San-Antonio Fais pas dans le porno… une œuvre exceptionnelle et néanmoins bon marché

A Camille DUTOURD

de l’Académie française par alliance,

avec la tendresse de l’imbicornable

San-A.

PREMIÈRE PARTIE VOYAGE AU BOUT DE L’HORREUR

LE SCÉNARIO

Une pièce de séjour dans un immeuble bourgeois. C’est cossu, moelleux, traditionnel.

Monsieur Lagrosse (45 ans environ) lit son journal devant la cheminée.

Son épouse, Nathalie (la quarantaine), enfile la veste de son tailleur Chanel.

Martine, la jeune soubrette, vêtue en femme de chambre de comédie, entre, portant le plateau du café.


NATHALIE (à Martine):

Je n’en prendrai pas. J’ai rendez-vous avec mon dentiste et je suis en retard.


Elle va déposer un baiser distrait sur le front de son époux.


NATHALIE:

Au revoir, Georges; tu seras là pour le dîner?


GEORGES (sans cesser de lire):

Bien sûr.


Nathalie prend son sac à main sur un meuble et gagne la porte.


MARTINE:

Au revoir, Madame.


NATHALIE:

Vous n’oublierez pas de passer chez le teinturier prendre mon ensemble de soie bleu.


MARTINE:

Non, Madame.


Elle s’empare d’une soucoupe munie de sa tasse et va la présenter à M. Lagrosse.


MARTINE:

Votre café, Monsieur.


Lagrosse laisse tomber un côté du journal et s’empare de la tasse.


MARTINE:

Je remplis?


LAGROSSE:

A ras bord, j’ai besoin d’un coup de fouet.


La soubrette verse le café, trop généreusement puisque le liquide brun déborde et ruisselle sur le pantalon de son patron.


LAGROSSE:

Vous ne pouvez pas faire attention, idiote!


MARTINE:

Je vous demande pardon, Monsieur! Ne bougez pas!


Elle va reposer la cafetière sur le plateau et sort précipitamment pour revenir aussitôt avec une serviette humectée.


MARTINE:

Vous permettez?


La jeune fille s’agenouille auprès de Lagrosse et se met à fourbir avec une savante énergie la tache située dans la région de la braguette.


MARTINE:

Ça part, Monsieur…


LAGROSSE (d’une voix changée):

Moi aussi!

(un temps, il ferme à demi les yeux)

Vous avez vu, un peu, l’effet que vous me faites?


Effectivement, une protubérance significative dilate son pantalon au point de frottement.


MARTINE (stupéfaite):

Ah! ben ça, alors!


LAGROSSE (parti, en effet):

Continue, continue!


MARTINE:

Mais qu’est-ce qui vous arrive?


Lagrosse extrait de ses frusques un sexe surdimensionné. Martine a un mouvement de recul devant l’énormité de l’appareil.


MARTINE:

Ça existe, un membre pareil!


LAGROSSE:

La preuve! Allez, occupe-t’en, petite salope! Ne me laisse pas en panne!


MARTINE (pleurant):

Pourquoi que vous me traitez de salope! Je suis une honnête fille!


LAGROSSE:

C’est une maladie dont on guérit vite! Tu vas me déguster, oui ou merde!


Résignée, la petite bonne prend l’objet dans sa bouche sans cesser de pleurer.


LAGROSSE:

Pleure pas la bouche pleine, tu vas t’étouffer!


Elle essaie de se justifier, mais ses moyens d’élocution sont trop perturbés pour qu’elle puisse s’exprimer distinctement, aussi renonce-t-elle pour se consacrer à sa tâche.

Lagrosse y prend un plaisir extrême. Il se renverse le plus possible dans son fauteuil en émettant des râles de plaisir.

Au plus fort de son bonheur, la porte s’ouvre et Nathalie réapparaît.


NATHALIE (dans le mouvement):

J’avais oublié mon…


Elle reste coite devant le spectacle.

La petite bonne interrompt sa fellation.


MARTINE:

Madame! C’est… Je…


Nathalie sourit et s’avance.


NATHALIE:

Ne vous dérangez pas pour moi, ma fille! Continuez, le tableau est charmant.


Résignée, Martine retourne à son occupation. Les gémissements de Lagrosse vont crescendo. Nathalie s’approche de la soubrette et lui retrousse sa robe noire, découvrant un adorable slip blanc arachnéen, des bas et un porte-jarretelles noirs, le tout mettant en valeur un exquis fessier.


NATHALIE (troublée):

Et elle met des porte-jarretelles! C’est délicieux!


Elle s’agenouille derrière la petite bonne et…

FAIS PAS DANS LE SENSIBLE!

Ecœuré, je balance le scénario sur la moquette.

— Ça te plaît pas? s’étonne Toinet.

— Où as-tu trouvé cette saleté?

— C’t’un type qui me l’a donnée à lire; t’as tort de pas aller plus loin: ça devient pilpatant. La patronne fait minouche à la bonne, seulement voilà que deux déménageurs arrivent pour livrer un piano, et alors ça tourne cosaque; magine-toi qu’ils plongent dans la mêlée avec des gourdins gros comme le bras; bientôt, on n’sait plus qui est qui. La vieille concierge se pointe, alertée par le chahut. La partouze l’excite comme une folle et la brave Mâme Michu se fait un doigt de cour… Et puis…

— Ça suffit! hurlé-je.

Surpris par la violence de mon éclat, le garnement reste bouche bée.

— Dis, Antoine, tu vas pas chiquer les pères-la-pudeur, avec toutes les conneries que t’écris! finit-il par articuler.

— Je fais dans le gaulois, pas dans le porno, môme; si la nuance t’échappe, je te l’expliquerai. Quel âge as-tu?

— Bientôt douze balais!

— Et tu lis des insanités pareilles!

— Ben quoi, c’est marrant. Note que je pige pas tout…

— Ah! bon, me rassuré-je. Par exemple, qu’est-ce que tu n’as pas compris?

— Simplement le mot fellation; pour le reste ça a joué.

— Qui t’a prêté ce truc immonde?

— Un type, je te dis. Paraît qu’il est scénarien et il écrit des sujets de films «X». Moi, franchement, je le trouve doué.

— Où l’as-tu connu?

— Place de l’Eglise, là qu’on va jouer avec les copains le mercredi aprème. Il est assis sur un banc. Souvent il nous parle. Moi, il m’a pris à la chouette, c’est à cause qu’il m’a prêté son scénar.

— Il n’a jamais essayé de t’entraîner chez lui… ou ailleurs?

— Non, jamais.

— Il vous parle, mais pour vous dire quoi?

— Il nous demande comment ça marche l’école, si on est forts en dissertes, si on a des bonnes amies et si on les touche; des conversations ordinaires, quoi!

— Et pourquoi t’a-t-il passé ce scénario?

— Pour me montrer le genre de films qu’il écrit.

— Tu dois le lui rendre quand?

— C’t’aprème, puisqu’on est mercredi.

— S’il te proposait d’aller avec lui pour acheter des gâteaux ou je ne sais quoi, tu le suivrais?

Toinet me considère avec commisération.

— T’sais bien que non, Antoine, à force que vous me rabâchiez de jamais suiv’ personne, m’man et toi, ce serait malheureux. Et pourtant, tu vois, c’t’un type sympa; tu le connaîtrais, t’aurais confiance.

— Peut-être, admets-je évasivement.

Pour le connaître, je vais le connaître, ce sale coco!

Je me promets, pour commencer, de lui faire manger ses dents, qu’elles soient vraies ou fausses; ensuite on discutera à baston rompu.


Comme le môme reconnaîtrait ma chignole, je la laisse dans ce que Béru appelle «une rue agaçante», et c’est à pinces que je gagne la place de l’Eglise (en anglais The Church Place).

Mon aspect est un peu modifié, histoire de ne pas attirer l’attention du gars Toinet. J’ai sorti de la grosse garde-robe reliquaire du grenier un pardessus de feu papa, forme sac, en tissu pelucheux à carreaux qui me fait ressembler à un lampadaire car il est très large et très court. Une casquette tirée du même endroit sacré, dont la visière me dévale jusqu’aux sourcils; et, pour finir, des lunettes à petite monture de fer et aux verres bleutés.

Ainsi affublé, il serait surprenant que notre adopté me retapisse, surtout pris comme il l’est par l’excitation du jeu.

De loin, je capte un plan général de la place. L’église très «Ile-de-France-Utrillo», dans le fond. Les petits immeubles de meulière occupant les trois autres côtés. Et puis, la place elle-même, avec une demi-douzaine de platanes et quatre bancs. La municipalité a aménagé une «aire de jeux» composée d’un tas de sable truffé de merdes de chiens et d’un toboggan de ciment bleu, vachement écaillé. Malgré la vingtaine de gosses en train de jouer, l’ensemble demeure paisible. L’un des derniers coins de la banlieue de jadis. Presque une carte postale qui n’en finit pas de devenir pâle et grisâtre sur fond de buildings vitreux à carcasses métalliques.

Je prends place sur le banc le plus éloigné des mômes, sors un magazine de ma fouille et fais mine de le lire après avoir percé un trou en son milieu. Toinet a posé le manuscrit de son «scénariste» sur le banc avoisinant le tas de sable, ainsi que son blouson et son cache-nez. La bande donne un remake de Il était une fois la Révolution. Un feu nourri crépite et des chariots attelés de chevaux fous passent à travers la mitraille, pareils à des chars romains héroïquement drivés par des postillons indifférents aux balles.

C’est beau. Les morts tombent. Puis, pas si morts que ça, se relèvent pour reprendre le combat. Toinet est gravement touché par la chevrotine d’un perfide qui vient de lui défourailler dans le dos, le salaud! Il s’effondre dans le sable, tentant encore de dégainer son Colt dans un superbe effort de volonté.

Mais une douce infirmière, qui n’a pas peur des mouches à merde tournoyant au-dessus des étrons épars, vole au secours du héros, sa trousse à la main! Elle crache sur un Kleenex pour désinfecter les horribles plaies du blessé. Celui-ci se laisse panser sans broncher. S’il faut lui couper la jambe, le bras, le thorax, la tête ou la zézette, eh bien soit! Mais faites vite! Le courage, ça n’attend pas. Il serre les dents et glisse sa main d’agonisant entre les jambes de l’infirmière, manière d’aller toucher sa chattounette. Toujours mettre à profit les circonstances. Une occasion négligée, et c’est un morceau de ton destin qui s’effrite.

L’intrépide jeune fille de dix ans ne le rebuffe pas, sachant bien que les derniers désirs d’un mourant sont sacrés.

Juste quand il cherche à enfoncer son médius, elle dit que «Fais gaffe de pas m’écorcher!».

Il objecte qu’on lui a coupé les ongles samedi soir. Alors, elle opère sans se soucier du sang qui bouillonne. Ça y est! Voilà l’éclat d’obus! Regarde! Une capsule de Badoit! T’as ça dans le ventre, ça te gêne pour manger ton quatre-heures, espère!

Elle est bousculée par un cheval emballé, celui du capitaine O’Conor mort sur sa bête et qui demeure en selle, le buste pendant, retenu par les étriers, moi je crois? L’infirmière s’abat sur son blessé. Il lui biche les meules, vite fait.

Et c’est juste à ce moment qu’un gars prend place sur le banc où Toinet a laissé ses effets.

Notre garnement l’aperçoit, surmonte son agonie, dégage son doigt du frifri de l’infirmière, le respire un petit coup, machinalement; puis se redresse et s’écarte du champ de bataille pour rejoindre l’arrivant. Les deux se mettent à discutailler. Toinet rend son script cochon au triste sire; lequel, en échange, lui remet un opuscule illustré. Je sors mon stylo-jumelle d’approche pour mater la brochure. Grossissement: vingt fois. La couverture représente un athlète nu.

L’Antonio se lève et se met en marche, non pas en coupant droit, mais en contournant la place de façon à se pointer par-derrière. Toinet et son grand pote y vont de la menteuse à fond la bave.

Tant tellement que je me la radine sans qu’ils m’eussent subodoré. L’homme est relativement jeune: trente-cinq ans environ. Il porte un imperméable vert à épaulettes. Il est nu-tête. Brun, la chevelure abondante, sur la nuque ça forme comme un début de natte. Il a le bras allongé sur le dossier du banc et, du bout des doigts, caresse le cou de Toinet. Pris par leur converse, le môme ne se gaffe pas de l’attouchement.

Et mézigue, tu verrais ça: un vrai velours.

Cliiinc!

Le gars retire vivement son bras et, ahuri, regarde la paire de menottes qui se balance à son poignet. Il bondit, mais messire Moi-même, je l’abasourdis d’un chtare démoniaque sur l’oreille. Un taquet aussi monumental, t’en restes sourdingue pendant dix minutes, avec des vertiges mutins, voire des chandelles romaines dans les vasistas.

Je profite de son semi-K.-O. pour lui assurer le deuxième bracelet au second poignet.

— Antoine! T’es dingue! s’exclame notre adopté en me reconnaissant enfin.

— Va rejoindre tes potes, môme!

— Mais…

— File, si tu ne veux pas que je te satonne les noix!

Il se décide. La revue que lui a remise son «copain» reste sur le banc. Je m’assois auprès du gars et me mets à la feuilleter. Dedans, on ne trouve que des malabars à frimes pédoques. Des grands blonds sur des motos époustouflantes. Il y a une monstre échancrure dans leur bénouze de cuir et leur sexe s’étale sur le réservoir de la moto. C’est très ornemental.

Je roule la revue pour la glisser dans ma poche.

— On y va? fais-je au mec.

Il pousse une triste frite, l’artiste. Peau blafarde, avec une barbe de quatre ou cinq jours. Le regard fiévreux, les cils farineux, des plis de chaque côté de la bouche.

Je le soulève par le colback et lui imprime l’impulsion de départ d’un coup de genou au bas du dos.


Nous n’échangeons aucune syllabe pendant le long parcours qui nous conduit à la Grande Taule. Mon prisonnier semble résigné à son sort. Il se tient immobile à la place passager, le dos contre la portière, la tête basse, rentrée dans ses épaules.

J’emprunte la voie sur berge. A un moment donné, alors que je me trouve à la hauteur de Grenelle, ça se met à bouchonner. Je ronge le frein de mon mal en patience en attendant la bienheureuse fluidification. De plus en plus, Paname a besoin de se mettre aux anticoagulants.

Ai-je raison d’embastiller ce tordu? Une belle avoinée n’aurait-elle pas suffi à lui calmer les perversités?

Mais les bas instincts sont accrochés à nous et nous accompagnent partout. Où que tu ailles, tu trimbales tes vices et tes misères. Tu peux frapper un salaud: tu lui casseras peut-être le nez, mais tu ne le guériras pas de sa saloperie.

Si je réfléchis, ce qui me chauffe à blanc contre ce minable, c’est qu’il s’en soit pris à Toinet, mon un peu fils. Quand tu es concerné par les vilenies d’un individu, elles te semblent beaucoup plus graves que lorsque ce sont les autres qui les subissent.

Toujours paré pour se tricoter des bouts de philosophie, l’Antonio comme tu le vois. La belle gamberge prête à sortir de son étui. Je dégaine fulgurant de la pensée, ma pomme. Le cove-bois du prêt-à-méditer, faut conviendre. C’est mon style, quoi.

Voilà que ça refluidifie un brin; je donne de l’accélérateur. Juste comme, la portière du satyre s’ouvre et il choit à la renverse sur la chaussée. Je freine en catastrophe. Un choc! Le zozo qui me suit en drivant une Pigeot vient de m’embugner. Il descend en râlant! Moi de même, mais je ne prends garde qu’à mon prisonnier. Il n’a pas eu de bol, le suborneur de petits garçons, car non seulement il s’est éclaté la coquille sur la chaussée, mais en outre une fourgonnette des P. & T. vient de lui passer dessus.

C’est la monstre pagaille. L’enlisement brusque. Comme chaque fois, les cons de derrière klaxonnent à couffins utiles, espérant que leur trompette d’Aïda va débloquer la mêlée.

Le pigeotiste n’en a que pour sa calandre défoncée. Il trépigne que c’est ma faute. Le gars ensanglanté à côté de ses roues, il en a rien à cirer. Ici, c’est malheur aux vingt culs. T’avais qu’à tirer ta gueule ailleurs! T’es crevé? Tant mieux! Ça va faire une carte d’électeur de moins à nourrir!

Et justement, crevé il l’est, l’homme des scénarios pornos. Déjà d’un blanc crayeux qui ne trompe pas. La manière qu’il garde les lampions entrouverts et fixes, bonsoir les copains! Je palpe sa poitrine pour confirmation. Naze!

Merde! Pour lors, un sentiment de culpabilité me grimpe le long des montants. De l’autre côté de la Seine, la tour Eiffel semble me tourner le dos, écœurée. Ses antennes berlusconesques sont plantées dans la ouate sale.

Je reviens à ma tire pour décrocher mon biniou et réclamer de l’aide. Va falloir rétablir la circulation dare-dare. Et puis embarquer «mon mort». Car c’est le mien, t’admets? Sans mon intervention, il serait encore sur la place de l’Eglise, à montrer des grosses bites de play-boys motorisés à Toinet. Pourquoi s’est-il jeté hors de la voiture? Ma portière ne s’est pas ouverte toute seule; c’est lui qui, en loucédé, l’a actionnée. Voilà pourquoi il se tenait bizarrement penché en avant: il voulait me cacher le déplacement de ses mains entravées. Qu’espérait-il en se jetant en arrière sur la voie de roulement? Se sauver? Avec les poucettes aux poignets, il ne pouvait courir vite. Non, y a du suicide dans cet acte. Il s’est élancé comme on se défenestre, sans s’occuper du flot de voitures qui déferlaient parallèlement à nous.

Je le contemple, lové au creux de son mystère, avec son regard éteint, sa bouche ouverte sur un ultime cri.


Le préposé de la morgue réceptionne la viande froide avec l’indifférence qu’engendre l’habitude. Les macchabées, cézigue, il en tripote à longueur d’année. Pour lui, un mort cesse d’être un homme pour devenir une matière inerte à répertorier.

