Livre troisième Le Prophète

Nulle femme, nul homme, nul enfant ne pénétra jamais dans l’intimité profonde de mon père. S’il eut jamais des rapports proches de la camaraderie, ce fut avec le comte Hasimir Fenring, le compagnon de son enfance. L’influence de l’amitié du Comte eut un premier résultat positif puisque, après l’Affaire d’Arrakis, il parvint à calmer les soupçons du Landsraad. Il en coûta plus d’un milliard de solaris en épice, selon ma mère, sans compter les autres cadeaux femmes-esclaves, honneurs royaux, titres. Mais l’amitié entre l’Empereur et le comte Fenring eut un autre effet, négatif celui-là. Le Comte se refusait à tuer un homme, même lorsqu’il en avait reçu l’ordre, même si cela lui était possible. Je vais maintenant expliquer ce qu’il en était.

Le comte Fenring : Un profil,

par la Princesse Irulan.


Plein de rage, le baron Vladimir Harkonnen arrivait de ses appartements, le geste frénétique, roulant et tanguant dans ses suspenseurs tout en suivant les longs couloirs, de flaque de soleil en flaque de soleil.

Il traversa la cuisine privée, il traversa la bibliothèque, il traversa la petite salle de réception et l’antichambre des serviteurs où, déjà, c’était le repos du soir.

Le capitaine des gardes, Iakin Nefud, était affalé sur un divan. La sémuta avait mis un masque d’hébétude sur ses traits plats. L’atroce miaulement de la musique de la drogue s’élevait autour de lui. Sa propre cour se tenait à proximité, prête à répondre à ses désirs.

« Nefud ! » rugit le Baron.

Les hommes se redressèrent.

Nefud s’était levé, le visage soudain blanc de peur en dépit du narcotique. La musique du sémuta s’était tue.

« Mon Seigneur Baron », dit-il, et seule la drogue empêchait sa voix de trembler.

Le Baron examina les visages qui l’entouraient, il vit leurs calmes regards, puis il reporta son attention sur Nefud et demanda d’une voix très douce :

« Depuis combien de temps es-tu le capitaine de mes gardes, Nefud ? »

« Depuis Arrakis, Mon Seigneur. Depuis deux ans. »

« Et tu as toujours su déceler les dangers qui menaçaient ma personne ? »

« Ce fut toujours mon unique désir, Mon Seigneur. »

« Alors, où est Feyd-Rautha ? » gronda le Baron.

Nefud hésita. « Mon Seigneur ?…»

« Tu ne le considères pas comme un danger ? » De nouveau, il parlait d’un ton très doux.

Nefud s’humecta les lèvres. L’hébétude de la sémuta, dans son regard, se dissipait peu à peu.

« Feyd-Rautha est dans le quartier des esclaves, Mon Seigneur. »

« Encore avec les femmes, hein ? » La voix du Baron frémissait de l’effort qu’il faisait pour repousser la fureur.

« Sire, il pourrait être…»

« Silence ! »

Le Baron fit un pas en avant, remarquant le recul des hommes qui, maintenant, avaient ménagé un espace autour de Nefud, se dissociant de l’objet de la colère.

« Ne t’ai-je point ordonné de savoir à chaque instant où se trouve le na-Baron ? (Le Baron fit un nouveau pas en avant.) Ne t’ai-je point ordonné de savoir exactement tout ce qu’il dit ? (Un autre pas.) Ne t’ai-je pas dit de me rapporter chacune de ses visites auprès des femmes-esclaves ? »

Nefud se taisait. Des gouttes de transpiration brillaient sur son front. La voix du Baron devint sans timbre. « Ne t’ai-je pas dit tout cela ? »

Nefud acquiesça.

« Ne t’ai-je pas dit aussi d’examiner tous les esclaves que l’on m’envoyait, et de le faire toi-même… personnellement ? »

Nefud acquiesça.

« Se pourrait-il que tu n’aies point vu cette marque sur la cuisse de celui que l’on m’a envoyé cet après-midi ? Est-ce possible…»

« Mon Oncle. »

Le Baron se retourna. Feyd-Rautha se tenait sur le seuil. Il était visible qu’il était arrivé en hâte. Il avait grand-peine à masquer son expression. Pour le Baron, la présence de son neveu ici, en cet instant, n’était que trop révélatrice. Feyd-Rautha disposait de son propre réseau d’espionnage, un réseau qui surveillait constamment le Baron Vladimir Harkonnen.

« Il y a, dans ma chambre, un corps que j’aimerais que l’on enlève », dit-il. Sous ses robes, sa main était proche de l’arme à projectiles qu’il portait constamment. Il se félicita intérieurement de ce que son bouclier fût le meilleur.

Feyd-Rautha jeta un coup d’œil aux deux gardes qui se tenaient contre le mur de droite et acquiesça. Les deux hommes s’élancèrent vers la porte et coururent vers les appartements du Baron.

Ces deux-là aussi ? pensa le Baron. Mais ce jeune monstre a encore beaucoup à apprendre sur la conspiration !

« Je présume que tout était tranquille dans le quartier des esclaves quand tu l’as quitté, Feyd », dit le Baron.

« Je jouais au chéops avec le maître des esclaves », dit Feyd-Rautha. Et il pensa : Que s’est-il passé ? Le garçon que nous lui avons envoyé a été de toute évidence tué. Mais il était pourtant parfait pour cette tâche. Même Hawat n’aurait pu faire un meilleur choix. Il était parfait !

« Ainsi tu jouais aux échecs-pyramide, dit le Baron. C’est très bien. As-tu gagné ? »

« Je… Euh… Oui, Mon Oncle. » Feyd-Rautha avait de la peine à dissimuler son trouble.

Le Baron claqua des doigts. « Nefud, veux-tu être de nouveau dans mes bonnes grâces ? »

« Sire, qu’ai-je fait ? » balbutia Nefud.

« C’est sans importance, à présent. Feyd a battu le maître des esclaves au chéops. Tu as entendu ? »

« Oui, Sire. »

« Je désire que tu prennes trois hommes avec toi et que tu te rendes auprès du maître des esclaves. Étrangle-le. Ramène-moi son corps ensuite, que je voie si le travail a été correctement fait. Nous ne pouvons garder d’aussi mauvais joueurs d’échecs à notre service. »

Feyd-Rautha devint blême. Il fit un pas en avant. « Mon Oncle, je…»

« Plus tard, Feyd, plus tard », dit le Baron en agitant la main.

Les deux gardes qui avaient été dépêchés dans les appartements du Baron pénétrèrent dans l’antichambre avec leur fardeau. Le Baron les suivit du regard jusqu’à ce qu’ils aient disparu.

Nefud s’avança. « Vous désirez que je tue le maître des esclaves maintenant, Mon Seigneur ? »

« Maintenant, dit le Baron. Et, quand tu en auras fini avec lui, ajoute donc à ta liste ces deux qui viennent de passer. Je n’aime pas la façon qu’ils ont de porter un cadavre. Il faut que toute chose soit faite proprement. Ah, oui… Je désirerais voir leurs restes, également. »

« Mon Seigneur, dit Nefud, est-il quelque chose que j’ai…»

« Fais ce que t’a ordonné ton maître », dit Feyd-Rautha. Et il songea : Tout ce que je puis espérer maintenant, c’est de sauver ma propre peau.

Très bien ! pensa le Baron. Il sait au moins comment perdre. Il sait aussi ce qui pourrait me plaire et empêcher ma colère de s’abattre sur lui. Il sait bien que je dois le préserver. Qui d’autre pourrait prendre les rênes après moi ? Un jour, il le faudra bien. Mais il doit apprendre encore. Et je devrai me protéger moi-même aussi longtemps qu’il apprendra.

Nefud désigna les hommes qui devaient l’accompagner et ils quittèrent l’antichambre à sa suite.

« M’accompagneras-tu dans mes appartements, Feyd ? » demanda le Baron.

« Je suis à votre disposition », dit Feyd-Rautha. Il s’inclina et songea : Je suis fait.

« Après toi », dit le Baron en désignant la porte.

Feyd-Rautha ne trahit sa peur que par une infime hésitation. Ai-je totalement échoué ? se demanda-t-il. Va-t-il me plonger une lame empoisonnée dans le dos… lentement, pour pénétrer mon bouclier ? A-t-il un autre successeur ?

Qu’il savoure cet instant de terreur, pensait le Baron en emboîtant le pas à son neveu. Il me succédera, mais quand je le désirerai. Je ne lui permettrai pas de renverser tout ce que j’ai construit !

Feyd-Rautha essayait de ne pas marcher trop vite. Il sentait la peau se rétracter sur son dos. Tout son corps semblait attendre le coup. Ses muscles se tendaient et se détendaient tour à tour.

« As-tu entendu les dernières nouvelles sur Arrakis ? » demanda le Baron.

« Non, Mon Oncle. »

Feyd-Rautha luttait pour ne pas se retourner. Il tourna dans le hall, quittant l’aile des serviteurs.

« Les Fremen ont un nouveau prophète ou quelque chef religieux. Ils l’appellent Muad’Dib. C’est vraiment très drôle. Cela signifie “La souris”. J’ai dit à Rabban de les laisser en paix avec cela. Ça suffit à les occuper. »

« C’est très intéressant, Oncle », dit Feyd-Rautha. Ils atteignaient le couloir privé qui conduisait aux appartements du Baron et il se demanda : Pourquoi parle-t-il de religion ? Est-ce là quelque subtile allusion qui m’est destinée ?

« Oui, n’est-ce pas ? » dit le Baron.

Ils traversèrent le salon de réception et pénétrèrent dans la chambre du Baron. Des signes de lutte y étaient visibles : une lampe à suspenseur avait été déplacée, un édredon était sur le sol et, au chevet, la bobine-berceuse était ouverte.

« C’était un plan habilement conçu, dit le Baron. (Il maintenait son bouclier à l’intensité maximale. Il se retourna et regarda son neveu.) Mais pas assez subtil. Dis-moi, Feyd ; pourquoi ne pas m’avoir frappé toi-même ? Tu as disposé de bien des occasions. »

Feyd-Rautha trouva une chaise à suspenseur à proximité et fit un effort mental pour s’asseoir sans en avoir reçu l’invitation.

De l’audace, maintenant, se dit-il.

« Vous m’avez enseigné que mes mains devaient demeurer propres », dit-il.

« Oui, dit le Baron. Lorsque tu te trouveras devant l’Empereur, il faudra que tu puisses affirmer en toute sincérité que tu n’as pas commis l’acte. La sorcière qui veille auprès de son épaule t’écoutera et saura discerner la vérité du mensonge. Oui, je t’ai averti à ce propos. »

« Pourquoi n’avez-vous jamais acheté de Bene Gesserit, Oncle ? demanda Feyd-Rautha. Avec une Diseuse de Vérité à vos côtés…»

« Tu connais mes goûts ! » dit sèchement le Baron.

« Pourtant, elle vous permettrait de…»

« Je n’ai aucune confiance en elles ! gronda le Baron. Et cesse d’essayer de changer de sujet ! »

Feyd-Rautha prit un ton humble. « Comme vous voudrez, Mon Oncle. »

« Je me souviens de ce qui s’est passé dans l’arène il y a quelques années. Ce jour-là, semble-t-il, un esclave avait été envoyé pour te tuer. Était-ce vrai ? »

« Cela fait bien longtemps, Mon Oncle. Après tout, je…»

« Pas de diversions, je te prie. » Sa voix tendue laissait deviner la fureur qu’il maîtrisait.

Feyd-Rautha le regarda et se dit : Il sait, autrement il n’aurait pas posé la question.

« C’était un stratagème, Mon Oncle. Pour discréditer votre maître des esclaves. »

« Très habile. Et courageux, également. Ce gladiateur a bien failli t’avoir, non ? »

« Oui. »

« Si, avec ce courage, tu avais de la finesse et de la subtilité, tu serais réellement formidable. » Le Baron hocha la tête. Bien des fois, depuis ce jour terrible sur Arrakis, il avait regretté la perte de Piter, le Mentat. Piter avait été un homme d’une diabolique subtilité, d’une telle délicatesse. Pourtant, cela n’avait pas suffi à le sauver. » Une fois encore, le Baron hocha la tête. Le destin est parfois indiscernable.

Feyd-Rautha promenait son regard sur la chambre, notant les signes de lutte et se demandant comment son oncle avait pu venir à bout de cet esclave qu’ils avaient préparé si soigneusement.

« Comment je l’ai neutralisé ? demanda le Baron. Ah ! Feyd, laisse-moi au moins quelques armes pour préserver ma vieillesse. Mieux vaut que nous profitions de ce moment pour conclure un marché. »

Feyd-Rautha le regarda. Un marché ! Alors, il entend toujours faire de moi son héritier. Sans cela, il ne parlerait pas de marché. On ne propose un marché qu’à son égal !

« Quel marché, Mon Oncle ? » Feyd-Rautha éprouva de la fierté en entendant sa voix calme et raisonnable qui ne laissait rien filtrer de la tension qu’il éprouvait.

Le Baron, lui aussi, apprécia ce contrôle et il acquiesça. « Tu es un bon matériau, Feyd. Je ne gâche jamais les bons matériaux. Cependant, tu persistes à ne pas reconnaître la valeur que je représente pour toi. Tu es obstiné. Tu ne comprends toujours pas pourquoi il convient de m’épargner. Ceci… (Il désigna les traces de désordre.) Ceci était stupide. Je ne récompense pas la stupidité. »

Arrivons-en à la question, vieux fou ! pensa Feyd-Rautha.

« Tu me considères comme un vieux fou, dit le Baron. Je dois t’en dissuader. »

« Vous avez parlé d’un marché. »

« Ah, l’impatience de la jeunesse… Eh bien, voici ce qu’il en est en substance : Tu vas cesser ces folles tentatives contre mon existence. Et, quand tu seras prêt, je m’effacerai en ta faveur. Je me retirerai dans une position de simple conseiller en te laissant le pouvoir. »

« Vous vous retirerez, Mon Oncle ? »

« Tu penses toujours que je suis un vieux fou, dit le Baron, et ceci ne fait que te le confirmer, hein ? Tu crois que je t’implore ! Mais sois prudent, Feyd. Ce vieux fou a découvert cette aiguille que tu avais implantée dans la cuisse du garçon. Juste à l’endroit où je devais placer ma main, n’est-ce pas ? La plus infime pression et… Tic ! Le poison était dans la paume du vieux fou ! Ah, Feyd…»

Le Baron secoua la tête et songea : Mais cela aurait réussi, si Hawat ne m’avait pas averti. Ma foi, si ce jeune monstre pense que j’ai découvert le complot moi-même… laissons-le penser. Et, en un sens, il en a bien été ainsi. C’est moi qui, sur Arrakis, ai sauvé Hawat de la catastrophe. Et il faut que ce garçon ait un peu plus de respect pour moi.

Feyd-Rautha demeurait silencieux. Il luttait avec lui-même A-t-il dit la vérité ? Entend-il vraiment se retirer ? Pourquoi pas ? Si j’agis avec prudence, je suis certain de lui succéder un jour. Il ne peut vivre éternellement. Oui, peut-être était-ce stupide de chercher à hâter le processus.

« Vous parliez d’un marché, dit-il. Avec quelles garanties réciproques ? »

« Comment nous pouvons nous faire confiance ? demanda le Baron. Eh bien, Feyd, en ce qui te concerne, Thufir Hawat te surveille. Je me fie à ses pouvoirs de Mentat. Tu me comprends ? Pour moi, il faudra que tu fasses confiance à ma parole. Mais je ne peux vivre éternellement, n’est-ce pas, Feyd ? Et peut-être commences-tu seulement à soupçonner que tu dois connaître à ton tour certaines choses que je connais. »

« Je vous donne ma parole, dit Feyd-Rautha, mais vous, que me proposez-vous ? »

« Je te propose de continuer à vivre. »

A nouveau, Feyd-Rautha observa son oncle. Il me fait surveiller par Hawat ! Que dirait-il s’il savait que c’est Hawat lui-même qui a mis au point le stratagème qui m’a débarrassé de son maître des esclaves ? Il penserait probablement que je mens pour discréditer Hawat. Non, le bon Thufir est un Mentat et il a prévu cela.

« Eh bien, qu’en dis-tu ? » demanda le Baron.

« Que puis-je dire ? J’accepte, bien sûr. »

Et Feyd-Rautha songea : Hawat ! Contre le centre, il joue les deux extrêmes… Est-ce donc cela ? Est-il passé du côté de mon oncle parce que je n’ai pas demandé son conseil pour le jeune esclave ?

« Tu n’as rien dit quant à cette surveillance de Hawat », dit le Baron.

Un pincement de ses narines trahit la colère de Feyd-Rautha. Le nom de Hawat avait été un signal de danger familial durant tant d’années… Maintenant, il avait un autre sens. Toujours dangereux.

« Hawat est un jouet dangereux », dit-il.

« Un jouet ! Ne sois pas stupide. Je sais comment le contrôler. Il a des émotions profondes, Feyd. C’est celui qui n’a pas d’émotions qu’il faut craindre… Non, ceux qui ont des émotions peuvent être soumis à nos désirs. »

« Je ne vous comprends pas, Mon Oncle. »

« Oui, c’est évident. »

Feyd-Rautha ne traduisit son brusque ressentiment que par un bref battement de cils.

« Et tu ne comprends pas plus Hawat », dit le Baron.

Vous non plus ! pensa Feyd-Rautha.

« Contre qui Hawat dirige-t-il sa haine pour ce qu’il est devenu ? demanda le Baron. Contre moi ? Certainement. Mais il était un instrument des Atréides et m’a défié durant des années jusqu’à ce que l’Imperium m’aide. C’est ainsi qu’il voit les choses. Sa haine pour moi est maintenant banale. Il croit qu’il peut venir à bout de moi quand il le voudra. Et c’est ainsi que je le domine. Car je dirige son attention où je le veux… sur l’Imperium. »

Feyd-Rautha comprit et de fines rides apparurent sur son front en même temps que sa bouche se rétrécissait.

« Sur l’Empereur ? » demanda-t-il.

Que mon cher neveu savoure donc ceci, pensa le Baron. Qu’il se dise : « L’Empereur Feyd-Rautha Harkonnen ! » Qu’il se demande combien cela peut valoir… Assurément la vie d’un vieil oncle capable de réaliser un tel rêve !

Lentement, Feyd-Rautha humecta ses lèvres du bout de sa langue. Se pouvait-il que le vieux fou dise vrai ? Il y avait dans tout cela plus qu’il ne semblait y avoir.

« Et Hawat, qu’a-t-il donc à voir dans tout cela ? »

« Il croit nous utiliser pour accomplir sa vengeance contre l’Empereur. »

« Et quand elle sera accomplie ? »

« Il ne pense pas au-delà. Hawat est de ces hommes qui doivent servir les autres, mais il l’ignore. »

« J’ai beaucoup appris de lui, dit Feyd-Rautha, et il sentit la vérité qu’il y avait dans ces paroles. Mais plus j’apprends, plus je sens que nous devrions nous en débarrasser… et très vite. »

« L’idée qu’il te surveille ne te plaît guère. »

« Il surveille tout le monde. »

« Et il pourrait bien te mettre sur le trône. Il est rusé, dangereux. Mais je ne le priverai pas encore d’antidote. Une épée aussi est dangereuse, Feyd. Mais pour celle-ci nous avons un fourreau. Le poison est en lui. Il suffit de supprimer l’antidote pour que la mort l’enveloppe. »

« En un sens, dit Feyd-Rautha, c’est comme l’arène. Feinte après feinte. Il faut observer de quel côté le gladiateur se penche, dans quelle direction il regarde, la façon dont il tient son couteau. »

Il hocha la tête. Ces mots avaient plu à son oncle, il le sentait. Oui ! pensa-t-il. Comme l’arène ! Et c’est l’esprit qui est le tranchant !

« A présent, dit le Baron, tu vois à quel point tu as besoin de moi. Je suis encore utile, Feyd. »

Comme une épée jusqu’à ce qu’elle soit trop émoussée, se dit Feyd-Rautha.

« Oui, Mon Oncle. »

« A présent, nous allons nous rendre au quartier des esclaves. Et je te regarderai tandis que, de ta main, tu tueras toutes les femmes dans l’aile des plaisirs. »

« Mon Oncle ! »

« Il y en aura d’autres, Feyd. Mais je veux que tu ne commettes pas une erreur avec moi sans en pâtir. »

Le visage de Feyd-Rautha était sombre. « Mon Oncle, vous…»

« Tu vas accepter cette punition et en tirer une leçon », dit le Baron.

Feyd-Rautha rencontra le regard avide de son oncle.

Et je dois me rappeler cette nuit, pensa-t-il. Et, avec elle, d’autres nuits encore.

« Tu ne refuseras pas », dit le Baron.

Que pourriez-vous faire si je refusais, vieil homme ? se demanda Feyd-Rautha. Mais il savait bien qu’il devait exister quelque autre châtiment, peut-être plus subtil encore. Quelque autre levier plus brutal pour agir sur lui.

« Je te connais, Feyd. Tu ne refuseras pas. »

D’accord, pensa Feyd-Rautha. J’ai besoin de vous maintenant. Je le comprends. Le marché est conclu. Mais je n’aurai pas toujours besoin de vous. Et… un jour…

Le besoin pressant d’un univers logique et cohérent est profondément ancré dans l’inconscient humain. Mais l’univers réel est toujours à un pas au-delà de la logique.

Extrait de Les Dits de Muad’Dib,

par la Princesse Irulan.


Je me suis assis en face de bien des maîtres de Grandes Maisons, se dit Thufir Hawat, mais jamais encore devant un porc aussi énorme et dangereux que celui-ci.

« Vous pouvez parler franchement avec moi, Hawat », grommela le Baron. Il se laissa aller en arrière dans son fauteuil à suspenseur. Ses yeux cernés de plis de graisse étaient fixés sur le Mentat.

Le regard de Thufir Hawat se posa sur la table, entre le Baron et lui, et il admira le grain du bois. C’était là un facteur à considérer lors d’une entrevue avec le Baron, au même titre que les murs rouges de la salle de conférences privée et que la faible senteur douceâtre d’herbe qui flottait dans la pièce, mêlée à un parfum plus fort.

« Ce n’est pas par un simple caprice que vous m’avez fait expédier cet avertissement à Rabban », dit le Baron.

Le visage parcheminé du vieux Mentat demeura impassible, ne révélant pas la moindre trace de son dégoût.

« Je soupçonne diverses choses, Mon Seigneur », dit-il.

« Oui. Eh bien, j’aimerais savoir comment il se fait qu’Arrakis entre dans vos soupçons à l’égard de Salusa Secundus. Il ne me suffit pas que vous m’ayez dit que l’Empereur s’énerve à propos d’une certaine relation entre Arrakis et sa mystérieuse planète-prison. Je n’ai adressé cet avertissement à Rabban que parce que le courrier devait partir par ce vaisseau. Vous m’avez dit que cela ne pouvait attendre. Très bien. Maintenant, je veux une explication. »

Il bavarde trop, se dit Hawat. Le Duc Leto, lui, pouvait me dire une chose d’un simple geste de la main, d’un haussement de sourcil. Et le vieux Duc exprimait toute une sentence en accentuant un seul mot. Quel rustre ! En le détruisant, je rendrai service à l’humanité.

« Vous ne partirez pas sans que j’aie une explication totale », dit le Baron.

« Vous parlez trop à la légère de Salusa Secundus », dit Hawat.

« C’est une colonie pénitentiaire, dit le Baron. On y expédie la pire racaille de la galaxie. Est-il utile d’en connaître autre chose ? »

« Les conditions qui règnent sur la planète-prison sont plus terribles que partout ailleurs, dit Hawat. Vous savez que le taux de mortalité chez les nouveaux détenus est supérieur à soixante pour cent. Vous savez que l’Empereur utilise là-bas toutes les formes d’oppression possibles. Vous savez tout cela et vous ne posez aucune question ? »

« L’Empereur n’autorise pas les Grandes Maisons à visiter sa planète-prison, grommela le Baron. D’ailleurs, il n’a jamais inspecté mes oubliettes. »

« Et toute curiosité à propos de Salusa Secundus, dit Hawat, est… (il porta un index osseux à ses lèvres)… découragée. »

« C’est parce qu’il ne tire aucune fierté de certaines des choses qu’il fait sur Salusa Secundus ! »

Le plus subtil des sourires effleura les lèvres sombres de Hawat. Ses yeux brillaient comme il regardait le Baron.

« Et jamais vous ne vous êtes demandé où l’Empereur trouvait ses Sardaukar ? »

Le Baron plissa ses lèvres grasses. Ainsi, il ressemblait à un bébé faisant la moue. D’un ton presque joyeux, il répliqua : « Mais… il recrute… c’est-à-dire que les enrôlements et les engagements…»

« Ppss ! Mais ce que vous entendez raconter à propos des exploits des Sardaukar, ce ne sont pas des rumeurs, non ? Ce sont des récits faits par les quelques rares survivants qui les ont affrontés, n’est-ce pas ? »

« Les Sardaukar sont des combattants excellents, cela ne fait pas de doute, dit le Baron. Mais je pense que mes propres légions…»

« De joyeux excursionnistes, par comparaison ! Vous croyez que je ne sais pas pourquoi l’Empereur s’est retourné contre la Maison des Atréides ? »

« Ce n’est pas là un sujet ouvert à vos spéculations ! »

Est-il possible qu’il ne connaisse pas les motivations de l’empereur ? se demanda Hawat.

« Tout est ouvert à mes spéculations, dit-il, si cela a quelque rapport avec la tâche dont vous m’avez chargé. Je suis un Mentat. On ne cache aucune information, aucune donnée à un Mentat. »

Durant une longue minute, le Baron le regarda en silence, puis il dit : « Dites ce que vous avez à dire, Mentat. »

« L’Empereur Padishah s’est retourné contre la Maison des Atréides parce que les Maîtres de Guerre du Duc, Gurney Halleck et Duncan Idaho, avaient constitué une unité de combat – une petite unité – qui était bien près de valoir les Sardaukar. Certains hommes étaient même meilleurs. Et le Duc avait la possibilité de développer cette unité, de la rendre aussi puissante que les forces de l’Empereur. »

Le Baron soupesa un instant cette révélation, puis demanda : « Quel est le rôle d’Arrakis dans tout cela ? »

« La planète constitue une réserve de recrues déjà formées aux conditions les plus difficiles. »

Le Baron secoua la tête. « Vous ne voulez pas parler des Fremen ? »

« Je veux parler des Fremen. »

« Ah !… En ce cas, pourquoi avertir Rabban ? Après le pogrom des Sardaukar et la répression de Rabban, il ne doit pas rester plus d’une poignée de Fremen. »

Hawat le regardait en silence.

« Pas plus d’une poignée ! insista le Baron. Rien que l’année dernière, Rabban en a tué six mille ! »

Hawat se taisait toujours.

« Et l’année d’avant, c’était neuf mille. Et avant leur départ, les Sardaukar ont bien dû en éliminer vingt mille. »

« Quelles sont les pertes des troupes de Rabban pour ces deux dernières années ? » demanda Hawat.

Le Baron se gratta les bajoues. « Eh bien, il a eu le recrutement plutôt lourd, dirons-nous. Ses agents font des promesses assez extravagantes et…»

« Disons aux alentours de trente mille ? »

« C’est une estimation assez large. »

« Bien au contraire, dit Hawat. Je peux aussi bien que vous lire entre les lignes des rapports de Rabban. Et, très certainement, vous avez compris ceux de mes propres agents. »

« Arrakis est un monde redoutable, dit le Baron. Les tempêtes à elles seules peuvent…»

« Nous connaissons tous deux la part attribuée aux tempêtes », dit Hawat.

« Alors qu’en est-il de ces trente mille hommes perdus ? » demanda le Baron, et l’afflux de sang assombrissait son visage.

« Selon votre propre estimation, il a tué environ quinze mille Fremen en deux années pour des pertes doubles. Vous dites que, de leur côté, les Sardaukar en auraient éliminé vingt mille, peut-être un peu plus. J’ai vu les manifestes de transport lorsqu’ils sont revenus d’Arrakis. S’ils ont vraiment tué vingt mille Fremen, leurs pertes sont dans la proportion de cinq pour un. Pourquoi ne pas accepter ces chiffres, Baron, et comprendre ce qu’ils signifient ? »

Le Baron répondit avec un ton froidement mesuré. « C’est votre travail, Mentat. Que signifient-ils ? »

« Je vous ai rapporté l’estimation faite par Duncan Idaho lors de sa visite dans un sietch. Tout concorde. Avec deux cent cinquante sietchs de cette importance, leur population devrait s’élever à cinq millions. Mais j’ai une meilleure estimation qui me donne à peu près le double de ce nombre. Sur une telle planète, la population est dispersée. »

« Dix millions ? »

Les bajoues du Baron frémissaient d’étonnement.

« Au moins. »

Le Baron pinça les lèvres. Ses yeux minuscules étaient fixés sur Hawat. Est-ce vraiment une déduction de Mentat ? se demanda-t-il. Comment cela peut-il être sans que nul n’ait eu le moindre soupçon ?

« Nous n’avons pas brisé le rythme des naissances, reprit Hawat. Nous n’avons fait qu’éliminer les spécimens les plus faibles, permettant ainsi aux plus forts de le devenir encore plus… Comme sur Salusa Secundus. »

« Salusa Secundus ! aboya le Baron. Quel rapport y a-t-il entre Arrakis et la planète-prison ? »

« Un homme qui survit sur Salusa Secundus est d’ores et déjà plus résistant que bien d’autres. Lorsque vous ajoutez à cela un entraînement militaire de la meilleure qualité…»

« Absurde ! Selon vous, je pourrais recruter parmi les Fremen après l’oppression que leur a fait subir mon neveu. »

« N’opprimez-vous jamais vos troupes ? » demanda Hawat d’une voix infiniment douce.

« Eh bien… oui… mais…»

« L’oppression est une chose relative. Vos soldats se trouvent mieux de leur sort que ceux qui les entourent. Ils ont sous les yeux des choix moins plaisants que d’être soldats du Baron, n’est-ce pas ? »

Le Baron demeura silencieux, le regard dans le vague. Les possibilités… Rabban avait-il donc donné sans le vouloir son arme ultime à la Maison des Harkonnens ?

« Comment pourriez-vous être certain de la loyauté de telles recrues ? » dit-il enfin.

« Je les diviserais en petits groupes, pas plus importants qu’une section de combat, dit Hawat. Je les placerais hors de leur situation d’opprimés et les isolerais dans un encadrement de gens susceptibles de les connaître. De préférence des gens ayant subi le même genre d’oppression. Puis je leur offrirais une croyance selon laquelle leur planète est véritablement un terrain de préparation secret destiné à produire les êtres supérieurs qu’ils sont. Et je leur montrerais tout ce qu’un être supérieur est en droit de posséder : richesse, femmes, demeures somptueuses… Tout ce qu’il désire. »

Le Baron acquiesça. « Tout ce qu’ont les Sardaukar. »

« Les recrues en arrivent à penser que l’existence d’un monde tel que Salusa Secundus est justifiée dans la mesure où elle les produit, eux, l’élite. A bien des égards, le commun des soldats sardaukar a une existence aussi exaltante que celle d’un membre des Grandes Maisons. »

« Quelle idée ! » murmura le Baron.

« Vous commencez à partager mes soupçons », dit Hawat.

« Comment une telle chose a-t-elle pu commencer ? »

« Vous voulez dire : Quelle est l’origine de la Maison des Corrino ? Y avait-il des gens sur Salusa Secundus avant que l’Empereur y expédie ses premiers contingents de prisonniers ? Le Duc Leto lui-même, qui était cousin du côté maternel, ne l’a jamais su avec certitude. On n’encourage guère ce genre de question. »

Le Baron réfléchissait intensément, le regard brillant.

« Oui, c’est un secret très bien gardé. Ils ont dû utiliser tous les procédés…»

« Mais aussi, reprit Hawat, qu’y a-t-il à cacher ? Que l’Empereur Padishah a une planète-prison ? Tout le monde sait cela. Qu’il a…»

« Le comte Fenring ! » s’exclama le Baron.

Hawat s’interrompit, les sourcils froncés, et demanda : « Qu’y a-t-il à propos du comte Fenring ? »

« Pour l’anniversaire de mon neveu, il y a des années, ce laquais de l’Empereur était venu comme observateur officiel et pour… oui, pour conclure un accord entre l’Empereur et moi. »

« Vraiment ? »

« Je… Oui, je crois que durant l’une de nos conversations, je lui ai parlé de la possibilité de faire une planète-prison d’Arrakis. Fenring…»

« Qu’avez-vous dit exactement ? » demanda Hawat.

« Exactement ? C’était il y a longtemps et…»

« Mon Seigneur Baron, si vous voulez tirer le meilleur usage de mes services, il faut me donner une information précise. Cette conversation a-t-elle été enregistrée ? »

La colère envahit le visage du Baron. « Vous êtes aussi mauvais que Piter ! Je n’aime pas ces…»

« Piter n’est plus à votre côté, Mon Seigneur. A ce propos, que lui est-il donc arrivé ? »

« Il est devenu trop familier, trop exigeant », dit le Baron.

« Vous m’avez assuré que vous ne supprimiez pas quelqu’un d’utile, dit Hawat. Aurez-vous raison de moi par des ruses et des menaces ? Nous parlions de ce que vous aviez déclaré au comte Fenring. »

Lentement, le Baron reprit son calme. Quand le moment sera venu, se dit-il, je me souviendrai de ses façons. Oui, je me souviendrai.

« Un moment », dit-il, et il essaya de retrouver le souvenir de cette rencontre dans le grand hall. Il tenta de visualiser à nouveau le cône de silence sous lequel ils s’étaient placés, le Comte et lui.

« J’ai dit quelque chose comme cela : “L’Empereur sait bien qu’un certain nombre de meurtres a toujours fait partie des affaires.” Je faisais allusion à nos pertes dans les équipes de travail. Le Comte a parlé alors d’une autre solution au problème Arrakeen et je lui ai répondu que la planète-prison de l’Empereur me faisait songer à l’imiter. »

« Sang de sorcière ! lança Hawat. Et qu’a dit le Comte ? »

« A ce moment, il s’est mis à me questionner à votre propos. »

Hawat ferma les yeux. « Ainsi, c’est pour cela qu’ils se sont intéressés à Arrakis. Eh bien, la chose est faite. (Il rouvrit les yeux.) A l’heure qu’il est, ils doivent avoir des espions sur toute la planète. Deux années ! »

« Mais ce n’est certainement pas cette suggestion faite au hasard qui…»

« Rien n’est fait au hasard pour l’Empereur ! Quelles étaient les instructions que vous avez données à Rabban ? »

« Simplement qu’il devait apprendre à Arrakis à nous redouter. »

Hawat secoua la tête. « Maintenant, Baron, il vous reste deux solutions possibles. Vous pouvez tuer les indigènes, les balayer entièrement ou…»

« Éliminer toute la main-d’œuvre ? »

« Préférez-vous que l’Empereur et les Grandes Maisons qu’il peut encore rameuter débarquent ici pour un nettoyage général et dévastent toute la surface de Giedi Prime ? »

Le Baron observa son Mentat un instant, puis dit : « Il n’oserait pas. »

« Vraiment ? »

Les lèvres du Baron tremblèrent. « Quelle est l’autre solution ? »

« Abandonnez votre cher neveu, Rabban. »

« Abandonner…» Le Baron s’interrompit et regarda Hawat.

« Ne lui envoyez plus de troupes, plus d’aide d’aucune sorte. Ne répondez à ses messages qu’en disant que l’on vous a rapporté de quelle atroce façon il traitait les problèmes d’Arrakis et que vous avez l’intention de prendre des mesures correctives dès que possible. Je m’arrangerai pour que certains de vos messages soient interceptés par les espions de l’Empereur. »

« Mais l’épice, les bénéfices, les…»

« Exigez vos revenus de baronnie mais veillez bien à la façon dont vous formulerez ces exigences. Mentionnez des sommes fixes. Nous pouvons…»

Le Baron leva les mains. « Mais comment puis-je être certain que ma fouine de neveu n’est pas…»

« Nous avons encore nos espions sur Arrakis. Dites à Rabban qu’il doit respecter le quota d’épice, sinon il sera remplacé. »

« Je le connais. Cela ne l’amènerait qu’à opprimer un peu plus la population. »

« Mais bien sûr ! s’exclama Hawat. Vous ne pouvez désirer que cela cesse ! Vous ne voulez qu’une chose : garder les mains propres. Laissez donc Rabban construire votre Salusa Secundus. Il est même inutile de lui envoyer des prisonniers. Il dispose de toute la population. S’il presse ses gens pour respecter le quota d’épice, l’Empereur n’ira pas soupçonner d’autres motifs. Cette raison est suffisante pour tuer Arrakis à petit feu. Quant à vous, Baron, nul mot, nulle action de votre part ne viendra démentir cette évidence. »

Le Baron ne parvint pas à effacer totalement la note d’admiration dans sa voix. « Ah, Hawat, comme vous êtes rusé. Mais comment gagner Arrakis pour utiliser ce que Rabban prépare ? »

« C’est la plus simple de toutes les démarches, Baron. Si chaque année vous augmentez le quota de l’année précédente, les choses vont certainement atteindre un paroxysme. La production tombera en flèche. Vous pourrez alors relever Rabban et reprendre Arrakis… pour réparer le désastre. »

« Cela semble réalisable, dit le Baron. Mais je suis las de tout ceci. Je prépare quelqu’un d’autre pour me succéder sur Arrakis. »

Hawat examina cette grosse figure ronde qu’il avait en face de lui. Lentement, il inclina la tête.

« Feyd-Rautha… Ainsi, c’est là la raison de l’oppression actuelle. Vous êtes vous-même très rusé, Baron. Peut-être pourrions-nous mêler ces deux projets. Oui… Votre Feyd-Rautha pourrait se présenter comme le sauveur d’Arrakis. Il pourrait se gagner la populace. Oui…»

Le Baron sourit. Mais il se demandait : En quoi tout ceci concorde-t-il avec le projet personnel de Hawat ?

Hawat, comprenant que l’entretien avait pris fin, se leva et quitta la pièce rouge. Tout en marchant, il ne parvenait pas à écarter de son esprit les troublants facteurs inconnus qui entraient dans toute spéculation sur Arrakis. Il y avait ce nouveau chef religieux dont Gurney Halleck avait décelé l’existence depuis son refuge au sein des contrebandiers, ce Muad’Dib.

Peut-être n’aurais-je pas dû dire au Baron de laisser cette religion se développer, se dit-il. Même parmi les gens des sillons et des creux. Mais il est bien connu que la répression favorise l’épanouissement des religions.

Puis il pensa aux rapports d’Halleck sur les tactiques de combat fremen. Des tactiques qui portaient la marque d’Halleck lui-même… et d’Idaho… et même de Hawat.

Idaho a-t-il survécu ? se demanda-t-il.

Mais c’était une question futile. Il ne s’était même pas encore demandé s’il était possible que Paul ait survécu. Il savait que le Baron était convaincu de la mort de tous les Atréides. Il reconnaissait que la sorcière Bene Gesserit avait constitué son arme. Et cela ne pouvait donc signifier qu’une issue, même pour le propre fils de cette femme.

Quelle haine venimeuse elle devait vouer aux Atréides, songea-t-il. Une haine pareille à celle que j’éprouve pour ce Baron. Mon coup ultime sera-t-il aussi définitif que le sien ?

Il est en toutes choses un rythme qui participe de notre univers. Symétrie, grâce, élégance : vous retrouvez toutes ces qualités dans celles que saisit le véritable artiste. Vous pouvez retrouver ce rythme dans la succession des saisons, dans le cheminement du sable sur une corniche, dans les branches d’un buisson créosote ou le dessin de ses feuilles. Dans notre société, dans nos vies, nous avons essayé de copier ces formes, de chercher les rythmes, les danses qui réconfortent. Pourtant, il est possible de discerner un péril dans la découverte de la perfection ultime. Il est clair que le schéma ultime contient sa propre fixité. Dans cette perfection, toute chose s’en va vers sa mort.

Extrait de Les dits de Muad’Dib,

par la Princesse Irulan.


Paul-Muad’Dib se souvenait d’un repas lourdement chargé en épice. Dans sa mémoire, c’était comme un point d’ancrage. Depuis cette position, il pouvait considérer le moment présent comme un rêve.

