Les passagers ne peuvent dormir à cause du ronflement. Pas celui de l’avion, non, celui de Bérurier. Mon pote, la grosse gonfle, en écrase comme un rouleau compresseur. Il s’est lancé sur une boutanche de rhum avant le départ et maintenant il cuve, les mains croisées sur son siège.
Par instants, il pousse de brefs gémissements, un rien pathétiques. Sans doute rêve-t-il aux ébats de Mme Bérurier. À cette heure de la noye, elle a dû réveiller le voisin d’en dessus sous prétexte qu’elle a peur des rats, quand elle reste seulâbre à la carrée.
Je considère Bérurier avec attendrissement, afin de compenser les œillades furibardes dont l’accablent les voyageurs. C’est beau, un cocu qui dort. Ça possède une certaine noblesse. Et c’est émouvant aussi. La tragédie de l’homme au repos ! Le masque de l’impuissance détendue… Le renoncement dans la souveraineté du sommeil… Oui, c’est beau, et ça n’est même pas triste…
Une petite pépée blonde, assise derrière nous, me sourit gentiment.
— Il dort bien, remarque-t-elle.
Les femmes ont le secret pour souligner les évidences.
— Il fait un concours avec le quadrimoteur…
Elle se gondole, ce qui est une gageure en avion.
— Vous allez en Espagne ? demande-t-elle, toujours avec le souci de mettre en lumière les certitudes.
J’ai envie de lui répondre qu’ayant pris place dans le Constellation de Barcelone, il est peu probable que j’aille au Labrador, mais la courtoisie a toujours été ma vertu d’élection.
— Oui, dis-je.
Et pour lui montrer que, moi aussi, je sais jouer avec les mots, j’ajoute :
— Vous aussi ?
Alors je me rends compte que j’ai commis une imprudence parce que cette banale question, qui n’en est du reste pas une, ouvre les vannes aux confidences. Elle me raconte sa vie depuis sa première Blédine jusqu’à la seconde présente. J’apprends de la sorte que son père la battait ; que sa mère était protestante, que sa frangine s’est laissé plomber un polichinelle signé anonyme, et qu’elle part à Barcelone pour tourner une barmaid dans une coproduction franco-espago. Je me branche en déclarant que je voudrais bien être servi par une barmaid roulée comme elle… Elle se marre et pile au-dessus des Pyrénées, tout obstacle étant aboli, je lui file la ranque pour un de ces quatre soirs. C’est d’autant plus fastoche qu’elle aussi descend à l’Arycasa, le super-palace de Barcelone…
Ayant assuré mes lendemains qui chantent et ayant épuisé mes stocks de salive, je sors France-Soir de ma poche et je bouquine « Le crime ne paie pas ».
Quelques instants plus tard, le zoziau se pose sur l’aéroport de Barcelone, lequel, comme tous les aéroports, est situé à une bonne vingtaine de kilomètres de la ville.
Un car vétuste nous amène dans la vaste cité portuaire — comme dit le Guide bleu. Bérurier commence à ouvrir un store. Ses cornes, maintenant, sont bien assujetties sur son front bovin. Il clape de la menteuse et balbutie :
— J’ai soif !
— Ivrogne !
— C’est l’avion qui me barbouille, pleurniche-t-il.
— Tu parles, ta mère t’a donné à téter une queue de morue !
— Pauvre innocent ! Toi, c’est avec un entonnoir qu’on t’abreuve…
Nous sommes derrière le chauffeur espago et il nous écoute avec inquiétude, ne comprenant pas le françouze.
Nous fonçons sur une autoroute pleine de trous.
— Un peu délabré, le système routier, fais-je en me frottant le dos.
— Et encore, fait Bérurier, ils ont inauguré cette autoroute l’an dernier…
— Tu connais l’Espagne, toi ?
— J’y suis venu en vacances l’année passée, avec ma femme…
Il soupire comme les cœurs meurtris. Sa nana, il doit bien l’aimer. La vie est crétinoche. Plus une bergère vous fait du contrecarre, plus on y tient.
Nous voici dans les faubourgs. C’est la première fois que je viens chez les toréadors. Je suis tout émoustillé.
On débouche sur une vaste esplanade brillamment éclairée.
— Place d’Espagne, annonce le Gros… Mords les arènes, à gauche…
Il se met à siffler : Toréador en ga-a-a-arde.
— Tu sais où il faut descendre ? je demande.
Il pose une question au chauffeur.
Ce dernier se met à bavouiller à perte de vue et Bérurier prend un visage tendu de constipé en plein effort.
— Tu entraves l’espagnol ? je demande…
— Assez mal… Je crois qu’il a dit qu’il nous déposerait à l’Arycasa…
— C’est un homme…
— Hombre ! clame Bérurier…
Joyeux, le chauffeur meugle « Hombre ! »… Ici, je vais m’en apercevoir, c’est le grand cri de ralliement.
— C’est le bouquet, déclare Bérurier en jetant un coup d’œil circulaire sur la chambre mise à sa disposition.
— Quoi ?
— Il y a un coffre-fort dans ma carrée… Ils me prennent pour la Bégum, les mecs en queue de morue… Qu’est-ce que tu veux que j’y mette, dans ce coffre ?
— Mets-y tes précieuses, fais-je en le quittant.
— Et puis la radio, à la tête du plumard ! poursuit-il.
Il tourne le bouton et un air de paso doble nous saute sur le poil.
— Ah ! l’Espagne, rêvasse-t-il. Je me souviens, l’an passé… avec ma femme…
— Bon, zone-toi, il est trois plombes du mat, on a le temps d’en écraser, paraît qu’on se lève tard dans ce pays.
— Dix heures, fait-il. Les repas principaux se font à trois heures de l’après-midi et à neuf heures et demie le soir…
— Bon, on s’accommodera des nouveaux horaires…
Je lui flanque une bourrade qui l’envoie dinguer par-dessus sa valise. Il s’étale sur le pageot.
— Bonne nuit, gros sac à vinasse !
— Va te faire…
Il ne précise pas, laissant ainsi leurs chances à toutes les possibilités. Moi j’ai la piaule au fond du couloir : le 728… Comme j’y parviens je vois s’entrebâiller une lourde et j’aperçois la petite blonde de l’avion.
— J’ai cru que c’était le garçon d’étage, susurre-t-elle.
Et d’expliquer :
— Je meurs de soif, alors j’ai commandé un scotch à l’eau…
— C’est une riche idée, dis-je. Je vais en faire autant. On pourrait le boire ensemble ? proposé-je, ce serait plus facile pour trinquer.
Elle baisse pudiquement les carreaux.
— Ça ne serait pas convenable.
Elle a fait du ciné et elle joue les Marie-la-Pudeur ! Sans blague !
— Dites, fais-je, on est de sortie, non ?
D’autor, je pénètre dans sa chambrette. Un tas de robes sont déjà étalées sur le pucier et le nombre de godasses qui s’alignent devant la penderie pourrait chausser un pensionnat de jeunes filles.
— Vous avez une drôle de garde-robe !
— Dans le cinéma, il faut bien…
— Évidemment.
Je ne pense pas que ce soit avec ses cachetons qu’elle s’offre ça.
Je décroche le bignou et je dis au préposé de faire monter carrément une boutanche de rye.
— Con siphone ? demande-t-il.
— Of course, réponds-je afin de donner de l’internationalisme à la conversation.
Quatre minutes plus tard un garçon cérémonieux dépose un nécessaire à biture sur la table.
Il y a des cubes de glace gros comme des icebergs.
— Je vous laisse préparer les drinks, fait la blonde enfant, pendant ce temps, je range mes robes.
— Faites !
Elle a raison de dégager le pucier. M’est avis qu’avant longtemps on aura besoin d’un champ de manœuvre.
— À votre santé, mademoiselle, heu ?…
— July Chevreuse, se présente-t-elle.
Ce pseudonyme doit cacher un Adrienne Dubois qui n’est pas bouffé aux mites.
— Antoine Antonio, me présenté-je à mon tour.
— Vous êtes Espagnol ?
— Par un ami de ma famille seulement…
Elle rit. On trinque. Au second verre de rye j’aventure une main louvoyante sous un tunnel d’étoffe. Au troisième ma main arrive à destination. Au quatrième elle n’a plus de secret pour moi.
Cette poulette est agréable. Sa peau est souple, frémissante. Je ne sais pas ce qu’elle donne devant une caméra, en tout cas devant un mâle, elle est un peu champion et mérite l’oscar de l’interprétation féminine. Du scientifique ! Ça ne part pas du cœur, non, ça se situe même beaucoup plus bas ; pourtant ça vaut le voyage à Barcelone. Une pareille séance, je ne la porterai pas sur ma note de frais.
Tout en lui faisant la Bougie-téléguidée, je me dis que Barcelona est une ville où il fait bon vivre.
Comme mademoiselle est une gourmande, elle en redemande. Sans sucre, au naturel !
Et comme je ne suis pas radin en amour, ni fainéant, je lui en ressers une porcif pour grande personne. Dans la vie, il faut faire plaisir à tout le monde. Et puisque nous sommes sur ce chapitre délicat des relations culturelles, souvenez-vous toujours d’un bon vieux proverbe de chez nous, les gars :
« La façon de donner vaut mieux que ce que l’on donne ! »
Je demande à la cocotte si elle remet ça une troisième fois, mais elle secoue la tête énergiquement et négativement.
— Je tourne demain ! annonce-t-elle.
— Tu seras en forme, lui assuré-je. En tout cas, je trouve le bout d’essai satisfaisant.
Le jour commence à poindre lorsque je regagne mes pénates. Je me zone comme un bon petit diable et je sombre dans les bras de Morphée, lesquels sont plus reposants que ceux de la starlett.
Lorsque je m’éveille, l’horloge de ma carrée indique onze plombes. M’est avis que si le Vieux pouvait voir ses collaborateurs en action, il se rongerait les ongles jusqu’au coude. On démarre l’enquête en douceur, faut en convenir. Un peu honteux, je bondis dans la salle de bains, rasoir électrique en main et je me tonds le gazon en vitesse. Une bonne douche pour me redonner la blancheur Persil et me remettre le ciboulot en place et je décroche le tube. Une voix de femme me gazouille des trucs aussi interrogateurs qu’espagnols.
— Vous ne parlez pas français ? imploré-je…
— Momente, fait la souris.
Elle me passe un jules qui manie notre belle langue.
— J’écoute, dit-il.
— Passez-moi le 704 !
C’est la turne à Bérurier… Ce gros sac doit en écraser à tout va, tandis que sa doudoune, là-bas, en France, se fait palucher l’intimité par le garçon boucher.
— Il est sorti, fait l’employé…
— Il y a longtemps ?…
— Un instant, s’il vous plaît, je me renseigne.
J’entends parlementer en espagnol.
Puis le gars dit :
— Cette nuit, vers trois heures…
Je sursaute.
— Il doit y avoir erreur, fais-je, au contraire nous sommes arrivés mon ami et moi à ce moment-là.
La jactance reprend :
— Non, monsieur, affirme le gnace, votre ami est ressorti presque aussitôt. Il a du reste essayé de vous appeler, mais vous n’étiez pas dans votre chambre…
Je mords ma menteuse. Aïe ! J’ai pas lieu d’être fiérot. Surtout que le zig vient de prendre un drôle de ton pour me dire : « Vous n’étiez pas dans votre chambre. » C’est lourd de réprobation… Il est écœuré, le copain. Dans ce pays où la pudeur est à l’ordre du jour, constater qu’un homme a déserté son page pendant la nuit vous pousse à la consternation (le monde vu en français).
— Il a laissé un mot pour vous, continue-t-il.
— Voulez-vous avoir la bonté de me le faire monter ?
— Tout de suite !
Nous raccrochons de part et d’autre. Je me gratte les poils de la poitrine.
Qu’est-ce que cette fugue nocturne du Gros peut bien vouloir dire ?… Enfin, son mot me l’apprendra peut-être.
Justement on sonne à la lourde. J’appuie sur le bouton vert commandant le déverrouillage et un larbin s’annonce, portant triomphalement sur un plateau… une feuille de papier à cigarette couverte de caractères. C’est bien là une missive à la Bérurier.
Je tends un billet de cinq pesetas au larbinuche et je saisis délicatement le message de mon éminent confrère.
Je lis cette phrase qui pourrait paraître sibylline à quiconque ne connaîtrait pas mon pote : « Ça se corse, chef-lieu Ajaccio ! »
— Gracias, fais-je à tout hasard.
L’autre met les bouts et moi je me fringue en essayant de gamberger de façon efficace.
Certainement quelque chose s’est passé alors que je faisais le travailleur de force dans la chambre voisine… Peut-être le Gros est-il sorti de sa carrée et a-t-il aperçu quelqu’un d’important.
Il a voulu me prévenir, ne m’a pas trouvé et a filé le train à ce quelqu’un. En tout cas c’est comme ça que je vois les choses. Je me tourmente pas pour mon collègue car, tout mahousse qu’il est, c’est le super-champion de la filature…
J’espère en tout cas qu’il ne tardera pas à se manifester car son absence me déconcerte et fausse un peu la situation.
Je finis de me linger, dans les bleus soutenus, et je vaporise sur mes crins une brillantine de qualité.
Un peu fringant, le mec San-Antonio, je vous l’annonce (apostolique, ajouterait Béru). Ainsi loqué, les Andalouses aux seins brunis n’ont qu’à bien se cramponner. Le voilà, l’homme qui remplace la charge de la Brigade sauvage. Il est arrivé, le caïd de l’oreiller, le super-man du zizi-panpan !
Je sors de ma piaule et m’engage dans l’ascenseur. Boum ! Voyez rez-de-chaussée… Je renifle le hall du palace où des employés en uniforme s’atrophient le système glandulaire en regardant l’humanité d’un air incertain.
Incertains, ils ne peuvent l’être davantage que moi. Cette enquête qui a décollé sous les chapeaux de roue paraît marquer le pas. Franchement, le ciel d’Espagne fausse un peu mon optique.
Luebig est ici. Évidemment, le patelin du Caudillo est une terre d’élection pour un ancien nazi. Seulement il va falloir le dénicher… Et le faux Lefranc. Pas tellement franco, si je puis me permettre le mauvais jeu de mots ! Où ce qu’il perche, ce sidi ? En Espagne itou ? Ça va être la méchante corrida décidément.
Bérurier n’ayant toujours pas donné signe de vie, je sors de l’hôtel. Le mahomed ici est fracassant. Ça pète le feu dans les streets. Je demande au portier comment on fait pour aller sur la Rambla. Il me dit que le mieux est de prendre un taxi. C’était d’une simplicité absolue, mais il fallait y songer.
Il hèle un bahu. Je grimpe dedans. Alors je peux vous dire que nos bons G7 de Pantruche sont des Rolls à côté de ces véhicules. Jamais je n’aurais pensé que des trucs aussi vieux puissent rouler. Elles sortent du musée, leurs tires, aux Espanches ! Tout ce que Gallieni a ramené de la Marne, c’est en Espagne que ça se trouve…
J’ai l’impression de me traîner le dargeoskoff sur les pavetons.
Je bigle devant moi avec un intérêt démesuré.
C’est curieux, une ville nouvelle, un pays nouveau… Pendant quelques heures, on a l’impression d’avoir vraiment franchi une frontière, et puis très vite on comprend que les hommes sont les mêmes partout et définitivement. Les frontières, elles ne figurent en réalité que dans nos âmes… Sur les atlas de géographie c’est juste un gros bidon pour emmouscailler les écoliers…
Le chauffeur freine et je descends de son panier à bouteilles. Nous sommes sur une sorte de vaste avenue au milieu de laquelle est un large trottoir. À chaque bord du trottoir s’alignent des chaises et des gens assis regardent passer des gens debout. C’est l’image de l’Espagne. Voilà qui la résume fortement. Les naturels du coin ont résolu le problème de l’attraction permanente. Ils se regardent passer à tour de rôle. Le spectacle se renouvelle constamment dans sa permanence. C’est la vis sans fin, le mouvement perpétuel… De quoi se marrer !
Comme tout un chacun je descends la Rambla entre la double haie de badauds.
J’ai l’impression d’être un mannequin de haute couture et si je m’écoutais je tortillerais du prose comme une reine de beauté.
J’ouvre grand mes châsses avec l’espoir insensé de tomber pile sur Luebig. Mais alors là je prends un peu mes désirs pour un bouquin de la collection « Mes Rêves ».
Je m’approche d’un kiosque à journaux pour acheter France-Soir, mais celui que le marchand me tend date de deux jours et je l’ai déjà ligoté à Paname…
Malgré le soleil, la foule, les chouettes nanas qui se remuent le prose, je me sens accablé par une sourde angoisse. J’ai l’impression que quelque chose de pas ordinaire se mijote dans l’ombre et que je vais le bloquer sur le coin de la hure avant longtemps. Pour dissiper mes vilaines pensées, je renouche les mousmés en vadrouille, mais elles répondent à mes sourires engageants par des haussements d’épaules imperceptibles et des mines offensées. Toutes des chochottes, des prudes…
J’arrive tout au bout de la Rambla sur la place Colon. Il y a le port dans le fond, avec des barlus et une caravelle reconstituée. Sur la place une haute colonne avec, tout en haut, une statue de Christofo montrant le large d’un geste autoritaire, pareil à celui qu’on fait à un clebard pour l’envoyer à la niche.
Je rentre un peu les épaules et je remonte l’avenue grouillante. Il y a de plus en plus de trèpe en circulation. Soudain je suis abordé par un grand mec jeune et basané qui tient un petit couffin de paille.
Il me susurre :
— Cigarettes, señor ?
Il ouvre à demi son couffin et me montre des cartouches de Chesterfield.
— Combien ? fais-je.
— Quatre-vingts pesetas.
Mentalement je traduis ça en francs et je constate que c’est la moitié moins cher qu’en France. Bien que ne prisant pas tellement les ricaines, je me laisse tenter par le bon marché des pipes.
— O.K., annonce la couleur, mec !
Il m’enveloppe discrètement une cartouche dans une feuille de baveux.
Je lui balance les quatre-vingts pesetas et il disparaît instantanément, comme s’il était la bonne fée Marjolaine en mission à Barcelone pour distribuer des pipes à l’humanité souffrante.
Alors un soubresaut me fait vibrer. Vite je déplie la cartouche, je l’éventre… J’ouvre un paquet… Il contient de la sciure.
Dix sur dix pour ma pomme ! Le roi de la police française se laisser repasser comme un petit rentier de Saint-Trou ! Non, je vous jure ! Je verdis. Autour de moi y a des Espanches qui zieutent mon acquisition et se fendent la bouille à tout va !
J’en verdis. Je file le paquet-bidon au pied d’un arbre et je fonce tête-boule à travers la populace. Mais retrouver un mec dans ce peuple, c’est pire que de trouver de la tendresse dans les yeux du gardien de la paix à qui vous venez de balanstiquer un coup de pompe dans les noix pendant qu’il relaçait ses lattes !
Je cours comme un perdu jusqu’à en avoir un point de côté. Partout des gens anonymes. La foule épaisse… La foule uniforme et mouvementée pareille à la mer.
Je me détranche partout avec la rapidité que vous devinez si vous n’êtes pas complètement abrutis par l’eau de javel.
J’avise des rues, à gauche, à droite…
J’hésite, je piaffe, je rue, j’invective, je bave, je scrute, j’opte…
Ma colère est trop vive pour que j’abandonne la chasse à l’homme. C’est pas la question des quatre-vingts pesetas, vous pensez bien ! Qu’est-ce que j’en ai à foutre ? Mais c’est le principe… Tout en cavalant comme un tordu je pense au Vieux. Si la télé individuelle existait, il m’appuierait pas pour le tableau d’avancement, le boss ! Il m’envoie en Espagne pour dégauchir un espion et je cavale après un resquilleur de dernière zone !
Mais de même qu’on n’arrête pas le progrès, on n’arrête pas San-Antonio lorsqu’il vient de se faire entuber par un plouk.
Courir ne rime pas à grand-chose, du moins ça me soulage… Je sais bien que je le retrouverai pas, ce vilain pas beau, mais l’action use le ressentiment.
Je m’arrête une seconde fois pour souffler et je constate que la géographie vient de changer. Fini les belles avenues ombreuses. Je me trouve dans un quartier plus sordide que je ne pourrais vous le décrire. Les rues sont étroites, noires, pestilentielles, avec des gosses au cul nu, des prostituées enceintes, des mecs dont le portrait pourrait enrichir la collection de Qui ? Détective.
Je réalise que ce doit être ce fameux Barrio Chino dont on m’a rebattu les oreilles depuis mon plus bas âge.
Des claques non fermés alternent avec d’horribles petits magasins dont le panonceau annonce « Voies urinaires » et dans les vitrines desquels se trouve étalé tout ce qu’il faut pour vous dégoûter à jamais de grimper une bergère.
Avec ça d’étonnants bistrots ressemblant à des antres d’alchimistes, décorés de crocodiles et de hiboux empaillés… Des couloirs louches sommés du mot : « Habitación »…
J’écarquille les lampions, surpris par ce panorama. Une goualante de la môme serait la bienvenue…
Et soudain… Soudain…
Franchement, il est tartignole le zouave qui a dit que les miracles n’avaient lieu qu’une fois ! Depuis que je marne dans la rousse, je ne fais qu’en réceptionner, des miracles. Ils ne portent pas tous le bon de garantie, mais ils sont agréables à enregistrer.