Dans l’éclairage désastreux de la salle carrelée, il dessape le gars avec dextérité; le met nu comme un ver. Les fringues s’accumoncellent sur une table roulante garée près de celle où gît le corps. L’imper d’abord. Il vide ses poches et dépose sa provende dans une espèce de corbeille métallique accrochée à la table. Ensuite, le veston, puis les chaussures, le pantalon, le slip, les chaussettes, la chemise, le foulard. Voici encore une chaîne d’or à laquelle est fixée une médaille pieuse.

Devant ce triste spectacle, mon cœur se serre de plus en plus. Une main d’ogre me broie la gorge. Putain de merde, il vivait! Il convoitait un petit garçon. Et moi, la bonne conscience brandie, de me jeter sur lui au nom de la morale, des bonnes mœurs, de ma fausse paternité bafouée! Au nom de la société miséreuse que, paraît-il, je suis payé pour défendre!

Il vivait! Il est mort! On le dépèce comme un mouton équarri. On lui arrache les peaux de la civilisation qui couvraient ses pulsions. Le voilà à poil, comme à sa naissance ou comme quand il faisait l’amour ou prenait un bain. Il va plonger dans le bain de la mort. Ne refera pas surface. C’est fi-ni!

J’avance jusqu’à la corbeille métallique et y prends son portefeuille de croco noir. Il faut au moins que je sache le nom de ma victime! Tu ne peux pas laisser les gars que tu pousses au suicide dans l’anonymat, ce serait trop confortable pour ta conscience. Une laide entourloupe à la Ponce Pilate.

Quoi de plus désespérant que les papiers d’un défunt? Ces documents désormais inutiles deviennent tragiquement dérisoires: «René-Louis BLÉROT, né à Versailles, le 5/02/56. Profession: homme de lettres. Demeurant 287 rue de Rennes. PARIS.»

Je note ces renseignements sur mon flic calepin. Explore ce que contiennent encore les compartiments du portefeuille. Un carnet de timbres-poste, un carnet de tickets de métro. Une vieille lettre jaunie, dont les pliures font des trous et qui commence, en caractères pâlis et avec une écriture penchée, par «Mon cher fils»… Je la remets dans le portefeuille sans la lire.

Dans la poche principale se trouvent une quantité de «notes» jetées en hâte sur des coins de nappes en papier ou des marges de journaux. Car c’est vrai: il était «homme de lettres», René-Louis Blérot. Je n’ai jamais entendu parler de lui, mais, tu sais, des écrivains, j’en manque.

Je cueille l’une des «pensées» de mon mort. «Vous savez ce que c’est que de ne rien faire? C’est faire un tas de choses.»

Pertinent!

Pour finir, je déniche sept cent trente francs et deux cartes de visite plus très fraîches portant ses nom et adresse.

Le morgueman en a terminé avec le nouveau venu. Il hèle un de ses collègues et ces deux messieurs déposent René-Louis dans un grand bac de zinc sorti d’une chambre froide murale dans laquelle ils l’enfournent aussitôt.

Voilà, terminé! Au suivant.

Le suivant se pointe sans plus attendre: un vieillard défunté d’une crise cardiaque sur la voie publique. La vie est mouvance.


Bérurier narre.

Il explique ses pets au gibier chez le notaire de Saint-Locdu-le-Vieux où il est allé percevoir son fermage annuel, ayant donné le domaine héréditaire à cultiver à un plouc du coin.

Maître Dalloz, sensible au fait que ce glorieux enfant du pays avait été ministre, l’a convié à prendre un verre de Verveine liqueur chez lui. Et je laisse la parole au Gravos:

— Au r’pas d’à midi, j’avais clapé entre z’aut’ choses un civet d’liève dur’ment faisandé. Le bougre, ses os te restaient dans les doigts tell’ment que la barbaque filandrait. T’aurais r’niflé c’fumet, mon pote, t’t’s’rais cru à la mise à jour d’un charnier. En allant chez l’notaire, ça m’tracassait la boyasse. Dans l’étude, j’arrive à m’contiendre, mais c’est dans son salon qu’j’ai craqué. Y m’vient une louise que, tout c’que j’pouvais faire, c’tait d’la rend’ silencieuse. L’moelleux du fauteuil, ça m’aidait à assourdir, faut conviendre. J’y vais d’mon dégagement, que, Seigneur Dieu, quelle calamitas! Une odeur comme jamais, Antoine! La pure abominance. De quoi filer la gerbe à une armée d’rats d’égout! La femme au notaire, c’est une vieille peau d’la haute: ch’veux bleutés, ruban d’velours autour du gloitre, face à face-à-main; tout le chenil! J’m’dis: «Béru, t’v’là déconsidérationné à vie». Mais juste à c’t’instant, qu’asperge sur l’fauteuil d’à côté d’moi? Un p’tit klébar à la con, tout mignard, style nouillorkchaire, av’c le kiki rose dans c’qui y sert d’tifs. Aussitôt je m’penche sur lui et j’écrie: «Eh bien, y nous en balance des bioutifouls, le mignon fripon. Qu’est-ce y l’a pu manger pour fouetter d’la sorte, Azor? Y s’s’rait pas dégusté un’pie crevée, des fois? Ou bien un’souris en pleine composition, j’pariererais!

«V’là les notaires morts d’honte. Qu’esclament comme quoi, l’paysan d’à côté fait rien qu’à laisser traîner des déchets inavouables que leur loulou s’empresse de mastéguer quand il sort faire son angélique pissou. La notaresse cramponne le cador-fanfreluche et le virgule au jardin. Bon, l’incendie est clos. Quand voilàlà-t-il pas qu’y m’arrive une nouvelle vague. Autant en apporte l’auvent, mon pote! Une complète Berezina. Moi, affolé, j’me chapitre à outrance. J’m’exode! Me supplille. Je m’prends aux parties. Me parle les yeux dans les yeux. «Alexandre-Benoît, t’as utilisé ton joker; doré de l’avant, tu n’peux plus t’permett’d’loufer. Si tu largues c’nouveau pet, t’es banni à vie d’chez l’notaire!» Et d’me coincer la nusse, d’m’la rend’ étanche comme si ça s’rait le couverc’d’un sous-marin! S’l’ment l’homme propose et le trou du cul dispose! Un vent de force 5, c’est pis qu’la toux. Tu peux pas l’réprimander. Quand y veut aller vive sa vie, faut qu’il aille. J’en bichais mal au cœur d’à force de me coincer l’fion. L’impression comme quoi j’allais mourir, en tout cas fulgurer dans mon bénoche.

«Et là, alors, viens pas m’dire qu’la Providence existe pas, je te croiererais pas, Tonio. Juste à l’instant que j’allais larguer les calamars, qu’est-ce j’vois? Le toutou qui gratte à la porte-fenêt’! «Permettassiez, j’écrie en bondissant, y m’fend l’cœur, c’t’amour.» Et j’l’ouv’. Y n’était qu’temps, ma nuée ardente a déferlé su’l’salon. Tous les trois, on a égosillé que, décidément, fallait qu’y soye malade, Loloche, pour continuer à nous empoisonner pareillement. L’notaire a téléphoné au véto de Vaux-le-Gaillard, et moi je leur ai pris congé rapidos d’un air dégoûté; que mercille beaucoup pou’la Verveine; ell’n’était point d’trop, vu les monstres gerbes qui vous prenaient chez eux!»

Bérurier rit immense.

Il se tord un peu en biais comme s’il entendait placer un échantillon de ses bulles puantes. Mais le souffle lui manque et il sursoit à ce projet.

— J’eusse aimé t’montrer, par curieusité, me déclare-t-il d’un ton marri, mais j’sus en cale sèche.

— Ce sera pour une autre fois, le rassuré-je. Avec toi, on n’attend jamais très longtemps ce genre de performance.

— C’est vrai, il admet. J’sus sûr qu’si je boirais une p’tite bière, j’redeviendrais performant.

Puis, changeant de converse avec ces sautes d’humeur qui lui sont familières:

— T’as pas l’air joyce, mec. Peines d’cœur?

— Non; mais je crois bien que j’ai tué un homme.

Il hausse les épaules.

— C’est des choses qu’arrivent. Tout l’monde peuvent pas êt’ moine et passer sa vie en prières. Ce gus, tu l’as repassé au soufflant, en bagnole, à la dérouille?

Je lui raconte l’affaire du petit Toinet et de son sadique.

Le Vigoureux serre ses deux grands poings de bœuf marqués de roux.

— C’est ça qu’t’appelles tuer un homme! Hé dis, t’s’rais pas en manque d’couilles, ces temps? J’eusse été à ta place, le gars, j’en faisais un hamburger!

Je vais à la fenêtre. On voit la Seine, façon carte postale. Elle fait plus vieux que son âge, aujourd’hui. Quand un glandu vient pas empaqueter ses ponts pour épater le touriste, elle redevient lutécienne, la chérie. Un bateau-mouche, blanc et plein de vitrures, passe avec son chargement de tordus. Je perçois la voix dans le haut-jacteur qui annonce:

«Sur notre gauche, méhames, messieurs, la Préfecture de Police que les Enquêtes du Commissaire Maigret ont rendue célèbre dans mon dentier!»

Elle pourrait ajouter: «Et à cette fenêtre, la silhouette du commissaire Santantonio (ils mettent tous un «t» à mon San) qui s’emploie à fond pour que les maris ne soient pas, le soir venu, harcelés par leurs épouses…»

— Dis voir, Gros, tu viens avec moi?

— Où-ce?

— Chez le sadique de Toinet. Il a peut-être de la famille qu’on devrait prévenir.

Le Bonhomme Lalune ricane.

— Toi et ta conscience, vous m’faites une sacrée paire de zozos! T’as tout pour d’venir un vrai battant, mec, mais les escrupules te minent; c’est pourtant facile à viv’la vie, non?

— Cela dépend pour qui, Gros.

— Tu d’vrais t’marida et avoir un bébé, comme nous. Apollon-Jules, c’est fou c’qu’y nous remplit l’existence, moi et Berthe. Même qu’il soye en pension chez toi, la vie est changée d’puis qu’y s’est pointé, c’tordu!


Rue de Rennes.

«La concierge est dans l’escalier», annonce le fatidique panneau. Peut-être, mais pas dans celui de l’immeuble. Toujours est-il qu’on grimpe jusqu’au cinquième puisque, selon le tableau des locataires, c’est à cet étage que créchait René-Louis Blérot.

L’immeuble est ancien, pas mal tenu, avec des plantes en pot entre chaque étage, sur des petits bancs de bois blanc.

Au cinquième, deux portes. Devant l’une d’elles, un paillasson de luxe porte le monogramme «F G»; ces initiales ne concernant apparemment pas René-Louis Blérot, c’est donc à l’autre que je sonne. Personne ne répond. J’y vais d’un récital complet de ta tagadagada tsoin tsoin, tout aussi inefficace.

Bérurier lève un regard glauque sur ma perplexité.

— Y d’vait exister seul, ton gazier, tu voyes?

J’opine.

— On se casse?

J’acquiesce.

Redescends un étage. Et le fichtre-foutre me chope comme une envie de baiser quand tu voyages en chemin de fer.

Me voilà qui remonte l’escadrin six à six. Je suis à nouveau devant la porte sans que Sa Majesté n’ait bronché sa masse prépondérante.

Sésame, ouvre-moi!

Trois serrures! Des coriaces. L’air de rien, mais qui ne se laissent pas tutoyer facilement. J’escrime dessus avec mon bistinguet farceur. Y en a une, charogne, qui rétive salement. Qu’un instant je crois devoir renoncer, et puis je m’aperçois qu’elle a été posée à l’envers, et que plus je tentais de l’ouvrir, plus je la fermais.

Ouf! nous voici dans l’apparte.

Bon appartement.

Chaud.

Bonaparte Manchot! (air connu dans toutes les maternelles de France et limitrophes).

Le classique couloir pourvu de lambris, avec, jusqu’à mi-hauteur, de la tapisserie fanée, à rayures verdâtres. Une double porte vitrée face à l’entrée, la cuisine et les chiottes à droite, les chambres à gauche.

On commence par le séjour. Des pièces commak, j’en ai fréquenté des chiées, voire même davantage. Le mobilier Louis-Philippard, les napperons troués, la cheminée de marbre avec sa pendulette baveuse. Les tableaux plus pompiers que la caserne Champerret. Les rideaux à grosses mailles ornés d’un médaillon représentant des amours joufflus comme le cul de Béru. Le parquet ciré. Le piano droit, noir, funèbre, flanqué de deux porte-bougies de bronze. Probable qu’il est né dans ce logis, René-Louis le sadique. Il a fait ses devoirs sur la table ovale maintenant surchargée de rames de papier, de manuscrits, de stylos et d’une machine à écrire fatiguée. Je vais feuilleter la paperasse. Suis vite renseigné: littérature érotique à haute tension. Les Papesses du Vice, roman de Raoul-Léon Bloirat (chacun prend le pseudonyme qu’il trouve). Plus de carottes pour Sœur Mathilde (scénario). Les cinq violeurs de Miss Simson (scénario). Dépravation (poèmes). Enfonce, Alphonse (comédie burlesque). Je jouis! (souvenirs d’un sadique)…

Passablement écœuré, j’abandonne l’œuvre misérable de «ma» victime pour continuer mes investigations. Nous larguons le séjour afin de visiter les deux chambres.

L’une est en ordre et baigne dans l’obscurité. «Chambre des parents morts», me dis-je. Le lit haut sur pattes, le crucifix d’ébène, avec sa branchette de buis jauni, la commode, le fauteuil, les descentes de lit. Des photos passées dans des cadres hors d’âge: papa, maman, René-Louis en communiant. Plus un officier d’avant Quatorze, les deux mains sur le pommeau de son épée, l’œil sévère, la moustache tressée, avec une attitude à aller mourir pour la France. Plus petit-bourgeois que cet intérieur, tu meurs. Une odeur douceâtre de vies révolues et de souvenirs vieillissants picote le nez.

— Putain! Ce bordel! s’écrie Alexandre-Benoît qui, impatient, en est déjà à la seconde chambre.

Je l’y rejoins. Le désordre du lieu tranche durement avec la netteté de la pièce que je viens de quitter.

Le mot bordel est faible pour le qualifier, tant il est indescriptible. Les draps du lit-cage sont d’une saleté effroyable, avec des taches en relief, des trous et un fond gris-brun jamais vu.

Une gigantesque garde-robe de noyer occupe un bon quart du local. Une table ancienne, des chaises, des appareils de stéréo: baffles, accrochés dans tous les angles. Des photos punaisées aux murs qui toutes représentent des garçons nus aux sexes vigoureux et en flatteuses postures. Scènes de sodomie, champêtres bien souvent. Beaucoup de motos encore (marque de virilité dépassée).

— Y f’sait en plein dans l’porno, ton zèbre, ricane le Ballonné.

Je ne réponds pas car je suis tombé en arrêt devant un gros crochet scellé dans la cloison, crochet auquel sont fixées des chaînes pourvues de cadenas.

— Qu’est-ce tu mates, l’artiss?

Je lui désigne «l’installation».

— Ça m’fait songer à un instrument d’supplice, note le Sagace.

— C’en est un.

Un grand rectangle de moquette a été placé sous «l’appareil». Et la moquette sombre se trouve crépie de taches plus sombres encore.

— Tu croives qu’y s’payait des séances de flagellance?

— Sans doute!

Sa Majesté me désigne la fenêtre aveuglée d’épais rideaux noirs molletonnés.

— J’ai idée qu’il a dû s’en passer des sévères dans cette turne. Et pis, tu m’renif c’t’odeur?

Il est exact que ça fouette dans la chambre. Pas seulement le confiné et la crasse, les remugles qui nous agressent de plus en plus fortement ont des sources inquiétantes.

— T’as encore noté quéqu’chose, grand? questionne le Ventru. Les murs! Vise: y sont garnis de panneaux à trous, kif que dans les cabines téléphoniques. Comme on a peint par-dessus et collé des flopées de photos, on n’s’en rend compte que quand t’est-ce on possède une intelligence au-dessus d’la moilienne.

Il noue ses deux mains de pianiste sur hauts-fourneaux devant sa braguette surpeuplée, en une attitude de recueillement, telle celle qu’on adopte d’instinct en des solennités.

— J’imagine le topo, murmure-t-il. Les rideaux tirés, la zizique à plein galure; et le gars qui manie le fouet pour prend’son fade. Les victimes pouvaient gueuler leur soûl, avec l’insonotorisation et la stéréotypie, les voisins n’entendaient que pouic!

Il ajoute en tapotant la garde-robe:

— M’est avis qu’on va trouver une drôle d’panoplille, là-d’dans. Y a pas la clé, ouv’av’c ta p’tite connerie!

Ce que je m’empresse de faire.

Surprise: la garde-robe privée de tous rayons contient une armoire métallique laquée blanc.

Nouvelle intervention de mon sésame pour déponner la seconde porte.

Bricolage.

L’ouverture de la porte déclenche un éclairage intérieur, car l’armoire en question est un réfrigérateur.

Et alors, que veux-tu que je te dise: l’horreur! A toute volée!

La répulsion totale, absolue!

In-di-cible!

Quoi encore?

Non, ça suffit. Ma boîte de superlatifs est vide.

Tu sais quoi?

J’ose à peine l’écrire.

Et pourtant! Ne suis-je pas là pour tout te dire?

Dans le frigo, se trouve un corps. Celui d’un petit garçon atrocement mutilé. Il n’a plus de fesses: on voit les os. Plus de cuisses non plus, ni de mollets. Sa pauvre petite figure est grise comme le plâtre d’une bicoque. Ses paupières mal fermées laissent encore échapper un regard horrifié. Sa bouche est tordue par les ultimes cris qu’il a dû pousser. Son torse est creusé de sillons violacés. On a coupé son sexe. On… Non, je ne peux plus, je m’arrête. A quoi bon nomenclater? Se livrer à cet effroyable inventaire?

Nous restons saisis, le Gros et moi. Bras ballants. La lumière du réfrigérateur éclaire le visage anéanti de mon pote, le pétomane de choc.

