voyage d’agrément qu’ils avaient fait ensemble, le Duc Leto et elle, avant la naissance de Paul. Ils avaient survolé les jungles du sud, les feuilles, l’herbe sauvage des savanes et le jeune riz dans les deltas. Et dans tout ce vert ils avaient vu des files de fourmis. Des hommes, minuscules, portant leur fardeau sur les balanciers à suspenseurs. Et près de la mer, ils avaient entrevu les pétales blancs des dhows trimarans.

Tout cela avait disparu.

Elle ouvrit les yeux sur l’immobilité du désert, la chaleur du jour, le silence. Déjà, l’air vibrait au-dessus du sable, comme sous l’effet de la danse torride d’innombrables et infatigables démons. De l’autre côté du désert, l’image d’or de la falaise devenait de plus en plus floue.

Une pluie de sable, l’espace d’un instant, forma un rideau léger à l’extrémité de la fissure. Le sable grésillait de toutes parts, libéré par la brise du matin, par l’envol des premiers faucons quittant les falaises. Et, après chaque cascade, Jessica continuait d’entendre comme un sifflement, de plus en plus fort. C’était un son que l’on ne pouvait oublier, lorsqu’on l’avait entendu une fois.

« Un ver », murmura Paul.

Il apparut sur leur droite, avec une majesté sereine. Une dune cheminant entre les dunes, traversant leur champ de vision. Droit devant eux, elle s’éleva un peu, rejetant du sable comme la proue d’un navire rejette de l’eau. Puis cela disparut sur la gauche.

Et le sifflement s’estompa, mourut.

« J’ai vu des frégates spatiales plus petites », murmura Paul.

Jessica hocha la tête. Son regard ne quittait pas le désert. Là où le ver était passé, demeurait un fascinant sillage, entre le sable et le ciel.

« Quand nous nous serons reposés, dit Jessica, nous reprendrons tes leçons. »

Il lutta contre une soudaine colère. « Mère, ne pensez-vous pas que nous pourrions nous passer de…»

« Aujourd’hui, tu as paniqué. Peut-être connais-tu mieux que moi ton esprit et ton système nerveux bindu, mais il te reste encore tant à apprendre sur la musculature prana de ton corps. Parfois, le corps agit par lui-même, Paul, et je dois t’apprendre des choses à ce propos. Il faut que tu parviennes à contrôler chacun de tes muscles, chacun de tes doigts, de tes tendons, de tes extrémités tactiles. (Elle se détourna.) Viens dans la tente, maintenant. »

Il regarda sa main gauche, replia ses doigts. Jessica s’introduisait déjà dans la tente par la valve-sphincter et il sut qu’il ne pourrait lutter contre sa détermination, qu’il lui faudrait s’y plier.

Quoi que l’on m’ait fait, songea-t-il, je m’y suis prêté.

Examen de la main !

A nouveau, il regarda sa main. Elle semblait si maladroite comparée à des créatures telles que le ver.

Nous sommes venus de Caladan, monde paradisiaque pour notre forme de vie. Sur Caladan, nous n’avions nul besoin de construire un paradis physique ou un paradis de l’esprit. La réalité suffisait, tout autour de nous. Et le prix que nous avons payé est celui que les hommes ont toujours payé pour jouir du paradis durant le temps de leur vie : nous sommes devenus fragiles, notre fil s’est émoussé.

Extrait de Conversations avec Muad’Dib,

par la Princesse Irulan.


« Ainsi vous êtes le grand Gurney Halleck », dit l’homme.

Debout dans la caverne ronde, Halleck regardait le contrebandier assis derrière un bureau de métal. L’homme arborait la robe fremen et le bleu trop clair de ses yeux révélait qu’il se nourrissait en partie d’aliments importés. La pièce reproduisait le centre de contrôle d’une frégate spatiale. Instruments de communication et écrans de vision couvraient la paroi courbe sur trente degrés. Il y avait des consoles d’armement et de tir automatiques et le bureau lui-même semblait une excroissance de la paroi.

« Je suis Staban Tuek, fils d’Esmar Tuek », dit le contrebandier.

« Alors vous êtes celui qu’il me faut remercier pour l’aide que nous avons reçue », dit Halleck.

« Ah… La gratitude, dit le contrebandier. Asseyez-vous. »

Un siège creux pareil à ceux des vaisseaux spatiaux sortit de la paroi, entre les écrans, et Halleck s’y laissa aller avec un soupir, prenant conscience de sa lassitude. Dans la sombre surface, devant lui, à côté de l’homme, il pouvait maintenant voir son reflet. La fatigue avait imprimé ses sillons sur son visage. Il fronça les sourcils et la cicatrice, au long de sa mâchoire, se plissa.

Il se détourna alors de son reflet pour regarder Tuek. Maintenant, il décelait la ressemblance avec le père. Les sourcils lourds, le dessin net, acéré, des joues et du nez.

« Vos hommes m’ont dit que votre père était mort, tué par les Harkonnens », dit-il.

« Par les Harkonnens ou par le traître qui s’était glissé parmi les vôtres. »

La colère eut raison de la fatigue. Halleck se raidit.

« Pouvez-vous nommer ce traître ? »

« Nous n’en sommes pas certains. »

« Thufir Hawat soupçonnait Dame Jessica. »

« Ah… La sorcière Bene Gesserit… Peut-être. Mais Hawat est prisonnier des Harkonnens. »

« On me l’a appris. (Halleck inspira profondément.) Il semble que d’autres massacres nous attendent. »

« Nous ne ferons rien qui puisse attirer l’attention », dit Tuek.

Halleck se raidit. « Mais…»

« Vous et vos hommes êtes les bienvenus parmi nous. Vous parliez de gratitude. Fort bien. Acquittez-vous de votre dette envers nous. Nous saurons toujours comment utiliser des hommes de valeur mais, pourtant, nous vous tuerons de nos mains si vous tentez la moindre action ouverte contre les Harkonnens. »

« Mais ils ont tué votre père ! »

« Peut-être. Et si cela est vrai, je vous citerai alors ce que disait mon père à ceux qui agissaient sans réfléchir : « Lourde est la pierre et dense le sable. Mais l’un et l’autre ne sont rien auprès de la colère de l’idiot ».

« Vous voulez dire que vous n’allez rien faire ? »

« Je n’ai pas dit cela. J’ai simplement déclaré que j’entendais protéger notre contrat avec la Guilde. La Guilde entend que nous agissions prudemment. Et il existe bien des moyens de venir à bout d’un ennemi. »

« Ah…»

« Oui, en vérité. Si vous avez dans l’idée de partir en quête de la sorcière, partez. Mais je dois pourtant vous avertir qu’il est probablement trop tard… Et nous doutons qu’elle soit bien la traîtresse que vous cherchez. »

« Hawat ne s’est que rarement trompé. »

« Mais il est tombé aux mains des Harkonnens. »

« Vous pensez que c’est lui le traître ? »

(Tuek eut un haussement d’épaules.) « Peu importe. Mais nous pensons que la sorcière est morte. Les Harkonnens, quant à eux, en sont persuadés. »

« Vous semblez savoir beaucoup de choses à leur propos. »

« Suppositions et suggestions… rumeurs et déductions. »

« Nous sommes soixante-quatorze, dit Halleck. Si vous nous proposez sérieusement de nous mettre à votre service, c’est donc que vous croyez que notre Duc est bien mort. »

« On a vu son corps. »

« Et le garçon aussi… le jeune Maître Paul ? » (Il essaya d’avaler sa salive. Il y avait comme un nœud dans sa gorge.)

« Selon nos dernières informations, sa mère et lui se sont perdus dans une tempête, en plein désert. Il est fort probable que l’on ne retrouvera même pas leurs os. »

« Donc la sorcière est morte… Bien morte. »

Tuek acquiesça. « Et Rabban la Bête, à ce que l’on dit, va reprendre place sur le trône de Dune. »

« Le comte Rabban de Lankiveil ? »

« Oui. »

Il fallut un moment à Halleck pour réprimer l’élan de rage qui venait brusquement de naître au fond de lui, menaçant de tout submerger. Lorsqu’il put parler, ce fut d’une voix haletante : « J’ai un compte personnel à régler avec Rabban. La vie des miens… Et ceci…» Il porta un doigt à la cicatrice sur sa mâchoire.

« Mais on ne risque pas tout afin de régler prématurément certains comptes », dit Tuek. Et il fronça les sourcils en remarquant le frémissement des muscles sur le faciès de Halleck, le regard absent de l’homme.

« Je sais… Je sais…» Halleck souffla lentement, profondément.

« En nous servant, vous et vos hommes pourrez payer votre voyage, quitter Arrakis. Il y a bien des endroits…»

« Je laisse mes hommes libres de choisir par eux-mêmes. Si Rabban est ici… Je reste. »

« Devant votre état présent, je ne suis pas sûr que nous le désirions. »

« Vous doutez de ma parole ? »

« Non…»

« Vous m’avez sauvé des Harkonnens. Pour la même raison j’ai été loyal envers le duc Leto. Je demeurerai sur Arrakis… avec vous… ou avec les Fremen. »

« Qu’une pensée soit ou non exprimée, dit Tuek, elle demeure une chose réelle et puissante. Il se pourrait, au sein des Fremen, que vous trouviez que la ligne qui sépare la vie de la mort est trop incertaine et fragile. »

Halleck ferma les paupières un bref instant. Sa lassitude revenait.

« Où est donc le Seigneur qui nous conduisit par cette terre de déserts et de puits ? » murmura-t-il.

« Agissez lentement et le jour de votre revanche viendra, dit Tuek. La vitesse est le fait de Shaitan. Calmez votre peine… Nous avons des diversions pour cela, trois biens qui soulagent le cœur : l’eau, l’herbe verte et la beauté de la femme. »

Halleck ouvrit les yeux. « Je préférerais le sang de Rabban Harkonnen, coulant en ruisseau à mes pieds. Croyez-vous que ce jour viendra ? »

« Je ne peux guère vous aider à affronter demain, Gurney Halleck. Je ne puis que vous aider pour aujourd’hui. »

« J’accepte cette aide et je resterai parmi vous jusqu’au jour où vous me direz de venger votre père et tous ceux qui…»

« Écoutez-moi, soldat. (Tuek se pencha par-dessus son bureau, baissant la tête, le regard intense, son visage soudain changé en un masque de pierre érodée.) L’eau de mon père… je la rachèterai moi-même, avec ma propre lame. »

Halleck l’affronta. En cet instant, le contrebandier lui rappelait le duc Leto : meneur d’hommes, courageux, sûr de sa position et de ses actes. Tout comme le Duc… avant Arrakis.

« Souhaitez-vous voir ma lame à vos côtés ? » demanda-t-il.

Tuek se rassit, se détendit. Il examina Halleck en silence.

« Vous me considérez comme un soldat ? » insista Halleck.

« Vous seul, de tous les lieutenants du Duc, avez réchappé. L’ennemi vous submergeait, pourtant vous l’avez défait comme nous avons défait Arrakis. »

« Comment ? »

« Ici bas, Gurney Halleck, nous vivons par tolérance. Et Arrakis est notre ennemi. »

« Chaque ennemi en son temps, n’est-ce pas ? »

« C’est cela. »

« Est-ce ainsi que font les Fremen ? »

« Peut-être. »

« Vous m’avez dit que je risquerais de trouver la vie difficile parmi les Fremen. Parce qu’ils vivent dans le désert ? C’est pour cette raison ? »

« Qui sait où vivent les Fremen ? Pour nous, le Plateau Central est terre interdite. Mais j’aimerais que nous parlions un peu plus…»

« On m’a dit que la Guilde aventure rarement ses cargos à épice au-dessus du désert. Mais, selon certaines rumeurs, si vous savez où regarder, vous pouvez distinguer des zones vertes, ça et là. »

« Des rumeurs ! Rien que des rumeurs ! Êtes-vous prêt à choisir dès à présent entre moi et les Fremen ? Nous sommes en sécurité. Notre sietch est taillé dans le roc et nous disposons de nos propres bassins abrités. Notre vie est celle des hommes civilisés. Les Fremen ne sont que quelques hordes errantes que nous utilisons pour trouver l’épice. »

« Mais ils peuvent tuer des Harkonnens. »

« Souhaitez-vous connaître le résultat ? En ce moment même on continue de les pourchasser, de les traquer comme des animaux, avec des lasers, parce qu’ils n’ont pas de boucliers. Ils vont être exterminés. Pourquoi ? Parce qu’ils ont tué des Harkonnens. »

« Était-ce bien des Harkonnens ? »

« Que voulez-vous dire ? »

« N’avez-vous pas entendu parler de la présence de Sardaukar aux côtés des Harkonnens ? »

« Encore des rumeurs. »

« Mais un pogrom… Cela ne ressemble pas aux Harkonnens. Un pogrom est du gaspillage. »

« Je crois ce que mes yeux voient, dit Tuek. Faites votre choix, soldat. Moi ou les Fremen. Je vous promets un abri et une chance d’obtenir un jour ce sang que vous et moi désirons. Soyez-en certain. Les Fremen, eux, ne vous offriront que l’existence d’un homme traqué. »

Halleck hésita. Il lisait de la sagesse et de la sympathie dans les paroles de Tuek, pourtant, pour quelque raison qu’il ignorait, il était troublé.

« Fiez-vous à vos capacités, reprit le contrebandier. Quelles décisions ont joué au cours de la bataille ? Les vôtres. Alors, décidez, maintenant. »

« Il doit en être ainsi, dit Halleck. Le Duc et son fils sont morts ? »

« Les Harkonnens le croient. Pour ce genre de chose, j’inclinerai à leur faire confiance. (Un sourire amer apparut sur le visage de Tuek.) Mais en cela seulement. »

« Alors il doit en être ainsi, répéta Halleck. (Il tendit la main droite, la paume vers le haut, le pouce replié selon le geste traditionnel.) Je vous donne mon épée. »

« Je l’accepte. »

« Souhaitez-vous que je persuade mes hommes de m’imiter ? »

« Les laisseriez-vous choisir par eux-mêmes ? »

« Ils m’ont suivi jusque-là, mais la plupart sont natifs de Caladan. Arrakis n’est pas ce qu’ils imaginaient. Ici, ils ont tout perdu si ce n’est leur vie. Je préférerais maintenant qu’ils décident seuls. »

« Le moment n’est pas venu de faillir à votre rôle. Ils vous ont suivi jusque-là. »

« Vous avez besoin d’eux, n’est-ce pas ? »

« Nous avons toujours besoin de combattants expérimentés… En ce moment plus que jamais. »

« Vous avez accepté mon épée. Vous souhaitez que je les persuade de rester ? »

« Je pense qu’ils vous suivront, Gurney Halleck. »

« Il faut l’espérer. »

« Oui. »

« C’est donc à moi de décider ? »

« Ce sera votre décision, oui. »

Halleck se leva. Ce simple mouvement l’obligeait à puiser dans ses réserves d’énergie.

« Pour l’instant, je vais me rendre à leurs quartiers pour voir s’ils sont bien installés », dit-il.

« Adressez-vous à mon intendant. Il se nomme Drisq. Dites-lui que je désire que tous les services possibles vous soient rendus. Je vous rejoindrai. Il me faut d’abord veiller à l’expédition de plusieurs cargaisons d’épice. »

« De tous côtés, la fortune passe », dit Halleck.

« De tous côtés. Les temps les plus troublés sont favorables à notre profession. »

Halleck acquiesça. Il entendit un faible chuintement et ressentit le souffle de l’air à l’instant où la porte du sas s’ouvrait. Il se retourna, franchit le seuil et quitta le bureau de Tuek.

Il se retrouva dans la salle de rassemblement où lui et ses hommes avaient été amenés par les adjoints de Tuek. Elle était longue, plutôt étroite et elle avait été taillée à même le roc, sans doute à l’aide de brûleurs à couterays, comme en témoignait le sol lisse. Le plafond était assez élevé pour maintenir l’assise naturelle du rocher et pour permettre la circulation des courants de convection. Au long des murailles étaient fixés des râteliers d’armes et des placards.

Avec une certaine fierté, Halleck remarqua que la plupart de ses hommes encore valides demeuraient debout. Nul repos dans la lassitude et la défaite, pour eux. Les médics des contrebandiers allaient d’un blessé à l’autre. Sur la gauche, on avait rassemblé des litières. Chaque blessé avait à côté de lui un compagnon.

Les Atréides. « Nous veillons sur les nôtres ! » C’était en eux comme un noyau indestructible, se dit Halleck.

L’un de ses lieutenants s’avança. Il tenait la balisette à neuf cordes d’Halleck. Il salua et dit : « Chef, les médics disent qu’il n’y a plus d’espoir pour Mattai. Ils n’ont pas de banque d’organes ou d’os, ici. Seulement le nécessaire d’urgence. Mattai ne vivra pas, à ce qu’ils disent. Alors il a une requête à vous présenter. »

« Laquelle ? »

Le lieutenant tendit la balisette. « Il veut une chanson pour adoucir son départ, chef. Il dit que vous saurez trouver celle qui convient… il vous l’a assez souvent demandée, à ce qu’il dit. (Le lieutenant avala sa salive péniblement.) C’est celle qui s’appelle Ma Femme, chef… Si vous…»

« Je sais. » Halleck prit la balisette, sortit le multipic de son étui sur le manche, essaya une corde et comprit que quelqu’un avait déjà accordé l’instrument pour lui. Ses yeux étaient brûlants mais il chassa toute pensée tandis qu’il s’avançait, essayant ses accords et s’efforçant de sourire.

Plusieurs hommes et un médic des contrebandiers étaient penchés sur l’une des litières. Comme Halleck s’approchait, un homme se mit à chanter, prenant immédiatement le rythme avec l’aisance d’une longue habitude.

« Douce à sa fenêtre,

Dans le couchant rouge et doré.

Lignes souples sur le verre,

Ma femme se penche, les bras repliés…

Viens à moi,

Viens à moi, douce adorée,

Pour moi.

Pour moi, douce adorée. »

Le chanteur s’interrompit, tendit un bras pansé et ferma les paupières de l’homme sur la litière.

Halleck tira un dernier accord de la balisette et pensa : Maintenant, nous ne sommes plus que soixante-treize.

Pour bien des gens, il est difficile de comprendre la vie familiale de la Crèche Royale, mais je vais essayer de vous en donner une vision condensée. Mon père, je crois bien, n’avait qu’un seul véritable ami, le comte Hasimir Fenring, l’eunuque génétique qui était l’un des plus redoutables guerriers de l’Imperium. Le Comte, petit homme laid et sémillant, amena un jour une nouvelle esclave-concubine à mon père, et ma mère me dépêcha auprès de lui afin d’espionner. Tous, nous espionnions mon père pour nous protéger. Certes, une esclave-concubine accordée à mon père selon l’accord Bene Gesserit-Guilde ne pouvait porter de Successeur Royal, mais les intrigues se succédaient sans cesse et en toute similitude. Ma mère, mes sœurs et moi, nous avions pris l’habitude d’éviter les plus subtils instruments de mort. Cela semble terrible à dire, mais je ne suis pas certaine que mon père ne se trouvât pas à l’origine de plusieurs tentatives. Une Famille Royale ne peut ressembler aux autres familles. Donc, cette nouvelle esclave-concubine était là, souple, jolie et rousse comme mon père. Elle avait des muscles de danseuse et il était certain que la neuro-séduction faisait partie de son éducation. Elle était debout devant mon père, nue, et il la regarda longuement avant de déclarer : « Elle est trop belle. Nous la réserverons pour un cadeau. » Vous ne pouvez soupçonner la consternation qui succéda à cette décision, dans la Crèche Royale. La subtilité et le contrôle de soi n’étaient-ils point des qualités qui nous menaçaient toutes directement ?

Dans la Maison de Mon Père,

par la Princesse Irulan.


Dans l’après-midi finissant, Paul se tenait devant la tente-distille. La crevasse était envahie par l’ombre profonde. Par-delà le sable, Paul contemplait la lointaine falaise, se demandant s’il devait éveiller dès maintenant sa mère qui dormait encore.

Plis de sable sur plis de sable, les dunes roulaient sous le soleil déclinant qui dessinait des ombres denses comme la nuit.

Tout était plat.

Dans son esprit, il chercha quelque chose de vertical qu’il pût greffer sur ce paysage. Mais il n’y avait rien, rien d’un horizon à l’autre, sous l’air surchauffé. La brise n’agitait pas la moindre fleur, la moindre plante fragile. Les dunes… Et la falaise, là-bas, sous le ciel d’argent bleui.

Et si ce n’est pas l’une des stations abandonnées ? se demanda Paul. S’il n’y a pas de Fremen, là-bas ? Si ces plantes ne sont qu’un accident ?

Dans la tente, Jessica s’éveilla, se retourna et, par la paroi transparente, regarda son fils. Il lui tournait le dos et quelque chose, dans son attitude, lui rappela le Duc. Tout au fond d’elle, elle retrouva alors le puits noir de son chagrin et elle détourna le regard.

Elle ajusta son distille, but un peu de l’eau recueillie par la poche de la tente et sortit en s’étirant, chassant le sommeil de ses muscles.

« J’apprécie le calme de cet endroit », dit Paul sans se retourner.

Comme l’esprit se forme à l’environnement, songea-t-elle. Un axiome Bene Gesserit lui revint : « Sous l’effet d’une tension, l’esprit va dans l’une ou l’autre direction : positive ou négative, dedans ou dehors. Concevez-le comme un spectre dont les extrêmes seraient l’inconscient, négatif, et l’hyper-conscient, positif. La façon dont l’esprit réagit sous la tension est fortement influencée par l’entraînement reçu. »

« La vie pourrait être agréable, ici », dit Paul.

Jessica essaya de voir le désert avec les yeux de son fils, tentant de rassembler toutes les rigueurs qui étaient communes sur cette planète, s’interrogeant sur les avenirs possibles que Paul avait entrevus. Ici, pensa-t-elle, on peut vivre seul sans se retourner, sans craindre le chasseur.

Elle s’avança, dépassa Paul, leva les jumelles et régla les objectifs à huile. Puis elle observa l’escarpement rocheux, de l’autre côté du désert. Oui, c’était bien du saguaro, là-bas, dans les arroyos. Il y avait aussi d’autres épineux… et des plaques d’herbe courte, jaune-vert entre les ombres.

« Je vais lever le camp », dit Paul.

Elle hocha la tête et gagna l’extrémité de la fissure, d’où elle pouvait contempler toute l’étendue du désert. Elle braqua alors ses jumelles vers la gauche. Une plaque de sel scintillait, maculée d’ocre sur les bords, blanche pourtant, ici où la mort était blanche. Mais cette plaque de sel disait bien autre chose. Elle disait : eau. Il y avait eu un temps où l’eau avait coulé sur cette blancheur scintillante. Jessica abaissa ses jumelles, ajusta son burnous et, durant un instant, prêta l’oreille aux mouvements de Paul.

Le soleil descendit plus bas encore. Les ombres s’étendirent sur la plaque de sel. Des lignes de couleurs fulgurantes jaillirent sur l’horizon du couchant. Puis elles se fondirent en un flot d’ombre sur le sable. Des rivages charbonneux apparurent et puis, tout à coup, la nuit s’épaissit sur le désert.

Les étoiles !

Elle leva les yeux vers le ciel et sentit que Paul s’approchait, venait près d’elle. La nuit s’établissait sur tout le désert et les étoiles semblaient monter du sable. Le poids du jour glissait, disparaissait. Jessica sentit sur son visage la caresse fugace d’une brise.

« La première lune va bientôt se lever, dit Paul. Le paquet est prêt et j’ai planté le marteleur. »

Dans cet endroit infernal, songea-t-elle, nous pourrions nous perdre à tout jamais. Sans que nul le sache.

Le vent de la nuit se leva et des filets de sable effleurèrent sa peau, apportant une senteur de cannelle, une pluie de parfums dans l’ombre.

« Vous sentez cela ? » demanda Paul.

« Même au travers du filtre. Cela représente une grande richesse. Mais est-ce suffisant pour acheter de l’eau ? (Elle désigna le bassin de sable.) Je ne distingue pas de lumières artificielles. »

« Les Fremens se dissimuleraient dans un sietch, derrière ces rochers », dit-il.

Un disque d’argent surgit sur l’horizon, à leur droite : la première lune. Elle s’élevait lentement. La forme d’une main apparaissait nettement sur l’hémisphère visible. Le regard de Jessica se posa sur le sable baigné de clarté argentée.

« J’ai planté le marteleur au plus profond de la crevasse, dit Paul. Lorsque j’allumerai la mèche, nous disposerons d’environ trente minutes. »

« Trente minutes ? »

« Avant d’attirer… un ver. »

« Bien. Je suis prête. »

Il s’éloigna et elle entendit ses pas au long de la fissure.

La nuit est un tunnel, se dit-elle. Un trou dans l’avenir… si nous avons encore un avenir. Elle secoua la tête. Pourquoi suis-je aussi morbide ? Où est donc mon éducation ?

Paul revint vers elle. Il prit le paquet et la précéda en direction de la première dune. Là, il s’arrêta et prêta l’oreille tandis qu’elle le rejoignait. Il percevait ses pas et la chute froide des grains de sable solitaires. Le code du désert qui se protégeait.

« Il faut que nous marchions sans rythme », rappela-t-il, et le souvenir lui revint d’hommes cheminant dans le sable, souvenir vrai et souvenir prescient.

« Regardez-moi. C’est ainsi que les Fremen marchent dans le sable. »

Il s’avança sur la dune, du côté exposé au vent, suivit la courbe d’une démarche traînante.

Jessica l’observa durant dix pas, le suivit, l’imita. Elle comprenait : ils devaient émettre les mêmes bruits que le sable dans sa chute naturelle… sous l’effet du vent. Mais les muscles réagissaient contre cette démarche brisée, anormale : Un pas… Je glisse… Je glisse… Un pas… Un pas… J’attends… Je glisse… Un pas…

Le temps s’étirait tout autour d’eux. La falaise semblait ne jamais grandir. Et celle qu’ils avaient quittée se dressait toujours au-dessus de leurs têtes.

Foum ! Foum ! Foum ! Foum !

Le bruit de tambour s’élevait de la falaise, derrière eux.

« Le marteleur », souffla Paul.

Le bruit sourd et régulier, ils s’en rendaient compte, rendait plus difficile encore leur progression brisée.

« Foum ! Foum ! Foum ! Foum ! Foum ! »

Ils dévalèrent un creux baigné de lune, poursuivis par ce martèlement, de dune en dune, dans le sable en cascades :… Je glisse… J’attends… Un pas…

… Sur le sable aggloméré qui roulait sous leurs pas : Je glisse… J’attends… Un pas…

Et ils ne cessaient pas un seul instant de guetter le sifflement qu’ils connaissaient maintenant si bien.

Celui-ci, lorsqu’il vint enfin, fut si faible qu’ils ne le perçurent pas vraiment, tout d’abord sous le bruit de leurs pas. Puis il se fit plus net, plus fort… Vers l’ouest.

« Foum ! Foum ! Foum ! Foum ! » répétait le marteleur.

Le sifflement s’étendit, se répandit dans la nuit derrière eux. Ils se retournèrent sans s’arrêter et virent la dune mouvante du ver.

« Continuez, souffla Paul. Ne vous retournez pas ! »

Un bruit terrifiant, furieux, explosa dans les rochers qu’ils avaient quittés. Une assourdissante avalanche de fracas.

« Continuez ! Avancez ! » répéta Paul.

Il s’aperçut qu’ils avaient atteint la limite invisible qui marquait la mi-distance entre les falaises.

Et, derrière eux, à nouveau, il y eut ce tonnerre de rocs fracassés au cœur de la nuit.

Ils continuèrent, sans cesse… Leurs muscles atteignirent un degré de souffrance mécanique qui semblait ne devoir jamais finir. Et puis, Paul vit que la falaise, devant eux, avait grandi.

Jessica se déplaçait dans le vide, consciente que la seule force de sa volonté lui permettait de marcher encore. Sa bouche desséchée était une plaie mais ce qu’elle entendait derrière elle lui ôtait tout espoir de s’arrêter pour boire une gorgée d’eau de son distille.

« Foum ! Foum ! Foum ! »

A nouveau, derrière eux, la fureur se déchaîna, noyant l’appel du marteleur.

Et puis : le silence !

« Plus vite ! » souffla Paul.

Elle hocha la tête tout en sachant bien qu’il ne pouvait la voir. Mais elle avait besoin de cela pour exiger encore un peu plus de ses muscles qui avaient pourtant dépassé toute limite, épuisés par cette progression arythmique, anormale.

Le visage noir de la falaise s’érigea devant eux, occulta les étoiles. Près de la base, Paul distingua une surface de sable plane. Il s’avança encore, s’y aventura et trébucha sous l’effet de la fatigue. Il se redressa d’un mouvement instinctif.

Un bruit sourd s’éleva du sable.

Paul fit deux pas de côté.

« Boum ! Boum ! »

« Le sable-tambour ! » dit Jessica.

Il retrouva son équilibre. Du regard, il balaya le sable, tout autour d’eux. L’escarpement rocheux n’était plus qu’à deux cents mètres environ.

Derrière eux, il y avait le sifflement, pareil au vent, pareil à l’approche de la marée.

« Cours ! cria Jessica. Cours, Paul ! »

Ils coururent.

Le tambour battait toujours sous leurs pas. Puis ils le quittèrent et ils continuèrent leur course sur du gravier. Une course qui était comme un soulagement pour leurs muscles encore douloureux de cette marche étrange, irrégulière, dans le sable. Maintenant, ils retrouvaient l’habitude, le rythme. Mais le sable et le gravier ralentissaient la foulée. Et le sifflement du ver, derrière eux, s’élevait comme une tempête.

Jessica tomba sur les genoux. Elle ne pensait plus qu’à sa fatigue, au bruit terrifiant, à sa peur.

Paul la releva.

Ils coururent encore, main dans la main.

Un piquet se dressait dans le sable devant eux. Ils le dépassèrent et en virent un autre.

Après un instant, l’esprit de Jessica enregistra leur présence.

Plus loin, il y en avait un autre.

Et un autre encore, surgi du rocher.

Le rocher !

Maintenant, oui, elle le sentait sous ses pieds. Cette surface solide, dure, qui ne cédait pas, parut lui apporter une énergie nouvelle.

Une crevasse profonde projetait son ombre dans la falaise, droit devant eux. Ils coururent à toute allure dans cette direction, se pelotonnèrent dans l’obscurité.

Derrière eux, le bruit du ver s’interrompit.

Ils se retournèrent, fouillèrent le désert du regard.

Là où commençaient les dunes, à quelque cinquante mètres du rocher, un sillage argenté apparut sur le désert, projetant des cascades, des ruisseaux de sable alentour. De plus en plus haut, il se changea en une bouche gigantesque, une bouche qui cherchait. Un trou noir, brillant, dont le rebord luisait dans le clair de lune.

La bouche se dirigea vers l’étroite crevasse où s’étaient réfugiés Paul et Jessica. La senteur de cannelle emplissait leurs narines et la clarté lunaire était réverbérée par chaque croc de cristal.

La bouche se balança, d’avant en arrière.

Paul retint son souffle.

Jessica, accroupie, ne baissait pas les yeux.

Il lui fallait toute sa concentration Bene Gesserit pour repousser les terreurs primaires, pour triompher de la peur atavique qui menaçait de submerger tout son esprit.

Paul éprouvait une sorte d’ivresse. Un instant auparavant, il avait franchi quelque barrière pour pénétrer dans un territoire qui lui était inconnu. Il percevait les ténèbres au-dessus de lui sans que son regard intérieur lui révélât rien. Comme si un seul pas avait suffi à l’engloutir dans un puits profond… ou dans une vague au sein de laquelle il ne pouvait plus discerner l’avenir. Le paysage tout entier avait été profondément bouleversé.

Loin de l’effrayer, cette impression d’obscurcissement du temps déclencha une hyper-accélération de ses autres sens. Et il se mit à enregistrer les plus infimes détails de la chose qui, derrière eux, sortait du sable, les cherchait… La bouche avait quelque quatre-vingts mètres de diamètre… Les dents courbes comme autant de couteaux krys scintillaient près du bord… et l’odeur de cannelle arrivait par bouffées… aldéhydes subtils, acides.

Le ver, en abordant les rochers au-dessus d’eux, occulta le clair de lune. Une pluie de cailloux et de sable s’abattit dans la crevasse.

Paul attira sa mère plus avant dans le refuge.

Cannelle !

Cette senteur recouvrait tout.

Quel rapport y a-t-il entre le ver et le Mélange ? se demanda-t-il. Et il se rappela que Liet-Kynes avait fait une référence voilée à quelque association entre le ver et l’épice.

« Baaououoummm… ! »

Ce fut comme un roulement de tonnerre particulièrement net quelque pan sur leur droite.

Et puis, de nouveau : « Baaououoummm… ! »

Le ver se rejeta dans le sable et demeura là immobile, durant un instant, le clair de lune jouant dans le cristal de ses dents, jetant des éclairs.

« Foum ! Foum ! Foum ! Foum ! »

Un autre marteleur !

Le bruit se répéta sur leur droite.

Le ver eut comme un gigantesque frisson. Il commença de s’éloigner. Seul le monticule d’un anneau continua d’apparaître sur le désert, comme un tunnel mouvant franchissant dune après dune.

Et le sable crissait.

Plus loin, de plus en plus loin, la créature plongea plus profond dans le sable. Il n’y eut plus qu’une crête, un sillage.

Paul quitta la crevasse et son regard suivit la trace du ver qui se dirigeait vers l’appel lointain du nouveau marteleur.

Jessica vint à ses côtés et, comme lui, elle écouta : « Foum ! Foum ! Foum ! Foum ! »

Cela cessa.

Paul prit le tube de son distille, aspira une gorgée d’eau. Jessica le regarda mais rien ne s’inscrivait dans son esprit encore figé de lassitude et de terreur.

« Est-il vraiment parti ? » demanda-t-elle.

« Quelqu’un l’a attiré, dit Paul. Les Fremen. »

« Il était si énorme ! »

« Pas autant que celui qui a englouti notre orni. »

« Es-tu certain que c’étaient les Fremen ? »

« Ils ont utilisé un marteleur. »

« Pourquoi viendraient-ils à notre secours ? »

« Peut-être ne l’ont-ils pas fait pour nous. Ils pouvaient simplement appeler un ver. »

« Pourquoi ? »

La réponse était là, au-delà de sa conscience, mais elle refusait de se formuler. Dans son esprit, il eut la vision de quelque chose qui était en rapport avec ces tiges barbées, dans le Fremkit – les « hameçons à faiseur ».

« Pourquoi appelleraient-ils un ver ? » demanda à nouveau Jessica.

Le souffle de la peur effleura l’esprit de Paul. Il fit un effort pour se détourner, pour lever les yeux vers la falaise.