Je suis comme un théâtre ouvert aux processus, se dit-il. Je suis la proie d’une vision imparfaite, de la conscience raciale et de son but terrible.

Pourtant, il ne pouvait échapper à la crainte de s’être dépassé de quelque manière, d’avoir perdu sa position dans le temps. Le passé, le présent et l’avenir étaient maintenant confusément mêlés. C’était comme une sorte de fatigue visuelle qui provenait, il le savait, de la nécessité constante de maintenir l’avenir prescient sous la forme d’une sorte de mémoire qui était une chose appartenant intrinsèquement au passé.

Chani m’a préparé le repas, songea-t-il.

Pourtant, Chani était loin dans le Sud, dans le pays froid où le soleil était chaud, dans l’un des nouveaux sietchs-bastions, en sûreté avec leur fils, Leto II.

Ou bien était-ce là une chose qui devrait se produire un jour ?

Non, se dit-il, car Alia l’Étrange, sa sœur, était également là-bas avec sa mère et Chani. Elles avaient fait ce voyage de vingt marteleurs vers le Sud à bord d’un palanquin de Révérende Mère, sur le dos d’un faiseur sauvage.

Il chassa la pensée du ver géant et se demanda : Ou bien Alia n’est-elle pas encore née ?

J’étais en razzia, se souvint-il. Nous étions allés récupérer l’eau de nos morts dans Arrakeen. Et j’ai découvert les restes de mon père dans le bûcher funéraire. J’ai placé le crâne de mon père sous un tas de rochers, au-dessus de la Passe de Harg.

Ou bien n’était-ce pas encore arrivé ?

Mes blessures sont réelles. Mes cicatrices aussi. Et le mausolée du crâne de mon père aussi.

Comme en un rêve, toujours, il se souvint qu’Harah, la femme de Jamis, était venue lui dire que l’on se battait dans le couloir du sietch. Il s’agissait du premier sietch, où ils s’étaient trouvés avant le départ des femmes et des enfants pour le Sud.

Harah était apparue sur le seuil de la chambre intérieure, les ailes noires de ses cheveux maintenues en arrière par les anneaux d’eau passés dans une chaîne. Elle avait écarté les draperies et lui avait dit que Chani venait de tuer quelqu’un.

Cela est vraiment arrivé, se dit Paul. Cela n’est pas né du temps. Cela ne peut être changé.

Il se souvenait de s’être rué hors de la chambre pour découvrir Chani, à la clarté jaune des brilleurs du corridor, drapée dans une robe bleue dont le capuchon était rejeté en arrière. Son visage d’elfe était tendu et elle glissait son krys dans son étui. Un groupe s’éloignait en hâte avec un fardeau. Il se souvint d’avoir songé : Lorsqu’ils emportent un corps, on le sait toujours.

Comme Chani lui faisait face, les anneaux d’eau tintèrent à son cou. A l’intérieur du sietch, elle les portait librement.

« Chani, que se passe-t-il ? »

« Je viens d’expédier celui qui voulait te défier en combat singulier, Usul. »

« Tu l’as tué, toi ? »

« Oui. Mais peut-être aurais-je dû le laisser à Harah. » (Il se souvint du contentement qui était apparu sur les visages, autour d’eux, à ces paroles. Harah elle-même avait ri.)

« Mais c’est moi qu’il était venu défier ! »

« Tu m’as enseigné l’art étrange, Usul. »

« Certainement ! Mais tu ne devrais pas…»

« Je suis née dans le désert, Usul. Je sais me servir d’un krys. »

Il réprima sa colère et s’efforça de parler calmement : « Tout ceci est sans doute vrai, Chani, mais…»

« Je ne suis plus une enfant qui chasse les scorpions dans le sietch à la clarté d’un brilleur, Usul. Je ne m’amuse plus. »

Le regard de Paul était fixé sur elle. Il était fasciné soudain par l’étonnante férocité qu’il décelait derrière son attitude désinvolte.

« Il ne méritait pas de te défier, Usul, dit-elle. Je n’aurais pas dérangé ta méditation pour lui. (Elle s’approcha, le regarda à la dérobée et sa voix devint un murmure.) Et puis, mon bien-aimé, lorsque l’on saura que l’on peut se retrouver face à moi et connaître une mort honteuse par la main de la femme de Muad’Dib, il y aura moins de candidats. »

Oui, se dit Paul, cela est certainement arrivé. C’est le passé-réel. Et il est vrai que le nombre de ceux qui voulaient défier la lame nouvelle de Muad’Dib a décru de façon remarquable.

Quelque part, dans un monde qui n’appartenait pas au rêve, il y eut comme un mouvement, le cri d’un oiseau de nuit.

Je rêve, se dit Paul. C’est ce repas d’épice.

Pourtant, il éprouvait encore une impression d’abandon. Il se demanda s’il était possible que son esprit-ruh ait basculé dans ce monde auquel, selon les Fremen, il appartenait vraiment, l’alam al-Mithal, le monde des similitudes, le domaine métaphysique où toutes les limitations physiques étaient annihilées. Et, à la pensée d’un tel monde, il éprouvait de la peur, car la disparition de toute limitation signifiait la disparition de tout point de référence. Dans ce paysage de mythe, il ne pouvait s’orienter et dire : « Je suis parce que je suis ici. »

Sa mère lui avait déclaré une fois : « Certains, dans le peuple, sont divisés par la manière dont ils pensent à toi. »

Il faut que je m’éveille, se dit-il. Car ces paroles, sa mère les avait bien prononcées ; sa mère, Dame Jessica, qui était maintenant Révérende Mère des Fremen. Ces paroles étaient passées dans la réalité.

Jessica redoutait les liens religieux qui existaient entre les Fremen et lui, il le savait. Elle n’aimait pas entendre les gens des sietchs et des sillons le nommer Lui. Elle ne cessait de questionner les tribus à cet égard, d’envoyer au loin ses espions et de réfléchir mélancoliquement sur leurs rapports. Elle lui avait rappelé un proverbe Bene Gesserit : « Lorsque la religion et la politique voyagent dans le même chariot, les voyageurs pensent que rien ne peut les arrêter. Ils vont de plus en plus vite. Ils oublient alors qu’un précipice se révèle toujours trop tard. »

Paul se rappelait s’être assis dans les appartements de sa mère, dans la chambre intérieure enclose de lourdes tentures dont les broderies étaient inspirées de thèmes de la mythologie Fremen. Il s’était assis là et l’avait écoutée, remarquant la façon dont elle observait sans cesse, même lorsqu’elle baissait les yeux. Il y avait des plis nouveaux aux coins de sa bouche mais sa chevelure était toujours du même bronze poli. Ses grands yeux verts, pourtant, étaient voilés par la brume bleue de l’épice.

« Les Fremen ont une religion simple, pratique », avait-il dit.

« Rien n’est simple à propos de la religion », lui avait-elle rétorqué.

Mais Paul, voyant l’avenir lourd de nuées qui pesait sur eux, s’était senti submergé par la colère. Il n’avait pu que dire :

« La religion regroupe nos forces. C’est notre mystique. »

« Tu cultives délibérément cette atmosphère. Tu ne cesses d’endoctriner. »

« C’est ce que vous m’avez appris. »

Mais, ce jour-là, elle avait été pleine de reproches et d’arguments. C’était le jour où le petit Leto devait être circoncis. Paul avait compris certaines des raisons de la mauvaise humeur de sa mère. Elle n’avait jamais accepté sa liaison, son « mariage de jeunesse » avec Chani. Mais Chani avait donné le jour à un fils Atréides et Jessica n’avait pu rejeter l’enfant et la mère.

Sous son regard, elle avait réagi et demandé : « Tu penses que je suis une mère anormale ? »

« Non, certainement. »

« Je vois bien la façon dont tu m’observes quand je suis avec ta sœur. Tu ne comprends pas ce qu’il en est à son propos. »

« Je sais pourquoi elle est différente. Elle n’était pas encore née mais faisait partie de vous quand vous avez transformé l’Eau de Vie. Elle…»

« Tu ne sais rien de cela ! »

Et Paul, soudain incapable d’exprimer la connaissance qu’il avait extraite du temps, n’avait pu que dire : « Je ne pense pas que vous soyez anormale. »

Elle avait vu alors son désarroi et dit : « Mon fils, il faut que tu saches. »

« Oui ? »

« J’aime ta Chani. Je l’accepte. »

Cela était réel, se dit-il. Ce n’était pas là une vision imparfaite qui serait modifiée par les tourbillons issus de la source même du temps.

Cette assurance lui donna une prise nouvelle sur le monde.

Des parcelles de réalité apparurent dans son rêve. Il sut brusquement qu’il se trouvait dans un hiereg, un camp du désert. Chani avait choisi le sable-farine pour dresser leur tente-distille, à cause de sa douceur. Cela ne pouvait signifier qu’une chose : Chani n’était pas loin. Chani sa sihaya, douce comme le printemps du désert, Chani qui était revenue des palmeraies du sud lointain.

A présent, il se souvenait d’un chant de sable qu’elle avait choisi à l’heure du sommeil.

« Ô mon âme,

Dédaigne le Paradis cette nuit

Et par Shai-hulud je te promets

Que tu t’en iras là-bas,

Soumis à mon amour. »

Et puis, elle avait chanté la chanson de marche qui, sur le sable, unissait les amoureux, et dont le rythme était comme le frottement des dunes sous leurs pas :

« Souffle sur moi tes silences,

Et je m’approche.

Chuchote-moi tes désirs,

Et tes souffrances.

Chante pour moi tes rêves,

Et je te siffle mes pensées.

Murmure dans ton sommeil,

Et je délire dans mes jours…»

Dans une autre tente, quelqu’un avait tiré quelques accords d’une balisette. Il avait alors pensé à Gurney Halleck. Il avait entrevu son visage dans un groupe de contrebandiers, mais Gurney, lui, ne l’avait pas vu, ou n’avait pas voulu le voir de peur de remettre les Harkonnens sur la piste du fils du Duc qu’ils avaient assassiné.

Mais le style de celui qui jouait cette nuit-là, le jeu délié des doigts sur la balisette éveillaient un nom dans la mémoire de Paul. Celui de Chatt le Sauteur, capitaine des Fedaykin, les commandos de la mort qui veillaient sur Muad’Dib.

Nous sommes dans le désert, se souvint-il. Dans l’erg central, au-delà des patrouilles Harkonnens. Je suis ici pour marcher dans le sable, attirer le faiseur et réussir à le monter afin de prouver que je suis totalement fremen.

Maintenant, il sentait à sa ceinture le krys et le pistolet maula. Et, tout autour de lui, il percevait le silence.

C’était ce silence particulier qui précédait le matin, alors que les oiseaux nocturnes avaient disparu et que les créatures du jour n’avaient pas encore annoncé leur éveil à leur ennemi, le soleil.

« Tu devras cheminer dans le sable à la lumière du jour, avait dit Stilgar, afin que Shai-hulud te voit et qu’il sache que tu n’as pas peur. Aussi nous changerons l’emploi du temps et nous dormirons à la nuit. »

Lentement, Paul s’assit, dans l’ombre de la tente. Ses gestes étaient doux mais Chani l’entendit pourtant. « Il ne fait pas encore complètement jour, mon bien-aimé », dit-elle, ombre dans l’ombre.

« Sihaya », fit-il, et il y avait la trace d’un rire dans sa voix.

« Tu m’appelles ton printemps du désert, mais aujourd’hui, je suis là pour te harceler. Aujourd’hui, je suis la sayyadina qui veille à ce que l’on obéisse aux rites. »

Il entreprit d’ajuster son distille. « Une fois, dit-il, tu m’as cité les paroles du Kitab al-Ibar : “La femme est ton champ ; alors va dans ce champ et cultive-le.” »

« Je suis la mère de ton premier enfant », dit-elle.

Il la devinait dans la pénombre grise, imitant ses gestes, ajustant son distille pour le désert.

« Tu devrais te reposer aussi longtemps que possible », lui dit-elle.

Il sentit l’amour dans sa voix et répondit en plaisantant : « La Sayyadina qui Veille ne doit pas mettre en garde le candidat. »

Elle se glissa à ses côtés et posa la main sur sa joue.

« Aujourd’hui, je suis celle qui veille mais je suis aussi la femme. »

« Tu aurais dû laisser cette tâche à une autre », dit-il.

« Il est aussi dur d’attendre. Je préfère être à tes côtés. »

Il déposa un baiser sur sa main avant d’ajuster le masque facial de son distille. Puis il descella la tente. L’air avait cette fraîcheur légèrement humide qui, avec l’aube, laisserait des traces de rosée sur le désert. Il apportait le parfum de la masse d’épice en gestation qu’ils avaient détectée au nord-est et qui indiquait la présence d’un faiseur.

Paul rampa hors du sphincter d’entrée, se redressa et, debout dans le sable, étira ses muscles, chassant le sommeil. Une pâle luminescence verte apparaissait à l’horizon d’est. Dans la pénombre, les tentes étaient comme autant de petites dunes. Sur sa gauche, Paul décela un mouvement. La garde. Les hommes avaient dû le voir. Ils savaient quel péril il allait affronter aujourd’hui. Chaque Fremen l’avait affronté. Il lui fallait se préparer et ils lui accordaient encore ce moment de solitude.

Ce doit être fait aujourd’hui, se dit-il.

Il songea à la puissance qu’il avait réussi à opposer au pogrom, aux vieux hommes qui, maintenant, lui amenaient leurs fils afin qu’il leur enseigne l’art étrange de la bataille, à ces vieux hommes qui l’écoutaient lors des conseils, qui suivaient ses plans et revenaient vers lui avec le plus grand compliment que pouvait faire un Fremen : « Ton plan a réussi, Muad’Dib. »

Pourtant, le plus petit, le plus médiocre des guerriers fremen était capable d’une chose qu’il n’avait encore jamais réalisée. Et il savait que cette différence pesait sur son rôle de chef.

Il n’avait pas chevauché le faiseur.

Bien sûr, avec les autres il avait participé à des raids mais il n’avait pas encore fait son premier voyage seul. Et jusqu’à ce qu’il l’ait fait, son univers demeurerait limité par les capacités des autres. Il n’était pas de véritable Fremen qui pût permettre cela. Jusqu’à son premier voyage, les vastes territoires du Sud, à quelque vingt marteleurs au-delà de l’erg, lui étaient interdits, à moins qu’il ne voyage dans un palanquin, comme une Révérende Mère ou un malade.

Il se souvint alors de la lutte qu’il avait menée tout au long de la nuit avec sa perception intérieure et il vit là un parallèle étrange : s’il maîtrisait le faiseur, son pouvoir en serait affermi ; s’il maîtrisait sa vision intérieure, il posséderait alors un moyen de contrôle sur lui-même. Mais au-delà, il y avait la zone brumeuse, la grande turbulence qui semblait s’être emparé de l’univers tout entier.

Il était obsédé par les diverses manières dont il percevait l’univers, flou et précis dans le même temps. Il le voyait in situ. Pourtant, quand il était né, quand les pressions de la réalité avaient commencé de s’exercer sur lui, le maintenant avait eu sa vie propre et s’était mis à croître avec ses différences particulières et subtiles. Le but terrible demeurait. Ainsi que la conscience raciale. Et, les dominant, sanglant et sauvage : le jihad.

Chani le rejoignit au-dehors. Les bras serrés sur sa poitrine, elle le regarda en biais, ainsi qu’elle le faisait toujours quand elle cherchait à deviner son état d’âme.

« Parle-moi encore des eaux de ton monde natal, Usul », dit-elle.

Il comprit qu’elle essayait de le distraire, d’apaiser les tensions de son esprit avant la dangereuse épreuve. Le ciel devenait plus clair, maintenant, et Paul vit que certains de ses Fedaykin démontaient déjà leurs tentes.

« J’aimerais mieux que tu me parles du sietch et de notre fils, dit-il. Est-ce qu’il tyrannise toujours ma mère ? »

« Et Ali tout aussi bien. Il grandit vite. »

« Comment est-ce dans le Sud ? »

« Lorsque tu chevaucheras le faiseur, tu le verras toi-même. »

« Mais j’aimerais d’abord le voir par tes yeux. »

« C’est terriblement désolé », dit-elle.

Il tendit la main vers son front et toucha l’écharpe nezhoni qui sortait du rabat de son distille. « Pourquoi ne me parles-tu pas du sietch ? »

« Je t’en ai déjà parlé. Sans nos hommes, c’est un endroit bien désert. C’est un lieu de travail. Nous passons nos heures dans les ateliers. Il faut fabriquer des armes, planter des sondes pour la prévision du temps, récolter l’épice pour les tributs. Les dunes doivent être ensemencées afin de les maintenir. Il faut confectionner des tissus, des tapis, charger les cellules à carburant. Et former les enfants afin que la puissance de la tribu ne diminue jamais. »

« Il n’y a donc rien de plaisant dans le sietch ? »

« Les enfants. Nous observons les rites. Nous avons suffisamment de nourriture. Parfois, l’une d’entre nous peut se rendre dans le nord afin de retrouver son homme. La vie doit continuer. »

« Ma sœur, Alia… est-elle acceptée par les gens ? »

Dans la clarté grise de l’aube, Chani lui fit face, le regard triste. « C’est là une chose dont nous discuterons un autre jour, bien-aimé. »

« Discutons-en maintenant. »

« Tu devrais garder tes forces pour l’épreuve. »

Il vit qu’il avait touché quelque point sensible. La voix de Chani était soudain lointaine. « L’inconnu, dit-il, apporte ses propres peines. »

Chani acquiesça. « Il subsiste encore une certaine… incompréhension, due à l’étrangeté d’Alia. Les femmes la craignent parce qu’une enfant, presque un bébé, ne devrait pas parler de… choses que seul un adulte peut connaître. Elles ne comprennent pas que ce… changement qui s’est produit dans la matrice a rendu Alia… différente. »

« Des ennuis ? » demanda Paul, songeant : J’ai eu la vision d’ennuis sur Alia.

Le regard de Chani se porta sur la ligne claire du soleil. « Certaines des femmes se sont rassemblées pour en appeler à la Révérende Mère. Elles lui ont demandé d’exorciser le démon qui est dans sa fille. Elles ont cité l’écriture : “Point ne tolérera sorcière parmi nous.” »

« Et que leur a dit ma mère ? »

« Elle leur a récité la loi et les a renvoyées dans la confusion. Elle leur a dit : “Si Alia est source d’ennuis, la faute en revient à l’autorité qui n’a pas su prévoir et prévenir ces ennuis.” Puis elle a essayé de leur expliquer de quelle façon le changement avait agi sur Alia, à l’intérieur de sa matrice. Mais les femmes étaient furieuses parce qu’elles étaient confuses et elles sont reparties en maugréant. »

Alia provoquera des troubles, pensa Paul.

Un souffle cristallin de sable lui effleura le visage, apportant la senteur de la masse d’épice en gestation. « El sayal, dit-il, la pluie de sable qui apporte le matin. »

Son regard courut sur le désert baigné de lumière grise, sur le paysage qui dépassait toute désolation, sur ce sable qui était l’image de la forme éternellement absorbée et recréée. Des éclairs jaillirent dans une île d’ombre, au ciel du sud, révélant la formation d’une tempête dans cette direction. Longtemps après vint le grondement du tonnerre.

« La voix qui magnifie la terre », dit Chani.

Les hommes quittaient leurs tentes. Les gardes revenaient de leurs postes. Leurs gestes étaient lents. C’étaient ceux d’une routine ancienne pour laquelle tout ordre était inutile.

« Donne aussi peu d’ordres que possible, lui avait dit son père, autrefois. Dès que tu auras donné des ordres sur un sujet, tu devras sans cesse donner des ordres sur ce point. »

Les Fremen connaissaient d’instinct cette règle.

Le maître d’eau de la troupe entonna son chant du matin, y ajoutant les paroles rituelles qui préludaient à l’initiation de celui qui allait chevaucher le faiseur.

« Le monde est une carcasse, psalmodiait l’homme par dessus les dunes. Qui peut repousser l’Ange de la Mort ? Ce qu’a décidé Shai-hulud doit être »

Paul écoutait et reconnaissait les paroles qui étaient les premières du chant de mort des Fedaykin, ce chant de mort qu’ils entonnaient en se lançant dans la bataille.

Y aura-t-il un mausolée de rochers ici pour marquer le départ d’une âme nouvelle ? se demanda Paul. Dans l’avenir, les Fremen s’arrêteront-ils ici pour ajouter une autre pierre et penser à Muad’Dib qui mourut en ce lieu ?

Il savait que cela faisait partie des avenirs possibles qui irradiaient à partir de ce point précis de l’espace-temps. La vision était plus imparfaite que jamais. Plus il résistait au but terrible et luttait contre la venue du jihad, plus le tourbillon s’accélérait. Son avenir tout entier était comme une rivière qui se ruait vers un gouffre, un nexus de violence au-delà duquel tout n’était que brumes et nuées.

« Stilgar arrive, dit Chani. Je dois me séparer de toi, maintenant, bien-aimé. Il faut que je sois la Sayyadina et que j’assiste au rite afin qu’il soit rapporté en toute vérité dans les Chroniques. (Elle le regarda et, pendant un instant, elle se sentit faiblir. Puis elle retrouva son contrôle.) Quand cela sera fini, je préparerai le repas de mes mains », ajouta-t-elle. Et elle s’éloigna.

Stilgar arrivait. Ses pas soulevaient de légers nuages de sable farine. Ses yeux sombres étaient fixés sur Paul. La barbe noire qui apparaissait au-dessus du masque du distille, les joues ridées semblaient sculptées dans quelque rocher par le vent du désert. Il portait la bannière de Paul, verte et noire, dont la hampe recelait un tube à eau, la bannière qui, déjà, était légendaire. Avec une trace d’orgueil, Paul songea : Je ne peux faire la plus simple des choses sans que cela devienne une légende. Ils auront noté la façon dont j’ai quitté Chani, dont j’ai accueilli Stilgar… tout ce que je fais aujourd’hui. Que je meure ou que je vive, cela sera une légende. Il ne faut pas que je meure. Car la légende resterait, seule, et rien ne pourrait plus empêcher le jihad.

Stilgar planta la bannière dans le sable à côté de Paul et laissa retomber ses bras. Ses yeux bleus ne cillaient pas. Paul songea que ses propres yeux, peu à peu, assumaient cette couleur née de l’épice.

« Ils nous refusent le Hajj », dit Stilgar avec la solennité qu’imposait le rituel.

Ainsi que Chani le lui avait enseigné, Paul répondit : « Qui peut refuser à un Fremen le droit de marcher ou de chevaucher où il le désire ? »

« Je suis un Naib, dit Stilgar, que l’on ne prend jamais vivant. Je suis un pied du tripode de la mort qui va détruire nos ennemis. »

Le silence s’établit alors entre eux.

Paul regarda les autres Fremen rassemblés sur le sable, plus loin, immobiles pour cet instant de prière. Et il pensa que les Fremen étaient un peuple qui vivait par le meurtre, un peuple qui n’avait connu que le chagrin et la rage jour après jour, qui n’avait jamais songé qu’il pût exister autre chose, si ce n’est le rêve que leur avait donné Liet-Kynes avant de mourir.

« Où est le Seigneur qui nous a conduits à travers le désert et les puits ? » demanda Stilgar.

« Il est toujours avec nous », chantèrent les Fremen.

Stilgar raffermit ses épaules, s’avança plus près de Paul et dit à voix basse : « Maintenant, souviens-toi de ce que je t’ai dit. Il te faut agir simplement et directement. Sans la moindre fantaisie. Chez nous, nous chevauchons le faiseur à l’âge de douze ans. Tu as presque six ans de plus. Tu n’as pas à impressionner qui que ce soit par ton courage. Nous savons que tu es brave. Tout ce que tu dois faire, c’est appeler le faiseur et le chevaucher. »

« Je me souviendrai », dit Paul.

« J’y compte bien. Je ne tiens pas à ce que la honte retombe sur mon enseignement. »

Stilgar sortit une tige de plastique longue d’un mètre environ de sous sa robe. Une extrémité était en pointe, l’autre était munie d’un clapet monté sur ressort.

« J’ai préparé ce marteleur moi-même. Il est bon. Prends-le. »

Paul sentit sous sa main la matière douce et lisse de l’objet, sa tiédeur.

« C’est Shishakli qui a tes hameçons, reprit Stilgar. Il te les donnera lorsque tu seras sur cette dune, là-bas. (Il tendit la main vers la droite.) Appelle un gros faiseur, Usul. Montre-nous le chemin. »

La voix de Stilgar était à la fois solennelle et pleine de l’inquiétude d’un ami.

A cet instant précis, le soleil apparut sur l’horizon. Le ciel prit la teinte gris-bleu argentée qui annonçait une chaleur extrême.

« Voici le jour brûlant, dit Stilgar, et sa voix avait toute la solennité du rite. Va, Usul, et chevauche le faiseur, sillonne le sable comme le chef des hommes. »

Paul salua sa bannière qui, maintenant, pendait inerte. Le vent de l’aube était mort. Il se tourna vers la dune que Stilgar lui avait désignée, un simple monticule de sable dont la crête dessinait un S. Déjà, une grande partie de la troupe s’était massée dans la direction opposée, au flanc de la dune qui avait abrité le camp.

A l’écart, un seul homme se tenait sur le chemin de Paul. Seuls ses yeux étaient visibles entre le masque et le rabat de son distille. Shishakli, chef de groupe des Fedaykin.

Comme Paul approchait, il lui tendit deux tiges minces, pareilles à des fouets, longues d’environ un mètre cinquante. Des crochets de cristacier luisaient à une extrémité. L’autre avait été râpée pour permettre une meilleure prise.

Paul les prit toutes deux dans sa main gauche comme le voulait le rituel.

« Ce sont mes propres hameçons, dit Shishakli d’une voix rauque. Ils ne m’ont jamais trahi. »

Paul hocha la tête en silence avant de reprendre son chemin. Sur la crête de la dune, il se retourna. La troupe tout entière se rassemblait comme une nuée d’insectes. Paul était seul, maintenant, avec l’horizon de sable en face de lui, plat, immuable. Stilgar lui avait choisi une bonne dune, plus haute que toutes celles qui l’entouraient.

Il se pencha et planta le marteleur dans le versant exposé au vent, là où le sable plus compact transmettrait le martèlement avec plus d’intensité. Puis il hésita, se remémorant ses leçons et les impératifs de vie et de mort qu’il allait affronter.

Lorsqu’il presserait la détente, le marteleur commencerait à lancer son appel. Quelque part dans le sable, un faiseur entendrait et viendrait. Paul savait qu’avec les tiges à hameçons, il pouvait chevaucher un anneau de ver géant. En effet, aussi longtemps que l’anneau était maintenu par l’hameçon et que sa face interne était soumise au souffle abrasif du sable, le ver ne replongeait pas dans le désert. Il lovait son corps gigantesque afin d’élever aussi haut que possible le segment ouvert.

Je suis un cavalier des sables, se dit Paul.

Il regarda les hameçons, dans sa main gauche. Il lui suffisait de les fixer au corps immense d’un faiseur pour que la créature tourne et se déploie à sa guise. Il avait déjà vu faire cela. Il avait accompli de courts trajets au flanc d’un faiseur. Mais il était possible d’aller très loin, jusqu’à ce que la créature s’effondre d’épuisement. Alors, il fallait appeler un nouveau faiseur.

Lorsqu’il aurait triomphé de cette épreuve, Paul le savait, il serait digne d’accomplir le voyage de vingt marteleurs jusque dans les territoires du sud, libre de se reposer dans les nouvelles palmeraies et les sietchs où l’on avait emmené les femmes et les enfants pour échapper au pogrom.

Levant la tête, il regarda vers le sud, se souvenant que le faiseur qui allait surgir de l’erg était un facteur inconnu, de même que lui qui l’appelait pour cette épreuve.

« Tu dois calculer avec soin son approche, lui avait dit Stilgar. Rester assez près afin de pouvoir le monter quand il passera, mais assez loin pour n’être pas englouti. »

Paul se décida soudain et déclencha le marteleur. Le clapet se mit à tourner et à frapper le sable. « Foum ! Foum ! Foum !…»

Il se redressa et son regard courut sur l’horizon. « Examine soigneusement sa ligne d’approche, avait dit Stilgar. Souviens-toi qu’un ver demeure rarement invisible en arrivant sur un marteleur. Écoute également. Il se peut que tu l’entendes avant même de le voir. »

Et, au creux de la nuit, Chani lui avait murmuré : « En te plaçant sur le passage du faiseur, il faut que tu restes absolument silencieux. Il faut que tu penses comme le sable, que tu deviennes une petite dune »

Lentement, son regard parcourait l’horizon. Il écoutait, guettait les signes qu’on lui avait indiqués.

Et cela vint du sud-est. Un sifflement lointain, un murmure de sable, un chuchotement. Puis il vit la dune qui courait dans la clarté de l’aube et songea qu’il n’avait encore jamais rencontré de faiseur aussi énorme, qu’il n’en avait même jamais entendu parler. La créature devait mesurer plus d’une demi-lieue et la vague de sable soulevée par sa tête était comme une montagne en marche.

Je n’ai jamais rien vu de tel dans ma vie ou mes visions, se dit Paul. Il s’élança au-devant du ver pour se mettre en position, entièrement absorbé par les impératifs de cet instant.

« Contrôlons la monnaie et les alliances. Que la racaille s’amuse du reste. » Ainsi dit l’Empereur Padishah. Et il ajoute : « Si vous voulez des profits, il vous faut régner. » Il y a une certaine vérité dans ces paroles, mais pour ma part, je me demande : « Où est la racaille et où sont les gouvernés ? »

Message Secret de Muad’Dib au Landsraad, extrait de L’Éveil d’Arrakis,

par la Princesse Irulan.


Sans cesse, une pensée revenait à l’esprit de Jessica : Paul va bientôt être soumis à l’épreuve du faiseur. Ils ont essayé de me cacher cela, mais c’est évident. Et Chani est partie pour quelque mystérieuse destination.

Assise dans sa chambre, elle profitait d’un moment de repos entre deux classes de nuit. La chambre était agréable mais pas aussi grande cependant que celle qu’elle avait connue au Sietch Tabr avant la fuite devant le pogrom. Pourtant, les tapis étaient profonds, les coussins doux, et il y avait une table à café basse, des tentures multicolores et des brilleurs à la clarté douce. La senteur acre qui flottait dans la pièce était celle de tous les sietchs Fremen, une senteur qu’elle associait à un sentiment de sécurité.

Pourtant, elle savait que jamais elle ne pourrait se débarrasser de l’impression d’être en un lieu étranger. Et cela, les tentures et les tapis ne parvenaient pas à l’empêcher.

Un tambourinement, un battement, un tintement lui parvint. Ce devait être pour une naissance. Probablement celle de l’enfant de Subiay. Son temps approchait. Jessica savait qu’elle verrait bien assez tôt le bébé lorsqu’on le lui amènerait pour la bénédiction. Elle savait aussi qu’Alia, sa fille, serait présente à la cérémonie et lui rapporterait ce qu’elle avait vu et entendu.

Le moment n’était pas encore venu de la prière de nuit. Ils n’auraient pas commencé à célébrer une naissance alors que la cérémonie pour les raids d’esclavage sur Poritrin, Bela Tegeuse, Rossak et Hannonthep était si proche.

Jessica eut un soupir. Elle savait qu’elle essayait de ne pas penser à son fils et aux dangers qu’il affrontait. Les puits piégés avec leurs épines empoisonnées, les raids Harkonnens (ceux-ci devenaient plus rares du fait des armes nouvelles que Paul avait données aux Fremen) et les périls naturels du désert, la soif, les crevasses de poussière et les faiseurs.

Elle pensa qu’il lui fallait demander son café et, dans le même temps, elle évoqua une fois encore le paradoxe de l’existence Fremen, de ces hommes qui connaissaient dans leurs sietchs une vie plus agréable que celle des pyons des creux tout en souffrant bien pis d’un hajr au désert que n’importe quel mercenaire Harkonnen.

Une main sombre apparut entre les tentures et déposa une tasse sur la table avant de disparaître. L’arôme du café d’épice se répandit dans la pièce.

Une offrande pour la célébration de la naissance, pensa-t-elle.

Elle prit la tasse et but une gorgée, se souriant à elle-même. Où, dans notre univers, se demandait-elle, une personne de ma position pourrait-elle accepter une boisson offerte par une main anonyme et la boire sans peur ? Bien sûr, à présent je pourrais altérer n’importe quel poison avant qu’il ne me fasse du mal, mais celle qui m’a donné cette tasse ne le sait pas.

C’était chaud, délicieux. Elle sentit la force, l’énergie contenues dans le café. Elle se demanda alors quelle autre société aurait eu ce respect naturel pour sa tranquillité et son isolement, un respect qui faisait que celui qui offrait ne se montrait pas ? Le respect et l’amour seuls lui avaient valu cette offrande… avec une trace de crainte.

Puis un nouvel élément lui apparut : elle avait pensé au café et il était venu. Elle savait qu’il n’y avait là aucun effet de télépathie. C’était le tau, l’unité de la communauté du sietch, la compensation naturelle au poison subtil que représentait leur alimentation à base d’épice. La grande masse du peuple ne pouvait espérer atteindre la liberté que lui avait conférée l’épice. Les gens n’avaient pas été éduqués pour cela, ils n’avaient pas été préparés. Leur esprit rejetait ce qu’il ne pouvait appréhender ou admettre. Pourtant, parfois, ils réagissaient comme un organisme unique.

Et jamais le soupçon d’une coïncidence n’effleurait leurs pensées.

Paul a-t-il subi l’épreuve ? se demanda Jessica. Il a des capacités pour triompher, mais l’accident peut venir à bout des meilleurs.

Attente.

C’est la tristesse, songea-t-elle. On ne peut attendre aussi longtemps. Alors, la tristesse de l’attente vous submerge.

L’attente imprégnait leurs vies.

Nous sommes ici depuis plus de deux années, songea-t-elle, et il nous reste au moins deux fois aussi longtemps à attendre avant d’essayer d’arracher Arrakis au gouverneur Harkonnen, le Mudir Nahya. Rabban la Bête.

« Révérende Mère ? »

La voix, par-delà les tentures, était celle de Harah, la seconde femme dans le ménage de Paul.

« Oui, Harah. »

Les tentures s’ouvrirent et Harah parut se glisser au travers du tissu. Elle portait une robe drapée de couleur orangée qui exposait ses bras presque jusqu’aux épaules. Sa chevelure noire était séparée par le milieu, formant comme deux élytres noires d’insecte, plates et brillantes. Ses traits acérés d’oiseau rapace étaient crispés. Derrière elle entra Alia. Alia avait environ deux ans.

En voyant sa fille, Jessica fut frappée, une fois de plus, par sa ressemblance avec Paul, au même âge. Alia avait les mêmes grands yeux solennels, la même fermeté dans le dessin de sa bouche et les cheveux aussi noirs. Mais il existait aussi des différences subtiles et c’était en elles que la plupart des adultes trouvaient leur inquiétude. Cette enfant avait un calme et une vigilance qui n’étaient pas de son âge. Les adultes étaient choqués de la voir rire d’un jeu de mots subtil sur le sexe. Ou bien, prêtant l’oreille à cette voix zézayante, formée par une bouche au palais encore mou, ils entendaient des remarques qui témoignaient d’une expérience impossible à un bébé de deux ans.

Avec un soupir d’exaspération, Harah se laissa aller sur un coussin et fronça les sourcils à l’adresse d’Alia.

Jessica fit un geste. « Alia ».

L’enfant s’étendit sur un coussin devant sa mère et lui prit la main. Le contact de la chair réveilla en Jessica cette mutuelle perception qu’elle avait découverte avant même la naissance de sa fille. Il ne s’agissait pas de pensées partagées en commun, bien qu’il y eût un peu de cela lorsque Jessica, au cours d’une cérémonie, transformait l’épice-poison. C’était quelque chose de plus vaste, la perception immédiate d’une autre étincelle vivante, une sensation aiguë et poignante, une liaison émotionnelle qui les fondait l’une dans l’autre.

Du ton solennel qui convenait aux membres de la maison de son fils, Jessica dit : « Subakh ul kuhar, Harah. La nuit t’a-t-elle trouvée en bonne santé ? »

Sur le même ton, Harah répondit : « Subakh un nar. Je suis en bonne santé. »

Sa voix n’avait presque aucune tonalité. A nouveau, elle soupira.

Jessica perçut de l’amusement chez Alia.

« La ghanima de mon frère est en colère contre moi », dit Alia avec son léger zézaiement.

Jessica remarqua le terme qu’elle venait d’employer à propos de Harah : ghanima. Les subtilités du langage Fremen donnaient à ce mot le sens de « quelque chose acquis durant la bataille ». La façon dont il avait été prononcé impliquait que ce « quelque chose » n’avait plus sa fonction d’origine, que ce n’était plus qu’un ornement, un fer de lance utilisé pour lester un rideau.

Harah tourna vers Alia un visage sombre. « N’essaye pas de m’insulter, enfant. Je connais mon rang. »

« Qu’as-tu fait encore, cette fois-ci ? » demanda Jessica à sa fille.

Ce fut Harah qui répondit. « Non seulement elle a refusé de jouer avec les autres enfants aujourd’hui, mais elle s’est introduite là où…»

« Je me suis cachée derrière les tentures et j’ai assisté à la naissance de l’enfant de Subiay, dit Alia. C’est un garçon. Il a crié… Quels poumons ! Quand il a eu assez crié…»

« Elle est apparue et l’a touché, dit Harah. Et il s’est arrêté. Tout le monde sait qu’un bébé Fremen doit crier à sa naissance s’il est au sietch, parce que plus tard, au cours du hajr, il ne pourra plus le faire. »

« Il avait assez crié, dit Alia. Je voulais seulement sentir son étincelle, sa vie. C’est tout. Et quand il m’a sentie, il n’a plus voulu crier. »

« Cela a fait encore parler les gens », dit Harah.

« Le garçon de Subiay est sain ? » demanda Jessica. Elle devinait que Harah était profondément troublée par quelque chose d’autre et elle se demandait quoi.

« Aussi sain que peut le désirer une mère, dit Harah. Ils savent qu’Alia ne lui a fait aucun mal. Il ne leur importe pas tellement qu’elle l’ait touché. Il s’est calmé aussitôt et il était heureux. C’était…» Harah se tut et haussa les épaules.

« L’étrangeté de ma fille, c’est cela, n’est-ce pas ? demanda Jessica. C’est la façon qu’elle a de parler de choses qui ne devraient pas la concerner avant des années et d’autres qu’elle ne devrait pas connaître… des choses du passé. »

« Comment pouvait-elle savoir ce qu’est l’aspect d’un enfant sur Bela Tegeuse ? » demanda Harah.

« Mais il était ainsi ! lança Alia. Le garçon de Subiay était exactement comme le fils de Mitha qui est né avant le départ. »

« Alia ! s’écria Jessica. Je t’ai avertie. »

« Mais, Mère, je l’ai vu et c’était vrai, il…»

Jessica secoua la tête. Elle lisait sur les traits de Harah. A qui ai-je donné le jour ? se demanda-t-elle. A une fille qui, à sa naissance, savait déjà tout ce que je savais… et plus encore. Tout ce qui lui avait été révélé dans les corridors du passé par la Révérende Mère, au-dedans de moi.

« Ce ne sont pas seulement les choses qu’elle dit, fit Harah. Il y a aussi les exercices. La façon qu’elle a de s’asseoir et de regarder les rochers en ne bougeant qu’un muscle près de son nez, un doigt ou…»

« Cela fait partie de l’éducation Bene Gesserit, dit Jessica. Tu le sais, Harah. Nierais-tu l’héritage de ma fille ? »

« Révérende Mère, vous savez bien que ces choses ne m’importent guère. Il s’agit du peuple et de ce qu’il murmure. Je pressens le danger. Ils disent que votre fille est un démon, que les autres enfants refusent de jouer avec elle, qu’elle est…»

« Elle a si peu de choses en commun avec les autres enfants, dit Jessica. Elle n’est pas un démon, non. Elle est seulement…»

« Bien sûr qu’elle ne l’est pas ! »

Jessica fut surprise par la véhémence de Harah et elle jeta un coup d’œil à sa fille. Celle-ci apparaissait perdue dans ses pensées. Elle irradiait comme une impression… d’attente. Jessica reporta son regard sur Harah.