On ressemble à deux chefs d’Etat devant la dalle sacrée de l’Inconnu du Nord Express. Tu te rappelles la Mite et le chancelier Colle forte à Verdun? Oui? On aurait dit un papa conduisant son petit garçon à l’école. Les symboles, c’est beau à condition d’être équilibrés. Réalisés par Double-Pattes et Patachon, ils deviennent cocasses. Je m’étais fendu la gueule malgré la vibrante Marseillaise. Il est étrange, Ernest. D’une intelligence au-dessus de la moyenne, mais avec des failles. Son coup du Panthéon, d’entrée de mandat: le pied dans l’Histoire, l’autre sur une peau de banane! C’était pas triste non plus. «J’inaugurais» bien de l’avenir, comme dit l’Epais. Je sentais qu’on allait connaître des récrés somptueuses. Du Chaplin à titre-larigot. En fait, y a eu des instants de qualité: des conférences de chefs d’Etat où il mettait ses costards caca-d’oie, des visites protocolaires où il coiffait son sombrero, des passages de troupes en revue où il trottinait avec son veston droit boutonné en forme de 8. Président de la Raie publique, quand tu mesures un mètre cinquante-cinq, faut faire avec! Bon, tu gagnes sur le masque romain. L’autosatisfaction, la constipation, tout ça ça t’aide. Tu pallies. Le râtelier qui fait les pointes, ça grandit tout de même un peu. Mais, là comme ailleurs, là comme toujours, le danger vient des autres: des balaises. Le Président Ricane, le chancelier Colle forte, la mère Taste-chair, faut supporter le face-à-face. Ou alors amener son petit banc Moi, à sa place, je fréquenterais que des Japonais, manière d’en installer et de pouvoir rouler les mécaniques.

Attends, je navigue sur la mer des délires. Faut que je rentre au port de la réalité, comme l’écrit Canuet dans ses souvenirs. T’as vu comme il parchemine, Jeannot, à propos? S’il aurait su, il serait resté jeune.

J’en étais où est-ce?

Oh! oui: nous deux, Béru et moi, devant le frigo contenant les restes atroces d’un petit garçon à demi dépecé.

Je pense à Toinet qui, s’il ne m’avait montré le scénario porno, aurait probablement fini dans cette garde-robe-sépulcre. Des chandelles me dégoulinent au-dessus des étiquettes.

— Tu regrettes toujours que ton pote le sadique soye clamsé? grommelle l’Arrondi.

— Oui, réponds-je, car j’aurais aimé lui arracher la gueule avec mes ongles!

FAIS PAS DANS LA NUANCE!

— Entrez, j’vous prille, chère maâme, et faites-vous pas d’souci: ça va bien s’passer.

Le Potelé prend une gigantesque gomme et s’efface pour laisser passer la concierge de feu René-Louis Blérot.

Elle fait pas cerbère le moindre, cette personne. Je comprends pourquoi Alexandre-Benoît prend sa voix galantine avec elle et décrit des rotations du buste qui fileraient la colique à un matador.

— Assoyez-vous, chère maâme. J’vous présente le commissaire Santantonio.

J’accueille le témoin d’un sourire engageant. C’est une dame d’une quarantaine damnée, bien en formes et peinte au Ripolin express. Elle a mis une veste de tailleur bleu sur une robe imprimée rouge, soucieuse, sans doute, d’en atténuer la vigueur agressive.

Elle dépose sur le fauteuil râpé un cul qui ne l’est pas encore et dont Béru, visiblement, ferait ses beaux dimanches, voire même ses beaux samedis après-midi. Quand il s’en ressent pour une personne du sexe, ses pensées polissonnes défilent sur sa frite comme la liste des programmes sur ton écran de télé. Ainsi, je lis clairement que, s’il arrivait à ses chères fins, il commencerait par basculer cette dame sur le plume. Dès lors il retrousserait sa robe juste pour pouvoir gagner son intimité la tête la première et lui ôterait sa culotte avec les dents, quitte à l’épiler un peu dans sa fougue. Ce serait le préambule de son entreprise. Ayant du pain sur la planche à repasser, je néglige la suite de ses perspectives.

L’arrivante prétend s’appeler Yvette Bonatout, 42 ans. Mariée à un gardien de la paix. Mère d’une petite fille. Concierge rue de Rennes.

— Parlez-moi de votre locataire René-Louis Blérot, madame.

Elle paraît surprise. Ne s’attendait pas à une telle question. Parce qu’il convient de t’informer, Dédé, qu’on n’a pas ébruité l’affaire. Elle sortira plus tard, après que j’aurai déblayé le terrain. Tu m’objecteras sans doute que le sadique étant mort, l’action de la Justice est éteinte, mais je pense que le passé de ce misérable doit être jalonné d’horribles forfaits et je voudrais fouinasser dedans avant que ne se déclenche le grand patacaisse qui consécutera à la terrible nouvelle.

Elle murmure, la chère dame:

— M. Blérot?

— Oui.

— Je peux vous demander pourquoi vous voulez que je vous cause de lui?

— Non.

Elle reste interdite. Se tourne vers Bérurier, si tant tellement plein de mansuétude à son endroit (et à son envers également pour peu qu’elle le souhaite).

Le Gros prend une chaise qu’il va planter près du fauteuil du témoin. S’assied tout contre l’appétissante pipelette, pose sa large main sur son genou gracieux et déclare:

— Faut pas qu’vous êtes intimidée, ma petite dame. Du moment qu’vot’bonhomme est d’la police, vous êtes légalement un peu des nôt’aussi. Répondez gentillement aux questions à m’sieur l’commissaire. Je reste près de vous pour vous soutenir.

Comme preuve, il coule sa main entre ses jambes, lui démontrer à quel point il soutient bien une dame dans l’épreuve.

— Alors, fais-je, d’un ton engageant, ce René-Louis Blérot?

Elle s’enhardit.

— C’est un homme très gentil, très doux.

— Que fait-il?

— Il écrit.

— Vous savez quoi?

— Il fait des films, des livres. Il m’en a dédicacé un, l’an dernier; j’ai pas tout compris, mais ça m’a paru beau.

— Il vit seul?

Elle hésite.

— Presque.

— Qu’entendez-vous par là?

Elle reste indécise. Pour l’inciter, Béru plonge sa main libre dans son décolleté.

— Disez, disez bien tout, pâme le Pesant en promenant son pif sur sa nuque dodue.

La concierge hausse les épaules, non pour chasser le baiser qui se prépare sur ses arrières, mais pour marquer la délicatesse de la réponse qu’elle va devoir fournir.

— A vrai dire, il recevait de temps en temps quelqu’un qui passait la nuit à l’appartement.

Je lâche étourdiment:

— Un petit garçon?

— Oui, avec sa maman, répond la balayeuse d’escaliers, très naturellement.

— Avec sa maman! nous écrions-nous d’une même voix, le Gonflé et moi.

— Ben oui. Pourquoi?

— Attendez, chaque fois un petit garçon venait et sa mère l’accompagnait?

— Si vous voulez, moi je dirais plutôt que la dame arrivait avec son gosse.

— La dame!

On va de surprise en stupeur comme d’autres de Charybde en Scylla ou de la Porte Maillot à celle de Pantin.

— Voulez-vous dire que c’était chaque fois la même femme?

— Bien sûr! répond-elle, de plus en plus étonnée de notre étonnement.

Ce qui est étonnant, non?

— Et chaque fois le même petit garçon? insisté-je.

Là, elle va pour affirmater, puis s’arrête, comme déconcertée.

— Eh bien… A vrai dire… Heu, je… je n’en suis pas certaine. Je croyais, mais franchement je ne pourrais le jurer, d’autant que la dernière fois, le gosse m’avait paru plus grand que la fois précédente. Je m’étais dit qu’il avait beaucoup grandi. Faut admettre, aussi, que je ne faisais que les apercevoir.

— Racontez-moi la «mère». Elle est comment cette visiteuse épisodique?

— Une jeune femme très chic. Trente-cinq ans environ. Brune, assez grande. Elle a des manteaux de fourrure l’hiver et des différents: vison, panthère, lynx. Bref, c’est probablement quelqu’un de riche.

On la sent impressionnée par ces peaux d’animaux morts.

— Vous m’avez dit que la dame et l’enfant venaient «de temps en temps», essayez de mieux préciser.

Nouvelle méditation d’Yvette Bonatout. Béru a retiré sa main du décolleté pour mieux se consacrer à l’entrejambe car il est malaisé de pratiquer les deux explorations simultanément; or, mieux vaut s’acquitter parfaitement d’une entreprise que d’en bâcler deux par manque de liberté de mouvements.

— S’il fallait donner une fréquence, je dirais tous les mois, un peu moins peut-être. D’autant que je ne la voyais pas fatalement arriver à chacune de ses visites; pourtant, même si je la ratais, j’avais un repère.

— Quel était-il?

— Lorsqu’elle venait. M. Blérot mettait de la musique une bonne partie de la nuit. Même qu’une fois, sa voisine s’est plainte et y a fallu que je monte lui dire de baisser le son.

— Quand il était seul, il ne faisait pas ronfler son électrophone?

— Non, jamais. Je pense que c’était la dame qui était mélomane, lui ne pensait qu’à ses écritures.

— Maintenant, écoutez bien ma question, madame Bonatout, et étudiez-la à fond avant de me répondre…

Je me recueille. Puis, détachant chaque syllabe à l’essence de térébenthine, y vais de mon voyage:

— Vous voyiez repartir la dame, le lendemain?

— Rarement, car je fais des ménages dans le quartier, tous les matins. Mais ça m’est arrivé, notamment un samedi.

— Etait-elle en compagnie du petit garçon?

— Oui…

— Réfléchissez: vous avez vu l’enfant?

Elle respire profond. Les braves gens, un poulaga les interroge, ne serait-ce que comme simples témoins, et ils font vite un complexe de culpabilité. Pour eux, être questionnés équivaut à être soupçonnés.

Heureusement que son ange gardien veille, un ange nommé Bérurier. Il vient d’atteindre la culotte et murmure en caressant le renflement pileux sous le léger tissu:

— Troublez-vous pas, mon petit cœur. Si on vous demande, c’est juste pour savoir; vous craignez rien à répond’ espontanément.

Yvette, éperdue, sent lui revenir le réconfort par cette main exploratrice. D’autant que Sa Majesté très illustre vient de saisir la sienne et de la placer sur son futiau transformé en cirque Barnum depuis un instant.

Elle ne se rend pas encore compte de la nature des choses, la pauvrette. Ce sera pour un peu plus tard.

— Je vous prends la dernière fois… fait-elle.

— Qui remonte à combien?

— La semaine passée.

— Eh bien?

— Bon, c’était samedi, je restais chez moi. Je sors pour monter le courrier et je me casse le nez sur la dame. En me voyant, elle se met à courir vers la rue en criant: «Henri! attends-moi, je ne veux pas que tu galopes sur les trottoirs!»

— Ce qui vous a donné à croire que le gamin l’accompagnait.

— Evidemment.

— Mais vous ne l’avez pas vu?

— Non.

— Et si vous y réfléchissez, chère Yvette Bonatout, vous n’avez jamais vu la dame repartir avec l’enfant?

— En effet, je ne l’ai jamais vue repartir avec le gosse.

Je prends ma tête à deux mains, ferme les yeux pour mieux évoquer le pauvre petit cadavre mutilé dans le frigo de la garde-robe.

— Il y a longtemps que ça durait? finis-je par murmurer.

— Quoi donc, monsieur le commissaire?

— Les visites de cette dame escortée d’un enfant?

— Plus d’une année. Peut-être même deux!

Seigneur! Deux ans! Un vertige me saisit.

— Il vous est, bien entendu, arrivé de regarder l’un des gamins? Je veux dire de lui accorder une certaine attention?

Là, elle fait un peu relâche, l’Yvette.

— La dame passait si rapidement. Et elle était…

Elle n’ose terminer sa phrase qui devait être dans le style «… et elle était si bien fringuée». Les gonzesses, concierges ou archiduchesses aux chemises archi-sèches, tu les connais? Pour elles, les guenilles priment tout. Une toilette qui surgit, elles n’ont d’yeux que pour elle. Les fourrures, les bijoux, ça c’est du vrai spectacle!

— Vous ne sauriez reconnaître l’un des mouflets sur photos?

— Non, je ne pense pas. Surtout que, chaque fois, ils étaient emmitouflés; même l’été… Ça me surprenait d’ailleurs.

Elle a un geste qui expulse pour un instant le médius du Gravos, engagé dans la voie du succès.

— J’ai une idée.

— Disez-la-nous! exhorte l’Enflure.

— Martine, ma fille!

— Alors?

— Un jour, il y a plusieurs mois, elle jouait dans l’escalier lorsque la dame et son petit bonhomme sont arrivés. Elle m’a parlé du gamin: ils s’étaient souri. Elle avait remarqué qu’il louchait.

Je bondis.

— Bravo, Yvette! Ça mérite un café ou toute autre boisson de votre choix car nous allons en avoir pour un bon moment encore.

Elle rosit, s’enfamiliarise.

— Si ça ne vous dérange pas, je préférerais une mominette.

— Béru! ordonné-je, dis à Poilala d’aller nous chercher des consommations au bistrot du coin.

Le Patapouf m’adresse un clin d’œil coquin.

— Tu croives que c’est moi que j’y vais? balance-t-il, polisson jusqu’à l’os.

— Non, je m’en charge, déclaré-je charitablement.

Je sors en pensant à Martine, la fillette de la concierge qui, un jour, a souri à un pauvre petit garçon qu’on menait au sacrifice. Le dernier sourire dans la vie du petit garçon! Va falloir que je dépote tout ça. Je la retrouverai, la complice de Blérot, et je lui ferai payer ses horreurs, qu’elle soit dingue ou réputée saine d’esprit!


Un bruit de locomotive à vapeur très ancienne dans le monumental escalier de pierre. Pinaud émerge des profondeurs, voûté, les pans de son vieil imper écartés, le bitos limoneux rabattu bas sur le mégot.

L’odeur désastreuse de sa moustache en train de cramer se répand dans la Grande Taule.

Il m’avise à sa dernière marche et, contrairement aux habitudes, ne me sourit point.

— Je viens de la conduire à l’hôpital, m’annonce-t-il, tragique; elle me fait des adhérences, on opère demain.

Il s’agit de sa rombière, naturellement.

Elle doit bicher, la vieille! L’hosto, avec ses blocs opératoires, ses salles de réanimation, ses infirmières zélées, constitue son foot, à Mme Pinuche.

— Tu vois, César, lui dis-je, ta bonne femme, je comprends pas qu’on ne lui ait pas encore posé une fermeture Eclair, comme aux housses en plastique; du gosier au thorax, ce serait plus fastoche pour aller batifoler dans ses intérieurs, puisqu’on te l’ouvre quatre ou cinq fois par an!

— Plaisanter d’un tel sujet! Tu n’es pas très charitable, proteste la Délabré. Ma femme est malportante, tu devrais plutôt la plaindre.

— Elle est malportante du bulbe, Papy, et c’est toi que je plains. J’allais commander de quoi boire, qu’est-ce qui t’intéresserait?

— Muscadet! imperturbe l’Ancêtre, instantanément calme.

— Je vais annoncer les couleurs au brigadier Poilala, notre plancton. Une mominette, un muscadet, un grand rouge et une vodka glacée. Poème de Prévert!

Un cri, une protestation plus exactement, s’échappe de mon bureau:

— Oh, non, monsieur l’officier de police! Elle est bien trop grosse! Arrêtez!

A quoi la voix pondérée de l’interpellé rétorque:

— Fais-toi pas d’mouron, Vévette, j’l’aye eu casée dans des moniches moins confortab’qu’la tienne, ma poule! Sûr qu’si on aurait un’noix d’beurre, ça faciliterait l’transit, comme disent les toubibs, mais attends, l’Antonio qu’est coquet comme une pute a un pot d’cirage blanc dans son tireroir, pour briquer ses pompes. Tiens, l’v’là! Hop! Hop! un badigeon espress su’ Coquette et la v’là qui part folâtrer.

— Oh! non, monsieur l’officier de police! Si quelqu’un vient!

Le Gros monte le ton et tonne (à mon intention, œuf corse):

— Là, pas d’danger! San-A., il la tout d’sute pigé qu’j’avais du vague à l’âme pour toi, ma gosse. Non s’l’ment y n’reviendra pas avant qu’on eusse pris not’p’tit fade en catastrophe, mais si ça s’trouve, y monte la garde devant la lourde! Un aminche, c’t’un aminche.

Ce qui succède alors n’est plus que plaintes et craquements.


Je te fais grâce (comme disait Rainier à sa pauvre dame) du reste de l’interrogatoire, long et circonstancié, détaillé à outrance, que je fais subir à Yvette Bonatout après que mon compère, lui a fait subir, lui, les derniers outrages (les meilleurs, soit dit entre nous et la place de la Nation).

J’apprends beaucoup de Blérot, mais vais t’y résumer, pas te faire chier ni t’égarer en verbeuseries superflues. Le vrai romancier ne doit en aucun cas casser les couilles à son lecteur, sinon il tombe dans la catégorie «écrivain» et alors là, bonjour les dégâts!

De notre long entretien, il appert (du verbe apparoir) que René-Louis était un fils de bonne famille. Son père, ancien avocat, finit ses jours dans une maison de retraite; quant à sa maman, elle mourut lorsqu’il était petit garçon. Blérot semblait vivre d’une rente familiale modeste (deux mille francs par mois au dire de la pipelette qui recevait les avis de mandat) et de ses écrits. Cette seconde source de revenus paraissait plus aléatoire; mais enfin, vaille que vaille, il parvenait à faire bouillir sa marmite de célibataire et il était rare qu’il se fasse tirer l’oreille pour régler son terme. La «dame au petit garçon» exceptée, il ne recevait personne. Il devait s’alimenter frugalement, principalement de jambon blanc et de laitages; le yaourt à la pomme constituant sa nourriture d’élection à en juger aux emballages vides qu’il déposait dans la poubelle. Il se chargeait lui-même de faire son ménage. Il donnait l’impression d’être un individu aux mœurs mal définies, courtois, furtif, «habité» par la passion de l’écriture. Il ne possédait pas de voiture et se déplaçait en autobus et en métro.

Tel est le résumé des déclarations d’Yvette Bonatout.

Je la remercie et la prie d’aller attendre un instant dans le couloir où des bancs de bois, cirés par l’usure et l’usage, sont à la disposition des témoins.

Lorsqu’elle est sortie, nous tenons un conseil de guerre, Béru, Pinuche et ma pomme (en anglais my apple).