« Nous ferions bien de trouver un passage avant le jour. (Il leva la main.) Ces piquets que nous avons rencontrés. Il y en a d’autres là-bas. »

Elle regarda. Les repères usés par le vent se dessinaient sur l’ombre d’une étroite corniche qui, loin au-dessus d’eux, plongeait dans une crevasse.

« Ils ont marqué un chemin sur la falaise », dit Paul. Il assura le paquet sur ses épaules et entama l’escalade.

Avant de le suivre, Jessica attendit un instant, rassemblant ses forces.

Ils suivirent les repères jusqu’à ce que la corniche se rétrécisse en une étroite lèvre rocheuse, au seuil d’une crevasse ténébreuse.

Paul baissa la tête pour sonder l’obscurité. Il avait conscience de la précarité de sa situation sur la mince bande de rocher, mais il fallait être prudent, agir lentement. A l’intérieur de la crevasse, il ne décelait que les ténèbres. Jusqu’aux étoiles, tout au sommet. Il écoutait aussi, mais ne percevait que des bruits normaux : chute de sable, vrombissement léger d’un insecte, grattement des pattes d’une minuscule bestiole. Il avança un pied, pesa sur le sol. Sous une mince couche de sable, c’était du rocher. Lentement, très lentement, il se pencha à l’angle de la crevasse et fit signe à Jessica de le suivre. Il tendit la main, saisit un pli de sa robe et l’attira jusqu’à lui.

Ils levèrent les yeux vers l’étroite bande d’étoiles qui courait entre les deux parois noires de la crevasse. Près de lui, Paul distinguait sa mère comme une forme grise, floue. « Si seulement nous pouvions utiliser une lampe », murmura-t-il.

« Nous disposons d’autres sens que notre vue », dit-elle.

Il avança d’un pas, assura son équilibre et tendit l’autre pied. Il rencontra un obstacle. Il le leva plus haut, sentit la marche dans le roc, se hissa vers le haut. Puis il se retourna, découvrit le bras de sa mère et, à nouveau, la tira par sa robe.

Un autre pas.

« Cela monte jusqu’au sommet », souffla-t-il.

Une crevasse, des marches, songea Jessica. Sans aucun doute taillées par des hommes.

Degré après degré, elle suivait la silhouette imprécise de son fils. Les murailles rocheuses se rétrécirent et elle finit par les frôler des épaules. Les marches s’achevèrent dans un étroit défilé d’environ vingt mètres de long qui débouchait sur un creux baigné de lune.

Paul s’arrêta au bord et murmura : « Quel merveilleux endroit ! »

Un pas derrière lui, Jessica ne répondit pas mais elle regardait, elle aussi.

Malgré sa fatigue, malgré l’irritation causée par les embouts de ses narines et les recycles, malgré le distille, la peur et une folle envie de se reposer, elle se sentait saisie par la beauté du lieu. Une beauté qui touchait tous ses sens, qui l’obligeait à demeurer là, immobile, pour admirer.

« Un pays de conte de fées », souffla Paul. Et elle acquiesça.

A gauche, la paroi du bassin était obscure mais, à droite, elle semblait couverte de givre. Au centre, un jardin de buissons, de cactées, de pousses rêches vibrait dans le clair de lune.

« Ce doit être un site fremen », dit Paul.

« Pour que toutes ces plantes survivent, il a fallu des hommes. » Jessica ouvrit le tube qui plongeait dans les poches de son distille et elle but une gorgée d’eau. C’était chaud, un peu acre dans sa gorge. Pourtant, elle sentait que cela la rafraîchissait. En remettant l’obturateur du tube, elle sentit crisser des grains de sable.

Un mouvement attira le regard de Paul. Sur sa droite, près du fond du bassin, entre les buissons et les herbes, il aperçut une bande de sable. Là, quelque chose de petit sautillait. Tip-top-tip-tip…

« Des souris ! » dit-il.

Tip-top-tip… Elles sortaient et rentraient dans l’ombre, alternativement.

Puis quelque chose s’abattit silencieusement au milieu des souris. Il y eut un piaillement ténu, un battement d’ailes et un grand oiseau gris et fantomatique s’envola au-dessus du bassin, tenant une ombre minuscule entre ses serres.

Nous avions oublié cela, pensa Jessica.

Paul continuait d’observer le bassin. Il huma l’air de la nuit et perçut le contrepoint de la sauge entre tous les autres parfums. Cet oiseau de proie… Le désert était ainsi, songea-t-il. Le silence était maintenant devenu total. Il lui semblait presque qu’il entendait le lent ruissellement bleu du clair de lune sur les saguaro-sentinelles et les buissons-peinture épineux. La lumière, ici, était comme un murmure grave, une harmonie plus juste que toute autre dans l’univers.

« Nous ferions bien de trouver un endroit où planter la tente, dit-il. Demain, nous essaierons de trouver les Fremen qui…»

« La plupart des intrus regrettent de trouver les Fremen ! »

C’était une voix d’homme, lourde, tranchante, qui fendit le silence. Elle venait de la droite, au-dessus d’eux.

« Je vous en prie, intrus, ne courez pas ! reprit la voix comme Paul se retournait vers le défilé. Vous ne feriez que gâcher l’eau de vos corps. »

C’est ce qu’ils veulent, se dit Jessica. L’eau de nos corps !

Balayant sa fatigue, elle prépara ses muscles, les tendit au maximum sans trahir ce changement dans son attitude. Elle localisait maintenant l’origine de la voix. Je ne l’ai pas entendu approcher ! se dit-elle. Celui qui venait de les interpeller avait réussi à progresser jusque-là en ne produisant que les bruits naturels du désert.

Une seconde voix s’éleva sur leur gauche, au bord du bassin.

« Fais vite, Stil. Prends leur eau et poursuivons notre route. Il nous reste peu de temps avant l’aube. »

Paul, moins entraîné que sa mère à réagir rapidement, regrettait d’avoir tenté de battre en retraite. Cet instant de panique avait amoindri ses facultés. A présent, il s’efforçait de mettre en pratique ce que Jessica lui avait appris : calme, puis semblant de calme, puis contrôle brusque des muscles, prêts à répondre dans n’importe quelle direction.

Pourtant, il ressentait toujours le frôlement de la peur et il en connaissait la raison. Ce moment était obscur. Il n’appartenait à aucun des avenirs qu’il avait vus… Sa mère et lui étaient à la merci de deux Fremen sauvages qui n’en voulaient qu’à l’eau que recelait la chair de deux corps vulnérables.

Cette religion fremen adaptée est donc la source de ce que nous reconnaissons maintenant comme « Les Piliers de l’Univers », dont les Qizara Tafwid sont les représentants parmi nous, avec les signes, les preuves et la prophétie. Ils nous apportent cette fusion mystique arrakeen dont la profonde beauté apparaît dans l’émouvante musique construite sur les formes anciennes mais marquée par cet éveil nouveau. Qui n’a entendu, sans être bouleversé, cet « Hymne du Vieil Homme » ?

J’ai foulé un désert

Dont les mirages flottants étaient les habitants.

Vorace de gloire, affamé de danger,

J’ai parcouru les horizons de al-Kulab,

J’ai regardé le temps niveler les montagnes

Dans sa quête et sa faim de moi.

Et j’ai vu surgir les moineaux.

Plus vifs que le loup en chasse.

Et dans l’arbre de ma jeunesse ils se sont dispersés.

Je les ai entendus dans mes branches

Et j’ai connu leurs pattes et leurs becs !

Extrait de L’Éveil d’Arrakis,

par la Princesse Irulan.


L’homme surgit en rampant au sommet d’une dune. Dans le soleil de midi, il se confondait avec le sable. Il n’était plus vêtu que de lambeaux de cape jubba et la chaleur mordait sa peau nue. Il avait perdu le capuchon de la cape mais, avec un bout de tissu, il s’était fait un turban sous lequel apparaissaient des mèches de cheveux couleur de sable. Sa barbe était clairsemée, ses sourcils épais. Sous ses yeux entièrement bleus, une tache sombre marquait ses joues. Entre la moustache et la barbe, un sillon de poils agglomérés révélait l’emplacement d’un tube de distille.

L’homme s’immobilisa au sommet de la dune, les bras étendus vers l’autre versant. Le sang s’était coagulé sur son dos, ses bras et ses jambes. Des croûtes de sable jaunâtre s’étaient formées sur ses plaies. Lentement, il prit appui sur ses mains et se releva en vacillant. Même en cet instant, il restait une certaine précision dans ses mouvements.

« Je suis Liet-Kynes, dit-il en s’adressant à l’horizon vide. (Et sa voix rauque n’était plus que la caricature de ce qu’elle avait été.) Je suis le Planétologiste de Sa Majesté Impériale. Écologiste planétaire d’Arrakis. Le serviteur de ce territoire. »

Il trébucha, tomba sur le côté dans la croûte de sable de la face exposée au vent. Ses mains brassèrent lentement le sable.

Je suis le serviteur de ce sable, pensa-t-il.

Il se rendait compte qu’il était au seuil du délire. Il lui fallait creuser, s’enfoncer dans le sable pour trouver la couche profonde qui conservait un peu de fraîcheur et s’y enfouir. Mais il percevait le parfum douceâtre, tenace, des esters d’une poche d’épice en formation, là, quelque part sous lui. Plus que tout autre Fremen, il savait le péril que cela représentait. S’il pouvait sentir la masse d’épice jeune, cela signifiait que les gaz sous pression approchaient du point d’explosion. Il lui fallait s’éloigner.

Faiblement, ses mains s’ancrèrent dans le sable de la dune.

Une pensée se forma dans son esprit, claire, distincte : La véritable richesse d’une planète est dans ses paysages, dans le rôle que nous jouons dans cette source primordiale de civilisation : l’agriculture.

Et il songea qu’il était bien étrange que l’esprit, habitué longtemps à suivre certain sillon, ne pût le quitter. Les Harkonnens l’avaient abandonné sans eau ni distille, croyant que, si le désert n’avait pas raison de lui, un ver s’en chargerait. Ils avaient trouvé cela amusant, de le laisser ainsi mourir lentement des mains impersonnelles de la planète.

Les Harkonnens ont toujours trouvé qu’il était difficile de tuer les Fremen, se dit-il. Nous ne mourons pas facilement. Je devrais être mort, en ce moment… Je le serai bientôt… mais je ne peux m’empêcher d’être encore un écologiste…

« La plus haute fonction de l’écologie est la compréhension des conséquences. »

Cette voix le bouleversa parce qu’il croyait que celui auquel elle appartenait était mort. C’était la voix de son père qui avait été planétologiste sur ce monde bien avant lui, son père mort depuis longtemps, tué dans l’effondrement du Bassin de Plâtre.

« Tu t’es fichu dans une drôle de situation, reprit son père. Tu aurais dû comprendre quelles seraient les conséquences de ton geste quand tu as aidé l’enfant de ce Duc. »

Je délire, se dit Kynes.

La voix semblait provenir de sa droite. Il tourna la tête dans cette direction, le sable griffant son visage et ne vit rien d’autre que les dunes rendues floues par la danse des innombrables démons torrides que faisait naître le soleil.

« Plus il y a de vie dans un système écologique, et plus il y a de refuges pour elle », dit encore son père. Maintenant, la voix venait de la gauche, un peu derrière lui.

Pourquoi bouge-t-il sans cesse ? se demanda Kynes. Est-ce qu’il ne peut pas me voir ?

« La vie augmente la capacité de l’environnement à susciter la vie, dit encore son père. La vie rend les agents nutritifs plus disponibles. Elle infuse plus d’énergie au système grâce aux formidables échanges chimiques entre organismes. »

Pourquoi ergote-t-il sans cesse sur le même sujet ? se demanda Kynes. Je savais déjà tout ça à dix ans.

Des faucons du désert, charognards comme la plupart des créatures sauvages de ce monde, commençaient à tourner au-dessus de lui. Kynes vit une ombre frôler sa main et s’efforça de rejeter la tête en arrière. Les oiseaux formaient une tache imprécise sur le fond d’argent bleuté du ciel.

« Nous sommes des généralistes, dit son père. Tu ne peux tracer des définitions nettes autour de problèmes planétaires. La planétologie est une science sur mesure. »

Qu’essaye-t-il donc de me dire ? se demanda Kynes. Y a-t-il une conséquence que je n’aurais pas su voir ?

Sa joue se posa sur le sable chaud et, au sein du parfum de la masse d’épice en formation, il discerna la senteur du rocher brûlé. Dans quelque recoin de son esprit demeuré logique, une pensée se forma : Il y a des charognards au-dessus de moi. Peut-être certains de mes Fremen vont-ils les voir et venir…

« Pour le planétologiste au travail, les êtres humains constituent l’outil le plus important, dit son père. Il faut cultiver la connaissance de l’écologie chez les gens. C’est pour cette raison que j’ai mis au point cette méthode de notation écologique totalement nouvelle. »

Il répète ce qu’il me disait quand j’étais enfant, songea Kynes.

Il commençait à avoir froid, mais cet îlot de logique qui subsistait dans son esprit lui disait : Le soleil est à la verticale. Tu n’as pas de distille et il fait chaud. Le soleil boit toute l’humidité de ton corps.

Faiblement, ses ongles s’enfonçaient dans le sable.

Ils ne m’ont même pas laissé un distille !

« La présence d’humidité dans l’atmosphère, dit son père, empêche que celle du corps s’évapore trop rapidement. »

Pourquoi répète-t-il sans cesse des évidences ? se demandait Kynes.

Il s’efforça de penser à un air humide… de l’herbe sur la dune… de l’eau, quelque part derrière lui… un long qanat dans le désert, bordé d’arbres… Jamais il n’avait contemplé une étendue d’eau libre, sous le ciel, si ce n’était dans les illustrations des livres. De l’eau libre… Une irrigation… Il fallait cinq mille mètres cubes d’eau pour irriguer un hectare de terrain à l’époque de la germination. Il se souvenait de cela.

« Notre premier objectif sur Arrakis, continuait son père, est de développer l’herbe. Nous commencerons avec une variété mutante pour terrain pauvre. Lorsque l’humidité se sera accumulée dans les zones d’herbe, nous pourrons développer les forêts en terrain élevé, puis créer quelques étendues d’eau. Peu importantes, dans les premiers temps, mais situées sur le parcours des vents dominants. Et nous mettrons en place, à différents intervalles, des pièges à vent munis de précipitateurs qui recueilleront une partie de l’humidité. Nous devrons créer un véritable sirocco, mais nous ne pourrons jamais nous passer de pièges à vent. »

Toujours la même leçon, songea Kynes. Mais pourquoi ne se tait-il pas ? Est-ce qu’il ne voit pas que je suis en train de mourir ?

« Toi aussi tu mourras, continua son père, si tu ne t’éloignes pas de la bulle qui gonfle, là, sous toi. Tu sais qu’elle est là. Tu sens les émanations de la masse d’épice en gestation. Et tu sais que les petits faiseurs commencent à perdre un peu de leur eau dans la masse. »

La pensée de toute cette eau, là, juste sous lui, était affolante. Il voyait la poche, au sein des strates de roche poreuse, attaquée par les pseudo-plantes coriaces, par les pseudo-animaux, les petits faiseurs. Et l’étroite brèche par laquelle se déversait un flot frais, clair, pur, liquide, bienfaisant, qui s’écoulait dans…

La masse d’épice en formation !

Il respira, huma la senteur douceâtre qui, autour de lui, était devenue plus intense encore.

Il se mit à genoux, entendit piailler un oiseau, un battement d’ailes.

Le désert à épice, pensait-il. Les Fremen ne peuvent être loin, même durant le jour. Ils ont certainement vu les oiseaux. Ils vont venir.

« Le mouvement au sein du territoire est une nécessité pour la vie animale, dit son père. C’est à elle qu’obéissent les populations nomades. Ce mouvement se fait selon des lignes correspondant aux besoins physiques en eau, en nourriture, en minéraux. Il nous faut contrôler ce mouvement, l’adapter à nos objectifs. »

« Tais-toi, le vieux », marmonna Kynes.

« Sur Arrakis, nous devons entreprendre ce qui n’a jamais encore été entrepris à l’échelle planétaire. Nous devons nous servir de l’homme comme d’une force écologique, injecter à ce monde une vie terraformée, adaptée. Une plante ici, un animal là, un homme. Pour transformer le cycle de l’eau et créer un territoire nouveau. »

« Tais-toi ! » coassa Kynes.

« Ce sont les lignes de mouvement qui nous ont fourni le premier indice de la relation qui existe entre les vers et l’épice », dit son père.

Un ver ! Kynes eut un sursaut d’espoir. Lorsque la bulle explosera, un faiseur surviendra. Mais je n’ai pas d’hameçons. Comment pourrais-je monter un grand faiseur sans hameçons ?

La frustration minait le peu d’énergie qui subsistait en lui.

L’eau était si proche. A une centaine de mètres sous lui. Et un ver allait venir, mais il n’avait aucun moyen de le capturer et de l’utiliser.

Il retomba dans le sable, dans le creux formé par son corps. Il ne perçut que vaguement le contact brûlant du sable contre sa joue gauche.

« L’environnement arrakeen s’est formé au gré du schéma d’évolution des formes de vie locales, continuait son père. Il est étrange de songer que bien peu de gens ont su détourner leur attention de l’épice pour s’interroger sur l’origine de l’équilibre presque idéal oxygène-azote-gaz carbonique qui règne sur ce monde en l’absence de vastes zones végétales. Cette sphère d’énergie de la planète, nous pouvons la voir, la comprendre. Le processus est lent, mais il existe néanmoins. Qu’une faille vienne à s’y former, quelque chose l’occupe immédiatement. La science est formée de tant de choses qui semblent évidentes lorsqu’elles ont été expliquées. Bien avant de le voir, je savais que le petit faiseur était là, dans le sable. »

« Je t’en prie, arrête ce sermon, Père », murmura Kynes.

Un faucon se posa sur le sable non loin de sa main tendue. Kynes le vit replier ses ailes, pencher la tête pour le regarder. Il rassembla toute son énergie pour émettre un grognement.

L’oiseau sautilla en arrière, deux fois, mais sans cesser de le regarder.

« Depuis longtemps, les hommes et leurs œuvres ont été le fléau des planètes, disait son père. La nature tend à compenser l’effet des fléaux, à les repousser ou à les absorber pour les incorporer dans le système d’une façon qui lui est propre. »

Le faucon baissa la tête, déploya ses ailes, les replia. Toute son attention se portait maintenant sur la main tendue de Kynes.

Kynes se rendit compte qu’il n’avait plus assez de force pour former le moindre son.

« Ici, sur Arrakis, poursuivait son père, le système historique de pillage et d’extorsion mutuels ne joue pas. On ne peut continuer de voler sans cesse sans se préoccuper de ceux qui viendront après. Les particularités physiques d’un monde s’inscrivent dans son histoire économique et politique. Telle que nous la lisons, elle fait apparaître nos objectifs comme évidents. »

Il n’a jamais pu s’arrêter, se disait Kynes. Il parle, il parle, il parle toujours…

Le faucon fit un saut en avant vers la main de Kynes. Il pencha la tête d’un côté puis de l’autre, examinant cette chair offerte.

« Arrakis est la planète d’une seule récolte, disait son père. Une seule récolte. La classe dominante qui s’y maintient vit comme ont toujours vécu les classes dominantes, écrasant une masse semi-humaine de semi-esclaves qui survivent sur les restes. Ce sont les masses et les restes qui appellent toute notre attention. Ils ont plus de valeur qu’on l’a jamais pensé. »

« Je ne t’écoute pas. Père, murmura Kynes. Va-t’en. »

Il pensa : Mes Fremen. Il y en a certainement quelques-uns à proximité. Il est impossible qu’ils ne voient pas tous ces oiseaux qui tournent au-dessus de moi. Ils vont venir. Ils penseront qu’il y a de l’humidité.

« Les gens d’Arrakis devront savoir que nous œuvrons pour qu’un jour cette terre soit gorgée d’eau, dit son père. La plupart, bien sûr, ne comprendront notre projet que d’une façon semi-mystique. Et ils seront nombreux à croire, ignorant tout du rapport de masses prohibitif, que nous allons amener l’eau depuis une planète qui en est riche. Qu’ils pensent n’importe quoi, pour autant qu’ils croient en nous. »

Dans une minute, je vais me lever et lui dire un peu ce que je pense, songea Kynes. Me faire la leçon alors qu’il devrait me porter secours…

En sautillant, l’oiseau se rapprocha une fois encore de sa main. Deux de ses compagnons se posèrent sur le sable, non loin de là.

« La religion et la loi ne doivent être qu’une au sein des masses, continuait son père. Tout acte de désobéissance devra constituer un péché sanctionné de façon religieuse. Nous obtiendrons ainsi un double bénéfice : une plus grande obéissance, un plus grand courage. Nous ne dépendrons pas tant du courage individuel, vois-tu, que de celui de toute la population. »

Où est-elle, cette population, maintenant que j’ai tant besoin d’elle ? se dit Kynes. Il fit appel à ses ultimes forces et déplaça sa main de la longueur d’un doigt vers le faucon le plus proche. L’oiseau battit en retraite vers ses deux compagnons et tous se tinrent prêts à prendre leur vol.

« Notre calendrier de travail prendra la valeur d’un phénomène naturel, dit son père. La vie d’une planète est comme un immense tissu à la trame serrée. Tout d’abord, les modifications de la vie animale et végétale seront déterminées par les forces physiques brutes que nous manipulons. Cependant, comme ils deviendront permanents, ces changements que nous aurons suscités exerceront leurs influences propres avec lesquelles nous devrons également compter. Ne perds jamais de vue, pourtant, qu’il nous suffit de contrôler seulement trois pour cent de la surface d’énergie, trois pour cent, pour que la structure planétaire tout entière s’adapte à notre système autonome. »

Pourquoi ne m’aides-tu pas ? se demandait Kynes. Toujours la même chose : c’est quand j’ai besoin de toi que tu te dérobes. Il aurait voulu tourner la tête, regarder dans la direction de son père, essayer de l’intimider. Mais ses muscles refusaient de lui obéir.

Il vit le faucon se remettre en mouvement, s’approcher prudemment de sa main tandis que ses compagnons attendaient, immobiles, avec une indifférence feinte. Le faucon s’arrêta tout près de sa main.

L’esprit de Kynes devint intensément clair. Il prenait soudain conscience d’une possibilité concernant Arrakis qui avait échappé à son père. Et toutes ses implications suivirent, l’envahirent.

« Ton peuple ne pourrait connaître plus terrible désastre que de tomber aux mains d’un Héros », dit son père.

Il lit dans mes pensées, songea Kynes. Eh bien… qu’il lise donc. Les messages sont déjà partis vers mes sietch. Rien ne peut les arrêter. Si le fils du Duc est encore en vie, mes Fremen le trouveront. Ils le protégeront ainsi que je l’ai ordonné. Peut-être rejetteront-ils la femme, sa mère, mais l’enfant, ils le sauveront.

Une fois encore, le faucon sautilla en avant et la main tendue de Kynes fut à portée de son bec. Il pencha la tête en ayant pour examiner la paume. Puis, soudain, il se redressa, son cou se raidit et, avec un glapissement, il s’éleva dans les airs, suivi de ses compagnons.

Les voilà, se dit Kynes. Mes Fremen m’ont retrouvé !

Et puis, il entendit gronder le sable.

Tous les Fremen connaissaient ce son. Ils savaient le distinguer des autres sons, ceux que produisait le ver ou la vie du désert. Quelque part, là, sous Kynes, la masse d’épice en formation avait accumulé suffisamment d’eau et de matières organiques grâce aux petits faiseurs. Elle avait maintenant atteint le stade critique de sa croissance sauvage. Dans les profondeurs du sable, une bulle énorme de gaz carbonique s’était formée et montait vers la surface, emportant en son centre un tourbillon de sable. Tout ce qui se trouvait à proximité, en surface, serait avalé, échangé contre ce qui venait du sol.

Les faucons tournaient au-dessus de Kynes, piaillant leur frustration. Ils savaient ce qui allait se produire. Comme n’importe quelle autre créature du désert.

Je suis une créature du désert, pensa Kynes. Regarde-moi bien, Père. Je suis une créature du désert.

Il sentit la bulle le soulever, l’emporter, éclater. Le tourbillon de sable le prit, l’enveloppa, l’entraîna dans des ténèbres fraîches. Un instant, l’obscurité, l’humidité lui furent agréables. Puis, en cette seconde où sa planète le tuait, Kynes se dit que son père se trompait, comme les autres savants. Les principes permanents de l’univers demeuraient encore l’erreur, l’accident.

Les faucons eux-mêmes savaient cela.

Prophétie et prescience. Comment les soumettre à l’examen, face aux questions restées sans réponse ? Par exemple : Dans quelle mesure la « Vague » (l’image-vision, ainsi que la désignait Muad’Dib) constitue-t-elle une prédiction véritable et dans quelle mesure le prophète façonne-t-il l’avenir afin qu’il corresponde à la prophétie ? Et qu’en est-il des harmoniques inhérents à l’acte de prophétie ? Le prophète voit-il l’avenir ou seulement une ligne de rupture, une faille, un clivage dont il peut venir à bout par des mots, des décisions ainsi qu’un tailleur de diamant façonnant une gemme d’un coup de son outil ?

Réflexions personnelles sur Muad’Dib,

par la Princesse Irulan.


« Prends leur eau », avait lancé l’homme dans la nuit. Et Paul, repoussant la peur, regarda sa mère. Ses yeux avertis lui apprirent qu’elle était prête au combat, que ses muscles attendaient le signal.

« Il serait regrettable que nous ayons à vous détruire de nos mains », dit la voix au-dessus d’eux.

C’est celui qui a parlé en premier, se dit Jessica. Ils sont au moins deux. L’un est sur notre droite, l’autre sur notre gauche.

« Cignoro hrobosa sukares hin mange la pchagavas doi me kamavas na beslas lele pal hrobas ! »

C’était celui de droite. Il criait en direction du bassin.

Les mots, pour Paul, n’avaient aucun sens, mais l’éducation Bene Gesserit de Jessica lui fit reconnaître la langue. Du chakobsa. C’était l’une des anciennes langues de chasse et l’homme, au-dessus d’eux, venait de dire que, peut-être, c’était là les étrangers qu’ils cherchaient.

Dans le silence qui suivit l’appel, la deuxième lune se leva, comme un visage rond, d’ivoire pâle et bleu, penché sur le bassin entre les rochers, brillant, curieux.

Puis, entre les rochers, il y eut des bruits furtifs. Au-dessus, de toutes parts… Mouvements d’ombres dans le clair de lune. Silhouettes glissant hors de l’obscurité.

Une troupe entière ! se dit Paul, avec un serrement de cœur.

Un homme de haute taille, au burnous maculé, s’avança vers Jessica. Il avait rejeté le voile de son visage pour se faire entendre clairement. La lumière pâle de la lune révélait une barbe épaisse mais son visage et ses yeux demeuraient dissimulés dans l’ombre du capuchon.

« Qui êtes-vous, des djinns ou des humains ? » demanda-t-il.

Il raillait, se dit Jessica, elle le lisait dans sa voix, et elle éprouva un faible espoir. Cette voix était celle d’un chef, c’était la première qui s’était élevée dans la nuit.

« Des humains, je pense », dit l’homme.

Jessica sentait plus qu’elle ne la distinguait la lame cachée dans un repli de la robe. Un bref instant, elle eut le regret amer de leurs boucliers.

« Vous parlez peut-être ? » demanda l’homme.

Jessica rassembla toute l’arrogance royale dans son maintien et dans sa voix. Il était urgent de répondre à cet homme. Pourtant, elle ne l’avait pas encore assez entendu pour enregistrer ses connaissances, ses faiblesses.

« Qui a surgi de la nuit comme un assassin ? » demanda-t-elle.

La tête encapuchonnée pivota soudain, révélant la tension de l’homme. Puis il se détendit lentement et ce fut plus révélateur encore. Il se contrôlait.

Paul s’éloigna de sa mère afin d’offrir une cible distincte et de disposer d’un champ suffisant pour une éventuelle action.

La tête encapuchonnée suivit son mouvement et le visage fut esquissé par le clair de lune. Jessica vit un nez acéré, un œil brillant (sombre, pourtant, si sombre, sans le moindre blanc), un sourcil lourd, une moustache relevée.

« Le jeune fauve est habile, dit l’homme. Il se peut, si vous fuyez les Harkonnens, que vous soyez les bienvenus parmi nous. Qu’en dis-tu, garçon ? »

Toutes les hypothèses possibles traversèrent l’esprit de Paul Un piège ? La vérité ? Il fallait se décider immédiatement.

« Pourquoi accueilleriez-vous des fugitifs ? » demanda-t-il.

« Un enfant qui parle et pense comme un homme. Eh bien, pour répondre à ta question, jeune wali, je suis celui qui ne paie pas le fai, le tribut d’eau aux Harkonnens. Pour cela, ceux qui les fuient peuvent être bienvenus. »

Il sait qui nous sommes, pensa Paul. Il le cache. Je le sens dans sa voix.

« Je suis Stilgar, le Fremen, reprit l’homme. Cela te délie-t-il la langue, garçon ? »

C’est bien la même voix, songea Paul. Il se souvint de cet homme qui était venu au Conseil réclamer le corps d’un ami tué par les Harkonnens.

« Je te connais, Stilgar, dit-il. J’étais avec mon père, au Conseil, lorsque tu es venu réclamer l’eau de ton ami. Tu as emmené avec toi Duncan Idaho, l’homme de mon père, en échange. »

« Et Idaho nous a abandonnés pour retourner auprès du Duc », dit Stilgar.

Jessica décela le dégoût dans la voix et elle se tint prête à l’attaque.

« Nous perdons notre temps, Stil », lança l’autre voix, dans les rochers.

« C’est le fils du Duc, répondit Stilgar. C’est certainement lui que Liet nous a demandé de retrouver. »

« Mais… c’est un enfant, Stil. »

« Le Duc était un homme et ce garçon s’est servi d’un marteleur, dit Stilgar. Il a été brave en traversant ainsi dans le sillage de shai-hulud. »

Dans la voix de l’homme, Jessica lut que, déjà, il l’avait exclue de ses pensées. Avait-il prononcé la sentence ?

« Nous n’avons pas le temps d’en obtenir la preuve », protesta la voix dans les rochers.

« Pourtant, il pourrait être le Lisan al-Gaib », dit Stilgar.

Il cherche un signe ! se dit Jessica.

« Mais la femme…»

Jessica se prépara. Elle avait lu la mort dans ces paroles.

« Oui, la femme, dit Stilgar. Et son eau. »

« Tu connais la loi, dit la voix dans les rochers. Celui qui ne peut vivre avec le désert…»

« Silence, dit Stilgar. Les temps changent. »

« Liet a-t-il ordonné ceci ? »

« Tu as entendu la voix du cielago, Jamis. Pourquoi chercher à m’influencer ? »

Cielago ! songea Jessica. Cela lui ouvrait bien des chemins. Cette langue était celle de l’Ilm et du Fiqh. Cielago désignait un petit mammifère volant, une sorte de chauve-souris. La voix du cielago : les Fremen avaient reçu un message distrans leur ordonnant de les rechercher, Paul et elle.

« Je ne fais que te rappeler tes devoirs, ami Stilgar », reprit la voix au-dessus d’eux.

« Je n’ai qu’un devoir, dit Stilgar. Assurer la force de ma tribu. Je n’ai pas besoin que quiconque me le rappelle. L’enfant-homme m’intéresse. Sa chair est pleine. Il a vécu sans manquer d’eau. Loin du père soleil. Il n’a pas les yeux de l’ibad. Pourtant, il ne parle ni n’agit comme les débiles qui vivent dans les fonds. Non plus que son père. Pourquoi en est-il ainsi ?

« Nous ne pouvons rester ainsi toute la nuit à discuter, dit la voix dans les rochers. Si une patrouille…»

« Je ne te le redirai pas, Jamis : silence. »

La voix se tut mais Jessica perçut les mouvements de l’homme. Il franchissait une faille et descendait vers le fond du bassin.

« La voix du cielago laissait entendre que nous pouvions avoir quelque intérêt à vous sauver tous deux, dit Stilgar. La force de l’enfant-homme me laisse discerner des possibilités : il est jeune, il peut apprendre. Mais vous, femme ? » Il posa son regard sur Jessica.

Maintenant, se dit-elle, j’ai enregistré sa voix, son schéma. D’un mot, je pourrais le dominer, mais il est puissant… Pour nous, il est plus précieux ainsi, libre, intact… Il faut attendre.

« Je suis la mère de ce garçon, dit-elle. Sa force, que vous admirez, est en partie le résultat de l’éducation que je lui ai donnée. »

« La force d’une femme peut être sans limites, dit Stilgar. Il est certain qu’il en est ainsi pour une Révérende Mère. Êtes-vous une Révérende Mère ? »

Jessica parvint à rejeter les implications de cette question et répondit en toute franchise : « Non. »

« Connaissez-vous les usages du désert ? »

« Non, mais nombreux sont ceux qui considèrent mon éducation comme valable. »

« Nous avons nos propres jugements de valeur », dit Stilgar.

« Tout homme a droit à ses propres jugements. »

« Il est bon que vous compreniez la raison. Nous ne pouvons nous attarder ici afin de vous éprouver, femme. Comprenez-vous ? Nous ne pouvons nous embarrasser de votre ombre. Je vais prendre l’enfant-homme, votre fils, et je le protégerai, l’accueillerai dans ma tribu. Mais quant à vous, femme… Comprenez-vous qu’il n’y a rien de personnel en ceci ? Mais c’est la règle, Istislah, dans l’intérêt de tous. N’est-ce pas suffisant ? »

Paul esquissa un pas en avant. « De quoi parlez-vous ? »

Stilgar lui accorda un bref coup d’œil, sans détourner son attention de Jessica.

« A moins que vous n’ayez été longuement entraînée depuis votre enfance à notre existence, vous risqueriez de provoquer la destruction de toute une tribu. C’est la loi, nous ne pouvons accepter…»

Le mouvement de Jessica fut tout d’abord comme un faux pas, une chute. Ce n’était pas surprenant de la part d’une malheureuse étrangère affaiblie. C’était là une chose normale, propre à ralentir les réactions de l’adversaire. Il faut un certain temps pour interpréter une chose connue lorsque celle-ci est présentée comme inconnue. Jessica entra en action à l’instant où elle vit l’épaule droite de Stilgar s’abaisser. D’entre les plis de sa robe, il ramena une arme qu’il brandit dans sa direction. Un pivotement, un coup du tranchant de la main, un tourbillon de robes et Jessica se retrouva appuyée au rocher, maintenant l’homme sans défense devant elle.

Au premier mouvement de sa mère, Paul avait reculé de deux pas. A l’instant de son attaque, il avait plongé vers l’ombre. Un homme barbu se dressait sur son chemin, levait une arme. D’un coup direct de sa main raidie, Paul l’atteignit au sternum, se déroba, frappa de nouveau à la base du cou et saisit l’arme au vol.