Là, à dix pas de moi, je vois mon voleur avec son petit couffin. Il va d’un pas d’honnête homme, heureux comme Baptiste.
Je respire un grand coup, histoire d’approvisionner mes éponges pour le rush final et je bondis. Parvenu derrière le grand gnard, je lui frappe l’épaule. Il se retourne, me reconnaît et devient d’un très gentil gris. Vot’bonne femme voudrait ce gris-là pour son tailleur de demi-saison.
D’une voix que je maintiens de mon mieux je dis :
— Aboule mon artiche !
Il ne comprend pas l’argot, mais même si je lui avais bonni ça en papou ancien, il aurait pigé.
Lentement il sort une pincée de billets sales de sa poche. Je lui arrache le tout et je recompte. Il y a juste quatre-vingts pesetas. Il ne doit pas faire des affaires d’or, le type au couffin.
Je le biche par la cramouille et je lui balance une paire de tartes maison de quoi lui décoller la soucoupe.
Il ne bronche pas. Fataliste, je vous l’affirme… L’Espagne n’a pas subi pendant huit cents ans l’occupation arabe.
Alors j’ai un geste bien français. Je lui remets les quatre-vingts pesetas dans la poche.
— Taille ! je murmure, taille vite avant que je t’emplâtre pour de bon…
Il ramasse son couffin qu’il avait laissé choir sous la violence du choc. Mon regard se pose par terre. Et j’aperçois un drôle d’objet… C’est en fer et en caoutchouc. On a marché là-dessus et c’est plutôt informe…
Mais j’identifie pourtant, il s’agit d’un appareil pour rouler les cigarettes. Et ça fait blague à tabac par la même occasion.
Bérurier a le même… Une vieille manie chez le Gros de se les rouler lui-même avec un Job gommé !
Probable qu’il a de la concurrence en Espagne.
Je ramasse la blague.
Dessous il y a un label : Made in France.
Je suis pensif comme le gars sculpté par Rodin. J’enfouis l’appareil dans ma poche et je regarde la rue. Des types gris me font grise mine. Je note le nom de la calle et je me fais la valise. Il serait temps de prendre sérieusement des nouvelles du gars Bérurier…
Je fais fissa pour revenir à l’hôtel. J’ai le trouillomètre qui gazouille. Pourquoi cette blague à tabac me ronge-t-elle d’inquiétude ? Il me semble que c’est celle du Bérurier des familles… Idiot, hein ? Barcelone est une cité de près de deux millions d’âmes (comme on dit dans les bouquins littéraires) et il doit y avoir des chiées de blagues à tabac made in France…
L’employé de la réception me regarde déboucher avec des yeux tranquilles et charbonneux.
— Mon ami ? fais-je…
Il secoue la bougie.
— Je n’ai vu personne…
— Il n’a pas téléphoné ?
— Non plus…
Je réfléchis un petit bout de moment.
— Pourais-je parler aux employés qui se trouvaient dans le hall à trois heures et demie du matin ?
— Ils dorment, me révèle mon interlocuteur.
Au ton qu’il emploie on comprend le respect qu’il a pour cette chose sacrée entre toutes : le sommeil.
Je sors un billet de cent pesetas.
— Appelez m’en un, voilà pour le dédommager…
Du coup son optique se trouve modifiée. Il décroche le bigophone et donne des instructions à un gnace qui doit être le garçon d’étage…
— Momente, me fait-il…
J’attends en tournant en rond. Je me sens sur des braises. Ces mauvais démarrages me cassent les claouis. Si j’avais su j’aurais laissé le Gros à Paris. Au lieu d’attaquer, il faut que je m’occupe de cette gonfle, quel contretemps…
Je vois débarquer de la porte des communs un petit jeunot aux tifs en broussaille que le réceptionniste intercepte rapidement et entraîne dans un coin après m’avoir fait signe.
— Le petit était dans le hall ? je demande.
Le préposé me répond que oui et reste pour servir d’interprète.
— Demandez-lui s’il a vu sortir mon ami : un gros monsieur au nez rouge avec un chapeau de feutre tout gondolé…
Imperturbable, le zigoto en queue de pie traduit ma question.
Je vois le gamin faire un geste affirmatif…
— Était-il accompagné ? poursuis-je.
Hochement de tronche qui exprime manifestement la négation.
Je ne perds pas courage.
— Écoutez, fais-je, il faut absolument qu’il réfléchisse, s’il pionce encore faites-lui boire une tasse de caoua, je veux une réponse positive : lorsque mon ami est sorti, quelqu’un a dû quitter l’hôtel presque immédiatement avant lui, d’accord ?
Vous me croirez si vous voulez, mais tandis que l’employé transmet mes paroles à son petit collègue, je ne puis réprimer une sorte de tremblement. J’ai comme l’impression que la réponse va éclater dans ma vie comme le faisceau d’un projecteur dans une nuit sans lune. C’est inouï ce que j’ai le don de la comparaison, reconnaissez-le…
Ça baragouine mochement de part et d’autre… Le gominé en habit jacte à tout berzingue, l’autre ahuri qui sort des limbes, répond… Enfin notre interprète se tourne vers moi.
— Une dame précédait votre ami, dit-il. Le jeune homme, là, dit que votre ami semblait la suivre… Elle s’est arrêtée à la réception afin de demander un renseignement et, précipitamment il s’est tourné vers les vitrines d’exposition…
Je balance un coup de saveur auxdites vitranches. Elles exposent des pompes de dame, ça m’étonnerait que Bérurier soit captivé par la vue de mignons escarpins…
Pas le genre du Gros ; lui, ce qui aurait tendance à le captiver ce serait les étalages des charcutiers. La terrine truffée et le pâté de tête sont comme qui dirait la projection matérielle de son intellect…
— Une femme ! m’exclamé-je… Comment était-elle ?
Le gosse aux tifs emmêlés fronce les sourcils. Il jacte par monosyllabes.
— Belle, fait le gominé… Rousse… Assez grande…
Illico une image se dresse dans ma tête.
— Momente ! fais-je.
Ce qui vous indique à quel point je suis doué pour les langues vivantes et même pour les langues fourrées !
Je fouille mes vagues et j’en extrais avec élégance un morceau de carton écorné représentant la môme qui assistait au meeting du Bourget en compagnie de Luebig.
— Ne serait-ce point cette personne ?
— Si, fait le gosse…
J’en ai le palpitant qui se détraque. Parole, faudra que je cavale chez un horloger pour faire huiler les rouages de ma petite horloge !
Je pige pourquoi le Gros m’a laissé ce bref message : « Ça se corse, chef-lieu Ajaccio ! » Je reconnais bien là l’une des tournures de son esprit éveillé, de son langage mutin… À peine débarqué à Barcelone, il aperçoit la môme qui nous intéresse… Aussi sec il me carillonne, je ne réponds pas étant occupé à une séance sur grand écran avec une fille… Alors le Gros emboîte le pas à sa proie…
Bravo…
J’aligne les cent pesetas au petit qui du coup se réveille. Le préposé en queue de pie fait une grimace atroce car il espérait bien sucrer le gros bif et donner seulement un peu de poussière au groom.
— Merci, lui dis-je…
Je cueille un autre billet de format intéressant pour lui et je le lui brandis sous le tarin.
— Je vais encore vous demander un autre renseignement.
Il congédie le petit gars qui va achever son dodo en le meublant de rêves somptueux.
— À votre service, monsieur…
— La dame en question, vous la connaissez ?
— C’est une cliente…
— Depuis longtemps ?
— Trois jours…
— Puis-je savoir son nom ?
Il me regarde d’un drôle d’air. Il commence à trouver tout ça excessivement louche… Mon pote qui file le train à une cliente en pleine noye… Je comprends que cent pesetas sont un peu jeunettes. Il va falloir l’éclairer au néon, le gars, pour qu’il m’assiste dans cette étrange conjoncture et qu’il la boucle hermétiquement.
Aux grands maux les grands remèdes.
Je remise le billet de cent pesetas et j’extrais un beau billet vert : mille pions !
Du coup, il se fait briller les lampions, le gominé. Ses châsses font du morse, je vous le dis. Il te lui lance un drôle de message langoureux au bifton.
— J’espère que vous serez discret, je murmure…
— Oh, monsieur ! s’exclame-t-il.
Ses paluches tremblent. Il est obligé de les carrer sous son comptoir…
— Alors écoutez… Il me faut l’identité de la dame et le numéro de sa chambre…
Il ouvre un grand bouquin et les pages craquent entre ses doigts frémissants.
— Mme Léonora Werth, de Paris… En voyage touristique… Chambre 706…
Deux piaules après celle du Gros. Je comprends qu’il l’ait repérée…
Léonora Werth… Voilà un sérieux point d’acquis.
— Est-elle chez elle en ce moment ?
Il va au rembour. Puis il secoue la tête.
— Madame n’est pas rentrée depuis cette nuit…
— Elle est descendue seule à l’hôtel ?
— Oui…
— Des visites ?
— Non… Enfin, personnellement je n’ai rien remarqué… Je pourrai me renseigner à ce sujet, si vous le désirez ?
Pour un raide, le gars est prêt à déboucher le lavabo de votre concierge ou à se faire hara-kiri avec une pelle à gâteaux…
— D’accord, lui dis-je, et renseignez-vous aussi pour savoir si juste avant de sortir la dame n’a pas reçu une visite… ou un coup de fil…
Je lui abandonne enfin le billet vert. Il le cramponne comme un caméléon happe une mouche.
Je demande ma clé et je grimpe au septième…
Lorsque le liftier m’a débarqué je tourne à gauche… Au fond du couloir se trouve le 706.
Personne à l’horizon… Ces couloirs sont déserts comme l’estomac d’un fakir…
Je biche mon petit Cézame, cet inséparable compagnon qui ne quitte ma poche que pour plonger dans les serrures et je trifouille celle-ci…
Un minuscule claquement et elle fait camarade. J’entre dans la strass, je referme la lourde et je donne la lumière.
Un tendre parfum de Paris flotte dans la carrée, émouvant parce qu’il évoque une cohorte de pépées toutes plus charnelles les unes que les autres…
La pièce est en ordre…
Je regarde les valises entreposées sur une table basse à claire voie… Ce sont de bath valoches en croco… La gonzesse a l’air rupinos tout plein !
J’ouvre lesdites valises, elles sont vides… Alors je vais à la penderie et je découvre toute une séquelle de robes et de manteaux accrochés… Elle a une garde-robe estimable, la rouquine…
Sous les robes il y a des pompes… Chouettos, les escarpins, et qui ne sortent pas de Prisunic, je vous l’annonce… Faits par bottier… Je fronce les sourcils car, au milieu d’eux, se trouvent des pompes d’homme. Je me baisse pour les saisir et voici qu’il m’est impossible de les décoller de parterre. Ils sont pleins de pieds… Au-dessus des pieds y a des chevilles qui ne font que précéder des genoux, lesquelles devancent des cuisses supportant un buste d’homme.
J’écarte les robes et le détenteur du buste s’écroule sur la moquette.
Il n’a plus besoin de souliers car il ne marchera plus. Maintenant il ne peut que jouer à la libellule avec de jolies ailes dorées s’il a été bien sage pendant sa vie. Seulement je doute qu’il l’ait été. Les bonnes gens finissent rarement avec une olive de 7,65 dans le plafonard…
Étalé à terre, il me paraît extrêmement grand. Il est maigre et roux… Mais d’un roux pas catholique. Ce gars-là, je vous parie une place de conseiller à la Cour des comptes contre une place assise dans l’autobus qu’il s’est fait appeler Lefranc à une certaine période de sa vie…
Je le palpe ; froid comme un nez de chien… Et avec ça la raideur-béton ! Il est mort depuis un bon moment… Au moins une douzaine d’heures, d’après mes estimations personnelles.
Je m’agenouille pour le fouiller. Je trouve sur lui des fafs au nom de Pierre Werth… Il y a sa photo…
Alors je commence à me dire que comme cocktail à la c… on ne fait pas mieux…
Il avait raison, le gros Béru, en m’annonçant que ça se corsait…
Pour un tour de piste d’honneur, je vous le recommande !
Bon. S’agit de comprendre…
Et pour entraver des trucs aussi compliqués, il vaut mieux s’installer dans un fauteuil avec un tube d’aspirine à portée de la main…
Je ressors après avoir recloqué le mort dans sa guitoune. Toujours le désert de Gobi dans l’hôtel… C’est une chance.
J’essuie la serrure pour ôter les empreintes du mec San-A. (l’homme qui remplace le beurre et les maris en voyage)… Inutile de m’enfoncer dans un patacaisse à la noix en territoire étranger.
Ils auraient vite fait de me balancer au trou, les carabiniers… La valse dans l’ombre, très peu pour moi…
J’entre dans ma carrée, je referme… Il est midi passé, l’heure du pâtre…
Je décroche pour demander un double whisky avec de la glace, des olives, et un plan de Barcelone.
Le whisky qu’on m’apporte est tout petit, mais il ne grandira pas bien qu’étant espagnol.
Le serviteur me l’apporte triomphalement sur un plateau d’argent qui servirait de terrain d’atterrissage à un bombardier lourd.
— Momente ! fais-je, puisque c’est la locution qui se répercute le plus souvent dans les tympans des mecs d’ici.
Je chope le glass et je le siffle. Le serveur me regarde engloutir l’alcool avec un œil dans lequel on lit de la réprobation, de l’incrédulité et un commencement de maladie de foie.
— Enlevez, c’est pesé, hombre !
Il fait demi-tour. Lorsqu’il a franchi ma porte, j’appuie sur le bouton rouge placé à la tête de mon lit et qui commande le verrouillage. Puis je m’allonge, les mains croisées sur le bide et je songe scientifiquement. C’est-à-dire que, comme chaque fois que mes enquêtes deviennent lourdes d’éléments nouveaux, je les récapitule afin d’y voir clair.
Un type qui se faisait appeler Lefranc vient dire à la maison Pébroque qu’il a reconnu un fameux espion allemand sur une bande d’actualité.
Des vérifications sont faites et on admet le bien-fondé de la déposition.
L’image permet de constater que Luebig n’était pas seul au meeting. Une femme l’accompagnait. Cette femme, je le sais maintenant, s’appelle Werth (Léonora pour les intimes). Il y avait en outre aux côtés de Luebig un petit vieux mort quelques jours plus tard dans des circonstances que les journaleux, avec le manque de style absolu qui les caractérise, ont certainement qualifiées de tragiques.
Quelqu’un habitait chez le vieux et ce quelqu’un n’était autre que Lefranc, celui-là même qui déclencha tout le bidule.
Lefranc avait choisi comme faux nom le patronyme qui le caractérise le moins : en effet, rien n’est moins franc que lui. Tiens, j’ai l’astuce abondante ce matin !
Plusieurs indices nous amènent en Espagne. Nous descendons dans un palace où séjourne précisément Léonora Werth… Mon pote Bérurier lui file le train et ne donne plus signe de vie.
Je découvre fortuitement dans le Barrio Chino une blague à tabac rouleuse de cigarettes qui pourrait bien être à lui…
Je fouille la carrée de la môme Léonora et je découvre dans un placard un très beau macchab qui s’est fait appeler Lefranc antérieurement et dont les papiers sont au nom de Werth…
Le gars a été buté d’une bastos dans le chignon… Il est vraisemblable que c’est la découverte du défunt qui a mis en fuite Léonora. Voilà… C’est un peu confus, un peu embrouillé, mais j’ai posé sur le tapis les faits saillants de l’enquête…
Maintenant reste à savoir quels liens unissaient Léonora Werth et Pierre Werth…
Et surtout, il s’agit de remettre la main sur le gros Béru. Ou je me gourre, ou cette enflure s’est embarqué dans le plus bath coup fourré de sa p… de carrière. Qui sait s’il ne s’est pas fait dessouder comme un naveton de première classe ? Je commence à être sérieusement inquiet. Mort pour la France, Béru, c’est pas le genre de sa maison… Il ne travaille pas pour les plaques de marbre, lui…
Je saute du lit, je me file un coup de râteau dans les crins et je repars sur le sentier de la guerre. Je pense, en longeant le couloir où, maintenant, une soubrette opulente promène un aspirateur, qu’ils vont avoir une belle surprise, les gars de l’Arycasa, en faisant le ménage… Comme prime du jour ça se pose là. Sûr et certain que je vais être emmouscaillé par cette affaire après toutes les questions que j’ai posées aux employés. Ça m’étonnerait qu’il tienne sa menteuse, le gominé de la réception.
Il a une bouille à se foutre à table pour pas chérot. Une tarte dans le pif et il raconte sa vie avec celle de sa concierge en supplément au programme.
Le monde est plein de gens impressionnables, tous prêts à filer leurs contemporains dans la mouscaille, pour trente deniers ou une mandale bien appliquée… Pas seulement des faibles, mais des salauds…
Surtout croyez pas que je sois sceptique. Au contraire, je suis comme qui dirait un anti-sceptique… Mais j’ai le sens du positif, comme tous les poulets. Si vous croyez que je vous bourre le mou avec un appareil à cacheter les bouteilles d’eau minérale, comptez sur vos dix malheureux doigts le nombre d’amis sûrs que vous possédez… Des amis vrais, de ceux qui sont capables de vous emprunter dix sacs sans changer de trottoir après et sans clamer partout qu’il n’y a aucune différence entre vous et une poubelle de quartier pauvre ! Vous verrez que vous aurez du rab sur vos dix doigts. Il vous en restera de disponibles que vous pourrez vous introduire dans le nez, ou ailleurs, suivant vos préférences !
Ayant remué ces noires pensées, je débouche dans le hall. Le gominé fait des gestes de moulin à vent. Je m’approche.
— Je me suis renseigné, dit-il. Mme Werth n’a reçu aucun message téléphonique avant de sortir, cette nuit…
— Merci du renseignement…
Je sors d’une allure extrêmement touristique. Il ne me manque qu’un appareil photo en bandoulière. Mais j’ai autre chose dans un étui de cuir… Autre chose que j’estime nécessaire pour partir en expédition dans le Barrio Chino dont j’ai potassé les méandres sur le plan de Barcelona !
Maintenant faudrait passer aux choses sérieuses, et vite. Si le Gros est en mauvaise posture il doit commencer à se cailler le raisin, vilain !
Je n’ai aucun mal à retrouver l’endroit ou gisait naguère (ce que je m’exprime bien tout de même !) la blague qu’impulsivement j’attribue à Bérurier… Mon sens de l’orientation est proverbial et je n’ai qu’un regret, c’est que Christophe Colomb ait déjà découvert l’Amérique. En voilà un qui m’a coupé l’herbe sous les pieds, y a pas ! Je n’y pense pas trop, car ça me déprimerait. C’est vrai, vous ne trouvez pas affligeant, vous, l’idée qu’on a tout découvert avant vous ? Nous autres, les mecs du vingtième siècle, nous n’avons plus qu’à nous amener à Orly et à grimper dans un Constellation… Quelques heures et n’importe quel point du globe est à nous ! Moyennant du papier monnaie, vous avez droit à la mer de Corail ou au Spitzberg. On est obligé de se tourner vers les astres pour se dégourdir un peu les guiboles… Je veux bien que depuis toujours les hommes se sont intéressés à la lune, mais tout de même !
Je stoppe à l’endroit précis où j’ai ramassé la blague écrasée et j’allume une cigarette.
Là où je me trouve s’ouvre une sorte d’estaminet puant et sombre. Au fond, un guitariste vérolé joue un flamenco désespérant.
L’endroit est folichon comme un enterrement sans curé. J’hésite à y pénétrer, mais l’inaction me pèse à un tel point que je fonce.
Le guitariste lève le nez et sa longue main crasseuse se paralyse sur le ventre de l’instrument.
Je le salue d’un doigt négligemment porté à un chapeau imaginaire.
Il a un vague hochement de tête. Ses doigts plaquent un accord. Il brame :
— Tejéro !
Je vois sortir par un rideau de perles un gros zig jeune et bouffi aux cheveux en broussaille. Il est en bras de chemise, d’une chemise qui devait être blanche à sa sortie de la fabrique, mais qui n’a jamais connu les bienfaits de Persil…
Il me regarde d’un air assez cordial en tirant sur les longs poils d’une verrue qui orne agréablement sa joue droite.
— Vino negro ! fais-je, soucieux d’étaler mes connaissances linguistiques.
Il approuve et me sert un verre de picrate noir et épais comme du goudron.
Je goûte le breuvage et je réprime une grimace afin de ne froisser personne. C’est douceâtre et écœurant.
Tejéro — puisque tel est son nom — m’observe avec la même bienveillance. Je lui souris. Puis j’extrais cent pesetas de mon gousset et je me mets à jouer les hypnotiseurs avec la coupure… C’est magique… Le guitariste fait un pas en avant. Il a un œil de verre. Dans la crasse de sa frime, ça ne se voyait pas. Son lampion bidon étincelle comme l’autre devant le billet.
— Vous parlez français ? je demande à Tejéro.
Il a un hochement de tête improbable.