— Gentille môme, assure le Gros. Quoiqu’elle baise connement. Son gardien de la paix doit la sabrer à la va-vite, comme il dresse ses pévés: un coup pour balancer son képi, un aut’coup pour aller l’ramasser. C’t’enfant a été ratée, j’ai tout à faire. J’y ai pratiqué mon wattman chauve des grands jours, avec calçade en levrette et embrocage cosaque su’l’coin d’ton burlingue, mais elle déguillait mal du fignedé. L’avait les meules pleines d’arrière-pensées.

— Merci pour le rapport sur vos rapports, fais-je, mais sans vouloir te peiner, j’ai d’autres cats à fouetter.

Il rembrunit.

— Envole-toi pas, mec. Y t’arrive d’avoir aussi des parenthèses en cours d’enquête, non?

«D’même qu’on a b’soin de boire un coup quand on marne, on a légalement b’soin d’en tirer un pou’s’dégager la glandaille qu’encombre.»

Je lui accorde satisfaction d’un hochement de tête. Qu’ensuite je dresse un plan de bataille:

— Maintenant, mes amis, il nous faut coûte que coûte démasquer la fille qui venait chez Blérot participer à ses monstrueuses messes noires. Pour cela nous devons taire la mort de ce salaud afin que sa complice continue de le croire vivant. Quelqu’un va planquer chez Blérot jour et nuit après que nous aurons foutu son téléphone en dérangement.

— Pourquoi en dérangement?

— La femme l’appelle probablement pour prendre rendez-vous. Ne l’obtenant pas, elle demandera aux réclamations ce qui se passe. On lui répondra qu’il est en dérangement et alors elle viendra probablement le voir. Du moins, peut-on tabler sur cette hypothèse.

— Elle paraît fondée, déclare gravement Pinuche en rallumant une mèche de ses cheveux même temps que son mégot, car la flamme de son briquet mesure cinquante centimètres de haut.

J’ouvre mon tiroir pour y prendre un paquet de photos représentant des petits garçons.

— Je me suis fait remettre les portraits des mômes ayant disparu dans la région parisienne depuis le début de l’année. Je vais les montrer à la fille d’Yvette pour voir si elle en reconnaîtrait dans le lot.

Là-dessus, je sonne le labo et mande Guillermin, le spécialiste des portraits robots.

— Une urgence pour toi, Francis.

— J’arrive.

Je vais l’attendre dans le couloir, où Yvette se tortille sur son siège, après la monstre troussée éclair du Gros. Elle souhaiterait procéder à des blablutions décongestionnantes. Mais à la Grande Chaumière, nous ne sommes guère outillés pour ce genre de remise à neuf.

Guillermin se pointe, en bras de chemise sale, avec des sandales de cuir qui puent la ménagerie, la barbe de quatre jours et une visière de mica longue de trente centimètres pour protéger sa devanture. Ses poches poitrine sont bourrées de crayons de couleur qui ont dessiné un arc-en-ciel sur la limouille.

— La charmante petite dame que voilà va te décrire une femme, Francis, je veux que tu te surpasses!

— Chaque fois que je travaille, je me surpasse, riposte-t-il, modestement.

Il fait signe à Yvette de le suivre.

— Venez avec moi dans mon antre, ma chérie, et n’ayez pas peur, les filles que je viole enlèvent elles-mêmes leur culotte.

Le couple disparaît. Yvette Bonatout commence à trouver que la Grande Volière est décidément un endroit pas si triste qu’on le dit.


Justement, la fillette de la concierge vient de rentrer de l’école et commence à étudier la préhistoire, sa leçon du jour.

Elle en est au chapitre où Béru invente le feu en frottant sa grosse bitoune contre un morceau de glace. Enfin, quand je dis Béru: pas lui, naturliche, mais l’un de ses ancêtres un peu plus velu que lui.

Martine est une gamine délurée, et tant mieux pour Yvette qu’elle ait eu une fille plutôt qu’un garçon, car avec son locataire du cinquième, ça pouvait dégénérer dans les atrocités abjectes.

Je raconte à la môme la dame et «son» petit garçon qui vient rendre visite de temps à autre à Blérot. Oui, oui, elle sait de qui je cause. Selon sa maman, paraîtrait qu’elle aurait échangé des sourires avec le gosse. En effet, elle se souvient parfaitement.

— Voilà des photos de garçons, regarde-les attentivement et dis-moi si tu le reconnais parmi ces différents portraits.

Le jeu l’intéresse. Car tout devient jeu pour un enfant. Elle tire les photos du paquet, une à une, examine chacune d’elles posément, puis la pose sur la toile cirée.

Au bout d’une douzaine de clichés, dès le premier regard, elle annonce: «C’est çui-là!» en brandissant la photo d’un garnement rieur affligé d’un léger strabisme convergent.

— Tu en es sûre?

— Oui.

Formelle! On peut lui faire confiance. Elle a déjà une gravité d’adulte.

Je mets l’image de côté.

— Regarde les autres.

Elle termine sa petite revue des frimousses sans plus réagir.

— C’est tout?

— Oui, monsieur. Je peux vous demander pourquoi?…

— Une douloureuse histoire de divorce, mon enfant; je compte sur ta discrétion. Tu me promets?

— Oui, monsieur.

Je la quitte pour grimper chez Blérot en compagnie de Mathias et de Pinaud. Je vais les laisser en planque tous les deux, ce qui leur donnera une plus grande possibilité de manœuvre et permettra au Rouillé de procéder à des investigations de laboratoire. Pour démarrer, Mathias dévisse le bloc téléphonique et en retire le ronfleur. Ainsi, ces messieurs auront l’opportunité d’utiliser l’appareil mais ne pourront recevoir de communication.

Je lui demande ensuite de tirer le portrait du malheureux enfant qui gît dans le frigo. Quelques prises au Polaroïd et j’emporte une documentation suffisante pour identifier le petit cadavre.

Il y a en moi une espèce de colère froide qui me fait trembler de l’intérieur. J’ai l’impression que mes organes se sont désarrimés comme la cargaison d’un rafiot dans la tempête, et brinquebalent dans ma carcasse. Je revois Blérot sur le banc, près d’Antoine, avec sa revue obscène. Et puis, lui encore, à mon côté dans la voiture. Tout compte fait, il a eu raison de se shooter, sinon je l’aurais vraiment massacré après la découverte de l’enfant à demi dépecé.

Je me recueille devant les chaînes scellées au mur. Combien d’innocents ont eu à subir la folie sadique de ce couple infernal? J’imagine la scène dantesque: Blérot et la fille s’acharnant sur le malheureux bambin tandis que la stéréo hurlait dans la chambre. Cet homme et cette femme sont les descendants du triste Gilles de Rais (ou de Rays, ou de Retz) de funeste mémoire.

Dure épreuve! Maintenant, il faut découvrir la femme, d’urgence, pour stopper ses crimes.

Allez, Sana, mon pote, du cran!


Le petit garçon loucheur s’appelait Jérôme Couchetapiana et ses parents tiennent une pizzeria dans le treizième. Avant que d’aller voir, je suis passé jeter un regard au dossier. Le môme a disparu dix-huit jours plus tôt. Un mercredi. Il allait jouer dans un square avec ses potes du quartier, et puis il n’est pas rentré a maison. La famille étant nombreuse (il a huit frères et sœurs) et le service du soir mobilisant les adultes, son absence n’a été signalée que très tard au commissariat. Ses camarades de jeu, interrogés, déclarèrent l’avoir vu en conversation avec une jeune femme brune au cours des mercredis précédents. Une femme qui promenait un bouledogue noir ressemblant à un gros crapaud. Le chien avait attiré l’attention de Jérôme qui adorait les animaux et que la laideur de ce clébard fascinait. En apprenant ce détail, j’ai une poussée d’allégresse parce qu’il va faciliter les recherches. Qu’aussitôt je mets des hommes au charbon afin qu’ils visitent tous les clubs de bouledogues de la région parisienne et prennent note de leurs adhérents, car il est fréquent que les propriétaires de chiens aussi particuliers appartiennent à des clubs.

Tu le vois, c’est le déploiement policier classique, d’envergure. En général j’agis plutôt en solitaire, de façon ponctuelle, en me fiant à mon pif; mais là, le temps presse. Et je préfère recourir aux solides méthodes éprouvées.

Lorsque je me pointe chez les Couchetapiana, le service du soir commence. Clientèle d’étudiants. Y a du brouhaha dans la taule. Affaire familiale, ça saute aux yeux. Papa est au four à tartes et maman au moulin à fric. La sœur aînée (qui ressemble trait pour trait à son père), et le fils cadet (portrait de sa mère), assurent le service. Et je suis prêt à te parier ton slip merdeux contre un portrait en couleurs naturelles de Le Pen (à jouir) qu’à la plonge on trouverait deux ou trois cousins de Napoli ne parlant pas une broque de français.

J’aime bien les mafias familiales. Elles sont réconfortantes et les gens sont cons qui ne pigent pas que le clan est l’une des dernières forces restant à la disposition des hommes en ces temps de chiasse à marée haute.

Je m’installe avec sa Divine Majesté et on se commande deux pizzas Napoli ainsi qu’une bouteille de chianti. Tout de suite, t’as une impression de vacances.

Padre Couchetapiana, illuminé par les lueurs voraces de son four, sue dans son tee-shirt blanc. Il a un torchon noué au cou et un curieux calot américain, amidonné, sur sa tronche frisée. Il pizze à tout-va, coulant parfois un regard vigilant sur la clientèle.

Sa dadame a installé une poitrine de quarante kilogrammes sur le tiroir de sa caisse-enregistreuse. Temps à autre, elle se soulève un nichon pour déposer ou prendre de la fraîche. Elle a de la moustache, des frisotteries, une robe noire avec une jaquette vert pomme et elle a appliqué son rouge à lèvres avec une truelle. Un air de profonde tristesse marque son visage.

La fille aînée porte une jupe noire et une veste spencer blanche. C’est elle qui nous sert. Affairée, la môme. Boulot, boulot! Pas élevée à la feignardise, espère! Il les fout au charbon, ses chiares, le Couchetapiana, sitôt qu’ils sont en âge. Des abeilles, ces Ritals. Quand j’étais môme, ma grand-mère les déclarait paresseux! Coince-bulle tout-terrain! Tu parles. Les Chinois et les Arménoches mis à part, cite-moi des gonziers capables de gratter davantage! Vas-y, j’attends!

Béru clape sa Napoli en moins de jouge et déclare que cet amuse-gueule l’a mis en verve stomacale; alors il commande une Roma, histoire de remonter la botte gastronomiquement. C’est un beau parcours. Je suis sûr qu’il se farcira la Firenze, en troisième position, pour terminer par la Milanese.

Quand la serveuse lui dépose sa deuxième pizza, je lui montre discrètement ma brème poulardine. Elle sourcille.

— Il y a du nouveau?

— Plus ou moins. J’aimerais vous parler, mais ce n’est pas la peine de mêler votre maman à cette discussion qui lui remuerait le couteau dans la plaie.

— Après le service?

— D’accord. J’ai une Maserati blanche stationnée dans l’impasse, au bout de la rue, vous pourrez m’y rejoindre?

Elle marque un mouvement d’inquiétude.

— Si cela ne vous convient pas, trouvons-nous au commissariat du quartier.

Son regard sombre me jauge. Faut croire que je lui inspire confiance car elle murmure:

— Non, d’accord, je viendrai.


Mon bigophone grésille pendant que je poireaute au volant de mon bolide. Béru, bourré de pizza, avec les dents du fond qui baignent dans le chianti, roupille à l’arrière de ma tire. Je décroche. C’est Mathias.

— Commissaire?

— Soi-même.

— Simplement pour vous dire que quelqu’un essaie d’appeler Blérot depuis une heure. Toutes les dix minutes il fait une tentative.

— Comment le sais-tu puisque tu as ôté le ronfleur?

— Il se produit tout de même un léger clic d’enclenchement, très perceptible.

— Bonne nouvelle, peut-être le poisson s’apprête-t-il à mordre; ouvrez l’œil!

— Autre chose, commissaire.

Là, sa voix s’altère.

— Vas-y.

— J’ai procédé aux analyses du sang qui souille la moquette et les chaînes. J’ai dénombré déjà huit groupes ou classifications différentes.

Misère! Huit mômes trucidés par ces monstres! Comment diantre ont-ils pu agir si souvent et en toute impunité?

— Ce n’est pas tout, commissaire: j’ai trouvé le sac qui servait à évacuer les restes des pauvres gosses. Un grand fourre-tout de cuir avec des bretelles; il se trouvait au-dessus de la garde-robe. Il contient des plastiques maculés de sang, avec des particules de chair et des touffes de cheveux. Commissaire, je n’ai jamais été confronté à une telle abomination. Quand on a des enfants on…

— Même quand on n’en a pas, Mathias! C’est pourquoi, si la gonzesse se pointe, ne me la ratez pas, surtout.

— Impossible, j’ai pris mes dispositions.

— On peut savoir?

— Au-dessous du judas de la porte, j’ai percé un trou par lequel je lâcherai un jet de soporifique à effet instantané. Mon attirail est prêt. Une détente à actionner et trois kilos de pression agissent. Je pourrais endormir dix personnes sur le palier simultanément.

— Parfait, je vois que tu ne perds pas de temps.

C’est juste avant ma réplique que la silhouette de l’aînée des Couchetapiana s’inscrit à travers ma vitre. Je raccroche et ouvre la porte côté passager.

— Montez, mademoiselle.

Elle s’est faite belle: jean et sweat-shirt plus du parfum patchouliesque et une nouvelle tartine de fard. Ma bagnole se met à fouetter le rayon parfumerie d’une grande surface.

Cela dit, elle n’est pas mal, la môme. Beauté du diable, tu sais? Un regard vif, un petit air hardi et pudique comme les jeunes filles seules sont capables d’en avoir un. Une provocation qui s’ignore. Faudrait jouer les Pygmalion avec cette petite frangine. La prendre en main. La sabouler autrement, lui enseigner des trucs élémentaires. Rien de plus exaltant que de façonner une femme. Lui ôter ses coiffures connes, ses fringues de mauvais goût, ses scories de langage. Et puis la recommencer doucement, en lui expliquant le comment et le pourquoi des choses. Elles pigent si bien, ces greluses! Elles sont tant tellement douées, toutes, quand elles en tiennent pour leur éducateur. N’importe qui, elles l’enverraient chier directo. Mais le matou qui les tire, alors là c’est l’archisoumission. Leur côté pute, tu comprends?

Elle est craintive. Curieuse. Troublée.

Les ronflements du Gravos troublent la félicité qui pourrait s’établir.

— Je suis le commissaire San-Antonio. J’enquête à propos de la disparition de plusieurs petits garçons, dont votre frère.

Elle opine. Son parfum chiassique me dérange un peu. J’aurais à la sabrer, faudrait que j’aère l’habitacle auparavant, sinon je coincerais des muqueuses.

Pour peu qu’elle se soit foutu de cette drogue-là dans la région chattounesque, je bicherais un rhume des foins carabiné à lui croquer le trésor, Ninette.

Pourquoi me vient-il toujours des pensées biscornues en présence d’une femelle? J’ai lu quelque part, et même quelques parts, que ceux qui causent toujours de la fesse sont ceux qui ne la pratiquent pas, ou mal. Dieu sait que je suis l’exception qui fait mentir la règle! Y a de la voracité sexuelle en moi. Un appétit constant. Un désir endémique qui renaît sitôt assouvi. Dans le fond, c’est assez chouette, non? Positif, il me semble.

La gosse me regarde. Elle a plein de cheveux qui frisottent sur sa nuque. Et puis des grains de beauté sous l’oreille gauche. Elle devrait épiler un peu ses sourcils trop fournis. Ses jambes aussi, je pense, bien que je ne les aie pas regardées. Je lui devine une pilosité échevelée. Elle luxurie de la touffe, cette môme.

— Vous avez quel âge?

— Dix-huit ans.

— Et Jérôme?

— Onze.

Son regard s’embue.

— Vous croyez qu’il y a de l’espoir?

J’hésite, détourne les yeux.

— Franchement, je ne pense pas. Comment vous appelez-vous?

— Armande.

— C’est joli.

Des larmes ruissellent sur sa frimousse. Je peux pas m’empêcher de mettre mon index en crochet et de recueillir celles qui coulent de mon côté.

— Ne me jugez pas cruel, Armande. Mais je préfère ne pas vous bercer d’illusions. Vous vous occupiez beaucoup de lui?

— Oui, je l’aidais à faire ses devoirs.

— Vous avez quitté l’école?

— Après mon brevet, oui. J’aurais aimé continuer, mais mes parents avaient besoin de moi.

— Jérôme vous a parlé de la dame au bouledogue?

— Oui. Il me l’a même montrée un jour que je l’avais emmené chez le dentiste.

Je sors le portrait robot exécuté par Guillermin.

— Ça vous dit quelque chose?

— C’est elle! s’exclame Armande.

Une lancée jubilatoire me glatouille sous les burnes, siège de mes joies les plus intenses.

Elle examine l’image avec avidité.

— Oui, oui, c’est tout à fait elle. Il s’agit d’un portrait robot, n’est-ce pas?

— En effet.

— C’est du beau travail.

— Je le dirai à l’artiste qui l’a exécuté. Vous dites que Jérôme vous a désigné cette femme, cela se passait dans quel quartier?

— A Montmartre. Avenue Junot.

— Vous habitez le treizième et votre dentiste exerce à Montmartre?

— C’est un cousin germain à nous, le fils d’une sœur de papa.

Compris. Toujours l’aimable maf napolitaine.

— La femme en question avait-elle l’air d’habiter ce quartier?

— Oui, car elle portait un sac de provisions.

— Elle a vu votre frère?

— Non, car nous étions en taxi, arrêtés à un feu rouge. Jérôme m’a dit: «Tiens, c’est la dame qui me donne des bonbons.»

— Vous a-t-il précisé si elle lui montrait des revues pornographiques?

— Non. Cela, il en a parlé à ses copains, je l’ai su par la suite.

— Vous avez mentionné cette rencontre de l’avenue Junot à mes collègues qui vous ont interrogée?

— Personne ne m’a posé de questions, vous êtes le premier.

— Eh bien! je suis très satisfait de ce que vous venez de me dire, Armande!

Elle est vachetement choucarde, cette sœur. Tu veux parier qu’elle a toujours son berlingue? Y a plus que chez les Ritals du Sud qu’on trouve encore des filles vierges à dix-huit balais. Façon dont elles sont élevées. Pourtant, à la pizzeria familiale c’est plein d’étudiants dragueurs qui doivent la charger à tout-va. Mais le pizzaman veille au grain depuis son four.