Il se hissa entre les rochers, dans l’obscurité, glissant l’arme dans sa ceinture. En dépit de sa forme bizarre, il l’avait déjà identifiée comme une arme à projectiles. Ce qui lui apprenait bien des choses sur cet endroit et sur l’inutilité des boucliers.

Ils vont concentrer leurs forces sur Jessica et sur Stilgar. Elle peut le neutraliser, il faut que je me mette en position pour pouvoir les attaquer et lui donner le temps de fuir.

Dans le bassin, il y eut les déclics multiples de ressorts qui se détendaient. Les projectiles miaulèrent sur les rochers alentour et l’un d’eux troua la robe de Paul. Il plongea derrière un angle et se glissa dans une étroite fente verticale. Puis il s’éleva, lentement, aussi silencieusement que possible, s’aidant du dos et des pieds.

La voix de Stilgar gronda, éveillant des échos : « En arrière, tas de poux ! Si vous approchez encore, elle va me rompre le cou ! »

« Le garçon s’est enfui, Stil, dit une voix dans le bassin. Qu’allons-nous…»

« Évidemment qu’il s’est enfui, tête de sable !… Aahh ! Du calme, femme ! »

« Dites-leur de cesser de poursuivre mon fils ! » dit Jessica.

« Ils se sont arrêtés, femme. Il s’est enfui, comme vous le vouliez. Grands dieux des profondeurs ! Pourquoi n’avez-vous pas dit que vous étiez une magique et une guerrière ? »

« Dites à vos hommes de se replier. Dites-leur de s’avancer au fond du bassin pour que je puisse les voir… et il vaut mieux que vous sachiez que je connais leur nombre. »

C’est le moment délicat, pensa-t-elle. Mais s’il est aussi subtil que je le crois, nous avons une chance.

Lentement, Paul continuait de monter. Il rencontra un entablement étroit où il lui était possible de se reposer tout en découvrant le bassin. La voix de Stilgar lui parvint de nouveau.

« Et si je refuse ? Comment pouvez-vous… Aaahh ! Arrêtez, femme ! Nous ne vous toucherons plus, maintenant. Grands dieux ! Si vous êtes capable de venir ainsi à bout du plus puissant d’entre nous, vous valez dix fois l’eau de votre corps. »

A présent, l’épreuve de la raison, songea Jessica, et elle dit : « Vous cherchez le Lisan al-Gaib. »

« Vous pourriez être ceux de la légende, dit Stilgar, mais je ne le croirai que lorsque j’en aurai la preuve. Tout ce que je sais c’est que vous êtes venus ici avec ce Duc stupide qui… Aahh ! Femme ! Peu m’importe que vous me tuiez ! Il était honorable et brave, mais il a été stupide de se mettre ainsi entre les mains des Harkonnens ! »

Silence.

« Il n’avait pas le choix, dit Jessica, mais nous n’en discuterons pas maintenant. Dites à cet homme derrière le buisson, là-bas, de cesser immédiatement de me mettre en joue, ou je débarrasse l’univers de votre présence avant de m’occuper de lui. »

« Toi, là-bas ! lança Stilgar. Fais ce qu’elle dit ! »

« Mais… Stil…»

« Fais ce qu’elle dit, face de ver, tête de sable, merde de lézard rampant ! Fais-le ou je l’aiderai à te découper en morceaux ! Tu ne vois pas à qui tu as affaire ? »

L’homme dans le buisson se releva et abaissa son arme.

« Il a obéi », dit Stilgar.

« A présent, dit Jessica, expliquez clairement à vos gens ce que vous attendez de moi. Je ne veux pas qu’une jeune tête brûlée tente n’importe quelle folie. »

« Quand nous nous glissons dans les cités et les villages, dit Stilgar, nous devons dissimuler notre origine et nous mêler aux gens des sillons et des bassins. Nous ne portons pas d’arme, car le krys est sacré. Mais vous, femme, vous connaissez l’art étrange du combat. Nous en avions seulement entendu parler et nombreux étaient ceux qui en doutaient, mais on ne peut plus douter de ce que l’on a vu de ses propres yeux. Vous avez maîtrisé un Fremen armé. Un tel pouvoir, nul ne peut le deviner…»

Comme s’élevaient les paroles de Stilgar, des mouvements naissaient dans l’ombre.

« Et si j’accepte de vous enseigner… cet art étrange ? »

« Comme votre fils, vous aurez mon soutien. »

« Comment pouvons-nous être certains que vous dites vrai ? »

Une trace de sécheresse apparut dans la voix de Stilgar, jusque-là subtilement teintée d’assurance.

« Ici, femme, nous n’avons ni contrats ni papiers. Nos promesses du soir ne sont pas oubliées à l’aube. Le contrat, c’est ce que déclare un homme. Je suis le chef de mon peuple. Il est lié à ma parole. Enseignez-nous cet art étrange du combat et vous pourrez demeurer parmi nous aussi longtemps que vous le désirerez. Votre eau sera mêlée à la nôtre. »

« Pouvez-vous parler pour tous les Fremen ? »

« Avec le temps, il en sera peut-être ainsi. Mais seul mon frère Liet peut parler pour tous. Moi, je ne puis que vous promettre le secret. Mon peuple ne parlera de vous à aucun autre sietch. Les Harkonnens sont revenus en force sur Dune et notre Duc est mort. On raconte que vous-même avez trouvé la mort dans une Mère tempête. Le chasseur ne poursuit plus la proie morte. »

C’est une protection, songea Jessica. Mais ces gens disposent de bons moyens de communication et il est toujours possible d’expédier un message.

« Je suppose, dit-elle, qu’une prime était offerte à qui nous retrouverait. »

Stilgar demeura silencieux. Elle sentait frémir ses muscles sous ses mains et il lui semblait qu’elle pouvait voir tourbillonner ses pensées.

« Je le dis à nouveau : Je vous ai donné la parole de la tribu. Mes gens connaissent maintenant votre valeur. Que pourraient donc nous offrir les Harkonnens ? Notre liberté ? Ah… Non, vous êtes le taqwa qui peut nous apporter plus que toute l’épice des coffres des Harkonnens. »

« Alors, je vous enseignerai ma façon de combattre », dit Jessica, et elle perçut l’intensité rituelle qu’elle mettait inconsciemment dans ces paroles.

« A présent, allez-vous me libérer ? »

« Qu’il en soit ainsi », dit Jessica. Elle relâcha son étreinte et fit un pas de côté, s’offrant à la vue des hommes dans le bassin. C’est le test ultime, se dit-elle. Mais Paul doit savoir ce qu’il en est de ces hommes, même si j’en meurs.

Dans le silence, il se hissa un peu plus haut pour mieux voir sa mère. Au-dessus de lui, dans la faille verticale, il entendit soudain un souffle lourd, aussitôt interrompu. Il entrevit une ombre qui se dessinait sur les étoiles.

« Toi, là-haut ! lança la voix de Stilgar. Cesse de traquer le garçon ! Il va descendre, maintenant ! »

Dans les ténèbres, la voix d’un jeune garçon ou d’une jeune fille répondit : « Mais, Stil, il ne peut être loin de…»

« J’ai dit de le laisser, Chani ! Chasseur de lézards ! »

Paul perçut un juron murmuré. Puis une voix basse qui marmonnait : « Moi ! Me traiter de chasseur de lézards ! » L’ombre disparut.

Paul reporta son attention sur le bassin. Stilgar était une ombre grise aux côtés de sa mère.

« Venez tous ! cria Stilgar. (Il se tourna vers Jessica.) Maintenant, c’est à moi de vous demander comment nous pouvons être certains que vous allez remplir votre part du marché ? C’est vous qui viviez avec des papiers et des contrats vides tels que…»

« Nous autres Bene Gesserit ne trahissons pas plus que vous notre parole », dit-elle.

Il y eut un silence tendu, puis des murmures. « Une sorcière Bene Gesserit ! »

Paul saisit l’arme à sa ceinture et la braqua sur la silhouette imprécise de Stilgar. Mais l’homme demeurait aussi immobile que ses compagnons. Il regardait Jessica.

« C’est la légende », dit une voix.

« La Shadout Mapes avait dit cela de vous, fit Stilgar, mais une chose de cette importance doit être vérifiée. Si vous êtes vraiment la Bene Gesserit de la légende dont le fils doit nous conduire au paradis…» Il haussa les épaules.

Jessica soupira et pensa : Ainsi notre Missionaria Protectiva est parvenue à implanter des soupapes de sûreté religieuses dans cet enfer. Eh bien… elles vont nous servir. Tel est leur rôle.

« La voyante qui vous a apporté la légende, dit-elle, l’a fait par le karama et l’ijaz, le miracle et l’immuabilité de la prophétie. Je sais cela. Voulez-vous un signe ? »

Stilgar redressa la tête dans le clair de lune. « Nous ne pouvons nous attarder aux rites », murmura-t-il.

Jessica se souvint d’une carte que Kynes lui avait montrée alors qu’il leur préparait le chemin pour fuir. Elle avait lu le nom de « Stilgar » à proximité d’un lieu nommé « Sietch Tabr ».

« Peut-être en aurons-nous le temps quand nous serons au Sietch Tabr », dit-elle.

Elle vit qu’elle avait touché juste et songea : S’il connaissait nos ruses ! Elle devait être habile, cette Bene Gesserit de la Missionaria Protectiva. Ces Fremen sont magnifiquement prêts à nous croire.

Stilgar s’agita d’un air gêné. « Nous devons partir, maintenant. »

Elle acquiesça afin qu’il comprît qu’ils ne se mettaient en route qu’avec sa permission.

Stilgar se retourna et son regard le porta vers la falaise, presque directement sur la corniche où Paul demeurait accroupi.

« Tu peux descendre, maintenant, garçon ! » dit-il. Il regarda de nouveau Jessica et ajouta sur un ton d’excuse : « Votre fils a fait un bruit incroyable dans ces rochers. Il lui faudra encore beaucoup apprendre s’il ne veut pas nous mettre en danger. Mais il est jeune. »

« Il ne fait pas de doute que nous ayons beaucoup à nous enseigner mutuellement. Mais peut-être devriez-vous voir ce qu’il en est de votre compagnon, là-bas. Mon bruyant fils l’a désarmé plutôt brutalement. »

Stilgar pivota dans un froissement de capuchon. « Où ? »

Elle tendit la main. « Derrière ces buissons. »

Il désigna deux de ses hommes. « Allez voir. » Son regard courut entre ses hommes et il ajouta : « Jamis est manquant. » Puis il se tourna à nouveau vers Jessica : « Même le petit connaît l’art étrange. »

« Et vous remarquerez qu’il n’a pas bougé, contrairement à ce que vous aviez ordonné », dit Jessica.

Les deux hommes envoyés par Stilgar revenaient, soutenant leur compagnon haletant et trébuchant. Stilgar ne leur accorda qu’un bref regard. « Le fils n’obéira qu’à vos ordres, n’est-ce pas ? C’est bien. Il connaît la discipline. »

« Paul, tu peux descendre maintenant », dit Jessica.

Il se redressa dans le clair de lune et glissa l’arme dans sa ceinture. Comme il se retournait, une silhouette se leva entre les rochers et lui fit face. Une mince silhouette en robe fremen qui braquait sur lui le museau d’une arme à projectiles. Sous le capuchon, le visage était à peine distinct dans le reflet de lune sur la roche grise.

« Je suis Chani, fille de Liet. »

La voix était mélodieuse, colorée d’un rire léger.

« Je ne t’aurais pas permis de frapper mes compagnons », dit-elle encore.

Paul déglutit avec peine. Sous la lune, le visage bougea et il entrevit des traits de lutin, des yeux noirs et profonds. Un visage familier, qui avait habité combien de ses visions prescientes et qui, en cet instant, le troublait et le rendait muet. Il se souvint avec quelle bravoure pleine de fureur il avait une fois décrit ce visage de ses rêves à la Révérende Mère Gaïus Helen Mohiam. « Je la connaîtrai », avait-il dit.

Et ce visage était là, devant lui. Mais cette rencontre, il ne l’avait pas rêvée.

« Tu étais aussi bruyant que le shai-hulud en fureur. Et tu avais pris le chemin le plus difficile. Suis-moi. Je vais te guider pour redescendre. »

Il suivit le tournoiement de sa robe entre les rochers. Elle se déplaçait en dansant, comme une gazelle. Il sentit le sang affluer à son visage et rendit grâce à l’obscurité de la nuit.

Cette fille ! Elle était comme un attouchement du destin. Il lui semblait être emporté sur une vague, en accord avec un mouvement qui soulevait ses pensées.

Ils se retrouvèrent au fond du bassin, entre les Fremen.

Jessica adressa un pâle sourire à son fils avant de déclarer à Stilgar : « L’échange d’enseignements sera bénéfique. J’espère que ni vous ni vos gens ne ressentez plus de colère à l’égard de nos violences. Cela semblait… nécessaire. Vous étiez sur le point de… faire une erreur. »

« Sauvez quelqu’un de l’erreur est comme un cadeau du paradis », dit Stilgar. Sa main gauche vint toucher ses lèvres tandis que, de la main droite, il prenait l’arme à la ceinture de Paul et la jetait à un compagnon.

« Tu auras ton propre pistolet maula quand tu l’auras mérité, garçon. »

Paul fut sur le point de répliquer, hésita et se souvint des leçons de sa mère : « Les débuts sont des moments délicats. »

« Mon fils a toutes les armes dont il a besoin », intervint Jessica. Elle affronta le regard de Stilgar, l’obligeant à se remémorer la façon dont Paul s’était approprié le pistolet.

Stilgar reporta son attention sur Jamis, l’Homme auquel Paul avait dérobé son arme et qui se tenait à l’écart, baissant la tête, le souffle court.

« Vous êtes une femme difficile. (Il leva la main gauche et claqua des doigts.) Kushti bakka te. »

Du chakobsa, encore, songea Jessica.

Un homme tendit à Stilgar deux carrés de gaze. Il les prit, les roula entre ses doigts et noua le premier autour du cou de Jessica, sous le capuchon du distille. Il répéta l’opération sur Paul.

« A présent, dit-il, vous portez le mouchoir du bakka. Si nous venons à être séparés, on reconnaîtra que vous appartenez au sietch de Stilgar. Nous reparlerons des armes une autre fois. »

Il s’avança entre ses hommes, les inspecta et remit à l’un d’eux le Fremkit de Paul.

Le bakka, pensa Jessica. Elle connaissait ce terme religieux. Le bakka… Celui qui pleure. Maintenant, elle comprenait le symbolisme qui les unissait. Mais pourquoi les larmes ?

Stilgar s’approcha de la jeune fille qui avait provoqué le trouble de Paul et dit : « Chani, prends l’enfant-homme sous ton aile. Veille sur lui. »

Elle posa la main sur le bras de Paul. « Viens, enfant-homme. »

Il réprima sa colère. « Mon nom est Paul. Il serait bon que vous…»

« Nous te donnerons un nom, petit homme, dit Stilgar, quand viendra le moment de la mihna, au cours de l’épreuve de l’aql. »

L’épreuve de raison, traduisit Jessica. Et soudain, le désir d’affirmer la supériorité de Paul balaya en elle toute autre considération. Elle lança : « Mon fils a été soumis au gom jabbar ! »

Dans le silence qui suivit, elle comprit qu’elle venait de les toucher au plus profond d’eux-mêmes.

« Il y a bien des choses que nous ignorons les uns et les autres, dit Stilgar. Mais nous nous attardons trop. Le soleil du jour ne doit point nous trouver à découvert. (Il avança vers l’homme que Paul avait terrassé.) Jamis, pourras-tu marcher ? »

L’homme grommela : « C’était un accident. Il m’a surpris. Oui, je peux marcher. »

« Ce n’était pas un accident. Tu partageras avec Chani la responsabilité du garçon, Jamis. Ces gens sont sous ma protection. »

Jessica regarda Jamis. Elle avait reconnu la voix qui, dans les rochers, avait répondu à Stilgar. Une voix qui recelait la mort. Stilgar avait senti la nécessité de renforcer son autorité sur Jamis.

Le regard de Stilgar courut entre ses hommes. Il tendit la main : « Larrus et Farrukh, vous suivrez et effacerez nos traces. Soigneusement. Ceux qui sont maintenant avec nous n’ont pas été éduqués. (Il se détourna, levant la main au-dessus du bassin.) En formation. Des gardes sur nos flancs. Il faut que nous soyons à la Caverne des Chaînes avant l’aube. »

Jessica lui emboîta le pas. Elle comptait les têtes. Quarante Fremens. Quarante-deux avec elle et Paul. Ils marchent comme des militaires, pensa-t-elle. Même la fille, Chani.

Paul se plaça derrière Chani. L’impression pénible qu’il avait ressentie à être surpris par la jeune fille s’effaçait maintenant devant les souvenirs qu’avaient réveillés les mots de sa mère. « Mon fils a été soumis au gom jabbar ! » Dans sa main, la souffrance revenait.

« Regarde où tu marches, souffla Chani. Ne frôle pas un seul buisson qui puisse laisser un indice de notre passage. »

Il acquiesça en silence.

Jessica prêtait l’oreille au bruit de leurs pas, s’émerveillant de la façon dont les Fremen progressaient. Ils étaient quarante à traverser le bassin et les bruits qui s’élevaient dans la nuit étaient naturels. Leurs robes, flottant entre les ombres, semblaient des voiles fantomatiques. Ils marchaient vers le Sietch Tabr, le sietch de Stilgar.

Elle tourna et retourna le mot dans son esprit : sietch. Un terme Chakobsa qui avait traversé des siècles innombrables et demeurait inchangé, tel qu’on l’employait dans l’ancien langage de chasse. Sietch : le lieu où l’on se réunit en période de danger. Les implications profondes de ce mot, de ce langage, commençaient seulement de s’imprimer en elle, après la tension de cette rencontre.

« Nous progressons vite, dit Stilgar. Avec l’aide du Shai-hulud, nous atteindrons la Caverne des Chaînes avant l’aube. »

Jessica hocha la tête, économisant ses forces, consciente de la lassitude qu’elle ne repoussait que par sa volonté et, il lui fallait l’admettre, par une sorte d’ivresse. Elle concentra son esprit sur la valeur que représentait cette troupe, sur ce qui lui était révélé de la culture fremen.

Tous, songea-t-elle, ils forment une société militaire. Une puissance inestimable pour un Duc hors-la-loi !

Les Fremen avaient au degré suprême cette qualité que les anciens appelaient le « spannungs-bogen » et qui est le délai que l’on s’impose soi-même entre le désir que l’on éprouve pour une chose et le geste que l’on fait pour se l’approprier.

Extrait de La Sagesse de Muad’Dib,

par la Princesse Irulan.


Quand l’aube pointa, ils approchaient de la Caverne des Chaînes, franchissant la muraille du bassin par une faille si étroite qu’ils devaient s’y glisser de côté. Aux premières lueurs du jour, Stilgar détacha des hommes en éclaireurs et Jessica les vit se lancer dans l’escalade de la falaise. Paul, tout en marchant, levait les yeux vers le mince ruban de ciel gris-bleu.

Chani tira sur sa robe et dit : « Plus vite. Il fera bientôt jour. »

« Ces hommes, là-haut, où vont-ils ? » murmura Paul.

« Ils prennent la première garde du jour. Allons, vite ! »

Des gardes à l’extérieur, pensa-t-il. C’est habile. Mais il eût été encore plus habile de nous approcher en groupes séparés. Il y aurait ainsi moins de risques de voir toute la troupe anéantie. Il interrompit le cours de ses pensées, prenant conscience, soudain, qu’il réfléchissait en termes de guérilla, et il se souvint que c’était là ce que son père avait craint : voir la maison des Atréides devenir une Maison de guérilla.

« Plus vite ! » souffla Chani.

Il força l’allure et perçut le froissement des robes derrière lui. Il pensa alors aux paroles du sirat qu’il avait lues dans la minuscule Bible Catholique Orange de Yueh : « Le paradis sur ma droite, l’Enfer sur ma gauche et l’Ange de la Mort derrière moi », et il se les répéta plusieurs fois.

Ils franchirent un tournant et le passage se fit plus large. Stilgar leur désignait une ouverture basse, aux angles droits.

« Vite ! souffla-t-il. Si une patrouille nous surprend ici, nous serons comme des lapins pris au piège ! »

Paul se courba et suivit Chani dans la pénombre grise. Quelque part au-dessus de leurs têtes, il y avait une faible clarté.

« Tu peux te redresser », dit Chani.

Il se releva et découvrit une salle profonde et vaste dont le plafond voûté était juste hors de portée d’une main tendue. Les Fremen s’étaient dispersés dans l’ombre. Il vit sa mère qui s’avançait et examinait leurs compagnons et remarqua qu’elle évitait de se mêler aux Fremen, bien que sa tenue fût identique à la leur. Il y avait toujours la même grâce, la même force dans sa démarche.

« Trouve un endroit où te reposer et tiens-toi à l’écart, enfant-homme, dit Chani. Voici de la nourriture. » Elle mit dans sa main deux tablettes enveloppées de feuilles et qui sentaient fortement l’épice.

Stilgar apparut derrière Jessica et lança un ordre en direction d’un groupe d’hommes, sur la gauche. « Mettez le sceau en place et occupez-vous de l’humidité. (Il se tourna vers un Fremen isolé.) Lemil, les brilleurs. (Puis il prit le bras de Jessica et déclara :) Je veux vous montrer quelque chose, femme étrange. » Il l’entraîna, au-delà d’un pan de rocher, vers la source de lumière.

Et Jessica, par une large ouverture, haut dans la falaise rocheuse, découvrit un autre bassin, large de quelque vingt kilomètres, entouré d’immenses murailles, parsemé de plantes. Il était encore plongé dans l’aube grise mais, sous les yeux de Jessica, le soleil apparut au-dessus des falaises, donnant au paysage de rocs et de sable des tons de biscuits. Le soleil montait vite, remarqua Jessica. Comme s’il bondissait au-dessus de l’horizon.

C’est parce que nous voudrions le retenir, songea-t-elle. La nuit est moins hostile que le jour. Elle se prit alors à rêver d’un arc-en-ciel en ce lieu qui jamais ne connaîtrait la pluie. Et, aussitôt, elle se le reprocha. Il ne faut plus que j’aie de tels regrets. C’est une faiblesse. Et je ne puis plus me permettre d’être faible.

Stilgar lui prit le bras, désigna le bassin et lui dit : « Là-bas ! Regardez ! Les véritables Druses ! »

Elle suivit son doigt tendu et distingua des silhouettes en déplacement sur le fond du bassin, fuyant la clarté du jour pour les ombres qui subsistaient près de la falaise opposée. En dépit de la distance, la vision était très nette dans l’air limpide. Jessica prit ses jumelles sous sa robe, régla les lentilles à huile et observa les lointaines silhouettes. Des mouchoirs flottaient comme autant de papillons multicolores.

« Nous serons là-bas cette nuit. Chez nous, dit Stilgar. (Tout en contemplant le bassin, il tirait sur sa moustache.) Mon peuple a travaillé plus longtemps que de coutume. Cela signifie qu’il n’y a pas de patrouille à proximité. Quand je les aurai avertis, ils se prépareront à nous recevoir. »

« Votre peuple semble bien discipliné », dit-elle. Elle baissa ses jumelles et vit que Stilgar les regardait.

« Ils obéissent aux lois de sécurité de la tribu, dit-il. C’est ainsi que nous choisissons nos chefs. Le chef est le plus fort, celui qui procure l’eau et la sécurité. » Il leva les yeux sur son visage. Elle soutint son regard, examinant les pupilles ternies dans ces yeux sans blanc, la barbe et la moustache poudrées de poussière, le tube qui sortait de ses narines.

« Ai-je compromis votre position de chef en vous maîtrisant, Stilgar ? » demanda-t-elle.

« Vous ne m’avez pas défié », dit-il.

« Il est important pour un chef de garder le respect de ses hommes. »

« Je peux venir à bout de chacun de ces poux de sable. En me maîtrisant, vous nous avez tous maîtrisés. Maintenant, ils espèrent apprendre de vous… l’art étrange… et certains sont curieux de voir si vous allez me défier. »

Elle supputa les implications. « En combat ? »

Il acquiesça. « Je ne vous le conseillerai pas car ils ne vous suivraient pas. Vous n’êtes pas du sable. Ils ont pu le voir durant notre marche de la nuit. »

« Des gens pratiques », dit-elle.

« C’est vrai. (Il porta de nouveau son regard vers le bassin.) Nous connaissons nos besoins. Mais les pensées ne sont plus aussi profondes, si près de notre demeure. Nous avons mis trop longtemps à livrer notre quota d’épice aux commerçants de la maudite Guilde… Que leurs visages demeurent à jamais noirs ! »

Jessica se retourna brusquement. « La Guilde ? Qu’a-t-elle à voir avec l’épice ? »

« Liet l’a ordonné, dit Stilgar. Nous savons pour quelle raison mais cela n’en a pas moins un goût aigre pour nous. Nous payons à la Guilde une somme monstrueuse en épice pour qu’aucun satellite ne puisse nous espionner depuis le ciel et voir ce que nous faisons sur la face d’Arrakis. »

Elle pesa ses mots, se rappelant ce que Paul avait dit sur l’absence de satellites autour d’Arrakis.

« Et qu’est-ce donc que vous faites sur la face d’Arrakis qui ne doit pas être vue ? »

« Nous la changeons… lentement, mais sûrement… pour qu’elle accepte la vie humaine. Notre génération ne verra pas la fin de cette tâche, ni nos enfants, ni les enfants des enfants de nos enfants… mais elle viendra. (Son regard absent flotta sur le bassin.) L’eau libre, de grandes plantes vertes et des hommes allant sans distilles. »

Tel est donc le rêve de ce Liet-Kynes, songea-t-elle. Et elle dit : « Le prix de la corruption a un danger. Il tend à augmenter, de plus en plus, »

« Il augmente, dit Stilgar. Mais la manière la plus lente est la plus sûre. »

Elle se détourna, contemplant le bassin, essayant de le voir comme Stilgar le voyait dans son imagination. Mais l’image des rochers ocre et gris ne changea pas. Dans le ciel, au-dessus des falaises, il y eut soudain comme un mouvement. « Aahh », fit Stilgar.

Tout d’abord, elle pensa à un véhicule de patrouille, puis elle comprit que c’était un mirage, un autre paysage flottant au-dessus du sable du désert, un frémissement lointain de verdure et, un peu plus proche, un immense ver cheminant en surface avec sur le dos ce qui semblait être des robes fremen flottant au vent. Le mirage s’évanouit.

« Ce serait mieux, dit Stilgar, mais nous ne pouvons pas admettre un faiseur dans ce bassin. Nous devrons donc marcher à nouveau, cette nuit. »

Faiseur… leur mot pour le ver, pensa Jessica. Elle mesurait l’importance des paroles de Stilgar. Ils ne pouvaient pas admettre un ver dans ce bassin. Elle savait maintenant ce qu’elle avait vu dans le mirage. Des Fremen chevauchant un ver géant. Il lui fallut exercer un contrôle sévère sur elle-même pour ne pas trahir le choc qu’elle éprouvait devant ce que cela impliquait.

« Il nous faut retourner auprès des autres, reprit Stilgar. Autrement, mes gens pourraient croire que je vous séduis. Déjà, certains sont jaloux de ce que mes mains aient goûté à votre beauté cette nuit, quand nous avons lutté dans le bassin de Tuono. »

« Cela suffit ! » s’exclama Jessica.

« N’y voyez pas d’offense, dit Stilgar, et sa voix était douce. Chez nous, nous ne prenons pas les femmes contre leur volonté… et avec vous… (Il haussa les épaules.) Même cette convention est inutile. »

« N’oubliez pas que j’étais l’épouse d’un duc », dit-elle encore, mais d’une voix plus calme.

« Comme vous le désirerez, dit-il. Mais il est temps de sceller cette ouverture, afin de relâcher la discipline du distille. Mes gens ont besoin de se reposer dans le confort, aujourd’hui. Demain, leurs familles ne leur accorderont que peu de répit. »

Le silence s’établit entre eux.

Le regard de Jessica revint au paysage dans le soleil. Dans la voix de Stilgar, elle avait lu plus que l’offre d’une protection. Avait-il besoin d’une femme ? Elle pourrait remplir ce rôle. Ce serait une façon de résoudre le conflit pour l’autorité, la femelle s’alignant sur le mâle.

Mais Paul, en ce cas ? Qui pouvait savoir quelles étaient les règles de parenté qui prévalaient ici ? Et qu’en serait-il de cette fille qu’elle portait en elle depuis des semaines ? De cette fille d’un Duc défunt ? Il lui fallait admettre la signification véritable de cette conception qu’elle acceptait. Elle la connaissait. Elle avait succombé à cette pulsion profonde qui est commune à toutes les créatures placées devant la mort, cette pulsion qui vise l’immortalité par la procréation. La pulsion de fertilité des espèces avait triomphé d’eux.

Elle regarda Stilgar et vit qu’il attendait, qu’il l’étudiait. Une fille née ici d’une femme mariée à un tel homme… Quel serait son sort ? L’homme tenterait-il de contrarier les obligations auxquelles toute Bene Gesserit est promise ?

Stilgar s’éclaircit la gorge. « Ce qui importe pour un chef, c’est ce qui fait de lui un chef. Ce sont les besoins de son peuple. Si vous m’enseignez vos pouvoirs, un jour viendra où l’un de nous devra défier l’autre. Je préférerais une autre solution. »

« Il en existe ? » demanda-t-elle.

« La Sayyadina, Notre Révérende Mère, est vieille. »

Leur Révérende Mère !

Avant qu’elle ait pu réfléchir, il ajouta : « Je ne me propose pas nécessairement comme compagnon. Ce n’est nullement personnel, car vous êtes belle et désirable. Mais si vous deviez faire partie de mes femmes, cela pourrait amener certains de mes plus jeunes hommes à penser que je me préoccupe par trop des plaisirs de la chair et pas assez des besoins de la tribu. En ce moment même, ils nous écoutent et nous épient. »

Voilà un homme qui pèse ses décisions et qui pense aux conséquences, se dit-elle.

« Parmi mes jeunes gens, il en est qui ont atteint l’âge des pensées sauvages. Il faut les calmer durant cette période. Je ne dois pas leur laisser de raisons valables pour me défier. Parce que, alors, il me faudrait frapper et tuer. Pour un chef, s’il peut l’éviter dans l’honneur, ce n’est pas une façon raisonnable d’agir. Un chef, voyez-vous, est ce qui fait la différence entre un troupeau et un peuple. C’est le chef qui maintient le statut des individus. Trop peu d’individus, et le peuple redevient un troupeau. »

Ces paroles, la profonde compréhension qu’elles révélaient, en plus du fait qu’il parlait aussi bien pour ceux qui écoutaient, contraignirent Jessica à le reconsidérer.

Il est digne de sa position, pensa-t-elle. Où a-t-il acquis cet équilibre intérieur ?

« La loi qui engendre une telle façon de choisir un chef est une loi juste, dit Stilgar. Mais il ne s’ensuit pas qu’une justice est ce dont un peuple a constamment besoin. Ce dont nous avons vraiment besoin maintenant, c’est de croître et de prospérer afin de couvrir un plus vaste territoire. »

Quels sont ses ancêtres ? se demanda-t-elle. Comment obtient-on semblable race ?

« Stilgar, dit-elle, je vous ai sous-estimé. »

« Je le soupçonnais. »

« Apparemment, chacun de nous a sous-estimé l’autre. »

« J’aimerais mettre un terme à cela, dit-il. J’aimerais que l’amitié existe entre nous… avec la confiance. J’aimerais que naisse ce respect mutuel qui croît dans la poitrine sans exiger le mélange des sexes. »

« Je comprends. »

« Avez-vous confiance en moi ? »

« Je perçois votre sincérité. »

« Parmi nous, les Sayyadina, lorsqu’elles ne représentent pas l’autorité consacrée, conservent une place d’honneur. Elles enseignent. Elles maintiennent la puissance de Dieu en nous. » Il toucha sa poitrine.

C’est le moment d’éclaircir ce mystère de la Révérende Mère, se dit Jessica. Et elle déclara : « Vous parliez de votre Révérende Mère… Et j’ai entendu des allusions à une légende, à une prophétie. »

« Il est dit qu’une Bene Gesserit et son enfant détiennent la clé de notre avenir. »

« Croyez-vous que je sois cette Bene Gesserit ? »

Et elle observa son visage, songeant : La jeune pousse meurt si facilement. Les débuts sont toujours des moments de grand péril.

« Nous ne le savons pas », dit Stilgar.

Elle hocha la tête. C’est un homme honorable. Il veut un signe mais il n’influencera pas le destin en me le révélant.

Elle tourna la tête et regarda les ombres dorées, les ombres violettes, là-bas, dans le bassin, le frémissement de l’air chargé de poussière devant l’ouverture. Tout soudain, il y avait en son esprit une prudence de félin. Elle connaissait la phrase clé de la Missionaria Protectiva, elle savait comment adapter les techniques de la légende et de la peur à ses exigences immédiates, mais elle percevait des modifications profondes… Comme si quelqu’un était venu parmi les Fremen et avait joué sur l’empreinte laissée par la Missionaria Protectiva.

Stilgar toussota. Elle comprit qu’il était impatient, que le jour s’avançait et que les hommes attendaient que cette ouverture fût scellée. Le moment était venu de faire preuve d’audace et elle eut conscience de ce qui lui manquait : quelque al-hikman, quelque école de traduction qui lui eût donné…

« Adab », murmura-t-elle.

Et il lui sembla que son esprit s’était soudain roulé sur lui-même. Elle reconnut la sensation et son pouls s’accéléra. Dans l’éducation Bene Gesserit, rien ne s’accompagnait d’un tel signe si ce n’était l’adab, la mémoire qui se déversait en vous d’elle-même. Elle s’y abandonna et laissa les mots s’échapper d’elle :

« Ibn qirtaiba, dit-elle, aussi loin que le lieu où finit la poussière. (Elle éleva un bras et vit s’agrandir les yeux de Stilgar, entendit le froissement des robes, plus loin.) Je vois un… Fremen avec le livre des exemples. Il le lit à al-Lat, le soleil qu’il défie et domine. Il le lit au Sadus du Jugement et voici ce qu’il lit :

« Mes ennemis sont comme feuilles vertes et dévorées,

Croissant sur le chemin de la tempête.

N’avez-vous point vu ce qu’a fait notre Seigneur ?

Il a, sur nous, lancé la pestilence,

Qui répand ses complots.

Comme des oiseaux par le chasseur dispersés,

Comme des mets de poison imprégnés

Que chaque bouche rejette. »

Elle fut envahie d’un tremblement. Elle baissa les bras.

Derrière elle, du plus profond des ombres de la caverne, des voix chuchotèrent en réponse : « Leurs œuvres ont été défaites. »

« Le feu de Dieu monte en son cœur, reprit Jessica. Et elle songea : Maintenant, c’est le cours qui convient.