— Non beaucoup, ânonne-t-il.
Effectivement, ça paraît maigrichon au départ.
— Je cherche amigo à moi, fais-je, capisto ? Compreneta ?
— Si…
Je lui décris Bérurier, ce qui est aisé pour un garçon doué comme je le suis pour la caricature. En douze coups de crayon j’ai campé Bérurier sur une feuille de carnet. C’est lui à hurler ! Mieux qu’une photo ! Harcourt vous arrange un lavedu et le transforme en Casanova à grands renforts d’ombres et d’éclairages biscornus. Pour s’en rendre compte y a qu’à visionner les bouilles d’acteurs qui tapissent les murs des cinés !
Le bistranche look mon dessin et fait une moue négative…
— Pas connaître, affirme-t-il…
Le guitariste sale jette un regard amorphe et se remet à gratouiller son jambon. Désespéré par cette inertie autant que par la musique triste, je paie et m’éloigne…
La vie a une vilaine couleur vénéneuse, ce matin ! Je glandouille dans ces bas-fonds célèbres où gravite la plus pauvre population d’Europe.
Je me dis que si je n’ai pas de nouvelles du Gros d’ici ce soir je serai obligé d’aller déballer le pacsif aux poulardins du coin afin qu’ils opèrent une descente…
Peut-être a-t-on découvert la carcasse à Béru dans un égout ? Comment le saurais-je, n’étant pas même capable de ligoter les baveux ?
Je reviens vers la Rambla, sombre comme un bal nègre, lorsque je me sens tiré par la manche. Je me retourne et je me trouve nez à nez avec le guitariste de l’estaminet. Il a des marques de chtouille plein la vitrine et il est plus cradingue qu’un champ d’épandage. Franchement le jour l’avantage pas. Y a de l’humeur autour de son lampion bidon et il est aussi appétissant qu’un mur de chiottes.
— Oui ? fais-je histoire de manifester mon intérêt.
Il sourit et ses chailles sont blanches comme de l’anthracite belge.
— Je parle français, fait-il…
— Voyez-vous…
— J’ai habité dix ans Paris…
Il ajoute :
— Pigalle… Ah ! c’est une belle ville !
— Très belle, conviens-je…
Est-ce que ce vilain pas beau va pleurnicher ses souvenirs dans mon giron ?
Je le regarde…
— Ici, la vie est dure, dit-il. L’Espagne est un pays pauvre… Pas d’argent, pas de travail…
En ce qui le concerne, cette seconde chose ne doit pas l’affecter outre mesure…
— Si vous disposiez de deux cents pesetas, señor, murmure-t-il après un regard derrière lui, je pourrais vous dire des choses…
— L’avenir ?
— Plutôt le passé…
— Je le connais, merci…
— Vous connaissez le vôtre, pas celui de votre ami, le gros homme ?
Là, il m’intéresse foncièrement, le borgne…
Il tient sa guitare sous le bras et ses doigts aux ongles noirs battent une mélopée sur le dos de l’instrument… Ça fait comme un lointain tam-tam perdu dans une contrée inexplorable…
— Vraiment, je murmure… Vous pourriez me parler de mon ami ?
— Je le crois…
— Vous savez où il est ?
— Ma mémoire est un appareil à sous, señor… Ici la vie est tellement dure…
Son langage fleuri me botte. Je lui allonge les deux billets rouges. Il les enfouit prestement dans sa poche…
— Alors ?
Il sourit…
— Votre ami, fait-il, doit souffrir de la tête. Il doit se trouver dans un endroit sombre et certainement humide… Et il doit de plus maudire sa coupable curiosité…
Sur ce, le guitariste va pour se faire les adjas…
Je le chope par la guitare.
— Écoute, Trésor, pour deux cents points on a droit à de la précision… Moi, je vais te dire ton futur. Si tu n’ouvres pas les vannes en grand, tu vas te retrouver avec ta guitare autour du cou en guise de faux-col…
— Ce serait ennuyeux pour votre santé, murmure-t-il.
Je le conçois sans peine, aussi jugé-je (le terme me plaît, laissez-moi le répéter) aussi jugé-je, dis-je (et le plus beau c’est que ça s’écrit comme ça se susurre) plus prudent de biaiser. J’ai toujours envie de biaiser !
— Sois franco (sans jeu de mots) et dis-moi où se trouve mon pote…
— Certainement dans un sous-sol, et non loin de l’endroit où vous l’avez cherché… Mais vous avez commis une imprudence en demandant après lui… Prenez bien garde à vous, señor, ici les journées sont chaudes mais les nuits sont fraîches…
— T’occupe pas, je ne sors jamais sans mon Rasurel…
Il hoche la tête et tapote sa guitare sur un rythme plus rapide. Cette marque d’impatience ne m’échappe pas.
— Adios, fait-il…
Il s’arrache de notre intimité et fonce dans le Barrio Chino comme dix kilos de vaseline sur une plaque de marbre inclinée.
Je me fous à siffloter allégrement… Enfin voilà du neuf et du raisonnable. Il est trop tôt pour me filer au turbin… Et puis trois plombes dégoulinent des cadrans. L’heure sacrée de la jaffe !
J’entre au restaurant Solé, un endroit chic, et je commande une paëlla à grand spectacle… On ne fait rien de bon le ventre vide !
Je suis en train de grailler le meilleur raisin de ma vie gastronomique lorsque July Chevreuse, ma petite starlett de la nuictée, entre dans l’établissement, flanquée de deux mecs qui se sont affublés de blousons de daim et de casquettes à longues visières afin de bien prouver qu’ils sont dans le cinéma.
La cocotte m’adresse un grand signe en bramant un « hello » qui filerait la nausée à des Amerlocks. Puis, sans plus de cérémonie, elle s’installe à une table et se met à faire une terrible esbrouffe, comme une vedette le doit à son public.
J’en ai mal aux seins. Souvent la bêtise des gerces me porte au bocal. Je me sens frémir de la coiffe dans ces cas-là ! Le plus dramatique, c’est qu’ayant des mœurs orthodoxes je suis obligé d’en passer par elles. Je me déguise en crème d’andouille toutes les fois que je le peux, c’est-à-dire très souvent. Le grand jeu, les mignardises, les grandes envolées de voix et les prouesses du slip, oui, tout ça et le reste je le regrette lorsque je me retrouve dans le civil près d’une bergère comme July de Meschoses-en-Salade !
Ulcéré, je douille mon orgie et je mets le cap en direction de la lourde, profitant d’un moment d’inattention de la championne du zizi-panpan et de la caméra réunis !
Le soleil est accablant. Bien que je longe le port, aucune brise ne me parvient du large. La mer est inerte, le ciel est d’un bleu presque blanc… Les vieux bahus roulent lentement dans le fracas de leurs ferrailles. Des gens harassés passent en traînant péniblement leurs ombres sur les trottoirs brûlants…
Je mijote les révélations du Gitan de tout à l’heure, l’homme au lampion bidon et à la guitare nostalgique… Quel genre de pèlerin est-ce ? M’a-t-il fait ces confidences par simple avidité ? Il y a un mystère… Un grave…
Je suis triste à la pensée de cette paëlla que je viens de tortorer en Suisse alors que le Gros bouffe peut-être avec les anges… Est-il vivant ou mort ? Faut se rancarder d’urgence…
Je prends les petites rues et je finis par trouver ce que je cherchais : un marchand de fringues amerlocks… J’entre dans sa boutique et je m’offre une combinaison avec une tinée de poches à soufflets, une chemise à carreaux, une bâche tricotée…
Il me fait un paquet, je ressors avec ça sous le bras… Dans une boutique voisine j’achète des lunettes de soleil — air connu —, c’est simple mais efficace. Je ne peux pas me déguiser en pet de lapin, hein ? Alors il faut bien que je sacrifie aux bonnes traditions ancestrales de la maison Parapluie.
Tout va bene, les troupes sont fraîches et bien nourries. Le piment de la paëlla me picote un peu les parois, mais ça stimule…
Je fonce à mon hôtel… Mais au moment où je vais pour y pénétrer, une bagnole moins démodée que les autres stoppe devant et une armada de poulardins espagos débarque en faisant des moulinets avec leurs longues matraques. Je me dis que ça n’est pas le moment de m’insérer dans ce tableau, car je risque fort de me faire poser des questions embarrassantes, notamment au sujet du revolver que je porte dans mon holster. Je leur dirais bien que c’est un scapulaire, étant donné leur croyance religieuse, mais je doute qu’ils acceptent l’explication…
Je fais demi-tour et j’entre dans un bar. Je bois un café très fort et très mauvais, je le paie, et je fais semblant de me tailler, mais, profitant d’une seconde d’inattention du barman, je pousse la lourde des gogues et je tire le verrou.
En un clin d’œil je change mes frusques contre celles dont je viens de faire l’emplette. Le papier me sert à envelopper mes vêtements à moi. Je retire le verrou, entrebâille la porte et coule un regard en vrille à l’intérieur du bar… Un couple est au comptoir, parlant avec le barman… Ça risque de s’éterniser. Je me colle les lunettes sur le naze et délibérément je m’avance vers la rade. Faut croire que mon aspect s’est modifié car le garçon ne sourcille presque pas.
— Vino negro ! lancé-je, car je suis certain de bien prononcer ces deux mots !
Le raton en veste blanche me sert un glass de rouquin, je file un ticket de cinq pesetas, j’empoche la mornifle du loufiat après lui avoir balancé son bouquet et je me taille… Tout s’est bien passé. Seulement mon paquet de nippes m’embarrasse…
Je le laisserais bien dans un autre rade, mais je ne pense pas que ce soit prudent. Alors aux grands maux les grands remèdes… Je m’arrête devant une bagnole à l’arrêt, je promène la main sous l’essieu et la ramène noire de cambouis. J’écarte les bords du paquet et je fais (à contre-cœur) une tache à mon veston et une autre au futal. Puis je replie le total et je m’annonce dans une teinturerie en disant qu’il faut me nettoyer le costar pour le soir. La vieille m’explique qu’en express ça me coûtera un poil plus chérot. Je dis d’accord et je me casse, les mains libres, les nerfs tendus, bien décidé à retrouver le gros Béru, même s’il a été débité en tranches.
Il n’y a plus le guitariste dans le bistanche à Tejéro. Je pense que le gratteur de jambon s’est emmené en villégiature tandis que je fais mon rodéo dans le quartier maudit. L’établissement — si je peux employer un terme aussi pompeux pour qualifier le bouge — est vide. Il doit pas faire un gros chiffre d’affaires, le zig à la verrue poilue ! Ici on se contente de peu…
Je baisse la visière de ma bâchouse et je pénètre dans l’allée située à gauche du bistrot. Je manque défaillir tellement ça chlingue ! On a l’impression de partir en voyage dans l’intestin d’un chacal… Le monde pourrissant ! Voilà l’image par laquelle je traduis ma sensation… Ça pue le pourri, le moisi, l’aigre, le rance… Ça pue tout court ! C’est le voyage au bout de la nuit…
Je prends ma petite lampe de poche ayant la forme d’un stylo et j’en promène le faisceau autour de moi.
J’avise un escalier branlant à gauche… Au-dessus il y a des gens qui hurlent et qui se foutent sur la gueule, ce qui explique leurs cris.
À droite, une porte de fer… Ça ne ressemble pas à une porte de cave… On dirait plutôt la lourde d’un transformateur électrique.
Je l’ausculte et je trouve la serrure. Alors vous l’avez deviné, c’est à sésame de jouer la romance des rossignols.
Mais ce petit dégourdi se laisse intimider pour une fois. Lui qui est si convaincant avec les clenches de toutes natures, il balbutie avec celui-ci… J’ai beau titiller dans le trou, me forcer au calme, rien ! Zéro ! La lourde reste close, la serrure inerte…
Furax, au bout de cinq minutes je me penche et je colle le pinceau lumineux de la lampe à l’orifice. Alors immédiatement je me fais inscrire au club des mous de la théière because je suis en train de « guignocher » non dans un trou de serrure, mais dans un trou produit par l’absence d’un rivet…
J’y passe le petit doigt, je tire et la porte s’ouvre sans faire d’histoire… Je remise mon sésame et considère d’un regard flottant le rectangle noir qui s’offre à mes investigations (comme disent mes confrères qui se prennent au sérieux). Les mots du guitariste me reviennent, comme dans un film les voix off.
« Votre ami est certainement dans un sous-sol, et non loin de l’endroit où vous l’avez cherché… »
Qu’est-ce que ça signifie, au juste ? Non loin de l’endroit ? Bonté divine, si j’avais pu tenir le gratteur de cordes dans un endroit peinard, je lui aurais arraché des précisions… Son carreau de verre pour commencer, je le lui faisais sauter avec une fourchette à escargots… Ensuite il avait droit à la Valse de Sibélius…
Un coup de boule dans le placard, ça met les gnaces à la raison, et une série de mandales aident un bègue à parler couramment… Mais ce qui est fait est fait, suivant le principe de Félicie ma brave femme de mère, qui se prétend fataliste mais qui sanglote lorsqu’elle a loupé une mayonnaise.
Je m’engage dans le rectangle noir, ramène la porte sur moi et me mets à descendre un escadrin aux marches extrêmement brèves.
Ce qu’il y a de curieux, c’est ce bruit qui soudain me parvient. Ça ressemble au grondement que produit la roue d’un moulin…
J’actionne la loupiote, mais je ne vois que des parois de pierres suintantes d’humidité…
Je descends l’escalier à pic entièrement et je débouche dans un couloir… Toujours ce bruit qui ne s’amplifie pas mais qui roule dans mes oreilles comme le zonzon d’un monstrueux insecte.
Enfin, me voici dans un long couloir voûté. Des portes s’offrent, à droite et à gauche… De méchantes portes de bois que j’ouvre les unes après les autres sans difficulté. Elles donnent toutes sur des caves encombrées de machinchouettes hétéroclites… Ils ont des trucs rouillés en réserve, les habitants du Barrio Chino, mais comme picrate : néant !
Pourtant, l’une des lourdes est plus cadenassée que les autres. La cave qu’elle protège contient des tonneaux et des bouteilles dans des casiers. Je pige qu’il s’agit de celle à Tejéro, l’homme à la verrue poilue… Pas trace de Bérurier…
J’ai beau examiner le sol, les murs, les portes, les réduits : rien !
J’arrive au bout du couloir et je pige la nature du bruit. C’était la batterie d’un orchestre. Il vient de s’arrêter et un air cuivré lui succède… Je suis sous un dancing…
J’ouvre la dernière porte, c’est une porte de fer identique à la toute première, par contre celle-ci comporte une sacrée serrure. Je tombe sur un escalier et je le gravis avec mille précautions parce qu’au-dessus de ma hure, le bastringue bat son plein. Je vais faire une drôle de tronche, tout à l’heure si je débouche au milieu d’une piste de danse…
Cet escalier est en deux tronçons. Il s’arrête à une espèce de vaste plate-forme et continue son ascension.
Une porte très basse s’ouvre sur la plate-forme. Cadenassée itou. Je l’ouvre… Décidément ça tourne au cauchemar, cette succession de lourdes à ouvrir. Si je me fais pincer, il va y avoir un vache cri dans le circus. Ils sont chiches de me lyncher, les bougres… Et ils auront tous les droits pour leur pomme car il serait malaisé de justifier mon voyage dans ce sous-sol. Mais c’est peinard dans le secteur.
La nouvelle porte basse franchie, je me trouve dans un second couloir beaucoup plus humain que l’autre. Celui-ci est blanchi à la chaux… Encore des portes… Je suis le roi de la serrure décidément… On pourrait créer une espèce de course d’obstacles d’un genre nouveau…
Ces caves-ci sont bien achalandées… Il y a de la charcutaille dans l’une… Avec des jambons plats, fumés, presque noirs… Gentil comme guirlande. Dans une autre du picrate… Et dans une troisième Bérurier… Mais un Bérurier en triste état. Une vraie loque… Il est étendu, inerte dans le salpêtre… Sous sa tête se trouve une flaque noire. Son visage est vert… Ses yeux clos… Il respire difficilement car il a le nez tout violet et enflaga…
Sa cravate, sa chemise sont en loques…
Il est là, le pauvre Gros, les bras en croix.
Je m’agenouille près de lui et je passe la main sur sa poitrine grasse. Son battant fonctionne toujours, un peu lent, mais ça boume. Je regarde la blessure qu’il porte au crâne… Il ne s’était pas mis le doigt dans son œil de verre, le guitariste, en affirmant que Béru devait avoir la migraine.
Une sale lope lui a filé un coup de tisonnier ou assimilé sur la coiffe et ça lui a ouvert le cuir sur cinq bons centimètres… Ce qu’il a perdu comme raisin, par cette plaie, c’est rien de le dire…
Le sol de la cave en est tout imbibé… Notez que son naturel sanguin n’a pu que se trouver bien de cette hémorragie, néanmoins (comme dirait Cléopâtre) cette façon de pratiquer une saignée est à déconseiller…
Je palpe la blessure. Dans son inconscience, le Gros pousse un gémissement caverneux… Mais je suis rassuré, pas de fracture… Il a le bocal en fonte renforcée… Ça handicape pour les mots croisés, mais dans le cas où on prend votre boule pour une grosse caisse, ça aide puissamment.
Je me lève et vais dans la cave précédente, celle où j’ai avisé du pinard et des spiritueux… Je dégauchis une caisse de whisky… Et pas de l’espagnol ! Du chouette, du Johnny Walker pour ne rien vous cacher et tout vous dire.
Je reviens, serrant un précieux flacon sur mon sein paternel. Le déboucher est un jeu d’enfant, en boire une rasade, un plaisir capiteux… Le moche reste à faire… Je tire la chemise du Gros de son futal… C’est une limace en toile blanche. J’en arrache le pan, espérant que cette mutilation ne lui vaudra pas une scène de ménage… Puis je le soulève et lui tiens la calebasse contre mon genou — style Bayard expirant. Je fais couler le whisky sur la blessure pour la désinfecter. Le Gros sort des limbes à tombereau ouvert.
— Nom de Dieu, éructe-t-il.
Il bat des paupières.
Je verse encore un peu de raide sur son cuir.
— Tonnerre de m…, profère-t-il…
— T’es toujours aussi mal embouché, Gros, je soupire.
Ravivée par la brûlure de l’alcool, la blessure se remet à saigner. Les cheveux du gros Bérurier prennent une curieuse teinte pourpre, répugnante. Ça le transforme complètement.
— L’homme aux cheveux rouges, fais-je, épisode II ; le gros Bérurier chez le gros méchant loup… Que t’est-il arrivé, mec ? T’as raté une bordure de trottoir ?
— Ferme un instant ta grande gueule et passe-moi le flacon, j’ai besoin d’élixir, affirme le blessé.
Il reste environ quarante centilitres de whisky dans la bouteille. Si je le laissais faire, il s’embourberait le solde et repartirait aux quetsches pour le bon motif. C’est pas le moment car, si on l’a foutu dans ce piège à rats, c’est qu’on voulait s’assurer de sa personne… Et on surveille étroitement les prisonniers…
— Figure-toi, commence-t-il…
— Remise ta menteuse dans son écrin, gars, c’est pas le moment des résumés. Tu peux arquer ?
— Relève-moi, pour voir…
Je passe derrière sa gonfle et je le cramponne à bras le corps. Oh ! hisse ! Il est aussi souple qu’une vache crevée, Bérurier… Ah ! c’est pas demain qu’il servira de partenaire à Serge Lifar !
Comme il y met du sien, je finis par le mettre à la verticale. Il titube un instant, se passe la pogne devant les châsses et s’ébroue…
Puis il fait un pas en avant, appuie l’une de ses mains contre le mur et dégueule que c’en est une bénédiction…
— C’est tout ce que t’as à nous montrer ? lui demandé-je lorsqu’il a terminé.
— Charrie pas, mec, murmure-t-il. Avec un parpin commak sur le chignon, je devrais être déjà plein d’asticots !
Il fait de grandes embardées, mais réussit à marcher. Moi, je tiens mon feu d’une main, ma lampe de l’autre.
— Accroche-toi à mon épaule. Le premier gnace qui se la radine avec des intentions belliqueuses, je le plombe comme une bécasse !
Nous faisons en sens inverse le chemin que je viens de parcourir. Nous allons assez doucement à cause de mon pote qui se sent un peu pâlot des flûtes, mais l’essentiel est de se tirer de ce terrier aux cent lourdes.
Enfin voilà l’escadrin… On le gravit, le Gros en tête tandis que je lui file des coups de genoux dans les miches pour le soutenir dans son ascension. Il gravirait l’Everest que ça ne serait pas pire !
Lorsqu’il débouche dans le couloir pestilentiel, il est en nage et tourne au vert intégral.
Il se tient la poitrine comme si cela pouvait aider sa respiration, la régulariser.
— Tu y es, bonhomme ?
— Attends…
— Dis, prends pas tes aises… Si l’immeuble te plaît, loue un pied-à-terre, seulement m’est avis qu’on risque de se faire brûler les plumes en s’attardant.