« Je te respecte en tant que membre de la maison de mon fils, dit-elle. (Alia s’agita nerveusement.) Tu peux me faire part de tout ce qui te tourmente. »

« Bientôt, je ne ferai plus partie de la maison de votre fils, dit Harah. Si j’ai attendu aussi longtemps, ce n’était que pour le bien de mes fils, pour l’éducation spéciale qu’ils recevaient en tant que fils d’Usul. C’est le moins que je pouvais leur donner, puisqu’il est bien connu que je ne partage pas le lit de votre fils. »

A nouveau, Alia bougea auprès de sa mère, à demi endormie.

« Pourtant, dit Jessica, tu aurais fait une bonne compagne pour mon fils. » Et elle pensa en elle-même, comme toujours : Une compagne… pas une épouse. Puis ses pensées rejoignirent le sujet qui était commun à tout le sietch, le centre des conversations : la liaison de Paul avec Chani.

J’aime Chani, pensa-t-elle. Mais elle se rappelait dans le même instant que l’amour devait s’effacer devant la nécessité royale. Aux mariages royaux, il était d’autres raisons que l’amour.

« Vous pensez que j’ignore ce que vous projetez pour votre fils ? » demanda Harah.

« Que veux-tu dire ? »

« Vous projetez de rassembler les tribus sous son pouvoir. »

« Est-ce mal ? »

« Je vois du danger pour lui… Et Alia fait partie de ce danger. »

Alia se rapprocha tout contre sa mère, ouvrit les yeux et regarda Harah.

« Je vous ai observées toutes les deux, reprit Harah. J’ai vu la façon dont vous vous touchiez. Alia est pareille à ma propre chair puisqu’elle est la sœur d’un être qui est comme mon frère. Je l’ai veillée, je l’ai gardée alors même qu’elle n’était qu’un bébé, depuis le temps où nous avons fui devant la razzia. J’ai lu bien des choses en elle. »

Jessica hocha la tête. Elle sentait grandir l’irritation d’Alia, à côté d’elle.

« Vous savez ce que je veux dire, poursuivit Harah. Cette façon qu’elle a eu de comprendre immédiatement ce que nous lui disions. Aurait-on jamais vu un bébé qui fût au courant de la discipline de l’eau ? Et dont les premiers mots auraient été : Je t’aime, Harah. (Elle regarda Jessica.) Pourquoi croyez-vous que j’aie accepté ses insultes ? Je savais bien qu’il n’y avait aucun mal en elles. »

Alia leva les yeux sur sa mère.

« Oui, j’ai le pouvoir de raisonner, Révérende Mère, continua Harah. J’aurais pu être la Sayyadina. J’ai vu ce que j’ai vu. »

« Harah… (Jessica haussa les épaules.) Je ne sais que te dire. » Et elle ressentit soudain de la surprise, parce qu’elle venait d’exprimer la vérité.

Alia se redressa, raffermit ses épaules. Jessica perçut la fin de l’attente, une émotion faite de tristesse et de décision.

« Nous avons fait une faute, dit Alia. A présent, nous avons besoin de Harah. »

« C’est lors de la Cérémonie de la Graine, dit Harah, que vous avez changé l’Eau de Vie, Révérende Mère, alors qu’Alia était en vous. »

Besoin de Harah ? se demanda Jessica.

« Qui d’autre pourrait parler au peuple et aider à me faire comprendre ? » demanda Alia.

« Que pourrait-elle faire ? »

« Elle le sait déjà », dit Alia.

« Je leur dirai la vérité, fit Harah. Son visage à la peau olivâtre était soudain ancien et triste, couvert de rides, semblable à celui d’une sorcière. Je leur dirai qu’Alia faisait semblant d’être une petite fille mais qu’elle ne l’a jamais été. »

Alia secoua la tête. Des larmes coulèrent sur ses joues et Jessica ressentit la vague de chagrin qui la balayait avec une extraordinaire violence.

« Je sais que je suis un monstre », dit Alia dans un souffle, et cette phrase d’adulte dans la bouche de sa fille fut pour Jessica comme une affreuse confirmation.

« Tu n’es pas un monstre ! lança Harah. Qui oserait le prétendre ? »

A nouveau, Jessica s’émerveilla de la note de protection ardente qu’elle venait de percevoir dans la voix de Harah. Et elle se rendit compte que le jugement de sa fille était juste : elles avaient besoin de Harah. La tribu comprendrait Harah, ses paroles comme ses émotions, car il était évident qu’elle aimait Alia comme sa propre enfant.

« Qui a dit cela ? » dit Harah.

« Personne. »

Alia essuya les larmes de son visage à l’aide d’un coin de l’aba de sa mère. Puis elle effaça les plis de la robe.

« Alors tu n’as rien dit », reprit Harah.

« Oui, Harah. »

« Et maintenant, il faut que tu me dises comment c’était afin que je le répète aux autres. Dis-moi ce qui t’est arrivé. »

Alia regarda sa mère. Jessica acquiesça.

« Un jour, dit Alia, je me suis éveillée. J’avais l’impression d’avoir dormi et pourtant je ne me rappelais de rien. J’étais dans un endroit chaud, et sombre. Et j’avais peur. »

En écoutant les paroles zézayantes de sa fille, Jessica se souvint de la grande caverne.

« J’avais peur, continuait Alia, et j’ai essayé de fuir, mais cela n’était pas possible. Alors, j’ai vu une étincelle… Ou plutôt, je ne l’ai pas vue exactement. Elle était seulement là avec moi et je ressentais ses émotions… Elle me berçait, me calmait, me disait que tout se passerait bien pour moi. C’était ma mère. »

Harah se frotta les yeux et sourit à Alia d’un air rassurant. Pourtant, il y avait encore une étincelle farouche dans le regard de la femme Fremen, comme si ses yeux, eux aussi, écoutaient les paroles qu’elle prononçait.

Et Jessica se dit : Que savons-nous des pensées des autres… de leurs expériences, de leur éducation, de leurs ancêtres ?

« Alors même que je me sentais rassurée et en sécurité, reprit Alia, une autre étincelle vint nous rejoindre… et tout se produisit en même temps. Cette autre étincelle était la Révérende Mère. Elle… échangeait des vies avec ma mère… tout… et j’étais avec elles, je voyais… Et puis tout fut fini et je fus elles, et tous les autres et moi-même… Seulement, il me fallut longtemps pour être moi-même ; seule. Il y avait tant d’autres gens. »

« C’était là une chose cruelle, dit Jessica. Aucun être ne devrait s’éveiller ainsi à la conscience. Ce qui est surprenant, c’est que tu aies accepté tout ce qui t’est advenu. »

« Je ne pouvais rien faire d’autre ! se récria Alia. Je ne savais pas comment rejeter cela, comment cacher ma conscience… ou l’isoler… Tout s’est passé comme cela. Tout…»

« Nous ne savions pas, murmura Harah. Lorsque nous avons donné l’eau à votre mère pour la Changer, nous ignorions que vous existiez en elle. »

« Ne sois pas triste, Harah, dit Alia. Je ne devrais pas me plaindre. Après tout, j’ai des raisons d’être heureuse : je suis une Révérende Mère. La tribu a deux Rév…»

Elle se tut brusquement, pencha la tête et parut écouter intensément.

Harah la regarda puis revint à Jessica.

« N’avais-tu pas deviné ? » demanda Jessica.

« Chcht », fit Alia.

Un chant rythmé leur parvenait maintenant des couloirs du sietch au-delà des tentures. Il se fit de plus en plus net. « Ya ! Ya ! Yawm ! Ya ! Ya ! Yawm ! Mu zein, wallah ! Ya ! Ya ! Yawm ! Mu zein, Wallah ! »

Les chanteurs passèrent devant l’entrée et leurs voix résonnèrent dans l’appartement. Puis, lentement, elles s’estompèrent.

Alors, Jessica prononça les paroles rituelles et il y avait du chagrin dans sa voix : « C’était Ramadhan et avril sur Bela Tegeuse. »

« Ma famille était assise dans la cour, dit Harah, et l’air était tout embué par la fontaine. Il y avait un arbre à portyguls, rond et sombre, tout près de là. Et un panier avec des mish mish, du baklava et des coupes de liban, toutes choses délicieuses. Et la paix régnait en nos jardins, sur nos troupeaux… sur toute la terre. »

« La vie était pleine de joie jusqu’à la venue des raiders », dit Alia.

« Notre sang est devenu froid aux cris de nos amis », dit Jessica. Et elle sentit affluer les souvenirs venus de tous ces passés dont elle avait la connaissance.

« La, la, la, ont crié les femmes », dit Harah.

« Les raiders ont surgi du mushtamal et leurs couteaux étaient rouges du sang de nos hommes », dit Jessica.

Et le silence tomba sur elles comme dans tout le sietch tandis qu’elles se souvenaient et ravivaient ainsi leur chagrin.

Puis Harah prononça les dernières paroles du rite avec une dureté que Jessica ne lui avait encore jamais connue.

« Nous ne pardonnerons jamais et n’oublierons jamais. »

Dans le silence qui suivit, elles perçurent une rumeur et le bruit soyeux des robes. Jessica sentit que quelqu’un s’était arrêté derrière les tentures.

« Révérende Mère ? »

C’était une voix de femme, celle de Tharthar, une des épouses de Stilgar.

« Qu’y a-t-il, Tharthar ? »

« Des ennuis, Révérende Mère. »

Jessica sentit son cœur se serrer. Elle eut peur pour Paul soudain et ne put s’empêcher de prononcer son nom dans un souffle.

Tharthar, écartant les tentures, pénétra dans la chambre. Derrière elle, tandis que le lourd tissu retombait, Jessica entrevit la foule assemblée. Elle se tourna vers la femme. Tharthar était petite, la peau sombre. Elle portait une robe rouge. Ses yeux étaient fixés sur Jessica et, dans ses narines dilatées, les marques des embouts étaient visibles.

« Que se passe-t-il ? » demanda Jessica.

« Des nouvelles sont venues du sable. Usul va affronter l’épreuve du faiseur… aujourd’hui. Les jeunes hommes disent qu’il ne peut échouer, qu’il chevauchera le faiseur avant que le soleil se couche. Ils se rassemblent pour une razzia. Ils vont lancer un raid sur le nord et c’est là qu’ils rencontreront Usul. Ils disent qu’ils lanceront le cri, alors. Ils disent qu’ils l’obligeront à défier Stilgar et à prendre le commandement des tribus. »

Récolter l’eau, sonder les dunes, changer ce monde lentement mais sûrement… ce n’est plus assez, pensa Jessica. Les petites expéditions, les raids en toute sécurité, cela ne leur suffit plus, maintenant que nous les avons formés, Paul et moi. Ils connaissent leur force. Ils veulent se battre.

Tharthar dansait d’un pied sur l’autre et s’éclairât la gorge.

Nous savons qu’il faut attendre prudemment, se dit Jessica, mais il y a en nous ce noyau de frustration. Et nous savons aussi le mal que peut nous faire une attente trop prolongée. Nous risquons d’oublier notre dessein.

« Les jeunes hommes disent que si Usul ne défie pas Stilgar, c’est qu’il doit avoir peur », dit Tharthar.

Elle baissa les yeux.

« C’est donc ainsi », murmura Jessica. Et elle songea : Eh bien, je l’ai vu venir. Tout comme Stilgar.

« Mon frère lui-même, Shoab, parle ainsi, dit encore Tharthar. Ils ne donneront pas le choix à Usul. »

Le moment est donc venu. Et Paul devra s’en sortir par lui-même. La Révérende Mère ne peut jouer un rôle dans la succession.

Alia retira ses mains de celles de sa mère et dit. « J’irai avec Tharthar et j’écouterai les jeunes hommes. Il existe peut-être un moyen. »

Jessica rencontra le regard de Tharthar mais ce fut à Alia qu’elle s’adressa : « Alors va. Et reviens me rapporter ce que tu auras entendu dès que possible. »

« Nous ne voulons pas que cela soit, Révérende Mère », dit Tharthar.

« Nous ne le voulons pas non plus, dit Jessica. La tribu a besoin de toute sa force. (Elle regarda Harah.) Iras-tu avec elles ? »

Harah répondit à la question qu’elle n’avait pas posée à haute voix : « Tharthar ne fera rien contre Alia. Elle sait que bientôt nous serons femmes ensemble, elle et moi, et que nous partagerons le même homme. Nous avons parlé, Tharthar et moi. (Elle regarda la femme de Stilgar puis de nouveau Jessica.) Nous nous comprenons. »

Tharthar tendit là main vers Alia. « Il faut nous hâter. Les jeunes hommes partent déjà. »

Elles franchirent les tentures. La main de l’enfant était dans celle de la femme, mais c’était l’enfant qui semblait mener la marche.

« Si Paul-Muad’Dib terrasse Stilgar, cela ne servira pas la tribu, dit Harah. Les chefs se succédaient ainsi auparavant, mais les temps ont changé. »

« Ils ont également changé pour toi », dit Jessica.

« Vous ne pouvez croire que je doute de l’issue de ce combat. Usul ne peut que vaincre. »

« C’est bien ce que j’entendais. »

« Et vous pensez que mes sentiments personnels marquent mon jugement, dit Harah. (Elle secoua la tête et les anneaux d’eau tintèrent à son cou.) Vous vous trompez. Mais peut-être pensez-vous tout aussi bien que je regrette de n’avoir pas été l’élue d’Usul et que je suis jalouse de Chani ? »

« Tu fais tes propres choix », dit Jessica.

« J’ai pitié de Chani. »

« Que veux-tu dire ? » Jessica s’était raidie, soudain.

« Je sais ce que vous pensez de Chani. Vous pensez qu’elle n’est pas la femme qu’il faut à votre fils. »

Jessica se détendit et se laissa aller sur les coussins. Elle haussa les épaules. « Peut-être. »

« Il se pourrait que vous ayez raison, dit Harah. Dans ce cas, vous trouverez une alliée surprenante dans la personne de Chani elle-même. Pour Lui, elle ne désire que ce qui est le mieux. »

Jessica sentit sa gorge se serrer. « Chani m’est très chère. Elle ne pourrait…»

« Vos tapis sont très sales, dit Harah et promenant les yeux par toute la pièce, évitant le regard de Jessica : Tant de gens viennent ici. Vous devriez les faire nettoyer plus souvent. »

On ne peut éviter l’influence de la politique au sein d’une religion orthodoxe. Cette lutte pour le pouvoir imprègne l’éducation, la formation et la discipline d’une communauté orthodoxe. A cause de cette pression, les chefs d’une telle communauté doivent inévitablement faire face à l’ultime question intérieure : se soumettre totalement à l’opportunisme pour conserver leur pouvoir ou risquer de se sacrifier eux-mêmes pour le maintien de l’éthique orthodoxe.

Extrait de

Muad’Dib : Les Questions Religieuses,

par la Princesse Irulan.


Debout dans le sable, Paul attendait le ver géant. Je ne dois pas attendre comme un contrebandier, en frémissant d’impatience, se dit-il. Il faut que je me fonde dans le désert.

La créature n’était plus qu’à quelques minutes, maintenant. Le crissement de son approche s’élevait dans l’air du matin. Dans la caverne de sa gueule, les dents dessinaient comme une fleur énorme. L’odeur de l’épice se faisait de plus en plus dense.

Paul était à l’aise dans son distille, qui glissait parfaitement sur son corps, et il était à peine conscient de la présence des embouts dans ses narines et du masque sur sa bouche. Il ne pensait qu’aux paroles de Stilgar, aux heures harassantes passées dans le sable.

« Dans le sable pois, à quelle distance du faiseur dois-tu te maintenir ? »

Il avait correctement répondu : « Par rapport au diamètre du faiseur, à un demi-mètre pour chaque mètre. »

« Pourquoi ? »

« Pour éviter le sillage de sable tout en ayant la possibilité de courir et de le monter. »

« Tu as déjà monté les petits, ceux qui sont élevés pour la graine et l’Eau de Vie, avait dit Stilgar. Mais pour l’épreuve, tu vas appeler un faiseur sauvage ; un vieux du désert. Celui-là, il te faudra lui témoigner le respect qui convient. »

Maintenant, le bruit profond du marteleur se mêlait au sifflement du ver. Paul respira à fond et perçut, même au travers de ses filtres, le parfum minéral, amer du désert. Le faiseur sauvage, le vieil homme du désert, était presque au-dessus de lui, à présent. Les premiers segments soulevaient une vague de sable qui allait bientôt atteindre Paul.

Viens, gentil monstre, pensa-t-il. Arrive. Tu as entendu mon appel, hein ? Allez, viens.

La vague de sable le souleva. Il fut enveloppé de poussière et il raffermit sa position tandis que la muraille vivante passait au-dessus de lui dans le tourbillon de sable.

Alors il lança ses hameçons, les sentit mordre, tira, sauta vers le haut et mit les pieds sur la falaise d’un anneau. C’était l’instant décisif : s’il avait planté correctement les hameçons sur le bord avant de l’anneau, s’il avait ouvert le segment, alors le ver ne l’écraserait pas contre le sol.

La créature ralentit. Elle arriva sur le marteleur qui se tut. Lentement, son corps se lova vers le haut, aussi haut que possible pour éloigner ces dards irritants du sable qui menaçait la tendre paroi de l’intérieur du segment.

Et Paul se retrouva sur le ver, exultant, comme un empereur dominant l’univers. Il dut lutter contre le désir soudain de se livrer à des facéties, de faire pivoter le monstre géant pour montrer sa maîtrise.

Il comprenait maintenant pourquoi Stilgar l’avait mis en garde en lui parlant de ces jeunes fous qui dansaient sur le ver, jouaient avec lui, ôtaient leurs deux hameçons à la fois pour les replanter ailleurs, très vite, avant que le ver ne les jette au sol.

Paul arracha un premier hameçon et le replanta plus bas dans l’anneau. Il assura fermement sa prise avant de répéter l’opération pour l’autre, descendant encore un peu plus bas. Le faiseur se lova encore, tourna et se dirigea vers la zone de sable farine où attendaient Stilgar et les autres.

Paul les vit s’approcher et lancer leurs hameçons pour escalader le ver, en évitant toutefois les bords sensibles des anneaux. Finalement, ils se retrouvèrent tous derrière Paul formant une triple rangée.

Stilgar s’avança, vérifia la position des hameçons de Paul et répondit à son sourire.

« Tu as réussi, hein ? dit-il en haussant la voix pour dominer le crissement de leur course. Du moins c’est ce que tu crois. Maintenant, laisse-moi te dire que c’était du bien mauvais travail. Je connais des gamins de douze ans qui font mieux. Il y avait des sables-tambours à gauche de l’endroit où tu attendais. Si le ver avait modifié sa course, tu n’aurais pas pu battre en retraite. »

Le sourire s’effaça du visage de Paul.

« J’avais vu ces sables-tambours », dit-il.

« Alors pourquoi n’as-tu pas demandé à l’un de nous de se mettre en position secondaire derrière toi ? Même pour l’épreuve, cela est permis. »

Paul se tut et offrit son visage au vent.

« Tu m’en veux de te dire cela maintenant, reprit Stilgar, mais c’est mon devoir. Je ne pense qu’à la valeur que tu représentes pour la troupe. Si tu étais tombé dans les sables-tambours, le faiseur serait venu sur toi. »

En dépit de la colère qu’il éprouvait, Paul devait admettre que Stilgar disait vrai. Il lui fallut toute la force de son éducation et une longue minute pour retrouver son calme. « Je m’excuse, dit-il. Cela ne se reproduira pas. »

« En position difficile, garde toujours un second qui te remplacera. Souviens-toi : nous travaillerons ensemble. Comme cela, ce sera plus sûr. Ensemble, n’est-ce pas ? »

Il posa la main sur l’épaule de Paul.

« Ensemble », dit Paul.

« Et maintenant, reprit Stilgar (et sa voix était âpre) montre-moi que tu sais vraiment monter un faiseur. Sur quel côté sommes-nous ? »

Paul baissa les yeux sur la surface écailleuse de l’anneau, examina la forme et les caractéristiques des écailles qui devenaient plus grandes à droite, plus petites à gauche. Il savait que chaque ver présentait plus souvent un certain côté en surface. Avec l’âge, cela devenait permanent. Les écailles du bas devenaient plus grandes, plus épaisses, plus lisses. Sur un gros ver, leur seule taille suffisait à reconnaître les écailles du haut.

Paul déplaça ses hameçons pour se porter sur la gauche. Il désigna deux hommes de flanc qui se portèrent sur les segments ouverts afin de maintenir le ver en ligne droite. Puis il ordonna à deux hommes de guide de se placer à l’avant.

Il lança alors le cri traditionnel : « Ach, haiii-yoh ! » L’homme de guide gauche ouvrit un segment. Pour protéger ce segment, le faiseur forma un cercle majestueux, pivota complètement sur lui-même et, comme il repartait droit vers le sud, Paul lança l’appel : « Geyrat ! »

L’homme de guide ôta l’hameçon. Le ver continua sa course en ligne droite.

« Très bien, Paul-Muad’Dib, dit Stilgar. Avec de la pratique, tu deviendras un cavalier des sables. »

Paul se rembrunit. N’étais-je pas le premier ? songea-t-il.

Derrière lui, des rires jaillirent soudain. Puis la troupe tout entière se mit à chanter, lançant son nom au ciel.

« Muad’Dib ! Muad’Dib ! Muad’Dib ! Muad’Dib ! »

Derrière, loin vers l’extrémité du ver, Paul entendit le battement des harceleurs sur les segments de queue. Le ver se mit à prendre de la vitesse. Les robes claquèrent au vent de la course et le sifflement du sable se fit plus fort.

Paul reconnut le visage de Chani et il ne le quitta pas des yeux tandis qu’il demandait : « Alors je suis un cavalier des sables, Stil ? »

« Hal yawm ! Tu es un cavalier des sables. »

« Je peux donc choisir notre destination ? »

« C’est ainsi que cela se fait. »

« Et je suis un Fremen, né ce jour dans l’erg de Habbanya. Avant ce jour je n’ai pas eu de vie. J’étais un enfant. »

« Pas vraiment un enfant », dit Stilgar, et il tira sur un coin de son capuchon qui claquait au vent.

« Mais il y avait un bouchon qui scellait mon univers, et ce bouchon a été retiré. »

« Il n’y a plus de bouchon. »

« Je voudrais aller vers le sud, Stilgar. A vingt marteleurs de là. Je voudrais voir cette terre que nous faisons, cette terre que je n’ai vue que par les yeux des autres. »

Et j’aimerais aussi voir mon fils et ma famille, pensa-t-il. Il me faut du temps, maintenant, pour examiner cet avenir qui, dans mon esprit, est un passé. Le tourbillon approche et si je ne peux le freiner, il se déchaînera.

Stilgar le jaugea du regard, calmement. Paul ne quittait pas Chani des yeux. Il lisait sur son visage le reflet de l’excitation que ses paroles avaient éveillée dans la troupe.

« Les hommes sont prêts à effectuer un raid sur les sillons des Harkonnens avec toi, dit Stilgar. Ils ne sont guère qu’à un marteleur d’ici. »

« Les Fedaykin se sont déjà battus avec moi, dit Paul. Et ils se battront encore jusqu’à ce qu’il n’y ait plus un seul Harkonnen pour respirer l’air d’Arrakis. »

Stilgar le regarda longuement et Paul comprit qu’il songeait en cet instant à son accession à la tête du sietch Tabr et au Conseil des Chefs depuis la mort de Liet-Kynes.

Il a entendu parler de l’agitation qui règne chez les jeunes Fremen, se dit-il.

« Désires-tu un rassemblement des chefs ? » demanda Stilgar.

Dans la troupe des jeunes hommes, les yeux brillaient, observaient. Dans ceux de Chani, il y avait de l’inquiétude, tandis qu’elle regardait Stilgar, qui était son oncle, puis Paul-Muad’Dib, qui était son compagnon.

« Tu ne peux deviner ce que je désire », dit Paul.

Je ne peux rebrousser chemin, pensa-t-il. Je dois garder mon emprise sur ces gens.

« Tu es le mudir des sables, aujourd’hui, dit Stilgar. Comment vas-tu user de ce pouvoir ? » Sa voix était froide.

Nous avons besoin de temps pour nous reposer, pour réfléchir, songea Paul.

« Nous irons au sud », dit-il.

« Même si je dis que nous devrons retourner vers le nord à la fin de cette journée ? »

« Nous irons au sud », répéta Paul.

Stilgar ajusta sa robe. « La Réunion aura lieu, dit-il. Je vais envoyer les messages. »

Il pense que je vais le défier, se dit Paul. Et il sait qu’il ne peut me vaincre.

Il se tourna vers le sud, dans le vent qui giflait ses joues, songeant à toutes les obligations qui allaient marquer ses décisions.

Ils ignorent ce qu’il en est vraiment, se dit-il.

Mais il savait qu’il ne pouvait se laisser arrêter par aucune considération. Il lui fallait demeurer sur le chemin de cet ouragan du temps qu’il pouvait apercevoir dans l’avenir. A un moment, il serait possible de le maîtriser, mais seulement s’il se trouvait en mesure de toucher le cœur du tourbillon.

Je ne défierai pas Stilgar si je peux l’éviter, se dit-il. S’il existe un autre moyen d’empêcher le jihad…

« Pour le repas du soir et la prière, nous nous arrêterons dans la Grotte des Oiseaux, au-delà de la chaîne de Habbanya », dit Stilgar. Il désigna une lointaine barrière de rochers qui surgissait du désert tout en plantant un hameçon pour assurer sa position dans le roulis du faiseur.

Paul porta son regard sur la falaise, sur les vagues de roc. Nul vert, nulle fleur pour adoucir la rigidité de cet horizon. Au-delà s’ouvrait le chemin du sud, à dix jours et dix nuits de voyage, aussi rapide que fût le faiseur qu’ils chevauchaient. Vingt marteleurs…

Leur route allait bien plus loin que celle des patrouilles Harkonnens. Paul la connaissait. Ses rêves la lui avaient révélée. Il viendrait un jour où, à l’horizon, la couleur changerait, de façon si subtile que l’on pourrait croire que c’était là une illusion due à l’imagination, à l’espoir. Et puis, ils atteindraient le nouveau sietch.

« Ma décision convient-elle à Muad’Dib ? » demanda Stilgar. Il y avait dans sa voix une trace infime de sarcasme, mais les oreilles qui écoutaient étaient celles de Fremen et, ainsi qu’elles lisaient le cri de l’oiseau ou le message du cielago, elles lurent le sarcasme et les yeux se tournèrent alors vers Paul pour voir ce qu’il allait faire.

« Lorsque nous avons consacré les Fedaykin, Stilgar a entendu mon serment de loyauté, dit Paul. Mes commandos de la mort savent que l’honneur parle par ma bouche. Stilgar en douterait-il ? »

Il y avait une peine réelle dans la voix de Paul. Stilgar l’entendit et baissa les yeux.

« D’Usul, le compagnon de sietch, je n’aurais point douté dit-il. Mais tu es Paul-Muad’Dib, le duc Atréides, et le Lisan al-Gaib, la Voix de L’Autre Monde. Ceux-là, je ne les connais pas. »

Paul se détourna pour observer la Chaîne de Habbanya qui surgissait du désert. Sous eux, le faiseur était encore plein de force et de volonté. Il pouvait aller presque deux fois plus loin que tout autre faiseur avant lui. Paul le savait. Rien, même dans les histoires que se racontaient les enfants, ne pouvait se comparer à ce vieil homme du désert. Ce ver, comprit-il, était la source d’une nouvelle légende.

Une main lui agrippa l’épaule.

Les yeux sombres de Stilgar le contemplaient, entre le masque et le capuchon de son distille.

« Celui qui menait le sietch Tabr avant moi était mon ami, dit-il. Nous partagions les mêmes dangers. Plus d’une fois, il m’a dû la vie… comme je lui ai dû la mienne. »

« Je suis ton ami, Stilgar », dit Paul.

« Nul n’en doute, dit Stilgar. (Il retira sa main, haussa les épaules.) C’est ainsi. »

Et Paul comprit qu’il était trop imprégné des usages fremen pour pouvoir seulement en imaginer d’autres. Chez les Fremen, le chef devait mourir pour abandonner les rênes du pouvoir à un autre. Stilgar était un naib.

« Nous devrions laisser ce faiseur en sable profond », dit Paul.

« Oui. Nous pourrons marcher jusqu’à la grotte. »

« Nous l’avons monté assez longtemps. Maintenant, il va s’enterrer et dormir pendant un jour ou deux. »

« Tu es le mudir du sable, dit Stilgar. Quand nous…»

Il se tut, les yeux fixés sur l’horizon d’est.

Paul suivit son regard. La teinte bleue de ses yeux rendait le ciel plus sombre, d’un riche azur. Et sur ce fond, un clignotement lointain se détachait nettement.

Un ornithoptère !

« Un petit », dit Stilgar.

« Peut-être un éclaireur. Crois-tu qu’ils nous aient vus ? »

« A cette distance, ils ne distinguent qu’un ver en surface, dit Stilgar. (Il tendit la main gauche.) En bas. Dispersez-vous sur le sable. »

La troupe se laissa glisser sur les flancs du ver, se confondant avec le sable. Paul repéra l’endroit où était tombée Chani. Stilgar et lui demeuraient seuls sur le faiseur. « Le premier en haut, le dernier en bas », dit Paul.

Stilgar acquiesça et se laissa glisser vers le sol. Paul attendit encore un instant que le ver se fût éloigné de la zone où les hommes s’étaient dispersés, puis ôta ses propres hameçons. Avec un ver qui n’était pas totalement épuisé, c’était le moment le plus critique. Libéré des hameçons et des harceleurs, le ver géant plongea vers les profondeurs du sable. Paul courut sur les vastes anneaux, choisit son moment avec précision et sauta. Il tomba dans le sable et prit immédiatement sa course vers une dune proche pour plonger sous une cascade de sable, ainsi qu’on le lui avait appris.

Maintenant, il fallait attendre.

Doucement, il se tourna jusqu’à ce qu’il pût distinguer un ruban de ciel. Plus loin, il le savait, tous les autres faisaient de même.

Il perçut le battement des ailes de l’orni avant même de le voir. Puis, dans le chuchotement de ses fusées, l’appareil plongea vers les rochers.

Paul remarqua qu’il ne portait aucun emblème.

Il disparut derrière la Chaîne de Habbanya.

Quelque part dans le désert, un oiseau cria. Puis un autre.

Paul se releva et escalada la dune. De loin en loin, des silhouettes se dressaient. Il reconnut Chani, puis Stilgar qui tendait la main vers la chaîne.

Ils se rassemblèrent, tous, et se mirent en marche selon le rythme brisé qui ne pouvait attirer un faiseur. Stilgar rejoignit Paul sur la crête d’une dune durcie par le vent.

« C’était un appareil des contrebandiers », dit-il.

« C’est ce qu’il semblait, dit Paul. Mais nous sommes bien loin dans le désert. »

« Ils ont aussi leurs problèmes avec les patrouilles », dit Stilgar.

« S’ils viennent si loin dans le désert, ils peuvent aller plus loin encore. »

« C’est vrai. »

« Il ne serait pas bon qu’ils puissent voir ce qu’il y a plus loin au sud. Les contrebandiers font également le commerce des informations. »

« Tu ne penses pas qu’ils cherchaient de l’épice ? » demanda Stilgar.

« En ce cas, il devrait y avoir une aile et une chenille quelque part, dit Paul. Nous avons de l’épice. Tendons un piège et attrapons quelques contrebandiers. Il faut qu’ils apprennent que ce pays est le nôtre et que nos hommes ont besoin d’essayer leurs nouvelles armes. »

« Voilà qui est parlé, Usul, dit Stilgar. Usul pense comme un Fremen. »

Mais Usul doit prendre des décisions qui mènent à un but terrible, pensa Paul. Et l’orage se formait.

Quand la loi et le devoir ne font qu’un sous la religion, nul n’est plus vraiment conscient. Alors, on est toujours un peu moins qu’un individu.

Extrait de

Muad’Dib : Les Quatre-vingt-dix-neuf Merveilles de l’Univers,

par la Princesse Irulan.


L’usine à épice des contrebandiers s’avançait à travers les dunes avec son aile portante et sa couronne d’ornithoptères bourdonnants, pareille à quelque reine insecte suivie de son cortège. Des alignements de rochers bas apparurent, semblables à des modèles réduits du Bouclier.

Dans la bulle de commande de l’usine, Gurney Halleck, penché en avant, réglait les lentilles à huile de ses jumelles pour observer le paysage. Au-delà des rochers, il distinguait une zone sombre qui pouvait correspondre à un gisement d’épice. Il donna l’ordre à un des ornis d’aller en reconnaissance.

L’appareil battit des ailes pour accuser réception du message et quitta l’essaim, pour piquer vers la tache de sable sombre qu’il survola à basse altitude, dardant ses détecteurs.

Presque aussitôt, il abaissa ses ailes et accomplit un cercle, indiquant qu’il venait de repérer l’épice.

Gurney abaissa ses jumelles. Les autres avaient dû également voir le signal. L’endroit lui semblait parfait. Les rochers les protégeaient. Bien sûr, ils étaient loin dans le désert et une embuscade était peu probable mais, pourtant… Il donna l’ordre à un appareil de survoler les rochers et envoya les autres en différents points autour de la zone repérée, pas trop haut cependant, pour échapper aux détecteurs harkonnens à longue portée.

Mais il ne pensait pas qu’ils puissent rencontrer des patrouilles harkonnens si loin dans le sud. Non, ce territoire était celui des Fremen.

Gurney entreprit de vérifier ses armes tout en maudissant encore une fois l’inutilité des boucliers. Il fallait éviter à tout prix d’attirer un ver. Il caressa la cicatrice sur sa mâchoire et décida, tout en observant le paysage, qu’il valait mieux envoyer des hommes à pied dans les rochers. L’inspection directe du terrain restait encore le moyen le plus sûr. Les Fremen et les Harkonnens étaient à couteaux tirés et l’on ne pouvait être trop prudent.

C’étaient les Fremen qui préoccupaient Gurney. L’épice leur importait peu mais ils se révélaient de vrais démons dès l’instant où l’on pénétrait sur un territoire qu’ils considéraient comme interdit. Et, depuis quelque temps, ils étaient diaboliquement rusés.

C’était cela précisément qui troublait Gurney, la ruse et l’habileté au combat de ces indigènes. Ils montraient une connaissance de la guerre qu’il avait encore rarement rencontrée, lui qui avait été formé par les meilleurs combattants de l’univers avant de participer à des batailles où seuls survivaient les plus forts.

A nouveau, il examina le désert, se demandant d’où pouvait provenir son inquiétude grandissante. C’était peut-être cette tempête qu’ils avaient vue… pourtant elle était loin, de l’autre côté de la chaîne.

Une tête apparut à ses côtés, celle du commandant de la chenille, un vieux pirate barbu et borgne, aux yeux bleuis par l’épice, aux dents d’une blancheur de lait. « Le gisement a l’air riche, dit-il. Nous y allons ? »

« Allez jusqu’à la limite des rochers, dit Gurney. Laissez-moi débarquer avec mes hommes. Vous pourrez ensuite rouler jusqu’au gisement. Il faut que nous jetions un coup d’œil par là. »

« Vu. »

« En cas d’ennuis, sauvez l’usine. Nous fuirons avec les ornis. »

Le commandant salua : « Vu, chef. » Et il se retira.

Une fois encore, Gurney explora l’horizon. Il ne devait pas rejeter la possibilité de la présence de Fremen. L’usine était loin dans leur territoire. Le caractère imprévisible et la dureté des Fremen ne laissaient pas de le contrarier. Et il y avait bien d’autres choses encore qui le contrariaient dans ce travail. Mais les gains étaient importants. Par exemple, il ne pouvait jamais autoriser les ornis à prendre de l’altitude. Et la radio devait garder un silence absolu. Tout cela ne faisait qu’ajouter à son inquiétude.

La chenille vira et descendit vers le désert. Doucement, les bandes de roulement touchèrent le sable.

Gurney ouvrit le dôme transparent et se débarrassa de son harnachement. A l’instant même où l’usine s’arrêtait, il fut dehors, claqua le dôme derrière lui et s’élança au-delà du périmètre de sécurité de la chenille, suivi des cinq hommes de sa garde personnelle qui venaient de surgir de l’écoutille avant. Pendant ce temps, l’aile portante prenait de l’altitude et se mettait à tourner au-dessus de l’usine.

L’énorme chenille se remit presque aussitôt en marche et s’éloigna des rochers en direction de la tache sombre du gisement d’épice.

Un premier orni, puis deux autres gagnèrent le sol et dégorgèrent les hommes de Gurney avant de reprendre l’air.

Gurney, dans son distille, étira ses muscles. Il abaissa son masque facial. En cet instant, la puissance de sa voix, les ordres qu’il devait lancer comptaient plus que l’humidité qu’il allait perdre. Il s’élança entre les rochers, sondant le terrain sous ses pas : cailloux, sable, pois Senteur d’épice dans l’air.

Un site idéal pour une base de secours, se dit-il. Il serait peut-être avisé d’enterrer quelques provisions par ici.

Il se tourna vers ses hommes. C’étaient de bons éléments, même les nouveaux qu’il n’avait pas eu le temps de mettre à l’épreuve. Des hommes de valeur. Il était inutile de leur dire constamment ce qu’il fallait faire. Aucun lâche parmi eux, aucun bouclier susceptible d’attirer un ver qui viendrait ruiner leur récolte d’épice.

De l’endroit où il se trouvait, Gurney pouvait apercevoir la tache sombre du gisement, à quelque cinq cents mètres de là. La chenille l’avait presque atteint. Les ornis de couverture maintenaient leur altitude et Gurney hocha la tête, satisfait avant de reprendre son escalade.

A cet instant, la chaîne tout entière parut faire explosion.

Douze traits de flammes jaillirent en rugissant vers les ornis et l’aile portante. Dans le même temps, un fracas métallique s’éleva dans la direction de la chenille et les rochers, autour de Gurney, furent pleins de guerriers encapuchonnés.

Gurney eut le temps de penser : Par les cornes de la Grande Mère ! Ils utilisent des fusées ! Puis il y eut un homme devant lui, accroupi, le krys pointé. Deux autres se dressaient entre les rochers, à droite et à gauche. Seuls les yeux de l’homme étaient visibles, entre le capuchon et le voile couleur de sable, mais son attitude, la façon dont il se tenait accroupi étaient révélatrices. C’était un guerrier endurci et habile. Ses yeux entièrement bleus étaient ceux des Fremen du désert profond.

Gurney porta la main à son propre couteau sans quitter des yeux le krys de son adversaire. S’ils utilisaient des fusées, ils devaient disposer d’autres armes à projectiles. Il fallait être d’une extrême prudence. Rien qu’aux sons qu’il percevait, Gurney savait que leur couverture aérienne avait été en partie détruite. Il percevait aussi des grognements, des bruits de lutte derrière lui.

Le Fremen avait suivi le mouvement de sa main.

« Laisse ton couteau dans son étui. Gurney Halleck », dit-il.

Gurney hésita. Même au travers du filtre du distille, cette voix avait des accents familiers.

« Tu connais mon nom ? » dit-il.

« Tu n’as nul besoin d’un couteau avec moi, Gurney, dit le Fremen. (Il se redressa et glissa son krys sous sa robe.) Dis à tes hommes de cesser leur résistance inutile. »

Puis, l’homme rejeta son capuchon en arrière et ôta son filtre.

Gurney se figea. Il crut une seconde qu’il avait devant lui le fantôme du Duc Leto Atréides. Puis il comprit, lentement.

« Paul ! souffla-t-il. Puis, plus fort : Paul, est-ce vraiment toi ? »

« Ne crois-tu pas tes propres yeux ? » demanda Paul.

« Ils disaient que tu étais mort », dit Gurney, et sa voix était rauque. Il fit un pas en avant.

« Dis à tes hommes de se rendre », répéta Paul en tendant la main vers le bas des rochers.

A regret, Gurney se retourna. Il ne vit que quelques rares combattants. Les hommes du désert semblaient être de partout. La chenille s’était immobilisée, silencieuse. Des Fremen se tenaient debout sur la coque. Il n’y avait plus un seul orni dans le ciel.

« Cessez le combat ! lança Gurney. (Il prit son souffle et mit ses mains en porte-voix.) Ici Gurney Halleck ! Cessez le combat ! »

Lentement, les combattants se séparèrent. Des regards perplexes se tournèrent vers Gurney.