« Le feu de Dieu répand la lumière », répondirent les voix.

Elle acquiesça. « Ses ennemis tomberont. »

« Bi-la-kaifa. »

Dans le silence soudain, Stilgar s’inclina vers elle. « Sayyadina, dit-il. Si le Shai-hulud accepte, alors vous pourrez passer Révérende Mère. »

Passer, pensa-t-elle. Étrange façon de s’exprimer. Mais le reste correspond assez bien au plan. Elle éprouvait une amertume cynique pour ce qu’elle venait de faire. Notre Missionaria Protectiva échoue rarement. En ce monde désolé, un refuge a été préparé pour nous. Creusé par la prière du salat. A présent… Il me faut jouer le rôle d’Auliya, l’Amie de Dieu… La Sayyadina de ces gens farouches qui ont été tant imprégnés de nos dits Bene Gesserit qu’ils vont jusqu’à nommer Révérendes Mères leurs prêtresses.

Dans l’ombre de la caverne, Paul se tenait à côté de Chani. Il avait encore le goût de la nourriture qu’elle lui avait offerte : chair d’oiseau et céréale liées de miel d’épice et enveloppées dans une feuille. En mangeant cela, il avait pris conscience que jamais encore il n’avait absorbé autant d’épice concentrée et il en avait éprouvé de la frayeur, pendant un instant. Il savait ce que cette essence pouvait provoquer en lui. L’épice avait la capacité de lui procurer des visions prescientes.

« Bi-la-kaifa », murmura Chani.

Il la regarda et vit l’émotion que ressentaient les Fremen en écoutant sa mère. Seul l’homme du nom de Jamis paraissait se tenir à l’écart de la cérémonie, les bras croisés sur la poitrine.

« Duy yakha hin mange, murmura encore Chani. Duy punra hin mange. J’ai deux yeux. J’ai deux pieds. »

Elle posa sur Paul un regard plein de surprise.

Il prit une profonde inspiration, essayant de réprimer cette tempête qui se levait en lui. Les paroles de sa mère venaient de déclencher l’effet de l’essence d’épice. Sa voix s’était élevée en lui comme l’ombre projetée par un grand feu. Il y avait lu le cynisme (Il la connaissait si bien) mais pourtant, rien ne pouvait interrompre cette transformation déclenchée par quelques bouchées de nourriture.

Le but terrible !

Il le percevait. Cette conscience raciale à laquelle il ne pouvait se soustraire. L’afflux de la connaissance ; la perception précise, froide et claire. Il se laissa aller sur le sol, le dos contre le rocher, abandonnant toute résistance. Et il fut dans cette strate hors du temps où il pouvait voir le temps, reconnaître les chemins ouverts devant lui, prendre les vents de l’avenir… et ceux du passé, visions borgnes du passé, du présent et de l’avenir formant une image triple qui lui permettait d’observer le temps devenant espace.

Il existait un danger, il le savait. Il pouvait aller trop loin. Il lui fallait se maintenir dans la perception du présent, sentir la déflexion floue de l’expérience, le flux du moment, la continuelle solidification du ce-qui-est dans le perpétuel-était.

Pour la première fois, en s’agrippant au présent, il décelait la monumentale régularité du mouvement du temps, compliqué de courants changeants, de vagues, de houles, comme la mer contre les récifs. Cela lui faisait mieux comprendre ce qu’était sa prescience et il vit la source des moments aveugles d’où pouvait découler l’erreur et ressentit l’immédiat contact de la peur.

Il comprit que sa prescience était une illumination qui recouvrait les limites de ce qu’elle lui révélait. Tout à la fois source de précision et d’erreur significative. Une sorte de principe d’incertitude d’Heisenberg intervenait ici : la dépense d’énergie qui lui révélait ce qu’il voyait le modifiait en même temps.

Et ce qu’il voyait était le nexus temporel de cette caverne, un bouillonnement de possibilités au sein duquel la plus infime action (clignement de paupière, mot irréfléchi, grain de sable mal placé) était répercutée sur un levier gigantesque qui agissait sur tout l’univers connu. La violence était présente dans un tel nombre de variables que le moindre mouvement suscitait d’immenses modifications du schéma.

Ce qu’il voyait l’incitait à se figer en une immobilité totale, mais ceci, également, était une action avec ses conséquences.

D’innombrables conséquences, d’innombrables lignes tracées à partir de cette caverne et dont beaucoup menaient à l’image de son cadavre, de son sang répandu par un couteau.

Mon père, l’Empereur Padishah, avait soixante-douze ans mais n’en paraissait pas plus de trente-six lorsqu’il décida la mort du duc Leto et la restitution d’Arrakis aux Harkonnens. Lorsqu’il paraissait en public, il portait rarement autre chose qu’un uniforme de Sardaukar et un casque noir de Burseg avec le lion d’or impérial en cimier. L’uniforme rappelait à tous quel était le principal instrument de son pouvoir. Mais il ne se montrait pas toujours aussi désagréable. Lorsqu’il le voulait, il pouvait faire preuve de charme et de sincérité mais, les derniers temps, j’en vins à me demander si quoi que ce fût dans sa personne correspondait aux apparences. A présent, je pense que c’était un homme qui luttait constamment contre les barreaux d’une cage invisible. Il ne faut pas oublier qu’il était empereur, qu’il représentait une dynastie dont les origines se perdaient dans le temps. Mais nous lui interdisions d’avoir un fils légal. N’est-ce pas là la plus terrible défaite que subit jamais un chef ? Ma mère a obéi à ses Sœurs Supérieures au contraire de Dame Jessica. Laquelle s’est montrée la plus forte ? L’Histoire, déjà, a répondu.

Extrait de Dans la Maison de Mon Père,

par la Princesse Irulan.


Jessica s’éveilla dans l’obscurité et perçut les mouvements des Fremen autour d’elle en même temps que l’odeur acre des distilles. Son sens du temps lui apprit que la nuit approchait, au-dehors. Mais la caverne demeurait plongée dans les ténèbres, isolée du désert par les plaques de plastique qui retenaient l’humidité des corps.

Elle s’était abandonnée au sommeil total après sa grande fatigue, ce qui semblait suggérer qu’elle acceptait inconsciemment la sécurité au sein de la troupe de Stilgar. Elle se retourna dans le hamac qui avait été adapté à sa robe, se laissa glisser jusqu’au sol et chaussa ses bottes de sable.

Il ne faut pas que j’oublie de desserrer l’attache de mes bottes afin de faciliter la fonction de pompe de mon distille, songea-t-elle. Il y a tant de choses que je ne dois pas oublier.

Elle avait encore dans la bouche le goût du repas du matin, cette chair d’oiseau mêlée de céréale et de miel d’épice et roulée dans une feuille. Le repas du matin. Le temps, ici, était inversé. Le jour correspondait au repos. La nuit à l’activité.

La nuit cache ; la nuit est plus sûre.

Elle se rendit dans un renfoncement du rocher pour détacher sa robe des crochets de fixation du hamac. Elle se démena dans le noir jusqu’à ce qu’elle eût trouvé le haut du vêtement.

Elle se demandait comment faire parvenir un message aux Bene Gesserit. Comment informer le sanctuaire d’Arrakeen de leur sort.

Plus loin dans la caverne, des brilleurs furent allumés. Entre les silhouettes en mouvement, Jessica aperçut Paul. Il était déjà habillé. Son capuchon rejeté en arrière révélait le profil aquilin des Atréides.

Il s’était comporté de façon étrange, songea-t-elle. Il avait été absent, comme surgi d’entre les morts, à peine conscient de son retour, les yeux mi-clos, vagues. Cela lui avait rappelé ce qu’il lui avait dit à propos de leur régime saturé d’épice, qu’il provoquait l’accoutumance.

Cela aurait-il d’autres effets ? se demanda-t-elle. Il a dit que cela avait quelque rapport avec ses facultés de prescience, mais il est resté étrangement silencieux quant à ses visions.

Stilgar surgit de l’ombre à sa droite et s’avança vers les brilleurs. Elle remarqua sa démarche prudente, féline, et la façon dont ses doigts couraient dans sa barbe.

Puis la peur jaillit en elle à l’instant même où ses sens lui révélaient les tensions qui entouraient Paul, les gestes raides des hommes, les positions rituelles.

« Ils ont mon soutien ! » gronda Stilgar.

Jessica reconnut celui qu’il affrontait : Jamis ! Les épaules de l’homme étaient roides. Il était plein de fureur.

Jamis, celui que Paul a terrassé ! songea-t-elle.

« Tu connais la règle, Stilgar », dit Jamis.

« Qui la connaît mieux que moi ? » rétorqua Stilgar, et elle lut l’apaisement dans sa voix, le désir de calmer.

« Je choisis le combat », gronda Jamis.

Jessica s’élança dans la caverne et agrippa le bras de Stilgar.

« Qu’y a-t-il ? »

« C’est la règle de l’amtal. Jamis exige la preuve que vous êtes ceux de la légende. »

« Elle doit être défiée, dit Jamis. Si son champion triomphe, alors c’est la vérité. Mais il est dit (son regard courut sur ceux qui se pressaient autour de lui) qu’elle ne choisira pas de champion parmi les Fremen… C’est donc qu’il l’accompagne ! »

Il veut un combat singulier avec Paul ! se dit-elle.

Elle lâcha le bras de Stilgar et esquissa un pas en avant.

« Je suis mon propre champion, dit-elle. Le sens est assez simple pour…»

« Vous ne nous dicterez pas nos règles ! lança Jamis. Si vous ne donnez pas d’autre preuve que celle que j’ai vue. Ce matin, Stilgar a très bien pu vous souffler ce qu’il fallait dire. Il a pu mettre dans votre esprit les paroles qui devaient nous tromper et vous n’avez eu qu’à les répéter. »

Je peux me défendre, songea-t-elle, mais cela s’opposerait à leur interprétation de la légende. Et, de nouveau, elle se demanda de quelle manière on avait pu déformer l’œuvre de la Missionaria Protectiva sur cette planète.

Stilgar la regardait. Lorsqu’il parla, ce fut d’une voix basse mais assez forte, cependant, pour qu’elle fût perçue de ceux qui les entouraient.

« Jamis est homme à nourrir une rancune, Sayyadina. Votre fils l’a terrassé et…»

« C’était un accident ! rugit Jamis. La sorcellerie jouait son rôle dans le Bassin de Tuono. Je vais le prouver maintenant ! »

«… et je l’ai terrassé moi aussi, poursuivit Stilgar. Par ce défi tahaddi, il cherche aussi bien à prendre sa revanche sur moi. Il y a en lui trop de violence pour qu’il soit jamais un bon chef, trop de ghafla, d’instabilité. Il prête sa bouche aux règles mais son cœur est au sarfa, à l’éloignement. Non, jamais il ne fera un chef de valeur. Je l’ai épargné jusque-là parce qu’il est un bon combattant, mais cette colère qui le creuse le rend dangereux pour les siens. »

« Stilgaarrr ! » gronda Jamis.

Et Jessica comprit ce que faisait Stilgar. Il essayait de provoquer la fureur de Jamis, de détourner sa colère.

Il se retourna vers Jamis et, de nouveau, elle perçut cette volonté de calme dans sa voix rude. « Jamis ! Ce n’est qu’un enfant. Il…»

« Tu l’as traité d’homme. Et sa mère a dit qu’il avait affronté le gom jabbar. Sa chair est ferme et gorgée d’eau. L’homme qui a porté leurs bagages a dit qu’ils recelaient des jolitres d’eau. Des jolitres ! Et nous continuons de boire l’eau de nos poches pendant que la rosée se forme sur leur peau. »

Stilgar se tourna vers Jessica. « Est-ce vrai ? Y a-t-il de l’eau dans vos bagages ? »

« Oui. »

« Des jolitres ? »

« Deux. »

« Qu’entendiez-vous faire avec une telle richesse ? »

Une richesse ? pensa-t-elle. Elle secoua la tête, consciente du froid soudain dans la voix de Stilgar.

« Là où je suis née, l’eau tombe du ciel et court sur la terre en rivières, dit-elle. Là où je suis née, les océans sont si vastes que l’on ne peut, d’un rivage apercevoir l’autre. Je n’ai pas été éduquée dans votre discipline de l’eau. Jamais je n’ai dû penser ainsi. »

Tout autour d’eux, il y eut comme un soupir : « L’eau tombe du ciel… elle court sur la terre. »

« Saviez-vous que, parmi nous, il en est qui ont perdu l’eau de leurs poches par accident et qui seront en péril avant que nous atteignions Tabr cette nuit ? »

« Comment aurais-je pu le savoir ? dit-elle. S’ils en ont besoin, donnez-leur l’eau que nous avons. »

« Est-ce là ce que vous entendiez faire avec cette richesse ? »

« J’entendais sauver la vie. »

« Alors, nous acceptons votre bénédiction, Sayyadina. »

« Vous ne nous achèterez pas avec votre eau, dit Jamis. Pas plus que tu ne détourneras ma fureur sur toi, Stilgar. Je comprends : Tu veux que je te défie avant même d’avoir prouvé mes dires. »

Stilgar lui fit face. « Es-tu décidé à proposer ce combat à un enfant, Jamis ? » Sa voix, soudain, s’était chargée de venin.

« Elle doit être défiée. »

« Même si elle a mon soutien ? »

« J’invoque la règle de l’amtal. C’est mon droit. »

Stilgar acquiesça. « En ce cas, si le garçon ne t’abat point, c’est mon couteau que tu rencontreras ensuite. Et, cette fois, je ne l’abaisserai point ainsi que je l’ai fait auparavant. »

« Vous ne pouvez faire cela, dit Jessica, Paul n’est que…»

« Vous ne pouvez intervenir, Sayyadina, dit Stilgar. Oh, je sais que vous pouvez me vaincre comme n’importe lequel d’entre nous, mais vous ne pouvez venir à bout de tous à la fois. Et il doit en être ainsi. C’est la règle de l’amtal. »

Elle demeura silencieuse, le regardant à la lueur verte des brilleurs, découvrant la raideur démoniaque qui avait tout à coup envahi ses traits. Puis ses yeux se portèrent sur Jamis, sur le froncement de ses sourcils et elle songea : J’aurais dû voir cela avant. Il est du genre silencieux, il rumine. Il travaille au plus profond de lui-même. J’aurais dû être prête.

« Si vous frappez mon fils, dit-elle, vous devrez m’affronter. Je vous défie dès maintenant. Je vous abattrai dans un…»

« Mère ! (Paul s’avança, posa la main sur son bras.) Si je m’expliquais avec Jamis…»

« S’expliquer ! » lança Jamis.

Paul se tut. Il se détourna et le regarda. Il ne ressentait pas la moindre peur. Jamis lui semblait maladroit dans le moindre de ses mouvements et, la nuit précédente, il était tombé si vite. Mais Paul percevait encore le bouillonnement du nexus de la caverne, il se souvenait encore de sa propre image, du couteau planté dans son corps. Les chemins de fuite, de part et d’autre de cette vision, avaient été si rares…

« Sayyadina, dit Stilgar, il faut que vous reculiez vers…»

« Cesse de l’appeler Sayyadina ! s’écria Jamis. Cela reste encore à prouver. Elle connaît la prière ? Et alors ? Parmi nous, n’importe quel enfant la connaît, non ? »

Il en a assez dit, songea Jessica. Je connais la clé. D’un mot, je pourrais l’immobiliser. Elle hésita. Mais je ne pourrais les immobiliser tous.

« Alors tu vas me répondre », dit-elle, et elle mit un gémissement dans sa voix et un appel au dernier mot. Jamis la regarda avec crainte.

« Je vais t’apprendre la souffrance, reprit-elle sur le même ton. Souviens-toi de cela quand tu combattras. Ta souffrance sera telle que le gom jabbar, en comparaison, sera comme une joie. Tu te débattras de tous tes…»

« Elle essaye de m’ensorceler ! s’écria Jamis. (Il porta le poing droit derrière son oreille.) J’invoque le silence sur elle ! »

« Qu’il en soit donc ainsi, dit Stilgar. (Il lança à Jessica un regard impératif.) Si vous parlez à nouveau, Sayyadina, nous saurons que votre sorcellerie agit et nous vous rejetterons. » Et, d’un signe de tête, il lui fit signe de se retirer.

Des mains la prirent, la poussèrent sans douceur. Elle vit Paul séparé des autres et Chani au visage d’elfe qui chuchotait à son oreille tout en montrant Jamis de la tête.

Le cercle se forma. De nouveaux brilleurs furent amenés qui, tous, irradiaient une clarté jaune.

Jamis s’avança à l’intérieur du cercle. Il ôta sa robe et la tendit à un homme, dans l’assistance. Il n’était plus vêtu que de son distille, taché par endroits. Il pencha la tête vers son épaule, but au tube puis se redressa et entreprit de défaire également son distille. Il le tendit avec précaution à la foule. Puis il attendit. Il n’avait plus que ses sous-vêtements. Ses pieds étaient étroitement enveloppés de tissu. Il tenait son krys dans la main droite.

Jessica observait Chani, la femme-enfant, qui aidait Paul et lui tendait un krys. Il prit l’arme, en apprécia le poids, l’équilibre. Jessica songea qu’il avait été éduqué dans le prana et le bindu, le nerf et la fibre. Que le combat lui avait été enseigné à une école mortelle, par des hommes tels que Duncan Idaho et Gurney Halleck, des hommes qui étaient devenus des légendes de leur vivant. Il connaissait les ruses Bene Gesserit et semblait confiant, assuré.

Mais il n’a que quinze ans, se dit-elle. Et il n’a pas de bouclier. Il faut que j’arrête ça. Il doit y avoir un moyen… Elle leva les yeux et rencontra le regard de Stilgar.

« Vous ne pouvez rien arrêter, dit-il. Vous ne pouvez pas parler. »

Elle posa la main sur sa bouche et songea : J’ai instillé la peur dans l’esprit de Jamis. Peut-être cela va-t-il le ralentir… Si seulement je pouvais prier… prier vraiment…

Maintenant, Paul était seul à l’intérieur du cercle. Il portait la tenue de combat qu’il avait gardée sous son distille et tenait le krys dans sa main droite. Ses pieds étaient nus sur le sol sableux. Idaho lui avait répété tant et tant de fois : « Quand tu doutes du sol, reste pieds nus. » Et il entendait encore les paroles de Chani : « Après une parade, Jamis se porte sur sa droite. C’est une habitude que nous avons tous remarquée. Et il visera tes yeux pour te désorienter avant de frapper. Il se bat des deux mains. Prends garde lorsqu’il passe son couteau de l’une à l’autre. »

Mais si intense avait été son entraînement, jour après jour, heure après heure, qu’il lui semblait sentir par tout son corps le mécanisme de réaction instinctive que l’on avait imprimé en lui.

Et il se souvenait des recommandations de Gurney Halleck : « Le bon combattant au couteau doit penser simultanément à la pointe, à la lame et à sa garde. La pointe peut trancher ; la lame peut percer et la garde peut aussi bien prendre au piège la lame de l’adversaire. »

Il regarda le krys. Pas de garde. Rien que l’anneau du manche pour protéger la main. Et il prit conscience, soudain, qu’il ignorait la résistance de la lame. Il ne savait même pas s’il était possible de la briser.

Jamis s’avança sur la droite, suivant le cercle.

Paul s’accroupit. Il pensait qu’il n’avait pas de bouclier. Alors que tout son entraînement au combat reposait sur la présence de cet invisible champ autour de lui qui exigeait la plus grande rapidité en défense et une lenteur subtilement calculée pour l’attaque. En dépit des avertissements constants de ceux qui l’avaient éduqué, il se rendait compte à présent que le bouclier faisait intimement partie de ses réactions.

Jamis lança le défi rituel : « Puisse le couteau trancher et briser ! »

Alors, la lame doit se casser, pensa Paul.

Jamis, lui non plus, n’avait pas de bouclier. Mais il n’y avait pas été habitué.

Paul regarda son adversaire. Son corps paraissait fait de cuir tendu sur un squelette desséché. Dans la lumière des brilleurs, son krys jetait des reflets laiteux.

La peur monta en lui. Tout à coup, il lui semblait être seul et nu dans la clarté jaune, au milieu de ce cercle de Fremen. La prescience l’avait empli d’innombrables visions, elle lui avait fait entrevoir les grands courants de l’avenir, les ressorts des décisions, mais ceci était maintenant. La mort était présente dans un nombre infini de probabilités. En cet instant, n’importe quoi pouvait modifier l’avenir. Il suffisait que quelqu’un tousse, que son attention soit détournée… Par un changement de lumière, une ombre…

J’ai peur, se dit Paul.

Et il se mit à se déplacer en même temps que Jamis, autour du cercle, se répétant la litanie Bene Gesserit contre la peur : « La peur tue l’esprit…» Ce fut comme une eau fraîche. Il sentit ses muscles se dénouer. Il était calme, prêt.

« Je vais baigner mon couteau dans ton sang », dit Jamis. Et, dans l’instant où il prononçait le dernier mot, il bondit.

Jessica réprima un cri.

Mais, là où l’homme avait frappé, il n’y avait plus rien. Paul était maintenant derrière Jamis qui offrait son dos à sa lame.

Frappe, Paul ! Maintenant ! hurla-t-elle dans son esprit.

Il frappa. Avec une lenteur calculée, en un geste merveilleusement fluide, si lentement que cela donna à Jamis la marge dont il avait besoin pour esquiver, reculer et se porter sur sa droite.

Paul battit en retraite, presque accroupi. « Il faut d’abord que tu trouves mon sang », dit-il.

Jessica avait décelé l’influence du bouclier dans les manœuvres de son fils et elle comprenait soudain le danger que recelait cette arme à double tranchant. Les réactions de Paul avaient la vivacité de la jeunesse et elles étaient le résultat d’un entraînement poussé à un degré inconnu des Fremen. Et cet entraînement se lisait dans les attaques, faites pour percer la barrière du bouclier qui repoussait les coups rapides, qui exigeait de la ruse et un total contrôle.

Paul l’a-t-il compris ? Il le faut !

Jamis attaqua de nouveau. Ses yeux avaient un éclat sombre. Un instant, son corps ne fut qu’une trace jaune dans la clarté des brilleurs.

Encore une fois, Paul se déroba et riposta trop lentement.

Et encore.

Et encore.

Et encore.

Chaque fois, le coup arrivait avec une fraction de seconde de retard.

Jessica s’aperçut alors d’une chose et elle espéra que Jamis, lui, ne l’avait pas vue. La défense de Paul était d’une terrible rapidité mais, à chaque parade, il prenait exactement la position qui lui aurait permis de dévier en partie le coup de son adversaire sur son bouclier.

« Votre fils jouerait-il avec ce pauvre fou ? » demanda Stilgar. Puis il leva la main avant que Jessica ait pu répondre et ajouta : « Excusez-moi. Il faut que vous gardiez le silence. » Maintenant, les deux adversaires faisaient le tour du cercle, l’un en face de l’autre. Jamis pointait son couteau, le bras presque tendu. Paul, à demi accroupi, baissait le sien.

Une fois encore, Jamis bondit, attaquant sur la droite, là où Paul esquivait.

Au lieu de se dérober, Paul leva sa lame et l’utilisa pour contrer le coup de Jamis. Puis il s’effaça en pirouettant sur sa gauche avec une pensée reconnaissante pour l’avertissement de Chani.

Jamis rompit vers le centre du cercle en frottant sa main où perlait le sang. Ses yeux agrandis étaient comme deux puits noirs et, dans la pâle clarté, ils se posèrent sur Paul avec une méfiance nouvelle.

« Ah, celui-là a fait mal », murmura Stilgar.

Paul s’accroupit, en garde et, ainsi qu’on lui avait enseigné, interpella son adversaire blessé : « Abandonnes-tu ? »

« Aahh ! » gronda Jamis.

Un murmure de colère monta de l’assistance.

« Du calme ! lança Stilgar. Le garçon ignore nos règles ! (Puis, s’adressant à Paul.) Nul ne peut abandonner dans le tahaddi. La mort est sa seule conclusion. »

Jessica vit son fils se raidir. Et elle songea : Il n’a jamais tué un homme ainsi… dans un combat au couteau. Pourra-t-il le faire ?

Lentement, suivant le mouvement de Jamis, Paul se déplaça sur la droite. Le souvenir des variables qu’il avait entrevues dans le bouillonnement du temps revenait le troubler, maintenant. Sa perception nouvelle lui révélait que ce combat comportait trop de décisions en un court laps de temps pour qu’un chemin se dessine plus clairement entre tous ceux qui étaient probables.

Les variables se multipliaient. C’était pour cela que la caverne semblait un nexus flou dans le cours du temps. C’était comme un rocher géant dressé dans le flot, créant de nouveaux courants, des tourbillons.

« Finis-en, garçon, grommela Stilgar. Ne joue pas avec lui. »

Paul s’avança à l’intérieur du cercle, confiant en sa rapidité.

Et Jamis battit en retraite. Il comprenait soudain qu’il n’avait pas en face de lui un étranger vulnérable pris au piège du tahaddi, une proie facile pour le krys.

Jessica lut l’ombre du désespoir sur les traits du Fremen. C’est maintenant que le danger est le plus grand, se dit-elle. Le désespoir peut l’inciter à n’importe quoi. Il vient de découvrir que ce n’est pas un enfant qu’il affronte mais une machine de combat entraînée depuis ses premiers jours. Maintenant, la peur que je lui ai instillée doit produire son effet.

Et, tout au fond d’elle-même, elle éprouva de la pitié pour Jamis, une pitié dominée par la conscience du danger que courait son fils.

Jamis peut faire n’importe quoi… Un geste inattendu. Et elle se demanda si Paul avait entrevu cet avenir, s’il revivait une vision. Mais, dans ses mouvements, dans les gouttes de sueur qui perlaient à son front et sur ses épaules, dans la tension de ses muscles, elle lut pour la première fois l’incertitude dont était marqué le pouvoir de son fils.

Paul cherchait le combat, maintenant. Mais il continuait de se déplacer sans attaquer. Il avait décelé la peur chez son adversaire. La voix de Duncan Idaho s’éleva dans sa mémoire : « Lorsque ton adversaire a peur de toi, laisse les rênes libres à sa peur pour qu’elle fasse son œuvre. Qu’elle devienne terreur. L’homme qui a peur lutte avec lui-même. A la fin, il attaque par désespoir. C’est l’instant le plus dangereux mais, en général, l’homme terrifié commet une erreur fatale. Tu as été éduqué pour déceler ce genre d’erreur et en profiter. »

Une rumeur monta de l’assistance.

Ils croient que Paul joue avec Jamis, se dit Jessica. Ils pensent qu’il est inutilement cruel.

Mais elle sentait aussi le courant d’excitation qui circulait parmi les Fremen, leur joie devant le spectacle. Et la pression qui montait en Jamis. Elle sentit le moment précis où cette pression se fit trop forte… comme Jamis lui-même… ou Paul.

Jamis bondit, feinta et frappa de la main droite. Mais sa main était vide. Le couteau était passé dans l’autre main.

Jessica se figea.

Mais Paul avait été averti par Chani : « Il se bat des deux mains. » Ce détail s’était gravé en lui. « Pense au couteau et non à la main qui le tient, lui avait souvent répété Gurney Halleck. Le couteau est plus dangereux que la main et il peut être aussi bien dans l’une ou dans l’autre. »

Et il avait vu l’erreur de Jamis, le déséquilibre qui le retarderait le temps d’un battement de cœur, après ce bond qui ne visait qu’à le désorienter et à dissimuler le changement de main du couteau.

Tout se passait comme dans la salle d’entraînement, si l’on oubliait l’éclat jaune des brilleurs et la multitude des yeux noirs, tout autour. Les boucliers ne comptaient plus quand les propres mouvements du corps pouvaient être utilisés contre lui. Paul passa son couteau d’une main à l’autre en un éclair, se jeta de côté et frappa à l’endroit précis où allait se trouver la poitrine de son adversaire. Il recula pour le voir s’effondrer.

Jamis tomba la face contre terre. Il émit un râle, essaya de tourner son visage vers Paul puis demeura immobile. Ses yeux morts étaient deux perles sombres.

« Tuer avec la pointe n’est pas très artistique, avait dit Idaho, une fois, mais que cette considération ne freine pas ta main quand l’occasion se présentera. »

Les Fremen se précipitèrent dans le cercle, bousculant Paul, se pressant autour du corps de Jamis dans une activité frénétique. Puis un groupe repartit vers les profondeurs de la caverne, emportant un fardeau enveloppé dans une robe.

Sur le sol, il n’y avait plus rien.

Jessica s’élança vers son fils au sein d’une mer de robes, de dos à l’acre odeur, une mer étrangement silencieuse.

Voici le moment terrible, se dit-elle. Il a tué un homme grâce à la supériorité évidente de ses muscles et de son esprit. Il ne faut pas qu’il grandisse en s’en réjouissant.

Elle se fraya un chemin jusqu’à l’étroit espace où deux Fremen aidaient Paul à remettre son distille.

Elle regarda son fils. Il avait les yeux brillants, le souffle court. Il semblait accepter l’aide des Fremen avec indifférence.

« Il s’est battu avec Jamis et il n’a pas une marque », dit l’un d’eux.

Chani se tenait à l’écart, les yeux fixés sur Paul, et Jessica devina son excitation et vit l’admiration sur son visage d’elfe.

Il faut faire vite, songea-t-elle.

Elle mit tout le mépris possible dans sa voix et son attitude et demanda : « Eh bien… Quelle impression ressent le tueur ? »

Paul se raidit comme si elle venait de le frapper. Il affronta le regard froid de sa mère et le sang afflua à son visage. Involontairement, il tourna les yeux vers l’endroit où s’était effondré Jamis.

Stilgar surgit à côté de Jessica. Il revenait des profondeurs de la caverne où l’on avait emmené le corps de Jamis. Il s’adressa à Paul sur un ton mesuré, froid : « Lorsque le moment viendra où tu me défieras et tenteras de prendre ma burda, n’espère pas jouer avec moi ainsi que tu l’as fait avec Jamis. »

Jessica vit que les paroles de Stilgar, après les siennes, s’imprimaient en Paul, accomplissaient leur œuvre. L’erreur que commettaient ces gens devenait utile, à présent. Tout comme son fils, Jessica observa les visages qui les entouraient et elle vit ce qu’il voyait. De l’admiration, bien sûr, et de la peur… mais aussi… du dégoût. Elle regarda Stilgar et comprit la raison de son fatalisme, la façon dont il avait assisté au combat.

« Vous savez ce qu’il en était », dit Paul en regardant sa mère.

Elle perçut dans sa voix le remords, le retour à la raison et promena son regard sur ceux qui les entouraient en déclarant :

« Paul n’avait jamais encore tué un homme avec une arme blanche. »

Stilgar lui fit face, incrédule.

« Je ne jouais pas avec lui, dit Paul. (Il s’avança devant sa mère, ajusta sa robe et regarda la marque sombre du sang de Jamis sur le sol de la caverne.) Je ne voulais pas le tuer. »

Jessica sentit que, lentement, Stilgar acceptait la vérité. Il porta une main aux veines saillantes à sa barbe et il y avait du soulagement dans ce geste. Des murmures coururent parmi les Fremen.

« C’est pour cela que tu l’as invité à abandonner, dit Stilgar. Je vois. Nos coutumes sont différentes et tu en comprendras la raison. Je pensais que nous avions accepté un scorpion parmi nous… (Il hésita et ajouta :) Je ne t’appellerai plus garçon. »

Une voix lança : « Il lui faut un nom, Stil. »

Stilgar acquiesça. « Je discerne la puissance en toi… une puissance semblable à celle d’un pilier. (A nouveau, il hésita avant de poursuivre.) Nous te connaîtrons sous le nom d’Usul, la base de pilier. Ce sera ton nom secret, ton nom de soldat. Nous seuls du Sietch Tabr pourront l’employer… Usul. »

Des voix murmurèrent : « Bien choisi… Cette force… elle nous portera chance. » Et Jessica comprit qu’ils acceptaient son fils et que, en même temps, ils l’acceptaient elle aussi. Elle était vraiment la Sayyadina.

« A présent, dit encore Stilgar, quel nom d’homme veux-tu que nous choisissions devant tous ? »

Paul jeta un coup d’œil à sa mère, puis regarda de nouveau Stilgar. Des fragments de cet instant correspondaient à sa mémoire presciente, mais les différences lui semblaient physiques. C’était comme une pression puissante qui le forçait à franchir l’étroite porte du présent.

« Quel nom donnez-vous à la petite souris, celle qui saute ? » demanda-t-il, se souvenant des petits bruits de pattes dans le Bassin de Tuono et mimant de la main.

Des rires s’élevèrent parmi les Fremen.

« Nous l’appelons muad’dib », dit Stilgar.

Jessica se raidit. Paul lui avait dit ce nom, déjà. C’était ainsi, selon lui, que les Fremen l’accepteraient et l’appelleraient. Tout soudain, elle eut à la fois peur de lui et peur pour lui.

Paul sentait qu’il jouait en cet instant un rôle qu’il avait joué d’innombrables fois dans son esprit… Pourtant… il y avait des différences. Il était sur un sommet vacillant, riche d’expérience, de connaissance, mais tout, autour de lui, n’était qu’abysses.

Il y eut à nouveau la vision des légions fanatiques suivant la bannière noire et verte des Atréides, laissant dans l’univers un sillage d’incendies et de pillages au nom de leur prophète, Muad’Dib.

Cela ne doit pas être, se dit-il.

« Est-ce le nom que tu souhaites, Muad’Dib ? » demanda Stilgar.

« Je suis un Atréides, dit-il, très bas, avant d’ajouter d’une voix forte : Il n’est pas juste que j’abandonne entièrement le nom que m’a donné mon père. Pourrais-je porter parmi vous le nom de Paul-Muad’Dib ? »

« Tu es Paul-Muad’Dib », fit Stilgar.

Ce n’était dans aucune de mes visions, pensa Paul. J’ai agi différemment.

Mais, autour de lui, les abysses demeuraient.

A nouveau, il y eut des murmures dans la foule. « La sagesse et la puissance… On ne peut demander plus… C’est certainement la légende… Lisan al-Gaib… Lisan al-Gaib…»

« Je vais te dire une chose à propos de ton nouveau nom, dit Stilgar. Ton choix nous plaît. Muad’Dib a la sagesse du désert. Muad’Dib crée elle-même son eau. Muad’Dib se cache du soleil et voyage dans la fraîcheur de la nuit. Muad’Dib est féconde et se multiplie à la face de la terre. Muad’Dib est le nom de “ceux qui instruisent les enfants”. Voilà une base solide sur laquelle construire ta vie, Paul-Muad’Dib, Usul parmi nous. Nous te souhaitons la bienvenue. »

Il toucha le front de Paul de la paume de sa main, le prit entre ses bras et murmura : « Usul. » Puis il se retira et ce fut le tour d’un autre Fremen d’étreindre Paul en prononçant son nom : « Usul. » Et d’un autre encore. Tour à tour, tous les hommes répétèrent le geste, le nom. « Usul. Usul… Usul. » Paul prit conscience que, déjà, il pouvait en reconnaître certains et se rappeler leur nom. Et puis, Chani pressa sa joue contre la sienne et, à son tour, dit son nom.