— Bon, suffoque-t-il… Tu veux ma mort, alors allons-y…
— Écoute voir, on va tourner à droite tout de suite en sortant, because à gauche il y a un troquet dont le loufiat ne me paraît pas catholique bien qu’il soit espago…
— Bien…
Il me suit docilement comme un bœuf qui suit son louchébem jusqu’aux abattoirs du chef-lieu ! Croquignolette, la promenade, je vous l’annonce.
Si vous mordiez la frime de Béru vous voudriez un cliché d’extrême urgence pour faire poirer vos relations. Il a pris un coup de grisou dans le pif et son naze déjà volumineux au départ a triplé de dimension. Il ressemble à l’aubergine primée lors du dernier comice agricole… Ses joues non rasées sont blêmes… Le raisin pisse partout sur sa bouille… Et ses yeux se retournent sous l’effet de la faiblesse comme des parapluies un jour de grand vent !
Je le regarde en souriant. Il s’en aperçoit et questionne lugubrement :
— Tu me prends pour une attraction internationale ?
— Presque, je reconnais. Je veux pas te vexer, mais tes chances au titre de Miss Europe me paraissent compromises…
— Débloque pas, ballot, je suis mort…
— C’est pas une raison pour manquer de respect envers tes supérieurs…
Alors, bien que faible à tomber, il réunit les ultimes forces éparses en lui et me débite des choses peu agréables sur la hiérarchie, la police, les enquêteurs, l’État, etc. Il conclut en déclarant que son rêve le plus cher serait de nous voir crever avec des fourmis rouges plein la g…, le Vieux et moi…
Ceci étant dit, il s’adosse contre un mur. Des passants s’arrêtent de passer pour le contempler avec intérêt et même commisération.
Je reprends mon optimisme. Cette fois on s’est sorti du pétrin… C’est la fin du Barrio Chino et nous marchons dans des voies tout ce qu’il y a de normales. Nous ne craignons plus rien.
— Bon, fais-je, c’est pas le tout, Gros, mais faut te faire recoudre le dôme pendant qu’il te reste encore un peu de raisin dans les veines…
Il fait un signe affirmatif. Je lui mets un bras par-dessus mon épaule et l’entraîne d’autor vers une farmacia. Le potar est une jolie nana brune comme un corbak. Dans sa blouse blanche fermée sur l’épaule elle est à croquer. Notre venue dans sa boutique ne semble pas l’enthousiasmer. Il faut dire que nous avons une sacrée touche, moi, loqué en docker et le Gros déguisé en boxeur K.-O.
Pourtant, sa profession l’emportant sur sa répulsion, elle fait asseoir Bérurier et s’occupe de lui.
C’est une fille énergique. Elle commence à désinfecter la plaie autrement qu’avec du whisky, ce qui fait bramer mon pote.
— Un peu de tenue, lui dis-je. Tu vas passer pour une femmelette.
— Et ta sœur, fesse de rat !
Telle est la réponse pertinente qu’il me hurle entre deux gémissements.
— J’ai l’impression, poursuit-il, qu’on m’arrose le cerveau avec du vitriol !
— Comment t’arroserait-on le cerveau, tu n’en as pas !
La potarde lui posant deux agrafes, il abandonne.
Lorsque nous ressortons de l’officine, il est beau comme une momie de gala ! Quinze mètres de bande blanche autour de son périscope l’ont transformé en une sorte d’homme invisible assez surprenant…
— Si on te demande ce qui t’est arrivé, lui dis-je, tu n’as qu’à dire que tu vas à un bal masqué et que tu t’es déguisé en panaris.
Pour toute réponse, il me désigne une brasserie aux banquettes moelleuses…
En trombe qu’il y pénètre, mon copain. La banquette sélectionnée par lui gémit sous la charge.
— Qu’est-ce que ce sera ? lui demandé-je…
— Un kil de rouge et à bouffer ! Merde, j’ai rien dans la pipe depuis hier… Après m’être saigné comme un goret !
— Comment voudrais-tu t’être saigné ?…
Abattu, il ne répond pas. Je fais des gestes impérieux au garçon. Laborieusement je lui passe la commande.
Du vino negro comme s’il en pleuvait, et une terrific assiette de charcutaille…
— Avec des cornichons, hein ? je demande à Bérurier, comme ça tu te sentiras moins dépaysé !
Il secoue sa tête douloureuse.
— Jamais de cornichons quand je suis avec toi, San-Antonio… Ça ferait double emploi.
— Bon, rigolé-je, t’as l’air de reprendre goût à la vie !
Bien que frémissant d’une rare impatience, je le laisse tortorer dans le silence. Il mastique difficilement parce que son clavier universel en a pris un coup aussi et que ses ratiches se déchaussent comme un facteur après sa tournée. Une grande pitié s’empare brusquement de moi. Pauvre gros Béru… Son corps malmené, tuméfié, ravaudé, me fait mal brusquement… Je regarde ce demi-siècle de loyaux services consommer du jambon et je songe avec tristesse que la vie est stupide… Il est là, dans un pays étranger, à se faire bourrer le pif tandis que sa bonne femme s’envoie au plafond avec le garçon boucher…
Au lieu de ligoter son journal peinard sous la lampe, il encaisse des coups de matraque…
Ses bons yeux de goret cordial rencontrent les miens. Il y lit mon désenchantement.
— Qu’est-ce que t’as, San-Antonio ?
— Nous faisons un métier de c…
Il rêvasse un instant, puis hausse les épaules.
— Que veux-tu, gars, c’est nous qui l’avons choisi, tant pis pour nos pieds !
Sa bonne patte s’avance vers moi, je la serre furtivement.
— T’as raison, Béru, c’est bien fait pour nous ; on n’avait qu’à se lancer dans la haute couture…
Bon, c’est ainsi, nous n’avons plus que la ressource d’aller jusqu’au bout.
— Tu pourrais, en attendant, me narrer tes aventures…
Il vide son glass.
— Facile… Bon… Attends, cette nuit… Ça y est… Figure-toi que j’entre dans ma chambre pour me zoner.
— Je sais…
— Commence pas à interrompre l’orateur, je t’en supplie !
Je me mords les baveuses.
— J’était en train d’ôter mes pompes lorsque voilà que j’entends un cri terrible… Un cri de femme qui biche une traquette monumentale… Bérurier, me dis-je, il se passe quelque chose ! Certainement, me répondis-je ! N’écoutant que ce courage que tu me reconnais, je me suis précipité hors de ma piaule et qu’ai-je vu ?
— La dame qui était au meeting avec Luebig !
Je le foudroie… Il est sur le point de me cracher à la figure.
— Y a pas plus débecquetant que toi, assure-t-il. Faut toujours que tu nous fauches nos effets. Comment l’as-tu su ?
— À ton avis, pourquoi m’a-t-on nommé commissaire ?
— Excuse un peu, j’oubliais que t’étais le génie du siècle…
— Et toi celui de la Bastille, on est de la même race, va !
Il poursuit donc, du bout de ses dents branlantes :
— La dame était en combinaison, et ça n’avait rien de dégueulasse. S’étant orientée du côté de l’ascenseur, elle ne m’avait pas vu… Elle semblait littéralement folle… Je ne sais pas pourquoi…
— Toutes les femmes qui découvrent un macchabée dans leur penderie ont tendance à perdre le ciboulot…
— Un macchabée dans…
— Je t’affranchirai ensuite. Continue…
— Elle s’est arrêtée net et s’est aperçue de l’état dans lequel elle se trouvait, c’est-à-dire presque à poil. Elle est rentrée vivement dans sa chambre… Moi, je me suis précipité simultanément dans mes chaussures et au téléphone… Seulement monsieur ne répondait pas… Monsieur se payait du lard, ou une pépée…
Ses yeux injectés de sang me regardent, je ne bronche pas.
— Là n’est pas la question, Gros, achève ton histoire…
— La femme est ressortie une minute plus tard en se fringuant. Elle a appuyé sur le bouton d’ascenseur… Celui-ci descendait, j’ai calculé que le temps qu’il arrive au rez-de-chaussée et remonte je pouvais arriver avant lui par l’escadrin en me bougeant le panier…
— Oui… T’as filé la pépée…
— Exactement…
— Ça s’est passé comment ?
— D’abord, elle a couru comme une paumée dans les rues. Puis, parvenue sur la place de Catalogne, elle s’est arrêtée et a cherché un taxi du regard. Comprenant son intention, moi j’ai sauté dans le premier qui s’offrait… en lui ordonnant de suivre la donzelle. Nous sommes allés ainsi jusqu’au Barrio Chino… Elle a claqué la portière et elle est entrée dans une boîte de nuit…
— Ah ?
Je pense au flonflon de la batterie que j’entendais dans la cave, là-bas, et qui me faisait penser à la roue d’un moulin.
— Et puis, gars ?
— Et puis rien… J’ai attendu une plombe, deux plombes… Tu sais que pour la planque, j’en connais une touffe et que je suis capable de toutes les patiences.
— Je sais…
— Tout de même, lorsque le jour a commencé à poindre je me suis dit que madame devait avoir jeté l’ancre dans la strass… D’autant que les clients de la taule se sont barrés les uns après les autres et que tout s’est éteint…
— Et puis ?
— Attends, tu me les brises avec tes « et puis ! ». J’ai hésité à rentrer… Je n’avais pas sommeil, une aubaine pareille, tu parles que ça m’avait excité.
— Tu parles ! Et puis t’avais pioncé dans l’avion…
— Alors j’ai voulu pousser un peu mon avantage…
— Histoire de me doubler au poteau, hein, gros marle ? Tu voulais faire cavalier seul…
— Quand vos chefs ne répondent pas au téléphone, on doit prendre l’initiative, non ?
— Objection valable !
— J’ai essayé de bricoler la lourde de la boîte mais macache. Alors j’ai pensé qu’il existait sans doute une autre issue ! J’ai avisé une allée, j’y suis entré… Et comme je frottais une allouf pour me repérer, j’ai reçu l’immeuble sur le crâne…
— Un mec t’a possédé d’un coup de goumi ?
— En tout cas, je peux te jurer qu’il ne m’a pas caressé avec un dos de cuillère. J’ai pris encore des coups de talon dans la bouille, je me suis évanoui… Je suis revenu à moi dans la cave où tu m’as trouvé… J’ai reperdu conscience, puis tu t’es radiné… Ah ! je m’en rappellerai !
— T’as vu personne ?
— Personne…
Je hoche la tête.
— Tu parles d’un pastis !
Il faudrait se manier le vase pour tenter l’abordage, because les zigs qui ont joué un numéro de batteur sur le cassis du Gros ont dû s’apercevoir de sa disparition et que ça doit remuer un brin dans le circus ! Ils se bougent les articulations, les Lionel Hampton du cuir chevelu…
— À quoi tu gamberges ? demande le pauvre Bérurier.
— À la mort de Louis XVI, dis-je, avoue que c’est triste, à son âge…
Il pousse un grognement d’ours mal léché. Pas en forme pour la marrade, le Gros. Il est effeuillé comme la marguerite ornant la boutonnière d’un amoureux qui poireaute.
— Écoute, bonhomme… Je vais à l’assaut, c’est mon tour… Toi tu vas regagner l’hôtel et te zoner… Prends un coup d’aspiranche et oublie les basses réalités de ce monde.
Il opine.
On hèle une charrette et je fais grimper Béru dedans.
— Cramponne-toi au soutien-bras, recommandé-je, une balade dans ces machins-là, ça remplace une virée en soucoupe volante.
Il m’adresse un petit geste mélancolique avec la main. Son pif tourne au violet-jaune-jaspé. L’un de ses châsses en a pris un coup et ne laisse filtrer qu’un regard étroit et lamentable.
— Fais gaffe à tes os, San-Antonio, me dit-il… Cette histoire est à la c… comme un esquimau est à la vanille !
Heureux de l’image, soulagé par sa boutade, il s’abandonne dans les « moelleurs » de sa banquette comme un homme ayant accompli sa tâche et laissé son message aux générations montantes.
D’un geste machinal, je palpe ma poitrine afin de vérifier la présence de mon amie Tu-Tues, la seringue à injecter de l’oubli !
Et puis je retourne au suif.
Le soleil luit toujours avec la même énergie, mais il paraît plus blanc… Une petite brise ravigotante souffle de la mer, apportant des remugles de flotte et de goudron.
Je respire un grand coup avant de replonger dans ce sacré Barrio Chino. Ça me fait une vilaine impression, comme si je descendais dans un égout. Et au fond, sans vouloir bomber dans la littérature, l’image convient. Ces bas-fonds sont pareils à des égouts draînant la lie de l’humanité… Merde, avec une comparaison pareille, je pourrais poser ma candidature à l’Académie française !
J’évite soigneusement le gourbi à Tejéro et je vais visionner dans le fameux dancing dont m’a parlé Bérurier. Il se tient au bout de la ruelle. C’est un truc peint en bleu, avec des lampes versicolores autour de la lourde. Pour l’instant, elles sont éteintes évidemment.
Je file un coup de périscope autour de moi. La même faune lamentable, craspecte et débraillée, roule sa misère sur les trottoirs étroits.
Personne ne prête attention à moi… Personne du reste ne prête attention à personne. Ici les gens vivent leur pauvre vie comme ils peuvent. Ils sont attelés à leur destin comme des bourricots à leurs voiturettes… Hue ! Et c’est l’existence qui fouette !
Je prépare mon sésame. Je n’aurais jamais pensé qu’il me serait si utile outre-Pyrénées.
Tout en feignant de me protéger de la brise pour allumer une cigarette, je manœuvre l’ustensile. En vente dans toutes les bonnes quincailleries spécialisées dans le fric-frac…
La lourde est épaisse, mais le verrou de sûreté ne résiste pas à mon petit truc.
J’entre pronto. Je relourde de l’intérieur.
Il y a dans la cambuse une odeur de crasse populaire et de parfum non moins populaire qui irrite mes narines pourtant démocratiques.
J’actionne ma lampe-stylo pour situer ma longitude. Je constate alors que je suis dans une immense pièce blanchie à la chaux. Ici pas besoin du préambule d’un vestiaire et d’une entrée. Les mecs qui viennent gambiller se foutent dare-dare (si j’ose dire, et je me comprends !) au turbin. Ils retroussent leur bas de futal et je te connais bien. À moi le paso-maison…
La salle de danse est parquetée. Autour, il y a, à hauteur d’homme, un balcon qui en fait le tour.
C’est tout. Un lustre mérovingien et je te connais bien, faites vos jeux ! En avant les danseurs…
Tout en poussant devant moi la lumière conique de ma lampe, j’avance vers le fond de la pièce. Là se trouve un grand rade d’au moins dix mètres de long. C’est à ce zinc que les couples viennent s’humecter la gargante… Des étagères chargées de bouteilles me tendent les bras. Je m’entiflerais bien un coup de raide, mais je me le déconseille, me disant que la came servie laga ne doit pas être de first quality…
Au-delà du rade se trouvent deux portes, l’une à gauche, l’autre à droite par un louable souci d’harmonie. Je biche la première, elle conduit droit à une innommable cuisine où pendent les jambons à la noix du pays. Ici ça pue le rance. Dans la cuisine sont entreposés des caisses de spiritueux, plus un tonneau de picrate. Une petite porte donne sur le couloir de la cave où j’ai découvert la grosse trogne de Béru…
Je rabats et gagne le seconde lourde. Celle-ci conduit à un escadrin. À pic, le monsieur ! Je le gravis et parviens à un vaste appartement occupant toute la surface de la salle de danse.
Des lourdes, encore et toujours… Des lourdes à ouvrir, à fermer… Et le regard éternellement tendu. Les gestes toujours réprimés… Le pétard qu’on sent palpiter sur sa peau !
Le jour où mon battant va prendre sa retraite, on pourra lui amener de la digitaline, je vous l’annonce ! Il l’aura mérité, le pauvre…
Je respire difficilement cet air âcre. Je n’aime pas l’odeur de ce bastringue. Elle est louche. Elle fait mal aux éponges…
Les piaules sont toutes des chambres pour la plupart. Un peu monacal de style : blanchies à la chaux et meublées de lits sommaires… Un lavabo, une chaise, deux porte-manteaux et envoyez l’Aga Khan, son appartement est prêt !
Elles offrent au moins l’avantage d’être sans complication. D’un regard on les inventorie…
Je pénètre dans chacune d’elles et je vois des fringues, tantôt d’hommes, tantôt de moukères, accrochées aux patères.
La maison prend des pensionnaires, à ce qu’il paraît…
Je réfléchis sec. Qu’est-ce que la femme qui se payait une piaule princière à l’Arycasa est venue fiche ici ?
Comme changement de style, ça se pose là ! De quoi prendre un chaud et froid qui n’est pas de volaille !
La pièce du fond n’est pas une chambre, mais un bureau… Elle est plus vaste que les autres. Un grand meuble métallique en occupe le centre. Il y a aussi un classeur et des fauteuils pivotants.
Ce changement de style me surprend. Ça fait bureau d’homme d’affaires… Pour serrer les factures d’un infâme bouiboui c’est trop bath !
J’ouvre le tiroir central du burlingue… Il est vide… Ça, c’est troublant… Les autres tiroirs sont pleins de vide aussi, si l’on excepte quelques ramettes de papier à écrire et des morceaux de crayon…
Je donne un coup de sabord au classeur. Il n’a jamais rien classé du tout !
Ces meubles sont là au bidon… La pièce a l’air d’un bureau mais c’est une simple pièce pour recevoir des gnaces.
Je m’apprête à virer de bord lorsque j’entends un bruit de pas dans l’escalier.
Un type arrive en fredonnant un vieux machin d’avant-guerre qui a fait les beaux soirs de Tino Rossi !
Mon premier mouvement consiste à sortir mon pétard, mais je me dis que c’est un peu prématuré. L’essentiel étant de l’avoir à portée de la main… Je jette un regard aussi rapide que désespéré autour de moi et j’avise un fauteuil Pullman dans un angle de la pièce. Je peux me planquer derrière et voir venir…
Je me précipite, le temps de m’acagnarder contre le mur à l’abri du meuble et j’entends une clé fourgonner dans la serrure.
Il était moins une, je vous l’annonce. L’arrivant donne la lumière et une clarté crue éclate dans la carrée. Je m’aperçois alors que ce bureau ne comporte pas de fenêtre… C’est un endroit très secret…
Accroupi derrière le fauteuil je n’en mène pas large. C’est une position inconfortable pour voir venir l’existence… En cas de coups durs, on se fait repasser comme un futal de marié.
Le mec qui vient de s’annoncer dans le secteur décroche le bigophone, compose un numéro et se met à jacter à toute vibure. Sitôt qu’il a balanstiqué sa salive, il raccroche…
Je suis ses gestes grâce à son ombre qui se projette contre le mur. Je le vois s’agenouiller derrière son burlingue… Je me dis qu’il a découvert ma présence et que ça va tourner au caca avant longtemps… Je vous parie un extrait de naissance contre un extrait de café qu’il est en train de défourailler. Il va vaser de la praloche fourrée d’ici une paire de secondes. C’est emmouscaillant parce qu’un capitonnage de fauteuil intercepte la lumière mais pas les balles. Je me fais tout petit, tout petit, ce qui est un exploit difficile lorsqu’on pèse cent quatre-vingts livres…
Mais rien ne vient. Mon gnace demeure accroupi. J’entends un bruit curieux, pareil à celui que fait en se déplaçant une chose lourde montée sur un roulement à billes.
Mort de curiosité, je risque un petit coup de périscope de côté. Ce que je vois me sidère. Le type a fait glisser son classeur métallique sur le plancher et, ce faisant, il a dégagé une large et profonde niche creusée dans le mur.
Là-dedans, se trouve un poste émetteur de radio… Du coup, je pige pourquoi cette pièce a l’aspect d’un honnête burlingue d’homme d’affaires. C’est uniquement pour cacher la merde au chat !
Le type, vu de dos, se présente comme un bonhomme grand et trapu. Il est brun, calamistré, et loqué avec une élégance surannée.
Il coiffe un écouteur, tourne des boutons… Un léger zonzonnement se fait entendre. Alors, il se met à manipuler le système émetteur avec une dextérité qui lui fait honneur et qui lui vaudrait un engagement immédiat dans la marine marchande.
Moi, je ne moufte toujours pas… J’attends… J’espère toutefois qu’il ne va pas raconter sa vie en morse… Ce serait dommage pour mes malheureux membres qui commencent à s’ankyloser vachement !
J’ai notamment la quille droite bouffée par les fourmis… C’est affreux…
Profitant de ce qu’il a les portugaises obstruées, je modifie un tantinet ma position. Un léger craquement, dû au fauteuil, se produit. Je retiens ma respiration, comme si un silence total pouvait compenser un bruit. Mais le sans-filiste n’a rien entendu.
Il continue de tapoter sur son émetteur…
Et puis, comme dirait le gros Béru : ça se corse encore (sous-préfecture Bastia)… On cogne à la lourde. Le zig de la radio pose une question, on lui fournit une réponse, valable sans doute car il dit un seul mot et entre le fauteuil et le mur je vois entrer trois zigs dans la carrée. Ils relourdent et se dispersent dans les fauteuils tandis que l’autre achève son émission sur ondes courtes. Personne ne pipe mot. Un gros gorille c’est abattu dans le fauteuil qui me masque et a failli m’écraser contre le mur. Ce sagouin pue la brillantine de bazar… C’est une odeur huilée, pénible…
Enfin le technicien pose ses écouteurs et remise sa panoplie de petit-sans-filiste. Il s’assied au bureau, écrit hâtivement sur l’une des feuilles de papier blanc garnissant un tiroir et se dresse. Il fait craquer ses articulations.