« Ce sont des amis ! » lança-t-il.

« Drôles d’amis, répondit une voix. La moitié des nôtres ont été tués ! »

« C’est une erreur. N’y ajoutez pas encore. »

Gurney fit de nouveau face à Paul et plongea son regard dans ses yeux bleus de Fremen.

Il y avait un sourire sur les lèvres de Paul mais son expression conservait une dureté qui rappela à Gurney le Vieux Duc, le grand-père de Paul. Puis il vit la peau tannée, le regard vigilant qui n’avaient jamais été d’un Atréides.

« Ils disaient que tu étais mort », répéta-t-il.

« Et de les laisser croire cela semble bien la meilleure des protections », dit Paul.

Et Gurney comprit que ce serait la seule excuse qu’il entendrait jamais, lui qui avait été abandonné à lui-même, lui qui avait cru son jeune Duc mort… Son jeune Duc, son ami. Et il se demanda ce qui restait en lui du garçon à qui il avait enseigné l’art du combat.

Paul fit un pas vers lui et vit son regard songeur.

« Gurney…»

Et ils furent dans les bras l’un de l’autre, se donnant de grandes bourrades dans le dos, éprouvant le contact réconfortant de leurs muscles.

« Satané gamin ! Satané gamin ! » répétait Gurney.

« Gurney ! Vieux Gurney ! » disait Paul.

Puis ils se séparèrent, se regardèrent. Gurney respira profondément. « Ainsi c’est à cause de toi que les Fremen sont devenus si habiles à la bataille. J’aurais dû comprendre. Ils font des choses que je pourrais faire moi-même. Si seulement j’avais compris… (Il secoua la tête.) Si tu m’avais averti, mon garçon. Rien n’aurait pu m’arrêter. Je serais arrivé en courant et…»

Le regard de Paul l’interrompit, un regard dur, calculateur. Il soupira : « Oui, bien sûr, et certains se seraient demandé pourquoi Gurney Halleck partait ainsi en courant et d’autres auraient fait plus que se poser des questions. Ils seraient venus chercher les réponses. »

Paul acquiesça et regarda les Fremen, autour d’eux. Les Fedaykin avaient une expression de curiosité. Son regard revint à Gurney. D’avoir ainsi retrouvé le vieux maître d’armes l’emplissait de joie. C’était comme un heureux présage, l’annonce d’un avenir où tout était bien.

Avec Gurney à mes côtés…

Il regarda vers le bas des rochers, au-delà des Fedaykin, les hommes de Gurney.

« Comment se comportent-ils, Gurney ? »

« Ce sont des contrebandiers. Ils vont là où le profit les appelle »

« Notre aventure promet peu de profits », dit Paul. Il nota le geste subtil de la main droite de Gurney. Dans le vieux code manuel qu’ils utilisaient tous deux autrefois cela signifiait que, parmi les contrebandiers, il y avait certains hommes dont il devait se méfier.

Il porta la main à sa bouche pour indiquer qu’il avait compris et leva les yeux vers les Fremen. Il aperçut alors Stilgar et le souvenir de ce problème encore en suspens vint ternir quelque peu sa joie.

« Stilgar, dit-il, voici Gurney Halleck dont tu m’as entendu parler. C’est un vieil ami. Il était le maître d’armes de mon père et m’enseignait le combat. On peut se fier à lui dans n’importe quelle aventure. »

« Je comprends, dit Stilgar. Tu es son Duc. »

Paul contempla le sombre visage et se demanda pour quelles raisons Stilgar avait dit précisément cela. Son Duc. Il avait eu une intonation étrange, comme s’il eût voulu dire autre chose. Et cela ne lui ressemblait pas. Stilgar était un chef Fremen, un homme qui parlait avec son esprit.

Mon Duc ! pensa Gurney. (Il regarda Paul.) Oui, Leto est mort et le titre lui revient désormais.

Dans son esprit, la carte de la guerre fremen sur Arrakis prit une forme nouvelle. Mon Duc ! Tout au fond de lui, quelque chose de mort revenait à la vie. C’est à peine s’il avait conscience de la voix de Paul qui ordonnait que les contrebandiers soient désarmés jusqu’à leur interrogatoire.

Il ne revint à la réalité que lorsqu’il perçut quelques protestations parmi ses hommes. Il secoua la tête et se retourna : « Êtes-vous sourds ? lança-t-il. C’est le Duc légitime d’Arrakis qui ordonne. Faites ce qu’il dit. »

En grommelant, ils obéirent.

Paul se rapprocha de Gurney et dit à voix basse : « Je ne me serais pas attendu à ce que tu tombes dans ce piège, Gurney. »

« Je suis bien puni. Mais je suis prêt à parier que l’épaisseur du gisement d’épice dépasse à peine celle d’un grain de sable. C’était là juste un appât capable de nous attirer. »

« Tu gagnerais ton pari, dit Paul. (Il regarda les hommes qui rendaient leurs armes.) Y a-t-il des hommes de mon père parmi eux ? »

« Aucun. Tous sont dispersés. Quelques-uns sont avec les libres marchands mais la plupart ont dépensé tous leurs biens pour fuir ce monde. »

« Mais tu es demeuré, toi. »

« Je suis demeuré. »

« Parce que Rabban est ici. »

« Je pensais qu’il ne me restait rien d’autre que la vengeance », dit Gurney.

Un cri étrangement bref vint des hauteurs. Gurney leva les yeux et vit un Fremen qui agitait un mouchoir.

« Un ver arrive » dit Paul. Suivi de Gurney, il gagna un rocher et regarda dans la direction du sud-ouest. A mi-distance, le monticule mouvant d’un ver approchait dans un jaillissement de poussière. Il venait droit sur les rochers. « Il est assez gros », dit Paul.

Dans un fracas métallique, la chenille s’ébranla et, comme un énorme insecte, revint vers les rochers.

« Quel dommage que nous n’ayons pu épargner le portant », dit Paul.

Gurney le regarda, puis ses yeux se portèrent sur les débris fumants qui étaient tout ce qui subsistait de l’aile et des ornis abattus par les fusées Fremen. Il fut soudain envahi par le chagrin en songeant à tous les hommes qui étaient morts, là, ses hommes, et il dit : « Votre père aurait plutôt pleuré les hommes qu’il n’avait pu sauver. »

Paul lui jeta un regard pénétrant, puis baissa les yeux.

« Ils étaient tes amis, Gurney. Je te comprends. Pour nous, cependant, ils étaient des intrus. Ils pouvaient voir des choses qu’il leur était interdit de voir. Tu dois comprendre cela. »

« Je pense que je le comprends, dit Gurney. Mais à présent, je serais curieux de voir ce que je ne devais pas voir. »

Paul reconnut tout à coup ce sourire de vieux loup qu’il connaissait si bien et il vit se plisser l’ancienne cicatrice de vinencre sur la mâchoire de Gurney.

De tous côtés, maintenant, les Fremen poursuivaient leur tâche et Gurney prit conscience qu’ils ne semblaient pas du tout s’inquiéter de l’approche du ver.

Dans les dunes, au-delà du gisement d’épice, un battement sourd se fit entendre et, dans le même temps, Gurney en perçut les vibrations dans le sol. Des Fremen se dispersaient dans le sable, là-bas, sur le chemin du ver. Et le ver était tout proche, maintenant, pareil à quelque poisson frôlant la surface de sable liquide, ses anneaux ondoyant et brillant au-devant du sillage de poussière.

Et Gurney assista à sa capture. Il vit le mouvement du premier lanceur d’hameçons, le pivotement brusque de la créature, et puis tous les hommes qui se lançaient à l’assaut de la mouvante colline d’écailles.

« Voilà une chose que tu n’aurais pas dû voir », dit Paul.

« Des histoires et des rumeurs circulent, dit Gurney. Mais on a du mal à croire cela sans l’avoir vu. (Il secoua la tête.) Vous traitez comme un animal de monte cette créature que tout Arrakis redoute. »

« Tu as entendu mon père parler du pouvoir du désert. Le voici. La surface de la planète nous appartient. Il n’est nulle créature, nulle tempête qui puisse nous arrêter. »

Nous, songea Gurney. Il veut dire : Nous, les Fremen. Il se considère comme l’un d’eux. A nouveau, il regarda les yeux bleus de Paul. Il savait que les siens aussi avaient un reflet bleu léger, comme tous ceux des contrebandiers qui, cependant, absorbaient aussi des aliments d’importation.

Cela était à l’origine d’un subtil système de castes. Lorsqu’un homme devenait trop semblable aux indigènes, on disait qu’il avait « pris un coup d’épice ». Il y avait toujours un certain mépris dans cette expression.

« Il fut un temps où nous ne chevauchions pas le ver dans la clarté du jour, sous ces latitudes, dit Paul. Mais Rabban ne dispose plus d’un nombre suffisant d’ornis pour se permettre de surveiller le moindre sillage de sable. (Il regarda Gurney.) Ta présence ici nous a surpris. »

Nous… Nous…

Gurney secoua la tête pour chasser ces pensées. « Vous n’avez pas été aussi surpris que nous. »

« Que dit Rabban, dans les creux et les villages ? »

« Que les villages des sillons sont fortifiés à un point tel que vous n’oserez plus les attaquer. Ils n’ont qu’à demeurer tranquillement derrière leurs lignes de défense pendant que vous vous perdrez en attaques futiles. »

« En résumé, dit Paul, ils sont immobilisés. »

« Alors que vous pouvez vous rendre où vous le désirez », dit Gurney.

« C’est une tactique que je tiens de toi. Ils ont perdu l’initiative, ce qui signifie qu’ils ont perdu la guerre. »

Gurney eut un sourire de compréhension.

« Notre ennemi, reprit Paul, est exactement là où je désire qu’il soit. (Il regarda Gurney et demanda :) Eh bien, Gurney, veux-tu t’enrôler avec moi pour la fin de cette campagne ? »

« M’enrôler ? Mais Mon Seigneur, je n’ai jamais quitté votre service. Vous êtes tout ce qui me reste… Alors que je vous croyais mort. J’étais seul et j’ai survécu comme je le pouvais, en attendant de donner ma vie pour la seule cause qui restait valable… la mort de Rabban. »

Il y eut un silence embarrassé entre eux. Une silhouette féminine apparut au-dessus d’eux, entre les rochers. Ses yeux, entre le masque de son visage et le capuchon, allaient de Paul à son interlocuteur, sans cesse. Elle s’approcha et s’arrêta devant Paul.

« Chani, voici Gurney Halleck, dit Paul. Tu m’as entendu parler de lui. »

« Oui, j’ai entendu parler de lui », dit-elle, et elle jeta un coup d’œil à Halleck avant de regarder à nouveau Paul.

« Où sont allés les hommes, sur le faiseur ? »

« Ils ne font que l’éloigner pour nous permettre de sauver le matériel. »

« En ce cas…» dit Paul. Il s’interrompit et huma le vent.

« Le vent approche », dit Chani.

Quelque part au-dessus d’eux, une voix lança : « Oh… Le vent ! »

Gurney vit que les Fremen se hâtaient, tout à coup. Leurs gestes devenaient frénétiques. L’approche du vent faisait naître une crainte que n’avait pas suscitée le ver géant. La chenille gagna en cahotant les premiers rochers et les hommes se mirent à lui frayer un chemin. Ils replaçaient ensuite les rochers et Gurney lui-même n’aurait pu être certain de relever la trace du passage de l’engin.

« Avez-vous beaucoup de repaires semblables ? » demanda-t-il.

« Beaucoup, dit Paul. (Il regarda Chani.) Trouve-moi Korba. Dis-lui que Gurney m’a averti que nous devions nous méfier de certains des hommes des contrebandiers. »

Elle regarda rapidement Gurney, puis elle acquiesça et courut vers le bas des rochers avec la grâce et l’agilité d’une gazelle.

« C’est votre compagne », dit Gurney.

« La mère de mon premier enfant, dit Paul. Les Atréides ont un nouveau Leto. »

Gurney se contenta de hausser les sourcils.

Paul observait les opérations, autour d’eux, d’un œil critique. Le ciel prenait une teinte ocre, à présent, et les premiers souffles de vent leur apportaient la poussière du désert.

« Ferme bien ton distille », dit Paul. Il ajustait le masque et le capuchon sur son visage. Gurney obéit. D’une voix étouffée par le filtre, Paul demanda : « Quels sont les hommes dont tu te méfies, Gurney ? »

« Il y a quelques nouvelles recrues. Des étrangers…» Il hésita, surpris que le terme fût venu aussi facilement sous sa langue : Des étrangers.

« Oui ? »

« Ils ne ressemblent pas aux autres, aux chasseurs de fortune que nous avions précédemment. Ils sont plus durs. »

« Des espions d’Harkonnen ? » demanda Paul.

« Je crois, Mon Seigneur, qu’ils n’ont rien à voir avec les Harkonnens. Je les soupçonne d’être au service de l’Empereur. Salusa Secundus a laissé son empreinte sur eux. »

« Des Sardaukar ? » Le regard de Paul était dur.

Gurney haussa les épaules. « C’est possible, mais ils le cacheraient bien, en ce cas. »

Paul acquiesça. Gurney était bien vite revenu à ses habitudes de loyal défenseur des Atréides, mais avec des différences subtiles. Lui aussi avait été transformé par Arrakis.

Deux Fremen venaient vers eux. L’un d’eux portait sur l’épaule un volumineux paquet noir.

« Où sont mes hommes, maintenant ? » demanda Gurney.

« Dans les rochers, en dessous. Dans la Grotte des Oiseaux. Nous déciderons de ce qu’il convient de faire à leur sujet après la tempête. »

« Muad’Dib ! » appela une voix.

Paul se retourna et, d’un geste, répondit au garde fremen qui les appelait depuis l’entrée de la grotte.

Gurney le regardait avec une expression nouvelle. « C’est toi Muad’Dib ? dit-il. Le feu follet des sables ? »

« C’est mon nom de Fremen. »

Gurney se détourna, soudain envahi d’un sombre pressentiment. La moitié de ses hommes gisait dans le sable. L’autre moitié était prisonnière. Les nouveaux, les hommes suspects, ne lui importaient guère. Mais parmi les autres il y avait des hommes braves, des amis, des gens dont il se sentait responsable. « Nous déciderons ce qu’il convient de faire à leur sujet après la tempête. » C’est ce qu’avait dit Paul, ce qu’avait dit Muad’Dib. Et Gurney se souvenait des histoires qui circulaient à propos de Muad’Dib, le Lisan al-Gaib. On disait qu’il s’était servi de la peau d’un officier harkonnen pour revêtir ses tambours, qu’il ne se déplaçait qu’avec ses commandos de la mort, les Fedaykin, qui se ruaient au combat avec un chant de mort.

Lui.

Les deux Fremen qui venaient du bas des rochers, d’un bond léger gagnèrent un entablement et s’immobilisèrent devant Paul. Celui qui avait le visage sombre déclara : « Tout est en sûreté, Muad’Dib. Nous ferions bien de descendre, à présent. »

« C’est juste. »

Gurney remarqua le ton particulier de l’homme. Il ordonnait et demandait dans le même temps. C’était celui que l’on nommait Stilgar, une autre figure légendaire parmi les Fremen.

Paul se tourna vers l’autre homme, qui portait son fardeau noir : « Korba, qu’y a-t-il dans ce paquet ? »

Ce fut Stilgar qui répondit : « C’était dans la chenille. C’est une balisette, avec les initiales de ton ami. Je t’ai souvent entendu parler du talent de Gurney Halleck à la balisette »

Gurney regarda attentivement Stilgar, la frange de barbe noire qui apparaissait au-dessus du masque, les yeux de faucon, le nez aigu.

« Votre compagnon pense juste, Mon Seigneur, dit Gurney, Merci, Stilgar. »

Stilgar fit signe à Korba de remettre le paquet à Gurney, puis dit : « Remerciez votre Seigneur Duc. C’est lui qui vous a fait admettre parmi nous. »

Gurney prit la balisette. La dureté qu’il avait perçue sous ces paroles le rendait perplexe. L’homme avait comme un air de défi et Gurney se demanda si cela pouvait provenir d’un quelconque sentiment de jalousie. Il était, pour Stilgar, Gurney Halleck, un homme qui avait connu Paul longtemps avant Arrakis, un vieux compagnon que Stilgar ne pourrait jamais espérer devenir vraiment.

« J’aimerais que vous soyez deux amis », dit Paul.

« Stilgar le Fremen est renommé, dit Gurney. Je serais honoré d’avoir pour ami un tueur d’Harkonnens. »

« Toucheras-tu les mains de mon ami Gurney Halleck, Stilgar ? » demanda Paul.

Lentement, Stilgar tendit la main, toucha celle que lui offrait Gurney, une main que l’épée, année après année, avait rendue calleuse.

« Il en est peu qui n’aient pas entendu prononcer le nom de Gurney Halleck, dit-il. Puis il se retourna vers Paul : La tempête arrive sur nous. »

« Allons », dit Paul.

Stilgar prit la tête et, par un itinéraire qui serpentait entre les rochers, ils atteignirent l’entrée basse de la grotte. Dès qu’ils furent à l’intérieur, des hommes se précipitèrent pour sceller l’orifice. La clarté des brilleurs révélait une vaste salle en forme de dôme. De l’autre côté d’une terrasse naturelle, s’ouvrait un passage et c’est dans cette direction que s’engagea Paul, suivi de Gurney, tandis que les autres se dirigeaient vers un second couloir, juste en face de l’entrée de la grotte.

Paul traversa l’antichambre et pénétra dans une pièce aux murs tendus de draperies aux tons de vin sombre.

« Nous pourrons être tranquilles ici pendant un moment, dit-il, les autres respecteront mon…»

Une cymbale d’alarme claqua dans la grotte. Il y eut des cris, des froissements d’armes. Paul se retourna, retraversa l’antichambre et surgit sur la terrasse rocheuse. Gurney était derrière lui, l’épée au clair.

Sur le sol de la grotte, des silhouettes entremêlées luttaient sauvagement. Il ne fallut qu’un bref instant à Paul pour analyser la scène, séparer les robes Fremen et les bourkas des autres vêtements. Ses sens, que sa mère avait affinés au long des années, lui révélèrent un détail significatif : les Fremen se battaient contre des hommes qui portaient la robe des contrebandiers, mais qui étaient groupés trois par trois, formant le triangle lorsqu’ils étaient acculés. Cette tactique était la marque des Sardaukar de l’Empereur. Tout à coup, un Fedaykin aperçut Paul et lança le cri de bataille qui se répercuta dans la grotte. « Muad’Dib ! Muad’Dib ! »

D’autres yeux avaient relevé la présence de Paul. Un couteau noir jaillit vers lui. Il se déroba et entendit la lame claquer sur le rocher, derrière lui. D’un coup d’œil, il entrevit Gurney qui la ramassait.

Les triangles des attaquants étaient repoussés, maintenant. Gurney leva le couteau devant les yeux de Paul et lui montra la spirale jaune de l’Imperium et le lion à crinière dorée, aux yeux à facettes, sur le pommeau.

Des Sardaukar.

Paul s’avança sur la terrasse. Il ne restait que trois Sardaukar, maintenant. Des corps sanglants étaient dispersés par toute la grotte.

« Cessez le combat ! lança-t-il. Le duc Paul Atréides vous ordonne de cesser le combat ! »

Les combattants hésitèrent.

« Vous, les Sardaukar ! reprit Paul. Sur quels ordres menacez-vous la vie d’un duc régnant ? (Puis, comme ses hommes poursuivaient leur attaque, il lança de nouveau :) Cessez, j’ai dit ! »

L’un des Sardaukar se redressa : « Qui dit que nous sommes des Sardaukar ? » demanda-t-il.

Paul prit le couteau des mains d’Halleck et le brandit. « Ceci. »

« Et qui dit alors que vous êtes le duc régnant ? »

Paul tendit la main vers les Fedaykin. « Ces hommes disent que je suis le duc régnant. Votre propre Empereur a remis Arrakis à la Maison des Atréides. La Maison des Atréides, c’est moi. »

Le Sardaukar demeura silencieux, alors. Paul l’étudia. L’homme était de haute taille, les traits plats, avec une cicatrice pâle sur la joue gauche. Son attitude trahissait la colère et le doute mais, par-dessus tout, cet orgueil sans lequel un Sardaukar ne pouvait être complet, cet orgueil qui était comme un vêtement.

Paul se tourna vers l’un de ses lieutenants : « Korba, comment se fait-il qu’ils aient des armes ? »

« Ils avaient dissimulé des couteaux à l’intérieur de leurs distilles. »

Le regard de Paul courut sur les morts et les blessés avant de revenir sur Korba. Les mots étaient inutiles. Le Fedaykin baissa les yeux.

« Où est Chani ? » demanda-t-il, et il attendit la réponse, le souffle suspendu.

« Stilgar l’a placée à l’écart, dit Korba. (Il désigna le second couloir, puis, à son tour, regarda les morts et les blessés.) Je me considère comme responsable de cette faute, Muad’Dib. »

« Combien y avait-il de Sardaukar, Gurney ? » demanda Paul.

« Dix ».

Avec souplesse, il sauta de la terrasse et s’avança jusqu’à distance d’épée du Sardaukar qui avait parlé.

Il sentit que les Fedaykin se tendaient. Il leur déplaisait de le voir s’exposer ainsi. Ils devaient tout faire pour empêcher cela parce que le vœu des Fremen était de conserver la sagesse de Muad’Dib.

Sans se retourner, Paul demanda : « Quelles sont nos pertes ? »

« Quatre blessés, deux morts, Muad’Dib. »

Paul décela un mouvement au-delà des Sardaukar. Chani et Stilgar se tenaient sur le seuil de l’autre passage. Son regard revint au Sardaukar, plongea dans les yeux étrangers.

« Toi, quel est ton nom ? »

L’homme se raidit. Ses yeux allèrent de droite à gauche.

« Ne t’y risque pas, dit Paul. Il est évident que l’on vous a ordonné de chercher et de tuer Muad’Dib. Je suis certain que c’est vous qui avez proposé d’aller chercher de l’épice dans le désert profond. »

Il perçut derrière lui l’exclamation étouffée de Gurney et un faible sourire vint jouer sur ses lèvres.

Le sang afflua au visage du Sardaukar.

« Ce que tu vois devant toi est plus que Muad’Dib, reprit Paul. Sept d’entre vous sont morts pour deux des nôtres. Trois pour un. Ce n’est pas mal contre des Sardaukar, hein ? »

L’homme se tendit, puis recula devant le mouvement menaçant des Fedaykin.

« Je t’ai demandé ton nom, dit Paul. (Et il se servit de la Voix) : Dis-moi ton nom ! »

« Capitaine Aramsham, Sardaukar impérial ! » lança l’homme. Il regarda Paul, surpris, désemparé, bouche bée.

Pour lui, cette grotte n’avait été jusque-là qu’un repaire barbare, mais il était en train de changer d’idée.

« Capitaine Aramsham, dit Paul, les Harkonnens seraient prêts à donner beaucoup pour apprendre ce que vous savez maintenant. Et l’Empereur, quant à lui, que ne donnerait-il pas pour savoir qu’un Atréides vit encore en dépit de sa traîtrise. »

Le capitaine jeta un regard rapide aux deux hommes qui restaient avec lui. Paul pouvait presque voir tourner les pensées dans sa tête. Les Sardaukar ne se rendaient jamais, mais il fallait que l’Empereur apprenne cette menace.

Il se servit à nouveau de la Voix pour dire : « Rendez-vous, capitaine. »

L’homme qui se trouvait à gauche du capitaine bondit tout à coup sur Paul et rencontra l’éclair du couteau de son capitaine. Il s’effondra sur le sol, l’arme plantée dans la poitrine.

Le capitaine se tourna alors vers son dernier compagnon.

« C’est à moi de décider ce qui sert le mieux Sa majesté, dit-il. Compris ? »

Les épaules de l’homme s’affaissèrent.

« Lâche ton arme », dit le capitaine.

L’homme obéit.

Le capitaine se tourna de nouveau vers Paul. « Pour vous, j’ai tué un ami. Ne l’oublions jamais. »

« Vous êtes mes prisonniers, dit Paul. C’est à moi que vous vous rendez. Que vous viviez ou que vous mouriez, cela n’a aucune importance. » Puis il fit signe à un des gardes d’emmener les prisonniers et se tourna vers Korba.

« Muad’Dib, dit son lieutenant, j’ai failli à ma tâche…»

« Non, c’est moi, Korba. J’aurais dû te mettre en garde. A l’avenir, lorsque nous aurons affaire à des Sardaukar, souviens-toi de cela. Souviens-toi, aussi, que chacun d’eux possède un ou deux faux orteils qui, avec certains dispositifs placés dans leur corps, peuvent constituer un émetteur. Ils ont également plus d’une dent fausse. Dans leurs cheveux sont dissimulées des spires de shigavrille, si fines qu’il est difficile de les déceler mais assez solides pour permettre d’étrangler un homme et même de lui couper la tête. Avec les Sardaukar, il faut sonder, examiner centimètre par centimètre et couper le moindre poil. Même après cela, tu peux être certain de n’avoir pas tout découvert. »

Il regarda Gurney, qui s’était approché à son tour.

« En ce cas, dit Korba, nous ferions mieux de les tuer. »

Paul secoua la tête. « Non. Je veux qu’ils s’enfuient. »

« Sire…» souffla Gurney.

« Oui ? »

« Il a raison. Il faut les tuer immédiatement. Détruire toute preuve de leur présence ici. Vous avez humilié les Sardaukar impériaux ! Quand l’Empereur apprendra cela, il n’aura de cesse de vous faire mourir à petit feu ! »

« Il est douteux que l’Empereur en ait jamais la possibilité », dit Paul, lentement, froidement. Quelque chose s’était passé en lui, un instant auparavant, tandis qu’il affrontait les Sardaukar. Une somme de décisions s’était formée.

« Gurney, reprit-il, les hommes de la Guilde sont-ils nombreux dans l’entourage de Rabban ? »

Gurney se raidit et ses yeux se rétrécirent. « Votre question ne fait pas de…»

« Sont-ils nombreux ? » La voix de Paul était cinglante.

« Arrakis grouille d’agents de la Guilde. Ils achètent l’épice comme si c’était la chose la plus précieuse de l’univers. Pourquoi croyez-vous que nous nous soyons risqués aussi loin dans le Sud…»

« L’épice est la chose la plus précieuse de l’univers, dit Paul. Pour eux. (Il se tourna vers Chani et Stilgar qui s’approchaient.) Et c’est nous qui la contrôlons, Gurney. »

« Non, ce sont les Harkonnens ! »

« Ce sont ceux qui peuvent détruire une chose qui la contrôlent vraiment », dit Paul. Il tendit une main impérative pour prévenir toute réplique de Gurney, puis hocha la tête à l’adresse de Stilgar et de Chani.

Il prit le couteau sardaukar dans sa main gauche et le tendit à Stilgar.

« Tu vis pour le bien de la tribu, dit-il. Pourrais-tu prendre le sang de ma vie avec ce couteau ? »

« Pour le bien de la tribu », grommela Stilgar.

« Alors sers-toi de ce couteau. »

« Tu me défies ? » demanda Stilgar.

« Si je te défiais, dit Paul, je le ferais sans arme et je te laisserais me frapper. »

Le souffle de Stilgar devint court.

« Usul ! » s’exclama Chani. Elle regarda Gurney, puis Paul.

Alors même que Stilgar continuait de réfléchir au sens de ses paroles, Paul poursuivit : « Tu es Stilgar, l’homme des combats. Quand les Sardaukar ont commencé à se battre ici, tu n’étais pas présent. Ta première pensée à été de protéger Chani. »

« Elle est ma nièce, dit Stilgar. Si tes Fedaykin n’avaient pu venir à bout de ces canailles…»

« Pourquoi ta première pensée a-t-elle été pour Chani ? » demanda Paul.

« Ce n’est pas vrai ! »

« Ah ? »

« C’est à toi que j’ai pensé. »

« Penses-tu alors que tu pourrais lever la main sur moi ? »

Stilgar se mit à trembler et il murmura : « C’est l’usage. »

« L’usage veut que l’on tue les étrangers à Arrakis trouvés dans le désert et que l’on prenne leur eau comme un cadeau de Shai-hulud. Pourtant, tu as accordé la vie à deux de ces étrangers, une nuit. Ma mère et moi. »

Comme Stilgar demeurait silencieux et tremblant, les yeux fixés sur lui, Paul poursuivit : « Les usages changent, Stilgar. Tu les as changés toi-même. »

Stilgar baissa les yeux sur l’emblème jaune qui marquait le couteau qu’il tenait.

« Lorsque je serai Duc dans Arrakeen avec Chani à mes côtés, crois-tu que j’aurais le temps de m’occuper de tous les détails concernant le sietch Tabr ? Crois-tu que je pourrai penser aux problèmes particuliers de chaque famille ? »

Stilgar ne quittait pas des yeux le couteau.

« Crois-tu que je veuille me couper le bras droit ? » demanda Paul.

Lentement, Stilgar releva la tête, le regarda.

« Crois-tu, dit Paul, que je veuille priver la tribu comme moi-même de ta force et de ta sagesse ? »

D’une voix basse, Stilgar répondit : « Ce jeune homme de ma tribu dont je connais le nom, ce jeune homme, je pourrais le tuer en réponse à son défi, selon la volonté de Shai-hulud. Mais le Lisan al-Gaib, je ne pourrais le toucher. Tu le savais lorsque tu m’as donné ce couteau. »

« Je le savais », dit Paul.

Stilgar ouvrit la main. Le couteau tomba sur le sol avec un bruit sonore.

« Les usages changent », dit-il.

« Chani, fit Paul, rejoins ma mère. Qu’elle vienne nous retrouver avant…»

« Mais tu as dit que nous irions dans le sud ! » protesta Chani.

« Je me suis trompé. Les Harkonnens ne sont pas là. La guerre n’est pas là. »

Elle respira profondément, acceptant cela ainsi que toute femme du désert acceptait les obligations de cette vie qui se mêlait à la mort.

« Je vais te confier un message pour les seules oreilles de ma mère, reprit Paul. Dis-lui que Stilgar me reconnaît comme Duc d’Arrakis mais qu’il faut trouver un moyen pour que les jeunes hommes acceptent cela sans combat. »

Chani regarda Stilgar.

« Fais ce qu’il dit, grommela ce dernier. Nous savons tous qu’il pourrait me vaincre… et je ne pourrais pas lever la main sur lui… pour le bien de la tribu. »

« Je reviendrai avec ta mère », dit Chani.

« Qu’elle vienne seule, dit Paul. L’instinct de Stilgar ne le trompait pas. Je suis plus fort quand tu es en sûreté. Tu resteras au sietch. »

Elle voulut protester mais se tut.

« Sihaya », ajouta Paul, lui donnant le nom intime qui était le sien. Puis, se tournant à droite, il rencontra les yeux brillants de Gurney.

Depuis que Paul avait fait allusion à sa mère, les paroles qui s’étaient échangées s’étaient fondues en un brouillard, pour Gurney.

« Votre mère », dit-il.

« La nuit du raid, Idaho nous a sauvés, dit Paul, qui était encore tout à Chani. Maintenant, nous…»

« Et Duncan Idaho, Mon Seigneur ? »

« Il est mort, en nous donnant le temps de fuir. »

La sorcière est vivante ! pensait Gurney. Elle est vivante, celle pour laquelle j’ai juré vengeance ! Et il est évident que le Duc Paul ignore quelle créature lui a donné le jour. Diablesse ! Elle a livré son père aux Harkonnens !

Paul regagna la terrasse. Il parcourut la grotte du regard et vit que les morts et les blessés avaient été emportés. Il eut alors une pensée amère pour le chapitre de la légende de Muad’Dib qui venait d’être écrit en ce lieu. Je n’ai même pas tiré mon couteau, mais on rapportera qu’en ce jour j’ai tué vingt Sardaukar de ma main.

Gurney suivit Stilgar. Il ne sentait plus le sol sous ses pas, ne voyait plus la lueur des brilleurs. Dans son esprit empli de fureur, il pensait : La sorcière vit, alors que ceux qu’elle a trahis ne sont plus que des ossements dans des tombes solitaires. Il faut que Paul apprenne la vérité sur elle avant que je la tue.

Combien de fois l’homme en colère nie-t-il avec rage ce que lui souffle son moi intérieur ?

Extrait de Les Dits de Muad’Dib,

par la Princesse Irulan.

Il irradiait de la foule assemblée dans la grotte cette atmosphère que Jessica avait perçue le jour où Paul avait tué Jamis. De petits groupes se formaient et des murmures nerveux couraient.

Comme elle quittait la chambre de Paul et s’avançait sur la terrasse rocheuse, elle prit sous sa robe un cylindre à message. Elle s’était reposée après le long voyage depuis le sud, mais elle en voulait encore à Paul de ne pas les autoriser à utiliser les ornis capturés.

« Nous n’avons pas encore pleinement le contrôle des airs, avait-il dit. Et nous ne pouvons dépendre d’apports de carburant étranger. Les appareils et le carburant doivent être mis en réserve en attendant le jour de l’offensive générale. »

Paul se tenait près de la terrasse en compagnie des hommes les plus jeunes. Dans la pâle clarté des brilleurs, la scène semblait irréelle. C’était comme un tableau avec, en plus, la rumeur des voix, les odeurs acres, les piétinements.

Jessica observa son fils, se demandant pourquoi il ne lui avait pas encore révélé la surprise… Gurney Halleck. La pensée de Gurney lui ramenait les souvenirs d’un passé plus doux, un passé fait de jours de beauté et de l’amour du père de Paul.

Stilgar attendait au sein d’un autre groupe, de l’autre côté de la terrasse. Il était silencieux, plein de dignité.

Il ne faut pas perdre cet homme, songea Jessica. Le plan de Paul doit réussir. Toute autre solution serait tragique.

Elle s’avança, passa à côté de Stilgar et un chemin s’ouvrit dans la foule jusqu’à Paul. Elle le parcourut dans le silence.

Elle connaissait la raison de ce silence, toute l’émotion et les questions muettes qu’il contenait. Elle était la Révérende Mère.

Les jeunes gens s’écartèrent de Paul à son approche et, un instant, cette déférence nouvelle l’irrita.

Un axiome Bene Gesserit lui revint : « Tous ceux qui se trouvent au-dessous de toi convoitent ta situation. » Mais, sur tous ces visages, elle ne lisait pas la moindre convoitise. Ce qui les séparait d’elle, c’était ce ferment religieux qui s’était développé à partir de Paul, qui s’était étendu autour du chef. Et Jessica se souvint d’un autre axiome Bene Gesserit : « Les prophètes ont l’habitude de périr par la violence. »

Paul leva les yeux sur elle.

« C’est le moment », dit-elle, et elle lui tendit le cylindre.

L’un des compagnons de Paul, plus audacieux que les autres, regarda Stilgar et demanda : « Vas-tu le défier, Muad’Dib ? Le moment est venu, c’est certain. Ils vont tous penser que tu es un lâche si tu ne…»

« Qui ose me traiter de lâche ? » s’exclama Paul. Et sa main jaillit en un éclair vers la poignée de son krys.

Le silence s’abattit sur le petit groupe et gagna la foule.

« Nous avons un travail à accomplir », dit Paul tandis que l’audacieux reculait. Il se retourna, se fraya un passage jusqu’à la terrasse et y bondit avec souplesse. Il fit face à la foule.

« Vas-y ! » hurla une voix.

Des murmures et des chuchotements s’élevèrent.

Paul laissa le silence revenir. Il y eut encore des toussotements, des piétinements, puis, quand le calme fut revenu dans la caverne, il leva la tête et sa voix porta dans toute la vaste salle.

« Vous en avez assez d’attendre », dit-il. A nouveau, il laissa monter les cris puis revenir le silence. Bien sûr qu’ils en ont assez d’attendre, se dit-il. Il brandit le cylindre tout en pensant au message qu’il contenait. Sa mère le lui avait montré en lui expliquant qu’il avait été pris sur un courrier des Harkonnens. Il était explicite : Rabban était laissé à ses propres ressources sur Arrakis ! Il ne pouvait demander ni soutien ni renforts !

« Vous pensez que le moment est venu de défier Stilgar et de changer de chef ! lança-t-il. (Et, avant que la foule puisse répondre, il ajouta avec fureur :) Croyez-vous que le Lisan al-Gaib soit aussi stupide ? » Il y eut un silence stupéfait.

Il assume son titre religieux, se dit Jessica. Il ne doit pas.

« C’est l’usage ! » lança quelqu’un.

Paul répliqua d’une voix sèche, guettant les moindres courants d’émotions : « Les usages changent. »

Une voix pleine de colère s’éleva du fond de la grotte : « C’est nous qui décidons des changements ! » Il y eut des cris d’approbation. « Comme vous le voudrez », dit Paul. Il se servait de la Voix. Jessica avait reconnu les subtiles intonations qu’elle lui avait enseignées.

« C’est vous qui déciderez, dit Paul, mais, d’abord, vous m’écouterez. »

Stilgar s’avança, le visage impassible. « C’est aussi l’usage, dit-il. Tout Fremen peut être entendu au Conseil. Paul-Muad’Dib est un Fremen. »

« Le bien de la tribu est ce qui importe, non ? » demanda Paul.

Sans se départir de son calme plein de dignité, Stilgar répondit : « Tel est le but de nos pas. »

« Très bien. Alors qui commande cette troupe, cette tribu ? Et qui commande toutes les troupes et toutes les tribus par l’intermédiaire des instructeurs formés à l’art étrange du combat ? »

Paul attendit, observant les têtes innombrables. Il n’y eut pas de réponse.

« Est-ce donc Stilgar ? Il s’en défend lui-même. Est-ce moi ? Même Stilgar agit selon ma volonté, parfois, ainsi que les sages et les plus sages des sages. Tous, ils m’écoutent et m’honorent au Conseil. »

Le silence continuait de régner sur la foule.

« Et ma mère commande-t-elle ? (Il tendit la main vers Jessica qui attendait, dans sa robe noire de cérémonie.) Stilgar et tous les autres chefs lui demandent conseil pour une décision importante. Vous le savez bien. Mais une Révérende Mère marche-t-elle dans le sable, conduit-elle une razzia contre les Harkonnens ? »

Paul vit des sourcils froncés, des expressions pensives, mais il perçut encore des murmures de colère.

Il s’y prend d’une façon dangereuse, se dit Jessica, mais elle se rappelait le message du cylindre et ce qu’il signifiait. Et elle comprit ses intentions : Aller jusqu’au fond de leur incertitude et en triompher. Tout le reste suivrait alors.

« Nul homme ne reconnaît un chef sans qu’il y ait défi et combat, n’est-ce pas ? » demanda Paul.

« C’est l’usage ! » lança une voix.

« Quel est notre but ? Renverser Rabban, la bête des Harkonnens et faire de ce monde un endroit où nous puissions vivre avec nos familles dans le bonheur et l’abondance d’eau… Est-ce bien notre but ? »

« Les tâches difficiles exigent des moyens difficiles », cria une voix.

« Jetez-vous votre couteau avant la bataille ? demanda Paul. Je vous le dis, et ce n’est là ni orgueil ni défi : il n’est pas un homme ici pour me vaincre, Stilgar y compris. Stilgar lui-même l’admet. Il sait, et vous aussi, que cela est vrai. »

Il y eut encore des murmures de colère.

« Nombreux sont ceux d’entre vous qui se sont essayés contre moi. Vous savez que je ne me vante point. C’est un fait que nous connaissons tous, que nous reconnaissons. Si je ne le reconnaissais pas moi-même, je serais stupide. Je me suis battu ainsi bien avant vous et ceux qui m’ont enseigné cet art de se battre étaient plus forts que tous les hommes que vous pourrez jamais rencontrer. Comment croyez-vous que j’aie pu terrasser Jamis à un âge où les autres enfants jouent encore ? »

Il se sert très bien de la Voix, se dit Jessica, mais cela ne peut suffire avec ces gens. Ils sont particulièrement protégés contre le contrôle vocal. Il doit aussi les attaquer par la logique.

« Alors, reprit Paul, venons-en à ceci. (Il prit le cylindre et déploya le message.) Ceci a été pris à un courrier harkonnen. L’authenticité de ce message ne souffre pas de doute. Il est adressé à Rabban et dit que sa dernière requête pour l’envoi de troupes est repoussée, que sa récolte d’épice est en dessous du quota et qu’il doit être en mesure d’amasser plus d’épice avec les gens dont il dispose. »

Stilgar s’avança.