Puis il se retrouva face à Stilgar qui déclara : « A présent, tu appartiens à l’Ichwan Bedwine, notre frère. (Son visage se durcit et sa voix se fit impérative.) Maintenant, Paul-Muad’Dib, tu vas resserrer ce distille. (Il se tourna vers Chani.) Chani ! Les filtres de ses narines sont aussi mal mis que possible ! Je croyais t’avoir ordonné de veiller sur lui ! »

« Je n’avais pas d’embouts, Stil. Et il y avait Jamis…»

« Ça suffit ! »

« Je vais lui donner un des miens, dit-elle. Je pourrai me débrouiller avec un seul jusqu’à…»

« Non. Je sais que nous avons des pièces de rechange. Où sont-elles ? Sommes-nous une troupe ou une horde de sauvages ? »

Des mains se tendirent. Stilgar choisit quatre objets durs, d’aspect fibreux, et les remit à Chani. « Occupe-toi d’Usul et de la Sayyadina. »

« Et l’eau, Stil ? demanda une voix dans la troupe. Ils en ont des jolitres dans leurs bagages. »

« Je connais tes besoins, Farok », dit Stilgar. Il regarda Jessica qui acquiesça.

« Prenez-en un pour ceux qui en ont besoin, reprit Stilgar. Maître d’eau… Où y a-t-il un maître d’eau ? Ah, Shimoom, veille à mesurer la quantité nécessaire, et rien de plus. Cette eau est la propriété de la Sayyadina et lui sera remboursée au sietch au taux du désert, droits d’emballage déduits. »

« Qu’est-ce que le remboursement au taux du désert ? » demanda Jessica.

« Dix pour un », dit Stilgar.

« Mais…»

« C’est une règle sage. Vous le comprendrez. »

Dans un froissement de robes, des hommes allèrent chercher l’eau.

Stilgar leva la main et le silence s’établit. « Quant à Jamis, dit-il, la cérémonie sera pleinement célébrée. Il était notre compagnon et frère de l’Ichwan Bedwine. Nous ne nous détournerons pas sans le respect dû à celui qui a mis notre chance à l’épreuve par son tahaddi. Le rite aura lieu… au crépuscule, quand l’ombre le recouvrira. »

Paul, en entendant ces mots, sentit qu’il plongeait une fois encore dans les abysses… Un moment aveugle. Dans son esprit, il n’y avait nul passé pour cet avenir… si ce n’est… Oui, il pouvait encore distinguer la bannière verte et noire des Atréides flottant… quelque part au-devant de la route… les mots sanglants du jihad et les légions fanatiques.

Cela ne sera pas, se dit-il. Je ne peux le permettre.

Dieu a créé Arrakis pour éprouver les fidèles.

Extrait de La Sagesse de Muad’Dib,

par la Princesse Irulan.


Dans l’obscurité de la caverne, Jessica entendit crisser le sable sous les pas de ceux qui s’avançaient en même temps qu’elle percevait les lointains cris d’oiseaux qui, avait dit Stilgar, étaient les appels des sentinelles.

Les sceaux de plastique furent ôtés des ouvertures et Jessica aperçut les ombres du soir qui, au-dehors, glissaient sur le rocher depuis le bassin. Elle sentit le retrait du jour dans la chaleur sèche et les ombres. Bientôt, elle le savait, ses perceptions aiguisées lui permettraient, comme les Fremen, de déceler le plus infime changement d’humidité dans l’air.

Elle se souvint avec quelle hâte ils avaient ajusté leurs distilles au moment de l’ouverture.

Loin dans la caverne, une voix entonna :

« Ima trava okolo !

I korenka okolo ! »

Elle traduisit : « Voici les cendres ! Et voici les racines ! » La cérémonie funèbre commençait.

Le regard de Jessica se posa sur le couchant, sur les strates de couleurs déployées dans le ciel. Les ombres qui, là-bas, s’étendaient sur les dunes et les rochers étaient celles de la nuit.

Pourtant, la chaleur ne mourait pas.

La chaleur la forçait à penser à l’eau et à ces gens qui avaient été entraînés à n’avoir soif qu’à des moments précis.

La soif.

Elle se souvenait des vagues sous le clair de lune de Caladan, de la robe blanche de l’écume sur les récifs, du vent chargé d’embruns. A présent, la brise qui venait du désert desséchait la peau nue de ses joues et de son menton. Les nouveaux embouts, dans ses narines, l’irritaient et elle avait une conscience aiguë de la présence du tube qui plongeait dans le distille et récupérait l’humidité de sa respiration.

Le distille lui-même était une étuve.

« Votre vêtement sera plus confortable lorsque votre corps aura moins d’eau », avait dit Stilgar.

Elle savait qu’il avait raison mais elle ne se sentait pas pour autant à l’aise en ce moment précis. Inconsciemment, l’eau la préoccupait et cela pesait sur son esprit. Non, corrigea-t-elle aussitôt. C’est L’HUMIDITÉ qui me préoccupe.

Et c’était là un problème plus profond et plus subtil.

Elle entendit des pas qui s’approchaient et se retourna pour voir Paul surgir des profondeurs de la caverne, suivi de Chani.

Autre chose encore, songea-t-elle. Il faut que je l’avertisse quant à leurs femmes. Ce n’est pas parmi elles qu’il peut trouver une épouse digne d’un Duc. Une concubine, oui, mais pas une épouse.

Puis elle pensa à elle-même. M’a-t-il gagné à ses projets ? Elle avait été si bien conditionnée. Je peux penser aux nécessités matrimoniales de la royauté sans évoquer mon propre concubinage. Pourtant… j’étais plus qu’une concubine.

« Mère. »

Paul était devant elle, Chani à ses côtés.

« Mère, savez-vous ce qu’ils font là-bas ? »

Elle leva les yeux et rencontra son regard sombre sous le capuchon.

« Je crois le savoir. »

« Chani m’a montré… parce que je suis censé assister à cela et donner mon… accord pour la mesure de l’eau. »

Jessica regarda Chani.

« Ils récupèrent l’eau de Jamis, dit Chani. Sa voix aiguë était rendue nasillarde par les embouts de ses narines. Telle est la règle. La chair d’un homme lui appartient, mais son eau revient à sa tribu, sauf dans le combat. »

« Ils disent que cette eau est à moi », dit Paul.

Jessica se demanda pourquoi cela éveillait soudain sa méfiance.

« L’eau du combat appartient au vainqueur, reprit Chani. Parce qu’il faut se battre sans distille. Le vainqueur a le droit de récupérer l’eau qu’il a perdue durant le combat. »

« Je ne veux pas de cette eau », grommela Paul. Il sentait qu’il appartenait à de multiples images qui se déplaçaient simultanément de façon heurtée, déconcertante pour la vision intérieure. Il n’était pas sûr de ce qu’il ferait mais il avait une certitude : il ne voulait pas de l’eau distillée à partir du corps de Jamis.

« Mais, dit Chani, c’est… de l’eau. »

Jessica s’émerveilla du ton qu’elle avait employé pour prononcer ce simple mot. « Eau. » Elle y avait mis tant de significations. Il existait un axiome Bene Gesserit qui disait : « La survie est la capacité de nager en des eaux étranges. » Et Jessica songea : En ces eaux étranges, Paul et moi nous devons trouver les courants favorables… si nous voulons survivre.

« Accepte cette eau », dit-elle.

Il reconnut ce ton. Elle l’avait déjà employé avec son père lorsqu’elle lui avait dit d’accepter la somme importante qu’on lui offrait en échange de sa participation à une entreprise risquée, simplement parce que l’argent maintenait la puissance des Atréides.

Sur Arrakis, l’eau était de l’argent. Elle l’avait compris.

Paul demeura silencieux. Il savait qu’il ferait ce qu’elle lui avait dit de faire, non parce que c’était un ordre mais parce que le ton qu’elle avait employé le forçait à réfléchir. Refuser l’eau serait refuser les pratiques fremen.

Il retrouva les mots du Kalima 467 de la Bible Catholique Orange de Yueh et dit : « De l’eau vient toute vie. »

Jessica le regarda. Où a-t-il appris cela ? se demanda-t-elle. Il n’a jamais étudié les mystères.

« Ainsi est-il dit, fit Chani. Giuduchar mantene : Il est écrit dans le Shah-Nama que l’eau fut la première chose créée. »

Jessica eut un frisson soudain dont elle ignorait la raison et ceci, plus que sa réaction, l’inquiétait. Elle se détourna pour dissimuler son trouble à l’instant même où se couchait le soleil. Un orage de couleurs s’enfla dans le ciel.

« C’est le moment ! lança la voix de Stilgar de la caverne. L’arme de Jamis a été tuée. Jamis a été appelé par Lui, le Shai-hulud qui a ordonné les phases des lunes qui chaque jour passent pour n’être plus à la fin que des brindilles desséchées. (Stilgar baissa la voix.) Ainsi en est-il de Jamis. »

Le silence s’établit dans la caverne.

Dans l’ombre, Jessica distinguait Stilgar comme une fantomatique silhouette grise. A nouveau, son regard revint sur le bassin. Elle sentit monter la fraîcheur vers son visage.

« Les amis de Jamis vont approcher », dit Stilgar.

Derrière Jessica, des hommes se mirent en mouvement, tendirent un rideau devant l’entrée. Un unique brilleur fut allumé au fond de la caverne. Sa clarté jaune esquissa les contours des visages. Jessica prêta l’oreille au lent froissement des robes.

Chani fit un pas en avant, comme attirée par la lumière.

Jessica se pencha vers Paul et murmura à son oreille, dans le code familial : « Suis-les. Fais ce qu’ils font. Ce ne sera qu’une simple cérémonie pour l’apaisement de l’âme de Jamis. »

Ce sera plus que cela, songea Paul. Il éprouvait une sensation de torsion, comme s’il essayait au fond de sa conscience de saisir quelque chose qui bougeait pour l’immobiliser.

Chani se glissa à côté de Jessica et lui prit la main. « Venez, Sayyadina. Nous devons prendre place à l’écart. »

Paul les regarda disparaître entre les ombres, le laissant seul. Il se sentit abandonné.

Les hommes qui avaient mis le rideau en place l’encadrèrent.

« Viens, Usul. »

Il les laissa le guider, le pousser à l’intérieur du cercle qui s’était formé autour de Stilgar, immobile sous le brilleur, auprès d’un amas aux formes anguleuses que recouvrait une robe.

Sur un geste de Stilgar, l’assistance s’accroupit dans un bruissement de robes. Paul fit de même, sans quitter Stilgar des yeux. Sous le brilleur, ses yeux devenaient deux puits noirs. Près de son cou, l’étoffe verte brillait. Puis, Paul baissa le regard sur ce qui se trouvait aux pieds de Stilgar et il reconnut le manche d’une balisette.

« L’esprit quitte l’eau du corps lorsque se lève la première lune, dit Stilgar. Ainsi est-il dit. Lorsque se lèvera la première lune, cette nuit, qui appellera-t-elle ? »

« Jamis », psalmodia l’assistance.

Stilgar pivota sur un talon et son regard glissa de visage en visage. « J’étais un ami de Jamis, dit-il. Au Trou-dans-le-Rocher, lorsque l’avion-faucon a fondu sur nous, c’est Jamis qui m’a poussé à l’abri. »

Il se baissa, souleva la robe qui recouvrait l’amas et dit : « En tant qu’ami de Jamis, je prends cette robe. C’est le droit du chef. » Il se redressa, mit le vêtement sur son épaule.

A présent, Paul découvrait tous les objets entassés là. L’éclat gris d’un distille, un jolitre usé, un mouchoir et un petit livre, un manche de krys, un fourreau vide, un paquet enveloppé de tissu, un paracompas, un distrans, un marteleur, une pile d’hameçons métalliques gros comme le poing, des petits rochers dans un fragment d’étoffe, des plumes liées ensemble, la balisette, posée à côté…

Ainsi, Jamis jouait de la balisette, songea-t-il. Et il se souvint de Gurney Halleck, de tout ce qu’il avait perdu. L’avenir qu’il avait entrevu lui avait révélé certaines lignes de probabilités conduisant à une rencontre avec Gurney, mais ces lignes étaient rares et, chaque fois, l’image de la rencontre avait été sombre, brumeuse. Cela le troublait. Il restait perplexe devant le facteur d’incertitude qui habitait son pouvoir. Cela signifie-t-il que je ferai quelque chose… que je pourrais faire quelque chose… qui amènera… amènerait… la fin de Gurney… ou son retour à la vie… ou…

Il secoua la tête.

A nouveau, Stilgar se pencha sur l’amas d’objets.

« Pour la femme de Jamis et pour les gardes », dit-il en choisissant les petits rochers et le livre.

« Le droit du chef », répondit la foule.

« Le marqueur du service à café de Jamis, reprit Stilgar en prenant un petit disque de métal vert. A notre retour au sietch, il sera offert à Usul durant la cérémonie qui sied. »

« Le droit du chef. »

Enfin, Stilgar saisit le manche de krys et dit : « Pour la plaine funèbre. »

« Pour la plaine funèbre », firent les voix en écho.

Debout dans le cercle, en face de son fils, Jessica hocha la tête. Elle reconnaissait la source ancienne du rite. La rencontre entre l’ignorance et la connaissance… Entre la brutalité et la culture… Tout est dans la dignité avec laquelle nous traitons nos morts. Elle regarda Paul. Comprend-il cela ? Sait-il ce qu’il faut faire ?

« Nous sommes les amis de Jamis, reprit Stilgar. Nous ne pleurons pas nos morts comme une bande de garvarg. »

A gauche de Paul, un homme à la barbe grise se leva. « J’étais un ami de Jamis, dit-il. (Il s’avança vers la pile d’objets et prit le distrans.) Lorsque notre eau vint à manquer au siège des Deux Oiseaux, Jamis sut partager. » Et il regagna sa place dans le cercle.

Suis-je censé dire que j’étais un ami de Jamis ? se demanda Paul. Attendent-ils que je choisisse quelque chose ? Il vit les visages qui se tournaient vers lui, furtivement. Est-ce cela qu’ils attendent ?

De l’autre côté du cercle, un second homme se leva et alla prendre le paracompas. « J’étais un ami de Jamis, dit-il. Lorsque la patrouille nous surprit à l’Anse de la Couine et que je fus blessé, c’est Jamis, en détournant l’attention sur lui, qui permit de sauver tous ceux qui avaient été blessés. » Tout comme le premier, il regagna sa place.

A nouveau, Paul vit des visages se tourner vers lui. Il y lut l’attente et baissa les yeux. Un coude le toucha et une voix lui souffla : « Amènerais-tu la destruction sur nous ? »

Comment dire que j’étais son ami ? se dit-il.

Une nouvelle silhouette se dressa, s’avança dans la lumière et, sous le capuchon, Paul vit le visage de sa mère. Elle prit un mouchoir dans l’amas d’objets et dit : « J’étais une amie de Jamis. Lorsque l’esprit des esprits qui était en lui vit le besoin de vérité, cet esprit se retira de lui et épargna mon fils. » Elle reprit sa place dans le cercle.

Et Paul se souvint du mépris qu’il y avait eu dans sa voix lorsque, après le combat, elle lui avait dit : « Quelle impression ressent le tueur ? »

Une fois encore, les visages se tournèrent vers lui, une fois encore, il décela la peur, la colère. Il se souvint soudain d’une bobine que lui avait projetée sa mère. Le Culte des Morts. Maintenant, il savait ce qu’il devait faire.

Lentement, il se leva.

Un soupir courut dans le cercle.

Comme il s’avançait vers le centre, il eut l’impression que son moi s’effaçait progressivement. C’était comme s’il eût perdu un fragment de lui-même qu’il devait retrouver ici. Il se pencha sur l’entassement d’objets, prit la balisette. Une corde résonna doucement.

« J’étais un ami de Jamis », murmura Paul. Il sentit alors les larmes qui brûlaient ses yeux et sa voix se fit plus forte. « Jamis m’a appris que… lorsque l’on tue… on paie le prix… J’aurais aimé mieux le connaître. »

Sans rien voir, il retourna vers le cercle et se laissa aller sur le sol.

Une voix souffla : « Il a versé des larmes ! »

Et le murmure courut : « Usul a donné de l’humidité au mort ! »

Des doigts effleurèrent ses joues. Il entendit des exclamations étouffées.

Jessica percevait les origines profondes de ces réactions, les terribles inhibitions qui s’attachaient aux pleurs versés. Elle se répéta les mots qu’elle venait d’entendre : « Il a donné de l’humidité au mort ! » C’était un cadeau au royaume des ombres. Des larmes qui seraient sacrées.

Rien, sur ce monde, ne lui avait encore donné à ce point le sens de la valeur suprême que représentait l’eau.

C’était plus que les marchands d’eau, plus que les peaux desséchées, les distilles, le rationnement. C’était la vie elle-même, avec son symbolisme et ses rites.

C’était l’eau.

« J’ai touché sa joue, murmura une voix. J’ai senti le don. »

Dans le premier instant, ces doigts qui effleuraient son visage éveillaient de la crainte en Paul. Ses doigts s’étaient roidis sur le manche de la balisette et il éprouvait contre sa paume la froide morsure des cordes. Puis il vit les visages, par-delà les mains qui se tendaient, les yeux qui interrogeaient.

Les mains se retirèrent alors. La cérémonie funèbre reprenait son cours. Pourtant, à présent, il y avait autour de Paul un espace nouveau. Il se trouvait isolé et c’était là le témoignage du respect de l’assistance.

Un chant profond s’éleva :

« Regarde Shai-hulud,

Celui qu’appelle la pleine lune ;

Rouge est la nuit, le jour qui fuit,

Couleur du sang qu’il répandit.

Nous prions à la lune pleine,

Pour que sur nous la chance vienne

Et que nous touchions enfin au terme

De notre quête en terre ferme. »

Aux pieds de Stilgar, maintenant, il ne restait plus qu’un sac ventru. Il s’accroupit et plaça les paumes dessus. Quelqu’un vint le rejoindre et Paul, sous l’ombre de son capuchon, reconnut le visage de Chani.

« Jamis portait trente-trois litres, sept drachmes et trois secondes trente de l’eau de la tribu, dit-elle. Je la bénis maintenant en présence de la Sayyadina. Ekkeriakairi, voici l’eau, fillissin-follasy, de Paul-Muad’Dib ! Kivi a-kavi, jamais plus, nakalas ! nakelas ! que ce qui doit être mesuré et compté, ukair-an ! par les battements du cœur jan-jan-jan de notre ami… Jamis. »

Dans le brusque et profond silence, Chani se retourna et regarda Paul en déclarant : « Où je suis flamme, que tu sois brandon. Où je suis rosée, que tu sois eau ! »

« Bi-lal kaifa », psalmodia la troupe tout entière.

« A Paul-Muad’Dib va cette part, reprit Chani. Puisse-t-il la garder pour la tribu et la préserver d’un insouciant usage. Puisse-t-il être généreux dans les moments de besoin. Puisse-t-il la transmettre en son temps pour le bien de la tribu. »

« Bi-lal kaifa. »

Il faut que j’accepte cette eau, se dit Paul. Lentement, il se leva et s’approcha de Chani. Stilgar se redressa et recula pour lui laisser sa place tout en lui prenant doucement la balisette.

« A genoux », dit Chani.

Paul obéit.

Elle guida ses mains jusqu’au sac à eau, les lui posa sur la surface élastique. « Par cette eau, que la tribu t’accepte, dit-elle. Jamis l’a quittée. Prends-la en paix. » Elle se releva, l’entraînant à sa suite.

Stilgar rendit la balisette à Paul et présenta dans sa main ouverte des anneaux de métal. Paul remarqua qu’ils étaient de différentes tailles. Ils scintillaient sous la clarté du brilleur.

Chani prit le plus grand et le passa à un doigt. « Trente litres, dit-elle. (Puis, un par un, elle prit les autres, en les présentant chaque fois à Paul.) Deux litres ; un litre ; sept mesures d’une drachme ; une mesure de trois secondes trente. En tout : trente-trois litres, sept drachmes et trois secondes trente. »

Elle présenta l’ensemble des anneaux passés à son doigt.

« Les acceptes-tu ? » demanda Stilgar.

Paul acquiesça. « Oui ».

« Plus tard, dit Chani, je te montrerai comment les mettre dans un mouchoir sans qu’ils tintent lorsque le silence est nécessaire. » Elle tendit la main.

« Peux-tu… les conserver pour moi ? demanda Paul.

Surprise, elle regarda Stilgar.

Celui-ci sourit. « Paul Muad’Dib, qui est Usul, ne connaît pas encore nos coutumes, Chani. Garde ses mesures d’eau jusqu’à ce que soit venu le moment de lui montrer comment les porter. »

Elle hocha la tête, prit un fragment d’étoffe sous sa robe et le passa dans les anneaux selon un nœud complexe avant de les glisser sous sa ceinture.

Quelque chose m’a échappé, songea Paul. Il percevait l’ironie autour de lui. Un souvenir de ses visions lui revint à l’esprit. Les mesures d’eau offertes à une femme… Le rituel de cœur…

« Maîtres d’eau ! » appela Stilgar.

Dans le bruissement des robes, la troupe se leva. Deux hommes s’avancèrent et prirent le sac. Stilgar abaissa le brilleur et le prit pour ouvrir la marche dans l’ombre.

Paul se retrouva derrière Chani. Autour d’eux, des reflets jaunes jouaient sur les murailles, des ombres dansaient. Il sentait que tous semblaient attendre quelque chose.

Jessica, ballottée entre les corps qui se pressaient, entraînée par des mains fermes, lutta un instant contre la panique. Elle avait reconnu certaines phases du rite, les traces de Chakobsa et de Bhotani-jib dans les paroles qui avaient été prononcées et elle savait quelle sauvage violence pouvait naître tout à coup de ces moments apparemment tranquilles.

Jan-jan-jan, pensa-t-elle. En avant !

C’était comme un jeu d’enfant débarrassé de toute inhibition entre des mains adultes. Stilgar s’arrêta devant un rocher jaune. Il appuya sur une protubérance et, silencieusement, la muraille s’effaça, démasquant une crevasse irrégulière. Stilgar s’y engagea le premier, franchissant un panneau sombre et garni d’alvéoles. En le suivant, Paul sentit la caresse d’un souffle d’air frais sur son visage. Il tourna vers Chani un visage interrogateur et lui toucha le bras.

« Cet air est humide. »

« Cchhh », fit-elle en réponse.

Mais, derrière eux, une voix dit : « Il y a beaucoup d’humidité dans le piège, cette nuit. Jamis nous fait savoir ainsi qu’il est satisfait. »

Jessica entendit la muraille se refermer derrière eux. Elle remarqua la façon dont les Fremen ralentissaient le pas au moment où ils passaient devant le panneau alvéolé et, à son tour, ressentit le souffle d’air humide.

Un piège à vent ! Ils ont caché un piège à vent quelque part en surface de façon que l’air parvienne dans ces régions plus fraîches et que l’humidité se condense.

Une autre porte, un autre panneau. La porte se referma derrière eux. Le courant d’air était maintenant nettement humide.

Paul vit le brilleur de Stilgar s’abaisser tout à coup et, sous ses pas, il sentit des marches. L’escalier s’inclinait sur la gauche, en spirale. La lumière jaune dansa sur les têtes encapuchonnées et le frisson des robes.

Autour d’elle, sur ses nerfs, Jessica perçut la tension qui habitait le silence.

Les marches prirent fin et la troupe franchit une nouvelle porte pour aboutir dans un vaste espace où la clarté du brilleur parut se diluer. Le plafond était haut et voûté.

Sur son bras, Paul sentit le contact de la main de Chani. Dans l’air froid, il entendit le bruit de gouttes qui tombaient. Dans cette cathédrale créée par la présence de l’eau, les Fremen étaient soudain encore plus silencieux.

J’ai vu cet endroit en rêve, pensa Paul.

C’était à la fois rassurant et frustrant. Quelque part dans l’avenir, les hordes fanatiques suivaient leur chemin sinistre, ravageant l’univers en son nom. La bannière noire et verte des Atréides flottait, symbole de terreur, devant les légions sauvages qui chargeaient en hurlant leur cri de bataille : « Muad’Dib ! »

Cela ne sera pas, pensa-t-il. Je ne peux le permettre.

Mais il pouvait en cet instant ressentir en lui l’exigeante conscience raciale, le but terrible qui était le sien, et il sut qu’il serait difficile de détourner le fléau. Il prenait de la force, de la vitesse. Même si lui, Paul, mourait ici même, en cette seconde, cela se poursuivrait au travers de sa mère, de sa sœur encore à naître. Rien ne pouvait arrêter cela, rien si ce n’était la mort de toute la troupe, de tous ses membres, y compris lui et sa mère.

Il regarda autour de lui. Les Fremen se déployaient sur une seule ligne et le poussaient vers une barrière basse taillée à même le rocher. Au-delà, à la clarté du brilleur de Stilgar, il distingua la surface sombre d’une étendue d’eau qui se perdait dans l’ombre. La muraille opposée était à peine visible, peut-être à plus de cent mètres de là.

Dans l’air humide, Jessica sentit sa peau se détendre sur ses joues et son front. L’eau était profonde. Elle pouvait sentir cela et elle lutta contre le désir d’aller y plonger les mains.

Il y eut un bruit d’éclaboussement sur la gauche. Par-delà la ligne noire des Fremen, elle voyait Stilgar et Paul à ses côtés. Auprès d’eux, les maîtres d’eau déversaient leur fardeau sous le contrôle d’un compteur. L’appareil était visible comme un œil gris sur le fond noir de l’eau. L’aiguille de repère était lumineuse et Jessica la vit, comme l’eau s’écoulait, atteindre le chiffre précis de trente-trois litres, sept drachmes et trois secondes trente.

Magnifique précision, songea Jessica. Elle remarqua que les parois du compteur ne conservaient aucune trace d’humidité après le passage de l’eau. L’effet de tension du liquide avait été annulé. Ce simple fait était un indice éloquent de l’état de la technologie des Fremen. Ils apparaissaient comme des perfectionnistes. Elle se fraya facilement un chemin jusqu’auprès de Stilgar. En s’approchant, elle remarqua le regard absent de Paul. Mais le mystère de cette surface d’eau sombre emplissait toutes ses pensées.

Stilgar la regarda. « Certains, parmi nous, avaient besoin d’eau, dit-il. Pourtant, ils peuvent venir ici et ne pas y toucher. Savez-vous cela ? »

« Je le crois », dit-elle.

Il tourna son regard vers l’eau. » Ici, nous avons plus de trente-huit millions de décalitres d’eau, dit-il. Isolée des petits faiseurs, bien dissimulée, à l’abri. »

« Un trésor », dit-elle.

Il éleva le brilleur et regarda droit dans ses yeux. « Plus qu’un trésor. Et nous avons des milliers de réserves semblables. Seuls quelques-uns d’entre nous les connaissent toutes. (Il pencha la tête. La lumière jaune accentuait ses traits, le dessin noir de sa barbe.) Vous entendez cela ? »

Ils prêtèrent l’oreille.

Le bruit de l’eau qui s’écoulait goutte à goutte du piège à vent parut emplir toute la salle. La troupe demeurait immobile, fascinée. Seul Paul restait détaché.

Pour lui, chaque goutte qui tombait était un moment qui mourait. Il sentait le temps s’écouler en lui. Les instants qui passaient, jamais il ne les retrouverait. Il lui fallait prendre une décision, mais il n’avait pas la force de se mettre en mouvement.

« Tout a été calculé avec précision, reprit Stilgar, dans un chuchotement. A un million de décalitres près, nous savons quels sont nos besoins. Lorsque nous aurons atteint la quantité suffisante, nous serons en mesure de changer le visage d’Arrakis. »

La réponse monta dans un chuchotement de la troupe sombre : « Bi-lal kaifa. »

« Nous prendrons les dunes au piège entre des plantations d’herbe, dit Stilgar d’une voix plus forte. Nous maintiendrons l’eau dans le sol par des arbres et des réseaux de racines. »

« Bi-lal kaifa », psalmodia la troupe.

« Chaque année, la glace polaire recule. »

« Bi-lal kaifa. »

« Nous referons d’Arrakis un monde habitable, avec des lacs dans les zones tempérées, avec des lentilles pour fondre les glaces aux pôles, avec le désert profond pour le seul faiseur et son épice. »

« Bi-lal kaifa. »

Jessica décela le sens rituel des mots et prit conscience d’avoir répondu elle-même. Et elle songea : Ils ont conclu une alliance avec l’avenir. Il leur faut escalader leur montagne. C’est le rêve scientifique… Il domine ces gens simples, ces paysans.

Ses pensées se tournèrent alors vers Liet-Kynes, l’écologiste planétaire de l’Empereur, l’homme qui avait fini par devenir un indigène. Ce rêve était propre à capturer les esprits des hommes et elle pouvait sentir en cela la main de l’écologiste. Pour un tel rêve, les hommes étaient prêts à mourir. C’était là, elle le sentait, un autre des éléments essentiels dont Paul avait besoin : un peuple avec un but. Il serait facile de faire naître de la ferveur, du fanatisme au sein d’un tel peuple. Ces gens pourraient être façonnés, affûtés comme une épée et, comme une épée, redonner à Paul son pouvoir.

« Nous devons partir, maintenant, dit Stilgar, et attendre le lever de la lune. Quand Jamis sera sur la bonne route, nous nous mettrons en marche. »

Avec des murmures de réticence, les hommes lui emboîtèrent le pas, s’éloignant de l’eau.

Paul, en suivant Chani, sentit qu’un moment vital pour lui venait de s’enfuir, qu’il avait manqué l’occasion d’une décision essentielle et qu’il était pris désormais dans son propre mythe. Il savait qu’il avait déjà vu cet endroit dans un rêve prescient, sur la lointaine Caladan. Mais à présent, de nouveaux détails étaient survenus qu’il n’avait jamais connus. A nouveau, il était troublé par les limitations de son pouvoir. C’était comme s’il descendait le cours du temps en passant du creux d’une vague à une crête. Parfois les vagues voisines lui révélaient ce qu’elles portaient, parfois, comme il descendait, elles le lui cachaient.

Mais sans cesse, le sauvage jihad courait loin devant, dans la violence, le massacre, dominant le courant comme un récif.

Par la dernière porte, la troupe regagna la caverne principale. L’entrée fut de nouveau masquée. Quand le brilleur s’éteignit et que les orifices furent ouverts sur le désert, ils virent la nuit et les étoiles.

Jessica s’avança sur le rebord desséché, au-delà du seuil de la caverne et leva les yeux vers les étoiles. Elles étaient brillantes, nettes et proches. Derrière elle, elle percevait les pas des Fremen. Puis un accord de balisette résonna et Paul chantonna. Elle perçut dans sa voix une mélancolie qu’elle n’aimait pas.

« Parle-moi des eaux de ton monde natal, Paul Muad’Dib », dit la voix d’enfant de Chani, quelque part dans l’ombre de la caverne.

« Une autre fois, Chani, je te le promets », répondit Paul.

Sa voix était si triste.

« C’est une bonne balisette », reprit Chani.

« Très bonne, dit Paul. Tu crois que Jamis m’en voudrait d’en jouer ? »

Il parle du mort comme d’un homme vivant, songea Jessica. Ce que cela impliquait la troublait profondément.

« Jamis aimait la musique à cette heure », intervint une voix d’homme.

« Alors chante-moi une de tes chansons », demanda Chani.

Il y a tant de féminité dans la voix de cette enfant, se dit Jessica. Il faut que je mette Paul en garde… très vite.

« C’est une chanson que chantait un ami, dit Paul. Je croîs qu’il est mort, maintenant, Gurney. Il l’appelait la chanson du soir. »

Le silence se fit comme la douce voix de Paul s’élevait sur les accords de la balisette :

« En ce moment criblé de cendres,

Un soleil d’or se perd à la plage du soir.

Quels sens fous, quel parfum de désespoir

Sont compagnons du souvenir…»

Dans sa poitrine, Jessica ressentit la musique des mots, païenne, chargée de sons qui, soudain, lui faisaient prendre conscience d’elle-même intensément, de son corps, de ses désirs. Elle écoutait en un silence tendu.

« Les perles pâles du requiem de la nuit

Sont pour nous…

Quelle joie, alors, s’allume et luit

Dans tes yeux…

Quelles amours striées de fleurs

Attirent nos cœurs…

Quelles amours striées de fleurs

Apaisent nos désirs. »


Après la dernière note, le silence se prolongea. Pourquoi mon fils a-t-il chanté une chanson d’amour à cette enfant ? se demanda Jessica. Elle ressentit une peur brutale. La vie ruisselait tout autour d’elle et il lui était impossible de la retenir. Pourquoi a-t-il chanté cela ? Parfois, les instincts sont vrais. Pourquoi a-t-il fait cela ?

Dans l’ombre, Paul demeurait silencieux, immobile, avec une unique pensée. Ma mère est mon ennemie. Elle ne le sait pas, mais elle l’est vraiment. Elle a le jihad en elle. Elle m’a porté, m’a entraîné. Elle est mon ennemie.

Le concept de progrès agit comme un mécanisme de protection destiné à nous isoler des terreurs de l’avenir.

Extrait de Les Dits de Muad’Dib,

par la Princesse Irulan.


Aux jeux familiaux, pour son dix-septième anniversaire, Feyd-Rautha Harkonnen tua son centième esclave-gladiateur. Les observateurs de la Cour impériale, le Comte et Dame Fenring, se trouvaient alors sur Giedi Prime, le monde des Harkonnens, et ils avaient pris place avec la famille de Feyd-Rautha dans la loge dorée, au-dessus de l’arène triangulaire.

Pour l’anniversaire du na-Baron et afin de rappeler à tous les Harkonnens et à leurs sujets que Feyd-Rautha était l’héritier du nom, ce jour avait été décidé vacant. Le vieux Baron avait décrété que d’un méridien à l’autre le labeur cesserait et, dans la cité familiale d’Harko, on avait fait des efforts pour donner l’illusion de la gaieté. Des drapeaux flottaient sur les édifices et, au long de la Grand-Rue, les murs avaient été repeints.

Mais, entre les demeures, le comte Fenring et sa dame remarquaient les tas de détritus, les murs brunâtres qui se reflétaient dans les mares d’eau sale, les démarches furtives des gens.