On parle ferme, avec animation, je vous en réponds. Ou je me cloque le finger in the eye où il est question de Bérurier. Je n’entrave pas l’espago, mais à la façon dont ces braves gens bavochent le mot « francese », à tout bout de champ, je comprends que la disparition de mon pote est à l’ordre du jour…
Cette fois, j’ai l’impression que j’ai paumé ma flûte droite. On me la fait dissoudre dans de la soude caustique… C’est pas possible autrement ! Et pourtant non, elle est là, sous moi, mais je ne la sens plus ! Quand je vais me relever, ça va être joyce, je vous promets…
Pourvu que ces pieds nickelés ne tiennent pas un conseil de famille ! Supposons que leurs pourparlers durent autant qu’une conférence internationale, vous mordez d’ici le topo ? Le mec San-Antonio bouffé par les fourmis derrière un fauteuil ! Bath tableautin pour décorer les murs du musée de l’Homme !
Le gros pas beau qui occupe « mon » siège à la parole. Il sort soudain de sa fouille un larfouillet et le compulse. Voilà qu’un papier s’en échappe tombe sur le parquet. Je zieute : c’est le permis de conduire de Bérurier. Une photo d’identité du Gros figure sur la carte rouge. Là-dessus, il a trente berges de moins et il est presque désirable… pour une guenon en chaleur. Il me regarde d’un œil décoloré. Le type qui lui a chouravé son porte-lasagne se baisse pour ramasser la carte. Ses doigts boudinés sont maladroits. Au lieu de saisir le bout de carton, il le chasse sous le fauteuil. Alors c’est la grosse tuile creuse. Cet endoffé de première classe se lève et pousse le fauteuil afin de ramasser le carton. Il m’aperçoit et ses yeux s’exorbitent comme s’il venait de découvrir un serpent à lunettes dans son futal.
Je ne lui laisse pas le temps de réaliser sa douleur. Bing ! Un coup de crosse sur la noix et il part à la renverse sur le plancher. Je me dresse, le feu en poigne. C’est la grosse crise dans la strass ! Les mecs me poussent des exclamations sauvages et brandissent leurs pognes à qui mieux-mieux, fortement intimidés par mon apparition, mon feu et mon comportement avec leur pote.
Seulement, au lieu d’exploiter la situation, je suis handicapé par mes flûtes ankylosées. Ma sacrée jambe droite est inerte et je bascule en avant. Cette embardée suffit pour rompre le charme. Le mec le plus près de moi s’élance. Je baisse ma seringue pour lui donner le bonjour de Tu-Tues, mais avant que j’aie pressé sur le composteur, je bloque une baffe en pleine hure et illico il y a une éclipse totale de lune pour votre copain. La mandale est une réaction de petite fille, mais expédiée avec cette force on peut la considérer come un acte défensif.
Je titube. Une abominable douleur me vrille soudain la quille. Le raisin en se remettant à circuler dans mes veines me cause une douleur effarante. Soudain une grêle de coups s’abat sur moi comme un orage. Il pleut du gnon et j’ai beau ruer dans les brancards, je ne puis me dégager. Le gros que j’ai cabossé revient à lui, et à moi par la même occasion. Il se dresse, fait reculer un de ses potes et me cloque un coup de latte en vache. Pas moyen d’esquiver. C’est le bouquet final.
Je m’affale sur le dossier du fauteuil, pantelant, et je dégueule comme une fontaine en poussant des grondements de lionne en rut !
Comprenant que je suis groggy, ces messieurs suspendent la séance. Le gorille me tire en arrière et je tombe assis dans le fauteuil. Tout m’indiffère, je ne suis plus qu’une immense nausée. La douleur est tellement intense qu’elle dépasse mes possibilités.
Je sens comme une grosse vague noire et froide me submerger.
Vlouff ! J’y vais de mon viron dans l’au-delà !
Une douche glacée me ramène aux réalités. J’ouvre un store et je vois le sans-filiste armé d’une bouteille d’eau minérale. Il m’en déverse le contenu sur la frime…
Il annonce à ses copains que je suis de retour… Je m’ébroue. Mon bas-ventre n’est plus qu’une boule de feu. Ça me brûle à bramer ! Je voudrais m’asseoir dans un baquet rempli de glace pilée… Je souffre, madame ! Je souffre terriblement.
Le zig qui manipulait le poste clandé a un grand visage allongé, basané, marqué de petite vérole. Il possède des yeux intenses et tendres, d’un noir scintillant dont l’éclat est insoutenable.
— Français ? demande-t-il.
— Non, d’origine arthritique… Mon père était bull-dog et ma mère lampe à souder avant de changer de sexe !
Il suit péniblement ces lumineuses explications. Puis il se visse la tempe d’un index mécontent. Ses compagnons hochent la tête avec scepticisme. Il y a le gorille déjà cité… Un petit d’un mètre vingt avec une tête de nain… Et un autre, plus âgé avec des fringues rapées et une paire de lunettes rafistolées avec du chatterton.
— Vous êtes un ami de l’homme ? demande le sans-filiste…
— Quel homme ?
— Le gros ?… Le francese…
— Devinez…
Il sourit fort cordialement, puis il tire sur sa cigarette et, ayant ravivé l’incandescence de ladite, il me l’appuie sur la joue.
Je vais pour me dégager, mais le gorille m’immobilise les poignets.
Douleur sur douleur, ça donne un truc bath… Je manque de retourner au pays du cirage noir.
Il retire sa cigarette et, sans s’être départi une seule seconde de son air gentil, se remet à la fumer…
— Vous devez parler, affirme-t-il… Nous trouverons un moyen, soyez certaine…
— Certain, rectifié-je, donnez-moi le genre masculin, je ne suis pas celle que vous pensez…
Une fois encore il se frappe la tempe.
— Vous jouez au fou ou bien vous l’êtes ? questionne-t-il.
— Je joue principalement au poker…
Il se tourne vers ses potes et leur dit quelque chose… L’un d’eux, le petit nabot, sort… Les autres se tiennent en demi-cercle et me contemplent sans rien dire… On ne lit de l’animosité que sur la bouillotte du gros que j’ai matraqué.
Enfin le nabot revient avec une corde dont on a dû se servir pour amarrer le Normandie au temps où il sillonnait les mers.
En un tournemain, je suis saucissonné.
— Vous préférez comme ça ? demande le grand gars.
— Modérément, fais-je, ça me gêne pour me gratter…
— Je gratterai pour vous…
— Merci…
Il tire sur la cigarette. Puis il l’approche de moi.
— À votre service, murmure-t-il.
Le coup de la cigarette on me l’a déjà fait, dans mon job à grand spectacle, vous pensez ! — et, soit dit entre nous et la colonne Morris du boulevard Montmartre, c’est le genre de plaisanterie qui réussit toujours à impressionner les épidermes sensibles… Je serre les chailles pour ne pas y aller de ma beuglante et je sens des larmes grimper dans mes lampions à toute vibure.
Afin de dominer ce petit malaise passager, je cesse de respirer. Il faut toujours compenser une douleur par une autre, plus grave. Cesser de respirer est un truc infaillible. Vos éponges bloquées réclament de la matière première et ça vous occupe les sens. Lorsque, au bord de l’asphyxie, je m’octroie enfin une goulée d’oxygène, ça y est, la crise est passée. Je ne sens plus la brûlure.
Le grand mec pâle ôte sa cigarette de mon épiderme. Il y a une tache brun rosé sur ma main, surmontée d’un petit dôme grisâtre.
Les autres types ont l’air plus incommodé que moi par l’odeur de couenne grillée qui flotte dans la pièce sans fenêtre. L’un d’eux dit quelque chose. Le grand qui me torture va écraser son mégot dans un cendrier. Il revient vers moi, pensif comme Lamartine sur les bords du lac… À tout hasard, pour s’entretenir dans le bon climat, il me balance une prune à la pommette. Il cogne avec une sécheresse inouïe ! Je bloque son taquet sans broncher…
— Vous semblez à court d’imagination, fais-je… Je croyais pourtant qu’au pays qui vit fleurir l’Inquisition, on devait en connaître un brin dans ce genre de turbin ?
— Pourquoi ne voulez-vous pas parler ?
— Mais je parle…
— Répondez à mes questions, sinon vous serez repêché dans le port, demain… ou un autre jour…
— Posez-les…
— Que nous voulez-vous, vous et votre ami ?
— Prendre de vos nouvelles, c’est tout !
Cette fois il perd son visage aimable. Il tire un ya grand comme ça de sa pockett et l’ouvre d’une seule main. Il fait miroiter la lame à la lumière de la lampe électrique. C’est une sacrée lame, acérée et luisante… L’extrémité est pointue comme un passe-lacet.
Il me dit :
— Vu ?
— Très joli couteau, conviens-je. Vous le vendez combien ?
Pour une fois il a la réponse suave :
— Je ne le vends pas, je le donne…
Et d’approcher son lingue de ma gargante. La pointe se pose délicatement sous mon menton. Il appuie un tout petit peu. Je sens un léger trait de feu. Est-ce que ce gnacouet va me cisailler la boule ? Comme dit l’autre : venez chez moi, nous ferons une petite décollation !
De quoi se marier !
Il retire sa lame et me la montre. Il y a une grosse perle de mon précieux raisin tout au bout. Le mec essuie la navaja après mes frusques.
— Cessons de plaisanter. Si vous choisissez le silence, vous l’aurez complet !
Belle tournure, hein, les mecs ?
Quand je pense que vous ligotez ma prose en peinards, bien calés contre votre oreiller, avec les roberts de votre nana à portée de la paluche pour des fois que vous auriez des besoins d’infini ! Oui, quand je pense à ça, ça me fout en renaud !
Cette fois le grand pâle va me suriner, vite fait sur le gaz ! Un coup trop appuyé et ma carotide se rompt comme un vieux lacet trop tendu.
D’un autre côté, faut pas que je me fasse de berlues. Si je l’ouvre, ce sera du kif. Ces foies blancs ne peuvent pas laisser sur ses fumerons un poulet qui a constaté chez eux la présence d’un poste émetteur et auquel ils ont fait le coup de la cigarette !
J’ai une idée !
— Je ne parlerai qu’à Luebig, dis-je…
Si je pensais les impressionner, c’est un peu raté sur les bords ! Je l’ai dans le sac.
Le type, sans la moindre hésitation, fronce les sourcils.
— À qui ? fait-il.
— Vous avez entendu…
— Répétez, je ne connais pas ce nom !
— À d’autres, cherchez pas à me vendre du film bon marché.
Il répète :
— Je ne connais pas le nom que vous venez de dire… Quel est-il ?
— Luebig !
Je renouche les frites des autres mecs. Toutes sont imperméables comme si elles sortaient de chez C.C.C.
Franchement ils ne connaissent pas Luebig. Du coup j’en ai le tracsir !
Où est-ce que j’ai porté mes grandes lattes ?
Pour en avoir le cœur net j’attaque :
— Bon, écoutez, je joue cartes sur table. Mon ami et moi nous faisons partie d’un gang de Paris et nous cherchons à mettre la main sur un certain Luebig… Ce zig vit en España. Il était avec une pépée qui s’appelle Léonora Werth, vous devez la connaître ?
Il hausse les épaules.
— Non plus…
— Là vous charriez, elle a débarqué cette nuit dans votre crèche… C’est elle que mon pote suivait…
J’ajoute :
— Une rousse, assez belle ?
Il sursaute, me regarde fixement.
— Lucia ? demande-t-il.
C’est à mon tour de faire « non » avec la calbombe…
Le grand attire ses aminches dans l’autre angle. On dirait une mêlée de rugby. Et ça jacte, et ça jacte…
Enfin, tout le monde sort, à l’exception du gorille qui se colle dans un fauteuil pivotant, les lattes sur le burlingue. Il prend son feu sur sa braguette et allume une cigarette. Le silence s’étale comme une onde amère.
Si quelque chose me tue, moi, c’est bien l’inaction. Au bout de vingt minutes je commence à m’énerver vilain, ficelé comme un saucisson. Et puis ce gros type aux yeux sanguinolents n’est pas un vis-à-vis agréable. Je préfèrerais avoir la vue sur la mer…
Il fume deux cigarettes et se lève. Il se met à tourner en rond d’une façon qui montre assez que les séjours en cellule l’ont marqué. Ce naveton graisseux doit faire une virée au placard comme d’autres partent en vacances à La Baule.
Il fait sauter son feu dans ses mains et s’arrête de temps à autre afin de me contempler d’un air qu’il veut méditatif.
— Tu parles français, mec ? je lui demande…
Il hoche la tête.
— No…
— English ?
— Yes…
C’est pas que mon anglais soit fameux, mais il est suffisant pour me permettre de demander du thé à une barmaid. Seulement, comme dit Chose, c’est duraille à caser dans une conversation. Et puis, comme j’ai horreur du thé, vous parlez d’un avantage !
— I give you many money ! fais-je tout à coup…
Ça lui fait dresser les manettes au cher homme. Il a ses lampions qui s’illuminent comme des vitrines de Noël. Le fric, le blé, l’oseille, l’artiche ! Synonymes magiques ! Le pèze, la soudure, le carbi !
Il s’approche de moi.
— I have many money in my pocket…
Je n’espère pas négocier avec lui. C’est le genre grosse brute qui ne se laisserait pas amadouer. Mais ce que j’espère, c’est éveiller sa cupidité. Mon rêve serait qu’il se rue sur moi pour me fouiller. Vous allez comprendre pourquoi…
Il salive comme un boxer, ce tas de couenne. Le voilà à deux doigts de l’apoplexie… Il avance vers ma précieuse personne une monstrueuse main velue. Ses doigts boudinés frémissent. Il grelotte…
Je sens sa dextre s’insinuer entre mes liens pour arriver jusqu’à la poche intérieure de ma vestouze… Heureusement je suis ligoté serré, et re-heureusement sa patte est épaisse comme deux châteaubriant superposés.
Il ne peut la glisser comme il le souhaiterait entre les ficelles.
— Relâche les cordes, hé, patate ! fais-je… Il pige à cause sans doute de l’intonation et des circonstances qui parlent…
Après une courte hésitation, il commence à tirer sur mes liens. Je prends l’attitude du pauvre gars mort de frousse. Ça l’excite. Les faibles excitent toujours les brutes. Ils leur donnent la réconfortante impression d’être des souverains à l’apogée de leur puissance.
La corde qui m’entrave le buste et les bras devient molle. Toujours amorphe, le gars San-Antonio. Je retiens mes muscles mais je sens que j’ai une certaine liberté de mouvements.
« Viens-y, petit, dis-je mentalement au gorille. Cherche-le, mon beau pognozoff… Tu vas être marron. Marron, car j’espère bien pouvoir placer ma manchette auvergnate, et marron aussi si je ne la place pas, car je n’ai conservé sur moi qu’une somme insignifiante. »
Son mufle fait un bruit de soufflet de forge, à Zigomar. L’idée qu’il va peut-être alpaguer une pincée conséquente lui vrille la soupape.
Il avance sa main droite, seulement, pas crèpe, il garde la gauche en retrait avec le pétard plaqué contre la hanche. Ainsi organisé, il est chiche de me plomber au moindre geste insolite.
Je me demande si je dois essayer quelque chose ou bien voir venir et j’opte pour la première solution, comme toujours.
Vous savez, on ne se refait pas. Entre une cuterie et une chose sensée, je n’hésite jamais longtemps. C’est comme ça !
Sa grosse main écarte ma veste et plonge sur le compartiment intérieur. Prestement elle harponne mon larfouillet. Comme piqueur on ne fait pas mieux. Il n’a pas appris ça aux cours par correspondance de l’École universelle, Toto-la-Ripette !
Il a alors un geste instinctif pour ouvrir le portefeuille. Il faut se gaffer de l’instinct. Il a quelquefois du bon, mais plus souvent encore du mauvais…
Le gorille emploie les deux mains. Un simple réflexe, je vous dis… Mais qui lui est fatal car moi qui n’attends qu’une faille à ses fortifications, j’y vais de grand cœur…
Ce crocheton au foie, c’est du nougat de Montélimar dans un écrin de velours ! Toute la sauce ! Vingt ans d’expérience… Médaille d’or de l’Exposition internationale de Bruxelles… Plofff !
Je l’entends se dégonfler. Il pousse un ahanement de bûcheron prenant un chêne centenaire sur ses cors au pied. Il est penché en avant. J’y vais d’un coup de boule dans la pomme… Alors là, il commence à entendre la Neuvième de Beethoven… C’est le gros arrivage dans les clapoirs. Ses dents jouent aux dominos.
Il émet un nouveau grognement qui, s’il était enregistré, ferait bien dans une émission sur le zoo d’Anvers. Le hic (comme dirait Eisenhower) c’est que j’ai les pieds liés au fauteuil.
Si le gnace a suffisamment de lucidité pour reculer un brin, il pourra récupérer avant que je ne me sois libéré tout à fait et alors son feu qu’il n’a toujours pas lâché fera de la musique de chambre, je vous l’annonce. On pourra afficher le retour de Kid-Pruneau en première vision mondiale.
Cette tante recule en effet, mais ça n’est pas un geste qui souscrit aux exigences de sa volonté, il recule parce qu’il perd l’équilibre. À terre, il gigote comme un rat pris au piège. Il ne me reste que la seule ressource de plonger en avant, avec le fauteuil comme carapace. Moi j’aime jouer à la tortue, mais avec les dames seulement. Ici ça perd de son charme. Je cherche désespérément à choper la main du gorille pour lui arracher sa machine à éternuer du néant, mais il réagit. Son K.-O. était de courte durée. Il essaie de diriger le canon de l’arme contre ma hanche. J’écarte son bras en le saisissant par en haut… Il tire ! Ca fait un gentil chabanais. Une brûlure fulgurante me scie le dos un peu plus haut que la ceinture et une généreuse odeur de poudre se propage dans mon tarin. C’est plutôt la poudre d’escampette que je voudrais renifler… Celle-ci est mauvaise pour la santé…
Alors, gêné par le fauteuil qui m’écrase et par ce tordu qui rue dans les brancards, je lui mords le bras un peu plus haut que le coude. C’est pas pourtant qu’il soit appétissant, ce lustucru ! On le filerait à un banquet d’anthropophages, les convives refuseraient de régler l’addition. Il pousse sa bramante en si bémol majeur et lâche l’arme… Drôle de combat… Je dois avoir l’allure idéale, je vous le jure ! Comme tortue de mer je peux faire la pige à celle du Jardin d’Acclimatation.
La mêlée est on ne peut plus confuse lorsque la lourde s’ouvre. Le coup de seringue a attiré l’attention et les copains radinent pour voir qui s’amuse à casser la cabane. Il y a là le nabot et le petit vioquard triste… Ce dernier ressemble à un violoniste sans emploi. On dirait un joueur de harpe égaré dans un orchestre de jazz…
Mais pour le doigté, il manque de souplesse. En moins de temps qu’il n’en faut à votre percepteur pour vous adresser du papier de couleur, il m’a relevé et alors, pardon ! Pas rouillé, le sexagénaire… Sa mère lui a coulé du ciment dans les fumerons !
Il commence par me coller un coup de tranchant à la gorge… Puis, le nabot redressant mon siège-carapace, il me file un de ces coups de talon dans le baquet, de quoi tuer une famille de rhinocéros. À mon tour, je pose deux et je ne retiens rien !
Je sens mes tripes qui affluent à la gorge… Je suffoque… Le nabot m’invective tout ce qu’il peut… Le vieux qui a pigé le topo en voyant mon portefeuille à terre enguirlande son pote le gorille avec un luxe d’épithètes que je regrette de ne pas piger… Bref, il y a réception chez la reine…
Un peu meurtri, je finis par reprendre mon souffle.
Le violoniste en chômage se tourne vers moi.
— Mauvais, me dit-il, sévèrement.
— Et ta sœur, dis, Détritus ? Tu ne voudrais pas que ce paquet de lard me chourave mon fric sans que je renaude ? C’est la mode chez vous ?
Il hausse les épaules.
Le gorille est plus mauvais qu’un tigre du Bengale. Il se masse les maxillaires d’un mouvement lent. Puis le foie, et, enfin, il s’avance sur moi. Ses yeux lui pendent sur la poitrine, pareils à deux scapulaires… Préparez la tisane, les mecs !
J’attrape pour débuter un bourre-pif homologué ; ensuite il me fait une lotion à l’huile de coude. Ma bouille devient comme une poubelle. Des cloches sonnent le tocsin à toute volée. Ô mes aïeux ! Je craque de partout comme un rafiot dans la tempête… Y a du tangage dans l’entrepont ; du roulis dans la comprenette et, d’une façon générale la voie d’eau s’aggrave. Sainte Apoplexie, priez pour moi…
Il est probable que je suis engagé à l’année pour le rôle muet du punching-ball de service ; on peut dactylographier le contrat, je suis partant ! La purée de marrons, j’aime ça ! Seulement la lourde s’ouvre et le grand maigre de la radio clandé entre, précédant une bergère dans les roux intenses… Je reconnais la dame, je l’ai déjà biglée sur les photos extraites du film. C’est à elle que mon Bérurier filait le train la noïe dernière.