— Qu’est-ce qui vous donne à penser que… que Jérôme…

Elle prend sa figure dans ses deux mains et éclate en sanglots.

Moi, j’ai l’élan fraternel. Je la cueille délicatement par l’épaule et la rabats sur moi. Elle humecte le rembourrage de mon veston, mais les larmes, ça ne tache pas. Elles ne laissent des traces que dans le cœur.

— Je sais combien c’est moche, ma petite fille. Mais il faut être forte. On va du moins essayer de le venger.

Elle s’écarte avec brusquerie.

— Le venger! C’est ça qui le fera revenir? Il était si gentil… Cabochard, mais gentil. Il devait porter des lunettes à cause de son strabisme, mais il ne les mettait jamais. On avait beau le gronder…

Elle pleure de plus rechef, cette gentille, palpitante. J’oublie son atroce parfum de mercerie-bazar bulgare et je pose ma joue sur la sienne.

— Je voudrais pouvoir t’aider, Armande. Je voudrais.

Et puis quoi, bon, hein? Moi, tu me connais? L’instant, c’est sacré, je n’y échappe pas, never! Alors ma bouche cherche la sienne, si fraîche et si maladroite. Je l’embrasse. Elle a un temps de panique, puis elle laisse aller.

On franchit le pas des patineurs. C’est la bisouille intense. Superbe. Avec de la gaucherie de sa part, une certaine réserve de la mienne.

Ça se prolonge un sacré moment. On rassasie pas. C’est trop formide! Le temps de reprendre souffle et on remet la sauce. Cette gamine, bien drivée, t’en fais une pouliche de race surchoix, une petite baiseuse de first catégorie. Elle a l’élan, le côté passionnel, la sensualité à dispose. Et puis son hérédité napolitaine, farouche!

Je me vois déjà avec elle chez Carita, à lui étudier un look avec les admirables techniciennes de cet institut. Qu’ensuite on irait chez Georges Rech pour la loquer heurf! Je puiserais sur mon Ecureuil. Ne chipoterais pas sur les prix. Un ensemble avec manteau. Un tailleur avec des chemisiers ad hoc! Tout le bigntz. Les pompes chez Jourdan. Je te dis ces marques, mais va pas croire que j’émarge. Que je glisse des pubes sauvages. Foin! Rech, Jourdan, Carita, zob! Bras d’honneur! Bons produits, je le dis. Mais que ça s’arrête là. L’Antonio, c’est pas le palpeur d’enveloppes discrètes. Te l’ai déjà dit. Les marques font partie de notre vie, voilà pourquoi j’en cause.

M’est arrivé de causer du président de l’arrêt public, pas pour cela qu’il m’a filé une médaille. J’aurais pas toléré.

Je continue de la galocher à fond d’amygdales tandis que Béru fait vrombir ses rotors.

L’impasse est déserte. Juste qu’on perçoit des déchets de télévisionnerie: coups de pétard, cahots de la diligence qui démantèle, hurlement de ces cons de Comanches à l’assaut de Fort Moncu.

Moi, cette exquise, elle me file la tricotine Grand Siècle à force qu’on se mélange les salivaires. L’émoi, c’est moi! Ma main explore son corsage. Ferme et déjà bien rempli. Allons, prends sur toi, Antoine. Tu ne vas pas calcer cette tourterelle dans ta chignole, comme la première pouffe venue! Et ta dignité, mon drôle! Hmm? Ton standinge, ta répute? T’es en service recommandé, merde ou oui? Et v’là l’apôtre, super-godeur qui s’embroquerait la gamine alors qu’il enquête sur une effroyable histoire de sadiques! Un comble! J’ai honte. Me reprends.

— Je te demande pardon, Armande. Je ne sais pas ce qui m’a pris. J’ai essayé de te consoler, et puis…

Elle a un pâle sourire. Mes boniments d’après-pelle, elle m’en fait cadeau.

— Allons, va, petite.

Elle descend de ma tire. Puis, une fois sur le trottoir se penche vers la portière. J’actionne l’abaisse-vitre de son côté.

— Dites, on se reverra?

Comme quoi elle y a pris goût, tu vois. Faut comprendre, ça fonctionne comme ça, la vie. Comme ça et pas autrement. Des instincts, des élans, des sécrétions. Un peu de rêve plus ou moins salace par-dessus le blaud pour lier la sauce.

— Oui.

— Quand?

— Bientôt.

— C’est promis?

— C’est juré. Donc tu ne m’en veux pas?

— Non.

Je la regarde s’éloigner dans mon rétroviseur. Il est vingt-deux heures et des. J’ai pas sommeil. Faire quoi?

Je décarre et roule en direction de Montmartre.

FAIS PAS DANS LA DENTELLE!

L’avenue Junot, à dix plombes du soir, ça ressemble à l’avenue de la Gare de Montrond-les-Bains, question animation.

L’été, encore, t’as des langueurs qui s’étalent. Mais en ce printemps fraîchouillard, mouillé, crachoteux, c’est presque aussi vide que le kangourou d’un académicien (à l’exception de celui de Jean Dutourd qui prétend le contraire et que je crois sur parole).

J’escalade la rue Caulaincourt, et puis je tourne à droite et comme une place se propose, je la profite. L’arrêt du véhicule ne réveille pas davantage Béru que sa mise en marche. Faut dire que ma Maserati est d’un moelleux qui flanque des crises d’urticaire purulent à M. Multispire, l’homme qui a su mater les insomnies les plus récalcitrantes.

Je le laisse aux bras de Morphée, ou à son rêve enchanteur dans lequel il apprend enfin le théorème de Picador.

Et de marcher dans le sens de la Butte.

La «dame» habite le quartier, si j’en crois le témoignage de la gentille Armande. Or, j’ai en poche son portrait ressemblant. Seulement, il est tard. Il n’y a plus, d’ouverts, que les bars.

J’en avise un, plus haut, flanqué de deux arbrisseaux étiques dans des caisses dépeintes.

Dès l’entrée, je devine que c’est un port d’attache pour gens étranges venus d’ailleurs ou soucieux de s’y rendre. La salle est en longueur, feutrée, avec un éclairage qui t’a misé, comme dit Béru.

Deux «messieurs» sympas comme de la pisse dans un pot de chambre conciliabulent dans le fond. Une radasse avec un renard mort au cou, écluse au bar. La vamp sur catalogue d’avant Canuet: platinée, robe fourreau noire, fume-cigarette. Une véritable affiche de film muet adapté de Chandler ou de James Hadley Chase.

Pour couronner le «climat»: au rade, un patron-barman en bras de chemise, blond et déplumé, avec une tronche de chourineur aux yeux clairs, qui prépare son tiercé dans la lumière d’un grand abat-jour de porto Sandeman.

Il lève le nez à mon entrée et le fronce en me voyant. Nos routes méandreuses ont dû se croiser jadis à la faveur d’un coup tordu; mais je ne fais pas l’effort de le retapisser plein cadre.

— Une vodka-orange, please!

Il se remue en soupirant. A son comptoir, il a morflé du burlingue, le frère. La sédentarité est le complice de l’âge pour ce qui concerne la ruine de nos foutues carcasses.

Il me sert, sans un mot.

La fille, intéressée, commence à repter dans ma direction, mais le taulier lui fait signe que «pas la peine, c’est pas un tapin pour toi». Confiante dans son jugement, elle rengracie et se remet à penser à sa petite fille qui est en pension chez les bonnes sœurs, près d’Evreux.

Comme le patron prétend se remettre aux courtines, je dépose le portrait robot de Mme X sur son baveux plein de crottin et d’espoirs.

— Excusez, fais-je, ce petit sujet habiterait le quartier; il ne vous dit rien? J’ajoute qu’il est question d’une immonde histoire de gosses, pour apaiser vos états d’âme éventuels.

Le blafard blond aux yeux de faïence sort des lunettes pliantes de sa fouille, les reconstruit et en chausse son tarbouif.

Il examine l’image avec une application marquée.

— La gonzesse en question se baguenauderait avec un petit bouledogue sombre en laisse, insisté-je.

Ça, c’est le détail qui devrait lui faire faire «tilt». Mais il secoue la tête négativement.

— Inconnue au bataillon.

— Dommage.

Je désigne la radure plantée au bout de son chalumeau dans un verre de gin-fizz.

— Mademoiselle est du village?

Le taulier hausse les épaules.

— Elle vient de se lever et elle ira se torchonner aux premières lueurs, je doute qu’elle connaisse les gens du quartier; mais demandez-lui toujours.

Moi, conscience professionnelle chevillée à l’oigne, stop. Ne laisse jamais perdre une occasion de faire avancer le progrès, stop. Donc contacte la gonzesse.

Je lui pousse mon document près du godet. Il a été vachement inspiré par Yvette Bonatout, mon chose-frère de l’identité, car la femme reconstituée a une expression effrayante.

Je sers mon petit boniment à la radasse de noye. Au lieu de mater le portrait robot, c’est ma pomme qu’elle scrute.

— Tiens, je vous situais pas poulet! fait-elle.

— Merci du compliment, ça me va droit au cœur mais vous avez déjà vu cette frangine? insisté-je.

Elle se décide, blasée.

— Non, moi je vois personne.

Je me rends compte alors qu’elle est tellement schnouffée qu’elle doit passer sa vie à l’ombre d’un arbre à came pour en cueillir les fruits qui tombent.

Désenchanté, je rengaine le portrait robot.

— Vous allez arpenter tout le quartier avec ce machin à la main?

— Probable. Mon job est fastidieux, mais l’obstination finit toujours par payer. Je serai d’autant plus pugnace que, selon toute vraisemblance, la femme en question torture et bute les gamins.

— Salope! murmure la pute nocturne.

Elle rêvasse sur son mépris.

— J’ai perdu un enfant, il y a quelques années. Il était placé à la cambrousse. Il adorait les bêtes et passait sa vie dans l’étable. Une vache lui a foutu un coup de corne dans la tête…

— Vous buvez quelque chose? invité-je. C’est ma tournée.

— Merci. C’est bien la première fois que j’accepte une consommation d’un flic.

Je hausse les épaules.

— Flic ou truand, même combat: la vie, soupiré-je. Tous des hommes avec des problèmes, des misères…

Ces paroles philosophico-apaisatoires me gagnent la bienveillance de la môme.

— Vous êtes sûr que votre gonzesse habite le quartier?

— On l’y a vue déambuler avec un sac à provisions.

— Faudrait vous renseigner auprès des commerçants.

— Merci du conseil, seulement ça reporte l’enquête à demain car tout est bouclarès à cette heure!

Elle secoue la tête.

— Sauf la pharmacie de garde, plus bas. J’en viens.

Je réagis sec:

— Merci du tuyau.

La pute ajoute:

— Tout le monde va un jour ou l’autre chez le pharmago de son quartier…


Ils sont deux pour s’occuper des clilles, et ce n’est pas suffisant car ça se bouscule au portillon. C’est dingue le nombre de gens qui, la nuit, ont besoin de médicaments. Y a une petite dame boulotte en blouse blanche, et un grand maigre à frime pincée qui ressemble à un toucan réveillé en sursaut. C’est pas une pube vivante, cézigue, car il paraît plus malade que les gens qui sont montés à l’assaut de l’Alka-Seltzer, du Sympathyl et autres dragées Fuca. J’attends patiemment mon tour, et c’est la petite rondouillarde qui s’enquiert de mes désirs.

Je me place dos aux autres clients et lui exhibe ma carte discrètos.

— Deux mots d’entretien, possible?

Elle rougit, ouvre la bouche grande comme la porte principale du Parc-des-Princes et finit par acquiescer. Puis elle m’emporte dans un minuscule burlingue encombré d’un tas de pacsifs pas encore déballés.

L’escogriffe nous a marqués au fer rouge de son regard fiévreux. Curieux et pas content. Ne va pas tarder à radiner, ce manche, je pressens.

J’explique à la boulotte blonde la gravité du cas et l’importance de ce qu’elle pourrait être amenée à me dire. Elle est coiffée court, avec un nez retroussé et un regard timide de grosse qu’a pas le courage de bouffer des grillades pendant trois mois pour larguer ses dix kilos excédentaires.

Mon laïus débité avec grâce, kif ce serait déclamé par Descrières de la Comédie-Franchouille, paraît l’impressionner. Elle est sympa, cette dodue. Elle sent un peu la charcuterie par-dessous ses remugles pharmaceutiques. Elle doit être chouette à pointer, je suis sûr. Un peu empotée au départ, biscotte les complexes de bourrelets, mais une fois la mèche allumée, ça doit vite tourner au régal. Elle me rappelle une petite bouchère de banlieue que je m’étais respirée par une belle aprème de printemps où les pâquerettes sortaient dru. Elle allait prendre son train pour Paname, sa boucherie étant fermaga ce jour-là. Sur son trente et un, la mère! Je me suis stoppé à sa hauteur.

«— Vous semblez pressée, madame Colinet, je peux vous avancer?»

C’était pas de refus, elle voulait choper le 13 heures 38.

Moi, j’lui ai carrément proposé de la driver jusqu’à Pantruche.

«— Les Champs-Zé, ça vous irait?»

«— C’est trop aimable à vous, m’sieur.»

Sur l’autoroute, je lui ai placé un doigt de cour sans cérémonie. Son plumage! Son ramage! Tout ça…

A mi-route je la paluchais complet. Elle gloussait comme quoi j’étais pas raisonnable et autres conneries d’usage. J’ai biché la dernière bretelle avant l’arrivée. Direction le parc de Saint-Cloud, et au-delà les frais bosquets. Un sentier ombreux et elle me chipotait le Nestor, la trancheuse d’escalopes. Bonne gravosse sans histoire. Un petit turlute, please! Elle consentait. Voulait tout ce qu’on voulait. Pas du grand art, mais la bonne volonté suppléait. La gentillesse n’a jamais remplacé la lubricité, pourtant c’est un lot de consolation appréciable. Elle était flattée de me pomper le goumi, Germaine. S’est laissé calcer dans ma tire sans barguigner, en une posture inaccoutumière qui lui découvrait des horizons (par la lunette arrière). La bonne troussée bûcheronne, solide et franche. On était deux êtres en vie. A deux doigts d’une espèce de bonheur simpliste. Eh bien, la pharmagote me rappelle Mme Colinet.

Y aurait pas le toucan frileux, à deux pas, prêt à ramener son long bec, je te garantis que je la planterais fastoche, la blonde. Accoudée à son burlingue en une langoureuse embroque. On se donnerait un petit plaisir, en passant. On se ferait ce joli signe de reconnaissance, de tendresse humaine. Tiens, chope!

Je lui tirlipote le portrait robot. La réac est spontanée. Un cri! Sa main devant sa bouche pour marquer sa médusance.

Elle reconnaît!

Je brûle! La chance vient me lécher les mains. Brave bête. Elle l’aime bien, son Tantonio, la chance. Parfois lui fait la gueule par taquinerie, mais elle résiste pas longtemps et on reprend notre longue lune de miel, les deux.

Tu sais ce qu’elle me bonnit, la blondasse douillette:

— Mais c’est Catherine Mahékian, le peintre.

Elle perd pas l’image de vue, l’éloigne de soi, la rapproche.

— Oui, pas de doute.

— Vous connaissez son adresse?

— Au sixième.

De quoi avaler mes trente-deux dents avec le plombage de ma prémolaire.

— Vous voulez dire qu’elle demeure dans cet immeuble?

— Au sixième, répète la gentille. L’atelier…

C’est là que le toucan constipé passe sa frime désolante.

— Que se passe-t-il, Gudule? il demande. Que veut ce monsieur?

Gudule! Ma première Gudule. Elle doit être flamande, cette dearlinge, d’où ce regard clair, cette gentillesse fondante, ce moelleux.

— Il est de la police! balbutie Gudule.

Le toucan, c’est le patron de la pharmacie. Tranchant. Vieux potard que j’aimais! L’œil enchâssé, la voix caoutchouc.

L’oiseau blanc à tête noire s’approche, aperçoit le portrait robot.

— L’on dirait…

— C’est elle, fais-je.

— De quoi s’agit-il?

— Le jour où vous lirez ça dans les journaux, vous en aurez pour une bonne heure.

Je ramasse l’image. Il est temps de les mettre, sinon je sens qu’il va me gonfler, le marchand de purges. Il a une frite à faire chier le monde entier autrement qu’avec du Pursennid.

Je largue le couple et hésite sur la conduite à tiendre. Faut-il appeler Béru à la rescousse ou bien foncer chez la gonzesse?

Mon impatience rafle la mise. Je m’élance dans l’escadrin.

Au sixième, il n’y a plus qu’une lourde à l’étage, donc pas à hésiter. Je sors mon sésame et j’entreprends la serrure. Presque aussitôt, un cador se met à vociférer dans l’apparte. Saleté de bouledogue! Je fais au plus vite et j’entre dans un immense local coiffé d’une verrière sous laquelle sont tendus des rideaux coulissants, assez lâches pour laisser pénétrer le clair de lune de Werther dans l’atelier.

Le bouledogue noir continue d’aboyer, mais en reculant. Sa sale gueule plissée me paraît grotesque. S’il me charge, je lui shoote un penalty dans les badigoinces et il paraîtra beaucoup plus renfrogné.

L’endroit sent l’huile de ricin et l’essence de térébenthine.

Carrément, j’actionne le commutateur. Une flopée de loupiotes s’allument en même temps et il se met à faire comme en plein jour dans l’atelier. J’avise des chevalets, des meubles submergés de toiles, des caisses, des boîtes, des palettes, des tubes de peinture par monceaux. Sur la droite se trouve une kitchenette encombrée, juste à côté un roide escadrin donne accès à une loggia servant de chambre à coucher. J’y grimpe. Un grand lit recouvert d’une peau d’ours. Vide. Non défait, plus exactement. La locataire de cet appartement est sortie. Je me mets à visiter les lieux, mais sans rien découvrir d’intéressant. Le bouledogue de merde continue de me japper contre, à bonne distance toutefois, ayant flairé en moi le buteur chevronné capable de lui aplatir davantage le museau.

De rage, il pisse un petit coup contre un chevalet.