Entre les murs bleus de la retraite du Baron, régnaient la perfection et la crainte, mais le Comte et sa Dame devinèrent le prix que cela supposait : il y avait des gardes de toutes parts et les armes avaient cet éclat particulier qui disait à l’œil averti qu’elles étaient régulièrement utilisées. Dans la demeure, les postes de contrôle se succédaient. La démarche des serviteurs révélait leur formation militaire autant que le port de leurs épaules et leur regard vigilant qui, sans cesse, fouillait, fouillait…

« La pression monte, murmura le Comte à sa dame dans leur langage secret. Le Baron commence seulement à comprendre vraiment le prix qu’il doit payer pour s’être débarrassé du duc Leto. »

« Il faudra que je vous raconte une fois la légende du phénix », dit-elle.

Ils se trouvaient dans le hall de réception de la demeure, attendant de se rendre aux jeux familiaux. Le hall n’était pas très grand. (Il faisait peut-être quarante mètres de long sur vingt de large.) Mais les faux piliers, sur les côtés, avaient un angle abrupt qui, s’ajoutant à l’arche subtile du plafond, donnait une illusion d’espace.

« Aahh, voici venir le Baron », dit le Comte.

Le Baron s’avançait au long du hall avec cette allure flottante qui s’expliquait par les suspenseurs qu’il devait guider tout en marchant. Ses bajoues tressautaient et, sous sa robe orange, les suspenseurs allaient et venaient en cadence. Des bagues scintillaient à ses doigts et les opaflammes brasillaient sur sa robe.

Auprès de lui s’avançait Feyd-Rautha. Ses cheveux sombres étaient peignés en bouclettes serrées. Cette coiffure gaie offrait un contraste incongru avec ses yeux tristes. Il portait une tunique noire et ajustée et des pantalons étroits légèrement évasés dans le bas. Ses petits pieds étaient chaussés de pantoufles.

Dame Fenring remarqua le port du jeune homme et la fermeté des muscles qui jouaient sous sa tunique et elle pensa : Celui-ci ne se laissera pas grossir.

Le Baron s’arrêta devant ses visiteurs, saisit le bras de Feyd-Rautha en un geste possessif et dit : « Mon neveu, le na-Baron Feyd-Rautha Harkonnen. (Et, tournant son visage de gros bébé vers Feyd-Rautha, il ajouta :) Le Comte et Dame Fenring dont je t’ai parlé. »

Feyd-Rautha inclina la tête comme le voulait l’usage. Il regarda Dame Fenring. Sa silhouette parfaite était rehaussée par une simple robe de toile sans aucun ornement. Ses cheveux dorés et légers étaient comme une pluie figée. Ses yeux gris-vert répondirent au regard du jeune homme. Il y avait en elle ce calme et cette sûreté Bene Gesserit qui troublaient vaguement Feyd-Rautha.

« Hummmmm, fit le Comte en posant les yeux sur Feyd-Rautha. C’est… Mmmm… ce jeune homme-là… Mmm… Ma chère ? (Il regarda le Baron.) Mon cher Baron, vous disiez que vous aviez parlé de nous à ce jeune homme ? Que lui avez-vous donc dit ? »

« J’ai fait part à mon neveu de la grande estime en laquelle vous tenait l’Empereur, Comte Fenring », dit le Baron. Et il pensa : Repère-le bien, Feyd ! C’est un tueur avec des façons de lapin… L’espèce la plus dangereuse.

« Bien sûr », dit le Comte, et il sourit à sa dame.

L’attitude et les paroles de cet homme semblaient presque insultantes à Feyd-Rautha. Elles restaient juste en deçà de la limite de l’affront. Le jeune homme concentra toute son attention sur le Comte : le petit homme avait une allure fragile. Ses yeux sombres étaient trop grands dans son visage de fouine. Des cheveux gris apparaissaient à ses tempes. Quant à ses gestes… Il bougeait la main, tournait la tête d’une façon… Et parlait d’une autre. Il était difficile de le suivre.

« Vous… Mmm… êtes rarement aussi précis, dit le Comte comme s’il s’adressait à l’épaule du Baron. Je vous… Mmm… félicite pour la… Mmmm… perfection de votre neveu. Il profite de… Mmmm… la lumière des aînés, peut-on dire. »

« Vous êtes trop bon », dit le Baron en s’inclinant. Mais Feyd-Rautha n’avait pas lu la moindre courtoisie dans le regard de son oncle.

« Lorsque vous… Mmmm… êtes ironique… Cela laisse à croire que vous… Mmmm… nourrissez des pensées plus profondes », dit le Comte.

Il recommence, songea Feyd-Rautha. Il s’exprime de façon insultante sans nous offrir la satisfaction de pouvoir le défier.

En écoutant le Comte, il lui semblait qu’on lui enfonçait la tête dans de la bouillie… Mmmmmm… Il reporta son attention sur Dame Fenring.

« Je crois que nous retenons par trop ce jeune homme, dit-elle. Je sais qu’il doit paraître dans l’arène aujourd’hui. »

Par toutes les houris du harem impérial, se dit Feyd-Rautha. Mais elle est adorable !

« Aujourd’hui, Ma Dame, dit-il, je tuerai pour vous. Avec votre permission, je le proclamerai dans l’arène. »

Elle le regarda avec sérénité mais sa voix était comme la lanière d’un fouet quand elle répondit : « Vous n’avez pas ma permission ! »

« Feyd ! » s’exclama le Baron. Et il songea : Jeune démon ! Est-ce qu’il veut que le Comte le défie ?

Mais le Comte se contenta de sourire : « Mmmmm. »

« Tu dois te préparer pour l’arène, maintenant, reprit le Baron. Il faut te reposer et ne pas prendre de risques. »

Feyd-Rautha s’inclina. Le ressentiment assombrissait ses traits.

« Je suis certain qu’il en sera selon vos désirs, Oncle », dit-il. Il s’inclina devant le Comte : « Monsieur ! » Puis devant sa dame : « Ma Dame. » Et il s’éloigna, accordant à peine un regard aux membres des familles des Maisons Mineures rassemblés près de la double porte.

« Il est si jeune », soupira le Baron.

« Mmmm, oui, mmm », fit le Comte.

Et sa dame pensa : Est-ce lui que désignait la Révérende Mère ? Est-ce donc vraiment cette lignée qu’il nous faut préserver ?

« Il nous reste encore plus d’une heure avant de nous rendre à l’arène, dit le Baron. Peut-être pourrions-nous avoir ce petit entretien dès maintenant, Comte Fenring ? (Il pencha son énorme tête sur la droite.) Il nous faut discuter encore de bien des points »

Il songeait : Voyons donc comment s’y prendra le valet de l’Empereur pour me faire part de la teneur d’un message sans pousser la grossièreté jusqu’à me la répéter à haute voix.

Le Comte se tourna vers sa dame. « Mmm… Ma chère… nous excuserez-vous ? »

« Chaque jour, et parfois chaque heure, apporte son changement, dit-elle. Mmmm. » Et, avec un gracieux sourire à l’adresse du Baron, elle se détourna et s’éloigna vers l’extrémité du hall dans le bruissement de ses longues jupes. Elle se tenait très droite et sa démarche était royale.

Le Baron remarqua que, à son approche, les conversations se tarissaient dans le groupe des Maisons Mineures et que tous les yeux la suivaient. Les Bene Gesserit ! se dit-il. L’univers ferait mieux de s’en débarrasser !

« Entre ces deux piliers, là-bas, à gauche, il y a un cône de silence, dit le Baron. Nous pourrons discuter sans craindre d’être entendus. » Il précéda le Comte de sa démarche ballottante et pénétra dans le champ isolant. Les bruits du hall devinrent étouffés, lointains.

Le Comte vint se placer à côté de lui et ils firent face au mur afin que nul ne pût lire sur leurs lèvres.

« La façon dont vous avez chassé les Sardaukar d’Arrakis ne nous satisfait pas », dit le Comte.

Tout net ! songea le Baron.

« Les Sardaukar ne pouvaient rester plus longtemps sans que nous courions le risque que d’autres découvrent de quelle façon l’Empereur m’avait apporté son aide », dit le Baron.

« Mais votre neveu Rabban ne semble pas se diriger assez vite vers une solution du problème fremen. »

« Que souhaite donc l’Empereur ? demanda le Baron. Il ne doit guère rester plus d’une poignée de Fremen sur Arrakis. Le désert du Sud est inhabitable et nos patrouilles fouillent sans cesse ceux du Nord. »

« Qui a dit que le désert du Sud était inhabitable ? »

« Votre propre planétologiste, mon cher Comte. »

« Mais le docteur Kynes est mort. »

« Oui, c’est vrai… C’est bien regrettable. »

« Les territoires du Sud ont été survolés, dit le Comte. Il a été prouvé que la vie végétale y existe. »

« La Guilde a-t-elle reçu l’autorisation d’observer Arrakis depuis l’espace ? »

« Vous savez bien que non, Baron. L’Empereur ne peut légalement faire surveiller Arrakis. »

« Et moi non plus, dit le Baron. Qui a donc effectué cette observation ? »

« Un… un contrebandier. »

« Quelqu’un vous aura menti, Comte, dit le Baron. Les contrebandiers, pas plus que les hommes de Rabban, ne peuvent explorer les régions du Sud. Il y a des tempêtes, des orages de sable… Les repères de navigation sont détruits plus vite qu’ils ne sont installés. »

« Nous discuterons une autre fois des différents types de tempêtes. »

Aahaa, songea le Baron. « Auriez-vous relevé quelque erreur dans ce que j’ai dit ? » demanda-t-il.

« Si vous imaginez des erreurs, je ne puis me défendre », dit le Comte.

Il essaye délibérément d’éveiller ma colère, pensa le Baron. Afin de se calmer, il prit deux profondes inspirations. Il sentit sa propre sueur et les harnais de ses suspenseurs, sous sa robe, le gênaient, le grattaient.

« L’Empereur ne peut prendre ombrage de la mort de la concubine et du garçon, dit-il. Ils se sont enfuis dans le désert. Il y avait une tempête. »

« Oui, il y a eu bien des accidents opportuns », dit le Comte.

« Je n’aime pas votre ton. »

« La colère est une chose, la violence en est une autre, dit le Comte. Laissez-moi vous donner un avertissement : si un accident malheureux m’arrivait ici, toutes les Grandes Maisons apprendraient ce que vous avez fait sur Arrakis. Il y a bien longtemps qu’elles soupçonnent les méthodes dont vous usez. »

« La seule dont je puisse me souvenir, dit le Baron, consistait à transporter sur Arrakis des légions de Sardaukar. »

« Croyez-vous vraiment que vous pourriez menacer l’Empereur avec cela ? »

« J’y songerai ! »

Le Comte eut un sourire. « Nous trouverions toujours des commandants de Sardaukar prêts à avouer qu’ils ont agi sans ordre parce qu’ils désiraient affronter votre racaille fremen. »

« Nombreux seraient ceux qui pourraient douter d’un tel aveu », dit le Baron. Mais cette menace l’avait ébranlé. Les Sardaukar sont-ils vraiment aussi disciplinés ? se demandait-il.

« L’Empereur, dit le Comte, aimerait prendre connaissance de vos livres. »

« Quand il le voudra. »

« Vous… Euh… n’avez aucune objection ? »

« Aucune. Mon administration dans la CHOM résisterait à l’examen le plus poussé. » Il pensa : Laissons-le porter une fausse accusation à mon encontre. Qu’il la révèle au grand jour. Pour ma part, je pourrai proclamer à tous que je suis victime d’une erreur. Alors qu’il vienne donc ensuite m’accuser une seconde fois, même à juste titre. Jamais les Grandes Maisons ne le croiront après sa fausse accusation.

« Il ne fait aucun doute que vos livres résistent à un examen attentif », murmura le Baron.

« Pourquoi l’Empereur tient-il tant à exterminer les Fremen ? » demanda le Baron.

« Vous désirez changer de sujet, n’est-ce pas ? (Le Comte haussa les épaules.) Les Sardaukar le désirent, non l’Empereur. Ils aiment tuer et détestent laisser une tâche inachevée. »

Essaye-t-il de m’effrayer en me rappelant qu’il a de son côté ces tueurs assoiffés de sang ? se demanda le Baron.

« Le meurtre a toujours fait partie des affaires dans une certaine mesure, dit-il, mais il faut bien fixer une limite quelque part. Quelqu’un doit s’occuper de l’épice. »

Le Comte eut un rire bref, sec. « Croyez-vous pouvoir venir à bout des Fremen ? »

« Ils n’ont jamais été assez nombreux pour cela. Mais le massacre a mis le reste de la population mal à l’aise. C’est au point, mon cher Fenring, que j’en viens à considérer une autre solution au problème arrakeen. Et je dois avouer que c’est à l’Empereur que je dois cette inspiration qui m’est venue »

« Ah ? »

« Voyez-vous, Comte, je dispose de la planète-prison de l’Empereur, Salusa Secundus, pour m’inspirer. »

Le Comte fixa sur lui des yeux brillants. « Quel rapport peut-il y avoir entre Salusa Secundus et Arrakis ? »

Le Baron décela l’inquiétude dans le regard de son interlocuteur et dit : « Aucun, encore. »

« Encore ? »

« Vous admettrez avec moi que le fait d’utiliser Arrakis comme planète-prison permettrait de développer le travail de façon substantielle. »

« Vous vous attendez à une augmentation du nombre des prisonniers ? »

« Il y avait de l’agitation. Il m’a fallu prendre des mesures plutôt sévères, Fenring. Après tout, vous connaissez le prix que j’ai dû payer à cette maudite Guilde pour le transport de nos forces communes. Il faut bien que je prenne cette somme quelque part. »

« Je vous suggère de ne pas utiliser Arrakis comme planète-prison sans la permission de l’Empereur, Baron. »

« Bien sûr que non », dit le Baron, et il se demanda pourquoi il y avait eu ce frisson soudain dans la voix de Fenring.

« Autre question, reprit le Comte. Nous avons appris que le Mentat du Duc Leto, Thufir Hawat, n’était pas mort mais qu’il vous servait. »

« Je n’ai pu me résoudre à le supprimer. »

« Lorsque vous avez dit à notre commandant des Sardaukar qu’il était mort, vous mentiez donc. »

« Pour la bonne cause, mon cher Comte. Je n’étais pas d’humeur à me disputer avec cet homme. »

« Hawat était-il réellement le traître ? »

« Oh, Dieu, non ! C’était le faux docteur. (Le Baron porta la main à son cou, effaça les traînées de transpiration.) Il faut me comprendre, Fenring. Je n’avais plus de Mentat. Vous le savez bien. Jamais cela ne m’était arrivé. J’étais tout à fait désemparé.

« Comment avez-vous pu amener Hawat à changer d’allégeance ? »

« Son Duc était mort. (Le Baron s’efforça de sourire.) Il n’y avait rien à craindre de Hawat, mon cher Comte. Sa chair de Mentat a été imprégnée d’un poison lent. L’antidote lui est administré dans sa nourriture. Sans lui, il mourrait en quelques jours. »

« Cessez de le lui administrer », dit le Comte.

« Mais il m’est utile ! »

« Il sait trop de choses qu’aucun homme vivant ne doit savoir. »

« Vous m’avez dit que l’Empereur ne craignait pas les révélations. »

« Ne jouez pas à ce jeu avec moi, Baron ! »

« Lorsqu’un tel ordre me sera présenté sous le sceau impérial, j’obéirai, dit le Baron. Mais je refuse de me soumettre à votre caprice. »

« Vous prenez cela pour un caprice ? »

« Qu’est-ce que cela peut être d’autre ? L’Empereur, lui aussi, a des obligations envers moi, Fenring. Je l’ai débarrassé de cet encombrant duc Leto. »

« Avec l’aide de quelques Sardaukar. »

« Où l’Empereur aurait-il trouvé une Maison pour lui fournir les uniformes nécessaires au déguisement de ses hommes afin que son rôle demeure secret ? »

« Il s’est posé la même question, Baron, mais d’une façon légèrement différente. »

Le regard du Baron se riva sur son interlocuteur. Il remarqua la raideur des muscles, le contrôle vigilant de l’homme.

« L’Empereur ne croit pas pouvoir m’attaquer dans le secret absolu, non ? »

« Il espère que ce ne sera pas nécessaire. »

« L’Empereur ne peut penser que je le menace ! » s’exclama le Baron, en se laissant aller à exprimer la colère et l’amertume dans sa voix, tout en songeant : Qu’il me prenne donc en défaut sur ce point ! Je pourrais monter sur le trône sans cesser un seul instant de protester de mon innocence !

La voix du Comte se fit sèche et distante. « L’Empereur croit ce que lui disent ses sens. »

« Oserait-il m’accuser de trahison devant le Conseil du Landsraad au complet ? » Le Baron retint son souffle, plein d’espoir.

« L’Empereur n’a pas à oser. »

Le Baron se détourna dans le flottement de ses suspenseurs pour dissimuler son expression. Cela pourrait être ! pensa-t-il. Empereur ! Qu’il m’accuse donc ! Ensuite, il suffira de la coercition, de la corruption. Les Grandes Maisons se rallieront. Elles se rangeront sous ma bannière comme un troupeau de paysans cherchant un abri. Ce qu’elles redoutent par-dessus tout, ce sont les Sardaukar s’attaquant à elles l’une après l’autre.

« L’Empereur espère sincèrement n’avoir jamais à vous accuser de trahison », dit le Comte.

Le Baron s’efforça d’effacer toute trace d’ironie de sa voix pour n’exprimer que la tristesse. « J’ai été un loyal sujet. Ces paroles me blessent plus que je ne puis le dire. »

« Hummmmmmmm », fit le Comte.

Le Baron lui tourna le dos, hochant la tête. « Il est temps de nous rendre à l’arène », dit-il.

« Mais certainement. »

Ils quittèrent le cône de silence et, côte à côte, s’avancèrent vers les gens des Familles Mineures, à l’autre bout du hall. Quelque part, une cloche tinta lentement, annonçant qu’il ne restait plus que vingt minutes avant les jeux.

« Les Maisons Mineures attendent que vous les guidiez », dit le Comte en inclinant la tête.

Double sens… Double sens, pensa le Baron.

Il regarda les nouveaux trophées qui décoraient l’entrée du hall : la tête de taureau et le portrait à l’huile du vieux Duc Atréides, le père de Leto. Cette vision l’emplit d’un bizarre sentiment d’appréhension et il se demanda ce qu’avait pu éprouver le Duc Leto en contemplant ces mêmes trophées dans les halls de Caladan, puis dans ceux d’Arrakis. La tête du père et celle du taureau qui l’avait tué.

« L’humanité, mmm, n’a, mmm… qu’une science », dit le Comte tandis qu’ils quittaient le hall, précédant le groupe de leurs suivants pour accéder à la salle d’attente, espace étroit dominé par d’étroites fenêtres et dont le sol était recouvert de tuiles noires et blanches.

« Et quelle est-elle ? » demanda le Baron.

« C’est, mmm, la science du, mmm, mécontentement. »

Derrière eux, les gens des Maisons Mineures aux faces dociles de moutons, rirent comme il convenait mais, lorsque les pages déclenchèrent les moteurs d’ouverture des portes extérieures, cela fit comme une fausse note. Au-dehors, les véhicules attendaient, leurs fanions claquant à la brise.

Le Baron éleva la voix pour dominer le bruit : « J’espère que les performances de mon neveu ne vous décevront point, Comte Fenring. »

« J’attends, mmm, beaucoup de cette, mmm, circonstance, dit le Comte. Dans un, mmm, procès-verbal, il faut toujours, mmm, tenir compte du rôle des antécédents. »

En trébuchant sur la première marche, le Baron réussit à dissimuler sa surprise. Procès-verbal ! Un rapport de crime contre l’Imperium !

Mais le Comte, comme s’il s’agissait d’une plaisanterie, tapota le bras du Baron en riant.

Tout au long du chemin, cependant, bien enfoncé dans les coussins du véhicule blindé, le Baron ne cessa pas de lancer des coups d’œil furtifs au Comte assis à côté de lui. Il se demandait pourquoi ce valet de l’Empereur avait jugé opportun de se livrer à une telle plaisanterie devant les Maisons Mineures. Il était bien évident que Fenring faisait rarement quelque chose d’inutile, de même qu’il n’employait jamais deux mots quand un seul suffisait ou ne se contentait d’un seul sens pour une seule phrase.

Il ne découvrit la réponse que lorsqu’ils eurent pris place dans la loge dorée au-dessus du triangle de l’arène, entre les gradins grouillants de monde et le frémissement des fanions.

« Mon cher Baron, dit le Comte en se penchant pour lui parler à l’oreille, vous savez, bien entendu, que l’Empereur n’a pas encore officiellement sanctionné le choix de votre héritier ? »

Le Baron eut la sensation de se trouver soudain dans un cône de silence créé par le choc qu’il avait éprouvé. Il regarda Fenring et vit à peine sa dame surgir d’entre les gardes pour prendre sa place dans la loge.

« C’est en vérité la raison de ma présence, reprit le Comte. L’Empereur désire savoir si vous avez fait choix d’un successeur valable. Et il n’y a rien de tel que l’arène pour révéler la vérité sous le masque, n’est-ce pas ? »

« L’Empereur m’avait promis le libre choix de mon héritier ! » gronda le Baron.

« Nous verrons », dit Fenring, et il se détourna pour accueillir sa dame. Elle s’assit, adressa un sourire au Baron, puis son attention se porta sur le sable de l’arène où Feyd-Rautha venait d’apparaître, en collant et gilet, gant noir et long couteau à la main droite, gant blanc et lame courte à la main gauche.

« Le blanc pour le poison, le noir pour la pureté, dit Dame Fenring. Curieux usage, n’est-ce pas, mon amour ? »

« Mmmm », fit le Comte.

Des acclamations s’élevèrent des gradins familiaux et Feyd-Rautha s’arrêta pour y répondre, levant les yeux vers les visages mêlés de ses cousins et demi-frères, concubines et hors-freyn, autant de bouches rosés qui vociféraient dans un frisson multicolore de drapeaux et d’étoffes.

Il se dit alors que ces visages reflétaient la même avidité en contemplant son sang répandu ou celui de l’esclave-gladiateur. Bien sûr, il n’y avait pas de doute quant à l’issue de ce combat. Ce n’était là que l’apparence du danger sans sa substance, pourtant…

Feyd-Rautha leva son couteau dans le soleil et salua les trois angles de l’arène à la façon ancienne. La lame courte dans son gant blanc (blanc, le signe du poison) regagna la première son étui. Puis ce fut la longue lame dans sa main gantée de noir, la lame pure maintenant impure, l’arme secrète qui ferait de ce jour une victoire personnelle : il y avait du poison sur la lame noire.

Il ne lui fallut qu’un instant pour régler son bouclier corporel. Il s’arrêta pour sentir la peau se tendre sur son front, lui confirmant qu’il était paré.

C’était là un spectacle et Feyd-Rautha se mit à orchestrer les émotions de main de maître. Il fit signe à ses manipulateurs et distracteurs, vérifiant d’un coup d’œil leur équipement, les fers avec leurs pointes acérées et brillantes, les crochets et les barbes dont flottaient les banderoles bleues. Puis il leva la main à l’adresse des musiciens.

La marche lente, aux accents anciens, s’éleva dans l’arène et Feyd-Rautha, à la tête de sa troupe, s’avança vers la loge de son oncle. Il saisit la clé de la cérémonie qu’on lui lançait.

La musique se tut.

Dans le silence soudain, il prit deux pas de recul, leva la clé et cria : « Je dédie cette vérité à…» Il s’interrompit, devinant les pensées de son oncle : Ce jeune fou va dédier la vérité à Dame Fenring, envers et contre tout et provoquer un scandale !

«… à mon oncle et supérieur, le Baron Vladimir Harkonnen ! » acheva Feyd-Rautha.

Avec délices, il surprit le soupir de son oncle.

La musique entama une marche plus rapide et, avec ses hommes, Feyd-Rautha traversa l’arène en direction de la porte de prudence que ne pouvaient franchir que ceux qui arboraient le ruban spécial d’identification. Il se félicitait de n’avoir jamais eu à utiliser cette porte et d’avoir eu rarement recours aux distracteurs. Mais, en ce jour, il était bon de savoir qu’il pouvait en disposer. Les plans spéciaux recèlent parfois des dangers spéciaux.

A nouveau, ce fut le silence sur l’arène.

Feyd-Rautha se retourna et fît face à la large porte rouge par laquelle devait surgir le gladiateur.

Le gladiateur spécial.

Le plan mis au point par Thufir Hawat était d’une simplicité admirable, songeait Feyd-Rautha. L’esclave ne serait pas drogué. Là résidait le danger. Au lieu de cela, un mot clé avait été implanté dans son inconscient qui, à l’instant critique, provoquerait l’immobilisation des muscles. Feyd-Rautha se répéta plusieurs fois le mot, en silence : « Racaille ! » Aux yeux de l’assistance, tout se passerait comme si l’on avait réussi à introduire dans l’arène un esclave non drogué afin de tuer le na-Baron. Et les preuves évidentes et soigneusement préparées désigneraient le maître des esclaves comme coupable.

Un ronronnement sourd s’éleva de la porte rouge à l’instant où les servomoteurs d’ouverture étaient mis en route.

Feyd-Rautha concentra tous ses sens sur la porte. Le premier instant était le plus critique. A la seconde où le gladiateur apparaissait, un œil entraîné pouvait apprendre tout ce qu’il lui fallait savoir. Tous les gladiateurs étaient censés être sous l’influence de l’elacca, prêts à mourir au combat. Mais il fallait observer la façon dont ils brandissaient le couteau, dont ils paraient, qu’ils eussent ou non conscience de la foule. Une simple inclinaison de tête pouvait fournir un indice vital pour le combat, les attaques et les feintes.

La porte rouge s’ouvrit.

L’homme qui en surgit était grand, musculeux, le crâne rasé, les yeux sombres, profondément enfoncés.

Sa peau avait la teinte rouge carotte que conférait l’elacca, mais Feyd-Rautha savait que ce n’était en réalité qu’une application de teinture. L’esclave portait des collants verts et la ceinture rouge d’un semi-bouclier sur laquelle une flèche blanche, pointée vers la gauche, indiquait le flanc non protégé. Il tenait son couteau ainsi qu’une épée, légèrement pointée en avant, dans l’attitude d’un combattant expérimenté. Lentement, il s’avança dans l’arène, présentant son côté protégé à Feyd-Rautha et aux hommes rassemblés près de la porte de prudence.

« Je n’aime pas l’allure de celui-là, dit l’un des piqueurs de Feyd-Rautha. Êtes-vous certain qu’il soit drogué, Mon Seigneur ? »

« Il en a la couleur », dit Feyd-Rautha.

« Pourtant, il est en position de combat », dit un autre.

Feyd-Rautha fit deux pas dans le sable, étudiant son adversaire.

« Qu’a-t-il donc fait à son bras ? » demanda l’un des distracteurs.

Le regard de Feyd-Rautha se porta sur la cicatrice qui marquait l’avant-bras gauche de l’esclave. Puis il vit la main qui lui désignait le dessin sanglant tracé sur la cuisse gauche du collant. Un faucon stylisé.

Un faucon !

Feyd-Rautha regarda droit dans les yeux sombres et les vit briller d’excitation.

C’est l’un des hommes du Duc que nous avons capturés sur Arrakis ! se dit-il. Et non un simple gladiateur ! Il eut un long frisson et se demanda si le plan de Hawat n’était pas tout différent de ce qu’il en connaissait. S’il n’y avait pas un stratagème dans le stratagème…

Même ainsi, seul le maître des esclaves apparaîtrait comme coupable !

Le chef de ses hommes se pencha à son oreille : « Je n’aime pas du tout son allure, Mon Seigneur. Laissez-moi lui planter une ou deux piques dans le bras. »

« Je les planterai moi-même », dit Feyd-Rautha. Il prit à l’homme deux dards à crochets, les souleva, éprouvant leur équilibre. Ces piques aussi étaient d’habitude enduites de drogue, mais pas cette fois et il pourrait en coûter la vie au chef des aides. Mais tout cela faisait partie du plan.

Après, tu seras un héros, se dit Feyd-Rautha. Tu auras tué ton gladiateur en homme, malgré la traîtrise. Le maître des esclaves sera exécuté et ton homme le remplacera alors.

Feyd-Rautha fit encore cinq pas dans l’arène, observant toujours l’esclave. Il savait que, déjà, les experts présents dans les loges avaient compris que quelque chose était anormal. Le gladiateur avait la couleur de peau d’un homme drogué mais il demeurait fermement sur sa position et ne tremblait pas. Les aficionados devaient murmurer entre eux : « Regardez comme il se tient. Il devrait s’agiter, pourtant… Attaquer, battre en retraite. Mais il garde ses forces, il attend. Il ne devrait pas. »

Feyd-Rautha sentit croître sa propre excitation. Trahison ou non, se dit-il, je peux l’abattre. Et c’est dans mon long couteau que se trouve le poison, aujourd’hui, pas dans le plus court. Même Hawat ignore cela.

« Eh, Harkonnen ! lança l’esclave. Es-tu prêt à mourir ? »

Un silence de mort tomba sur l’arène. Jamais les esclaves ne lançaient le défi !

A présent, Feyd-Rautha voyait les yeux de l’homme, il pouvait y lire la férocité glacée du désespoir. Il nota la façon dont l’homme se tenait, décontracté, vigilant, tous ses muscles prêts à la victoire. Le télégraphe secret des esclaves avait dû lui apporter le message de Hawat : « Tu auras une chance réelle de tuer le na-Baron. » Mais cela, ils l’avaient mis au point ensemble, avec Hawat.

Un sourire furtif vint jouer sur les lèvres de Feyd-Rautha. Il leva les piques. Dans la position du gladiateur, maintenant, il entrevoyait le succès de ses plans.

« Ha ! Ha ! Ha ! » cria l’esclave, et il fit deux pas en avant, lentement.

Maintenant, songea Feyd-Rautha, nul ne peut plus être abusé.

Cet esclave aurait dû être en partie paralysé par la terreur suscitée par la drogue. Chacun de ses mouvements aurait dû trahir son désespoir, la certitude que, pour lui, il n’y avait ici aucune chance de gagner. Il aurait dû avoir en tête les histoires innombrables qui circulaient à propos des divers poisons dont le na-Baron se plaisait à enduire la courte lame qu’il tenait dans sa main gantée de blanc. Jamais, avec lui, la mort n’était rapide. Il se délectait à faire la démonstration de poisons rares et, dans l’arène, expliquait à l’assistance tel ou tel intéressant effet secondaire tandis que la victime se tordait au sol.

Certes, il y avait de la peur en l’homme. De la peur, et non de la terreur.

Feyd-Rautha leva haut les piques, inclinant la tête en un signe de semi-acquiescement.

Le gladiateur attaqua.

Ses feintes et ses contres étaient parmi les meilleurs que Feyd-Rautha ait jamais vus. Un coup latéral, ajusté avec précision, manqua la jambe du na-Baron d’une fraction de seconde.

Feyd-Rautha rompit en sautant, laissant une pique dans l’avant bras droit de l’esclave. La pointe était profondément enfoncée et les crochets, sous la chair, ne pouvaient être dégagés qu’en arrachant les tendons.

Des cris étouffés montèrent des tribunes.

Et Feyd-Rautha se sentit envahi par l’exaltation.

Il savait maintenant ce qu’éprouvait son oncle, assis là-bas en compagnie des Fenring, venus de la Cour Impériale pour observer. Dans ce combat, il ne pouvait y avoir d’interférence. Devant de tels témoins, les règles devaient être observées. Le Baron ne pouvait traduire ce qui se passait dans l’arène que d’une seule manière : une menace contre sa personne.

L’esclave recula. Il tenait son couteau entre ses dents et, à l’aide de la banderole, attachait le dard au long de son bras blessé. « Je ne sens rien ! » cria-t-il avant de se remettre en marche, le couteau levé, offrant son flanc gauche tout en ployant le corps en arrière pour profiter au maximum de la protection du semi-bouclier.

Ce mouvement n’échappa pas aux tribunes. Des cris véhéments s’élevèrent des loges familiales. Feyd-Rautha entendit les appels de ses hommes qui lui offraient leur assistance. D’un geste, il leur intima de gagner la porte de prudence.

Je vais leur donner un spectacle qu’ils n’ont jamais connu, songea-t-il. Pas une bonne tuerie bien organisée dont ils puissent admirer le style dans leurs fauteuils. Non… Quelque chose qui va leur attraper les tripes et les tordre. Quand je serai Baron, ils se souviendront de ce jour et, à cause de ce jour, ils auront peur de moi et ne pourront m’échapper.

Le gladiateur continuait de progresser comme un crabe et Feyd-Rautha lui céda du terrain, lentement. Ses pas crissaient sur le sable de l’arène. Il percevait le halètement de l’esclave, l’odeur acre de sa propre sueur et aussi celle du sang.

Il se porta sur la droite, préparant sa seconde pique. L’esclave oscilla. Feyd-Rautha fit mine de trébucher et entendit le cri qui venait de toutes les tribunes.

Une fois encore, l’esclave attaqua.

Dieux ! Quel adversaire ! songea Feyd-Rautha en se dérobant. Seule la vivacité de la jeunesse le sauva, mais il laissa quand même un second dard profondément enfoncé dans le muscle deltoïde droit du gladiateur.

Des applaudissements frénétiques plurent des tribunes.

Ils m’acclament, à présent, se dit Feyd-Rautha. Et il percevait la sauvagerie qui habitait les voix, tout à coup, ainsi que l’avait prévu Hawat. Jamais encore ils n’avaient ainsi applaudi un champion familial. Il se souvint de ce que lui avait dit le Mentat : « Il est facile d’être terrifié par un ennemi que l’on admire. » Et cette pensée avait maintenant des échos sinistres.

Rapidement, il battit en retraite vers le centre de l’arène où il pourrait clairement percevoir chaque détail. Il sortit son long couteau, s’accroupit et attendit.

L’esclave ne s’attarda que le temps de lacer la seconde pique au long de son bras, ainsi qu’il avait fait pour la première, puis il se remit en marche.

Que la famille me regarde, se dit Feyd-Rautha. Je suis leur ennemi. Il faut qu’ils pensent désormais à moi tel qu’ils me voient maintenant.

Il brandit sa lame courte.

« Je ne te crains pas, porc d’Harkonnen, dit le gladiateur. Tes tortures ne peuvent atteindre un mort. Je peux mourir de ma propre lame avant qu’un de tes valets ne me touche. Et tu mourras en même temps ! »

Feyd-Rautha sourit. Il pointait maintenant la longue lame, celle qui était enduite de poison.

« Essaye celle-ci », dit-il, et, de l’autre main, il feinta avec la lame courte.

L’esclave changea son arme de main et se tourna, parant et feintant dans le même temps pour se saisir de la lame courte du na-Baron. Celle qui, dans la main gantée de blanc, selon la tradition, devait porter le poison.

« Tu vas mourir, Harkonnen ! » souffla le gladiateur.

Ils se ruèrent l’un contre l’autre. Lorsque les boucliers entraient en contact, une lueur bleue naissait. L’odeur acide de l’ozone se faisait plus forte d’instant en instant.