Je fais un effort pour rajuster mes esprits. Nos regards se croisent et je pige illico que cette bergère est n’importe quoi sauf une âme sensible ! Ses yeux sont vifs comme de la braise… Sa bouche est dessinée au rouge-béco, mais sous la peinture on la devine mince et cruelle. Beau petit lot à fourguer…
— C’est cet homme ? demande-t-elle.
Le grand pâlichon fait un signe affirmatif. Il se rancarde auprès de ses pieds nickelés pour savoir d’où provient l’agitation ambiante et le vieux le cloque au parfum… À son tour il engueule le gorille.
— Que se passe-t-il ? demande la môme Werth.
— Une petite manifestation très parisienne, dis-je. Je viens de faire match nul contre le gorille ci-joint !
Ma faconde ne l’impressionne pas.
— Qui êtes-vous ?
— Un monsieur qui vous veut du bien…
— Police ?
— Quelle idée !
— Votre camarade appartenait à la police française.
In petto j’invective Bérurier. Ce sombre corniaud a été mal inspiré de s’amener en España avec des fafs prouvant sa profession. De la sorte mon roman feuilleton de tout à l’heure, comme quoi nous appartenions à un gang, ne tient pas. Je l’ai dans le baigneur, proprement.
— Et si j’appartenais à la police, qu’est-ce que ça changerait à la situation ? questionné-je.
Elle a un mauvais sourire :
— Rien ! Évidemment.
Son « rien » me fait passer un frisson dans le dos.
— À quelle heure, l’enterrement ? demandé-je.
— Pardon ?
— L’enterrement de M. Werth dont le corps reposait dans une penderie de l’hôtel Arycasa.
Je l’ai à la surprise. Elle sourcille.
— J’ignore tout de ce que vous racontez !
— On dit ça… Notez que je m’en balance… Seulement je ne comprends pas pourquoi vous jouez les chochotes… Il y a des moments où les conventions doivent tomber comme des feuilles d’automne…
Elle me regarde.
— Vous avez raison, jouons cartes sur table. Que désiriez-vous en venant ici ?
Je bats mes brêmes…
— Dénicher Luebig…
Elle a un sourire léger…
— Et c’est moi que vous avez suivie pour arriver à cela ?
— Oui…
— Drôle d’idée…
— Pas si drôle que ça ! Vous étiez avec lui au fameux meeting du Bourget ?
Une lueur d’admiration passe dans son regard.
— Comment ?… fait-elle.
Puis elle la boucle, troublée par ma question.
— Lorsque Werth a dénoncé Luebig vous pensiez que nous nous mettrions à ses trousses, hein ? Et que nous ne nous intéresserons pas aux gens qui l’escortaient ?…
Elle pince les lèvres.
— Dites-moi, ma bonne dame, je murmure… Werth, c’était votre frangin ou votre mari ?
— Mon mari…
— Et qui l’a refroidi ? Luebig ?
Ses carreaux balancent à nouveau une portion d’éclairs pour grande personne.
— Cela ne vous regarde pas, fait-elle.
— Quel est le programme, maintenant ?
— Se dire adieu, murmure-t-elle.
Le grand maigre a suivi ces dernières répliques d’un air crispé. Il s’anime :
— On le supprime ? demande-t-il.
— Oui, fait-elle. Il n’y a pas d’autres solutions…
— Hé là ! je sursaute, je trouve le point de vue assez hâtif. On pourrait creuser la question…
— C’est plutôt votre tombe qu’il conviendrait de creuser, fait Léonora (alias Lucia)…
— La répartie est jolie, mais ne m’enthousiasme guère, belle dame. Je vous prie de considérer que mon ami connaît maintenant ce local… Il sait que vous y avez des attaches. Il sait que je m’y trouve… Il sait… le reste !
— Quel reste ?
Je prends mon air le plus finaud :
— Voyons : le reste ! Ça se passe de commentaires…
Elle se trouble légèrement.
— De toutes manières vous êtes sciée. En branchant les services secrets français sur Luebig vous vous les êtes collés au panier. En me buttant, vous ne faites qu’aggraver votre cas !
Elle gamberge rapidos dans un silence quasi religieux.
Puis elle se tourne vers le grand maigre :
— Attendez la nuit et allez le jeter dans le port, dit-elle.
Cette décision ne me séduit qu’à demi, vous le pensez bien. J’aime la flotte, mais les bains de nuit ne m’emballent qu’à moitié. D’autant plus qu’on ne me filera certainement pas à la sauce en slip de bain, le corps oint d’embrocation ! J’ai toutes les chances du monde (si l’on peut dire) de chausser des semelles de plomb…
La femme rousse est pour moi un mystère vivant. Je vous fais juge, comme disait le prévenu au commissaire de police de son quartier. Voilà une nana qui était marida avec le faux Lefranc.
Elle est à la tête d’un gang espagnol muni d’un poste clandestin… Elle descend à l’Arycasa et se sauve parce que son mec s’est fait coller un caramel dans le plafonard. Elle découvre que je suis un archer de la grande cambuse, et, au lieu de mettre le cap sur une région plus clémente elle ordonne tout culment à ses pieds nickelés de me filer à la baille… Tout le personnage n’est fait que de contradictions. Je veux bien que c’est le genre des pépées, tout de même il y a là une pointe manifeste d’abus !
— Vous n’oubliez pas mon bon petit camarade ? fais-je…
— Non, dit-elle je ne l’oublie pas… Soyez sans crainte, il aura un sort identique au vôtre !
Je lui tire mentalement un grand coup de galure pour sa classe. Car, parole de poulardin, il y a une classe dans le crime comme dans la haute couture… Rien de plus écœurant que les minables de l’existence… Les gars qui ne paient pas leur tournée mais qui paient leurs impôts sans attendre le commandement ; ceux qui se font inscrire quelque part ; qui se lavent les pieds dans une bassine ; qui jouent des haricots à la belote ; qui écrivent des lettres pertinentes aux journaux, tous ceux-là me battent les pendeloques…
Je regarde la poulette avec des yeux empreints d’une inaltérable estime.
— Vous partez déjà ? fais-je en la voyant se diriger vers la lourde.
— Le temps vous dure de moi ?
— Je me languis… Quelle heure est-il ?…
— Huit heures…
— Bigre, le temps passe vite… Il fait nuit bientôt ?
— Vous voulez une idée du sursis ?
— Oui…
— Eh bien, cher policier, dites-vous qu’à minuit vous aurez cessé d’exister. Vos collègues pourront se cotiser pour l’achat d’une couronne…
Elle sort, suivie de son grand escogriffe pâlot. Mais cette fois, comme on a vu que j’étais un client rétif on m’a laissé les trois autres gnaces comme gardes du corps…
Il se produit un méchant cinéma sous ma coiffe ! Pronto la gamberge ! Je songe qu’il me reste au moins trois heures de tranquillité… Tel que je connais mon Bérurier, il ne va pas rester les deux lattes dans la même pantoufle… Ne me voyant pas revenir au crépuscule, il va faire sa kermesse héroïque des grandes occases, c’est-à-dire tuber au Vieux pour lui demander le mode d’emploi… Le boss le branchera sur un correspondant de par là et nous aurons droit à la fiesta maison… Tout ce que je demande, c’est que les Espagos ne changent pas leurs batteries et qu’ils me laissent ici en attendant l’heure fatale.
Je souffre de tous les gnons encaissés… Je suis barbouillé comme si j’avais fait une java monstre…
— Vous auriez pas une lichette à boire ? je demande au vieux violoniste.
Il me dit :
— Quoi ?
— Boire… Un drink ! Un glass ! Un coup de rouille ! Il transmet mes desiderata au nabot qui s’éclipse pour revenir avec un Coca…
Cela m’afflige d’autant plus que le breuvage n’est même pas frigo ainsi que le recommandent les disques rouges constellant le monde !
Enfin, nous vivons l’époque du Coca, c’est ainsi… Il y a eu l’âge d’or, l’âge de fer… Il y a maintenant l’âge du Coca-Cola en attendant qu’il y ait l’âge de la poudre à éternuer…
Notre vie est gazéifiée… Elle doit être servie glacée, comme dans la salle de dissection de la fac’ de médecine…
Je vide le flacon que le nabot m’entonne dans le bec. Puis je me détends comme je peux dans mon fauteuil et j’attends.
Croyez-moi ou ne me croyez pas mais je me mets à dormir comme un bon zig qui revient du charbon sa journée finie… La souffrance, la fatigue sont de puissants sédatifs…
Lorsque j’ouvre mes lampions, j’ai un goût de sang dans la bouche et dans le crâne, des idées qui, pour être imprécises, n’en sont pas moins moroses.
La lumière, chose curieuse, me paraît plus faible ; sans doute doit-il y avoir des sautes de courant ? Les copains qui me surveillent sont toujours là, jouant aux brêmes avec application. Le grand maigre est venu les rejoindre et ces messieurs battent le carton en échangeant des monosyllabes…
J’ai l’impression d’être malade… Il y a dans cette pièce une atmosphère lourde et pénible.
Je bâille comme un lion et ça fait retourner ces messieurs.
J’entends de la musique, comme j’avais entendu dans la cave… Le dancing, après une suspension de quelques heures, a remis ça et ça gambille vilain au-dessus. Le paso sévit comme une épidémie de rougeole dans une école maternelle.
— Quelle heure est-il ? demandé-je.
Le sans-filiste jette un regard à sa montre-bracelet de cuivre chromé.
— Onze heures, fait-il.
J’en ai un coup de vibrator dans les valseuses… Onze plombes et toujours pas de nouvelles du Gros ! J’ai dormi trois heures d’affilée, exactement comme si on préparait une partie de pêche ! Notez qu’il s’agit d’un truc commak, seulement c’est le gars bibi qui va interpréter le rôle du poissecaille… D’ici une paire de plombes j’ai toutes les chances de demander à un triton la nageoire d’une sirène.
Je sens un tracsir monumental m’envahir. Mes membres sont à nouveau engourdis et, malgré la chaleur oppressante, j’ai froid !
Les autres endoffés terminent leur partie, ceux qui ont gagné ramassent leur mise, puis tous se lèvent sur un mot du grand maigre.
Je me dis que le moment critique est arrivé et que je vais être humide d’ici peu.
Quoi faire ? Tenter l’impossible, comme d’ordinaire… C’est-à-dire, biller dans le paquet lorsqu’ils vont me délier du fauteuil pour m’emmener au bain turc… Oui, je ne vois pas d’autres moyens d’espérer… Ça m’a réussi souvent, ces sursauts de la dernière seconde…
Seulement le grand pâle n’est pas un enfant de chœur. En tout cas, s’il l’a été, il s’est instruit par correspondance sur l’art et la manière de manipuler un flic turbulent.
Au lieu de me détacher, il me lie solidement une pogne avec un filin d’acier… Ensuite il décrit un tour mort autour de mon cou avec le fil métallique, puis il attache l’autre bout à mon second poignet. Ce petit truc, je vous le recommande vivement pour les jours où vous voudrez vous débarrasser de votre belle-doche ! Pas moyen de broncher. Si vous tirez sur une main ça vous serre automatiquement le quiqui et il faut radiner avec un ballon d’oxygène pour ranimer le mec ! Au poil, je vous dis ! Il n’a l’air de rien, ce grand bizarre, avec son air courtois et sa gueule de gars qui ignore les bienfaits des pilules laxatives du docteur Goguenod mais pour le turbin méticuleux on peut faire appel à lui. Il est de première.
Ainsi muni du filin je suis détaché. Les zigs me jettent une espèce de loque qui doit être une blouse grise sur le dos pour dissimuler mon service urbain, et en route…
Je marche péniblement… Au lieu de prendre à droite dans le couloir, on biche à gauche et on pousse la lourde d’une chambre. On tire le lit de la piaule, ce qui découvre une trappe. Un escalier raide comme la justice se présente.
— Descendez, ordonne le chef de l’escadre.
Je descends le premier, mais inutile d’espérer prendre mes jambes à mon cou : au bas de l’escadrin se tient le gars Tejéro avec un gentil pétard en pogne.
Comme quoi, les mecs, il ne faut pas se fier aux apparences. Ainsi, cet antre de rigolos que je croyais vachement hermétique communique avec l’extérieur par trois issues : la cave, le dancing et la carrée de Tejéro, le taulier à la loupe.
Il a le regard vitrifié, Tejéro. Il braque son arquebuse (Benedicta) sur moi, en me fixant à la hauteur de la cravate. Les autres se la radinent et nous prenons la direction de la rue via le troquet… Le guitariste borgne est là, à nouveau, grattant son jambon en fredonnant des airs qui foutraient le cafard à un banquet d’anciens légionnaires. Il ne me jette pas un coup d’œil et je comprends sans tarder que je n’ai absolument rien à attendre de lui. C’est le genre de gars qui n’aime pas avoir une incidence trop marquante sur le destin de ses semblables.
Chanter des flamencos et griffer le pognon passant à sa portée constitue ses occupations essentielles.
Tejéro remise sa bombarde et le grand pâle sort devant moi. Il y a là une vieille Renault d’avant l’autre guerre, à la carrosserie ravagée. Le grand blême ouvre la lourde et m’y propulse. Je manque m’étrangler car j’ai eu un mouvement pour me cramponner. Enfin je rétablis un relâchement dans le filin et les pieds nickelés espagos s’installent à mes côtés. Le nabot et le gorille m’encadrent ; le vieux et le sans-filiste prennent place à l’avant.
Si vous voyiez cette guinde, non, je vous jure ! Les banquettes bavent le crin qui les rembourre et çà et là, des ressorts en jaillissent. Les lames de ressort sont cassées et le bolide penche dangereusement sur la droite. On a l’impression qu’il va se renverser…
Je renouche un bon coup, par les vitres sales, le paysage défilant sous mes yeux. Nous traversons le Barrio Chino et rattrapons une avenue qui fonce vers la mer…
Je suis coincé entre mes deux têtes de lard, dans l’impossibilité d’esquisser un geste. Au moindre cahot du véhicule, — et Dieu sait qu’ils sont nombreux —, le filin d’acier m’entre dans la chair.
Pour tout vous dire et ne rien vous cacher, mon moral a tendance à se mettre au variable… Cette fois, je trouve que l’aventure a fait plus que se corser, comme dirait cette immonde gonfle de Bérurier… Il doit en écraser, je parie, dans les moelleurs de l’Arycasa… Peinard, rêvant sans doute à sa nana… Pendant ce temps, le petit camarade San-A. y va de sa dernière excursion. Barcelona by night ! Vous parlez d’une virouze !
La nuit est constellée d’étoiles repeintes à neuf. Il fait doux et calme… Les gens se baguenaudent sur les trottoirs en cherchant on ne sait quoi avec une obstination qui est l’obstination même de la vie.
Je les considère avec tristesse et même, charriez pas, pitié ! C’est moi qu’on emmène au grand ramonage, et c’est eux qui me paraissent précaires. Ils vont, pareils à des fourmis effrayées, se cognant contre des murs ou contre eux-mêmes, avec une espèce de bonne volonté pitoyable…
Nous plongeons dans des quartiers obscurs, nous tournons dans une rue cahotique, bordée de hauts murs sinistres… Et nous débouchons dans un univers de grues, de barlus, de fumaga… Le port !
La voiture se range devant les rails d’un chemin de fer Decauville… Il y a des lumières au loin… On ne perçoit que le floc de la mer et les grincements des chaînes… C’est assez lugubre comme chanson d’adieu. Le décor convient bien à une prise de congé définitive. Quand on voit ça, on a envie de faire sa valoche.
Le gorille et le nabot sont déjà sur les pavés inégaux du quai.
— Descendez ! ordonne le grand pâle…
J’obéis. Un froid âcre comme une fumée entre en moi. J’ai la trouille. Que celui qui ne l’a jamais eue me balance la première pierre.
— Quel est le programme ? je demande au grand.
Il me désigne l’eau noire hérissée de festons blanchâtres. La réponse, pour laconique qu’elle soit, est très éloquente.
Je fais la grimace.
— J’ai horreur de l’eau salée… Ça donne soif, vous ne voudriez pas que je disparaisse sur une impression aussi désagréable ? Et puis ça n’en finit plus… Ça vous ennuierait de me refiler une praline dans l’oreille ? C’est merveilleux pour déboucher les tympans !
Il me regarde ; à la vague clarté lunaire ses yeux paraissent complètement blancs.
— Courageux, fait-il.
C’est une qualité que les Espanches apprécient beaucoup. Ces mecs, vous savez, ils ont la réputation de ne pas avoir froid aux carreaux. Race de seigneurs, comme dit l’autre ! Et même de saigneurs, on s’en rend compte dans les corridas.
Pourtant il ne sort pas son pétard.
En toute tranquillité, il m’explique :
— Pas de bruits : carabiniers…
Vous le voyez, le turbin qui va se dérouler n’affecte en rien nos rapports…
En caravane, nous nous approchons de la flotte… Il faut enjamber des rails, contourner des grues… Alors il me vient une idée : la toute dernière ! Puisque j’ai les flûtes non entravées, pourquoi ne pas en profiter ?
Devant moi il y a le nabot, derrière le gorille, à ma droite le vieux et, un peu en recul le grand…
Nous voilà tout au bord de l’eau. Alors je fais le circus de la dernière chance. Unique représentation de gala ! Je fonce, bille en tête sur le pauvre nabot qui va faire un plongeon maison dans le jus d’huîtres.
Ça fait un grand plouff réconfortant et il brame à la garde… Le gorille a piqué en avant. J’esquisse un saut de côté qui me déchire la glotte et je rue en arrière dans les brancards. Mon pied rencontre du mou : c’est la bedaine du gorille. En voilà un qui n’a pas beaucoup de chance avec moi. Il est à genoux sur le sol, la gueule ravagée par la douleur, se massant le burlingue de ses dix doigts…
Je ne perds pas mon temps à le contempler. M’est avis que le temps c’est un peu plus que de l’argent en l’occurrence ! Je pique donc des deux, comme on dit dans Alexandre Dumas père, ou dans Gamiani, mais manque de bol, le vieux me coince. Il n’a pas la force, mais il a l’expérience. Au lieu de chercher à me bloquer en billant, il se contente de me tirer un bras. C’est un coup sec qui me cisaille la gargante ! Je manque d’air instantanément et je reste immobile, le regard sorti, la langue obstruante… Alors le grand s’annonce et me télégraphie un magistral coup de perlimpinpin sur la soudure… Illico mon chapiteau s’emplit de trucs multicolores… Je fléchis et m’écroule avec en arrière-fond, un poil de lucidité…
Dans cette sorte de brouillard confus, je perçois des bruits, des souffles rauques… On doit repêcher le nabot, puis on me prend par les pattes et par les épaules… Le filin se détend à nouveau, me rendant l’usage de mes éponges… Je suis faible comme une petite jeune fille qui descend l’escalier de l’hôtel.
On s’engage sur une sorte de jetée… Je reprends lentement conscience… C’est le grand qui tient mes épaules, le vieux s’étant chargé de mes cannes… Derrière, le gros arrive avec un morceau de fer énorme… Enfin une ombre s’éloigne en direction de la guinde. C’est le nabot qui va se faire sécher les loilpés…
J’ai essayé, ça a échoué… On ne peut gagner à tous coups. Il fallait bien que ça m’arrive un jour ou l’autre, non ? L’essentiel c’est d’avoir eu ce sursaut… Maintenant, d’accord, je suis bon pour le salut final…
On me dépose sur le ciment froid. On m’attache le morceau de ferraille aux nougats… Puis le gorille et le grand me soulèvent à nouveau… Ils impriment à mon corps un mouvement de balancier, comptant entre leurs dents :
— Uno, dos, tres…
Et voilà le turbin : lâchez les amarres ! Les femmes et les mouflets d’abord !
Je pique un valdingue dans le néant. Ça dure d’une façon démesurée, comme quoi il n’était pas si gland que ça, le père Einstein !
La relativité du temps, je peux vous en parler !
Enfin j’amerris… Chose étrange, je sens la mollesse de l’eau avant d’en éprouver le mouillé. Puis je coule à pic dans du noir…
Je tente de ruer, de me dégager, je tire de-ci, de-là… Je tends mes muscles : rien à faire… J’y ai droit… Je retiens ma respiration mais pas longtemps… Alors j’aspire et c’est l’explosion dans tout mon être, une hideuse mort, un engloutissement terrible dans l’eau dont je ne perçois ni le goût ni le froid…
Je tire encore sur mes liens, mes gestes sont mous… J’ai la certitude que tout est fini… Et tout à coup, je cesse d’étouffer, je ne sens plus l’asphyxie, ou plutôt elle me guérit brusquement de tous les maux…
Ma vie se met à repasser au triple galop dans ma mémoire, minutieuse, détaillée, somptueuse… Je revois Félicie, je revois mon premier cerceau, les filles que j’ai grimpées… Je revois les flics, mes potes, le Vieux, Pinuche… Les autres… Je revois des truands que j’ai mis en l’air… Drôle de fin, les aminches !