« Combien d’entre vous comprennent-ils ce que signifie ce message ? demanda Paul. Stilgar l’a vu immédiatement. »

« Ils sont isolés ! » cria quelqu’un.

Paul remit le message et le cylindre dans sa ceinture. Puis il prit l’anneau qui pendait à son cou sur un fil de shigavrille tressée.

« Voici l’anneau ducal de mon père, dit-il. J’avais fait le serment de ne pas le porter avant le jour où je pourrais lancer mes troupes sur Arrakis et réclamer le fief qui me revient légalement. » Il libéra l’anneau, le glissa à son doigt et ferma le poing.

Le silence devint encore plus lourd. « Qui commande ici ? (Il brandit le poing.) C’est moi ! Je règne sur chaque pouce d’Arrakis ! Ce monde est le fief du Duc des Atréides que l’Empereur le veuille ou non ! Il l’a donné à mon père et par mon père il me revient ! »

Il se dressa sur la pointe des pieds et observa la foule, essayant de percevoir les émotions.

Presque, se dit-il.

« Quand je réclamerai les droits impériaux qui me reviennent, certains hommes acquerront des postes importants sur Arrakis. Stilgar sera l’un d’eux. Ce n’est pas que je veuille l’acheter. Ce n’est pas non plus par gratitude, bien que je sois l’un de ceux qui lui doivent la vie. Non ! C’est simplement parce qu’il est sage et fort. Parce qu’il gouverne sa troupe avec son intelligence et non pas seulement par ses ordres. Me croyez-vous stupide ? Pensez-vous vraiment que je me trancherais ainsi le bras droit et le laisserais tout sanglant sur le sol de cette grotte pour le seul plaisir de vous distraire ? »

Il promena un regard dur sur les visages levés vers lui. « Qui ose dire que je ne suis pas le maître légal d’Arrakis ? Dois-je le prouver en privant de leur chef toutes les tribus de l’erg ? »

A ses côtés, Stilgar eut un regard interrogateur.

« Comment pourrais-je me priver d’une partie de notre force au moment où nous en avons le plus besoin ? Je suis votre chef et je vous dis que le moment est venu où nous devons cesser de tuer nos meilleurs hommes pour commencer à tuer nos véritables ennemis, les Harkonnens ! »

D’un geste vif, Stilgar brandit son krys et le pointa vers l’assemblée. « Longue vie au Duc Paul-Muad’Dib ! » cria-t-il.

Une assourdissante rumeur emplit la grotte, répercutée par l’écho. « Ya hya chouhada ! Muad’Dib ! Muad’Dib ! Muad’Dib ! Ya hya chouhada ! »

« Longue vie aux soldats de Muad’Dib ! » traduisit Jessica. Les événements se déroulaient selon le plan qu’elle avait mis au point avec Paul et Stilgar.

Lentement, le tumulte s’estompa et mourut.

Quand le silence fut revenu, Paul se tourna vers Stilgar et dit : « A genoux, Stilgar. »

Stilgar obéit.

« Donne-moi ton krys », dit Paul.

Stilgar lui tendit la lame blanche.

Nous n’avions pas prévu cela, se dit Jessica.

« Répète après moi, dit Paul. Et il prononça les paroles d’investiture telles qu’il les avait entendues prononcer par son père : Moi, Stilgar, je prends ce couteau des mains de mon Duc. »

« Moi, Stilgar, je prends ce couteau des mains de mon Duc », répéta Stilgar en acceptant le krys à l’éclat laiteux.

« Où mon Duc me l’ordonnera, je plongerai cette lame », dit Paul.

Lentement, solennellement, Stilgar répéta ses paroles. Jessica, se souvenant du rite, dut refouler ses larmes et elle songea en secouant la tête. Je connais ses raisons. Je ne devrais pas me laisser émouvoir ainsi.

« Je voue cette lame à la cause de mon Duc et à la mort de ses ennemis aussi longtemps que coulera notre sang », dit Paul.

Et Stilgar répéta.

« Embrasse cette lame », ordonna Paul. Stilgar obéit puis, à la façon fremen, embrassa ensuite le bras de combat de Paul. Enfin, il glissa le krys dans son fourreau et se remit sur pied.

Un murmure courut dans la foule et Jessica perçut des mots. « La prophétie… Une Bene Gesserit montrera le chemin et une Révérende Mère le verra…» Plus loin encore, une voix ajouta : « Elle nous guide par son fils ! »

« C’est Stilgar qui commande la tribu, dit Paul. Que nul homme ne s’y trompe. Il commande avec ma voix. Ce qu’il vous dit, c’est ce que je vous dis. »

Habile, pensa Jessica. Le chef de la tribu ne peut perdre la face devant ceux qui devront lui obéir.

Paul baissa la voix pour poursuivre : « Stilgar, je veux que des marcheurs gagnent le désert cette nuit et que l’on envoie des cielagos pour convoquer l’Assemblée des Conseils. Lorsque ce sera fait, prend Chatt, Korba, Otheym et deux autres lieutenants de ton choix. Venez me rejoindre dans mes quartiers pour que nous mettions le plan de bataille au point. Lorsque le Conseil des Chefs se réunira, il faut que nous ayons une victoire à présenter. »

Paul se tourna vers sa mère et inclina la tête pour l’inviter à le suivre, puis quitta la terrasse rocheuse et emprunta le passage central vers les chambres qui leur avaient été préparées, tandis que, de toutes parts, des mains se levaient et que des voix appelaient.

« Mon couteau obéira aux ordres de Stilgar, Paul-Muad’Dib ! Battons-nous, Paul-Muad’Dib ! Que le sang des Harkonnens abreuve notre monde ! »

Jessica percevait nettement le désir de se battre qui animait tous ces hommes. Jamais ils n’avaient été aussi prêts. Nous les emmenons vers les sommets, pensa-t-elle.

Dans la chambre, Paul fit asseoir sa mère puis dit : « Attendez ici. » Et il disparut entre les tentures.

Jessica resta seule dans la chambre silencieuse où ne parvenait même pas la rumeur des grandes pompes qui faisaient circuler l’air dans le sietch.

Il va chercher Halleck, se dit-elle. Et elle s’inquiéta de l’étrange mélange d’émotions qu’elle ressentait. Gurney et sa musique évoquaient tant de moments heureux de Caladan. Mais Caladan était si loin que c’était comme si une autre personne y avait vécu. En trois années, Jessica était devenue quelqu’un d’autre et l’idée de revoir Gurney l’obligeait à repenser à tous les changements qui s’étaient produits.

Sur une table basse, à sa droite, il y avait le service à café d’argent et de jasmium que Paul avait hérité de Jamis. En observant les tasses élancées, elle se demanda combien de mains, déjà, les avaient touchées. Chani elle-même avait servi Paul depuis un mois.

Que peut faire cette femme du désert pour un duc sinon lui servir le café ? se dit Jessica. Elle ne lui apporte aucun pouvoir, aucune famille. Paul n’a qu’une chance majeure, celle de pouvoir s’allier à une des Grandes Maisons, peut-être même à la famille impériale. Il y a des princesses en âge de se marier, après tout, et chacune d’elles est une Bene Gesserit.

Et elle s’imagina quittant les rigueurs d’Arrakis pour la sécurité et le pouvoir qui étaient les attributs de la mère d’un prince. Elle promena son regard sur les épaisses tentures et se souvint de son voyage jusqu’à la grotte, en palanquin, de ver en ver, avec autour d’elle les plates-formes où s’entassaient les vivres et le matériel nécessaires à la campagne en préparation.

Aussi longtemps que Chani vivra, Paul ne comprendra pas où est son devoir. Elle lui a donné un fils. Cela suffit.

Elle éprouva le désir soudain de voir son petit-fils, cet enfant qui ressemblait tant à Leto. Elle plaça alors les paumes de ses mains contre ses joues et donna à sa respiration le rythme rituel qui calmait les émotions et clarifiait l’esprit. Puis elle se pencha en avant pour l’exercice de dévotion qui préparait le corps aux exigences de l’esprit.

Paul avait choisi la Grotte des Oiseaux comme poste de commandement et cela ne pouvait être mis en question, elle le savait. C’était un choix idéal. Au nord, s’ouvrait la Passe du Vent qui accédait à un village fortifié, au fond d’un creux entouré de falaises. Ce village était important, puisqu’il abritait des artisans et des techniciens. De lui, dépendait tout un secteur de défense harkonnen.

Derrière les tentures, il y eut un toussotement. Jessica se redressa et respira profondément avant de dire : « Entrez. » Les tentures s’écartèrent et Gurney Halleck bondit dans la pièce. Elle n’eut que le temps d’entrevoir son visage familier à la grimace étrange, puis il fut derrière elle et la maîtrisa, passant un bras sous son menton, la relevant brutalement. « Gurney, espèce de fou, que faites-vous ? » Elle sentit alors le contact de la pointe du couteau dans son dos. Elle comprit alors et ce fut comme si une eau glacée s’écoulait de la lame pour se répandre dans son corps. Gurney allait la tuer. Pourquoi ? Elle ne pouvait entrevoir la moindre raison. Gurney ne pouvait être un traître. Pourtant, elle ne pouvait avoir aucun doute sur ses intentions. Son esprit cherchait, ses pensées s’accéléraient. Gurney n’était pas un adversaire dont on pouvait se débarrasser aisément. C’était un tueur qui se méfiait de la Voix, qui connaissait tous les stratagèmes, qui était constamment à l’affût de la moindre réaction de violence ou de mort. C’était un superbe instrument. Elle avait elle-même aidé à le former par ses conseils, ses suggestions subtiles.

« Vous pensiez avoir échappé, hein, sorcière ? » gronda-t-il. Avant que la question fût acceptée par son esprit, avant qu’elle ait tenté de répondre, les tentures furent à nouveau écartées et Paul entra.

« Le voilà, Mère, il…» Paul se tut brusquement.

« Restez où vous êtes, Mon Seigneur », dit Gurney.

« Qu’est-ce…» Paul se tut, secoua la tête.

Jessica voulut parler, mais le bras resserra son étreinte.

« Vous ne parlerez que lorsque je vous y autoriserai, sorcière, dit Gurney. Je veux seulement que votre fils entende une chose. Au moindre signe, je suis prêt à plonger ce couteau dans votre cœur par simple réflexe. Votre voix doit rester monotone. Vous ne devez pas bouger certains muscles, ni les tendre. Vous allez agir avec la plus extrême prudence afin de gagner ces quelques secondes supplémentaires de vie. Et, je vous l’assure, c’est tout ce qui vous reste. »

Paul fit un pas en avant. « Gurney, mon vieux, que…»

« Restez où vous êtes ! lança Gurney. Un pas de plus et elle est morte ! »

La main de Paul se glissa vers son couteau. Sa voix, lorsqu’il parla, était pleine d’un calme mortel : « Tu ferais bien de t’expliquer, Gurney. »

« J’ai fait le serment de tuer la traîtresse, dit Gurney. Crois-tu que j’aie pu oublier l’homme qui m’a sauvé du puits d’esclaves harkonnen, qui m’a donné la liberté, la vie et l’honneur… Et aussi l’amitié, une chose qui passe avant toute autre. Et celle qui l’a trahi est maintenant sous mon couteau. Nul ne m’empêchera de…»

« Tu es dans l’erreur la plus complète, Gurney », dit Paul.

C’est donc cela, songea Jessica. Quelle ironie !

« Dans l’erreur ? dit Gurney. Écoutons donc ce que cette femme elle-même a à nous dire. Et rappelez-vous que j’ai payé, espionné et rusé pour étayer cette accusation. J’ai même offert de la sémuta à un capitaine des gardes harkonnen pour qu’il me rapporte une partie de l’histoire. »

Jessica sentit que l’étreinte du bras sur sa gorge se relâchait très légèrement mais, avant qu’elle ait pu prononcer un mot, Paul dit : « Le traître était Yueh. Je te le dis, Gurney. Les preuves sont complètes. C’était Yueh. Je ne veux pas savoir comment tu en es venu à concevoir un tel soupçon, mais si jamais tu frappes ma mère… (Il brandit son krys…) je répandrai ton sang. »

« Yueh était un docteur conditionné pour servir les maisons royales, dit Gurney. Il ne pouvait trahir ! »

« Je connais un moyen d’annuler ce conditionnement », dit Paul.

« Les preuves », dit Gurney.

« Elles ne sont pas ici, mais au sietch Tabr, loin dans le sud, mais…»

« C’est un piège », grommela Gurney. Et son bras se resserra sur la gorge de Jessica.

« Ce n’est pas un piège, Gurney », dit Paul. Et il y avait une si terrible tristesse dans sa voix que Jessica en eut le cœur broyé.

« J’ai vu le message pris sur un agent des Harkonnens, dît Gurney. Il désignait nettement…»

« Moi aussi, je l’ai vu. Mon père me l’a montré le soir même et m’a expliqué que ce n’était là qu’un stratagème harkonnen qui visait à rendre suspecte à ses yeux la femme qu’il aimait. »

« Ayah ! s’exclama Gurney. Tu n’as pas…»

« Silence ! » dit Paul. Et le ton dur de sa voix était plus impératif que tous les ordres que Jessica avait jamais entendus.

Il a le Grand Contrôle, se dit-elle.

Le bras de Gurney trembla sur son cou. La pointe du couteau se retira.

« Ce que tu n’as pas entendu, reprit Paul, ce sont les sanglots de ma mère, cette nuit-là, quand elle eut perdu son Duc. Ce que tu n’as pas vu, ce sont ses yeux brûlants quand elle parle de tuer les Harkonnens. »

Ainsi, pensa-t-elle, il a écouté. Les larmes lui brouillèrent la vue.

« Ce que tu as oublié, poursuivit Paul, ce sont les leçons que tu avais apprises dans le puits d’esclaves harkonnen. Tu parles avec fierté de l’amitié de mon père ! Mais es-tu incapable de faire la différence entre les Harkonnens et les Atréides au point de ne pas sentir un piège harkonnen par la seule puanteur qu’il dégage ? Ne sais-tu pas que la loyauté des Atréides s’achète avec l’amour tandis que la monnaie d’échange des Harkonnens est la haine ? Comment la véritable nature de cette trahison a-t-elle pu t’échapper ? »

« Mais Yueh ? » murmura Gurney.

« La principale preuve que nous ayons est un message signé de sa main et où il reconnaît sa trahison, dit Paul. Je te le jure par l’amour que je garde encore pour toi. Un amour que je garderai même après que je t’aurai laissé en sang sur le sol de cette chambre. »

En écoutant parler ainsi son fils, Jessica s’émerveilla de sa compréhension, de la pénétration de son intelligence.

« Mon père avait un instinct pour ses amis, dit Paul. Il ne donnait que rarement son amour, mais ne se trompait jamais. Sa faiblesse était de ne pas comprendre la haine. Il croyait que quiconque détestait les Harkonnens ne pouvait le trahir. (Il regarda sa mère.) Elle le savait. Je lui ai transmis le message de mon père, qui disait que jamais il ne douterait d’elle. »

Jessica sentit que son contrôle s’effritait. Elle se mordit la lèvre. Devant l’attitude pleine de raideur de son fils, elle comprenait ce que ces paroles lui coûtaient. Et elle aurait voulu courir à lui, presser sa tête contre ses seins comme jamais encore elle ne l’avait fait. Mais le bras, contre sa gorge, ne tremblait plus. Et la pointe du couteau était de nouveau dans son dos, immobile, acérée.

« L’un des moments les plus terribles de la vie d’un enfant, reprit Paul, c’est lorsqu’il découvre que son père et sa mère sont des êtres humains qui partagent un amour auquel il ne peut vraiment goûter. Il perd ainsi quelque chose mais, en même temps, s’éveille à l’idée que le monde est bien là et que nous y sommes seuls. Ce moment porte avec lui sa vérité. On ne peut la fuir. J’ai entendu mon père parler de ma mère. Elle n’a pas trahi, Gurney. »

Jessica retrouva enfin sa voix et dit : « Gurney, lâchez-moi. » Elle avait parlé sur un ton normal, sans essayer de jouer sur les faiblesses de l’homme. Pourtant, la main de Gurney retomba. Elle s’avança vers Paul et s’arrêta tout près de lui, mais ne fit aucun geste pour le toucher.

« Paul, dit-elle, il y a d’autres moments d’éveil dans l’univers. Je comprends soudain à quel point je t’ai manipulé, transformé pour te faire suivre la voie que j’avais choisie… que je devais choisir (si cela peut être une excuse) par mon éducation. (Elle se tut une seconde, la gorge nouée puis reprit, en regardant son fils droit dans les yeux :) Paul… je veux que tu fasses quelque chose pour moi : choisis la voie du bonheur. Ta femme du désert, épouse-la si tel est ton désir. Pour cela, défie n’importe qui, n’importe quoi. Mais choisis ta propre voie. Je…»

Elle se tut en entendant la voix qui murmurait derrière elle.

Gurney !

Elle suivit le regard de Paul, se retourna.

Gurney n’avait pas bougé, mais il avait remis son couteau dans son étui, et ouvert sa robe pour révéler sa poitrine revêtue du distille gris des contrebandiers.

« Plongez votre couteau là, dans ma poitrine, dit-il. Tuez-moi, je vous dis, et que tout soit terminé ainsi. J’ai trahi mon nom ! J’ai trahi mon Duc ! Le meilleur…»

« Silence ! » lança Paul.

Gurney se tut et le regarda.

« Ferme cette robe et cesse de te comporter comme un fou. C’est assez de folie pour aujourd’hui. »

« Tuez-moi, vous dis-je ! »

« Tu ne me connais pas. Pour quel idiot me prends-tu ? Faut-il donc qu’il en soit ainsi avec chacun des hommes dont j’ai besoin ? »

Gurney se tourna alors vers Jessica et sa voix prit un ton lointain, une note suppliante qui ne lui ressemblaient guère.

« Alors, vous, Ma Dame… Tuez-moi, je vous en prie. »

Jessica alla jusqu’à lui, mit les mains sur ses épaules et dit : « Gurney, pourquoi voulez-vous que les Atréides tuent ceux qu’ils aiment ? » Et, lentement, elle referma la robe de Gurney.

« Mais… je…»

« Vous pensiez agir pour Leto, dit-elle, et pour ceci je vous honore. »

« Ma Dame », dit Gurney. Et il baissa la tête et ferma les paupières pour retenir ses larmes.

« Considérons ceci comme un malentendu entre de vieux amis, dit encore Jessica. (Et Paul perçut les notes apaisantes de sa voix.) C’est fini et nous pouvons nous réjouir de savoir que jamais plus nous ne connaîtrons un tel malentendu entre nous. »

Gurney ouvrit les yeux et la regarda.

« Le Gurney Halleck que je connaissais était habile tant à la lame qu’à la balisette. C’est l’homme de la balisette que j’admirais le plus. Ce Gurney Halleck-là se souvient-il combien j’aimais l’entendre quand il jouait pour moi ? Avez-vous encore une balisette, Gurney ? »

« J’en ai une nouvelle, dit Gurney. Elle vient de Chusuk. Elle joue comme une véritable Varota, bien qu’elle ne soit pas signée. Je pense qu’elle a été fabriquée par un élève de Varota qui… (Il s’interrompit.) Mais que puis-je vous dire, Ma Dame ? Nous voilà en train de bavarder de…»

« Nous ne bavardons pas, Gurney, dit Paul. (Il vint auprès de sa mère.) Nous ne bavardons pas, nous parlons d’une chose qui ramène la joie entre les amis. J’aimerais que tu joues pour elle maintenant. Les plans de bataille peuvent attendre un instant. De toute façon, nous n’irons pas au combat avant demain. »

« Je… je vais chercher ma balisette, dit Gurney. Elle est dans le couloir. » Il franchit les tentures.

Paul posa une main sur le bras de sa mère et sentit qu’elle tremblait.

« C’est fini, Mère », dit-il.

Sans tourner la tête, elle lui jeta un regard oblique.

« Fini ? »

« Bien sûr, Gurney a…»

« Gurney ? Ah… oui. » Elle baissa les yeux.

Dans le bruissement des tentures, Gurney réapparut avec sa balisette. Il entreprit de l’accorder, tout en évitant leurs regards. Les tapis, les draperies et les tentures absorbaient l’écho et la balisette, dans cette chambre, produisait des sons intimes.

Paul conduisit sa mère jusqu’à un coussin. Il était soudain frappé par l’âge qu’il lisait sur son visage où le désert avait laissé déjà ses premières rides, ses premières traces aux coins des yeux emplis de bleu.

Elle est fatiguée, se dit-il. Il faut que nous trouvions un moyen de supprimer une partie de ses charges.

Gurney joua un accord.

Paul le regarda et dit : « Certaines… choses requièrent mon attention. Attends-moi ici. »

Gurney acquiesça. Son esprit était lointain, peut-être sur Caladan, sous les cieux ouverts où roulaient des nuages annonciateurs de pluie.

Paul s’éloigna à regret. Tandis qu’il avançait dans le couloir, il entendit un nouvel accord de balisette et s’arrêta une seconde pour prêter l’oreille à la musique étouffée.

Des vignes et des vergers,

Des filles rondes et jolies.

Et un verre plein dans ma main.

Pourquoi songer aux batailles,

Au tonnerre sur les montagnes ?

Pourquoi ces larmes dans mes yeux ?

Les deux grands ouverts

M’offrent tous leurs trésors.

Tout près de ma main tendue…

Pourquoi redouter l’embuscade.

Et le poison caché ?

Pourquoi me pèsent les années ?

Des bras amoureux m’appellent

Nus, vers leurs caprices

Et l’Éden me promet ses délices…

Pourquoi me rappeler les blessures

Et les fautes anciennes ?

Pourquoi cette peur dans mon sommeil ?

Devant Paul, à l’angle du couloir, un messager fedaykin apparut. L’homme avait rejeté son capuchon en arrière et les attaches de son distille pendaient autour de son cou, révélant qu’il arrivait du désert.

Paul lui fit signe de s’arrêter et s’avança vers lui.

L’homme s’inclina, les mains jointes, ainsi qu’il devait saluer la Révérende Mère ou la Sayyadina lors des rites.

« Muad’Dib, dit-il, les chefs commencent d’arriver pour le Conseil. »

« Déjà ? »

« Ce sont ceux que Stilgar a convoqués en premier lorsque l’on croyait que…» Il s’interrompit, haussa les épaules.

« Je vois », dit Paul.

Il se retourna vers la chambre d’où filtraient les accords de balisette de cet air ancien que sa mère aimait entre tous, avec son mélange de paroles joyeuses et tristes.

« Stilgar arrivera bientôt avec les autres, dit-il. Tu les guideras jusqu’à ma mère. »

« J’attendrai ici, Muad’Dib », dit le messager.

« Oui… oui, c’est cela. »

Et Paul se mit en marche vers les profondeurs de la grotte, vers ce lieu qui se trouvait dans toutes les grottes, ce lieu proche du bassin d’eau où il y aurait un petit shai-hulud. La créature, qui ne mesurait pas plus de neuf mètres de long, était prise au piège des conduits d’eau qui l’entouraient de toutes parts. Le faiseur, après avoir émergé du vecteur du petit faiseur, évitait l’eau comme un poison. Le faiseur noyé constituait le plus grand des secrets fremen car l’union de l’eau et du faiseur produisait L’Eau de Vie, ce poison que seule une Révérende Mère pouvait transformer.

Paul avait pris sa décision dans l’instant où sa mère affrontait le danger. Aucune des lignes d’avenir qu’il avait entrevues ne comportait ce moment de péril associé avec Gurney Halleck. L’avenir, cet avenir lourd de nuages, où l’univers se précipitait vers le nexus bouillonnant, était comme un monde fantomatique, tout autour de lui.

Je dois le voir, se dit-il.

Lentement, son organisme avait acquis une tolérance à l’épice qui avait eu pour effet de rendre ses visions prescientes de plus en plus rares… de plus en plus floues. Et une solution évidente s’imposait.

Je vais noyer le faiseur. Ainsi, nous verrons bien si je suis le Kwisatz Haderach qui peut survivre à l’épreuve des Révérendes Mères.

Et l’on dit dans la troisième année de la Guerre du Désert que Paul-Muad’Dib gisait seul dans la Grotte des Oiseaux, derrière les tentures de kiswa d’une chambre. Il gisait immobile comme un mort, pris par la révélation de l’Eau de Vie. Son être était transporté au-delà des frontières du temps par le poison qui donne la vie. Ainsi se réalisa la prophétie qui disait que le Lisan al-Gaib serait à la fois vivant et mort.

Légendes d’Arrakis,

par la Princesse Irulan.


Dans la pénombre qui précédait l’aube, Chani quitta le Bassin de Habbanya, prêtant l’oreille au murmure de l’orni qui l’avait amenée du sud et gagnait maintenant quelque repaire dans le désert. Autour d’elle, les gens de son escorte gardaient leurs distances, selon la requête de la compagne de Muad’Dib, mère de son premier né, qui voulait marcher seule, pendant un moment. Dispersés dans les rochers, ils guettaient le danger possible.

Pourquoi m’a-t-il rappelée ? se demandait Chani. Il m’avait ordonné de demeurer dans le sud avec le petit Leto et Alia.

Elle drapa sa robe autour d’elle, sauta d’un bond par-dessus un rocher et se mit à gravir le sentier que seule une créature du désert pouvait distinguer dans l’ombre. Des cailloux roulaient sous ses pas, qu’elle évitait avec une agilité insouciante.

De monter ainsi entre les rochers la soulageait des craintes nées du silence de son escorte et du fait que l’on eût envoyé un des précieux ornis la chercher. Elle ressentait maintenant cette excitation qu’elle connaissait si bien à la pensée de retrouver bientôt son Usul. Pour tout le désert, il était devenu un cri de bataille : « Muad’Dib ! Muad’Dib ! » mais, pour elle, c’était un homme différent, au nom différent, un tendre amoureux, le père de son enfant.

Une haute silhouette se dressa devant elle et lui fit signe de se hâter. Dans le ciel, déjà les oiseaux de l’aube s’élevaient et s’appelaient. Une fine trace de lumière se dessinait sur l’horizon de l’est.

La silhouette était celle d’un des hommes de son escorte. Otheym ? se dit-elle, reconnaissant certains gestes familiers. Elle s’approcha et reconnut effectivement les traits plats du lieutenant des Fedaykin. Son capuchon était ouvert et son filtre de bouche hâtivement fixé, ainsi que cela se faisait pour de très courtes sorties dans le désert.

« Vite, souffla-t-il en la précédant vers la crevasse secrète. Il fera jour bientôt. Les Harkonnens ont lancé des patrouilles en grand nombre sur la région. Nous ne pouvons risquer d’être découverts maintenant. » Il descella une porte et ils surgirent dans un étroit couloir qui accédait à la Grotte des Oiseaux. Des brilleurs s’illuminèrent. Otheym se remit en marche d’un pas rapide. « Suivez-moi. Vite. »

Ils s’avancèrent au long du couloir, franchirent une seconde porte à valve, empruntèrent un autre couloir, encore, puis passèrent entre des tentures qui avaient délimité l’alcôve de la Sayyadina au temps où la grotte n’avait été qu’une étape de repos pour le jour. A présent, des tapis et des coussins couvraient le sol. Sur les parois apparaissaient des tapisseries à l’emblème du faucon rouge. Un bureau était encombré de papiers qui dégageaient une senteur d’épice qui révélait leur origine. La Révérende Mère était assise là, seule, face à l’entrée.

Elle leva la tête avec cette expression absente qui faisait trembler les non-initiés.

Otheym joignit les mains et déclara : « J’ai amené Chani. » Puis il s’inclina et disparut derrière les tentures.

Comment le dire à Chani ? pensa Jessica.

« Comment va mon petit-fils ? » demanda-t-elle.

L’accueil rituel, se dit Chani. Et toutes ses craintes revinrent alors. Où est Muad’Dib ? Pourquoi n’est-il pas ici ?

« Il se porte bien, il est heureux, ma mère, dit-elle. Je l’ai laissé avec Alia aux soins d’Harah. »

Ma mère, pensa Jessica. Oui, elle a le droit de m’appeler ainsi pour l’accueil rituel. Elle m’a donné un petit-fils.

« On m’a dit que le sietch Coanua avait offert du tissu », dit Jessica.

« Il est très beau. »

« Alia a-t-elle un message ? »

« Aucun. Mais le sietch est plus calme, maintenant que le peuple accepte le miracle de son état. »

Pourquoi gagne-t-elle ainsi du temps ? se demandait Chani. Il y avait quelque chose de si urgent qu’ils ont envoyé un orni. Et maintenant, nous voilà plongées dans les politesses !

« Il faut que l’on coupe des vêtements pour le petit Leto dans ce tissu », dit Jessica.

« Comme vous le désirez, ma mère. (Chani baissa les yeux.) A-t-on des nouvelles des batailles ? » Elle ne relevait pas la tête, de peur de se trahir, de révéler à Jessica qu’elle n’avait posé cette question que pour Paul-Muad’Dib.

« De nouvelles victoires, dit Jessica. Rabban a fait quelques ouvertures prudentes en vue d’une trêve. Ses messagers lui ont été retournés sans leur eau. Il a même été jusqu’à alléger les charges des gens dans certains villages des creux. Mais il est trop tard. Le peuple sait déjà qu’il n’agit ainsi que par crainte de nous. »

« Il en est donc ainsi que l’a dit Muad’Dib », dit Chani. Elle gardait les yeux fixés sur Jessica, essayant de garder ses craintes en elle-même. J’ai prononcé son nom, mais elle n’a pas répondu. Nul ne saurait lire une émotion dans cette pierre lisse qu’elle appelle son visage… mais elle est vraiment trop figée. Pourquoi garde-t-elle le silence ? Qu’est-il arrivé à Usul ?

« J’aimerais que nous soyons dans le sud, dit Jessica. Les oasis étaient si belles lorsque nous sommes partis. N’es-tu pas impatiente de voir revenir cette saison où toute la terre est en fleurs ? »

« La terre est belle, alors, c’est vrai, dit Chani. Mais elle est aussi pleine de tristesse. »

« La tristesse est le prix de la victoire. »

Me prépare-t-elle à la tristesse ? se demanda Chani.

« Il y a tant de femmes sans homme, dit-elle. Lorsque j’ai été appelée dans le nord, cela a créé des jalousies. »

« C’est moi qui t’ai appelée », dit Jessica.

Chani sentit que son cœur se mettait à battre plus vite, plus lourdement. Elle lutta contre le désir soudain de mettre ses mains sur ses oreilles pour ne pas entendre ce que Jessica allait dire. Pourtant, elle parvint à dire d’une voix calme : « Le message était signé Muad’Dib. »

« Je l’ai signé en présence de ses lieutenants. Ce subterfuge était nécessaire. » Et Jessica songea : Cette femme est brave. Elle se raccroche aux bonnes façons alors même que la peur la submerge. Oui. Elle pourrait être celle qu’il nous faut en ce moment.

Il y eut une note infime de résignation dans la voix de Chani quand elle parla de nouveau : « Maintenant, vous pouvez me dire ce qui doit être dit. »

« Ta présence m’était nécessaire pour m’aider à rappeler Paul à la vie », dit Jessica. Et elle pensa : Ça y est ! Je l’ai dit exactement comme il fallait le dire. Rappeler à la vie. Elle sait ainsi que Paul n’est pas réellement mort mais, en même temps, que le péril est grand.

Il ne fallut qu’un instant à Chani pour retrouver son calme.

« Que dois-je donc faire ? » Dans l’instant où elle prononçait ces mots, elle avait envie de sauter sur Jessica, de la secouer et de hurler : « Conduisez-moi auprès de lui ! » Mais, en silence, elle attendit la réponse.

« Je crains que les Harkonnens n’aient réussi à infiltrer un agent parmi nous afin d’empoisonner Paul dit Jessica. C’est du moins la seule explication qui me paraisse possible. Le poison doit être très rare et inhabituel. J’ai examiné son sang avec les plus subtiles méthodes sans en détecter la trace. »

Chani se laissa aller à genoux. « Du poison ? Souffre-t-il ? Pourrais-je ?…»

« Il est inconscient. Les processus vitaux sont ralentis à tel point qu’on ne peut les déceler qu’avec les techniques les plus raffinées. Je frémis en songeant à ce qu’il en aurait été si je ne l’avais pas découvert moi-même. Pour un œil non averti, il semblait mort. »

« Vous ne m’avez pas convoquée seulement par bonté, dit Chani. Je vous connais. Révérende Mère. Que pensez-vous que je puisse faire, moi, qui vous soit impossible à vous ? »

Elle est brave, belle et… Oh, oui, si perspicace, se dit Jessica. Elle aurait fait une excellente Bene Gesserit.

« Chani, dit-elle, cela te paraîtra peut-être difficile à croire, mais j’ignore exactement pour quelle raison je t’ai fait appeler. C’était un instinct… une intuition. La pensée m’est venue comme cela, très nette : Appelle Chani. »

Pour la première fois, Chani lut alors la tristesse dans le regard de Jessica, la douleur tout au fond de ces yeux si calmes, tournés vers l’intérieur.

« J’ai fait tout ce que je pouvais faire, tout ce que je savais faire… Et ce tout dépasse de loin ce que tu peux imaginer… Pourtant, j’ai échoué. »

« Halleck, le vieux compagnon, demanda Chani. Pourrait-il être un traître ? »

« Non, pas Gurney. »

Ces trois mots étaient comme une longue conversation et Chani y perçut comme l’écho de multiples quêtes, de longues épreuves, d’échecs anciens.

Elle se releva, lissa les plis de sa robe tachée par le désert et dit : « Conduisez-moi auprès de lui. »

Jessica se leva à son tour et écarta les tentures de la paroi gauche.

Chani la suivit et se retrouva dans ce qui avait dû être une resserre. Les murs de rocher étaient maintenant dissimulés par d’épaisses tapisseries. Paul était étendu sur un lit de fortune. Un unique brilleur éclairait son visage. Une robe noire le couvrait jusqu’à la poitrine. Ses bras nus étaient immobiles le long de son corps. Sous la robe, il devait être nu. Sa peau avait un aspect cireux.

Chani réprima le brusque désir de courir jusqu’à lui, de se jeter sur son corps. Ses pensées se portèrent sur son fils, Leto. Et elle comprit en cet instant que Jessica avait déjà connu une telle épreuve. Tandis que la vie de son compagnon était menacée, elle s’était obligée à ne penser qu’à la survie de son enfant. Chani, alors, tendit la main, prit celle de Jessica, et l’étreinte fut presque douloureuse dans sa violence.

« Il vit, dit Jessica. Je t’assure qu’il vit. Mais le fil de cette vie est si ténu qu’on peut ne pas le voir. Certains des chefs commencent déjà à murmurer que c’est la mère qui parle et non la Révérende Mère, que mon fils est vraiment mort et que je me refuse à donner son eau à la tribu. »

« Depuis combien de temps est-il ainsi ? » demanda Chani. Elle retira sa main de celle de Jessica et s’avança dans la pièce.

« Depuis trois semaines. J’ai passé déjà près d’une semaine à tenter de l’éveiller. J’ai cherché, réfléchi, discuté, affronté des arguments… Puis je t’ai appelée. Les Fedaykin m’obéissent, sans quoi je n’aurais pu retarder le…» Elle humecta ses lèvres et se tut tandis que Chani s’approchait du lit.

Elle s’arrêta auprès de Paul et contempla son visage, la trace de barbe naissante, les hauts sourcils, le nez acéré, les paupières closes. Ses traits étaient paisibles.

« Comment se nourrit-il ? » demanda Chani.

« Les besoins de sa chair sont si réduits qu’il n’a encore rien pris », dit Jessica.

« Combien savent ce qui est arrivé ? »

« Seuls ses conseillers les plus proches sont au courant, ainsi que quelques chefs, les Fedaykin et, bien sûr, celui qui lui a administré le poison. »

« Il n’y a aucun indice quant à son identité ? »

« Non, et ce n’est pas faute d’avoir cherché. »

« Que disent les Fedaykin ? »

« Ils croient que Paul est en transe sacrée, qu’il rassemble ses saintes forces avant les ultimes combats. C’est là une croyance que j’ai entretenue. »

Chani s’agenouilla à côté de la couche et se pencha sur le visage de Paul. Elle décela immédiatement le parfum de l’épice, un parfum qui baignait en permanence la vie des Fremen. Pourtant…

« Vous n’êtes pas nés avec l’épice comme nous, dit-elle. Avez-vous pensé que son corps pouvait s’être rebellé contre une dose trop importante d’épice ? »

« Toutes les réactions allergiques sont négatives », dit Jessica.

Elle ferma les paupières, autant pour ne plus voir cette scène pendant un instant que parce qu’elle ressentait soudain sa fatigue. Depuis combien de temps n’ai-je pas dormi ? se demanda-t-elle.

« Lorsque vous changez l’Eau de Vie, dit Chani, vous le faites en vous-même, par votre perception intérieure. Avez-vous utilisé cette perception pour examiner son sang ? »

« C’est un sang fremen normal. Totalement adapté à cette existence et à cette nourriture qui sont les nôtres. »

Chani s’assit sur ses talons. Tandis qu’elle examinait Paul, ses pensées repoussaient sa peur. C’était là une technique qu’elle avait apprise en observant les Révérendes Mères. Le temps pouvait servir l’esprit. Toute l’attention pouvait être concentrée en une seule pensée.

« Y a-t-il un faiseur ici ? » demanda-t-elle soudain.

« Il y en a plusieurs. Nous n’en manquons jamais, en ce moment. Chaque victoire doit être bénie. Chaque cérémonie qui précède un raid…»

« Mais Paul-Muad’Dib s’est tenu à l’écart de ces cérémonies », dit Chani.

Jessica hocha la tête. Elle se souvenait des sentiments ambivalents de son fils à l’égard de la drogue d’épice et de la prescience qu’elle suscitait.

« Comment sais-tu cela ? » demanda-t-elle.

« On le dit. »

« On dit trop de choses. » La voix de Jessica était sèche.

« Donnez-moi l’Eau brute du faiseur. »

Jessica se raidit en percevant le ton impératif de Chani. Puis elle remarqua la concentration intense de la jeune femme et dit : « Tout de suite. » Et elle écarta les tentures pour appeler un porteur d’eau.

Chani ne quittait pas des yeux le visage de Paul. S’il a essayé de faire cela… se dit-elle. Et c’est bien le genre de chose qu’il pourrait essayer…

Jessica revint et s’agenouilla auprès d’elle avec un broc qui répandait l’acre senteur du poison. Chani plongea un doigt dans le liquide et, le retirant, le mit tout près du nez de Paul.

La peau frémit et, lentement, les narines se dilatèrent.

Jessica eut un cri étouffé.

Chani toucha alors de son doigt humide la lèvre supérieure de Paul.

Il inspira longuement, péniblement.

« Qu’est-ce donc ? » demanda Jessica.

« Du calme, dit Chani. Il faut que vous convertissiez un peu de l’eau sacrée. Vite ! »

Sans poser de question, Jessica prit le broc et but une petite gorgée de liquide.

Les yeux de Paul s’ouvrirent. Il regarda Chani.

« Il n’est pas nécessaire qu’elle change l’Eau », dit-il. Sa voix était faible, mais calme.

Jessica, dans le même temps qu’elle sentait la gorgée de liquide sur sa langue, percevait la réaction de son organisme qui, presque automatiquement, convertissait le poison. Avec la sensibilité accrue que suscitait la cérémonie, elle sentit le flux vital qui émanait de Paul.

En cet instant, elle sut.

« Tu as bu l’eau sacrée ! » s’exclama-t-elle.

« Une goutte, dit Paul. Si peu… Rien qu’une goutte. »

« Comment as-tu pu commettre une telle folie ? »

« C’est votre fils », dit Chani.

Jessica la regarda, les yeux flamboyants.