Je coule un regard à la peinture de la Mahékian. C’est pas totalement de la crotte de bique, mais ça pourrait en devenir facilement. Du Francis Bacon mal assimilé, avec des nostalgies de Gen Paul, si tu vois le topo? Tu vois pas? Ça ne fait rien, on peut être inculte et brave mec, je te garde toute mon estime.

Faudrait opérer une perquise approfondie, mais pour l’instant, ce qui compte, c’est de s’assurer de la gonzesse. Alors j’éteins tout et m’en vais en fermant la lourde. Cette fois, il s’agit de réveiller le Gros et de tendre une souricière devant l’immeuble pour alpaguer la fille dès qu’elle rentrera.

Je l’avise de loin, l’Arrondi.

Mains aux fouilles, il fait les cent pas devant ma tire et, à distance, je l’entends qui grommelle des méchanceries. Elles me concernent car, sitôt qu’il m’aperçoit, il monte le niveau sonore à t’en massacrer les tympans.

— T’es branque ou quoi t’est-ce, hé, peau de zob! S’tailler sans rien dire, juste que j’avais un instant de flou artistique dans les carreaux, y a qu’tézigue!

— Fais pas tant de raffut, Bombé, tu perturbes la quiétude bourgeoise du dix-huitième.

— J’l’encule, l’dix-zezhuitièrne, et toi avec! V’là un quart d’heure que Mathias a téléphoné, y s’est produit une couille, rue de Rennes.

— Quel genre?

— La gonzesse s’est pointée là-bas, mais au lieu de monter à l’apparte directo, elle s’est arrêtée chez la concierge.

— Et alors?

— Et alors, magine-toi qu’elle est tombée su’ l’agent Bonatout, l’cocu de la gentille pipelette. Ce con volant visionnait un matche de fotebale à la télé tandis qu’sa gerce en écrasait, vannée sans doute par mon coup d’rapière.

— Et puis? Mais parle, Sac à ventre! Parle, bordel!

— La souris a demandé après Blérot, comme quoi est-ce-t-il qu’il était chez soi, son biniou n’répondait pas, tout ça. Ce gland, tu sais quoi? Y lu dit que Blérot n’est point à son domicile, mais que par cont’, y a deux messieurs et qu’il va les prévenir d’la visite. Qui est-ce qu’il doit-il annoncer? Tout ça.

— Le sombre con!

— T’admets, hein? L’a le cerveau fané, ce mec! Faut le ratifier de la Rousse. Même la circulanche au carrefour, c’t un danger public!

— Bon, après?

— L’est été prévenir nos potes. Pinuche qu’était d’garde a maté par le judas. Voiliant un gonzier qu’y n’connaissait point, à c’t’heure induse, il y a balancé le bonheur à travers les naseaux, et l’enfoiré d’sa mère va en écraser pendant vingt-quat’ plombes. C’qui m’permettra d’aller brosser un brin sa vieille tandis qu’il est dans les bras d’l’orfèvre.

— Et la femme?

— Tu parles qu’elle a mis les adjas.

— Viens vite!

Nous fonçons, coudes au corps jusqu’à la pharmacie de garde. On engouffre l’immeuble. L’investit quatre à quatre. En haut, y a de nouveau la charognerie de bouledogue qui nous pousse la goualante des jolis crocs. La fille n’est pas rentrée. Je soporifie son cador pour le faire taire, on éteint les loupiotes, on s’installe dans des canapés tachés de peinture et on se met à l’attendre.

Une pâle clarté nous tombe des étoiles. La réverbération de Pantruche s’y joint. Si bien qu’au bout de peu, on y voit à peu près normalement, pas au point de pouvoir lire la notice d’un produit pharmaceutique, mais assez pour être capable de compter ses doigts.

— Dis voir, Gros, chuchoté-je, y a un truc qui me chiffonne dans l’histoire de la rue de Rennes: tu dis que la fille s’est pointée dans la loge, très bien. Le cornard lui a révélé que deux messieurs occupaient l’appartement de Blérot, parfait. Ensuite il est monté, a sonné, et Pépère lui a virgulé une giclée de sirop de dorme plein naze, toujours d’accord. Mais alors, comment Mathias a-t-il été mis au courant de la visite de notre «cliente» si Bonatout n’a pas eu le temps de moufter?

— C’est la gamine, la petite Martine, qu’a entendu depuis sa chambre, laquelle est en prise directe sur la loge. Biscotte la téloche, elle roupillait pas.

— Ah! bon.

Du temps s’écoule. Un long moment inerte et comatesque. On perçoit une lointaine rumeur feutrée. Les fragrances de peinture me piquent le pif. Ça s’enquille mal, décidément. Maintenant, «l’ogresse» est sur ses gardes. Elle sait qu’il s’est produit une foirure et que ça risque de chier pour son matricule. Alors je te parie le slip de ta grand-mère contre un tailleur de chez Chanel qu’elle ne va pas rentrer. Pas si conne. Elle tient le raisonnement ci-dessous, la gueuse: si deux messieurs occupent l’appartement de Blérot et si son téléphone ne répond pas, c’est qu’il s’est produit du grabuge. On a arrêté Blérot. Il a probablement parlé. Donc, son propre domicile est surveillé.

Je pars à la recherche d’un poste téléphonique. Il y a un appareil à terre, dans un coin de la pièce, avec un fil d’au moins vingt mètres de long permettant de le véhiculer n’importe où dans le vaste atelier.

Je compose le biniou de la Grande Taule.

— Lancez un avis de recherche au nom de Catherine Mahékian, 803, rue Caulaincourt. Artiste peintre. Je vous fournirai des tuyaux plus complets dans les heures qui suivent. Vous pouvez, jusqu’à nouvel ordre, vous servir du portrait robot, il est extrêmement ressemblant. Prévenez tous les journaux. Il doit être encore temps de faire passer la nouvelle, à la une si possible, dans les premières éditions de demain. Titre «Cette femme est recherchée dans le cadre de l’enquête sur la disparition de plusieurs garçonnets, notamment du petit Jérôme Couchetapiana.» Salut!

Je raccroche.

— Donc, t’estimes qu’elle va pas reviendre chez elle? murmure l’Imposant.

— J’en suis convaincu, Gros. Allez, tu te mets au turf: fouille complète de cet atelier. Il s’agit de réunir un max d’informes sur cette ignoble vache: photos, adresses des relations, papiers concernant sa voiture si elle en possède une, ce que je crois, le grand jeu, quoi!

— Banco, accepte Béru. Tu dis qu’j’me mets au turf, et toi, pendant c’temps, tu vas faire quoi t’est-ce si c’est pas indiscret?

— Discutailler avec les pharmagos, en bas.

Le potard a débranché le bec-de-cane et accroché un écriteau contre sa vitre au moyen d’une ventouse comme quoi «Prière de sonner».

Ce dont je.

Et c’est la blonde pulpeuse qui se pointe, sa blouse blanche mal boutonnée par-dessus une combinaison de satin rose comme n’en portent plus que les vieilles bourgeoises, les honnêtes femmes et quelques bonnes ibériques. Elle me reconnaît à travers la vitre, réprime un bâillement et déponne.

— Je vous réveille? fais-je d’un ton apitoyé.

— Oh! les nuits de garde c’est du sommeil en pointillé.

J’entre, elle relourde. L’éclairage du magasin est tamisé. D’emblée, elle me drive jusqu’au bureau encombré de colis où un minuscule lit de camp a été développé.

— Et votre coéquipier? je m’enquiers.

— Il est monté se coucher. Lui, c’est le patron.

Sans amertume, simple reconnaissance d’un droit suzerain. Elle sent bon la dorme et, toujours, discrètement la charcuterie fine.

— Pardon de vous déranger, mais il y a urgence. Le portrait de votre voisine peintre fera la une de tous les journaux demain à l’aube. Il roule déjà sur les rotatives.

— C’est si grave que cela?

— Pire. Il faut absolument que vous me parliez d’elle.

— Je n’ai pas grand-chose à vous en dire…

— On n’est jamais bon juge de ce que l’on sait ou non sur les autres. Ça fait combien de temps que vous travaillez dans cette pharmacie?

— Huit ans.

— Alors, vous pensez! Elle possède une auto?

— Oui. Une R 5 rouge.

— Il est déjà important pour moi de savoir ça, encouragé-je. Quel genre de fille est-ce, selon vous bien entendu?

— Grave, ne riant jamais, comme sous le coup d’un chagrin qui n’en finit pas. J’avais l’impression qu’elle souffrait d’une séparation. J’imaginais qu’un homme auquel elle tenait beaucoup était mort ou l’avait quittée.

— Elle fréquentait des gens?

— Je l’ai vue en compagnie de personnes d’un certain âge, oui. Mais impossible de vous les décrire.

— Et avec des enfants?

— Non, jamais.

— Vous en êtes certaine?

Elle gamberge d’une façon appliquée, en conscience, comme lorsqu’elle procède à une préparation délicate.

— Oui, à peu près. Un homme distingué, aux cheveux gris, venait assez souvent lui rendre visite. Quand je dis assez souvent… Dans le fond je l’ignore, je ne suis pas la concierge de l’immeuble. Disons que j’ai aperçu ce type à plusieurs reprises avec elle. Je me disais que ce devait être le directeur de la galerie où elle exposait, peut-être parce qu’un jour il emportait plusieurs tableaux…

Coup de sonnette.

— Je vous prie de m’excuser.

Elle va ouvrir à un vieux bonze jaunâtre qui a enfilé un pardingue râpé par-dessus un pyjama que je devine jaune devant et marron derrière.

Cégnace gommeux souffre de la mâchoire. Ça lui prend d’ici jusqu’à là, tu vois: au-dessus de l’oreille. Intenable. Il se cognerait la tête contre les murs.

Ma compagne lui refile un calmant énergique et lui conseille de prendre rancard chez son toubib demain morningue. Elle est de plus en plus sympa, cette doudoune. J’en ai Coquette qui frétille comme la truite de Schubert dans la culotte de sa voisine de palier. Et puis c’est l’heure lourde, tu comprends? L’heure poisseuse de minuit passé, quand après une rude journée la fatigue te râpe le sensoriel et que les pénombres t’incitent aux polissonneries délicates.

Elle raccompagne le vieux ganacheur, bouclarde, revient. Le sourire, toujours.

— Vous êtes mariée? je lui questionne juste à l’endroit de brûle-pourpoint.

Pourquoi rosit-elle, cette délicieuse? Je te jure qu’elle m’évoque Mme Colinet, Gudule. Leurs beaux nichons, leur gentillesse, leurs yeux candides, même con bas.

— Divorcée, répond-elle comme en s’excusant.

— Il y a longtemps?

— Trois ans.

— Et depuis?

Elle est écarlate comme l’eau du même nom. Au fait, c’est pas rouge, l’eau écarlate, qu’est-ce que je déconne. C’est comme de la flotte ordinaire. Mais l’amour du mot t’entraîne aux contrevérités.

Je lui souris.

— Pardonnez mon indiscrétion, mais vous me plaisez infiniment.

Poum! Le moulinet se dévide. Mon leurre fonce à travers le décolleté de médéme.

On a un silence. Mon regard est allumé pleins phares. Je me rends bien compte que je lui plais férocement, Gudule. Juste sa monstre timidité qui nous sépare.

Je murmure, d’une voix savante, pareille à celle des radioreporters d’avant-guerre:

— Au détour de la vie, comme ça. La magie d’une rencontre… La fascination de l’instant.

J’avance ma bouche vers la sienne. Elle laisse aller. Le bizou miauleur, à fond la caisse. Dommage: elle fume! Je déteste le goût du tabac sur les lèvres d’une femme. Ça me la déféminise. Mais, bref, je fais contre mauvaise fortune bon cœur. Plus le moment de chipoter. L’affaire est trop engagée pour qu’on se permette de radio-ciné, comme dit Bérurier, l’analphacon de l’élite.

J’ai le bon réflexe d’éteindre le bureau. Avec une timide de sa trempe, l’obscurité est ton auxiliaire la plus précieuse. Ne subsiste que la faible clarté nous parvenant de la pharmacie.

Quand je l’aurai lonchée, ne pas oublier de lui recommander de ne plus fumer.

Mes sens prennent en charge le destin immédiat de cette douillette. Pourvu qu’un autre con ne vienne pas sonner pour ses tripes, ses glandes, son guignol ou ses cors aux pieds! Suspense! Mais quel régal! Je l’avais senti qu’elle y passerait, Gudule. Une géographie comme la sienne ne pouvait m’échapper. Y avait connivence profonde entre son cul et mes mains, ma zézette et ses cuisses, ma langue et son pôle d’attraction. C’est des choses inexplicables. Elles relèvent du grand mystère animal que causait je sais plus qui. Comme si c’était inscrit dans le grand livre du destin, comme l’écrivait une romancière de deux cent dix livres (il s’agit de son poids, pas de son œuvre).

Elle embarque doucement à bord de ma nacelle, la potarde. La nacelle Voluptas. Croisière forfaitaire, sans forfaiture ni forfanterie.

Le burlingue encombré, lui aussi, je l’avais prévu inconsciemment. La manière que j’y juche et installe ma chère partenaire: la nuque à Lille, le dos à Auxerre, un pied à Gap, l’autre à Biarritz. Décarpillage sans sauvagerie, auquel elle participe par une non-passivité efficace, simplement en remuant à bon escient pour faciliter la dépiaute… Ah! chère femme, compagne d’un instant. Consentante et ravie. Effarouchée mais heureuse. Visiteuse confuse du jardin d’Eden que je guide d’un membre sûr.

C’est l’enfourchement soudard, mais pratiqué avec un tact qui en corrige la rusticité. Elle est là, offerte et plantureuse, ma Gudule de nuit. Bien fondante et débordante. Nue comme Vénus, une bonne grosse Vénus flamande, nichonnante et un tantisoit ventrue.

Des deux mains posées à plat sur ses mamelons, je pratique des exercices circulaires qui la font geindre, non sans avoir conduit mon pote Nestor à pied d’œuvre pour qu’il exécute son joli numéro branché.

Elle roucoule, la grosse tourterelle. On ne lui avait jamais fait ça. Never! lt is fabulous! The first time, indeed! Again! Oh! yes: again, my darling!

Elle oublie sa pharmacie. Moi, je mets mon enquête en mémoire. Et c’est la gentille troussée pour pharmacienne de garde. Le coït nocturne dans toute sa grâce et sa vigueur.

Un coup de sonnette!

Trop tard! Que le patient patiente! Nul mal ne saurait interrompre le nôtre. Tiens, ma Gudule, connais la joie simple que nous ont transmise nos chers parents! On sonne, dis-tu? Et alors? Vas-y, ma doudoune, vas-y, ma grosse, vas-y, ma blonde. Aime-toi, le ciel t’aimera.

On s’emporte mutuellement à travers le sous-bois printanier du bonheur, comme l’a si bien écrit Marcel Druon.

Superbe! Grand! Beau!

Et pour tout te dire en un mot: noble!

Mais notre pied mignon, façon Cendrillon, ne fait pas le blaud de la personne souffrante et intempestive qui nous joue La Marseillaise sur la sonnette. Son impatience croissante la pousse même à accompagner du poing dans la vitre, puis à y joindre la voix pour composer un étrange concert de musique dissonante.

On perçoit ces mots durs durs:

— Mais qu’est-ce y branle, ce pharmago de mes deux? Si c’est juste pour aguicher l’clillent, sa pancarte de mes fesses, autant qu’y mette la photo à Canuet cont’sa vitre, ça f’ra plus d’effet!

Bérurier!

Je me rajuste comme on dit puis dans les romans dont la polissonnerie n’exclut pas une certaine pudeur conventionnelle. Se «rajuster», t’auras remarqué, hein? Déjà au siècle dernier. Y viennent de folâtrer dans les foins fleuris et, après, y s’rajustent! M’sieur le comte vient d’tringler la nouvelle femme de chambre dans sa soupente, qu’aussitôt fait il se rajuste! Et la petite médème dans l’entresol coquin de Maupassant, après s’être dévergondé la moniche, ploff! La v’là qui se rajuste aussi!

Bon, alors je me rajuste en mettant dans le remballage de Coquette un max de dignité mal commode à établir cependant (tout ce qu’il y a de pendant, tu parles!).

Et c’est ma pomme qui vais ouvrir au nergumène tandis que ma fondante Gudule trotte se refaire une virginité express.

Il est dans tous ses états, le Gros.

— Mais qu’est-ce tu foutais? J’allais enfoncer la lourde!

— Je prenais une déposition, gars, et dans l’arrière-boutique on entend mal.

Il jacte:

— Figure-toi que le téléphone a sonné dans l’atelier. Je m’ai demandé c’que je devais faire…

— Et tu as décroché, sombre con?

Yes.

— Et personne ne t’a répondu?

Nein.

— Tu as entendu juste une respiration. Tu gueulais «Allô, j’écoute» et on a raccroché?

Si, signore.

— Tu sais que tu…?

— Je sais. Mais ç’a été un réfresque espontané, mec: une sonnerie, tu réponds.

— Quand t’es le poulet le plus abruti de Paris, oui. Tu ne piges donc pas que c’était la fille! Elle a essayé cet appel pour vérifier si la voie était libre. Et toi tu lui fournis la preuve que non. Maintenant elle est en cavale!

Gudule apparaît, réparée. Elle croit à un client.

— Monsieur désire?

Bérurier la regarde, de son œil de vieux sanglier pour qui tout ce qui se passe dans les halliers est familier et à qui on ne la fait pas. Il pige le trouble de la dame. Il décèle des indices révélateurs. Alors il se tourne vers moi.

— Tu m’as dit que tu prenais une déposition, mec. Si j’me goure pas, tu la prenais en levrette, ta déposition?

— Je t’en prie!