Puis c’est tout à coup comme si une pierre d’une tonne était déposée sur moi. Oui, cela ressemble à un écrasement monstrueux… Je perds conscience…
Je ne sais pas à quoi ressemble le paradis, ni l’enfer, mais dans l’idée que mes pairs ont cherché à m’en donner, ils n’ont jamais mentionné la présence d’automobile dans l’au-delà…
C’est pourquoi je suis un tantinet surpris de me réveiller dans une confortable Mercedes Benz.
D’autre part, on m’a appris également qu’une fois le Rubicon franchi on était imperméable à la souffrance physique…
Or, je souffre drôlement. Un soufflet de forge — celui de ma respiration — attise dans ma poitrine un feu terrible qui me consume. J’ai mal un peu partout et des nausées me secouent. Je fais un effort pour évacuer un trop-plein turbulent et je crache impudemment sur la somptueuse banquette de cuir jaune un fameux paquet de flotte.
D’un coup, ça gaze mieux. Je me dis que je dois être vivant ou bien qu’alors l’au-delà est tellement bien organisé qu’on y est mieux qu’à l’étage du dessous !
Puis tout se rétablit, c’est-à-dire que mon corps se remet à fonctionner d’une façon à peu près normale. Pas d’erreur, je suis bien vivant… Alors ? Qu’est-ce que tout ça veut dire ?
Je cherche à canaliser mes forces et mes esprits dispersés.
Je suis dans une Mercedes… C’est idiot d’être à demi dans les vapes et d’identifier du premier coup la marque de la bagnole qui vous trimbale. À côté de moi, un type conduit, qui n’est pas Bérurier…
Nous bombons (glaçons caramels) à fond sur une autoroute obscure… À gauche, la mer s’étale miroitante, non plus noire comme dans le port, mais d’un gris bleu épatant… Moi, je claque des ratiches parce que je suis plus mouillé qu’un pot-au-feu. J’essaie de voir le gars qui se trouve à mes côtés. Cela n’est pas difficile, car il porte une casquette marine à longue visière et il a relevé le col de sa veste, à cause de la fraîcheur sans doute…
Qui est cet homme ? Certainement pas un des foies-blancs d’Espago qui m’ont filé à la flotte…
Tout en grelottant et en surmontant mes nausées, je serre les meules… Je voudrais parler mais ça m’est impossible…
Alors mieux vaut attendre la suite des événements… Les phares arrachent de la nuit des lauriers roses…
Je lis sur une plaque « Casteldefels »… La bagnole vire à gauche, quittant l’autoroute pour s’engager dans un chemin sablonneux conduisant à la mer.
Les pneus patinent dans les ornières… Un nuage de sable fin flotte autour de l’auto… Enfin, après avoir filé un coup de seconde directe, le conducteur arrache son véhicule et poursuit à travers des boqueteaux de pins…
Au-delà des pins s’étale une plage immense sous la lune. Nous allons lentement, au ras de la plage, sur l’espèce de piste aménagée… Des constructions défilent… Le conducteur braque soudain à droite et d’un seul coup, sans manœuvrer, en champion du volant, il franchit un portail qui a juste la largeur de la voiture…
Nous nous trouvons dans une espèce de patio dallé au fond duquel glougloute un maigre jet d’eau… Le mystérieux bonhomme arrête son tréteau pile devant un court perron. Il descend, va ouvrir la lourde, revient à la voiture, ouvre ma portière et me tire à lui. Il sent bon comme une gonzesse de luxe.
D’une main ferme il me traîne au bord du véhicule, il passe son autre bras sous mon aisselle et tire… Je me sens de plus en plus flasque. Le gars n’essaie même pas de me cloquer sur mes fumerons. Il me hisse contre soi, se baisse et d’un mouvement puissant, mais plein d’aisance, me charge sur ses épaules… Il n’est pas manchot, le frangin… Oh pardon ! Pour se charger quatre-vingt-dix kilos sur le râble, il ne faut pas avoir été élevé au jus de chique, je peux vous l’annoncer, étant autorisé par mon conseil d’administration.
D’un pas sûr, il gravit les trois marches, pousse en grand le vantail d’un coup de genou et entre dans l’hacienda…
Il fait quelques pas dans une grande pièce mal éclairée par la lune, s’approche d’un vaste divan un peu moins grand que le carrefour Saint-Augustin et m’y jette dessus d’un coup d’épaule.
Il respire profondément et, s’étant approché d’un large lampadaire, il l’actionne.
Le nez dans du moelleux, je suffoque à nouveau… Toujours aussi raplapla, le gars San-Antonio. Une vraie lavasse…
Alors le type va ouvrir un placard mural et cramponne une bouteille. Il revient à moi. Pas besoin d’aller chercher un ciseau à froid pour m’ouvrir la bouche. L’instinct commande comme chez les nourrissons. J’ouvre le bec et un filet d’alcool se met à ruisseler dans mon petit intérieur. Fameux, je vous avertis ! Du bourbon qui ne vient pas de chez Dubois-Durand… Ça me court-circuite les centres nerveux. J’avale avec difficulté cette bonne marchandise.
Je sens que le feu qui me rongeait est tué par cet autre feu. Le mal par le mal ; on m’avait toujours affirmé que c’était le traitement de choc idéal… J’ai un mouvement de la bouche pour gober encore.
Bon zig, mon sauveur me recloque le goulotuche de la boutanche dans la bouche et j’aspire un grand coup cet élixir de bonne vie et mœurs…
Que c’est chouette de vivre et de se sentir dorloter. La chaleur grimpe maintenant dans mon cerveau, l’enveloppant délicatement. Tout s’apaise, tout s’embellit… Je suis infiniment heureux et nanti de toutes les perfections possibles…
San-Antonio n’est pas mort, car il boit encore !
— Encore ! murmuré-je…
C’est mon premier mot.
Le zig se marre doucement. Il a un drôle de rire, un peu fluet, qui contraste avec la force qu’il vient de déployer.
Tout en buvant, je me détourne afin de lui voir le visage.
Alors, du coup, je m’arrête de biberonner.
Le type qui vient de me sauver la mise n’est autre que Luebig, le gars que je suis chargé de buter !
Voyez, bande de cloches, ce sont des coups de théâtre de ce genre qui font l’intérêt de la vie. On se tortille le prose, on échafaude, on calcule, et puis le lièvre débouche par le côté où on ne l’attend pas…
Jusqu’ici, tout avait eu lieu en fonction de Luebig mais on n’avait jamais « vu » celui-ci autrement que sur la bande d’actualité.
Et pourtant il est là, à vingt centimètres de moi, occupé à me verser dans le corps un solide coup de bourbon.
Comment a-t-il pu jaillir de la nuit, ce mystérieux personnage ? Et surtout pourquoi m’a-t-il sauvé la mise ? Maintenant que je commence à aller mieux, ces questions me font davantage mal que ma noyade ratée et que les gnons emmagasinés au cours de cette sacrée journée !
Il me regarde et son regard est intense comme celui d’un reptile. Impossible d’y déceler quoi que ce soit de positif… Cet homme de taille moyenne, aux tempes grisonnantes, déconcerte…
— Déshabillez-vous, me dit-il…
Il quitte la pièce et je l’entends ouvrir une armoire à côté.
Lorsqu’il revient il tient sur son bras une robe de chambre beige ornée de peau de panthère au col.
Il me la tend.
— Si vous restez mouillé encore longtemps, vous prendrez sûrement une congestion pulmonaire.
Par pudeur il se dirige vers la lourde en déclarant :
— Je vais remiser la voiture…
Je fais un effort pour m’arracher aux voluptueux coussins du divan… Je pose mes hardes trempées et je passe la robe de chambre. Elle est un peu juste pour moi, mais comme je ne veux pas faire de culture physique ça n’a aucune espèce d’importance. Je cramponne la boutanche de raide et je m’allonge sur le fameux divan.
Avec un biberon pareil dans les mains, je me sens un autre type.
Par la large baie vitrée, je vois scintiller la mer à perte de vue sous le ciel étoilé. Au loin, très loin semble-t-il, les lumières des bateaux de pêche clignotent. On dirait qu’il y a une sorte de côte illuminée juste en face… C’est bath…
Un poste de radio minuscule est enchâssé dans une niche du divan. Machinalement je tourne un bouton, presque aussitôt une musique veloutée emplit la pièce… Je me sens flotter dans un univers de cinéma, loin de tout danger, loin des mesquines préoccupations de l’existence.
Luebig revient… Il s’approche d’une table basse, pêche une cigarette dans un coffret de laque, l’allume et vient s’asseoir dans un fauteuil club près de moi.
Il relève sa casquette marine, baisse le col de sa veste et me regarde à travers la fumée de sa roulée.
Je sens que l’instant de la Vérité, comme disent les toréadors, est arrivé. Il l’est…
— Qui êtes-vous ? me demande Luebig…
La question me prend un peu au dépourvu… J’hésite un quart de poil de seconde avant de jouer franc-jeu… À quoi bon lui bourrer le bol ? Il a droit à une grosse partie de la vérité.
— J’appartiens aux services secrets français…
Il s’arrête de fumer un instant… Puis il aspire une grosse bouffée qui ressort de ses lèvres minces en un filet rectiligne.
— Vraiment ?
— Oui… J’étais à la poursuite d’un couple pas très catholique : les Werth… Vous connaissez ?
— Pourquoi les connaîtrais-je ? demande-t-il calmement.
— Pourquoi ne les connaîtriez-vous pas ? Je suppose que si vous m’avez repêché, tout à l’heure, c’est parce que vous vous trouviez à proximité… Si vous vous trouviez à proximité, c’est que vous suiviez les types qui m’emmenaient, on ne fait pas de promenade idyllique à minuit parmi les grues, les rails et la fumée d’un port…
Il reste immuable.
Je souris et j’ajoute :
— Merci, du fond du cœur, n’est-ce pas ? Je suppose que vous m’avez sauvé de justesse ?
— D’extrême justesse, je vous ai fait la respiration artificielle pendant plus d’un quart d’heure avant de vous ranimer…
— Re-merci ! Comment diantre avez-vous pu me repêcher avec la ferraille que j’avais aux pieds ?
— C’est justement elle qui m’a aidé… Pendant que ces imbéciles vous malmenaient j’ai eu le temps de m’emparer d’une vieille ancre rouillée qui traînait dans un coin du port et de l’attacher après la corde de dépannage de ma voiture… Lorsqu’ils vous ont jeté à l’eau ils sont partis en courant… Alors j’ai jeté mon grappin improvisé… À la troisième tentative je vous ai repêché par la ferraille…
Il rit, se baisse pour écraser sa cigarette.
— Dites-moi, fais-je, pourquoi m’avez-vous tiré de la sauce ? Par simple bonté d’âme ?
— Je désirais avoir un entretien avec vous, monsieur le commissaire !
Alors là, j’en reste baba, les gnaces ! Exactement comme une paire de ronds de flan.
Je le regarde…
— Qui vous a dit que j’étais commissaire ?
— Je le savais…
— En ce cas pourquoi m’avoir demandé qui j’étais ?
— Je désirais savoir dans quelle disposition d’esprit vous vous trouviez… Si vous entendiez jouer vrai ou faux…
Quel homme ! Un drôle de personnage… Je comprends qu’il ait été le champion du four crématoire en son temps… C’est une machine à calculer et il doit avoir un métronome à la place du cœur.
Il reprend une cigarette.
— Voulez-vous fumer ?
— Non, merci…
Je le regarde allumer cette nouvelle sèche. La petite flamme du briquet de salon éclaire le bas de son visage et fait danser des ombres sur sa figure.
— Ainsi vous désirez me parler ?
— Oui, dit-il, un homme comme moi a toujours intérêt à converser avec un homme comme vous !
— Alors je vous écoute…
Il croise ses jambes et s’allonge confortablement dans le profond fauteuil.
— Résumé des chapitres précédents, annonce-t-il. Vous me connaissez, je le sais. Je suis donc Luebig, un ex-haut fonctionnaire de la Gestapo… Depuis, beaucoup d’eau a coulé sous les ponts de Paris et d’ailleurs, n’est-ce pas ?
— Exact…
— On m’a cru mort en 44, en réalité j’avais préparé ma fuite pour l’Espagne et je me suis réfugié ici avec quelques biens personnels.
— Vous avez bon goût, approuvé-je après un regard circulaire… C’est gentil…
— Merci. Je m’y suis donc retiré sous un nom d’emprunt. Et je dois dire qu’après ces années de guerre, de misère, de sang, d’horreur, j’ai ressenti un certain bien-être…
— Je vous comprends, fais-je avec sincérité, tout en pensant qu’il a bonne mine de venir soupirer sur les atrocités de la petite dernière, ce pauvre chéri.
— Un certain temps, ajoute-t-il… Puis, les années passant, j’ai commencé à m’ennuyer sérieusement, d’autant plus que, contrairement à ce que vous pouvez croire, je ne m’étais pas enfui avec une fortune fabuleuse : quelques millions tout au plus…
— De marks ? je demande…
— Oui, évidemment…
Je rafle le flacon.
— Faites…
En buvant je calcule le cours du mark et j’en déduis que Luebig a dû jeter l’oseille par les fenêtres car quelques millions de marks représentent un gentil paquet d’artiche.
Il poursuit :
— J’ai fait la connaissance de Léonora Werth à Barcelone.
— C’est une Allemande ?
— Du tout, elle est Alsacienne… Son mari, lui, était Tchèque… Nous nous sommes rencontrés dans un bar de la Rambla Catalune… De fil en aiguille…
— Bref, ils étaient dans le circuit ?
— Oui… Ils avaient installé un poste émetteur clandestin dans le Barrio Chino…
— Je connais…
— Ah ! bon… Ils servaient de postiers en quelque sorte pour le réseau d’agents secrets soviétiques travaillant en Afrique du Nord, en Espagne et en France…
— Charmant…
— Mais c’étaient de sales aventuriers en réalité pour qui tous les moyens de gagner de l’argent étaient bons. Des gens sans foi ni loi…
Venant de lui, l’expression conserve toute sa fraîcheur.
— Et puis ?
— Ils exploitaient les riches étrangers. Ils se faisaient passer pour le frère et la sœur, Werth poussait la conscience… professionnelle jusqu’à teindre ses cheveux de la couleur de ceux de la femme, laquelle faisait du charme…
— En France nous appelons ça du « rentre-dedans ».
— Si vous voulez… Lorsque les relations arrivaient à un certain point… le faux frère avouait sa véritable identité et faisait chanter…
— C’est ce qui s’est passé pour vous ?
— C’est ce qui se serait passé si je m’étais laissé manœuvrer, mais ça n’est pas mon genre… J’ai eu une conversation avec Werth… Je lui ai dit qui j’étais afin de lui faire comprendre qu’il s’était lancé sur une très mauvaise route… Bref, il m’a proposé de travailler avec eux et nous sommes devenus très amis…
— Charmante famille !
Il fronce les sourcils car, tout comme le Vieux, il a horreur des interruptions.
— Et alors, Luebig, vous avez changé votre fusil d’épaule ? Venant de l’hitlérisme intégral vous vous êtes lancé dans les chemins tortueux de Moscou ? On a vu pire…
Il fait claquer ses jointures et jette son mégot d’une pichenette dans le mortier servant de cendrier.
— Apparemment seulement, j’avais mon plan… Vous dire lequel n’est pas mon intention…
Il poursuit âprement, sur un débit plus saccadé, comme s’il avait hâte d’en finir…
— J’ai fait semblant de jouer le jeu avec eux… Je leur ai rendu quelques services qui les ont mis en confiance… Et puis il s’est produit quelque chose… Je ne sais trop quoi. Sans doute ont-ils eu vent de certaines prises de contact que j’avais effectuées par ailleurs… Ces crapules ont décidé de m’avoir… Mais comme ils craignaient des représailles, ils ont voulu m’avoir de façon détournée. Werth est parti en France chez un ancien complice à lui.
— Schwob ?
Il me fait un petit salut militaire à titre d’hommage.
— Compliments, fait-il, vous ne perdez pas de temps à ce qu’on dirait ? Oui, Schwob… Il a mijoté son coup. Il voulait me faire arrêter d’une manière officielle… Je devais le rejoindre, je ne vous précise pas non plus pourquoi… Des… des affaires à traiter à Paris… J’ai logé chez Schwob car j’avais peur d’être découvert en descendant dans un hôtel, même sous ma fausse identité… Un dimanche, nous sommes allés en groupe à ce meeting du Bourget ; oui, je me suis toujours beaucoup intéressé à l’aviation.
Il se croise les bras. Son regard est d’une dureté terrifiante.
— Et cette ordure a trouvé là l’occasion qu’il cherchait… Il m’a dénoncé à vos services en signalant la bande d’actualité comme preuve de ses dires…
— Alors ?
— Heureusement, je me trouvais au Havre où j’avais affaire personnellement… Je suis rentré une nuit… Je me rendais chez Schwob et quelqu’un s’y trouvait…
— Qui ?
— Vous !
Je me rappelle alors le furtif glissement perçu l’autre nuit dans la bicoque.
— Marrant, fais-je, la vie est pleine d’humour…
— Oui… Je me suis enfui… J’ai alors appris que, durant mon absence, Schwob était mort… tragiquement ! J’ai aussitôt regagné l’Espagne…
— Dites, l’accident de Schwob ?
— Werth ! parbleu… Ayant lancé la police française sur ma trace il s’est dit qu’une fois arrêté, je parlerais de lui et de Schwob ; il se moquait de ce que moi je pouvais dire de lui, ayant pris ses précautions depuis longtemps. Mais il avait peur de ce que Schwob pouvait dire sur lui… Alors, la voie ferrée étant proche… Voilà toute l’histoire…
Je me lève et fais quelques mouvements d’assouplissement. Je suis en forme. J’ai même faim…
— Toute l’histoire ? fais-je en regardant Luebig… Comme vous y allez ! Et le reste ?…
— Quoi ?
— Par exemple, comment avez-vous su que j’étais à votre recherche ?
— J’ai… parlé à Werth… dernièrement.
Je pige tout !
— Vous permettez que je poursuive ?
Un petit geste sardonique m’accorde la permission sollicitée.
— De retour ici, vous vous êtes évidemment mis à la recherche des Werth, vous avez appris que sa femme était à l’Arycasa. Je suppose qu’elle jugeait plus prudent de demeurer à l’hôtel en attendant qu’on vous appréhende ?
— Je le suppose aussi.
— C’est elle qui appréhendait, fais-je, désireux de risquer un bon mot.
Mais Luebig n’a rien du plaisantin. Ce que ces gars peuvent être sérieux… Je vous jure que si je devais avoir l’âme d’un constipé, je préfèrerais m’engager dans les troupes aéroportées.
— Donc, poursuis-je, vous avez guetté Werth dans les environs de l’Arycasa… On nous signale que personne n’avait demandé Léonora, comment a-t-il pu pénétrer dans l’hôtel ?
— Par le garage du sous-sol… On entre en voiture, là il y a un ascenseur qui communique avec les étages de l’hôtel.
— Je comprends… Vous avez emprunté cette voie également ? Vous aviez le numéro de la chambre de Léonora… Vous êtes allé rejoindre Werth… Et les grandes explications ont eu lieu, n’est-ce pas ?
— Tout juste !
— Quand il vous a eu mis au courant de tout ça, vous l’avez abattu ?
— J’ai fait justice…
— Ne jouons pas sur les mots… C’était en effet une sale blague à faire à Léonora… Il était bien, dans cette penderie… La môme a disparu, je suppose qu’elle est recherchée par la police ?
— Évidemment.
— Parfait… Elle est obligée de se terrer dans le Barrio…
— C’est pourquoi je surveillais les environs du dancing… J’ai surpris vos allées et venues… Vous me devez une fière chandelle, non ?
Dire que ce mec, avec le grisbi chouravé en Allemagne, pourrait se la couler douce… Mais non, il faut qu’il aille se coller dans les coups foireux les plus perfides ! Il a besoin de chanstiquer la vie des gens…
— Et maintenant, je demande, où en sommes-nous, Luebig ?
Il tarde à répondre. Enfin il se lève et passe dans une petite pièce que j’estime être la cuisine. J’entends ouvrir la porte d’un frigo et il radine avec de la charcuterie de sanglier sur une assiette, des petits pains, des fruits et un kil de rouquin.
— Les émotions ne vous creusent pas, vous ? demande-t-il.
— Effectivement…
Il pioche dans l’assiette une tranche de jambon noir et la dépose entre deux tranches de pain de mie.
— Servez-vous…
Je ne me fais pas prier… Nous tortorons en silence, sans presque nous regarder, chacun faisant pensée à part.
Enfin il achève sa dernière bouchée et la pousse avec un demi-glass de vin rouge.
— Nous en sommes au point suivant, dit-il. Je suis un ancien « criminel de guerre », pour employer votre jargon de l’armistice. Plus de dix ans ont passé depuis que l’Allemagne s’est écroulée. On peut considérer qu’il y a prescription. Je viens de sauver la vie à un important fonctionnaire français… Je suis capable de faire des révélations qui intéresseraient vos supérieurs… Et… j’ai envie de travailler… Bref, autant d’éléments qui nous mènent tout droit à une entente cordiale, tous les deux, ne pensez-vous pas ?