« Meurs de ton propre poison ! » gronda l’esclave.

Il se saisit de la main gantée de blanc de Feyd-Rautha et la replia vers l’intérieur.

Il faut que tous voient cela ! pensa Feyd-Rautha.

Il abaissa la lame longue qui vint heurter en vain la pique lacée contre l’avant-bras de l’esclave.

Un instant, il fut troublé. Il n’avait pas encore songé que ses propres dards puissent être, pour le gladiateur, un moyen de défense. Mais, en vérité, ils lui faisaient une sorte de bouclier improvisé. Et l’homme était fort ! Peu à peu, inexorablement, la lame courte de Feyd-Rautha se rapprochait de sa chair et il se dit qu’un homme pouvait mourir par le couteau, sans le moindre poison.

« Racaille ! » cracha-t-il.

Au mot clé, les muscles du gladiateur obéirent par un bref instant de flaccidité. Ce qui suffit à Feyd-Rautha. L’espace ainsi ouvert entre eux était suffisant pour permettre le passage de son long couteau. La pointe empoisonnée laissa un sillon rouge sur le torse du gladiateur. La souffrance fut immédiate. L’homme se dégagea et tituba en arrière.

A présent, se dit Feyd-Rautha, que ma chère famille se régale. Qu’ils croient tous que cet esclave allait retourner contre moi la lame empoisonnée. Qu’ils se demandent donc comment un gladiateur a pu ainsi pénétrer dans l’arène pour tenter de m’assassiner. Et qu’ils puissent ne jamais savoir avec certitude laquelle de mes mains porte le poison.

En silence, Feyd-Rautha observait maintenant les gestes de l’esclave. Celui-ci se déplaçait maintenant avec hésitation. Chacun pouvait lire sur son visage ce qui s’y dessinait clairement : la mort. L’homme savait ce qui venait de se passer et comment cela s’était passé. Il savait que le poison s’était trouvé sur le mauvais couteau.

« Toi ! » coassa-t-il.

Feyd-Rautha recula pour lui laisser assez de place pour mourir. Il fallait encore que l’élément paralysant du poison fît son effet mais la lenteur des gestes de l’homme était, quant à cela, éloquente.

Il tituba en avant, un pas après l’autre, comme tiré par quelque fil invisible. Et chaque pas semblait être le dernier. Il n’avait pas lâché son arme, mais elle tremblait maintenant entre ses doigts.

« Un jour… l’un… de nous… te tuera », souffla-t-il.

Une petite moue triste vint déformer sa bouche. Il tomba assis, puis s’effondra complètement, se raidit et roula un peu plus loin, face contre terre.

Dans l’arène silencieuse, Feyd-Rautha s’avança et, du pied, retourna le corps de son adversaire afin que chacun, dans les tribunes, pût voir opérer le poison dans les convulsions du visage. Mais le couteau du gladiateur était planté dans sa propre poitrine.

En dépit de la frustration qu’il éprouva soudain, Feyd-Rautha ne put rejeter un élan d’admiration pour l’effort que l’homme avait dû accomplir pour lutter contre la paralysie. Et, dans le même temps, il comprit qu’il devait réellement craindre quelque chose.

Est terrifiant ce qui rend un humain surhumain.

Comme il se concentrait sur cette pensée, Feyd-Rautha prit conscience du bruit qui venait des tribunes et des loges, tout autour de lui, le bruit d’applaudissements sans retenue.

Il se retourna alors et regarda l’assistance.

Ils l’acclamaient, tous, sauf le Baron qui, le menton dans la main, le contemplait, et le Comte et sa Dame dont le sourire était comme un masque.

A cet instant, le Comte se tournait vers sa Dame et lui disait : « Ah… Mmmm… Un jeune homme plein de… Mmmm… ressources, n’est-ce pas, ma chère ? »

« Ses… Euh… réponses synaptiques sont particulièrement vives », dit-elle.

Le Baron la regarda, puis son attention se porta sur son époux avant de revenir à l’arène. Et il songea : Dire que quelqu’un peut s’approcher à ce point de l’un des miens ! La rage, maintenant, remplaçait la peur. Cette nuit, le maître des esclaves sera mis à mort, lentement, sur un feu… Mais si ce Comte et sa Dame ont quelque chose à voir dans ceci…

Feyd-Rautha vit le signe d’agrément et pensa : Ils croient me faire honneur. Qu’ils voient donc ce que j’en pense !

Ses gens s’approchaient, le couteau-scie en main pour les honneurs. D’un geste impératif il les arrêta, les vit hésiter et réitéra son ordre. Ils pensent m’honorer avec une tête ! pensait-il. Il se baissa, croisa les mains du gladiateur autour du manche du couteau dépassant de sa poitrine, puis arracha la lame et la plaça dans les doigts inertes.

Cela fut fait en un instant. Puis il se redressa et fit signe à ses hommes d’approcher. « Enterrez-le ainsi, avec le couteau dans les mains, dit-il. Il l’a mérité. »

Dans la loge dorée, le Comte Fenring se pencha vers le Baron et lui dit : « Un beau geste que celui-ci… Quelle grandeur ! Votre neveu a autant de style que de courage ! »

« En refusant la tête, il insulte la foule », grommela le Baron.

« Pas du tout », dit Dame Fenring en se retournant et en portant son regard sur les gradins.

Dans ce mouvement, le Baron remarqua la ligne de son cou, le jeu adorable des muscles. Adorable comme un jeune garçon.

« Ils apprécient ce que vient de faire votre neveu » dit-elle.

Le Baron regarda et vit que la foule, effectivement, avait correctement interprété le geste de Feyd-Rautha. Jusqu’aux places les plus lointaines, chacun, maintenant, observait le corps intact du gladiateur que l’on emmenait.

Et chacun hurlait, trépignait, s’excitait.

D’une voix lasse, le Baron déclara : « Il va me falloir ordonner une fête. On ne peut renvoyer ainsi le peuple, sans qu’il ait dépensé son énergie. Il faut qu’ils voient que je partage leur excitation, leur joie. » Il fit un geste à l’intention de ses gardes. Au-dessus de la loge, un serviteur abaissa par trois fois la bannière orange d’Harkonnen, donnant le signal de la fête.

Feyd-Rautha traversa l’arène et vint s’arrêter devant la loge dorée. Il avait remis ses armes au fourreau et ses mains pendaient à ses côtés. Par-dessus la rumeur de la foule, il demanda : « Une fête, mon Oncle ? »

Le bruit des voix innombrables décrut comme chacun essayait de percevoir la conversation.

« En ton honneur, Feyd ! » dit le Baron. Une fois encore, il fit abaisser la bannière orange.

Dans l’arène, les barrières avaient été jetées à bas et des jeunes gens se ruaient sur le sable en direction du na-Baron.

« Vous avez fait abaisser les boucliers, Baron ? » demanda le Comte Fenring.

« Personne ne portera la main sur le garçon. C’est un héros », dit le Baron.

Le premier des jeunes gens atteignit Feyd-Rautha et le hissa sur ses épaules avant de s’élancer pour un tour d’arène.

« Il pourrait aller sans arme et sans bouclier dans les quartiers les plus pauvres d’Harko, cette nuit, dit le Baron. On lui donnerait ce qui reste de nourriture ou de boisson pour la seule joie de sa compagnie. »

Le Baron quitta son fauteuil et assura sa masse dans ses suspenseurs. « Je vous prie de me pardonner, mais certaines questions requièrent mon attention immédiate. Le garde vous conduira. »

Le Comte s’inclina. « Mais certainement, Baron. Nous allons nous préparer pour la fête. Je… Mmm… je n’ai jamais vu… Mmm… une fête harkonnen. »

« Ah oui, la fête », dit le Baron. Il se détourna et, entouré de ses gardes, quitta la loge par l’issue privée.

Un capitaine s’inclina alors devant le Comte. « Quels sont vos ordres, Mon Seigneur ? »

« Nous… Mmm… nous allons attendre que la foule… Mmm… diminue pour passer. »

« Bien, Mon Seigneur. » Le capitaine s’inclina de nouveau et recula de trois pas.

Le Comte se tourna vers sa dame et s’adressa à elle dans leur langage codé et murmurant : « Vous avez vu, n’est-ce pas ? »

« Le garçon savait que le gladiateur ne serait pas drogué. Il a éprouvé de la peur, sans doute, mais aucune surprise. »

« Tout était préparé, dit le Comte. Tout le combat. »

« Cela ne fait pas le moindre doute. »

« Cela ressemble furieusement à Hawat. »

« Bien sûr. »

« J’avais exigé que le Baron l’élimine. »

« C’était une erreur, mon cher. »

« Je le comprends maintenant. »

« Les Harkonnens pourraient avoir un nouveau Baron avant peu. »

« Si tel est le plan de Hawat. »

« Ce qui demande réflexion, j’en conviens », dit Dame Fenring.

« Le jeune sera plus susceptible d’être contrôlé. »

« Pour nous… après cette nuit. »

« Vous n’entrevoyez aucune difficulté pour le séduire, ma petite pouliche ? »

« Non, mon amour. Vous avez vu vous-même la façon dont il m’a regardée. »

« Oui, et je comprends maintenant pourquoi il nous faut cette lignée. »

« Bien sûr, et il est tout aussi évident que nous devons avoir une prise sur lui. Je vais implanter tout au fond de lui les phrases prana-bindu qui permettront de le soumettre. »

« Nous partirons aussitôt que possible… aussitôt que vous serez sûre », dit le Comte.

Elle eut un frisson. « Coûte que coûte. Je ne pourrais porter un enfant en un lieu aussi affreux. »

« Ce que nous faisons, nous le faisons au nom de l’humanité », dit-il.

« Vous avez là part la plus aisée. »

« Je dois triompher cependant de certains préjugés anciens. Ils sont d’importance, vous le savez. »

Elle lui tapota la joue. « Mon pauvre chéri… Vous savez pourtant que c’est là le seul moyen de sauver cette lignée. »

Il répondit d’une voix sèche : « Je comprends parfaitement ce que nous faisons. »

« Nous n’échouerons pas. »

« Le sentiment de culpabilité commence comme un doute », lui rappela-t-il.

« Il n’y aura pas de culpabilité. Il n’y aura que l’hypno-liaison de la psyché de ce Feyd-Rautha et son enfant dans ma matrice. Ensuite… nous partirons. »

« Son oncle, dit-il. Avez-vous jamais rencontré un être aussi distordu ? »

« Il est très redoutable, oui. Mais le neveu pourrait bien devenir pire encore. »

« Grâce à son oncle. Quand l’on songe à ce que ce garçon aurait pu devenir avec une autre éducation, celle des Atréides, par exemple. »

« C’est triste. »

« Nous aurions pu sauver le jeune Atréides comme celui-ci, reprit le Comte. D’après ce que j’ai entendu dire du jeune Paul, c’était un garçon remarquable, un résultat parfait sur le plan de l’hérédité et de l’éducation. (Il secoua la tête.) Mais ne pleurons pas en vain sur l’aristocratie du malheur. »

« Il existe une maxime Bene Gesserit à ce propos », dit sa Dame.

« Vous en avez pour tout ! »

« Celle-ci vous plaira. Elle dit : « Ne comptez point un humain au nombre des morts aussi longtemps que vous n’aurez pas vu son corps. Et même alors, ce pourrait encore être une erreur. »

Dans « Un moment de réflexion », Muad’Dib rapporte que le véritable début de son éducation correspondit à ses premiers contacts avec les impératifs d’Arrakis. Il apprit alors à sonder le sable pour connaître le temps, il apprit le langage des aiguilles que le vent plante dans la peau. Il connut alors la valeur de l’humidité de son corps et l’irritation du sable dans le nez et, tandis que ses yeux prenaient le bleu de l’Ibad, il reçut l’enseignement Chakobsa.

Préface de Stilgar à Muad’Dib, l’Homme,

par la Princesse Irulan.


Dans la pâle clarté de la première lune, la troupe de Stilgar quittait le bassin avec ses deux rescapés du désert. Toutes ces silhouettes aux robes flottantes se hâtaient : l’odeur du foyer était déjà dans les narines. Derrière eux, la ligne grise de l’aube était plus brillante. Au calendrier de l’horizon, cela signifiait Caprock, le premier mois de l’automne.

Au pied de la falaise, le vent brassait les feuilles mortes amassées là par les enfants du sietch. Nul n’aurait pu distinguer les bruits qui venaient de la troupe de ceux de la nuit, à l’exception de quelques fautes occasionnelles de Paul et de sa mère.

Paul, de la main, balaya la fine pellicule de poussière qui s’était formée sur son front. Il sentit alors un contact sur son bras et la voix de Chani murmura : « Fais ce que je t’ai dit : ramène l’ourlet de ton capuchon sur ton front ! Ne laisse exposés que tes yeux ! Tu perds de l’humidité ! »

Derrière eux, une voix chuchota « Le désert vous écoute ! »

Loin au-dessus d’eux, dans les rochers, un oiseau siffla. La troupe s’arrêta et Paul perçut brusquement la tension qui l’environnait.

Il perçut un choc assourdi, quelque part dans les rochers. Une souris, en sautant dans le sable, n’aurait pas fait plus de bruit.

L’oiseau siffla de nouveau.

Il y eut des mouvements dans les rangs des Fremen. Puis le bruit sourd se répéta.

L’oiseau siffla une troisième fois.

La troupe reprit alors son escalade et s’engagea dans la crevasse. Mais, à présent, la façon dont les hommes respiraient, autour de lui, maintenait Paul en état d’alerte. Il remarqua quelques regards qui se tournaient vers Chani. Et Chani elle-même paraissait soudain distante, renfermée.

Ils foulaient le rocher, maintenant. Dans le bruissement léger des robes, Paul percevait un début de relâchement de la discipline. Pourtant, Chani et les autres conservaient leur silence, leur calme. Il suivit une silhouette sombre au long d’un escalier naturel. Un virage, d’autres marches encore, puis un tunnel, et enfin deux portes scellées pour l’humidité, ouvrant sur un étroit passage baigné de lumière jaune, aux parois et au plafond rocheux.

Tout autour de Paul, les Fremen rejetaient leurs capuchons en arrière, ôtaient les embouts de leurs narines et respiraient profondément. Quelqu’un soupira. Paul se mit en quête de Chani et vit qu’elle s’était éloignée. Puis il fut pris dans un remous de corps, quelqu’un le bouscula et une voix lui dit : « Excuse-moi, Usul ! Quelle ruée ! C’est toujours comme ça ! »

A sa gauche, il découvrit le visage maigre et barbu de l’homme appelé Farok. Les yeux bleus et les orbites tachetées semblaient encore plus sombres à la clarté jaunâtre des globes.

« Ôte ton capuchon, Usul, lui dit Farok. Nous sommes arrivés. » Il se mit en devoir de l’aider, défaisant l’attache tout en lui ménageant un espace à coups d’épaules.

Paul ôta les embouts de ses narines, puis découvrit sa bouche. L’odeur de cet endroit l’assaillit, une odeur de corps sales, de déchets distillés. L’effluve de toute une humanité avec, en contrepoint, le parfum de l’épice.

« Qu’attendons-nous, Farok ? » demanda-t-il.

« La Révérende Mère, je pense. Tu as entendu le message… Pauvre Chani. »

Pauvre Chani ? répéta Paul en lui-même. Il regarda autour de lui. Il se demandait où était Chani, maintenant, et où était passée sa mère dans cette mêlée.

Farok souffla profondément. « L’odeur du foyer », dit-il.

Paul prit conscience du plaisir qu’éprouvait le Fremen à respirer cet air malodorant. Il n’y avait pas eu la moindre ironie dans ses paroles. Puis il entendit tousser sa mère et sa voix lui parvint. « Comme elles sont riches, les odeurs de votre sietch, Stilgar. Je vois que vous faites nombre de choses avec l’épice… du papier… du plastique… et là. Est-ce que ce ne sont pas des explosifs chimiques ? »

« Vous savez cela par l’odeur ? » C’était une autre voix d’homme. Et Paul comprit que sa mère avait parlé pour son bénéfice, qu’elle désirait qu’il accepte rapidement cet assaut d’odeurs.

Puis, un bourdonnement d’activité s’éleva en tête de la troupe, tous les Fremen parurent retenir leur souffle et des voix chuchotèrent : « C’est vrai… Liet est mort. »

Liet, pensa Paul. Puis : Chani, la fille de Liet. Les pièces se mirent en place dans son esprit. Liet était le nom fremen du planétologiste. Il regarda Farok et lui demanda : « Est-ce Liet que nous connaissons sous le nom de Kynes ? »

« Il n’y a qu’un seul Liet », dit Farok.

Paul se détourna et son regard se porta sur la foule des Fremen. Ainsi, songea-t-il, Kynes est mort.

« C’est une ruse des Harkonnens, souffla quelqu’un. Ils voulaient que cela ressemble à un accident… Ils l’ont perdu dans le désert… un accident d’orni…»

Paul sentit la colère monter en lui. Cet homme qui était devenu leur ami, qui les avait aidés à échapper aux chasseurs d’Harkonnen, qui avait envoyé les cohortes des Fremen à leur recherche, cet homme, à son tour, avait été victime des Harkonnens.

« Usul a-t-il déjà soif de vengeance ? » demanda Farok.

Avant que Paul ait pu répondre, un ordre fut donné à faible voix et la troupe tout entière s’avança dans une vaste salle, l’entraînant avec elle. Il se retrouva en face de Stilgar et d’une étrange femme qui portait un vêtement flottant aux couleurs vives, orange et vert. Ses bras étaient nus jusqu’aux épaules et Paul pouvait voir qu’elle ne portait pas de distille. Sa peau était d’une teinte olive pâle. Ses cheveux noirs étaient ramenés en arrière au-dessus de son front haut, faisant ressortir ses pommettes et son nez aquilin entre ses yeux sombres au regard intense.

Comme elle se tournait vers lui, Paul vit que des anneaux d’or mêlés à des anneaux d’eau pendaient à ses oreilles.

« C’est cela qui a terrassé mon Jamis ? » demanda-t-elle.

« Silence, Harah, dit Stilgar. C’est Jamis qui l’a défié. Il a réclamé le tahaddi al-burhan. »

« Ce n’est qu’un enfant ! » lança-t-elle. Elle secoua vivement la tête et les anneaux d’eau tintèrent à ses oreilles. « Mes enfants privés de père par un autre enfant ? Très certainement, c’est un accident ! »

« Usul, combien comptes-tu d’années ? » demanda Stilgar.

« Quinze années standard », dit Paul.

Le regard de Stilgar courut sur les hommes assemblés.

« Y en a-t-il un parmi vous qui veuille me défier ? »

Silence.

Le regard de Stilgar revint alors sur la femme. « Jusqu’à ce que je connaisse son art étrange, je ne le défierai pas. »

Elle affronta son regard. « Mais…»

« Tu as vu la femme étrangère qui, avec Chani, est allée vers la Révérende Mère ? Elle est notre Sayyadina hors-freyn, la mère de ce garçon. Mère et fils sont maîtres en l’art étrange du combat. »

« Lisan al-Gaib », murmura la femme, et son regard se tourna à nouveau vers Paul, mais avec émotion cette fois.

La légende, à nouveau, songea Paul.

« Peut-être, dit Stilgar. Mais nous n’avons pas encore de preuve. (Il regarda Paul.) Usul, il est de règle que la responsabilité de la femme de Jamis, ici présente, te revienne, ainsi que celle de ses deux fils. Son yali… ses appartements sont tiens. Son service à café aussi… Et sa femme. »

Paul observait la femme et se demandait : Pourquoi ne pleure-t-elle pas son homme ? Pourquoi ne montre-t-elle aucune haine à mon égard ? Brusquement, il s’aperçut que tous les Fremen le regardaient, attendaient.

Quelqu’un murmura : « Il y a du travail. Dis pourquoi tu l’acceptes. »

« Acceptes-tu Harah comme femme ou comme servante ? » demanda Stilgar.

Harah leva les bras, et lentement, pivota sur un talon.

« Je suis encore jeune, Usul. On dit que je parais encore aussi jeune que lorsque j’étais avec Geoff… avant que Jamis l’ait vaincu. »

Jamis a donc tué un autre pour l’avoir, se dit Paul.

« Si je l’accepte comme servante, dit-il enfin, pourrai-je changer d’idée plus tard ? »

« Tu auras un an pour cela, dit Stilgar. Après, elle sera une femme libre et pourra choisir selon ses désirs… A moins que tu ne la libères avant. Mais elle est sous ta responsabilité, quoi qu’il en soit, pour une année… Et tu seras toujours en partie responsable des fils de Jamis. »

« Je l’accepte pour servante », dit Paul.

Harah tapa du pied et haussa les épaules avec colère.

« Mais je suis jeune ! »

Stilgar regarda Paul. « La prudence est une qualité pour celui qui dirige. »

« Mais je suis jeune ! » répéta Harah.

« Silence, ordonna Stilgar. Si une chose a quelque mérite, elle sera. Montre ses quartiers à Usul et veille à ce qu’il ait des vêtements frais ainsi qu’un lieu pour se reposer. »

« Ohhh », se lamenta-t-elle.

Paul avait déjà suffisamment enregistré pour avoir une première approximation de Harah. Il percevait l’impatience grandissante de la troupe et savait qu’il restait bien des choses à faire. Il se demanda s’il devait oser s’enquérir de la situation de sa mère et de Chani mais il vit à l’apparence de Stilgar que ce serait une faute.

Il se tourna vers Harah et accentua sa peur et son trouble en parlant avec un léger trémolo : « Montre-moi mes quartiers. Harah ! Nous discuterons de ta jeunesse une autre fois ! »

Elle prit deux pas de recul et eut un regard effrayé à l’adresse de Stilgar. « Il a la voix d’étrangeté », souffla-t-elle.

« Stilgar, dit Paul, j’ai de lourdes obligations envers le père de Chani. S’il est quelque chose que…»

« Ce sera décidé en conseil, dit Stilgar. Tu pourras parler, alors. » Puis il hocha la tête et se mit en route, suivi par toute la troupe.

Paul prit le bras de Harah, remarquant à quel point sa chair était fraîche. Il vit qu’elle tremblait. « Je ne te ferai point de mal, Harah. Montre-moi mes quartiers. » Il adoucissait sa voix d’une note de calme.

« Tu ne me rejetteras pas quand l’année sera écoulée ? demanda-t-elle. Je sais bien qu’en vérité je ne suis plus aussi jeune que je l’étais. »

« Aussi longtemps que je vivrai tu auras une place auprès de moi, dit-il. (Il lui lâcha le bras.) Maintenant, viens. Où sont mes quartiers ? »

Elle le précéda au long du passage, tourna à droite dans un large tunnel latéral éclairé de loin en loin par des globes jaunes. Le sol rocheux était lisse, sans le moindre grain de sable.

Tout en marchant, Paul la regarda, observant son profil aquilin.

« Tu ne me détestes pas, Harah ? »

« Pourquoi devrais-je te détester ? »

Elle inclina la tête à l’adresse d’un groupe d’enfants qui les observaient. Derrière eux, de l’autre côté de draperies qui les dissimulaient à demi, Paul entrevit des adultes.

« J’ai… terrassé Jamis », dit-il.

« Stilgar a dit que la cérémonie avait eu lieu et que tu étais un ami de Jamis. (Elle lui jeta un regard.) Il dit que tu as donné ton humidité au mort. Est-ce vrai ? »

« Oui. »

« C’est plus que je ne ferai, plus que je puis faire. »

« Tu ne le pleures pas ? »

« Lorsque viendra le temps de pleurer, je le pleurerai. »

Ils passèrent devant une entrée en arche et Paul, dans une vaste pièce claire, vit des hommes et des femmes qui s’activaient autour d’une machine avec une sorte de hâte frénétique.

« Que font-ils ? »

Harah suivit son regard et dit : « Ils se dépêchent de finir leur quota de plastiques avant que nous fuyions. Nous aurons besoin de beaucoup de collecteurs de rosée pour les plantations. »

« Fuir ? »

« Il le faut, jusqu’à ce que les bouchers cessent de nous poursuivre ou jusqu’à ce qu’ils soient chassés de notre terre. »

Un instant, pour Paul, ce fut comme si le temps s’arrêtait. Il lui revint un fragment de vision presciente. Mais l’image était déplacée, décalée. Ces parcelles de souvenirs prescients n’étaient pas exactement telles qu’il se les rappelait.

« Les Sardaukar nous pourchassent », dit-il.

« Ils ne trouveront pas grand-chose, si ce n’est un ou deux sietchs vides. Et le sable leur réserve leur part de mort. »

« Est-ce qu’ils découvriront cet endroit ? »

« C’est probable. »

« Pourtant, nous prenons le temps de… (Il tourna la tête en arrière.)… de fabriquer des… collecteurs de rosée. »

« Les plantations continuent. »

« Quelle est l’utilité des collecteurs de rosée ? »

Elle le regarda et il y avait une surprise intense dans ses yeux. « Est-ce qu’ils ne t’ont rien appris… là d’où tu viens ? »

« Rien à propos des collecteurs de rosée. »

« Hai ! » s’exclama-t-elle, et c’était comme si elle prononçait une longue phrase.

« Eh bien, insista Paul, que sont les collecteurs de rosée ? »

« Chaque buisson, chaque pousse d’herbe que tu vois dans l’erg, dit-elle, comment crois-tu qu’ils vivent lorsque nous partons ? Chacun d’eux est tendrement planté dans son petit puits et les puits sont emplis d’ovales de chromoplastique. La lumière les fait virer au blanc. Si tu regardes d’un endroit élevé, à l’aube, tu peux les voir briller. Comme des éclairs blancs. Mais quand le Vieux Père Soleil s’en va, le chromoplastique redevient transparent avec l’obscurité. Il se refroidit très rapidement. Sa surface condense l’humidité de l’air et c’est ce qui maintient la plante en vie. »

« Des collecteurs de rosée », murmura Paul, fasciné par la simple beauté du procédé.

« Je pleurerai Jamis quand il en sera temps, reprit Harah, comme si elle n’avait cessé de penser à la question de Paul. C’était un homme bon mais à la colère vive. Il nous nourrissait très bien et il était merveilleux avec les enfants. Il ne faisait pas de différence entre mon premier-né, le fils de Geoff, et le sien. A ses yeux, ils étaient égaux. (Elle regarda Paul d’un air interrogateur.) En sera-t-il ainsi avec toi, Usul ? »

« Nous n’avons pas ce problème. »

« Mais si…»

« Harah ! »

Au ton dur de sa voix, elle se replia en elle-même et garda le silence.

Ils passèrent devant une nouvelle salle brillamment éclairée.

« Que fait-on ici ? » demanda Paul.

« On y répare les métiers à tisser, dit Harah. Mais, cette nuit, il faut les démonter. (Elle désigna un tunnel qui débouchait à leur gauche.) Dans cette direction se trouvent les salles où l’on fabrique la nourriture et où l’on répare les distilles. (Elle examina Paul.) Le tien paraît neuf. Mais s’il a besoin d’une réparation, je pourrai la faire. Je suis habile à cette tâche. J’ai travaillé à la fabrique, pendant la saison. »

A présent, ils rencontraient de plus en plus souvent des groupes de Fremen et, de part et d’autre du tunnel, les ouvertures se faisaient plus nombreuses. Ils croisèrent une file d’hommes et de femmes qui portaient des fardeaux glougloutants. Une lourde senteur d’épice les suivait.

« Ils n’auront pas notre eau ni notre épice, dit Harah. Tu peux en être certain. »

En passant devant les ouvertures, Paul entrevoyait de lourdes tentures, des murs revêtus de tissus aux couleurs vives, des coussins empilés. A leur approche, les gens devenaient silencieux et suivaient Paul d’un regard farouche.

« Les gens trouvent étrange que tu aies vaincu Jamis, dit Harah. Il faudra probablement que tu donnes des preuves quand nous serons dans un nouveau sietch. »

« Je n’aime pas tuer », dit-il.

« C’est ce que Stilgar nous a dit », fit-elle, mais il perçut le scepticisme dans sa voix.

Devant eux, des voix aiguës chantaient. Ils atteignirent une ouverture plus large que toutes les autres. Paul ralentit le pas et son regard plongea dans une salle pleine d’enfants, assis, jambes croisées, sur le sol revêtu d’un tapis brun.

De l’autre côté de la salle, une femme en tunique jaune se tenait devant un tableau, désignant avec un protecto-stylet divers dessins : cercles, courbes, angles, carrés et arcs coupés de parallèles. Les enfants chantaient en rythme.

Tout en s’éloignant, Paul tendait l’oreille, essayant de comprendre ce que chantaient les voix de plus en plus ténues.

« Arbre, arbre, herbe, dune, vent, montagne, chantaient les voix enfantines. Colline, feu, éclair, rochers, rocs, poussière, sable, chaleur, abri, chaleur, plein, hiver, froid, vide, érosion, été, caverne, jour, tension, lune, nuit, marée, pente, plantation, parpaing…»

« La classe continue en un pareil moment ? » demanda Paul.

Le visage d’Harah s’assombrit et il y eut du chagrin dans sa voix lorsqu’elle répondit « Nous ne pouvons nous arrêter un instant. C’est ce que Liet nous a appris. Liet est mort mais il ne peut être oublié. Ainsi le veut le Chakobsa. »

Elle dévia sur la gauche et s’avança jusqu’à une loge tendue de draperie orange. « Ton yali est prêt pour toi, Usul. »

Paul hésita avant de s’approcher. Soudain, l’idée de se retrouver seul avec cette femme lui déplaisait. Il se rendait compte qu’il était environné par tout un mode de vie qu’il ne pourrait comprendre qu’à partir d’un ensemble écologique d’idées et de valeurs. Ce monde des Fremen se refermait sur lui, il allait le façonner. Et il savait bien ce que promettait ce piège… le sauvage jihad, la guerre religieuse qu’il devait éviter à tout prix.

« C’est ton yali, dit Harah. Pourquoi hésites-tu ? »

Paul hocha la tête et la rejoignit. Il souleva les draperies et sentit des fibres de métal sous les doigts. Il suivit Harah dans une entrée étroite, puis dans une pièce plus vaste, carrée, d’environ six mètres de côté. D’épais tapis bleus couvraient le sol et les murs rocheux étaient revêtus de tissu bleu et vert. Des brûleurs jaunes flottaient à proximité des draperies jaunes qui formaient le plafond.

Paul eut l’impression de se trouver dans une ancienne tente.

Harah se tenait immobile devant lui, la main gauche à la hanche. Ses yeux ne quittaient pas le visage de Paul.

« Les enfants sont avec un ami, dit-elle. Ils se présenteront à toi plus tard. »

Paul dissimula la gêne qu’il éprouvait en examinant rapidement la pièce. Il remarqua que les fines draperies, à droite, masquaient en partie une autre pièce, plus vaste, dans laquelle des coussins étaient entassés contre les parois. Il sentit une douce brise sur son visage et découvrit l’orifice du conduit d’air, habilement camouflé dans les replis du tissu, juste au-dessus de sa tête.

« Veux-tu que je t’aide à ôter ton distille ? » demanda Harah.

« Non… Merci. »

« Dois-je t’apporter à manger ? »

« Oui. »

« Après l’autre pièce, il y a une chambre de repos, dit-elle en tendant la main. Pour ton confort et ton plaisir quand tu seras débarrassé de ton distille. »

« Tu as dit qu’il fallait que nous quittions le sietch. Ne devrions-nous pas faire des paquets ou autre chose ?…»

« Ce sera fait en son temps. Il faut encore que les bouchers pénètrent dans notre région. »

Elle hésitait, ne le quittant pas des yeux.

« Qu’y a-t-il ? »

« Tu n’as pas les yeux de l’Ibad, dit-elle. C’est étrange mais pas vraiment déplaisant. »

« Va chercher là nourriture, dit-il. J’ai faim. »

Elle lui sourit. Un sourire de femme, un sourire avisé et troublant.

« Je suis ta servante », dit-elle. Et, d’un mouvement souple, elle se retourna et repoussa une lourde tenture, révélant un étroit passage où elle disparut.

Paul écarta les fines draperies qui le séparaient de l’autre pièce. Il éprouvait de la colère envers lui-même. Un instant, il demeura immobile sur le seuil, incertain. Il se demandait où se trouvait Chani… Chani qui venait de perdre son père.

En cela nous sommes semblables, songea-t-il.

Un appel résonna dans les couloirs, étouffé par les multiples tentures. Il se répéta une seconde fois, un peu plus loin. Puis une fois encore. Paul comprit que l’on annonçait l’heure. Et il se dit qu’il n’avait encore vu aucune horloge dans le sietch.

La faible senteur d’un feu de créosote parvint à ses narines, mêlée à la puanteur omniprésente qui, il en eut conscience, ne lui semblait plus aussi violente.

Puis ses pensées allèrent vers sa mère. A nouveau, il se demanda quel serait son rôle dans les diverses images futures qu’il avait entrevues… Son rôle et celui de la fille qu’elle portait.

Le temps, le temps transformable semblait danser autour de lui. Il secoua la tête et essaya de se concentrer sur les preuves multiples qu’il avait eues de la profondeur de cette culture fremen qui venait de les absorber. Avec ses bizarreries subtiles.

Dans les grottes fremen aussi bien que dans cette pièce où il se trouvait en cet instant, il avait remarqué un détail qui, à lui seul, suggérait plus de différences que tout ce qu’il avait vu auparavant.

Nulle part, il n’y avait le moindre goûte-poison. Nulle part n’apparaissait le moindre signe de son usage. Pourtant, dans la vague d’odeurs du sietch, il pouvait déceler des poisons, violents ou communs.

Il entendit un bruissement d’étoffe, pensa qu’Harah était de retour avec son repas et se retourna. Il vit alors, derrière quelques tentures déplacées, deux jeunes garçons qui le regardaient avec des yeux avides. Ils avaient peut-être neuf ou dix ans et tous deux avaient une main posée sur la garde d’un petit krys, pareil à un kindjal. Il se souvint alors de ce que l’on disait à propos des Fremen, que les enfants se battaient avec la même ardeur que les adultes.

Les mains bougent, les lèvres bougent.

Les idées surgissent de ses paroles,

Et son regard est dévorant !

Il est une île sur lui seul close.

Description extraite du Manuel de Muad’Dib,

par la Princesse Irulan.


Dans les lointains de la caverne, des tubes à phosphore jetaient une faible clarté sur la foule qui se rassemblait. Le regard de Jessica se porta sur les reflets qui couraient sur les murailles rocheuses et elle se dit que cet endroit était plus vaste encore que le Hall de Rassemblement de l’école Bene Gesserit. Elle estimait à environ cinq mille le nombre des Fremen qui se pressaient maintenant autour de la terrasse où elle se tenait en compagnie de Stilgar.

Et il en arrivait d’autres.

L’air était empli du murmure des voix.