Un sourire plein de tendresse, de compréhension apparut sur les lèvres de Paul. « Écoutez ma bien-aimée, dit-il. Écoutez-la, Mère, elle sait. »

« Ce que les autres peuvent faire, dit Chani, il doit le faire. »

« Quand cette goutte a été dans ma bouche, dit Paul, quand je l’ai goûtée et sentie et que j’ai su ce qu’elle faisait en moi, alors j’ai compris que je pouvais faire ce que vous aviez fait, Mère. Vos rectrices Bene Gesserit parlent du Kwisatz Haderach mais elles sont loin de deviner en combien de lieux j’ai été. Dans les quelques minutes qui… (Il s’interrompit et regarda Chani avec un froncement de sourcils perplexe.) Chani ? Comment se fait-il que tu sois ici ? Tu devrais… Pourquoi es-tu ici ? »

Il essaya de se redresser, mais elle le repoussa doucement.

« Je t’en prie, mon Usul », dit-elle.

« Je me sens faible. (Son regard courut par toute la pièce.) Depuis combien de temps suis-je ici ? »

« Tu es resté durant trois semaines dans un coma si profond que l’étincelle de la vie semblait t’avoir quitté », dit Jessica.

« Mais c’était… il ne m’a fallu qu’un moment et…»

« Un moment pour toi, trois semaines de peur pour moi », dit Jessica.

« Ce n’était qu’une goutte, mais je l’ai convertie. J’ai changé l’Eau de Vie. » Et, avant que Chani ou Jessica aient pu l’en empêcher, il plongea une main dans le broc, la ramena à sa bouche et but les quelques gouttes de liquide qui étaient dans sa paume.

« Paul ! » cria Jessica.

Il agrippa sa main, tourna vers elle un visage que déformait un rictus mortel, et lança toute sa perception.

Le rapport ne fut pas aussi tendre, aussi complet, aussi absolu qu’il l’avait été avec Alia et la vieille Révérende Mère dans la caverne… mais c’était tout de même une union, un partage de l’être tout entier. Jessica se sentit secouée, affaiblie et elle se replia dans son esprit, emplie de crainte devant son fils.

A haute voix, il dit : « Vous parlez d’un lieu où vous ne pouvez pénétrer ? Ce lieu que la Révérende Mère ne peut contempler, montrez-le-moi.

« Elle secoua la tête, terrifiée.

« Montrez-le-moi ! » répéta-t-il.

« Non ! »

Mais elle ne pouvait lui échapper. Subjuguée, elle ferma les yeux et plongea en elle, dans la direction-qui-est-ténèbres.

La conscience de Paul l’enveloppa, la pénétra. Elle entrevit vaguement le lieu avant que son esprit ne se replie, vaincu par la terreur. Sans qu’elle sût pourquoi, tout son corps tremblait de cette vision, de ce qu’elle n’avait fait qu’entrevoir… une région où soufflait le vent, où brillaient des étincelles, où des anneaux de lumière se dilataient puis se contractaient, où des cercles de formes blanches et tumescentes se répandaient autour des lueurs, poussés par les ténèbres et par le vent qui venait de nulle part.

Elle ouvrit les yeux et rencontra le regard de Paul. Il lui tenait toujours la main mais la terrible union avait pris fin. Elle entreprit de réprimer le tremblement qui l’agitait encore. Paul lui lâcha la main. Ce fut comme si un lien était rompu. Jessica vacilla et elle serait tombée si Chani n’avait bondi à cet instant pour la soutenir.

« Révérende Mère ! Que se passe-t-il ? »

« Fatiguée, murmura Jessica. Si… fatiguée. »

« Par ici, dit Chani. Asseyez-vous. » Elle la guida jusqu’à un coussin, près du mur.

Jessica éprouva du réconfort au contact de ces jeunes bras vigoureux. Elle se cramponna à Chani.

« A-t-il, en vérité, vu l’Eau de la Vie ? » demanda Chani en se dégageant.

« Il l’a vue », souffla Jessica. Son esprit continuait de rouler. C’était comme si elle venait de regagner la terre ferme après un long voyage sur une mer houleuse. Elle sentit la vieille Révérende Mère tout au fond d’elle… la vieille Révérende Mère et toutes les autres. Elles étaient éveillées et elles demandaient : Qu’était-ce que cela ? Où était donc ce lieu ?

Mais une pensée dominait : son fils était le Kwisatz Haderach, celui qui pouvait être en plusieurs lieux à la fois. Celui qui était né du rêve Bene Gesserit. Et cette pensée n’amenait nulle paix en Jessica.

« Que s’est-il passé ? » demanda Chani.

Jessica secoua la tête.

« Il y a en chacun de nous, dit Paul, une force ancienne qui prend et une force ancienne qui donne. Il n’est pas très difficile pour un homme de voir en lui ce lieu où règne la force qui prend, mais il lui est presque impossible de contempler la force qui donne sans se transformer en autre chose qu’un homme. Pour une femme, la situation est exactement inverse. »

Jessica leva la tête et vit que Chani la regardait, elle, tout en écoutant Paul.

« Me comprenez-vous, Mère ? » demanda Paul.

Elle ne put que hocher la tête.

« Ces choses qui sont en nous sont si anciennes, dit Paul, qu’elles sont réparties dans chaque cellule de notre corps. Ce sont elles qui nous façonnent. Il est toujours possible de se dire : Oui, je vois ce que peut être cette chose. Mais lorsque l’on regarde en soi-même et que l’on se trouve confronté à la force brute de sa propre vie, on comprend le péril. On comprend que cela peut vous submerger. Pour le Donneur, le plus grand péril est la force qui prend. Pour le Preneur, c’est la force qui donne. Il est aussi facile d’être emporté par l’une que par l’autre. »

« Et toi, mon fils, dit Jessica, es-tu celui qui donne ou celui qui prend ? »

« Je suis le pivot. Je ne peux donner sans prendre et je ne peux prendre sans…» Il se tut et regarda le mur, à sa droite.

Chani sentit un courant d’air sur sa joue et se retourna pour voir se refermer les tentures.

« C’était Otheym, dit Paul. Il écoutait. »

Chani accepta ces paroles et un peu de la prescience qui emplissait Paul passa en elle. Elle eut la connaissance de ce qui allait être comme si c’était un événement du passé. Otheym rapporterait ce qu’il avait vu et entendu. D’autres propageraient l’histoire jusqu’à ce que ce soit comme un feu sur la terre. Tous diraient que Paul-Muad’Dib ne ressemblait à aucun autre homme. Il n’y aurait plus de doute. Paul-Muad’Dib était certes un homme mais il pouvait voir dans l’Eau de la Vie comme une Révérende Mère. Il était le Lisan al-Gaib.

« Tu as vu l’avenir, Paul, dit Jessica. Nous diras-tu ce que tu as vu ? »

« Non pas l’avenir, dit Paul. Mais le Maintenant. (Il s’assit péniblement et repoussa la main de Chani qui voulait l’aider.) L’espace, au-dessus d’Arrakis, est tout empli de vaisseaux de la Guilde. »

Jessica perçut l’incertitude dans sa voix et trembla.

« L’Empereur Padishah lui-même est présent, reprit Paul. (Il leva les yeux vers le plafond de la pièce.) Il est là, avec sa Diseuse de Vérité favorite et cinq légions de Sardaukar. Le vieux baron Vladimir Harkonnen est là, également, avec Thufir Hawat à ses côtés et sept vaisseaux emplis de tous les conscrits qu’il a pu trouver. Chacune des Grandes Maisons a envoyé ses troupes… Ils sont là, tous, au-dessus de nous. Ils attendent…»

Chani secoua la tête. Elle ne pouvait détacher ses yeux de Paul. Elle était fascinée et bouleversée par le ton monotone de sa voix, par l’étrangeté qui se dégageait de lui, par la façon dont il la regardait, comme s’il voyait à travers elle.

La gorge sèche, Jessica demanda : « Qu’attendent-ils ? »

« La permission de la Guilde d’atterrir. La Guilde abandonnerait sur Arrakis toute force qui se poserait sans son autorisation. »

« La Guilde nous protège ? » demanda Jessica.

« Nous protéger ! s’exclama Paul. C’est la Guilde elle-même qui a créé cette situation en rapportant ce que nous faisons sur ce monde et en abaissant le prix du transport à un point tel que les plus pauvres des Maisons sont là, également, à attendre avec les autres, prêtes à nous piller. »

Jessica perçut la dureté, la sécheresse et l’amertume de ses paroles et elle en fut perplexe. Elle ne pouvait en douter, pourtant. Il avait parlé avec la même intensité que la nuit où il lui avait rapporté ses premières visions de l’avenir qui devait les amener parmi les Fremen.

Paul prit une profonde inspiration et dit : « Mère, il faut que vous changiez une partie de l’Eau pour nous. Nous aurons besoin du catalyseur. Chani, envoie des hommes en éclaireurs… qu’ils trouvent une masse d’épice en gestation. Si nous versons de l’Eau de Vie à proximité, savez-vous ce qui se produira ? »

Jessica, un instant, soupesa ces mots. Puis elle comprit leur sens. « Paul ! » s’exclama-t-elle.

« L’Eau de Mort, dit-il. Ce serait une réaction en chaîne. (Il tendit la main vers le sol.) La mort se répandrait parmi les petits faiseurs, supprimant un vecteur du cycle de vie dont font partie l’épice et les faiseurs. Arrakis, sans eux, deviendrait un monde de désolation. »

Chani porta la main à sa bouche, bouleversée par le blasphème.

« Celui qui peut détruire une chose la contrôle, dit Paul. Nous pouvons détruire l’épice. »

« Qu’est-ce donc qui retient la main de la Guilde, alors ? » demanda Jessica.

« Ils me cherchent, dit Paul. Songez seulement à cela ! Les meilleurs navigateurs de la Guilde ; des hommes qui peuvent plonger dans le temps pour choisir la trajectoire la plus sûre pour les plus rapides des long-courriers… tous ces hommes me cherchent… et ils sont incapables de me trouver. Ils tremblent ! Ils savent que je détiens leur secret ! (Il leva la main.) Sans l’épice, ils sont aveugles ! »

Chani retrouva sa voix. « Tu as dit que tu voyais le Maintenant ! »

Paul s’étendit à nouveau, cherchant le présent dispersé dont les limites touchaient l’avenir comme le passé, luttant pour conserver sa perception comme s’atténuait l’effet de l’épice.

« Va et fais ce que je t’ai ordonné, dit-il. L’avenir devient aussi flou pour moi qu’il l’est pour la Guilde. Les lignes de vision se fondent. Tout est concentré sur l’épice… ils n’osaient pas intervenir ici auparavant… parce qu’ils risquaient de perdre ce qu’ils avaient. Mais maintenant, ils sont acculés… Tous les chemins aboutissent aux ténèbres. »

Et l’aube apparut où Arrakis se retrouva au centre de l’univers, dans le moyeu de la roue qui allait se mettre à tourner.

Extrait de L’Éveil d’Arrakis,

par la Princesse Irulan.


« Regarde ça ! » souffla Stilgar.

Paul se tenait à ses côtés dans la fente qui s’ouvrait haut dans la paroi rocheuse du Bouclier, l’œil rivé à l’oculaire d’un télescope fremen. Les objectifs à huile étaient braqués sur le vaisseau interstellaire qui apparaissait sous les premiers rayons de l’aube, dans le bassin, loin en dessous. Déjà, une moitié de la coque brillait dans la lumière alors que l’autre demeurait plongée dans l’ombre, révélant les rangées de hublots qui laissaient filtrer la clarté jaune des brilleurs du bord.

Au-delà du vaisseau, la cité d’Arrakeen était figée, froide et brillante.

Ce n’était pas tant le vaisseau qui excitait Stilgar que la construction qui s’élevait à proximité. Un vaste camp métallique, une seule et immense tente faite de feuilles de métal, haute de plusieurs étages, et qui s’étendait en un cercle dont le vaisseau occupait le centre et qui devait mesurer près de mille mètres de rayon. C’était là que résidaient temporairement sa Majesté Impériale, l’Empereur Padishah Shaddam IV et ses cinq légions de Sardaukar.

Accroupi à côté de Paul, Gurney Halleck remarqua : « Je compte en tout neuf niveaux. Cela doit faire un certain nombre de Sardaukar. »

« Cinq légions », dit Paul.

« Il va faire jour, murmura Stilgar. Nous n’aimons pas que tu t’exposes ainsi, Muad’Dib. Retournons aux rochers, maintenant. »

« Je suis tout à fait en sécurité ici », dit Paul.

« Ce vaisseau est équipé d’armes à projectiles », dit Gurney.

« Ils croient que nous sommes protégés par des boucliers, observa Paul. Même s’ils nous apercevaient, ils ne gâcheraient pas leurs munitions sur un trio non identifié. »

Paul braqua le télescope sur la paroi opposée du bassin, sur les taches sombres qui, au flanc de la falaise, marquaient les tombes de tant d’hommes de son père. Et les ombres de ces hommes, en ce moment, regardaient peut-être. Les cités et les citadelles harkonnens étaient toutes tombées aux mains des Fremen ou bien, isolées, elles dépérissaient comme des branches sectionnées. Seuls ce bassin, cette cité appartenaient encore à l’ennemi.

« Ils pourraient tenter une sortie en ornis, s’ils nous voyaient », dit Stilgar.

« Qu’ils viennent, dit Paul. Nous avons des ornis à griller, aujourd’hui… et nous savons qu’une tempête approche. »

A nouveau, il fit pivoter le télescope et observa le terrain de débarquement d’Arrakeen où s’alignaient les frégates d’Harkonnen sous une bannière de la Compagnie CHOM qui flottait dans le vent léger. Il fallait que la Guilde fût désespérée pour avoir ainsi autorisé ces deux groupes à débarquer tandis que les autres étaient maintenus en réserve. La Guilde se comportait comme un homme qui tâte le sable du pied pour vérifier sa température avant d’ériger une tente.

« Y a-t-il autre chose à voir ? demanda Gurney. Nous devrions nous mettre à couvert. La tempête arrive. »

Paul revint au campement géant. « Ils ont même amené leurs femmes, dit-il. Et leurs valets, leurs servantes… Ahh, mon cher Empereur, comme vous êtes confiant ! »

« Des hommes approchent par le passage secret, dit Stilgar. Ce doit être Otheym et Korba. »

« D’accord, Stil, fit Paul. Repartons. »

Mais il jeta un dernier coup d’œil dans le télescope sur la vaste plaine et les grands vaisseaux, la tente de métal scintillante, la cité silencieuse, les frégates des mercenaires. Puis il se laissa glisser le long du rocher. Un garde Fedaykin le remplaça devant le télescope.

Il émergea dans un creux ménagé dans la falaise du Bouclier, un repaire naturel d’environ trente mètres de diamètre, profond de trois, que les Fremen avaient dissimulé sous un camouflage translucide. Le matériel radio était groupé autour d’un trou, sur la paroi de droite. Les Fedaykin s’étaient déployés dans l’attente de l’ordre d’attaque.

Deux hommes émergèrent du boyau qui s’ouvrait près de la radio et interpellèrent les gardes.

Paul regarda Stilgar et désigna les deux hommes. « Va prendre leur rapport, Stil. »

Stilgar obéit et s’avança vers les deux hommes.

Paul s’accroupit, le dos contre le rocher, détendant ses muscles, puis se redressa. Stilgar renvoyait les deux hommes par où ils étaient venus et Paul songea à la longue descente qui les attendait au long de l’étroit boyau creusé de main d’homme qui débouchait, là-bas, au fond du bassin.

Stilgar revenait vers lui.

« Était-ce si important qu’ils n’aient pu utiliser un cielago ? » demanda-t-il.

« Ils gardent les oiseaux pour la bataille, dit Stilgar (Il regarda en direction du matériel de communication, puis revint à Paul.) Même avec un faisceau étroit, il ne faut pas utiliser ces choses, Muad’Dib. On pourrait nous détecter en remontant à l’émetteur. »

« Bientôt, dit Paul, ils seront trop occupés pour me retrouver. Que disent les hommes ? »

« Nos Sardaukar apprivoisés ont été relâchés près de la Vieille Faille et retournent vers leur maître. Les lance-fusées et les autres armes à projectiles sont en place. Nos hommes se sont déployés selon tes ordres. Simple routine. »

Le regard de Paul se promena sur les Fedaykin qui attendaient, dans la clarté filtrée par le camouflage. Le temps était comme un insecte cheminant sur un rocher.

« Il faudra un certain temps à nos Sardaukar pour arriver à proximité d’un transport de troupes, dit-il. On les surveille ? »

« On les surveille », dit Stilgar.

Gurney Halleck se racla la gorge avant de demander : « Est-ce que nous ne ferions pas bien de nous mettre à l’abri ? »

« Il n’y a pas d’abri, répliqua Paul. Les rapports sur le temps sont-ils toujours favorables ? »

« La tempête qui arrive est une arrière-grand-mère, dit Stilgar. Est-ce que tu ne le sens pas, Muad’Dib ? »

« L’air me le dit. Mais j’aime mieux m’en assurer en sondant le sable. »

« La tempête sera ici dans une heure », dit Stilgar.

Il désigna la faille qui ouvrait sur le bassin, le camp impérial et les frégates harkonnens.

« Eux aussi le savent, là-bas. Il n’y a pas un orni dans le ciel. Tout est recouvert et arrimé. Leurs petits amis leur ont annoncé le temps depuis l’espace. »

« Plus de sorties ? » demanda Paul.

« Plus depuis le débarquement, la nuit dernière. Ils savent que nous sommes là. Je crois qu’ils attendent maintenant de choisir leur moment. »

« C’est nous qui choisissons », dit Paul.

Gurney leva les yeux et grommela : « S’ils nous en laissent le temps. »

« Cette flotte restera dans l’espace », dit Paul.

Gurney secoua la tête.

« Ils n’ont pas le choix, insista Paul. Nous pouvons détruire l’épice. La Guilde ne courra pas ce risque. »

« Ce sont les gens désespérés qui sont les plus dangereux », dit Gurney.

« Ne le sommes-nous pas, nous ? » demanda Stilgar.

Gurney le regarda, fronçant les sourcils.

« Tu n’as pas vécu avec le rêve fremen, lui dit Paul. Stilgar pense à toute l’eau que nous avons dépensée pour la corruption, à toutes ces années d’attente dans l’espoir de voir naître Arrakis. Il n’est pas…»

« Baahh », fit Gurney.

« Pourquoi est-il si sombre ? » demanda Stilgar.

« Il l’est toujours avant la bataille », dit Paul.

Lentement, un sourire de loup apparut sur le visage de Gurney. Ses dents brillèrent au-dessus de la mentonnière de son distille. « Ce qui me rend sombre, c’est la pensée de tous ces pauvres Harkonnens que nous allons laisser sans sépulture convenable. »

Stilgar sourit. « Il parle comme un Fedaykin. »

« Gurney est né pour les commandos de la mort », dit Paul. Et il songea : Oui, qu’ils occupent leur esprit en bavardant avant que vienne l’heure de se lancer à l’attaque de cette force rassemblée dans la plaine.

Il regarda dans la direction de la faille, puis, comme ses yeux se posaient à nouveau sur Gurney, il vit que le guerrier-troubadour fronçait toujours les sourcils.

« Le chagrin sape les forces, murmura-t-il. Tu m’as dit cela une fois, Gurney. »

« Mon Duc, je me préoccupe surtout des atomiques. Si vous les utilisez pour creuser une brèche dans le Bouclier…»

« Eux n’utiliseront pas les atomiques contre nous. Ils n’oseront pas… pour la même raison qui les empêche de courir le risque de voir l’épice détruit. »

« Mais l’injonction contre…»

« L’injonction ! lança Paul. C’est la peur, et non l’injonction, qui empêche les Grandes Maisons de s’attaquer à coups d’atomiques. Les termes de la Grande Convention sont assez clairs : “L’usage d’atomiques contre des êtres humains amènera l’oblitération planétaire.” C’est le Bouclier que nous allons attaquer, et non des humains. »

« La différence est subtile », dit Gurney.

« Les coupeurs de cheveux en quatre qui sont là-bas seront heureux de la reconnaître, dit Paul. Ne parlons plus de cela. »

Il se détourna. Il aurait aimé se sentir vraiment aussi confiant. « Et tes gens de la cité ? demanda-t-il. Sont-ils en position ? »

« Oui », murmura Stilgar.

Paul se tourna vers lui. « Qu’y a-t-il ? »

« Je n’ai jamais pensé que l’on pouvait se fier entièrement à un homme de la cité », dit Stilgar.

« J’en étais un moi-même. »

Stilgar se raidit. L’afflux de sang assombrit son visage. « Muad’Dib sait que je ne…»

« Je sais ce que tu voulais dire, Stil. Mais il ne s’agit pas de ce que tu penses d’un homme. Il s’agit de ce qu’il fait vraiment. Les gens de la cité sont de sang fremen. Seulement, ils n’ont pas su comment se débarrasser de leurs liens. Nous le leur apprendrons. »

Stilgar acquiesça et dit d’un ton grave : « La vie nous a habitués à penser ainsi, Muad’Dib. C’est sur la Plaine Funèbre que nous avons appris à mépriser les gens des communautés. »

Paul regarda Gurney et vit que celui-ci observait attentivement Stilgar. « Gurney, dit-il, explique-nous pourquoi les gens de la cité ont été chassés de leurs maisons par les Sardaukar ? »

« Un vieux truc, Mon Duc. Ils pensent que les réfugiés seront un handicap pour nous. »

« Les dernières guérillas sont si lointaines que les puissants ont oublié comment les combattre, dit Paul. Les Sardaukar ont fait notre jeu. Ils ont enlevé quelques femmes des cités pour se divertir, ils ont décoré leurs fanions avec les têtes des hommes qui protestaient. Ainsi, ils ont déclenché une fièvre haineuse chez des gens qui, autrement, n’auraient considéré cette bataille que comme un inconvénient supplémentaire… avec la possibilité d’un changement de maître. Les Sardaukar recrutent pour notre compte, Stil. »

« Les gens de la cité ont l’air décidé », admit Stilgar.

« Leur haine est fraîche et nette, dit Paul. C’est pour cela qu’ils constitueront nos troupes de choc. »

« Les pertes seront effrayantes », dit Gurney.

Stilgar hocha la tête.

« Nous le leur avons fait savoir, dit Paul. Ils savent que chaque Sardaukar qu’ils tueront sera autant de gagné pour nous. Voyez-vous, ils ont une raison pour mourir, maintenant. Ils ont découvert qu’ils formaient un peuple. Ils s’éveillent. »

L’homme qui veillait au télescope lança un appel étouffé. Paul se glissa jusqu’à la faille et demanda : « Que se passe-t-il ? »

« Une grande agitation, Muad’Dib. Dans cette monstrueuse tente de métal. Un véhicule de surface vient d’arriver de la Bordure Ouest et c’était comme si un faucon venait de fondre sur un nid de perdrix. »

« Nos prisonniers sardaukar », dit Paul.

« Ils viennent de placer un bouclier tout autour du terrain. Je vois l’air qui danse jusqu’aux parcs où est entreposée l’épice. »

« Maintenant, ils savent qui ils vont combattre, dit Gurney. Maintenant, les bêtes d’Harkonnen doivent trembler à l’idée qu’un Atréides vit encore. »

Paul s’adressa de nouveau au Fedaykin du télescope. « Surveille bien le mât porte-bannière du vaisseau impérial. Si mes couleurs apparaissent…»

« Impossible », dit Gurney.

Paul surprit le froncement de sourcils perplexe de Stilgar. « Si l’Empereur accepte ma réclamation, il le signalera en hissant la bannière des Atréides. En ce cas, nous appliquerons le second plan et nous n’attaquerons que les Harkonnens. Les Sardaukar se tiendront à l’écart et ils nous laisseront nous battre entre nous. »

« Je n’ai aucune expérience des choses des autres mondes, dit Stilgar. J’en ai entendu parler, mais il me semble peu probable que…»

« Il n’est pas besoin d’expérience pour savoir ce qu’ils vont faire », dit Gurney.

« Ils hissent une nouvelle bannière sur le vaisseau principal, annonça le Fedaykin. Il est jaune… avec un cercle rouge et noir au centre. »

« Très subtil, dit Paul. Les couleurs de la Compagnie CHOM. »

« C’est la même bannière que celle des autres vaisseaux », dit encore le Fedaykin.

« Je ne comprends pas », fit Stilgar.

« Oui, très subtil, dit Gurney. S’il avait fait hisser la bannière des Atréides, il lui aurait fallu reconnaître ensuite tout ce que cela impliquait. Il y a trop d’observateurs. Il aurait également pu répondre par les couleurs d’Harkonnen. Mais non… il envoie l’emblème de la CHOM. Ainsi, il dit aux gens de là-haut… (Gurney leva la main vers le ciel)… où se trouve le profit. Il leur dit qu’il lui importe peu que ce soit un Atréides ou un autre qui règne ici. »

« Dans combien de temps la tempête atteindra-t-elle le Bouclier ? » demanda Paul.

Stilgar se retourna et interrogea l’un des Fedaykin qui attendaient. Puis il dit : « Très bientôt, Muad’Dib. Bien plus tôt que nous l’attendions. C’est une arrière-arrière-grand-mère… Elle dépasse peut-être ce que tu espérais. »

« C’est ma tempête, dit Paul. (Et il vit l’expression de crainte respectueuse qui se peignait sur les visages des Fedaykin silencieux.) Viendrait-elle à secouer le monde qu’elle répondrait encore à mes désirs. Frappera-t-elle le Bouclier de plein fouet ? »

« Assez près pour que cela ne fasse aucune différence », dit Stilgar.

Un messager surgit du boyau qui accédait au repaire et lança : « Les patrouilles harkonnens et sardaukar se replient, Muad’Dib ! »

« Ils s’attendent à ce que la tempête interdise toute visibilité, dit Stilgar. Ils pensent que nous allons être paralysés, nous aussi. »

« Dis à nos tireurs de faire le point avec précision avant qu’ils ne puissent plus rien voir, dit Paul. Il faut qu’ils fracassent le nez de chacun de ces vaisseaux aussitôt que la tempête aura détruit les boucliers. »

Il marcha jusqu’à la paroi, tira une partie du camouflage et observa le ciel sombre où dansaient déjà les queues de cheval du sable emporté par le vent. Il remit la couverture en place et dit : « Que nos hommes commencent à descendre, Stil. »

« Tu ne viens pas avec nous ? » demanda Stilgar.

« Je vais attendre un moment avec les Fedaykin. »

Stilgar haussa les épaules d’un air entendu à l’adresse de Gurney et s’avança vers l’orifice obscur du boyau.

Paul s’adressa à Gurney : « La destruction du Bouclier est entre tes mains, Gurney. Je compte sur toi. »

« Je le détruirai. »

Paul se tourna vers un lieutenant des Fedaykin : « Otheym, retire les patrouilles de contrôle de la zone de destruction. Il faut qu’elles se soient éloignées avant que la tempête frappe. »

L’homme s’inclina et suivit Stilgar.

Gurney s’avança dans la faille et lança à l’adresse de l’homme du télescope : « Ne quitte pas le mur sud des yeux. Il sera sans aucune défense jusqu’à l’explosion. »

« Envoie un cielago », ordonna Paul.

« Des véhicules de surface se dirigent vers le mur sud, dit l’homme du télescope. Ils lancent des projectiles d’essai. Nos hommes utilisent les boucliers corporels comme vous l’avez ordonné. Les véhicules s’arrêtent…»

Dans le silence soudain, Paul entendit les démons du vent qui hurlaient dans le ciel. L’avant-garde de la tempête arrivait. Le sable commençait à s’infiltrer dans la cuvette par les trous du camouflage. Puis un souffle de vent arracha le tissu, le balaya.

Paul fit signe au Fedaykin de s’abriter puis se rendit vers les hommes groupés autour du matériel de communication, près de l’orifice du boyau. Gurney le suivit.

« Une arrière-arrière-arrière-grand-mère, Muad’Dib », dit l’un des hommes.

Paul regarda le ciel sombre et dit : « Gurney, que l’on retire les observateurs du mur sud. » Il dut répéter son ordre. La tempête hurlait de plus en plus fort.

Gurney s’éloigna.

Paul ajusta le capuchon de son distille, resserra son filtre facial.

Gurney revenait.

Paul lui toucha l’épaule et désigna le dispositif de déclenchement de l’explosion, à l’entrée du boyau. Gurney s’avança et, une main sur la commande, se retourna et regarda Paul.

« Aucun message, dit le radio. Rien que la statique. »

Paul acquiesça. Il gardait les yeux fixés sur le cadran gradué en temps standard. Puis il regarda de nouveau Gurney, leva la main, revint au cadran… Et abaissa la main en criant : « Feu ! »

Gurney appuya sur la commande.

Il leur sembla qu’une seconde s’écoulait avant que le sol ne se mette à trembler. Un grondement s’enfla et s’ajouta au ronflement de la tempête.

L’homme du télescope apparut devant Paul. Il tenait l’instrument replié sous le bras. « La brèche est ouverte, Muad’Dib ! La tempête est sur eux et nos tireurs ouvrent déjà le feu. »

Paul eut alors la vision de la tempête balayant le bassin tandis que la muraille de sable chargée d’électricité détruisait tous les boucliers du camp ennemi sur son passage.

« La tempête ! hurla une voix. Il faut nous abriter, Muad’Dib ! »

Paul prit conscience des piqûres innombrables du sable sur ses joues. Il mit un bras sur les épaules du radio : « Laissez le matériel ! Il y en a dans le tunnel ! » Puis les Fedaykin se groupèrent autour de lui pour le protéger, le poussèrent en avant dans les profondeurs du boyau. Ce fut presque le silence. Ils tournèrent un angle et se retrouvèrent dans un petit réduit illuminé par des brilleurs. Un autre boyau s’y ouvrait.

Il y avait là un nouveau matériel radio et un opérateur à l’écoute.

« Beaucoup de statique », dit-il.

Un tourbillon de sable les environna.

« Scellez ce tunnel ! » cria Paul. Le silence s’établit. Son ordre avait été exécuté.

« Le chemin est-il libre jusqu’au bassin ? »

L’un des Fedaykin s’éloigna quelques secondes, revint et dit : « L’explosion a provoqué la chute d’un petit rocher, mais les ingénieurs disent que la voie est toujours libre. Ils la nettoient au laser. »

« Dis-leur de se servir de leurs mains ! Il y a encore des boucliers, là en bas ! »

« Ils font attention, Muad’Dib », dit l’homme, mais il repartit néanmoins pour transmettre l’ordre.

Les opérateurs radio de l’extérieur apparurent, portant le matériel.

« Je leur avais dit d’abandonner leur matériel, Muad’Dib », gronda l’un des Fedaykin.

« Les hommes ont plus d’importance que le matériel, en ce moment, dit Paul. Bientôt, nous aurons plus de matériel que nous pouvons en utiliser, ou alors nous n’en aurons plus besoin. »

Gurney s’avança : « Je les ai entendus dire que le chemin était libre. Nous sommes tout près de la surface, ici, Mon Seigneur. Si les Harkonnens se livraient à des représailles…»

« Ils ne sont pas en état de le faire, dit Paul. Ils viennent de s’apercevoir qu’ils n’ont plus de boucliers et qu’il leur est impossible de quitter Arrakis. »

« Mais le nouveau poste de commandement est prêt, Mon Seigneur. »

« Ils n’ont pas encore besoin de moi au poste de commandement. Le plan se déroule très bien sans ma présence. Nous devons attendre que…»

« Je capte un message, Muad’Dib, dit l’opérateur radio (Il secoua la tête.) Il y a trop de statique ! » Puis il se mit à griffonner sur un bloc sans cesser de secouer la tête, s’arrêtant par instants, puis recommençant à écrire…

Paul s’approcha. L’un des Fedaykin s’écarta pour lui laisser le passage. Il se pencha sur l’opérateur, lut ce qui était inscrit sur le bloc :

« Raid… sur Sietch Tabr… prisonniers… Alia… familles des… morts sont… ils… fils de Muad’Dib…»

A nouveau, l’opérateur secoua la tête.

Paul releva les yeux. Gurney le regardait.

« Le message n’est pas complet, dit-il. Le statique. Vous ne pouvez pas savoir…»

« Mon fils est mort, dit Paul. (Et il sut qu’il disait la vérité dans l’instant même où il prononçait ces mots.) Mon fils est mort… et Alia est prisonnière… une otage. » Il se sentait vide, vide comme un coquillage, sans aucune émotion. Tout ce qu’il touchait n’apportait que la mort et le chagrin. C’était comme une maladie, une lèpre qui pouvait se répandre sur tout l’univers.

Il éprouvait la sagesse d’un vieil homme, faite de l’accumulation d’expériences innombrables, dans des vies possibles innombrables. Tout au fond de lui, quelqu’un semblait rire en se frottant les mains.

Et il pensa : L’univers sait bien peu de choses de la véritable cruauté !

Et Muad’Dib se tint devant eux, et il dit : « Bien que nous pensions la captive morte, elle vit. Car sa graine est la mienne et sa voix est ma voix. Et elle voit au-delà des plus lointaines frontières du possible. Oui, elle voit jusque dans le vallon de l’inconnaissable à cause de moi. »

Extrait de L’Éveil d’Arrakis

par la Princesse Irulan


Les yeux baissés, le baron Vladimir Harkonnen attendait dans le selamlik, la salle d’audience impériale ovale de l’Empereur Padishah. Furtivement, il avait observé la pièce aux parois de métal et ses occupants : noukkers, pages, gardes, Sardaukar alignés contre les murs dont la seule décoration était constituée par les bannières sanglantes et déchirées prises dans les batailles.

Puis des voix s’élevèrent, venant d’un haut passage qui s’ouvrait sur la droite. « Place ! Place à la Royale Personne ! »

Et l’Empereur Padishah Shaddam IV surgit dans la pièce à la tête de sa suite. Il s’immobilisa et attendit pendant que l’on apportait son trône, ignorant totalement le Baron comme tous ceux qui se trouvaient là.

Le Baron, quant à lui, ne pouvait ignorer la Royale Personne et guettait un quelconque signe de sa part, un quelconque indice qui pût lui permettre de deviner l’objet de cette audience. L’Empereur demeurait parfaitement immobile et calme. Sa silhouette maigre, élancée, était élégamment prise dans l’uniforme gris des Sardaukar, soutaché d’or et d’argent. Ses traits acérés et ses yeux froids, en cet instant, rappelèrent au Baron le duc Leto depuis longtemps défunt. L’Empereur, lui aussi, évoquait un oiseau rapace. Mais il avait les cheveux roux, et non pas bruns, et il portait le casque noir de Burseg dont la couronne était sommée de la crête impériale d’or.

Des pages surgirent, portant le trône massif taillé dans un bloc de quartz de Hagal. La pierre bleu-vert lançait des étincelles jaunes. Le siège fut placé sur le dais et l’Empereur put y prendre place.

Une vieille femme en robe aba dont le capuchon était rabattu sur son front quitta alors la suite impériale et vint prendre place derrière le trône. Elle posa une main noueuse sur le dossier de quartz. Son visage, dans l’ombre du capuchon, était la caricature de celui d’une sorcière. Ses joues étaient creusées, ses yeux enfoncés dans les orbites, son nez protubérant et sa peau grêlée était marquée de veines saillantes.

Comme il levait les yeux sur elle, le Baron cessa de trembler. La présence de la Révérende Mère Gaïus Helen Mohiam, Diseuse de Vérité de l’Empereur, révélait l’importance véritable de cette audience. Il observa la suite. Deux agents de la Guilde étaient présents, un personnage gras et grand et un autre petit et gras. Tous deux avaient des yeux au regard gris et doux. Parmi les laquais apparaissait l’une des filles de l’Empereur, la Princesse Irulan, une femme que l’on disait éduquée selon la plus absolue discipline Bene Gesserit et destinée à devenir Révérende Mère. Elle était grande, blonde, d’une beauté fragile, avec des yeux verts qui semblaient regarder bien au-delà du Baron.

« Mon cher Baron…»

L’Empereur daignait s’apercevoir de sa présence. Sa voix au timbre de baryton était admirablement contrôlée et il parvenait, par son ton seul, à congédier le Baron tout en l’accueillant.

Le Baron s’inclina profondément et s’avança jusqu’à dix pas du dais, selon l’usage. « Je suis accouru selon votre volonté, Majesté. »

« Votre volonté ! » railla la vieille sorcière.

« Allons, Révérende Mère, dit l’Empereur. Mais il souriait du trouble du Baron en poursuivant : Tout d’abord, dites-moi où vous avez envoyé votre mignon, Thufir Hawat. »

Le regard du Baron alla de droite à gauche. Il s’en voulait d’être ainsi venu sans ses gardes personnels. Bien sûr, ceux-ci eussent été de peu d’utilité face aux Sardaukar. Cependant…

« Eh bien ? »

« Il est parti depuis cinq jours, Majesté. (Le Baron jeta un rapide coup d’œil aux agents de la Guilde avant de revenir à l’Empereur.) Il devait se rendre dans une base de contrebandiers et essayer d’infiltrer ses hommes dans le camp du Fremen fanatique, Muad’Dib. »

« Incroyable ! » s’exclama l’Empereur.

La main de rapace de la sorcière se referma sur l’épaule de l’Empereur. Elle se pencha en avant et chuchota à son oreille.

L’Empereur acquiesça et dit : « Depuis cinq jours, Baron… Dites-moi, pourquoi ne vous êtes-vous pas soucié de son absence ? »

« Mais je suis inquiet, Majesté ! »

L’Empereur ne le quitta pas du regard. La Révérende Mère émit un rire caquetant.

« Ce que je veux dire, Majesté, reprit le Baron, c’est que Hawat mourra dans quelques heures. » Et il expliqua alors ce qu’il en était du poison latent et de l’antidote.

« Très habile, Baron, dit l’Empereur. Et où sont donc vos neveux, Rabban et le jeune Feyd-Rautha ? »

« La tempête arrive, Majesté. Je les ai envoyés inspecter notre périmètre, craignant une attaque fremen. »

« Le périmètre… dit l’Empereur. (Il semblait avoir craché le mot.) La tempête n’affectera guère ce bassin, et la racaille fremen n’attaquera pas aussi longtemps que je serai là avec mes cinq légions de Sardaukar. »

« Certainement pas. Majesté, dit le Baron, mais la sécurité doit tenir compte de l’erreur. »

« Ahh, fit l’Empereur. Il faut en tenir compte, oui. Alors, que dire de tout le temps que cette comédie d’Arrakis m’a coûté ? Et je ne parle pas des bénéfices de la CHOM. qui s’engloutissent dans ce trou de rat. Ni des problèmes d’État et de juridiction que j’ai dû retarder ou annuler à cause de cette stupide histoire…»

Le Baron baissa la tête, effrayé par la colère impériale. Il était seul ici, il ne dépendait plus que de la Convention et du dictum familia des Grandes Maisons, et cela le mettait mal à l’aise.

Est-ce qu’il a l’intention de me tuer ? se demanda-t-il. Non, il ne le peut pas ! Pas avec les Grandes Maisons qui le guettent et qui attendent de tirer un quelconque profit de cette crise.

« Avez-vous capturé des otages ? » demanda l’Empereur.

« C’est inutile, Majesté, dit le Baron. Ces fous de Fremen honorent chaque prisonnier selon le cérémonial funèbre et se comportent comme s’il était déjà mort. ».

« Vraiment ? » dit l’Empereur.

Et le Baron attendit, regardant furtivement les murs de métal du selamlik, songeant à la monstrueuse tente qui s’étendait autour de lui, s’élevait au-dessus de lui, songeant aussi à la richesse que cela représentait. Il amène des pages, songea le Baron, et des laquais inutiles, ses femmes et ses compagnons, ses coiffeurs, ses dessinateurs, tout. Tous les parasites de la Cour jusqu’aux plus infimes. Ils sont tous là… Ils grouillent, ils complotent leurs petites intrigues, ils tournent autour de lui… Ils sont là pour le voir mettre un terme à cette affaire, pour écrire des épigrammes sur la bataille et idolâtrer les blessés.

« Peut-être, dit l’Empereur, n’avez-vous pas songé aux otages qui convenaient. »

Il sait quelque chose, pensa immédiatement le Baron. Et la peur pesa sur son estomac, comme une pierre très lourde, très froide. C’était comme la faim et le désir de commander immédiatement à manger lui vint et il le repoussa, tremblant entre ses suspenseurs. Autour de lui, il n’y avait personne pour obéir à ses ordres.

« Selon vous, Baron, qui peut bien être ce Muad’Dib ? » demanda l’Empereur.