— Quoi, tu m’en pries! C’est pas aux vieux tendeurs comme mézigue qu’tu vas vendre des capotes anglaises trouées! T’embroquais madame, v’là pourquoi ça n’répondait pas. On est là su l’pied d’guerre et môssieur l’commissaire grimpe au fade baïonnette au canon! Bravo! Y s’fait reluire superbe, le beau ténébral, s’pas, jolie maâme? Notez qu’j’comprends son coup d’tendresse en vous voiliant. La blouse blanche, l’homme ça lu porte aux sens. Et c’qu’a en dessous, j’en f’rais mes choux raves, toute galantine mise à part. V’s’avez pile la pointure idéale. On peut toucher? Just’ s’rend’ compte si on est pas berluré par l’visu. Sans le tastu, des fois, on s’goure. Permettez! Dedieu! Là, c’est le top niveau! Y n’vous resterait pas un brin de fringale, mon p’tit cœur? Je vous garantis qu’la seconde troussée est toujours meilleure. L’tempérament donne à outrance, comprenez-vous? Il puise dans ses réserves. Vous zob tenez la quintessence. D’autant qu’j’sus pas équipé garçonnet, ma colombe. Si vous voudriez abaisser vot’regard de quéqu’degrés, j’vous dessine la chose à travers l’futiau? Non, non, sursautez pas. Y n’s’agite point d’une mitrailleuse lourde. C’est du vrai braque naturel, av’c sa grosse veine bleue et tous ses accessoires. V’s’avez beau êt’ pharmagote et, d’ce fait avoir l’occasion de visionner des nœuds plus souvent qu’à leur tour, j’peux vous dire que des comme çui dont j’ai l’honneur, v’s’en aurez jamais vu et encore moins encaissé. L’deuxième paf d’France, mon trognon. Juste un vieux crabe, l’père Félisque, qui me bat. Mais lui, c’est carrément un monstre! Il marne dans une boîte frivole du quartier des Ecoles. «Félisque le surhomme», y a d’marqué. La taule s’appelle «Le Service Trois-Pièces». On lui attrique mille points par soirée pour déballer son mandrin aux trois séances. Y a une tombola chez les dames. La celle qui gagne a l’droit de lu turluter l’engin. Si elle y arrive, on lui offre une boutanche de champ’. V’nez, vous n’regretterez pas. Tiens, Tonio, j’ai trouvé ça, là-haut, compute, du temps qu’je finis la nuit d’folie à madame.

Il me fourre une poignée de documents extraits de sa vaste poche et, prenant la douce Gudule par le bras, l’entraîne vers l’intérieur. Elle essaie de regimber, de protester, mais la force du taureau est si impétueuse qu’elle doit céder.

Je me dis, en les voyant disparaître, qu’on va finir par se composer une sacrée réputation dans ma brigade. On joue de plus en plus aux gendarmes et aux violeurs, tu ne trouves pas?

Je passe également dans la réserve, qu’inutile de parader dans la pharmacie, tu conviens. Une vieille banquette au cuir crevassé accueille ma lassitude. Posément, j’étudie les pièces que m’a remises Béru. Un contrat d’assurance pour la Renault 5 (ce qui m’en fournit le numéro). Une carte d’identité périmée comportant la photo de la femme Mahékian (très proche en effet du portrait robot). Des documents bancaires indiquant qu’elle est à la tête d’une petite fortune puisque son avoir dépasse le million de francs. Un carnet d’adresses, chichement garni (elle doit avoir peu de fréquentations). De la correspondance avec une certaine Laura Manzardin, Chenil du Grand Lavoir, à Mériflour-le-Bas, 78. Des photos de famille jaunies qui la montrent gamine, avec un couple et une autre petite fille plus âgée qu’elle. Des factures courantes: location, eau, gaz, électricité, téléphone, épicerie, notes de garage, de médecin…

Je pousse la porte du bureau. Image attendrissante de Sa Majesté Alexandre-Benoît Ier, assis sur une chaise, le bénouze et le calbute affaissés sur ses godasses, avec la passive Gudule à califourchon sur lui, bien ancrée et se livrant à une séance de trot anglais qu’il soulage galamment en lui remontant les fesses à deux mains.

Elle a le visage abîmé sur l’épaule du Mastodonte et produit, en respirant, le bruit d’une ancienne locomotive à vapeur attelée à un convoi de cent vingt wagons.

Je m’approche du Mastar, lui chuchote à l’oreille:

— Ne bouscule rien, Gros. Je dois rentrer d’urgence à la Grande Masure, tu prendras un bahut pour me rejoindre.

— Jockey! répond le Renflé.

Et de déployer un regain d’énergie pour activer le fessier altruiste de la chère Gudule.

Je prends une boîte de pastilles Valda en retraversant la pharmacie, mais, honnête jusqu’à l’absurde, laisse à toutes fins utiles un billet de dix pions sur la caisse.

FAIS PAS DANS L’ABSTRAIT!

Le brigadier Poilala, de service cette noye, m’a monté une Thermos de café fort. Mais le caoua, y a que dans les romans américains qu’il requinque les flics fourbus. Son action est illusoire, sa stimulation éphémère. Il te met de la nervouze dans la fatigue, point à la ligne. Tu restes flagada, mon brave. Les paupières de plomb, les reins moulus, l’entendement en arrière-garde. Si t’en écluses trop, il te flanque des palpitations; mais tu demeures vanné et embrumé. Parce que le sommeil, une seule chose peut t’en guérir: la dorme.

Ce que comprenant, je vais m’abattre dans un recoin de mon antre où s’étale un machin éventré qui ressemble au canapé de la mère Récamier. Je m’y pelotonne après avoir éteint la loupiote de la pièce. L’effet est immédiat: chute libre dans le néant. C’est bon. J’oublie Catherine Mahékian et ses turpitudes, Gudule et, son brave cul consentant, la chasse à l’ogresse qui se prépare tous azimuts. Un moment d’oubli, par pitié. Une grande ébrouance dans le schwartz, je Vous conjure humblement, Seigneur. Et le miracle s’opère: j’en écrase.

Dans mon sommeil mal commode, tourmenté, surgissent des lumières et des bruits. Assez faiblards les unes et les autres. Lumière tamisée, bruit craquant de chaise, bruit de paperasses compulsées. Bruit de forte respiration. Je rêve qu’un fauve est tapi dans la pièce, prêt à me bondir sur le colback.

Je «fais avec». Mon épuisement est trop intense pour se montrer difficile et s’accoutume à ces scories.

Quand, soudain, une détonation. Pas sèche, mais comme écrasée, avec des ondes de choc, des prolongements indécis. Aussitôt en alerte, mon sub tente d’en définir l’origine. Pas un revolver, ça. Plutôt une étoffe qui crève et se déchire sur quelque longueur. Ou bien… Oui, j’ai trouvé: un pet de Bérurier! J’en demande humblement pardon à mes lecteurs fragiles (si toutefois il en reste encore, ce qui me surprendrait), mais une loufe de Sa Majesté n’est pareille à aucune autre. Sa violence est unique au monde. Aucun orifice anal ne peut libérer pareille charge d’air comprimé. Mais l’explosion est toujours suivie d’une espèce d’écho modulé qui se perd dans d’obscurs marécages.

D’impressions en sensations, de sensations en pensées, me voilà réveillé. Je dégoupille mes paupières, ce qui m’offre une vue paisible sur Béru, assis au bureau, dans le cercle blafard de la lampe, en train de compulser les paperasses qu’il a dénichées dans l’atelier de «l’ogresse».

Son gros cul monolithique se trémousse sur la chaise. Moi qui connais tout de cet homme remarquable, je prévois qu’un nouveau pet va suivre, et qu’on le pose présentement sur sa rampe de lancement. Effectivement, le deuxième coup de canon fait frémir le siège et un léger nuage soufreux flotte sur le siège.

— Touché par tribord! je crie.

L’Homme au Gros Moignon ne se retourne même pas. Simplement, sa nuque plonge un peu.

— J’allais just’ment t’réveiller, mec. J’croye qu’a mieux à faire que dormir, mon pote. Faut batt’ l’fer pendant qu’il est chaud.

Je bâille. Je suis comme engoncé dans moi. Lové au creux de mon estomac.

Il continue:

— D’acc, j’ai sûr’ment fait une connerie en décrochant le biniou, chez la gonzesse. Mais d’un aut’ côté elle s’sent traquée et ça l’oblige à se planquer.

— Ce qui t’amène à quelle conclusion?

— Où veux-tu-t-il qu’elle ira sinon chez quéqu’un d’confiance.

Il tapote ses paperasses.

— Elle a là des bafouilles d’une bonne femme qui pourrait êt’ sa frangine s’lon les termes dont elle emploie.

— Celle du chenil?

— Moui. M’est avis qu’on d’vrait foncer chez c’te Laura Manzardin.

— Tu as sûrement raison, Gros.

Je me lève et me dénoue à l’aide de mouvements appropriés. Une douche me serait bienvenue, mais ici, tu parles! Je me rabats Sur la Thermos pour finir le caoua.

— Alors, c’était bien, avec Gudule?

Il sourcille:

— Quelle Gudule? Ah! la pharmagote? Parle-moi-z’en, je te retiens. T’es parti sans relourder. Et voilà-t-il pas que le patron se pointe à l’improvisé, j’l’avais réveillé par mon chahut pour m’faire ouvrir et y v’nait s’assurer. Ce con qui s’pointe en plein steeple-chaise de la môme, juste à l’instant de sa décarrade. Tu l’aurais entendu bramer, c’t’étron sec! «Madame Gudule, huit ans que je soupire après vous sans oser vous déclarer ma flamme. Huit ans qu’je ronge mon frein dans ma poche! Huit ans qu’j’m’masturbe devant votre photo qu’on a prise à la sortie d’fin d’année. Je vous respectais au point de ne pas oser vous donner le plus léger baiser, et qu’est-ce j’m’aperçois? Qu’vous êtes une pute! Une grosse salope qui fornique av’c n’importe qui!»

«Alors là, j’ai intervenu. Le temps de désatteler Ninette et j’fais au vilain-pas-beau en lu montrant mon sesque: «Dis voir, le Constipé, on traite pas un homme de n’importe qui quand t’est-ce il a un braque pareil. Si t’aurais possédé un bébé rose d’ce calibre, y a lurette qu’tu t’l’aurais enfourchée, la Gudule, boug’de serin malade!»

«C’t’était dramatique. La blonde chialait, demandait pardon. Elle pouvait pas crier au viol pisque c’tait t’elle qui me grimpait en danseuse, nécessairement, ni dire qu’j’la menaçais, la manière qu’elle app’lait sa mère en m’chevauchant l’aubergine, quand il était entré, ce tordu; hurlant comme quoi c’tait bon et que «oh! oui! oh! oui! oh! oui…»

«Le salaud de pharmacien s’est montré intraitab’. Il l’a virée dare-dare. Elle a ôté sa blouse, l’a mise dans son sac, a décroché son pauv’manteau à col de lapin. Elle était impitoyab’dans la nuit, Gudule, si tu saurais.

«J’l’ai raccompagnée en taxi jusque chez elle et j’l’ai finie en levrette dans sa porte cochère, pas la laisser en rideau, c’qu’est toujours très mauvais pour l’glandulaire, j’m’ai laissé dire. Ell’ demeure 81 rue Meissonnier, dans l’dix-septième, r’tiens bien. Mme Durand, tu n’peux pas t’tromper. Pendant qu’é s’ra au chômedu, faudra qu’on la sabre un peu, les uns les autres, si on passerait dans son quartier, manière d’lu apporter un peu d’divertissure, d’réconfort. Faut penser aux aut’, d’temps en temps, sinon on d’viendrait d’sales égoïsses pas vivab’. Cela dit, faut reconnaît’ qu’on a le fion bordé de nouilles, nous aut’: on baigne dans la boîte comme les cornichons dans le vinaigre.»

Et tout ce discours éblouissant, vivifiant, hautement éducatif, nous a conduits jusqu’à la porte de Saint-Cloud.


Mériflour-le-Bas est une délicieuse localité verdoyante, nichée dans un vallon du côté de Neauphle-le-Château, où le cher Alaïolie Komédy contracta durant le long exil qu’il y vécut cette immense reconnaissance pour la France qui le fait pisser plein son grand froc chaque fois qu’il voit le drapeau tricolore ou qu’il lit un San-Antonio.

On tourne à droite, puis à gauche à la bifurcation, on suit le panneau et on se pointe devant la minuscule église bâtie pour Utrillo, mais il était trop soûl pour venir jusque-là.

Une pancarte représentant une tête de berger allemand aux oreilles pointées est plantée à l’orée d’une venelle. «Chenil du Grand Lavoir.» C’est laguche. La venelle s’enfonce entre deux murs débordant de glycine. Et tout au fond, on retrouve les champs à blé de cette noble région. Une construction neuve se dresse en bordure de plaine, c’est-à-dire à la fin du vallon. Genre ranch amélioré. Tout en rez-de-chaussée, crépi blanc et bois clair verni. Derrière ce faux ranch, une espèce de camp de concentration avec de hauts treillages musclés et des cabanes en fibrociment.

Notre approche déclenche un concert d’aboiements féroces. Je me dis qu’on n’a pas vu le grand lavoir donnant son nom au lieu-dit, mais peut-être l’a-t-on supprimé pour, précisément, construire ce chenil à la place?

J’ai abandonné mon véhicule près de l’église et le vent de la nuit nous cingle la gueule. Il contient des zébrures de pluie. Le ciel est boursouflé de gros nuages mécontents.

Béru balance son troisième louf de la nuit. Un vrai, pour horizons lointains; pet superbe d’alezan sauvage galopant dans la pampa, crinière flottante.

C’est signe de tension chez lui. Il libère la vapeur excédentaire pour mieux se concentrer. Après tout, cette visite est une idée à lui. Alors, il redoute qu’elle se solde par un échec.

Il ne pense plus à la tendre Gudule Durand, chômeuse de première classe, chassée des locaux vénérables de la pharmacie Lacoinsse par un patron jaloux. Non, il est devenu chien de meute, le Béru. Tendu, aux aguets.

Dans le ranch, tout est obscur, silencieux, mais la bacchanale que mènent les pensionnaires à quatre pattes (comme on dit dans les gentils contes à la con d’autrefois) finit par alerter les habitants du logis et, bientôt, une clarté jaillit dans la façade.

Puis des volets violemment poussés claquent. Un mec baraqué, en maillot de corps et les cheveux en brosse, se découpe sur fond de chambre à coucher Monsieur Meuble.

— Y a quelqu’un? il lance d’une voix forte.

— Il y a nous, dis-je en m’avançant dans le rectangle lumineux, mais n’ayez pas peur, nous n’avons pas de mauvaises intentions.

Un formidable rire nous répond.

— Peur, moi? Je sais même pas ce que ça veut dire. Ancien para sous les ordres de Le Pen, vous permettez?

J’opine (donc je suis).

— Vous m’en direz tant!

— C’est à moi que vous en avez?

— J’aimerais vous parler, à vous et à Mme Manzardin, oui.

— A une heure du matin!

— Est-ce à un brave que je vais objecter qu’il n’y a pas d’heure pour lui?

Le moment est venu de lui montrer ma carte.

— Commissaire San-Antonio, la lui et me présenté-je.

Une voix de femme embrumée parvient de l’intérieur:

— Qu’est-ce que c’est, Louis?

— La police, ma belle.

Et cette magistrale objection:

— Qu’est-ce qu’on a fait?

Tout de suite. Ils sont commak. La police chez eux, et ils s’interrogent. Ils ne protestent pas «qu’ils n’ont rien fait», non, ils demandent «CE QU’ILS ONT FAIT».

Le para de Le Pen ronchonne qu’il aimerait le savoir. Ce qui m’incite à lui demander la permission d’entrer dans son chenil-ranch. Il passe un peignoir de bain en tissu-éponge bleu des mers du Sud et vient nous accueillir.

On s’annonce de plein foot dans un livinge tel qu’en rêvent tous les gaziers affligés d’un F3 ou 4 lorsqu’ils ont bu trop de rhum ou de perniflard.

Y a du rouet en forme de lustre, des canapés bas, en bois massif, et puis tout à lavement, comme dit Sa Seigneurie, plus des photos aux murs représentant des chiens, des chiens et encore des chiens, tous bergers, tous allemands avec des airs à te bouffer les couilles si tu les regardes de travers, et le cul si tu te sauves.

Louis Manzardin nous fait asseoir civilement. Lui-même se sélectionne le meilleur de ses fauteuils, croise les jambes et se met à s’éplucher des peaux mortes autour du gros orteil gauche.

La lourde du fond s’entrouvre sur une petite femme brune, du genre pruneau, aux grands yeux fiévreux et au teint bistre. Elle n’est vêtue que d’une chemise de noye style baby-doll, pas plus grande qu’un abat-jour de lampe de chevet, qu’heureusement elle a passé un slip, sinon tu lui voyais la chaglatte comme je te vois.

— Je me doute que cette visite intempestive peut vous surprendre, je leur dis-je, aussi je plonge dans le vif du sujet: Catherine Mahékian, ça vous dit quelque chose?

— C’est ma sœur! s’exclame la dame Manzardin.

Ce qui te prouve donc que les déductions béruréennes étaient fondées et ce qui me surprend d’autant moins qu’elle ressemble, en plus maigre, à la femme en fuite.

— Elle ne séjournerait pas chez vous, par hasard?

— Quelle idée! s’exclame le dresseur de fauves.

— Vous avez eu de ses nouvelles aujourd’hui?

— Pas le moins du monde, aboie l’homme aux cheveux en brosse (à chien), comme sur la défensive.

— Vous la fréquentez beaucoup? insisté-je.

— Elle! s’écrie le chenileur, on peut pas s’encaisser, les deux! Laura va la voir à Paris, ou bien lui écrit, mais moi, cette belle-sœur, moins je la vois, mieux je me porte.

— Est-il indiscret de vous demander l’objet de cette antipathie profonde?

— Ses grands airs. Elle me prend pour une espèce de brute sans cervelle et me parle comme je n’oserais jamais parler à l’un de mes chiens. Alors, comme j’en ai rien à cirer, hein? Chacun chez soi et Dieu pour tous!

La chétive Laura opine sur son bout de siège où elle a perché son maigre dargiflard. Elle est soumise à son dur. Il en a fait sa chose, sa maîtresse-servante. Le grand coup de bite du soir pour se faire pardonner les houspilleries incessantes de la journée, j’entrevois.

— Vous êtes arméniennes, toutes les deux? questionné-je, tourné vers la Cosette du para.

— D’origine, mais nous sommes nées en France.

— Comment vit votre sœur?

— Elle est peintre.

Le dur ricane:

— Parlons-en de ses décalcomanies. J’aurais ça sur mes murs, ça me foutrait la chiasse!

— Il en faut pour tous les goûts, laisse tomber Bérurier d’une voix conciliante d’homme sage.