— En ce qui me concerne, ma reconnaissance vous est acquise…
— Alors je compte sur vous pour plaider ma cause auprès des autorités compétentes…
— Je vais faire le nécessaire… Pour commencer, dites-moi, Luebig, vous n’auriez pas un fer à repasser ? J’aimerais bien sécher mes vêtements.
— Que comptez-vous faire, partir maintenant ?
— Oui…
— Vous n’y pensez pas ! Il est plus de trois heures, c’est-à-dire l’heure où les Espagnols se couchent. Tout sera fermé, vous ne pourrez rien faire… Et puis vous avez besoin de repos, regardez-vous dans une glace, on dirait que vous allez tomber…
Est-ce la persuasion ? Toujours est-il que je me sens en effet ratiboisé pile. Les cannes en coton, comme si je venais de gagner les quinze cents mètres devant Mimoun.
— Vous n’avez pas tort, admets-je, seulement je voudrais passer un coup de tube à l’Arycasa où m’attend mon compagnon… Est-ce possible ?
— Très simple…
Il fait pirouetter la cave à liqueurs roulante, découvrant un appareil téléphonique blanc.
— Allez-y, je crois que c’est le 22-07-81.
— Ça vous ennuerait de me le demander, je ne parle pas espagnol.
— Vous, un commissaire ? s’étonne-t-il.
Ça le cloue.
— Je ne connais qu’une langue vivante, c’est l’argot de Belleville. Pendant que vous y serez, demandez à la réception qu’on vous passe M. Bérurier…
— Entendu…
Il baratine la postière et attend.
— Quelques minutes seulement d’attente, fait-il, comme si on avait un vase terrible de ne pas poireauter plus. Il allume une cigarette, tire quelques bouffées à la paresseuse et s’écrie : « Oye ! » Puis le voilà parti dans la jactance façon Cervantes améliorée marquis de Cuevas.
Enfin il raccroche. Un étrange sourire crispe sa lèvre inférieure.
— Votre subordonné a été arrêté par la police espagnole, dit-il.
J’en suis asphyxié à la vapeur de nouille.
— Quoi ? croassé-je comme un corbeau sourd.
— Il serait mêlé à l’affaire du meurtre… d’après l’estimation de la même police espagnole.
Je réfléchis. Évidemment, quand les larbins ont découvert le cadavre, ça a été le paveton dans la mare. Il y a eu aussitôt la méchante enquête interrogatoire du personnel et tout le cheese ! Le gominé que j’ai questionné et le petit groom se seront allongés. Ils auront dit que Bérurier suivait la femme occupant la chambre du cadavre… Alors les carabiniers ont cueilli le mec Béru à son retour. Dérouillé comme il était, il n’inspirait guère confiance… D’autre part, il n’avait plus de papelards sur soi… En outre, le Gros sachant que j’étais sur la brèche n’a pas mouffeté afin de me laisser le champ libre.
J’éclate de rire.
Y a de quoi. J’ai idée qu’il s’en rappellera, Béru, de son séjour en España. Il n’est pas près d’y revenir, au pays de la castagnette, mon pote !
Sans compter qu’après sa noye à la cave du Barrio et sa tabassée maison, il a remis le couvert aussi sec chez les pébroques d’ici ! De quoi se tordre…
Je gamberge un instant.
— Dites voir, Luebig, je peux téléphoner en France ?
— Pourquoi pas ?…
Alors, après une courte hésitation, je lui fais demander le numéro du Vieux. L’instant n’est plus aux feintes coulées. Il faut y aller carrément et vite. Car, dans le fond, je suis ici pour accomplir une mission ; et cette mission consiste à buter l’homme qui m’a sauvé la vie. Depuis Corneille, on n’avait pas fait mieux dans le cornélien !
Trois plombes du mat, ça me paraît un peu chançard tout de même pour trouver un zig à son burlingue ! Je veux que le Vieux ne décramponne pas souvent, néanmoins je ne l’espère pas beaucoup… J’ai tort car sa voix sèche grommelle un bref « Allô » dans la passoire d’ébonite (comme disent les auteurs de romans policiers).
— San-Antonio.
— Ah !
Il y a de tout dans son « Ah ! » Du triomphe, du soulagement, de l’interrogation…
— Où en êtes-vous ?
Combien de fois m’aura-t-il posé cette question au cours de ma saloperie de carrière…
— Au terminus, chef, je me trouve en compagnie de Luebig… Ce dernier vient de me sauver la vie et…
Devant l’intéressé je lui raconte tout en reprenant au départ. C’est la première fois que je téléphone en présence du gars que je suis chargé de démolir… Luebig attend en buvant et rêvassant… Il est discret et ses mains ne bronchent pas.
— Vous faites le nécessaire pour qu’on libère Bérurier ? je demande…
— Immédiatement, promet-il, ne vous occupez pas de ça…
— O.K.… Alors que dois-je faire ?
— Dites à Luebig que je le rencontrerai quand il voudra… Vous pouvez le ramener à Paris s’il le désire…
Je fais signe à Luebig d’empoigner l’écouteur. Il le fait avec une certaine satisfaction.
— Je m’excuse, boss, dis-je, je n’ai pas entendu votre dernière phrase…
Le boss répète et je vois un éclair de satisfaction trembler dans le regard de Luebig. Doucement il pose l’écouteur de complément et retourne s’asseoir.
— Et pour les autres, patron, ceux du poste clandé ?
— Ne vous en occupez pas…
— O.K.
— Vous regagnez l’Arycasa ?
— Non, je préfère me remettre de mes émotions chez Luebig. Si je retournais au palace j’aurais l’air du mouton à cinq pattes qui revient chez sa mère…
— C’est pour Bérurier…
— Nous nous retrouverons demain.
— Comme vous voudrez… À bientôt, San-Antonio… Et bravo !
— Merci, boss…
Je raccroche.
— Je trouve la vie crevante, dis-je à Luebig. Il y a de ces renversements de situations sensationnels !
Il hausse les épaules en souriant.
— Venez vous coucher, j’ai une petite chambre d’ami…
Je le regarde.
— Ce qui est une façon de parler, conclut-il, car je n’ai pas d’amis…
Je plonge dans le sommeil comme on s’élance sur la pente torturée d’un toboggan. Dès que je sombre dans le vague une affreuse sensation de péril m’envahit. Je crois toujours que je coule à pic et j’ai mal par tout le corps… Je sue abondamment.
Je ne suis pas près d’oublier cette séance… C’est à vous dégoûter à tout jamais de ce boulot. Dire qu’il y a de braves mecs d’épiciers qui se lèvent à cinq heures du mat pour aller acheter des balles de légumes aux Halles et qui les vendent dans le courant de la journée en lisant mes exploits entre deux clients…
Passer sa vie à fabriquer du fait divers, c’est une gageure…
Le temps passe… Un silence profond règne dans la carrée. J’entends la respiration régulière de Luebig dans la pièce voisine. Quand je raconterai cette histoire du gibier sauvant la mise au chasseur, j’en ferai marrer plus d’un !
Une pendulette à la voix grêle vient chanter quatre heures timidement. Je perçois son timbre fluet comme à travers une opacité incertaine. (Vous vous rendez compte de la richesse de mon style !)
Puis je m’endors… Et soudain je sursaute… Je suis brutalement éveillé par un signal d’alarme qui carillonne dans ma tête. Je suis en nage. Je tremble, j’ai froid et peur… Le goût sucré de la trouille, vous ne connaissez pas ça ? Non ? Eh bien, tant mieux pour vos gueules.
C’est rudement moche. On ne peut pas s’en défendre : ça vous colle à la peau comme de la glu…
Je me mets sur mon séant et je pige ce qui m’a réveillé : c’est un crissement sur les dalles du patio. Je me lève et vais risquer un œil par la fenêtre… Tout de suite je ne vois rien, mais, mon regard s’habituant à l’obscurité, je décèle, dans la zone d’ombre de la maison, d’autres ombres qui se meuvent. Il y a des mecs qui se radinent sur la pointe des salsifis, ce qui prouverait l’impureté de leurs intentions… J’ai ce bon vieux geste machinal qui consiste à porter la main à mon aisselle. Mais je suis en robe de chambre et du reste je n’ai plus de pétard… Mon être devient plus calme. J’entends la respiration paisible de Luebig. Il en écrase comme un pape… S’agit de l’affranchir presto. Si je me branle les cloches plus longtemps on est chiche, le chleu et moi, d’hériter un caramel en plein chignon !
À quatre pattes pour éviter la croisée j’entre dans la chambre à côté. Le lit est là… Le dormeur ronflotte doucement. Je le secoue. Luebig sursaute et je le vois plonger la main sous son oreiller.
— Déconnez pas, fais-je, ce n’est que moi. Je vous annonce des visites, à la nuit, comme dans le grand jeu… Seulement, ça m’étonnerait qu’il s’agisse du roi de trèfle… Tel que l’enfant se présente, ce serait plutôt des valets de pique…
Il est réveillé pour de bon. Un Luger de fort calibre surmonte son poing droit.
Il saute du lit et va jusqu’à la croisée… Il regarde.
— Ce sont eux, annonce-t-il dans un souffle.
— Les Espagos de Léonora ?
— Oui…
— Vous n’auriez pas un pétard en rab, il y a longtemps que je n’ai pas fait de carton et ça me ferait plaisir de leur souhaiter le bonjour à ma façon…
Il va à un tiroir et me passe un feu à canon long que je ne perds pas de temps à identifier.
— Il y a du monde à l’intérieur ? je questionne.
— Neuf balles.
— Ça ira…
Je bigle par la fenêtre afin de voir où nous en sommes. Les ombres plaquées contre le mur se rapprochent. Elles arrivent au bord du mur d’enceinte, là où la lune tape en plein. Il va falloir qu’elles se montrent.
Hop !
C’est le grand maigre qui vient de traverser cette sorte d’écran blanc. Il est suivi du gorille et du nabot. Le vieux doit rester dans les horizons pour faire le vingt-deux… Voici une quatrième ombre pourtant, je reconnais Léonora. Elle porte un pantalon fuseau et un pull à col roulé.
Elle fait partie de l’expédition punitive, cette chérie… Probable qu’elle aime la castagne. Décidément, elle liquide avant de disparaître.
— Mettez votre oreiller sous les couvertures pour faire croire que vous êtes au lit…
Souple comme un chat, Luebig obéit. Il tord l’oreiller et arrange le lit. On jurerait que quelqu’un repose…
Puis, il vient s’accroupir à mes côtés derrière le dossier d’un canapé situé près de la porte…
Des secondes longues comme des heures s’écoulent. Enfin une ombre s’encastre dans le montant de la lourde. Elle reste immobile un instant, puis s’avance, une autre suit… Il y a là le nabot et le grand maigre… Tous deux s’approchent du lit. Le nabot tient une mitraillette à la main… Il la lève légèrement de façon à ce qu’elle soit à la hauteur de la bosse figurant le corps de Luebig… Et soudain il arrose en éventail… Une volée d’étincelles bleues illuminent un fugace instant la chambre.
Le nabot a un cri sauvage… Le gorille et Léonora entrent en vitesse… La femme court au lit, arrache les couvrantes perforées et à son tour pousse un cri sauvage, mais qui n’est pas de triomphe, celui-là…
Ça doit exciter Luebig, car il choisit cet instant pour balanstiquer la purée. À la snobinarde, qu’il défouraille, le gestapien ! Comme le marquis du Glandard au tir aux pigeons de Saint-Cloud ! Le grand maigre s’abat d’une masse, une olive en plein bol… Le nabot tourne sa seringue vers nous, mais à mon tour je dis bonjour à la dame ! Pff ! Je le plombe dans la poitrine et il se met à gigoter sur la carpette comme une tortue à la renverse… Léonora et le gorille enjambent les dessoudés pour gagner la sortie. Ça presse un peu… Luebig jure, car son arme vient de s’enrayer et moi je rate le gorille d’un poil de chose !
Luebig se rue au tiroir de sa commode. Il doit avoir une drôle de collection de machines à secouer le paletot, je vous promets… Je me rue hors de la chambre à mon tour. Ça chlingue méchant la poudre et on marche dans le raisin !
Presto nous passons dans la grande pièce centrale, nous la traversons et nous allons pour sortir, mais à cet instant, une volée de balles fait sauter des morcifs de plâtre à dix centimètres de nos frimes. Quand il vase de ces trucs-là, vaut mieux attendre que ça se passe, autrement on chipe une migraine qui ne vous lâche pas de l’éternité !
— À genoux ! me dit Luebig…
J’obéis. D’autres rafales passent… Les vaches ont l’air de vouloir tenir un siège… C’est moche… D’autant plus moche que dans les baraques environnantes ça va remuer… D’ici à ce qu’on ait les carabiniers sur le dos, y a pas le Sahara !
Je m’approche de la croisée et je situe l’une des ombres… C’est celle du gorille, sans doute, à son volume… Je vise approximativement et j’envoie quatre prunes par colis postal ! Un cri m’annonce que j’ai fait mouche. Le gros quitte la zone d’ombre en titubant pour se sauver… Luebig le stoppe d’une seule dragée bien placée…
Et voilà que ces carnes remettent le couvert aussi sec. Le vieux a prêté main forte à Léonora. Ils ont deux Thomson (comme les carnets du major) et ils savent s’en servir… Ils sont derrière le mur et ils tirent entre les tuiles qui le somment… Pour les avoir, c’est midi un quart !
— Il n’y a pas une issue de secours ? je demande à Luebig.
— Si, fait-il, mais la porte donne à côté de l’endroit où ils sont…
Merde arabe ! ça se présente mal… Je préférerais être sultan du Maroc que grand bignolon aux Services… malgré que ça ne soit pas une gâche de tout repos !
— Qu’est-ce qu’on fait ?
Ma question ne provoque pas de réponse. Luebig réfléchit en mordillant sa lèvre inférieure. Soudain, il se retourne et crache une praline. Je constate alors avec un frémissement rétrospectif que le nabot avait rampé jusqu’à la porte de la chambre et qu’il s’apprêtait à me cisailler à bout portant.
— Deux fois dans la même nuit, c’est beaucoup, fais-je à l’Allemand, vous me direz ce que je vous dois…
Il ne répond pas…
— Il faudrait en finir, dit-il…
De temps en temps une courte rafale part du mur, nous éclaboussant de plâtre… Nous sommes condamnés à vivre à quatre pattes… Jusqu’à quand ? J’aimerais savoir… Visitez l’Espagne, les gars ! Pays de traditions !
Nous en sommes là de nos emmerdements lorsque ça se met à cracher, au loin… Les rafales de mitraillette s’arrêtent.
— Les carabiniers ? demandé-je à Luebig.
Il a une vilaine grimace approbative…
On entend encore un coup sec… Puis plus rien… Nous sommes sur le qui-vive… Et voilà qu’un mouchoir blanc s’agite au-dessus du mur, non pas à droite, où se trouvaient nos deux mitrailleurs, mais à gauche, soit de l’autre côté de l’entrée. Or, personne n’a traversé cet espace à découvert.
— T’es là, mec ? hurle une voix de stentor…
Je balbutie :
— Bérurier…
— Ne tirez pas, fais-je à Luebig… C’est mon collègue…
— Annonce ta viande, enflé ! crié-je à plein chapeau.
Alors le Gros apparaît. Il tient un pétard fumant en main. Nous nous ruons sur lui.
— T’es tout seul, gars ? je lui demande…
— Oui… Pas besoin d’inviter du monde pour un turbin pareil… Alors on joue au Chemin des Dames sans attendre son petit camarade ?
Je le presse sur mon cœur.
— C’est le bon Dieu qui t’envoie…
— C’est pas le bon Dieu, c’est le Vieux… Tu parles d’une séance chez les Espagos… Polis, note bien… Mais inquisiteurs en diable ! Moi je ne souffrais pas, espérant que tu viendrais me tirer du trou, ton turf fini…
— Je l’ai fait par le Vieux, en lui tubant d’ici…
— Je sais, il me l’a dit…
— Comment, il te l’a dit ?
— Tu le connais ? Il a les bras longs ! Je ne sais pas comment il s’y est pris, toujours est-il que les bignolons espagos m’ont brusquement fait le salut militaire en s’excusant de la méprise. C’était une méprise-party, tu vois…
— Toujours aussi c…, remarqué-je.
— Toujours, fait-il, puisque mon premier soin a été de radiner. Le Vieux m’a téléphoné à la police… Il m’a donné ton adresse en me disant que je ferais bien de te joindre au plus tôt !
— Mon adresse ! dis-je… Comment diantre est-ce possible ?
— Figure-toi qu’il a dû demander d’où venait l’appel, tu le connais ?
Bien sûr que je le connais, ma question est idiote…
— On devrait se bouger, dit Bérurier, cette pistolade a réveillé les populations rurales…
Il regarde Luebig.
— Alors c’est vous ? dit-il.
— M. Bérurier, présenté-je.
L’Allemand a un claquement de talons.
— Très honoré…
— Y a de la viande froide dehors, annonce le Gros… Si vous voulez jeter un coup d’œil…
Nous allons au pied du mur (c’est le cas de le dire). Léonora et le petit vieux sont là, avec chacun une bastos dans le placard. Comme tireur d’élite, Béru se pose là ! Il pulvérise une noisette à dix pas… Seule la femme vit encore… Mais c’est du peu au jus… Un vilain gargouillement s’échappe de sa gorge et ses yeux se révulsent…
Je me penche sur elle.
Elle a un frémissement. Sans doute croit-elle voir un fantôme, déjà… Elle doit se dire que l’au-delà est bien mal famé !
Un hoquet, plus rien, je viens de la finir à la surprise…
— Fissa ! dis-je… Sortez votre bolide, Luebig…
— Sortez-le, dit-il, moi j’ai certains documents à prendre…
Il se rue dans la baraque tandis que je fonce au garage pour y cueillir la tire… Je suis toujours en robe de chambre avec les nougats dans des espadrilles.
— Va chercher mes fringues dans la salle, dis-je à Bérurier. Tu peux pas te gourrer, ce sont les mouillées… Je me loquerai en cours de route !
Il obtempère.
Cette Mercedes, c’est un vrai bijou. Il n’est pas encore faucheman, Luebig, pour se payer des carrosses de cet acabit. Je tourne la clé de contact et le moteur vrombit… Il y a une explosion, puis il tourne rond… J’embraye et je sors dans le patio…
Béru sort de la maison en courant…
Il tient mes fringues sous le bras.
— Tu n’es pas venu en voiture ? je questionne.
— Si, mais ce sont les poulardins qui m’ont véhiculé ; ils sont repartis.
— Il arrive, Luebig…
— Non, démarre…
— Qu’est-ce que tu débloques, on ne va pas le laisser ici…
Alors le Gros me regarde de son œil valide. Sa bonne bouille contusionnée semble infiniment triste.
— On n’a pas besoin de charrier un macchab, San-A. !
— Quoi ?
— Il est clamsé, je viens d’y filer une prune dans la coiffe !
La rage me noue la gorge. Je chope le Gros par sa veste !
— Fumier ! C’est pas vrai, t’as pas fait ça ! Dis, t’as pas fait ça ! Un mec qui m’avait sauvé deux fois la vie dans la même nuit…
— C’était l’ordre, San-A. !
— L’ordre, sombre corniaud ! Mais cette nuit le Vieux m’a dit de le ramener à Pantruche !
— Il t’a dit ça pour ne pas te forcer à buter un mec à qui tu devais tes os… Il m’a téléphoné exprès chez les bourres de Barcelone pour me dire de refroidir Luebig avant de partir !
Je suis abasourdi… Des mecs en limace apparaissent, çà et là…
— Décarre, bon Dieu ! grogne Bérurier, j’ai pas envie de me faire emballer encore une fois… On passe à l’Arycasa cueillir nos bagages et on fonce à l’aéroport, l’avion décolle à sept heures du mat !
Avec des gestes mécaniques je démarre. Nous tanguons un peu sur le sentier sableux, puis nous arrivons à l’autoroute… Là-bas, sur la mer, l’aube se lève… Un magnifique rougeoiement !
Je sens ma vue brouillée par des larmes. Béru, sans me regarder, murmure :
— Tu ne vas pas chiâler, non ?
— Le Vieux a eu tort : Luebig pouvait nous être utile… Il paraît qu’il avait des déclarations…
Le Gros m’interrompt.
— Le Vieux n’a jamais tort, tu le sais… Quand il décide quelque chose, surtout quelque chose de grave, c’est qu’il a tout pesé. Voilà pourquoi on peut lui obéir : il est comme le pape, ce mec, infaillible !
— Mes fesses !
— Si ! Et puis écoute ; les types comme Luebig ne sont jamais utiles, c’est pas vrai, Tonio, c’est pas vrai !
Je balbutie :
— Comment… comment as-tu fait ?
— Oh, je ne lui ai pas joué Marthe Richard au service de la France ! Il était accroupi devant une commode ; je lui ai tiré une bastos dans la nuque… Il ne s’est pas encore aperçu qu’il est mort !
Sa grosse patte se pose sur moi.
— Que veux-tu, mec, on fait un métier idiot !
— C’est vrai…
Je regarde l’horizon. Le ciel est d’une pureté infinie, mais on dirait qu’il y a du sang sur la mer !