« Certainement un Umma, un fanatique, un aventurier. Ils apparaissent régulièrement sur ces frontières. Votre Majesté sait bien cela. »

L’Empereur regarda sa Diseuse de Vérité puis ses yeux revinrent sur le Baron. « Et vous n’avez aucun autre renseignement sur ce Muad’Dib ? »

« Un fou, dit le Baron. Mais tous les Fremen sont un peu fous. »

« Fous ? »

« Ils crient son nom quand ils vont au combat. Les femmes lancent leurs bébés sur nos hommes et s’empalent sur nos couteaux pour ouvrir une brèche à leurs hommes quand ils attaquent. Ils n’ont pas… de… de décence ! »

« C’est grave, dit l’Empereur. (Et la dérision qui imprégnait ses paroles n’échappa pas au Baron.) Dites-moi, mon cher Baron, avez-vous exploré les régions du sud polaire d’Arrakis ? »

Le Baron le regarda, surpris par le soudain changement de sujet. « Mais… Mais, Votre Majesté sait bien que toute cette région est inhabitable, entièrement livrée au vent et aux vers. Il n’y a même pas d’épice sous ces latitudes. »

« Jamais aucun équipage des vaisseaux à épice ne vous a rapporté avoir aperçu des zones vertes dans ces régions ? »

« Oui, il y a eu de tels rapports. Certains ont donné lieu à des enquêtes… il y a longtemps. On a décelé quelque végétation. Beaucoup d’ornithoptères ont été perdus. Beaucoup trop. Cela coûte cher, Votre Majesté. Les hommes ne peuvent survivre longtemps dans un tel territoire. »

« Certainement », dit l’Empereur. Il claqua les doigts et une porte s’ouvrit à gauche, derrière le trône. Deux Sardaukar apparurent, escortant une fillette qui ne semblait pas avoir plus de quatre ans. Elle portait une aba noire dont le capuchon était rejeté en arrière, révélant les fixations d’un distille. Ses yeux bleus étaient ceux des Fremen. Son visage était rond, avec des traits doux. Elle ne semblait pas éprouver la moindre peur et il y avait même dans son regard quelque chose qui mit le Baron mal à l’aise.

La vieille Diseuse de Vérité elle-même fit un pas en arrière lorsque l’enfant passa devant elle et elle esquissa un signe dans sa direction.

L’Empereur s’éclaircit la gorge pour parler, mais ce fut la fillette qui prit la parole. Sa voix était aiguë avec un très léger zézaiement enfantin, mais claire et nette, pourtant. « Ainsi c’est lui, dit-elle. (Elle s’avança au bord du dais.) Il n’a pas grande allure, non ? Un vieil homme empli de peur, trop faible pour supporter sa propre graisse sans l’aide des suspenseurs. »

Ces paroles étaient si inattendues de la part d’une enfant de cet âge que le Baron ne put que la regarder en silence, en dépit de sa fureur. Est-ce une naine ? se demanda-t-il.

« Mon cher Baron, dit enfin l’Empereur, je vous présente la sœur de Muad’Dib. »

« La sœur de… (Le Baron regarda l’Empereur.) Je ne comprends pas…»

« Moi aussi, parfois, je joue la prudence, dit l’Empereur. On m’a rapporté que vos régions polaires méridionales inhabitées présentaient des signes évidents d’activité humaine. »

« Mais c’est impossible ! s’exclama le Baron. Les vers… Il n’y a que du sable jusqu’à…»

« Ces gens semblent en mesure d’éviter les vers », dit l’Empereur.

La fillette s’assit au bord du dais et balança ses pieds dans le vide en examinant les lieux avec un air de totale assurance.

Le Baron ne pouvait détacher son regard de ces petits pieds, soudain, des jambes qui jouaient sous la robe noire.

« Malheureusement, reprit l’Empereur, je n’ai envoyé que cinq transports de troupes avec une force d’attaque réduite pour capturer des prisonniers afin de les interroger. Nous avons eu grand-peine à ramener trois prisonniers et un seul transport de troupes. Oui, Baron, mes Sardaukar ont bien failli être balayés par une force défensive qui se composait en grande partie de femmes, d’enfants et de vieillards. Cette enfant ici présente dirigeait l’un des groupes de combat. »

« Vous voyez, Majesté ! s’exclama le Baron. Vous voyez comment ils sont ! »

« Je me suis laissé capturer, dit la fillette. Je ne voulais pas affronter mon frère et lui dire que son fils avait été tué. »

« Seule une poignée de mes hommes est revenue, dit l’Empereur. Une poignée, entendez-vous ? »

« Nous aurions pu les avoir, s’il n’y avait eu les flammes », commenta l’enfant.

« Mes Sardaukar se sont servis des fusées de leurs appareils comme de lance-flammes, expliqua l’Empereur. Ce n’est que grâce à cela qu’ils ont pu se replier avec leurs trois prisonniers. Comprenez bien ceci, Baron : des Sardaukar ont été forcés de battre en retraite devant des femmes, des enfants et des vieillards ! »

« Nous devons attaquer en masse, gronda le Baron. Nous devons détruire jusqu’au dernier vestige de…»

« Silence ! gronda l’Empereur. (Il se dressa.) N’abusez pas plus longtemps de mon intelligence ! Vous restez là devant moi comme un idiot et…»

« Majesté ! » dit la vieille Diseuse de Vérité.

Il eut un geste impératif. » Vous me dites que vous ne savez rien de ce que nous avons découvert, ni des magnifiques qualités de combat de ce peuple ! Pour qui me prenez-vous, Baron ? »

Le Baron fit deux pas en arrière. Il songea : C’est Rabban. C’est lui qui a provoqué cela. Il m’a…

« Et cette fausse lutte avec le duc Leto, Baron, grommela l’Empereur en se rasseyant. Comme c’était bien manœuvré…»

« Majesté, commença le Baron. Que cherchez-vous à…»

« Silence ! »

La vieille Bene Gesserit, encore une fois, plaça une main sur l’épaule de l’Empereur et se pencha pour murmurer à son oreille.

La fillette, à cet instant, cessa de balancer les pieds et dit « Effrayez-le encore un peu plus, Shaddam. Je ne devrais pas y prendre plaisir, mais je ne peux m’en empêcher. »

« Silence, enfant, dit l’Empereur (Il se pencha en avant, posa la main sur sa tête et regarda le Baron.) Est-ce possible, Baron ? Pourriez-vous être aussi simple d’esprit que le suggère ma Diseuse de Vérité ? Ne reconnaissez-vous pas cette enfant, ne reconnaissez-vous pas la fille de votre allié, le duc Leto ? »

« Jamais mon père n’a été son allié, dit la fillette. Mon père est mort et jamais cette vieille bête d’Harkonnen ne m’a vue. »

Le Baron demeura pétrifié de stupéfaction. Lorsqu’il retrouva sa voix, il ne put que bredouiller : « Qui ? »

« Je suis Alia, fille du duc Leto et de Dame Jessica, sœur du duc Paul-Muad’Dib, répondit la fillette. (Elle se redressa et sauta sur le parquet de la salle d’audience.) Mon frère a juré de placer votre tête sur son emblème de bataille et je crois qu’il le fera. »

« Tais-toi, enfant », dit l’Empereur. Et il se laissa aller au fond de son trône, la main sous le menton, examinant le Baron.

« Je ne reçois pas d’ordre de l’Empereur, dit Alia. (Elle se retourna et leva les yeux vers la Révérende Mère.) Elle sait. »

L’Empereur se tourna vers sa Diseuse de Vérité. « Que veut-elle dire ? »

« Cette enfant est une abomination ! s’exclama la vieille femme. Sa mère mérite la punition la plus sévère que l’Histoire ait jamais connue. La mort ne peut être trop rapide pour cette enfant et celle qui l’a engendrée ! (Elle pointa l’index vers Alia.) Sors de mon esprit ! »

« Télépathie ? souffla l’Empereur. (Il reporta son attention sur la fillette.) Par la Grande Mère ! »

« Vous ne comprenez pas, Majesté, dit la vieille femme. Ce n’est pas de la télépathie ; elle est vraiment dans mon esprit. Elle est comme toutes celles qui m’ont précédée et qui m’ont laissé leurs souvenirs. Elle est à l’intérieur de mon esprit ! »

« Quelles autres ? demanda l’Empereur. Qu’est-ce que cette histoire absurde ? »

La vieille femme se redressa et tendit la main. « J’en ai trop dit, mais il n’en reste pas moins que cette enfant qui n’en est pas une doit être détruite. Depuis longtemps nous sommes avertis de ce qu’il faut faire pour empêcher une telle naissance, mais l’une des nôtres nous a trahies ! »

« Vous radotez, vieille femme, dit Alia. Vous ne savez même pas ce dont il s’agit. » Elle ferma les yeux, prit une profonde inspiration et la garda.

La vieille Révérende Mère grommela et vacilla.

Alia ouvrit les yeux. « Cela s’est passé ainsi, dit-elle. C’était un accident cosmique… et vous y avez joué un rôle. »

La Révérende Mère leva les mains comme pour repousser la fillette.

« Que se passe-t-il donc ici ? demanda l’Empereur. Enfant, est-il vrai que tu puisses projeter tes pensées dans un autre esprit ? »

« Ce n’est pas du tout cela, dit Alia. Si je ne suis pas née comme vous, je ne peux donc penser comme vous. »

« Tuez-la, marmonna la vieille femme en s’appuyant au dossier du trône. Tuez-la ! » Ses yeux profondément enfoncés et luisants étaient fixés sur Alia.

« Silence ! ordonna l’Empereur. (Il observa la fillette.) Peux-tu entrer en communication avec ton frère ? »

« Mon frère sait que je suis ici. »

« Peux-tu lui demander de se rendre en échange de ta vie ? »

Alia sourit avec innocence. « Non, je ne ferai pas cela », dit-elle.

Le Baron s’avança. « Majesté… Je ne sais rien de…»

« Baron, dit l’Empereur, à la prochaine interruption, je vous ôte l’usage de la parole… pour toujours. (Ses yeux ne quittaient pas le petit visage d’Alia sous ses paupières à demi fermées.) Tu refuses, hein ? Peux-tu lire dans mon esprit ce que je vais faire si tu ne m’obéis pas ? »

« J’ai déjà dit que je ne peux lire dans les esprits, dit l’enfant. Mais il n’est pas besoin d’être télépathe pour connaître vos intentions. »

L’Empereur se renfrogna. « Enfant, ta cause est sans espoir. Il ne me reste qu’à rassembler mes forces et à réduire cette planète en…»

« Ce n’est pas aussi simple, dit Alia. (Elle regarda les deux hommes de la Guilde.) Demandez-leur donc. »

« Il n’est pas raisonnable de s’opposer à mes désirs, dit l’Empereur. Tu ne peux rien me refuser. »

« Mon frère arrive, dit Alia. Même un Empereur doit trembler devant Muad’Dib, car sa force est celle du bon droit et le ciel lui sourit. »

L’Empereur bondit sur ses pieds. « Ce jeu a suffisamment duré. Je vais me charger de ton frère en même temps que de cette planète et les broyer en…»

La pièce vibra et trembla autour d’eux dans un grondement sourd. Puis une cascade de sable s’abattit derrière le trône impérial, à la jonction de la tente de métal et du vaisseau. La pression de l’air augmenta brusquement. La peau des assistants frémit. Un bouclier de vastes dimensions venait d’être mis en batterie.

« Je vous ai dit que mon frère arrivait », dit Alia.

L’Empereur se tenait immobile devant son trône, la main droite contre l’oreille droite, écoutant son servo-récepteur. Le Baron se rapprocha d’Alia tandis que les Sardaukar prenaient position aux issues.

« Nous allons regagner l’espace et nous regrouper, dit l’Empereur. Baron, toutes mes excuses. Ces fous attaquent bel et bien sous le couvert de la tempête. Ils vont savoir ce qu’est la colère de l’Empereur. (Il désigna Alia.) Jetez-la dans la tempête. »

A ces mots, Alia se rejeta en arrière, feignant la terreur. « Que la tempête prenne ce qu’elle pourra ! » cria-t-elle. Et elle se jeta dans les bras du Baron.

« Je la tiens, Majesté ! lança celui-ci. Faut-il que je la jette au-dehors mainte… Aaaahhh ! » Il la projeta sur le sol et serra son bras gauche.

« Désolée, grand-père, dit Alia. Vous avez fait la connaissance du gom jabbar des Atréides. » Elle se releva et une goutte sombre tomba de sa main.

Le Baron s’effondra. Ses yeux exorbités se portèrent sur la trace rouge qui apparaissait sur sa paume. « Tu…» souffla-t-il. Il roula entre ses suspenseurs et ne fut plus qu’une masse énorme de chair flasque. Sa tête ballotta encore quelques secondes tandis que s’ouvrait sa bouche.

« Ces gens sont fous ! gronda l’Empereur. Vite ! A bord du vaisseau ! Nous allons purger cette planète de tous ses…»

Quelque chose étincela sur sa gauche. Une boule de foudre jaillit de la paroi et crépita en touchant le sol. Une odeur de feu se répandit dans le selamlik.

« Le bouclier ! cria l’un des officiers sardaukar. Le bouclier extérieur est abattu ! Ils…»

Le reste de ses paroles fut noyé dans un rugissement métallique tandis que la coque du vaisseau, derrière l’Empereur, vacillait et frémissait.

« Ils ont détruit le nez du vaisseau ! » hurla une voix.

Un nuage de poussière s’engouffra dans la pièce. Alia s’élança vers la porte.

L’Empereur se retourna alors et fit signe à ses gens de gagner l’issue de secours qui s’était ouverte derrière son trône. Au travers de la poussière, il leva la main à l’adresse d’un officier sardaukar. « Nous résisterons ici ! » ordonna-t-il.

Une autre commotion secoua la tente de métal. Les doubles portes claquèrent violemment à l’extrémité de la pièce, livrant passage à un torrent de sable tandis que retentissaient des cris innombrables. Un instant, chacun put entrevoir une petite silhouette en robe noire dans la lumière. Alia se ruait au-dehors pour se procurer un couteau et, comme le voulait son éducation fremen, achever tous les blessés, Harkonnens et Sardaukar. Les Sardaukar de la suite impériale se déployèrent alors dans la brume jaunâtre, formant un arc de cercle pour protéger la retraite de l’Empereur.

« Au vaisseau ! cria un Sardaukar. Sauvez-vous, Sire ! »

Mais l’Empereur demeurait seul, la main tendue vers les portes. La paroi s’était abattue sur quarante mètres et les portes du selamlik s’ouvraient sur le sable en furie. Depuis des distances infinies et pastel, un nuage de poussière soufflait sur le monde. Il crépitait d’éclairs d’électricité statique qui s’ajoutaient aux étincelles des boucliers qui, l’un après l’autre, succombaient à la tempête. Sur toute la plaine, des silhouettes s’affrontaient, des Sardaukar et des hommes en robe qui semblaient surgir sans cesse du cœur de la tempête et qui sautaient et tourbillonnaient.

Tout cela, l’Empereur le désignait de sa main tendue.

De la brume ocre surgit alors une rangée de formes rondes et mouvantes, étincelantes, bardées de crocs cristallins, une rangée de vers de sable aux gueules béantes, une muraille vivante de monstres que chevauchaient des guerriers fremen. Ils arrivaient dans un crissement, un sifflement, dans le frisson noir des robes dans le vent. Ils s’avançaient, écartaient, écrasaient la mêlée furieuse répandue sur la plaine. Ils venaient droit sur la grande tente impériale et les Sardaukar les regardaient approcher, pétrifiés de peur pour la première fois de leur histoire, ne parvenant pas à croire à une telle attaque.

Mais les silhouettes qui dansaient sur le dos des monstres étaient celles de Fremen et les lames qu’ils brandissaient et qui jetaient des éclairs dans la menaçante clarté jaune de la tempête étaient familières aux Sardaukar. Ils se lancèrent à l’attaque. Et le combat s’engagea tandis qu’un Sardaukar poussait l’Empereur vers le vaisseau, scellait la porte et se préparait à mourir à ce poste.

A l’intérieur du vaisseau, c’était presque le silence. Le regard de l’Empereur se porta sur les visages blêmes des gens de sa suite. Sa fille aînée semblait épuisée et ses joues étaient empourprées. La vieille Diseuse de Vérité n’était plus qu’une ombre noire. L’Empereur découvrit alors les deux silhouettes qu’il cherchait, les deux hommes de la Guilde en uniforme gris, strict, qui ne se départissaient pas de leur calme.

Le plus grand des deux, pourtant, gardait une main sur son œil gauche. Tandis que l’Empereur l’observait, quelqu’un le bouscula, sa main glissa et l’œil apparut. L’homme de la Guilde avait perdu son verre de contact et l’Empereur vit l’œil tel qu’il était, totalement bleu, d’un bleu si sombre qu’il semblait noir.

Le plus petit des deux s’avança vers l’Empereur et dit : « Nous ne pouvons prévoir l’issue. » Et son compagnon, ayant maintenant remis la main sur son œil bleu, ajouta d’un ton froid : « Mais ce Muad’Dib non plus. »

Ces mots produisirent un choc dans l’esprit de l’Empereur et il sortit de sa torpeur. Il se retint à grand-peine d’exprimer son mépris pour ce navigateur de la Guilde incapable de deviner le proche avenir qui se formait, là, au-dehors. Ces gens dépendaient-ils à ce point de leur faculté qu’ils avaient perdu tout à la fois la vue et la raison ?

« Révérende Mère, dit-il. Nous devons mettre un plan au point. »

Elle rejeta son capuchon en arrière et affronta son regard. Une totale compréhension s’établit entre eux, à cet instant. Ils savaient qu’il leur restait encore une arme : la traîtrise.

« Convoquez le comte Fenring », dit la Révérende Mère.

L’Empereur acquiesça et fit signe à l’un de ses lieutenants.

Il était guerrier et mystique, féroce et saint ; il était retors et innocent, chevaleresque, sans pitié, moins qu’un dieu, plus qu’un homme. On ne peut mesurer Muad’Dib selon les données ordinaires. Au moment de son triomphe, il devina que la mort le guettait et accepta pourtant la traîtrise. Peut-on dire qu’il le fit pour obéir à son sens de la justice ? Quelle justice, en ce cas ? Car, souvenez-vous bien : nous parlons du Muad’Dib qui revêtit ses tambours de la peau de ses ennemis, qui rejeta toutes les conventions de son passé ducal en déclarant simplement : « Je suis le Kwisatz Haderach. Cette raison me suffit. »

Extrait de L’Éveil d’Arrakis,

par la Princesse Irulan.


Au soir de la victoire, ce fut jusqu’à la résidence gouvernementale, l’ancienne demeure des Atréides, qu’ils escortèrent Paul-Muad’Dib. L’édifice était tel que Rabban l’avait restauré. Il n’avait souffert en rien des combats bien que la population de la cité l’eût pillé. Certains des meubles, dans le grand hall, avaient été renversés et brisés.

Paul franchit la porte principale, suivi de Gurney Halleck et de Stilgar. Leur escorte se dispersa dans le Grand Hall et ménagea un espace sûr pour Muad’Dib. Un groupe se mit en quête de pièges.

« Je me souviens du jour où nous sommes arrivés ici avec votre père, dit Gurney. (Il leva les yeux sur les larges poutres et les hautes fenêtres.) Cet endroit ne m’a pas plu alors, et il ne me plaît pas plus maintenant. Nos grottes sont plus sûres. »

« Voilà qui est parlé. Vous êtes un vrai Fremen, dit Stilgar (Il remarqua le sourire froid qui apparut sur les lèvres de Muad’Dib.) Muad’Dib, accepteras-tu de changer d’idée ? »

« Cet endroit est un symbole. Rabban vivait ici. En l’occupant, je scelle ma victoire aux yeux de tous. Que l’on envoie des hommes dans toute la place. Qu’ils ne touchent à rien. Qu’ils s’assurent simplement qu’il ne reste aucun Harkonnen ici. »

« Comme tu voudras », dit Stilgar, et il se détourna avec réticence.

L’équipe de radio surgit dans la salle et se mit à installer le matériel près de la grande cheminée. Les Fremen qui s’étaient joints aux Fedaykin prirent position autour de la salle. L’ennemi avait trop longtemps résidé en ce lieu pour qu’ils relâchent leur vigilance.

« Gurney, qu’une escorte aille chercher ma mère et Chani, dit Paul. Chani sait-elle, pour notre fils ? »

« Le message a été envoyé, Mon Seigneur. »

« Les faiseurs ont-ils été retirés du bassin ? »

« Oui, Mon Seigneur. La tempête est presque finie. »

« Quels sont les dégâts ? »

« Très importants sur le chemin direct, c’est-à-dire sur le terrain de débarquement et les parcs à épice de la plaine. Autant par la bataille que par la tempête, d’ailleurs. »

« Rien que l’argent ne puisse réparer, je pense », dit Paul.

« Rien si ce n’est les vies, Mon Seigneur. » Et il y avait un accent de reproche dans la voix de Gurney, comme s’il voulait dire : « Depuis quand un Atréides se soucie-t-il des choses alors que des vies humaines étaient en jeu ? »

Mais l’attention de Paul était tout entière fixée sur son œil intérieur, sur la muraille du temps où apparaissaient des brèches. Par chacune de ces brèches, le jihad se ruait au travers des corridors de l’avenir.

Il soupira, traversa le hall et vit une chaise contre le mur. Elle s’était autrefois trouvée dans la salle à manger et son père avait pu y prendre place. En cet instant, cependant, ce n’était qu’un siège offert à sa fatigue et à son désir d’isolement. Il s’y assit, ramena sa robe sur ses jambes et desserra les fixations de son distille.

« L’Empereur se terre toujours dans les débris de son vaisseau », dit Gurney.

« Jusqu’à nouvel ordre, qu’il y reste, dit Paul. A-t-on retrouvé les Harkonnens ? »

« On examine toujours les morts. »

« Et qu’ont répondu les vaisseaux, là-haut ? » Il leva le menton.

« Encore rien, Mon Seigneur. »

Paul soupira et s’appuya au dossier. « Amène-moi un prisonnier sardaukar. Il faut que nous fassions parvenir un message à l’Empereur. Il est temps de discuter des termes de la reddition. »

« Oui, Mon Seigneur. »

Gurney se retourna et, d’un geste, ordonna à l’un des Fedaykin de prendre position auprès de Paul.

« Gurney, souffla Paul. Depuis que nous nous sommes retrouvés, j’attends que tu trouves la citation appropriée à l’événement. » Se retournant, il vit l’expression sombre de Gurney, le raidissement des muscles sur ses mâchoires.

« Comme vous le désirez. Mon Seigneur. (Il s’éclaircit la gorge et dit) : Et la victoire en ce jour se changea en deuil pour tout le peuple, car le peuple sut ce jour que le roi pleurait son fils. »

Paul ferma les yeux, essayant de chasser le chagrin, d’attendre que vienne le temps de pleurer, tout comme il avait attendu pour pleurer son père. Il concentra ses pensées sur toutes les découvertes qu’il avait faites en ce jour, sur les avenirs qui se mêlaient et la présence d’Alia dans son esprit. De toutes les particularités de la vision temporelle, celle-ci était la plus étrange. « Je peux maîtriser le temps afin que mes paroles ne parviennent qu’à toi, avait dit Alia. Même toi, mon frère, tu ne peux faire cela. Je trouve ce jeu intéressant. Et… oh oui… j’ai tué notre grand-père, ce vieux baron dément. Il a peu souffert. »

Silence. Sa perception temporelle lui disait qu’Alia s’était retirée de lui.

« Muad’Dib ! »

Il ouvrit les yeux et vit le visage de Stilgar. Les yeux sombres au-dessus de la barbe sombre étaient fixés sur lui dans les lueurs de la bataille.

« Tu as trouvé le corps du Baron », dit Paul.

« Comment peux-tu savoir ? murmura Stilgar. Nous venons seulement de retrouver son corps dans ce grand tas de métal édifié par l’Empereur. »

Paul parut ne pas entendre la question. Gurney revenait, suivi de deux Fremen qui escortaient un prisonnier sardaukar.

« En voici un, Mon Seigneur », dit Gurney. D’un geste, il ordonna aux gardes de s’arrêter avec le prisonnier à cinq pas de Paul.

Paul remarqua aussitôt que l’homme était encore sous l’effet d’un choc. Ses yeux avaient un regard terne et une marque sombre allait de son nez à sa bouche. Il était blond avec ces traits acérés qui semblaient caractériser les hommes de haut rang parmi les Sardaukar. Son uniforme, cependant, était vierge d’insignes. Il ne portait que les boutons dorés marqués de la crête impériale.

« Je pense que c’est un officier, Mon Seigneur », dit Gurney.

Paul acquiesça et dit : « Je suis le duc Paul Atréides. Comprends-tu cela ? »

Le Sardaukar le regarda sans répondre, sans esquisser un mouvement.

« Parle, dit Paul. Ou il se pourrait bien que ton Empereur meure. »

L’homme cligna des paupières et se raidit.

« Qui suis-je ? » demanda Paul.

« Vous êtes le duc Paul Atréides », répondit le Sardaukar d’une voix étranglée.

Paul eut l’impression qu’il se soumettait trop aisément mais, à bien y songer, les Sardaukar ne s’étaient jamais attendu aux événements qui venaient de marquer la journée. Ils n’avaient jamais connu rien d’autre que la victoire, ce qui, se dit Paul, pouvait être une forme de faiblesse. Il écarta cette pensée en se promettant d’y revenir plus tard.

« Je veux que tu portes un message à l’Empereur, dit-il. (Et il prononça l’ancienne formule.) Moi, Duc de Grande Maison, Sujet Impérial, fais serment de fidélité à la Convention. Si l’Empereur et les siens baissent les bras et viennent à moi, je garderai leur vie comme la mienne. (Il leva la main gauche pour que le Sardaukar pût voir l’anneau ducal.) Par cela, je le jure. »

L’homme s’humecta les lèvres, regarda Gurney.

« Oui, dit Paul, qui d’autre qu’un Atréides pourrait s’assurer l’allégeance de Gurney Halleck. »

« Je porterai votre message », dit le Sardaukar.

« Qu’on l’emmène au poste de commandement avancé », dit Paul.

« Oui, Mon Seigneur. » Gurney transmit l’ordre aux gardes et les précéda vers la porte.

Paul se tourna vers Stilgar.

« Chani et ta mère sont arrivées, dit celui-ci. Chani a demandé de rester quelque temps seule avec son chagrin. La Révérende Mère est demeurée un moment dans la chambre étrange. J’ignore pourquoi. »

« Ma mère regrette ce monde qu’elle ne reverra peut-être jamais, dit Paul, où l’eau tombe du ciel et où les plantes poussent si denses que, parfois, on ne peut marcher entre elles. »

« De l’eau qui tombe du ciel », souffla Stilgar.

Et, en cet instant, Paul prit conscience de la transformation qui s’était opérée en Stilgar. Le naib fremen était devenu la créature du Lisan al-Gaib, pleine d’obéissance et d’adoration.

Ce n’était plus vraiment là un homme et Paul sentit en lui le premier souffle de vent fantomatique du jihad.

J’ai vu un ami se changer en adorateur, songea-t-il.

Il éprouva tout à coup une impression de profonde solitude. Il promena son regard sur la salle et vit à quel point l’attitude des gardes s’était modifiée en sa présence. Ils avaient rectifié leur tenue et se tenaient comme à la parade, se livrant à une sorte de compétition dans l’espoir d’attirer l’attention de Muad’Dib.

Muad’Dib de qui vient toute bénédiction, pensa-t-il, et c’était bien la pensée la plus amère de sa vie. Ils se disent que je dois m’emparer du trône. Mais ils ne savent pas que je ne le fais que pour empêcher le jihad.

« Rabban aussi est mort », dit Stilgar.

Paul acquiesça.

Sur la droite, soudain, les hommes se mirent au garde-à-vous pour livrer passage à Jessica. Elle portait l’aba noire et semblait encore marcher sur le sable. Mais Paul remarqua que quelque chose semblait être revenu en elle, quelque chose qui datait du temps où elle vivait ici, concubine du duc régnant. Un peu de son ancienne assurance.

Elle s’arrêta devant son fils et le regarda. Elle comprit sa fatigue, elle vit qu’il la cachait, mais elle ne ressentit aucune compassion pour lui. C’était comme si elle était désormais incapable de toute émotion à l’égard de son fils.

En pénétrant dans le Grand Hall, elle s’était demandée pourquoi les lieux refusaient de reprendre leur place dans ses souvenirs. Cette salle demeurait étrangère, comme si elle n’y avait jamais pénétré, comme si elle ne l’avait jamais traversée au bras de son Duc bien-aimé, comme si elle n’avait jamais affronté là, certain soir, un Duncan Idaho complètement ivre… Comme si jamais… jamais… jamais…

Il devrait exister une tension-mot directement opposée à l’adab, la mémoire qui exige, se dit-elle. Il devrait exister un mot pour désigner les souvenirs qui se renient.

« Où est Alia ? » demanda-t-elle.

« Au-dehors, répondit Paul. Elle fait ce que tout bon enfant de Fremen fait en de telles circonstances. Elle achève les ennemis blessés et marque leurs corps pour l’équipe de récupération d’eau. »

« Paul ! »

« Il faut que vous compreniez qu’elle agit par bonté. N’est-il pas étrange que nous puissions ne pas comprendre l’unité cachée de la bonté et de la cruauté ? »

Jessica ne put que regarder son fils, bouleversée par le changement qui s’était opéré en lui. Est-ce la mort de son enfant qui a fait cela ? se demanda-t-elle. Et elle dit : « Les hommes racontent d’étranges histoires à ton propos, Paul. Ils disent que tu as tous les pouvoirs de la légende, que rien ne peut te rester caché, que tu vois là où les autres ne peuvent voir. »

« Une Bene Gesserit qui pose des questions à propos de légendes ? » dit-il.

« J’ai ma responsabilité dans ce que tu es, dit-elle. Mais n’espère pas que je…»

« Que diriez-vous de vivre des milliards et des milliards d’existences ? demanda Paul. Quel réservoir de légendes ! Pensez à toutes les expériences, à toute la sagesse qu’il peut en résulter. Mais la sagesse atténue l’amour, n’est-ce pas ? Et elle donne une forme nouvelle à la haine… Comment savoir ce qui est impitoyable si l’on n’a pas exploré les tréfonds de la cruauté comme ceux de la bonté ? Vous devriez me redouter, Mère. Je suis le Kwisatz Haderach. »

Jessica avait la gorge sèche. « Une fois, dit-elle, tu as nié l’être. »

Il secoua la tête. « Je ne le peux plus. (Il affronta son regard.) L’Empereur et ses gens arrivent, maintenant. Dans un instant, on les annoncera. Restez à mes côtés. Je désire les voir pleinement, clairement. Ma future épouse sera parmi eux. »

« Paul ! Ne commets pas la faute de ton père ! »

« C’est une princesse, dit-il. Elle m’ouvre le chemin du trône et c’est tout. Une faute ? Vous croyez que, parce que je suis tel que vous m’avez fait, je ne puis éprouver le besoin de me venger ? »

« Même sur les innocents ? » demanda-t-elle. Et elle pensa : Il ne faut pas qu’il commette les fautes que j’ai commises.

« Il n’y a plus d’innocents », dit-il.

« Dis cela à Chani », répondit Jessica, et elle tendit la main vers le couloir qui accédait à l’arrière de la demeure.

Chani arrivait. Elle pénétrait dans le Grand Hall entre les gardes fremen comme si elle ne les voyait pas. Son capuchon était rejeté en arrière et son masque facial abaissé. Sa démarche semblait fragile, incertaine, comme elle s’avançait et s’arrêtait auprès de Jessica.

Paul vit les traces des larmes sur ses joues. Elle donne l’eau aux morts. A nouveau, il sentit le chagrin monter en lui, comme éveillé par la présence de Chani.

« Il est mort, bien-aimé, dit Chani. Notre fils est mort. »

Paul se leva. Il maintenait un contrôle absolu sur lui-même. Il tendit la main, toucha la joue de Chani, l’humidité sur sa peau.

« On ne peut le remplacer, dit-il, mais il y aura d’autres fils. Usul te le promet. » Doucement, il l’éloigna, puis fit signe à Stilgar.

« Muad’Dib », dit Stilgar.

« Ils arrivent du vaisseau, l’Empereur et tous les siens. Je vais les attendre ici. Rassemble tous les prisonniers au centre de la salle. Qu’ils demeurent à dix mètres de moi sauf ordre contraire. »

« A tes ordres, Muad’Dib. »

Comme Stilgar s’éloignait, Paul perçut les murmures des gardes fremen. « Vous voyez ? Il sait ! Personne ne lui a rien dit, mais il sait ! »

Et maintenant, on pouvait entendre approcher les Sardaukars. Ils fredonnaient une chanson de marche. Puis il y eut un vaste murmure de voix dans l’entrée et Gurney Halleck surgit, s’approcha d’abord de Stilgar, puis vint vers Paul. Il avait un regard étrange.

Vais-je perdre Gurney aussi ? se demanda Paul. Tout comme j’ai perdu Stilgar… Je vais perdre encore un ami pour gagner une créature ?

« Ils n’ont aucune arme de jet, dit Gurney. Je m’en suis assuré moi-même. (Il promena les yeux sur la salle, observant les préparatifs ordonnés par Paul.) Feyd-Rautha Harkonnen est avec eux. Faut-il que je l’isole ? »

« Laisse-le. »

« Il y a aussi des gens de la Guilde. Ils demandent des privilèges spéciaux et menacent de déclencher l’embargo sur Arrakis. Je leur ai dit que je transmettrais leur message. »

« Qu’ils menacent donc. »

« Paul ! souffla Jessica. C’est de la Guilde qu’il s’agit ! »

« Je vais lui ôter ses crocs », dit-il.

Il songea alors à la Guilde, à cette puissance qui s’était spécialisée depuis si longtemps qu’elle était devenue un parasite, incapable d’exister indépendamment de cette vie dont elle se nourrissait. Jamais la Guilde n’avait osé brandir l’épée… et maintenant elle ne le pouvait plus.

Ses navigateurs dépendent exclusivement du Mélange. Quand elle a compris l’erreur que cela signifiait, elle aurait dû s’emparer d’Arrakis. Elle aurait pu réussir, connaître son jour de gloire et mourir. Au lieu de cela, elle prolonge son existence d’instant en instant, espérant que les mers qu’elle parcourt pourront produire un hôte nouveau quand l’ancien mourra.

Les navigateurs de la Guilde, avec leur prescience limitée, avaient fait un choix fatal : ils s’étaient engagés sur le chemin le plus facile, le plus sûr, celui qui conduit à la stagnation.

Qu’ils regardent attentivement ce nouvel hôte, pensa Paul.

« Il y a aussi une Révérende Mère Bene Gesserit qui déclare être une amie de votre mère », dit Gurney.

« Ma mère n’a pas d’amies parmi les Bene Gesserit. »

A nouveau, Gurney examina le Grand Hall, puis se pencha à l’oreille de Paul. « Thufir Hawat est avec eux, Mon Seigneur. Je n’ai pu le voir seul, mais il m’a expliqué avec nos anciens signes de code qu’il avait travaillé pour les Harkonnens et qu’il vous avait cru mort. Il dit qu’il doit rester avec eux. »

« Tu as laissé Thufir avec ces…»

« C’est ce qu’il voulait… et j’ai pensé que c’était mieux ainsi. S’il… si quelque chose n’allait pas, il est dans une position où il peut nous rendre service. »

Paul se souvint alors de brèves visions prescientes des avenirs possibles. Dans l’une, en particulier, Thufir Hawat portait une aiguille empoisonnée que l’Empereur lui avait ordonné d’utiliser contre « ce duc révolté ».

Les gardes postés à l’entrée s’écartèrent et formèrent un étroit couloir de lances. Il y eut un bruit confus fait du froissement des étoffes, des pieds crissant dans le sable.

L’Empereur Padishah Shaddam IV apparut à la tête de ses gens. Il n’avait plus son casque de burseg et sa chevelure rousse était en désordre. La manche gauche de son uniforme avait été déchirée tout au long de la couture intérieure. Il était sans ceinture, sans armes mais, par sa seule personnalité, il semblait créer un bouclier autour de lui.

Une lance fremen s’abaissa devant lui, l’arrêtant à la distance indiquée par Paul. Les gens de sa suite se groupèrent derrière lui, visages confondus, étoffes multicolores et mêlées.

Paul leva son regard sur eux. Il vit des femmes qui essayaient de dissimuler leurs larmes, il vit des valets qui n’étaient venus sur Arrakis que pour assister à une nouvelle victoire des Sardaukar et que la défaite avait rendus muets. Il vit les yeux d’oiseau brillants de la Révérende Mère Gaïus Helen Mohiam qui l’épiaient sous le capuchon noir et, auprès d’elle, la silhouette étroite, effacée, de Feyd-Rautha Harkonnen.

Puis, derrière Feyd-Rautha, son regard fut attiré par un mouvement. Il découvrit un visage mince, des traits de fouine qu’il n’avait encore jamais vus. Pourtant, c’était comme s’il devait connaître ce visage.

Le temps me l’a caché, se dit-il.

Cette pensée était teintée de peur.

Pourquoi devrais-je avoir peur de cet homme ?

Il se pencha vers sa mère et murmura : « Cet homme, là-bas, à gauche de la Révérende Mère ?… Qui est-ce ? »

Jessica reconnut le visage pour l’avoir vu dans les dossiers de son Duc. « Le comte Fenring, dit-elle. Celui qui nous a précédés sur Arrakis. Un eunuque-génétique… un tueur. »

Le commis de l’Empereur, songea Paul. Et il éprouva comme un choc au plus profond de sa conscience car s’il avait eu la vision d’innombrables avenirs possibles où l’Empereur était présent, jamais il n’avait vu le comte Fenring.

Il avait également vu son propre cadavre en de multiples points de la trame du temps, mais il n’avait jamais assisté à sa mort.

Cet homme m’est-il demeuré caché parce qu’il est précisément celui qui doit me tuer ? se demanda-t-il.

Cette pensée lui amena un sentiment d’appréhension. Il détacha son attention de Fenring et observa les Sardaukar, leurs visages amers, désespérés. Parmi eux, certains étaient vigilants. Ils examinaient et sondaient la salle en quête d’un moyen qui leur permettrait de changer la défaite en victoire.

Finalement, le regard de Paul se posa sur une grande femme blonde aux yeux verts, d’une beauté patricienne. Son visage plein de dignité ne portait aucune trace de larmes. Paul sut aussitôt qui elle était : la Princesse Royale Bene Gesserit Irulan dont le visage lui était apparu dans bien des situations.

La clé du trône, se dit-il.

Puis il se produisit un mouvement au sein de la suite impériale et un homme en émergea : Thufir Hawat. Ses lèvres étaient toujours aussi noires dans son visage ancien, ses épaules toujours aussi voûtées, son apparence aussi fragile.

« Voici Thufir, dit Paul. Qu’il aille librement, Gurney. »

« Mon Seigneur ! »

« Qu’il aille librement », répéta Paul.

Gurney acquiesça.

Hawat s’avançait. Une lance fremen se releva puis se rabaissa derrière lui. Ses yeux chassieux étaient fixés sur Paul. Ils cherchaient, mesuraient.

Paul fit un pas en avant et perçut la tension, l’attente de l’Empereur et de ses gens.

Le regard de Hawat se porta au-delà de Paul et il dit : « Dame Jessica, je n’ai appris qu’aujourd’hui quelle était mon erreur. Il est inutile de me pardonner. »

Paul attendit. Sa mère demeurait silencieuse.

« Thufir, mon vieil ami, dit-il, comme tu le vois, je ne tourne le dos à aucune porte. »

« L’univers est plein de portes », dit Hawat.

« Suis-je le fils de mon père ? »

« Tu ressembles plus à ton grand-père, dit Hawat d’une voix rauque. Tu en as le regard et les manières. »

« Pourtant, je suis le fils de mon père, dit Paul. Je te le dis, Thufir : pour toutes ces années où tu as servi ma famille, tu peux maintenant me demander ce que tu veux. Tout ce que tu veux. Est-ce ma vie que tu veux ? Elle est à toi. » Et il fit encore un pas en avant, les mains au long du corps. Il vit alors la compréhension qui s’éveillait dans le regard de Thufir.

Il sait que j’ai deviné le piège, pensa-t-il.