« Votre fils a été convoqué, Sayyadina, dit Stilgar. Désirez-vous qu’il partage votre décision ? »

« Pourrait-il la changer ? »

« Il est certain que l’air avec lequel vous parlez vient de vos poumons, mais…»

« La décision demeure telle. »

Mais elle éprouvait des doutes. Elle se demandait si elle devait utiliser Paul comme une excuse pour échapper à une situation dangereuse. Elle devait également penser à cette fille qui n’était pas encore née. Ce qui mettait en danger la chair de la mère mettait aussi en danger celle de la fille.

Des hommes approchèrent, portant des tapis roulés. Grognant sous le poids, ils déposèrent leur fardeau dans un nuage de poussière.

Stilgar prit le bras de Jessica et l’entraîna jusque dans la corne acoustique qui formait la limite arrière de la terrasse rocheuse. Il lui désigna un banc taillé à même le roc. « La Révérende Mère va y prendre place, dit-il, mais vous pouvez vous reposer jusqu’à ce qu’elle arrive. »

« Je préfère demeurer debout », dit Jessica.

Elle regarda les hommes dérouler les tapis, les déployer sur toute la terrasse. Puis son regard revint à la foule. Il y avait bien au moins dix mille personnes, maintenant.

Il en arrivait toujours.

Dehors, sur le désert, elle le savait, le crépuscule rouge survenait déjà. Mais ici, dans la caverne, régnait un demi-jour perpétuel, une grisaille qui emplissait cette vastitude où tous ces gens étaient venus pour la voir risquer sa vie.

A sa droite, un passage s’ouvrit dans la foule et elle vit s’approcher Paul, escorté de deux jeunes garçons. Ces derniers avaient une attitude hautaine et troublante. Fronçant les sourcils, ils gardaient une main sur leur couteau.

« Les fils de Jamis qui sont à présent ceux d’Usul, dit Stilgar. Ils prennent leur rôle d’escorte avec beaucoup de sérieux. » Il sourit à l’adresse de Jessica.

Elle devina l’effort qu’il faisait pour la détendre et elle lui en fut reconnaissante. Mais elle ne parvenait pas à détourner son esprit du danger qu’elle allait affronter.

Je n’avais que ce choix, songea-t-elle. Nous devons agir rapidement pour assurer notre place au sein de ces Fremen.

Paul monta sur la terrasse, laissant les enfants de Jamis en bas. Il s’arrêta devant sa mère, jeta un regard à Stilgar, puis dit « Que se passe-t-il ? Je pensais que l’on m’avait convoqué pour un conseil. »

Stilgar leva la main pour intimer le silence à la foule. Puis il fit un geste vers la gauche, où un autre passage s’était ouvert dans la foule. Chani approchait. Une expression de douleur était peinte sur son visage d’elfe. Un mouchoir vert était noué sur son bras gauche, au-dessous de l’épaule.

Le vert du deuil, songea Paul.

Les deux fils de Jamis lui avaient appris cela indirectement en lui disant qu’ils ne portaient pas de vert parce qu’ils l’avaient déjà accepté comme père-gardien.

« Es-tu le Lisan al-Gaib ? » lui avaient-ils demandé. Et Paul, à travers leurs paroles, avait décelé la présence du jihad, évitant de répondre à leur question en en posant une autre, ce qui lui avait permis d’apprendre que Kaleff, l’aîné, avait dix ans et qu’il était le fils naturel de Geoff. Orlop, le plus jeune, le fils de Jamis, avait huit ans.

La journée avait été étrange. Les deux enfants étaient restés auprès de lui à sa demande pour éloigner les curieux et lui laisser ainsi le temps de ramener le calme dans ses pensées et ses souvenirs prescients, et de décider d’un moyen de repousser le jihad.

Maintenant, tandis qu’il contemplait la foule aux côtés de sa mère, il se demandait de nouveau si quoi que ce fût pourrait empêcher la sauvage ruée des légions fanatiques.

Chani s’approchait de la terrasse, suivie à distance par quatre femmes qui en portaient une autre sur une litière.

Jessica, ignorant Chani, concentrait toute son attention sur la femme dans la litière. Elle était vieille, usée, ridée, drapée dans une robe noire dont le capuchon, rejeté en arrière, révélait un chignon gris et un cou décharné.

Doucement, les femmes qui portaient la litière déposèrent leur fardeau sur la terrasse et Chani aida la vieille femme à descendre.

Ainsi, c’est là leur Révérende Mère, songea Jessica.

La vieille en noir s’appuyait lourdement sur l’épaule de Chani en s’avançant vers Jessica. Elle évoquait un fagot de vieilles branches enveloppé dans un tissu noir. Elle s’arrêta, leva les yeux et demeura un long moment silencieuse avant de déclarer dans un chuchotement rauque : « Ainsi c’est vous. La Shadout Mapes a eu raison d’avoir pitié de vous. » La vieille tête oscilla sur le cou maigre.

Jessica répondit d’un ton sec, méprisant : « Je n’ai besoin de la pitié de personne ! »

« Cela reste à prouver, souffla la vieille. (Avec une vivacité surprenante, elle se retourna et fit face à la foule.) Dis-leur, Stilgar. »

« Il le faut ? »

« Nous sommes le peuple de Misr. Depuis que nos ancêtres se sont enfuis de Nilotic al-Ourouba, nous avons connu la mort et la fuite. Les jeunes vivent afin que notre peuple ne meure point. »

Stilgar prit une profonde inspiration et fit deux pas en avant.

Le silence s’établit dans toute l’immense caverne. Il y avait maintenant vingt mille Fremen qui attendaient, immobiles, pétrifiés. Jessica, soudain, se sentit petite et vulnérable.

« Cette nuit, dit Stilgar, nous devrons quitter ce sietch qui nous a abrités pendant longtemps pour aller loin dans le Sud. » Sa voix semblait gronder au-dessus des visages dressés, réverbérée par la corne acoustique.

Dans la foule, il n’y eut pas un murmure.

« La Révérende Mère me dit qu’elle ne pourrait survivre à un autre hajra, reprit Stilgar. Nous avons déjà vécu sans Révérende Mère, mais cela n’est pas bon pour un peuple qui cherche un nouveau foyer. »

A présent, des mouvements naissaient dans la foule, des murmures et des regards inquiets.

« Il se peut qu’il n’en soit pas ainsi. Notre nouvelle Sayyadina, Jessica de l’Art Étrange, a consenti à se prêter au rite. Elle va essayer de passer l’épreuve afin que nous ne perdions pas le soutien de notre Révérende Mère. »

Jessica de l’Art Étrange, songea Jessica. Elle vit le regard de Paul, elle lut toutes les questions qu’il y avait dans ses yeux. Mais sa bouche était rivée par toute l’étrangeté qui les entourait.

Si je meurs dans cette épreuve, qu’adviendra-t-il de lui ? se demanda-t-elle. Et, à nouveau, les doutes affluèrent dans son esprit.

Chani conduisit la vieille Révérende Mère jusqu’au banc de pierre, dans la corne acoustique, puis revint auprès de Stilgar.

« Afin que nous ne perdions pas tout si Jessica de l’Art Étrange venait à échouer, dit Stilgar, Chani, fille de Liet, sera consacrée Sayyadina. » Puis il fit un pas de côté.

Du fond de la corne acoustique, la voix de la vieille femme s’éleva. C’était comme un formidable chuchotement, rauque, pénétrant. « Chani est revenue de son hajra. Chani a vu les eaux. »

La foule psalmodia la réponse : « Elle a vu les eaux. »

« Je consacre Sayyadina la fille de Liet. »

« Elle est acceptée », répondit la foule.

Paul ne prêtait que peu d’attention à la cérémonie. Il pensait à ce qui venait d’être dit à propos de sa mère.

Si elle venait à échouer ?

Il se retourna et se tourna vers celle que tous appelaient la Révérende Mère, examinant les traits anciens, le bleu sans fond des yeux. Il lui semblait que la brise la plus légère l’emporterait. Pourtant, il y avait en elle quelque chose qui suggérait qu’elle pouvait résister à une tempête coriolis. Il émanait d’elle cette aura de puissance qu’il avait décelée chez la Révérende Mère Gaïus Helen Mohiam lorsqu’elle l’avait soumis au test de souffrance du gom jabbar.

« Moi, Révérende Mère Ramallo, dit la vieille dont la voix était comme celle d’une multitude, je te dis ceci : il est bien que Chani soit acceptée comme Sayyadina. »

« C’est bien », répondit la foule.

La Révérende Mère hocha la tête et murmura : « Je lui donne les deux argentés, le désert doré et ses rochers brillants, les champs verts qui seront. Je donne tout cela à la Sayyadina Chani. Et, pour que jamais elle n’oublie qu’elle est notre servante à tous, c’est à elle que reviennent les obligations domestiques de la Cérémonie de la Graine. Qu’il en soit ainsi selon le Shai-hulud. » Elle leva un bras qui était comme un vieux bâton bruni et le rabaissa.

Jessica eut l’impression que la cérémonie, tout à coup, était comme un courant violent qui l’emportait, lui interdisant de revenir en arrière. Elle ne put qu’adresser un regard à Paul puis se prépara à l’épreuve.

« Que les maîtres d’eau s’avancent », dit Chani, et, dans sa voix de femme-enfant, il y avait une hésitation à peine perceptible.

A cet instant, Jessica sentit le danger sur elle. Elle reconnut sa présence dans les regards, dans le silence.

Un passage sinueux venait de s’ouvrir dans la foule et des hommes s’avançaient vers la terrasse. Ils allaient par deux, portant de petits sacs de peau qui se balançaient lourdement et qui étaient gros comme deux têtes d’homme.

Les deux premiers déposèrent leur fardeau aux pieds de Chani et reculèrent.

Jessica regarda le sac, puis les hommes. Ils avaient ramené leurs capuchons en arrière, révélant leurs longs cheveux noués en rouleau à la base du cou. Leurs yeux sombres affrontèrent calmement son regard.

Un lourd arôme de cannelle montait du sac. L’épice ? se demanda Jessica.

« Y a-t-il de l’eau ? » demanda Chani.

Le maître d’eau qui se trouvait à sa gauche, celui qui avait une cicatrice rouge sur l’aile du nez, acquiesça. « Il y a de l’eau, Sayyadina. Mais nous ne pouvons en boire. »

« Y a-t-il de la graine ? »

« Il y a de la graine. »

Chani s’agenouilla alors et posa ses mains sur le sac. « Bénies soient l’eau et la graine. »

Il y avait quelque chose de familier dans le rite et Jessica regarda la Révérende Mère Ramallo. La vieille femme avait fermé les yeux et s’était recroquevillée, comme si elle dormait.

« Sayyadina Jessica », dit Chani.

Jessica se retourna et vit que la femme-enfant la regardait.

« Avez-vous goûté l’eau bénite ? » demanda-t-elle.

Avant que Jessica ait pu répondre, elle ajouta : « Il n’est pas possible que vous ayez goûté l’eau bénite. Vous n’êtes pas de ce monde et vous n’avez pas de privilèges. »

Un soupir courut dans la foule, un murmure de robes qui fit naître un frisson en Jessica.

« La récolte a été bonne et le faiseur détruit », dit Chani. Elle se mit alors à dérouler le tuyau fixé au sac.

Le danger augmentait encore, songeait Jessica. Elle lança un regard à Paul et vit que, pris par le rite, il n’avait d’yeux que pour Chani.

A-t-il entrevu ce moment dans le temps ? se demanda-t-elle. Elle porta une main à son ventre, songeant à sa fille. Ai-je le droit de les mettre en danger tous les deux ?

Chani lui tendit le tuyau. « Voici l’Eau de la Vie, celle qui est plus grande que l’eau. Kan, l’eau qui libère l’âme. Si vous devez être une Révérende Mère, elle vous ouvrira l’univers. Que Shai-hulud juge, à présent. »

Jessica se sentait déchirée entre les obligations qu’elle avait envers son enfant à naître et son devoir à l’égard de Paul. Pour lui, elle le savait, il fallait qu’elle prenne ce tuyau et boive le liquide contenu dans le sac mais, à l’instant où elle se baissait, tous ses sens l’avertirent du péril.

Ce qu’il y avait dans le sac dégageait un parfum amer à la fois proche et différent de bien des poisons de sa connaissance.

« Maintenant, vous devez boire », dit Chani.

Il n’est pas de fuite possible, songea Jessica. Et rien, dans toute son éducation Bene Gesserit, ne lui donnait en cet instant de solution.

Qu’est-ce donc ? se demandait-elle. Un alcool ? Une drogue ?

Elle se pencha sur l’extrémité du tuyau, sentit les esters de cannelle et se souvint de l’ivresse de Duncan Idaho. Un alcool d’épice ? se demanda-t-elle. Elle prit le siphon dans sa bouche et aspira une infime gorgée. Cela avait un goût d’épice, un peu acre sur la langue.

Chani appuya alors sur le sac et une grosse goulée de liquide se déversa dans la bouche de Jessica. Elle ne put que l’avaler en s’efforçant de conserver tout son calme et sa dignité.

« Accepter une petite mort est pire que la mort », dit Chani. Elle regardait Jessica, attendait.

Et Jessica répondait à son regard, le tuyau toujours dans la bouche. Le goût du liquide était sur son palais, dans ses narines, ses joues, ses yeux… Un goût sucré.

Fraîcheur.

A nouveau, le liquide se déversa dans la bouche de Jessica.

Délicatesse.

Jessica étudiait les traits de Chani, lisait les traces de Liet-Kynes, dans ce visage d’elfe, des traces que le temps n’avait pas encore fixées.

Ils m’ont donné une drogue, se dit-elle.

Mais cela ne ressemblait à rien qu’elle eût déjà connu. Pourtant, l’éducation Bene Gesserit comprenait la connaissance de bien des drogues.

Le visage de Chani était de plus en plus clair, comme dessiné par une intense lumière.

Une drogue.

Le silence tourbillonnait autour de Jessica. Par chaque fibre de son corps, elle acceptait ce changement profond qui survenait en elle. Il lui semblait être maintenant une particule infime et consciente, plus petite que la plus petite particule subatomique mais pourtant capable d’émotion, de perception. Les rideaux s’écartèrent et elle eut la révélation abrupte d’une extension psychokinétique d’elle-même. Elle était atome sans être atome.

Autour d’elle, la caverne subsistait. La caverne et les gens. Elle les sentait. Paul, Chani, Stilgar, la Révérende Mère Ramallo.

La Révérende Mère !

A l’école, certaines rumeurs prétendaient que, parfois, on ne survivait pas à l’épreuve de la Révérende Mère, que la drogue vous emportait.

Elle concentra son attention sur la Révérende Mère Ramallo, consciente que tout ceci se produisait en un bref instant figé, un fragment de temps suspendu pour elle seule.

Pourquoi le temps est-il suspendu ? se demanda-t-elle. Elle contemplait tous ces visages figés, autour d’elle. Un grain de poussière était suspendu, immobile, au-dessus de la tête de Chani. Il attendait.

La réponse lui vint alors et ce fut comme une explosion dans sa conscience : son temps personnel était suspendu pour qu’elle sauve sa vie.

Elle se concentra sur cette extension psychokinétique d’elle-même et fut immédiatement confrontée avec un noyau cellulaire, un puits de noirceur qui la repoussait.

C’est l’endroit que nous ne pouvons contempler, pensa-t-elle. Celui que les Révérendes Mères n’aiment pas mentionner et que seul le Kwisatz Haderach peut voir.

Comprenant cela, elle retrouva un peu de confiance et, de nouveau, essaya de se concentrer sur cette extension psychokinétique de son esprit, devint un atome-moi cherchant le danger.

Elle le découvrit dans la drogue qu’elle venait d’absorber.

En elle, la drogue était comme autant de particules dansantes, aux mouvements si rapides que même le temps gelé ne pouvait les faire apparaître. Des particules dansantes. Elle reconnut alors des structures familières, des liaisons atomiques : un atome de carbone ici, une formation hélicoïdale… une molécule de glucose. Elle avait devant elle une chaîne complète de molécules et identifia une protéine… la configuration méthyl-protéine.

Ahh !

Ce fut comme un soupir mental tout au fond d’elle-même. Elle avait identifié la nature du poison.

Elle s’installa en lui, déplaça un atome d’oxygène, attira un atome de carbone, rétablit une liaison avec l’oxygène… hydrogène.

La modification se développait… de plus en plus rapidement au fur et à mesure que la surface de contact de la réaction catalytique s’étendait.

Le temps ne fut plus suspendu. Elle perçut les mouvements. Le tuyau vint toucher ses lèvres, doucement, prenant un peu de sa salive.

Chani récupère le catalyseur de mon organisme pour transformer le poison dans le sac, pensa Jessica. Pourquoi ?

Quelqu’un l’aidait à s’asseoir. Elle vit que l’on amenait la Révérende Mère Ramallo à côté d’elle, sur le tapis. Une main sèche se posa sur son cou.

Et, tout à coup, au sein de sa projection psychokinétique, il y eut un autre atome ! Elle essaya de le rejeter. Mais il se rapprochait de plus en plus…

Ils se touchèrent !

Ce fut comme une union ultime, la rencontre de deux êtres. Ce n’était pas de la télépathie mais une perception mutuelle.

C’était la Révérende Mère !

Jessica vit qu’elle ne se concevait pas comme une vieille femme. Dans leurs esprits mêlés, elle voyait une jeune fille à l’esprit léger, au cœur tendre.

Et cette jeune fille lui dit : « Oui, c’est ainsi que je suis. »

Jessica ne pouvait qu’accepter ces paroles, sans y répondre.

« Tu auras tout, bientôt », dit l’image intérieure.

Une hallucination, pensa Jessica.

« Tu sais bien que non. Vite, maintenant. Ne lutte pas contre moi. Il n’y a guère de temps. Nous… (Il y eut une longue pause, puis :) Tu aurais dû nous dire que tu étais enceinte ! »

Jessica découvrit enfin la voix qui pouvait parler au sein de cette union et elle demanda : « Pourquoi ? »

« Cela vous a changées toutes deux ! Sainte Mère ! Qu’avons-nous fait ? »

Jessica perçut un changement dans la perception mutuelle et son regard intérieur lui révéla la présence d’un nouvel atome. Ce nouvel atome s’agitait frénétiquement en tous sens. Il irradiait une pure terreur.

« Il faudra que tu sois forte, dit la présence-image de la Révérende Mère. Il est heureux que tu aies porté une fille. Un fœtus mâle eût été tué. Maintenant… doucement… touche la présence de ta fille. Sois la présence de ta fille. Absorbe la peur… calme… use de ton courage, de ta force… doucement… doucement…»

Le nouvel atome passa à proximité et Jessica s’efforça de le toucher.

Elle faillit être balayée par la terreur. Elle lutta alors de la seule façon qu’elle connaissait. « Je ne connaîtrai pas la peur, car la peur tue l’esprit…»

La litanie amena un rien de calme. L’autre atome s’immobilisa près d’elle.

Les mots n’ont pas de pouvoir, se dit Jessica.

Elle revint au niveau des émotions de base, irradia l’amour, la tendresse, une tiède protection.

La terreur décrut.

A présent, la perception mutuelle était triple. Il n’y avait que deux atomes actifs. Le troisième demeurait au repos, absorbait tranquillement.

« Le temps me presse, dit la Révérende Mère. J’ai beaucoup à te donner. Et j’ignore si ta fille pourra tout accepter et conserver sa santé mentale. Mais cela doit être : les besoins de la tribu dominent tout. »

« Quel…»

« Garde le silence et accepte ! »

Et devant Jessica, des moments défilèrent alors, des expériences. C’était comme une bande de lecture dans l’un des projecteurs d’éducation subliminale de l’école Bene Gesserit… mais en plus rapide… terriblement plus rapide.

Mais… pourtant… tout restait distinct.

Et elle reconnaissait chaque expérience à l’instant où elle se présentait. Il y avait un amant, viril, barbu, aux yeux sombres de Fremen. Et Jessica vit sa force, sa tendresse en une infime fraction de temps, dans la mémoire de la Révérende Mère.

Il était trop tard, maintenant, pour se demander ce qu’il pourrait en résulter pour le fœtus qu’elle portait. Il fallait seulement accepter, enregistrer tandis que le flot d’expériences vécues par la Révérende Mère continuait de se déverser.

Naissance, vie, mort. Moments importants, détails ordinaires… Une existence en éclairs de vision.

Pourquoi ce ruissellement de sable en haut d’une falaise est-il demeuré là, incrusté dans les souvenirs ? se demanda-t-elle.

Trop tard, elle comprit ce qui se passait : la vieille mourait et, dans son agonie, transvasait tous ses souvenirs dans la mémoire de Jessica, comme l’on transvase l’eau d’une coupe à une autre. Le troisième atome, sous le regard intérieur de Jessica, regagna l’état de conscience prénatal tandis que la vieille Révérende Mère laissait sa vie dans la mémoire de Jessica avec un dernier souffle de mots.

« Je t’ai longtemps attendue. Voici ma vie. »

Et, en vérité, c’était bien sa vie qui était là, dans Jessica, en totalité. Jusqu’à cet instant où elle mourait.

Je suis maintenant la Révérende Mère, pensa Jessica.

Et elle appréhenda en un instant tout ce qu’elle était devenue, elle sut véritablement ce que signifiait le nom de Révérende Mère Bene Gesserit. La drogue l’avait transformée.

Cela ne se passait pas exactement ainsi à l’école Bene Gesserit, songea-t-elle. Elle le savait, bien que nul ne l’eût jamais introduite dans ces mystères. Cependant, le résultat final était le même.

En elle, Jessica percevait encore la présence de l’atome qui était la conscience de sa fille. Elle l’effleura sans réponse.

Comme elle comprenait ce qui lui était arrivé, Jessica ressentit une terrible impression de solitude. Elle voyait sa vie se ralentir tandis que, tout autour d’elle, au contraire, la vie s’accélérait et que le jeu des interactions apparaissait plus clairement.

Sa perception intérieure se faisait moins intense comme diminuait l’effet de la drogue mais elle percevait encore confusément cet autre atome, tout au fond d’elle. Elle le toucha de nouveau avec une sensation de culpabilité.

J’ai permis cela, ma pauvre petite fille. Je t’ai amenée dans l’univers et, sans défense, je t’ai soumise à ses connaissances.

Un infime courant d’amour lui revint, comme un écho.

Avant qu’elle pût y répondre, elle sentit la présence de l’adab, le souvenir qui exigeait quelque chose d’elle. Elle chercha, prenant conscience du trouble produit par les ultimes traces de drogue qui brouillaient ses sens.

Je pourrais agir contre cela, se dit-elle. Je pourrais éliminer la drogue, la rendre inoffensive. Mais elle savait que ce serait une erreur. Je participe à un rite d’union.

Elle sut alors ce qu’elle devait faire. Elle ouvrit les yeux et désigna le sac que Chani tenait au-dessus d’elle.

« Il a été bénit, dit-elle. Mélangez les eaux, que le changement s’étende à tous, que le peuple partage la bénédiction. »

Que le catalyseur fasse son œuvre, pensa-t-elle. Que le peuple boive et que chacun ait sa perception des autres augmentée pour un instant. La drogue n’est plus dangereuse maintenant… maintenant qu’une Révérende Mère l’a transformée.

Pourtant, le souvenir exigeait toujours, impérieusement. Il exigeait quelque chose d’elle. Quelque chose qu’elle devait accomplir. Mais la drogue l’empêchait de se concentrer vraiment.

Ah… La Révérende Mère.

« J’ai rencontré la Révérende Mère Ramallo, dit-elle. Elle est partie mais elle reste. Que sa mémoire soit honorée selon le rite. »

Où ai-je trouvé ces mots ? songea-t-elle.

Elle comprit alors qu’ils venaient de l’autre mémoire, de cette vie qui lui avait été transmise et qui, désormais, faisait partie d’elle-même. Pourtant, il lui semblait qu’il y manquait quelque chose.

« Qu’ils aient donc leur orgie », dit cette autre mémoire, quelque part en elle. « Ils ont bien peu de plaisirs dans l’existence. Et puis, vous et moi, nous aurons besoin de ce petit moment pour nous accoutumer l’une à l’autre avant que je m’enfonce dans vos souvenirs. Déjà, je me sens liée à certains. Ah, mais votre esprit est plein de choses très intéressantes. Tant de choses que je n’aurais jamais imaginées…»

Et cette mémoire qui était dans la sienne s’entrouvrit pour Jessica et elle eut l’impression de découvrir un vaste couloir de Révérendes Mères en Révérendes Mères, jusqu’à l’infini, semblait-il.

Elle recula, craignant de se perdre dans cet océan qui était unité. Mais le couloir demeura, lui révélant que la civilisation fremen était bien plus ancienne qu’elle ne l’avait cru.

Elle vit qu’il y avait eu des Fremen sur Poritrin, tout un peuple qui s’était amolli au contact d’une planète facile, tout un peuple de proies aisées pour les raiders impériaux en quête de colons pour Bela Tegeuse et Salusa Secundus.

Jessica vit combien de pleurs en étaient résultés.

Loin dans le vaste couloir, une voix-image cria : « Ils nous ont refusé le Hajj ! »

Et Jessica vit les huttes d’esclaves sur Bela Tegeuse dans ce même couloir ouvert dans son esprit, elle vit comment l’on avait sélectionné les hommes pour Rossak et Harmonthep. Les scènes de brutalité s’ouvraient une à une devant elle comme les pétales d’une horrible fleur. Et elle vit le fil du passé qui courait toujours, de Sayyadina en Sayyadina, d’abord par la parole, cachée dans les chants des sables, puis dans les Révérendes Mères, grâce à la découverte de la drogue sur Rossak… Et le fil était maintenant plus solide que jamais sur Arrakis avec l’Eau de Vie.

Loin, loin dans le couloir, une autre voix cria : « Ne jamais pardonner ! Ne jamais oublier ! »

Mais l’attention de Jessica s’était concentrée sur la révélation de l’Eau de Vie. Elle en vit la source : l’exhalaison liquide du ver de sable mourant, le faiseur. Et comme l’on tuait la créature, quelque part dans sa mémoire, elle faillit crier elle aussi.

On noyait le faiseur !

« Mère, qu’avez-vous ? »

C’était la voix de Paul. Elle lutta pour se retirer de sa mémoire et le regarda. Sa présence l’irritait, en cet instant, bien qu’elle eût conscience de ses devoirs envers lui.

Je suis comme un être dont les mains seraient demeurées paralysées, insensibles durant toute son existence, jusqu’au jour où elles auraient retrouvé la sensation.

La pensée demeura dans son esprit, connaissance intérieure.

Et je dis : « Regardez ! J’ai des mains ! » Mais les gens autour de moi demandèrent : « Que sont des mains ? »

« Mère… Vous n’avez rien ? »

« Non, je n’ai rien. »

« Je peux en boire ? (Il désignait le sac que tenait Chani.) Ils le veulent. »

Elle perçut le sens caché de ses paroles et comprit qu’il avait décelé le poison dans la substance d’origine et qu’il était inquiet pour elle. Elle se demanda alors quelles étaient les limites de la prescience de son fils. Sa question venait de lui révéler bien des choses.

« Tu peux boire, dit-elle. Cela a été transformé. » Et, par-delà Paul, elle regarda Stilgar aux yeux sombres.

« Maintenant, dit-il, nous savons que vous ne mentez pas. »

Là aussi, elle percevait un sens caché, mais la drogue lui obscurcissait toujours les sens. Elle était si douce, si chaude. Les Fremen étaient si bons de lui avoir donné une telle amie.

Paul vit que la drogue allait dominer sa mère.

Il chercha alors dans sa mémoire. Passé immuable, lignes d’avenir possibles. Par son œil intérieur, il exploitait les moments figés du temps, et ces moments étaient autant de fragments qui, hors du flot, devenaient difficiles à examiner.

Cette drogue… Il pouvait accumuler des connaissances à son propos, comprendre ce qu’elle avait provoqué chez sa mère, mais le rythme naturel, un système de réflexion mutuel faisait défaut à cette connaissance.

Il comprit brusquement que, au-delà de la vision du passé dans le présent, se situait la véritable épreuve de prescience : le passé dans l’avenir.

Les choses persistaient à n’être pas ce qu’elles semblaient être.

« Bois », dit Chani. Elle lui présentait le tuyau.

Il se raidit, la regarda. Dans l’air, il percevait l’excitation qui annonce une fête. Il savait ce qui allait se produire s’il buvait cette drogue qui recelait la substance même qui l’avait transformé. Il reviendrait à cette vision du temps pur, du temps devenu espace. A nouveau, il serait sur cette cime vacillante, essayant de comprendre sans y parvenir.

« Bois, garçon, dit Stilgar, quelque part derrière lui. Tu retardes la cérémonie. »

Il prêta l’oreille à la foule et perçut dans les voix innombrables une note sauvage. « Lisan al-Gaib, disaient-elles. Muad’Dib ! » Il regarda sa mère. Elle était assise, immobile, et semblait paisiblement endormie. Son souffle était régulier, profond. Dans son esprit, surgit une phrase venue de cet avenir qui était son passé solitaire : « Elle dort dans les Eaux de la Vie. »

Chani le prit par le bras. Il saisit alors le tuyau relié au sac et entendit crier les gens autour de lui. Chani appuya sur le sac et une goulée ruissela dans sa gorge. Puis Chani lui ôta le tuyau et tendit le sac aux mains qui s’élevaient. Le regard de Paul se fixa sur le ruban vert du deuil noué à son bras.

Chani, en se redressant, lui dit : « Je peux le pleurer jusque dans la joie des eaux. C’est là quelque chose qu’il nous a donné. (Elle plaça les mains dans les siennes et l’entraîna au long de la terrasse rocheuse.) Nous sommes semblables en une chose, Usul : nous avons tous deux perdu un père par les Harkonnens. »

Il la suivit. Il lui semblait que sa tête avait été séparée de son corps avant de lui être rendue avec des connections nouvelles et étranges. Ses jambes étaient lointaines, molles.

Ils s’engagèrent dans un passage étroit dont les parois étaient vaguement éclairées par des brilleurs très espacés.

Et déjà la drogue produisait son effet sur Paul, déjà le temps s’ouvrait comme une fleur. Comme ils franchissaient un tournant, il éprouva le besoin de s’appuyer sur Chani. Le contact de sa chair tendre sous le tissu rêche fit courir son sang. La sensation se mêla à l’effet de la drogue, rejetant le passé et l’avenir dans le présent.

« Je te connais, Chani, murmura-t-il. Nous nous sommes assis côte à côte sur le rocher au-dessus du sable et j’ai calmé tes craintes. Nous nous sommes caressés dans l’ombre du sietch. Nous…» Il secoua la tête, vacilla.

Chani le soutint, le redressa, le conduisit par-delà d’épaisses tentures jaunes dans un appartement privé. Il vit des tables basses, des coussins, un matelas derrière des draperies orange.

Il se rendit compte qu’ils s’arrêtaient. Chani le regardait et il y avait dans ses yeux une terreur tranquille.

« Tu dois me dire », souffla-t-elle.

« Tu es Sihaya, dit-il, le printemps du désert. »

« Lorsque la tribu partage l’Eau, dit-elle, nous ne faisons qu’un… Tous. Nous… partageons… Je peux… sentir les autres en moi. Mais j’ai peur de partager avec toi. »

« Pourquoi ? »

Il essaya de se concentrer sur elle, mais le passé et l’avenir surgissaient dans le présent, brouillaient la vision. Il voyait Chani, mais dans des lieux innombrables, des situations innombrables.

« Il y a en toi quelque chose d’effrayant, dit-elle. Lorsque je t’ai enlevé aux autres… j’ai senti ce qu’ils voulaient. Tu… es… comme une force. Tu nous fais voir… des choses ! »

Il s’efforça de parler distinctement.

« Et que vois-tu ? »

Elle baissa les yeux sur ses mains. « Je vois un enfant… dans mes bras. C’est notre enfant, le tien et le mien. (Elle porta la main à sa bouche.) Comment puis-je tout connaître de toi ? »

Ils ont un peu du talent, pensa-t-il, mais ils le repoussent parce qu’ils sont terrifiés.

Durant un instant de clarté, il vit à quel point Chani tremblait.

« Que veux-tu dire ? »

« Usul », murmura-t-elle, et elle tremblait toujours.

« Tu ne peux te replier dans l’avenir », dit-il.

Une profonde pitié l’envahit. Il la serra contre lui, posa les mains sur sa tête. « Chani, Chani, n’aie pas peur. »

« Usul, aide-moi ! » implora-t-elle.

Comme elle parlait, il sentit que la drogue l’envahissait totalement. Les rideaux du temps s’écartaient devant lui pour lui révéler le lointain tourbillon gris de son avenir.

« Tu es si calme », dit Chani.

Il interrompit la vision, au milieu du temps qui s’étirait dans cette dimension nouvelle, stable mais pourtant tourbillonnant, à la fois étroit et tout empli de forces, de mondes, semblable à une barrière qu’il lui fallait franchir, une barrière mouvante.

D’un côté, il voyait l’Imperium, un Harkonnen appelé Feyd-Rautha qui le menaçait comme une lame pointée, les Sardaukar se ruant hors de leur planète pour répandre le pogrom sur Arrakis, la Guilde, complotant et rusant, les Bene Gesserit avec leur plan de sélection. Tous, ils étaient là, massés sur l’horizon comme un gigantesque orage, maintenus par les Fremen et leur Muad’Dib. Le géant fremen qui dormait encore dans l’attente de la croisade sauvage qui allait dévaster l’univers.

Paul se sentait au centre de tout cela, comme un pivot autour duquel toute la structure se déplaçait, chevauchant un segment ténu de paix et de bonheur, Chani à ses côtés. Devant lui, il y avait un moment de relative tranquillité dans quelque sietch caché, une oasis de paix entre bien des périodes de violence.

« Pour la paix, dit-il, il n’est pas d’autre endroit. »

« Usul, tu pleures ! souffla Chani. Usul, ma force, donnes-tu ton humidité aux morts ? A quels morts ? »

« A ceux qui ne le sont point encore », dit-il.

« Qu’ils vivent le temps de leur vie, alors. »

Au sein du brouillard de la drogue, il sut qu’elle avait raison et il la serra encore plus fort contre lui. Sauvagement. « Sihaya ! » s’écria-t-il.

Elle mit une main sur sa joue. « Je n’ai plus peur, Usul. Regarde-moi. Je vois ce que tu vois quand tu me tiens ainsi. »

« Que vois-tu ? »

« Je nous vois nous donnant l’amour l’un à l’autre en un moment de calme entre les tempêtes. C’est là ce que nous devions faire. »

A nouveau, la drogue s’empara de lui et il pensa : Tu m’as si souvent donné l’oubli et le réconfort. L’illumination lui revenait avec ses images détaillées du temps et il sentit l’avenir se muer en souvenirs : les tendres agressions de l’amour physique, la communion des moi, la douceur et la violence.

« Tu es forte, Chani, murmura-t-il. Reste avec moi. »

« Toujours », dit-elle, et elle l’embrassa sur la joue.

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