Il réduisit alors sa voix à un simple chuchotement qui ne pouvait être perçu que de Hawat : « Je parle sincèrement, Thufir. Si tu dois me frapper, frappe maintenant. »

« Je voulais seulement reparaître une fois devant toi, Mon Duc », dit Hawat. Et Paul, pour la première fois, vit l’effort que faisait le vieil homme pour ne pas tomber. Il s’avança, le prit par les épaules et sentit frémir les muscles sous ses doigts.

« Tu souffres, mon vieil ami ? »

« Je souffre, Mon Duc, mais le plaisir n’en est que plus grand, dit Hawat. (Il se tourna à demi entre les bras de Paul, tendit sa main gauche, la paume vers le haut, en direction de l’Empereur et révéla l’aiguille minuscule serrée entre ses doigts.) Vous voyez, Majesté ? Vous voyez l’aiguille de votre traître ? Croyiez-vous que celui qui avait voué sa vie au service des Atréides pouvait leur offrir moins que cela aujourd’hui ? »

Paul trébucha comme le vieil homme s’effondrait entre ses bras. Il reconnut la flaccidité de la mort. Lentement, il étendit Hawat sur le sol, puis se redressa et, d’un geste, ordonna à ses gardes d’emporter le corps.

Un silence total s’était établi sur le Grand Hall.

Paul regarda l’Empereur et lut enfin la peur dans ses yeux, une expression d’attente angoissée sur son visage.

« Majesté », dit-il. Il vit l’expression de surprise de la Princesse Royale. Il avait mis dans ce mot qu’il venait de prononcer les intonations contrôlées du Bene Gesserit afin qu’il fût chargé de tout le mépris possible.

C’est bien une Bene Gesserit, songea-t-il.

L’Empereur s’éclaircit la gorge et dit : « Sans doute mon sujet respecté croit-il maintenant que tout s’arrange selon ses désirs. Mais rien ne saurait être plus faux. Vous avez violé la Convention, usé des atomiques contre…»

« J’ai usé des atomiques contre un obstacle naturel du désert, dit Paul. Il se trouvait sur mon passage, Majesté, et j’avais grande hâte de vous joindre, afin de vous demander quelques explications sur vos étranges activités. »

« L’armada des Grandes Maisons attend dans l’espace au-dessus d’Arrakis en ce moment même, dit l’Empereur. Il me suffit d’un mot pour…»

« Ah oui, dit Paul, je les avais presque oubliées. » Son regard se porta sur les gens de la suite impériale et il aperçut les visages des deux représentants de la Guilde. Il s’adressa alors à Gurney : « Ce sont bien les hommes de la Guilde, n’est-ce pas, Gurney ? Ces deux gros en gris ? »

« Oui, Mon Seigneur. »

« Vous deux, appela-t-il, la main tendue. Sortez immédiatement de là et renvoyez cette flotte d’où elle vient. Après cela, vous attendrez mon autorisation pour…»

« La Guilde n’accepte pas vos ordres ! » lança le plus grand des deux. Ils s’avancèrent et, sur un signe de Paul, les lances furent levées devant eux. Le plus grand s’adressa de nouveau à Paul en levant le bras : « Vous pourriez bien connaître l’embargo pour cette…»

« Si j’entends encore une autre absurdité, dit Paul, je donne l’ordre de détruire toute la production d’épice d’Arrakis à tout jamais. »

« Êtes-vous fou ? » L’homme de la Guilde fit un pas en arrière.

« Ainsi, vous admettez que j’ai le pouvoir de le faire ? » demanda Paul.

Durant un instant, l’homme parut sonder l’espace du regard, puis il répondit : « Oui, vous pourriez le faire, mais vous ne le ferez pas. »

« Ah… (Paul hocha la tête.) Vous êtes tous deux des navigateurs de la Guilde, n’est-ce pas ? »

« Oui. »

Le plus petit ajouta : « Vous aussi, vous seriez aveugle et comme nous condamné à la mort lente. Savez-vous seulement ce que cela représente que d’être privé de la liqueur d’épice lorsqu’on y est accoutumé ? »

« L’œil qui choisit le chemin le plus sûr à jamais fermé, dit Paul. La Guilde devenue infirme. Les humains forment de petits îlots isolés sur leurs planètes. Je pourrais le faire, savez-vous, par simple dépit, ou par ennui. »

« Nous devons parler en privé, dit le plus grand. Je suis certain que nous pouvons arriver à quelque compromis qui…»

« Envoyez le message à ceux qui attendent au-dessus d’Arrakis, dit Paul. Cette discussion commence à me lasser. Si cette flotte ne repart pas très vite, il sera inutile de discuter plus longtemps. (Il se tourna vers les hommes de la radio qui attendaient à l’extrémité du hall.) Vous pouvez vous servir de cette installation. »

« Il faut d’abord que nous discutions, dit l’homme de la Guilde. Nous ne pouvons pas simplement…»

« Envoyez ce message ! Être en mesure de détruire une chose revient à la contrôler de façon absolue. Vous avez admis que je dispose de ce pouvoir. Nous ne sommes pas ici pour discuter, négocier ou atteindre un compromis. Vous allez exécuter mes ordres ou bien vous en subirez les conséquences immédiates ! »

« Il le ferait », dit le plus petit des deux agents. Et Paul vit qu’ils avaient peur, maintenant. Lentement, ils se dirigèrent vers la radio.

« Vont-ils obéir ? » demanda Gurney.

« Leur vision du temps se rétrécit. Ils ne voient plus qu’un mur nu où s’inscrivent les conséquences de leur désobéissance. Et à bord de chaque vaisseau, chaque navigateur de la Guilde peut voir ce même mur. Ils vont obéir. »

Il se retourna vers l’Empereur : « Lorsqu’ils vous ont permis de monter sur le trône de votre père, ce n’était qu’avec l’assurance que l’épice continuerait de se déverser. Vous avez trahi votre engagement, Majesté. Savez-vous ce qui vous attend ? »

« Personne ne m’a permis de…»

« Cessez de faire l’idiot. La Guilde est comme un village au bord d’un fleuve. Elle a besoin de l’eau mais ne peut en prendre qu’un minimum. Impossible de construire un barrage car cela attirerait l’attention sur ce petit prélèvement. Cela pourrait même amener la destruction. Ce fleuve, c’est l’épice, et j’ai construit un barrage sur ce fleuve. Je l’ai construit de telle façon que vous ne pouvez le détruire sans éliminer le fleuve. »

L’Empereur passa la main dans ses cheveux roux et regarda les deux hommes de la Guilde.

« Votre Bene Gesserit elle-même tremble, reprit Paul. Il est bien d’autres poisons que les Révérendes Mères peuvent utiliser pour leurs tours, mais, quand elles se sont servies de la liqueur d’épice, ces autres poisons restent sans effet. »

La vieille femme drapa autour d’elle sa robe informe et s’avança jusqu’à rencontrer les lances.

« Révérende Mère Gaïus Helen Mohiam, dit Paul. Bien du temps a passé depuis Caladan, n’est-ce pas ? »

Elle regarda au-delà de lui, en direction de sa mère. « Eh bien, Jessica, dit-elle, je vois que ton fils est bien celui que nous cherchions. Pour cela, il peut t’être pardonné cette abomination qu’est ta fille. »

Paul réprima la colère froide qui montait soudain en lui.

« Vous n’avez ni droit ni raison pour pardonner quoi que ce soit à ma mère ! »

La vieille femme affronta son regard.

« Essayez donc vos tours sur moi, vieille sorcière, dit-il. Où est donc votre gom jabbar ? Essayez de plonger votre regard en ce lieu où vous ne pouvez regarder ! Vous m’y verrez ! »

La vieille femme baissa les yeux.

« N’avez-vous rien à dire ? » demanda Paul.

« Je t’accueille dans les rangs des humains, marmonna-t-elle. Ne raille pas. »

Il éleva la voix : « Observez bien, mes amis ! Voici une Révérende Mère Bene Gesserit, le plus patient des êtres au service de la plus patiente des causes ! Elle a pu attendre avec ses sœurs durant quatre-vingt-dix générations que se produise cette idéale combinaison des gènes et de l’environnement d’où devait naître celui qu’exigeaient leurs plans. Observez-la bien, mes amis ! Maintenant, elle sait que les quatre-vingt-dix générations ont passé et que le but est atteint. Je suis là… mais… je… ne… me… plierai… pas… à… son… désir ! »

« Jessica ! s’exclama la Révérende Mère. Fais-le taire ! »

« Faites-le taire vous-même », dit Jessica.

Paul posa sur la vieille femme un regard flamboyant. « Pour la part que vous avez prise dans tout ceci, je vous ferais étrangler avec joie, dit-il, et vous ne pourriez m’échapper ! (Elle se raidit de fureur.) Mais je pense qu’il est mieux de vous laisser vivre sans que jamais vous puissiez porter la main sur moi, sans qu’il vous soit possible de me faire agir selon vos plans. »

« Jessica, qu’as-tu fait ? » s’exclama la Révérende Mère.

« Je ne vous accorderai qu’une chose, poursuivit Paul. Vous avez su voir en partie quels étaient les besoins de la race, mais combien pauvrement. Vous croyez contrôler l’évolution humaine par quelques accouplements dirigés selon votre maître-plan ! Vous comprenez bien mal ce que…»

« Vous ne devez pas parler de ces choses ! » siffla la Révérende Mère.

« Silence ! » gronda Paul. Et le mot parut acquérir de la substance sous son contrôle.

La vieille femme battit en retraite, le visage blême devant cette puissance qui venait d’agresser sa psyché.

« Jessica, murmura-t-elle. Jessica ! »

« Je me souviens de votre gom jabbar, dit Paul. N’oubliez pas le mien. D’un mot, je peux vous tuer. »

Tout autour du hall, les Fremen se regardèrent. La légende ne disait-elle pas : « Et sa parole portera la mort éternelle dans les rangs de ceux qui se dresseront contre le droit. »

Paul se tourna vers la Princesse Royale qui se tenait à côté de son père. Il dit, sans la quitter des yeux : « Majesté, nous connaissons tous deux la clé de nos problèmes. »

L’Empereur jeta un coup d’œil à sa fille, puis revint à Paul : « Vous osez ? Un aventurier sans famille, un…»

« Cessez cette comédie, dit Paul. Vous m’avez reconnu comme sujet impérial. Ce sont vos propres paroles. »

« Je suis votre maître », dit l’Empereur.

Paul se tourna vers les hommes de la Guilde qui, immobiles près de la radio, le regardaient. L’un d’eux acquiesça.

« Je pourrais employer la force », dit Paul.

« Vous n’oserez pas ! »

Paul se contenta de le regarder en silence.

La Princesse mit une main sur le bras de son père. « Père », dit-elle, et sa voix était pleine d’une douceur soyeuse, apaisante.

« N’essayez pas vos tours sur moi, dit l’Empereur. (Il regarda sa fille.) Il est inutile que vous fassiez cela, Ma Fille. Nous avons d’autres ressources qui…»

« Mais cet homme que voici est fait pour être votre fils », dit-elle.

La Révérende Mère, qui avait retrouvé sa dignité, s’approcha de l’Empereur et se pencha à son oreille.

« Elle défend ta cause », dit Jessica.

Paul ne quittait pas des yeux la princesse aux cheveux dorés.

« C’est Irulan, l’aînée, n’est-ce pas ? »

« Oui. »

Chani s’approcha : « Veux-tu que je me retire, Muad’Dib ? »

Il la regarda. « Te retirer ? Jamais tu ne quitteras mon côté. »

« Il n’existe aucun lien entre nous. »

Il baissa les yeux sur elle et, lentement, répondit : « Ne parle jamais que le langage de la vérité avec moi, ma Sihaya. (Et, comme elle s’apprêtait à répondre, il posa un doigt sur ses lèvres.) Le lien qui nous unit ne peut se rompre. Maintenant, observe avec attention car, plus tard, je désirerai voir cette salle par les yeux de ta sagesse. »

L’Empereur et sa Diseuse de Vérité discutaient à voix basse, sur un ton vif.

Paul s’adressa à sa mère. « Elle lui rappelle que, selon leur accord, il a accepté de laisser monter une Bene Gesserit sur le trône et que c’est Irulan qu’ils avaient pressentie. »

« C’était donc leur plan ? »

« N’est-ce pas évident ? » dit-il.

« Je sais lire les signes ! dit-elle. Ma question ne visait qu’à te rappeler de ne pas chercher à m’enseigner ce que je t’ai inculqué moi-même. »

Paul la regarda et vit s’esquisser un sourire froid sur ses lèvres.

Gurney Halleck se pencha entre eux. « Je vous rappelle, Mon Seigneur, qu’il y a un Harkonnen dans cette bande. (Il leva le menton vers Feyd-Rautha qui, sur la gauche, s’appuyait à une lance.) Celui-là, là-bas. Il a le visage le plus fourbe que j’aie jamais vu. Vous m’avez promis de…»

« Je te remercie, Gurney », dit Paul.

« C’est le na-Baron… Il est Baron, maintenant que le vieil homme est mort. Il conviendra très bien à ce que je…»

« Tu peux le vaincre, Gurney ? »

« Mon Seigneur plaisante ! »

« Cette discussion entre l’Empereur et sa sorcière a suffisamment duré, ne croyez-vous pas, Mère ? »

Elle acquiesça. « Oui, certainement. »

Paul éleva la voix : « Majesté, y a-t-il un Harkonnen parmi ces gens ? »

L’Empereur se détourna avec un royal mépris pour lui répondre. « Je croyais que ma suite était placée sous la protection de la parole ducale », dit-il.

« Ma question n’appelait qu’un simple renseignement, dit Paul. Je voulais savoir si un Harkonnen faisait officiellement partie de votre suite ou s’il s’y cachait par lâcheté. »

L’Empereur eut un sourire calculé. « Quiconque est accepté dans ma suite est membre de mes gens. »

« Vous avez la parole d’un duc, dit Paul. Mais cela ne saurait concerner Muad’Dib. Lui, il n’a pas connaissance de ce que vous entendez par vos gens. Mon ami Gurney souhaite tuer un Harkonnen. S’il…»

« Rétribution ! cria Feyd-Rautha. (Il essaya de repousser la lance.) C’est le mot qu’a employé votre père Atréides. Vous me traitez de lâche alors que vous vous cachez parmi vos femmes et que vous envoyez un laquais contre moi ! »

La Révérende Mère chuchota quelques paroles sur un ton vif à l’oreille de l’Empereur mais il la repoussa et dit : « Rétribution, vraiment ? Les règles de la rétribution sont strictes. »

« Paul, mets un terme à cela », dit Jessica.

« Mon Seigneur, dit Gurney, vous m’avez promis que j’aurais mon heure face aux Harkonnens. »

« Tu as eu toute une journée », dit Paul, et il sentit que ses émotions refluaient sous l’impulsion. Il ôta sa robe et son capuchon et les tendit à sa mère avec sa ceinture et son krys avant d’enlever son distille.

Tout l’univers se concentrait sur cet instant. Il le sentait.

« Paul, c’est inutile, dit Jessica. Il existe d’autres moyens, plus faciles. »

Il se débarrassa de son distille et sortit le krys du fourreau que sa mère serrait dans ses mains.

« Je sais, dit-il. Le poison, les assassins, tous les moyens habituels. »

« Vous m’avez promis un Harkonnen ! souffla Gurney. (Paul lut la fureur sur le visage de son compagnon. Il vit que la cicatrice de vinencre était sombre sur sa mâchoire.) Vous me le devez, Mon Seigneur ! »

« As-tu plus souffert d’eux que moi ? » demanda Paul.

« Ma sœur, dit Gurney d’une voix rauque. Les années que j’ai passées dans leurs puits d’esclaves…»

« Mon père. Mes amis, mes compagnons, Thufir Hawat et Duncan Idaho. Ces années où je n’étais plus qu’un fugitif sans aucun rang… Autre chose encore, Gurney. Il s’agit maintenant de rétribution et tu en connais aussi bien que moi les règles. »

Les épaules d’Halleck s’affaissèrent. « Mon Seigneur, si ce porc… Ce n’est rien de plus qu’une bête. Vous pourriez l’écraser au pied et jeter ensuite votre chaussure car elle serait contaminée. Appelez un bourreau, si vous le désirez, ou laissez-moi faire, mais ne vous offrez pas vous-même pour cette…»

« Muad’Dib n’a aucune raison de faire cela », dit Chani.

Il la regarda et lut la peur dans ses yeux. « Mais le Duc Paul, lui, en a une. »

« Ce n’est qu’une bête harkonnen ! » gronda Gurney.

Paul hésita. Il était sur le point de révéler son ascendance harkonnen mais il en fut empêché par le regard acéré de sa mère et dit simplement : « Mais cette chose a forme humaine, Gurney, et doit bénéficier du doute humain. »

« S’il est assez pour…» commença Gurney.

« Je t’en prie, tiens-toi à l’écart », dit Paul. Il leva son krys et repoussa doucement Gurney.

« Gurney ! dit Jessica. (Elle lui toucha le bras.) Il est comme son grand-père. Ne le distrayez pas. C’est tout ce qu’il vous reste à faire pour lui maintenant. » Et elle pensa : Grande Mère ! Quelle ironie !

L’Empereur observait Feyd-Rautha, ses épaules lourdes, ses muscles épais. Puis il se retourna vers Paul et vit ce corps mince, noueux, qui n’était pas aussi ascétique que celui d’un Fremen mais dont on voyait les côtes au-dessus des flancs creux. Le jeu des muscles était parfaitement visible sous la peau tendue.

Jessica se pencha vers son fils et murmura pour lui seul : « Encore une chose, Fils. Parfois, les gens dangereux sont préparés par le Bene Gesserit. Un mot est implanté dans les couches profondes de leur esprit selon là vieille méthode de la souffrance et du plaisir. Le mot le plus fréquemment utilisé est Uroshnor. Si celui-là a été préparé, et je pense qu’il l’est, il suffit de prononcer le mot près de son oreille pour que ses muscles deviennent flasques et…»

« Je n’ai besoin d’aucun avantage spécial, dit Paul. Écartez-vous, Mère. »

« Pourquoi fait-il cela ? demanda Gurney à Jessica. Pense-t-il être tué et devenir ainsi un martyr ? Est-ce que tout ce radotage religieux des Fremen lui a obscurci la raison ? » Jessica mit son visage dans ses mains, prenant conscience soudain qu’elle ignorait ce qui poussait Paul à agir ainsi. Dans cette salle, elle pouvait sentir la mort partout et elle savait maintenant que ce Paul nouveau, transformé, était capable de ce que suggérait Gurney. Elle concentrait tous ses talents sur le désir qu’elle éprouvait de protéger son fils, mais il n’était rien qu’elle pût faire.

« Est-ce que c’est ce radotage religieux ? » demanda Gurney.

« Silence ! murmura-t-elle. Priez ! »

Brusquement, un sourire apparut sur le visage de l’Empereur. « Si tel est le désir de Feyd-Rautha… de ma suite, dit-il. Je le libère de tout lien et le laisse libre d’agir à son gré. (Il leva la main à l’adresse des Fedaykin de Paul.) L’une de vos canailles détient ma ceinture et mon poignard. Si Feyd-Rautha le désire, il peut vous affronter avec ma propre lame. »

« Je le désire », dit Feyd-Rautha, et Paul lut nettement une expression de soulagement sur son visage.

Il est trop confiant, songea-t-il. C’est un avantage naturel que je peux accepter.

« Posez la lame de l’Empereur sur le sol, là », ordonna Paul en désignant un endroit précis du bout de son pied tendu. Que la racaille impériale se replie jusqu’au mur et que l’Harkonnen demeure seul. »

Des voix murmurèrent, protestèrent. Dans un froissement de robes, un piétinement sourd, on obéit à Paul. Les hommes de la Guilde demeurèrent à proximité de la radio, observant Paul d’un air indécis.

Ils ont l’habitude de voir l’avenir, se dit Paul. Mais ici, en cet instant, ils sont aveugles… aussi aveugles que moi. Et il essaya de sonder les vents du temps, il perçut le tourbillon, le nexus, dont le centre était l’instant présent, ce lieu précis. C’était le jihad, il le savait, le jihad qui était encore à naître, la conscience raciale qu’il avait autrefois décelée comme un but terrible. C’était assez pour que le Kwisatz Haderach ou le Lisan al-Gaib survienne, assez pour qu’il soit mis un terme aux plans Bene Gesserit. La race des humains avait pris conscience de sa stase malsaine et elle ne voyait qu’une issue : le tourbillon qui brasserait les gènes et d’où surgiraient de nouveaux mélanges. En cet instant, tous les humains ne formaient qu’un seul organisme inconscient qui ressentait un besoin sexuel susceptible de renverser n’importe quelle barrière. Et Paul comprit la futilité de ses efforts pour modifier même en partie ce qui se passait. Il avait cru pouvoir s’opposer au jihad, seul, mais le jihad serait. Même sans lui, les légions fondraient sur l’univers depuis Arrakis. Il ne leur fallait que cette légende que, déjà, il était devenu. Il avait montré la voie, il leur avait permis de dominer la Guilde elle-même, qui avait besoin de l’épice pour survivre.

Il eut le sentiment d’un échec puis vit que Feyd-Rautha avait ôté son uniforme déchiré pour apparaître vêtu d’un simple corset de combat à cotte de maille.

C’est le moment décisif, se dit Paul. A partir d’ici, l’avenir s’ouvre, les nuages s’écartent pour livrer passage à une sorte de jour glorieux. Si je meurs, ils diront que je me suis sacrifié afin que mon esprit les guide. Si je vis, ils décideront que rien ne peut s’opposer à Muad’Dib.

« L’Atréides est-il prêt ? » demanda Feyd-Rautha selon l’ancien rituel de rétribution.

Paul choisit de lui répondre selon la tradition fremen « Puisse ton couteau s’effriter ! » Et il désigna la lame de l’Empereur sur le sol, indiquant à Feyd-Rautha qu’il pouvait venir la prendre.

Sans le quitter des yeux, Feyd-Rautha s’avança, saisit l’arme et la balança un instant entre ses doigts pour en éprouver le contact. L’excitation montait en lui. C’était le combat dont il avait toujours rêvé, d’homme à homme, un affrontement où les boucliers n’intervenaient pas, où seule jouait l’habileté. Et ce combat pouvait lui donner la puissance car l’Empereur récompenserait certainement celui qui tuerait ce duc si gênant. Il se pouvait même que la récompense fût constituée par sa hautaine fille et une partie du trône. Et ce duc-bandit, cet aventurier ne pouvait être un adversaire sérieux pour un Harkonnen qui avait connu le combat dans un millier d’arènes et qui avait été entraîné à toutes les armes et à toutes les feintes. Ce manant ne pouvait savoir qu’il allait affronter d’autres armes que ce simple couteau.

Voyons si tu es à l’épreuve du poison ! se dit Feyd-Rautha. Il salua Paul avec la lame de l’Empereur et dit « Fou, regarde la mort ! »

« Allons-nous combattre enfin, cousin ? » demanda Paul. Et il s’avança comme un chat, les yeux fixés sur la lame de son adversaire, le corps ployé, pointant son krys à l’éclat laiteux qui semblait en cet instant un prolongement naturel de son bras.

Ils tournèrent en s’observant, guettant la plus petite ouverture, leurs pieds nus crissant parfois sur le sol.

« Tu danses bien », dit Feyd-Rautha.

Un bavard, songea Paul. Autre faiblesse. Le silence le met mal à l’aise.

« As-tu reçu l’absolution ? » demanda Feyd-Rautha.

Paul continua de se déplacer en silence.

Au premier rang, la vieille Révérende Mère se mit à trembler. Le jeune Atréides avait appelé « cousin » l’Harkonnen. Cela ne pouvait signifier qu’une chose : il connaissait son ascendance, et cela était facile à comprendre puisqu’il était le Kwisatz Haderach. Mais ce simple mot prononcé par Paul lui faisait prendre conscience de la seule chose qui importait pour elle. Ce qui se passait ici pouvait être une catastrophe pour le plan de sélection Bene Gesserit.

Elle avait entrevu ce que Paul avait compris, que Feyd-Rautha pouvait le tuer mais sans être victorieux. Et une autre pensée lui vint, qui submergea presque son esprit. Là, devant elle, deux produits de ce long et coûteux programme de sélection étaient engagés dans un combat où ils pouvaient laisser la vie, l’un comme l’autre. Si tous deux mouraient ici, il ne resterait plus qu’une fille bâtarde de Feyd-Rautha, un bébé, un facteur inconnu, et Alia, cette abomination.

« Peut-être que vous ne connaissez que les rites païens, ici, dit Feyd-Rautha. Veux-tu que la Diseuse de Vérité de l’Empereur prépare ton âme au voyage ? »

Paul sourit tout en se portant sur la droite, les muscles tendus, ses sombres pensées repoussées par les impératifs de l’instant.

Feyd-Rautha bondit, feinta de la main droite mais, en un éclair, passa la lame dans sa main gauche.

Paul se déroba facilement et nota la brève hésitation de Feyd-Rautha, due à l’habitude du bouclier. Brève hésitation qui indiquait que Feyd-Rautha, pourtant, n’avait pas toujours combattu avec le bouclier, qu’il avait dû affronter, du moins, des adversaires qui n’en avaient pas.

« Est-ce qu’un Atréides court au lieu de combattre ? » demanda Feyd-Rautha.

Paul s’était remis à tourner en silence. Les paroles d’Idaho lui revinrent : « Durant les premiers instants, étudie. Bien sûr, tu perds ainsi la possibilité d’une victoire rapide, mais l’étude de l’adversaire est une assurance de succès. Prends ton temps. »

« Peut-être crois-tu que cette danse prolonge ta vie de quelques instants, dit Feyd-Rautha. Très bien. » Il s’arrêta, se redressa.

Paul en avait assez vu pour avoir une première approximation. Feyd-Rautha se portait maintenant sur la gauche, offrant sa hanche droite comme si la cotte de maille pouvait protéger tout son flanc. C’était l’attitude d’un homme habitué à combattre avec un bouclier et deux couteaux.

Ou… Paul hésita… ou bien la cote de maille était plus que ce qu’elle semblait être.

L’Harkonnen semblait trop confiant face à un homme dont les troupes, ce même jour, avaient triomphé des Sardaukar.

Feyd-Rautha s’aperçut de l’hésitation de son adversaire et lança : « Pourquoi retarder l’inévitable ? Tu ne fais que m’empêcher de faire valoir mes droits sur cette boule pouilleuse. »

Une aiguille, pensa Paul. Elle est bien dissimulée. Aucune trace sur le corset.

« Pourquoi ne dis-tu rien ? » lança Feyd-Rautha.

Paul se remit en marche. Le silence faisait son effet sur Feyd-Rautha. Il eut un sourire glacé.

« Tu souris, hein », dit Feyd-Rautha, et il bondit avant d’avoir achevé.

Paul s’était attendu à une hésitation et il faillit ne pas se dérober à temps devant le coup. La lame écorcha son bras gauche. Il repoussa la douleur qui jaillit en lui et comprit que la première hésitation qu’il avait notée n’avait été qu’une feinte habile. Son adversaire était plus rusé qu’il ne l’avait cru d’abord. Dans chacune de ses feintes, il devait dissimuler une autre feinte.

« C’est ton Thufir Hawat qui m’a enseigné certains de mes coups, dit Feyd-Rautha. Dommage que ce vieux fou n’ait pas vécu assez longtemps pour me voir. »

Et Paul se souvint alors de ce qu’Idaho lui avait dit une fois : « Ne t’attends qu’à ce qui se passe dans le combat. Ainsi, tu ne seras jamais surpris. »

A nouveau, ils tournaient l’un autour de l’autre, attentifs, le corps ployé.

Paul regarda le visage de son adversaire et y lut, une fois encore, la satisfaction. Feyd-Rautha pouvait-il donc attacher autant d’importance à une simple égratignure ? A moins qu’il n’y ait eu du poison sur la lame ! Mais comment était-ce possible ? Ses propres hommes avaient eu la lame entre les mains et l’avaient testée avant de la lui rendre. Ils avaient trop d’expérience pour que ce genre de chose leur échappe.

« Cette femme à qui tu parlais, dit Feyd-Rautha. Est-elle quelque chose pour toi ? Ton petit animal favori ? Faut-il que je lui réserve des attentions particulières ? »

Paul ne répondit pas. Ses sens internes examinaient le sang qui s’écoulait de l’estafilade sur son bras et découvrirent une trace de soporifique. Paul ajusta son métabolisme afin de repousser la menace et modifia la structure moléculaire du soporifique. Mais il ressentait encore un doute. Ils avaient enduit la lame de soporifique. Un soporifique qui pouvait tromper le goûte-poison mais qui était assez puissant, pourtant, pour ralentir les muscles. L’ennemi avait ses propres plans-gigognes, ses stratagèmes à tiroirs.

A nouveau, Feyd-Rautha bondit et frappa.

Paul, un sourire figé sur ses lèvres, feinta avec une lenteur calculée, comme s’il était sous l’effet de la drogue. A la dernière fraction de seconde, il frappa et la pointe du krys rencontra le bras de Feyd-Rautha.

Celui-ci se déroba et rompit, le couteau dans la main gauche, maintenant, le visage pâle. L’acide mordait la blessure.

Offrons-lui un moment de doute, se dit Paul. Laissons-le croire au poison.

« Traîtrise ! cria Feyd-Rautha. Il m’a empoisonné ! Je sens le poison dans mon bras ! »

Et Paul parla pour la première fois : « Ce n’est rien qu’un peu d’acide pour répondre au soporifique sur la lame de l’Empereur. »

Feyd-Rautha, le regard brillant de rage, leva son couteau en une dérision de salut.

Paul prit son krys dans la main gauche et se remit à tourner en silence.

Feyd-Rautha se rapprocha, brandissant haut la lame de l’Empereur. La colère se lisait dans ses yeux à demi fermés et la ligne de sa mâchoire. Il feinta sur la droite, un peu en dessous, et ils se retrouvèrent l’un contre l’autre, leurs lames liées.

Paul obligea son adversaire à pivoter. Il se méfiait de la hanche droite où devait se dissimuler une aiguille empoisonnée. A l’instant où elle pointa, il faillit ne pas la voir. Il fut alerté par un mouvement de Feyd-Rautha, un relâchement de ses muscles et l’aiguille ne le manqua que d’une infime fraction de centimètre.

Elle était sur la hanche gauche !

Piège sur piège, se dit Paul. Il utilisa le contrôle Bene Gesserit pour relâcher ses muscles afin de provoquer un réflexe de Feyd-Rautha mais, essayant d’échapper à la menaçante pointe, il trébucha, tomba sur le sol et Feyd-Rautha s’abattit sur lui.

« Tu la vois hein, là, sur ma hanche ? murmura-t-il. C’est ta mort, fou. (Il roula sur lui-même et l’aiguille se rapprocha du flanc de Paul.) Je vais d’abord paralyser tes muscles, puis mon couteau t’achèvera. Et il ne restera pas la moindre trace ! »

Tous les muscles de Paul luttaient tandis que, au fond de son esprit, s’élevaient les cris silencieux de ses ancêtres qui exigeaient qu’il prononce le mot-clé qui freinerait Feyd-Rautha et le sauverait, lui.

« Non, je ne le dirai pas ! » souffla-t-il.

Feyd-Rautha le regarda et il eut la plus infime hésitation. Ce qui suffit à Paul pour découvrir la faille dans l’équilibre de son adversaire et pour le faire basculer. Feyd-Rautha se retrouva sous lui, la hanche droite vers le haut, paralysé par l’aiguille qui, sur sa hanche gauche, était maintenant en contact avec le sol.

Paul libéra sa main gauche et son geste fut rendu plus aisé par le sang qui s’écoulait toujours de son bras. Puis il frappa Feyd-Rautha à hauteur de la mâchoire. La pointe du krys se fraya un chemin jusqu’au cerveau. Feyd-Rautha tressaillit et roula, maintenu sur le sol par l’aiguille qui s’y était enfoncée.

Respirant à fond pour retrouver son calme, Paul se redressa et se remit sur pied. Debout au-dessus du corps de Feyd-Rautha, sans lâcher son couteau, il leva lentement les yeux vers l’Empereur.

« Majesté, votre troupe se trouve réduite encore d’un élément. Allons-nous maintenant cesser de tergiverser et de nous donner la comédie ? Allons-nous discuter de mon mariage avec votre fille et de la part de trône qui reviendra ainsi aux Atréides ? »

L’Empereur se retourna et regarda le comte Fenring. Et le comte Fenring affronta son regard. Tous les mots étaient inutiles entre eux, car ils se connaissaient depuis si longtemps que leurs yeux parlaient pour eux.

Tue-le pour moi, disait l’Empereur. Cet Atréides est jeune et plein de ressources, oui… mais il est également fatigué et tu n’auras aucun mal à le vaincre. Défie-le maintenant… tout de suite. Tu sais comment faire. Et tue-le.

Lentement, très lentement, Fenring détourna son regard et ses yeux vinrent enfin se poser sur Paul.

« Allez ! » dit l’Empereur.

Le Comte regardait Paul ainsi que sa Dame Margot le lui avait enseigné, selon la Manière Bene Gesserit. Et il lut le mystère et la grandeur cachés qui habitaient ce jeune descendant des Atréides.

Je pourrais le tuer, oui, songea Fenring. Et il savait bien que c’était la vérité.

Dans ses profondeurs les plus secrètes, quelque chose, alors, retint le Comte. Il eut la vision brève, inadéquate, de sa supériorité vis-à-vis de Paul, du côté secret de sa personne, de la qualité furtive de ses motivations que nul ne pouvait pénétrer.

Et Paul, par le nexus bouillonnant du temps, comprit cela en partie, et il s’expliqua enfin pourquoi il n’avait jamais entrevu Fenring dans la trame des avenirs révélés par sa prescience. Fenring était un Kwisatz Haderach possible qu’une simple faille du schéma génétique avait rejeté, un eunuque dont les talents étaient furtifs, secrets, cachés. Il éprouva alors une compassion profonde pour le Comte, un sentiment de fraternité que jamais encore il n’avait connu.

Fenring s’aperçut de son émotion, la comprit et dit : « Majesté, il me faut refuser. »

La fureur submergea Shaddam IV. Il fit deux pas entre ses gens et gifla à toute volée Fenring.

Le visage du Comte devint sombre. Il leva les yeux, regarda droit dans ceux de l’Empereur et déclara avec une tranquillité délibérée : « Nous avons été amis, Majesté. Ce que je fais maintenant, je ne le fais que par amitié. J’oublierai votre geste. »

Paul s’éclairât la gorge et dit : « Nous parlions du trône, Majesté. »

L’Empereur se retourna, le regard flamboyant :

« C’est moi qui suis sur le trône ! » aboya-t-il.

« Vous en aurez un autre sur Salusa Secundus », dit Paul.

« J’ai baissé les bras et je suis venu ici avec votre parole ! cria l’Empereur. Vous osez me menacer…»

« Vous êtes en sécurité en ma présence, dit Paul. C’est un Atréides qui vous l’a promis. Mais Muad’Dib, quant à lui, vous condamne à résider sur votre planète-prison. Mais n’ayez nulle crainte, Majesté : j’utiliserai tous les moyens dont je dispose pour que ce lieu soit rendu moins rude. Il deviendra un véritable monde-jardin, tout empli de choses charmantes. »

L’Empereur perçut le sens caché des paroles de Paul et le regarda en grinçant : « A présent, je discerne vos motifs véritables. »

« Évidemment », dit Paul.

« Et Arrakis ? En ferez-vous un autre monde-jardin plein de choses charmantes ? »

« Les Fremen ont la parole de Muad’Dib, dit Paul. Sous le ciel de ce monde il y aura de l’eau et de vertes oasis pleines de bonnes choses. Mais nous devons aussi penser à l’épice. Il faudra maintenir du désert sur Arrakis… et des vents violents, des épreuves pour endurcir l’homme. Nous autres Fremen avons une maxime : Dieu a créé Arrakis pour former les fidèles. On ne peut aller contre la parole de Dieu. »

La Révérende Mère Gaïus Helen Mohiam avait lu autre chose dans les paroles de Paul. Elle avait entrevu le jihad et elle dit : « Vous ne pouvez lâcher ces gens sur l’univers ! »

« Vous regretterez les manières si douces des Sardaukar ! » lança Paul.

« Vous ne pouvez pas…»

« Vous êtes une Diseuse de Vérité, dit-il. Mesurez donc vos paroles. (Il se tourna vers la Princesse Royale, puis vers l’Empereur.) Le plus tôt sera le mieux, Majesté. »

L’Empereur, médusé, regarda sa fille. Elle lui toucha le bras et dit d’un ton apaisant : « J’ai été éduquée pour cela, Père. »

Il prit une profonde inspiration.

« Vous ne pouvez tolérer cela », marmonna la vieille Diseuse de Vérité.

L’Empereur se redressa, retrouvant un semblant de dignité.

« Qui négociera en votre nom, sujet ? » demanda-t-il.

Paul se retourna, il vit sa mère qui baissait les paupières aux côtés de Chani, dans un groupe de Fedaykin. Il s’approcha et s’arrêta devant Chani.

« Je connais tes raisons, dit-elle. S’il doit en être ainsi… Usul…»

Il perçut les larmes dans sa voix, leva la main et toucha sa joue. « Ma Sihaya n’aura jamais rien à craindre, jamais. (Il baissa le bras et se tourna vers sa mère.) Vous négocierez pour moi, Mère, avec Chani. Elle possède la sagesse et un regard acéré. Et l’on dit avec justesse que nul n’est plus dur en affaire qu’un Fremen. Pour moi, elle aura les yeux de l’amour et la pensée de ses fils à venir ne la quittera pas. Écoutez-la. »

Jessica devina les froids calculs qui se dissimulaient derrière les paroles de son fils et elle réprima un frisson. « Quelles sont tes instructions ? » demanda-t-elle.

« J’exige en dot la totalité des intérêts de l’Empereur dans la Compagnie des Honnêtes Ober Marchands. »

« La totalité ? » Elle avait du mal à trouver ses mots.

« Il doit être entièrement dépouillé. Je veux le titre de comte et un directorat de la CHOM pour Gurney Halleck, ainsi que le fief de Caladan. Des pouvoirs et des titres seront attribués à tous les gens d’Atréides jusqu’au plus humble soldat. »

« Et les Fremen ? » demanda-t-elle.

« Les Fremen me concernent, moi, dit Paul. Ce qu’ils recevront leur sera donné par Muad’Dib. Et, tout d’abord, Stilgar sera Gouverneur d’Arrakis, mais cela peut attendre. »

« Et pour moi ? »

« Y a-t-il quelque chose que vous souhaitiez ? »

« Caladan, peut-être, dit Jessica en regardant Gurney. Je n’en suis pas sûre. Je suis devenue trop semblable aux Fremen… Je suis une Révérende Mère. J’ai besoin d’une période de paix et de calme pour réfléchir. »

« Cela au moins vous l’aurez, dit Paul, et tout ce que Gurney et moi pourrons vous offrir. »

Elle hocha la tête. Elle se sentait tout à coup vieille et fatiguée. Elle regarda Chani. « Et pour la concubine royale ? »

« Aucun titre pour moi, dit Chani. Rien. Je vous en supplie. »

Paul rencontra son regard et il la revit soudain avec le petit Leto dans ses bras, leur fils qui avait trouvé la mort dans toute cette violence.

« Je te jure, dit-il, que tu n’as besoin d’aucun titre. Cette femme, là-bas, sera mon épouse et tu ne seras qu’une concubine parce que ceci est une affaire politique et que nous devons conclure la paix et rallier les Grandes Maisons du Landsraad. Il faut obéir aux usages. Mais cette princesse n’aura de moi que mon nom. Elle n’aura nul enfant, nul geste, nul regard, nul instant de désir. »

« Tu dis cela maintenant », dit Chani. Et, par-delà la salle, elle contempla la princesse aux cheveux dorés.

« Connais-tu si peu mon fils ? murmura Jessica. Vois donc cette princesse, là-bas, si hautaine, si confiante. On dit qu’elle a des prétentions littéraires. Espérons que cela remplit son existence car elle n’aura que peu de choses en dehors. (Un rire amer lui échappa.) Pense à cela, Chani, pense à cette princesse qui portera le nom mais qui sera moins qu’une concubine, qui ne connaîtra jamais un instant de tendresse avec l’homme auquel elle est liée. Alors que nous, Chani, nous que l’on nomme concubines… l’Histoire nous appellera : épouses. »

Загрузка...