A cette assertion, je comprends que le sieur Manzardin ne lui est pas très sympa. Il a ses tronches, l’apôtre. Au premier contact, il détermine qui lui convient et qui mérite son poing dans la gueule.

L’éleveur de molosses hausse les épaules.

Je reprends:

— Elle n’est pas mariée?

— Pensez-vous! Elle, c’est le gigot à l’ail!

— Louis, je t’en prie! proteste sa brebis bêlante.

— Eh! dis, Laulau, viens pas me chambrer avec les mœurs de ta frangine! Qui est-ce qui passe ses nuits Au tuyau de Pipe ou à la Mandoline Bleue, qui sont des boîtes de gougnes notoires?

— Elle recherche du folklore!

— Pas à peindre, à lécher! rigole ce facétieux goujat. Remarque, si elle aime bouffer les artichauts sans leur enlever les poils, c’est son affaire!

L’intéressante discussion en est là quand un ronflement de taumobile retentit. Des lumières de phares éclaboussent la porte-fenêtre.

— On vient! dit Louis Manzardin. Vous attendez des confrères, messieurs?

— Non, dis-je sèchement en m’approchant de la croisée la plus proche.

Dans la clarté lunaire (c’est pleine lune) j’avise une R 5 rouge. Mon cœur, mes tripes, mes claouis, mes clés, mes cheveux bon-dissent.

LA VOILÀ!

On va se la gaufrer en plein, la perverse. Nous arrive toute rôtie dans les pognes! Un vrai velours! Bravo, Béru! Ce groin qu’il a eu, le Patapouf, en me proposant de venir draguer dans ce chenil!

— Je crois que lorsqu’on parle du loup…

Mais une forme cabriole devant moi, me bouscule, ouvre la croisée et hurle:

— Va-t’en! Va-t’en! La police!

Juste comme elle venait de couper son moteur. Qu’aussitôt, fais-lui confiance, elle remet les gaz. Je saute par-dessus la barre d’appui et fonce à m’en fracasser le menton à coups de genoux. La petite chignole manœuvre en vitesse sur le terre-plein. Je l’atteins. Je la touche. Nos yeux se croisent, à la fille et à moi. Oui, oui, le portrait robot est une réussite. Le triomphe de mon pote aux sandales puantes. Il a même su recréer le regard terrible, froid, implacable.

Je tâtonne pour ouvrir la portière! Putain d’elle! Où sont les bonnes vieilles poignées d’autrefois qu’on pouvait saisir à pleine main. De nos jours, faut éviter la résistance à l’air! Tout est encastré. Dans le prose! Ma main glisse le long de la carrosserie, l’automobile de la Mahékian bondit. Elle ronfle à s’en arracher le moteur. Ses feux rouges s’éloignent toute vibure dans la venelle aux glycines. Disparaissent.

Courir jusqu’à ma propre tire et me lancer à sa poursuite? Elle a pris trop d’avance. Je ne saurai quelle direction prendre.

— Vache! Vache! Vache! trépigné-je.

Et je rentre dans la maison où il se passe des choses. Bérurier est en train de se colleter avec Manzardin, et crois-moi, ça chie dru. Pas manche, le para. Il sait se battre. Un orfèvre. La manière qu’il porte des une-deux à la face du Gros. Le dentier d’Alexandre-Benoît-le-Grand gît déjà sur le carrelage. Mon pote a une pommette ouverte comme une orange à laquelle tu viens d’enlever un quartier. Son pif raisine. Il tente de charger son tagoniste, mais la technique de l’autre le maintient à distance. Alors il encaisse, stoïque.

Moi, je dégaine l’ami Tu-tues. Le Mastar s’en avise, ayant toujours l’œil clair.

— Touche-le pas, il l’est à moi! hurle-t-il.

Je remise ma rapière. Qu’il en soit fait selon les vœux de mon cher et vaillant camarade.

Louis ajuste de plus en plus ses coups. Béru vacille. Mais je devine que s’il en prend plein la margoulette, c’est pour mieux mijoter son affaire. Laisser croire qu’il est débordé, qu’il va s’écroulaga.

Ça chicorne à outrance. Faut être l’enclume béruréenne pour tenir encore debout.

Et Manzardin s’excite. Il gronde:

— Fumier de flic! Je t’apprendrai à gifler ma femme! Tu vas voir ta sale gueule de pourri ce que je vais en faire.

Et tout soudain, il parle plus parce que Sa Majesté vient de passer à l’offensive en lui décochant sa talonnade magique dans le bas bide. Un coup exclusif à Messire l’Enorme. Il chique le gars soûlé de gnons, pivote de trois quarts et vlan! place sa botte secrète (c’est le cas d’y dire!). Louison, il moufte pas. Mais la douleur le foudroie. Il reste figé, bras ballants, à grimacer. Bérurier part au régal. Son deuxième coup favori (comme il dit): la boule dans le pif. Cent vingt kilogrammes viennent de prendre leur élan pour que la tête de bronze du Terrific s’encastre entre le nez et le menton de Loulou. Là, il s’écroule, le paratonnerre. Floc! Béru, c’est pas le genre magnanime, qui tend la main à son adversaire terrassé pour l’aider à se relever. Le shoote dans le temporal: une fois, deux fois, trois fois. Extinction des feux! Salut aux couleurs! Groggy au champ d’honneur, l’éleveur de clebs. Bras en croix, la respiration incertaine à travers des lèvres et un pif disloqués.

Sa Majesté sort ses menottes et lui passe un bracelet.

— Couche-toi près de lui, salope! enjoint-il à l’épouse terrorisée.

Elle obtempère. Le Ventripoté passe la chaîne de la menotte entre le pied et le montant de la table basse en bois mastoc, puis fixe la seconde boucle au poignet de Laura Manzardin.

Cela fait, il va fureter dans une desserte, trouve une bouteille de Campari à demi pleine et se laisse quimper sur le canapé. Large rasade du rouge liquide amer. Sa gueule n’est plus racontable, Béru. Au salon des accidents de la route, son stand ferait sensation!

— L’est pas manchot, l’gredin, admet-il en désignant Louis du menton. On sent qu’il a pas appris la tabasse dans les pages roses du dictionnaire.

S’entifle une nouvelle lampée.

— Toujours est-il qu’ça va y coûter un max voies de fête sur un officier de police…

Pendant qu’il se réconforte, buvant du Campari et remâchant des rancœurs, j’explore la maison. Attenant au livinge, se trouve une petite pièce baptisée «Bureau» contenant les fiches et autres pedigrees de tous les cadors du couple. Farfouillant dans les tiroirs avec cette dextérité consommée du poulet en action, je déniche un carnet d’adresses. Ces petits répertoires sont la clé de voûte de nos enquêtes, le gros lot de nos perquises. Une exploration domiciliaire démarre toujours par la main basse sur ces opuscules plus ou moins déplumés et malmenés par de fréquentes manipulations. Assis à la petite table de bois blanc, je compulse le carnet, commençant par la lettre «A» et ne perdant pas une broque de son contenu jusqu’à un certain Zydkine qui clôt la liste.

Après quoi, je rejoins le trio. P’tit Louis est revenu de ses torpeurs cloaqueuses. Il est vachement glauque, je trouve, et sa Ninette maigrichonne a un aspect «Fleur de Misère» qui attendrirait un maquignon.

— On va parler sérieusement, à présent, dis-je en me mettant à califourchon sur une chaise, face à eux. Dis donc, Manzardin, la belle-sœur, vous êtes pas tellement en froid puisqu’elle vous rend visite sans crier gare, au milieu de la nuit?

Le couple ne parle pas. Laura a les cils qui palpitent, mais son julot garde une impassibilité de dur. Sa façon de nous exprimer l’à quel point il nous pisse à la raie.

— Quant à vous, ma chère, continue-je, m’adressant à la môme Crevette, vous saviez donc que votre frangine courait un danger puisque vous lui avez hurlé «Va-t’en! Va-t’en, la police!»

Elle détourne les yeux et reste silencieuse.

— Réponse? insisté-je.

C’est toujours le mutisme.

— Je pense sérieusement que vous venez de foutre les pieds dans une merde qui n’est pas encore décollée de vos godasses, les deux!

Là-dessus, je retourne au bureau pour téléphoner aux autorités compétentes, leur signaler que la R 5 rouge dont ils possèdent le matricule désormais se trouvait, il y a dix minutes dans la région de Neauphle-le-Château. J’aurais dû commencer par là, mais j’ignore pourquoi j’ai hésité à le faire. Si je cherche bien, je pense que dans mon sub, j’ai décidé d’alpaguer l’ogresse moi-même. C’est vraiment la notion du devoir qui me fait lâcher prise.

Je tube ensuite à la concierge de la rue de Rennes et c’est la gentille Mme Bonatout qui répond.

— Commissaire San-Antonio. Allez dire à l’officier de police Pinaud qui doit se trouver encore au sixième qu’il vienne me parler, j’attends.

Elle est dans tous ses états, l’Yvette. «Que vous parlez d’une aventure, madame Macherut! Si on se serait attendu… La police, nous qu’on en fait partie! Quelle nuit infernale, ma pauvre! Mon époux, gazé comme un poilu de quatorze!»

Je rêvasse. Des trucs défilent dans ma caboche. Intéressants, comme toujours. J’ai la songerie plutôt positive, ma pomme. Y a toujours des éléments concrets dans les nuages que je visite.

L’organe asthmatique de la Pine. Il est naze à bloc, l’Ancêtre. Fossilisé de la coiffe autant que du reste.

Il attaque:

— Je sais bien que je me suis sans doute un peu pressé d’appuyer sur cette gâchette, mais, compte tenu de…

— Moule-moi, Fossile. J’ai besoin de toi dans les grandes banlieues. Fais-toi conduire d’urgence à Mériflour-le-Bas, près de Neauphle-le-Château. Tu apercevras ma bagnole stationnée sur la place de l’Eglise. Face à elle, il y a une ruelle, prends-la jusqu’au bout. Chenil du Grand Lavoir, je t’y attends. Si tu n’es pas ici avant une demi-heure, je te pisserai dessus.

Je raccroche et sors pour aller rendre visite aux bergers allemands qui continuent d’aboyer, troublés qu’ils sont par notre présence policière.

Le chenil, on sent que c’est l’œuvre de sa vie, Manzardin. Dans un local où il entreprose la bouffe pour ses ogres, les murs sont tapissés de certificats, de concours canins, de diplômes de dressage, tout ça…

Des cages couvertes partent en étoile de ce local, un peu comme les différents quartiers d’une prison. D’ailleurs n’en est-ce point une? Des travées les longent et, derrière de solides grilles, les clébards fous furax mènent une bacchanale du diable, se jetant contre les barreaux avec des gueules béantes, toutes étincelantes de vilains crocs, et des yeux sulfureux.

Je les passe brièvement en revue. Heureusement pour les habitants de Mériflour-le-Bas que le chenil est à l’écart du pays, sinon ils auraient du mal à roupiller. Je reviens dans le local de distribution. Une grosse balance, des sacs de bio mille, une énorme broyeuse à viande qui pue un peu la charogne bien qu’elle soit impeccablement nettoyée, un congélateur dans lequel sont entreposés des bacs de zinc contenant des tronçons de bidoche dernier choix…

A nouveau je m’arrête de fonctionner pour réfléchir. Le cul sur un sac, je chope ma tête pensante dans mes deux mains de pianiste-manutentionnaire et j’attends. Faut dire que la fatigue pèse lourd. Des envies de plumard me hantent fâcheusement.

Mon regard fait du morse. Hé! dis, je vais pas me mettre à roupiller comme un malpropre au milieu de ce vacarme de clebs en folie!

Alors je me lève. Dans le mouvement, j’avise un éclat brillant au sol. Je vais m’informer et cueille une petite chose brillante, tout écrasée. Cela forme une boulette grosse comme la tête d’un clou. Y a du cuivre, des éclats de verre; difficile à déterminer comme origine. Je place la chose dans un compartiment de mon porte-cartes. Pourquoi ai-je le sentiment que ma trouvaille est importante? A voir!

Je reviens au living.

Bérurier a achevé la boutanche et somnole. Louis tente, mine de rien, de faire passer sa souris maigre entre le pied et l’entretoise de la table.

A mon arrivée, ils s’immobilisent.

— Inutile d’insister, leur dis-je. Si vous aviez un peu de recul, vous comprendriez qu’il n’y a pas la place.

Pourtant, par mesure de précaution, j’emprisonne le poignet libre de Manzardin avec ma paire de poucettes à moi, et fixe l’autre, très classiquement, au tuyau du chauffage central. Cela se fait depuis que le chauffage central existe dans les deux hémisphères et sur les cinq continents, parce que c’est là une recette simple et pratique, donc irremplaçable. Et j’ai beau être un auteur soucieux d’originalité, je vois mal pourquoi j’irais me crever le cul à inventer autre chose puisqu’il n’y a pas mieux.

J’éteins et m’allonge sur le canapé pour tenter d’en écraser. Au bout d’un moment, le couple se met à chuchoter.

— Vos gueules! leur dis-je. Vous parlerez plus tard.

Et je bascule dans la dorme pendant trente-cinq minutes environ, sans toutefois perdre totalement la notion des choses.

Un bruit de voiture m’arrache. Me voici sur mes pattounes. C’est Pinuchet qui se présente, branlant, fumassant, chassieux. Je lui vais au-devant et l’introduis au salon. Lui, jamais étonné, enjambe les Manzardin et va s’asseoir devant la table.

— Tu sais que pour cette affaire de soporifique, Sana, je…

— Arrête de me les briser avec tes bévues de gâteux, César. On n’en parle plus.

Satisfait, il opine.

— J’ai un boulot peinard à te confier. Tu vois ces messieurs-dames, à terre?

— Eh bien?

— Ton boulot consiste à les surveiller. Tu ne leur donnes rien à boire ni à manger, non plus qu’aux cinquante clébards occupant les cages du chenil. S’ils te demandent pour pisser ou le reste, tu les laisses faire dans leurs frocs. Ils sont respectivement la sœur et le beau-frère de la femme que nous recherchons. Quand ils te diront ce qu’ils maquillaient avec elle, tu me préviendras par téléphone, tu as toutes mes coordonnées, y compris celles de ma voiture?

— Oui, naturellement.

— Bravo. S’il y a des appels téléphoniques, tu réponds que tu es un employé et que M. et Mme Manzardin sont partis à des funérailles. S’il y a des visites, tu accueilles les arrivants et tu les vires avec le même motif. Au cas où quelqu’un insisterait, tu lui montres ta carte de flic. Si ces gens se mettent à hurler, je te laisse une bombinette de soporifique, maintenant que tu es passé maître anesthésiste, c’est de la routine pour toi. T’as tout pigé?

— Tout! sermente le noble vieillard.

— Parfait. Naturellement, toi tu vis ta vie ici. Tu te fais du café, des œufs sur le plat s’il y en a. T’es chez toi, mon vieux nœud.

Là, le Louis, il l’a à la caille.

— Ce que vous faites est illégal! s’exclame-t-il.

— Tout à fait illégal, je conviens.

— Je veux un avocat!

— T’en auras un aux assises, grand, promis!

Alors là, ça lui cloue le bec.

Il glapatouille un peu, genre sourd-muet expliquant sa route à un aveugle.

Puis, reprend, mais sans passion:

— Je n’ai rien à me reprocher, je ne suis pour rien dans les agissements de ma belle-sœur. Si ma femme a cru qu’elle était menacée, c’est pas une raison pour…

Il se tait car Béru vient de lui tirer un nouveau penalty dans la théière.


Affalé dans mon burlingue, c’est Béru qui, cette fois, en écrase. Il dort à plat ventre sur le canapé «dégriffé» dont les crins sourdent d’un peu partout, comme l’eau dans un sous-marin salvadorien. Ses cris nocturnes emplissent tout le premier étage. Tu te croirais de nuit dans un zoo. Il y a bien sûr des ronflements, puis des amorces de barrissements, des espèces de glapissements, des blatérations, des feulements avortés, des fouissements, des pets inconscients, nés solitaires du cloaque intestinal de Béru. Il est si organique, le Puissant, que, dans la léthargie momentanée du sommeil, son pauvre cher énorme corps continue un travail interne de volcan faussement assoupi, prêt à cracher, d’un instant à l’autre, lave et merde, gaz pestilentiels et nuées ardentes.

Et moi, stoïque, bien réveillé par l’action, tendu comme Jeanne d’Arc, de me livrer, dans la lumière administrative de ma lampe de bureau à un travail d’horloger, minutieux. Porté par l’instinct, la foi en ma réussite, en mon esprit de déduction…

Naguère je dormais, et Bérurier se trouvait là, explorant les papiers puis, soudain, m’aboyant que nous devions courir sus à ce chenil. Et il avait raison. Maintenant, inversion des rôles, c’est bébé Cadum qui récupère et moi qui m’acharne sur des indices.

Il arrive que l’épuisement, au lieu d’annihiler les facultés, les stimule. Une aurore majestueuse illumine ma nuit. J’agis, mû par une certitude absolue, comme si mes gestes les plus légers m’étaient dictés par une intelligence étrangère à la mienne, mais qui la supplée admirablement.

Armé d’une petite pince d’électricien, je m’efforce de retrouver la forme initiale du minuscule objet brillant que j’ai découvert dans le chenil de Manzardin. De la pointe de l’outil, je cueille un méplat et l’arrondis. Puis je saisis une tige et la détortille, et tout à l’avenant. Peu à peu cela prend «corps» si je puis dire. Je parviens à définir l’objet, sinon à le réintégrer totalement dans son aspect premier. Maintenant, me faut une loupe. Second tiroir à droite. Je me penche, je confronte, je mouille.

Tout s’enchaîne.

Maintenant, seconde partie de mes investigations: les deux carnets d’adresses.

Je les place côte à côte, les lis nom après nom.

Je file ainsi jusqu’au bout, plus rapidement que je ne l’avais estimé. Referme ces deux opuscules.

Suis bien, complet. Presque heureux. C’est beau, la gamberge. Aie du cœur et du chou, et t’accèdes au top niveau. T’es paré pour les grandes manœuvres de l’existence. Sans doute que tu te fais davantage tarter que les cons incompatissants, mais t’as de la différence entre les oreilles, entre les jambes, entre les lignes, les mains, les mots, les poches, les parenthèses, les testicules.

Il me faut immédiatement faire part à quelqu’un de mes trouvailles. N’ai que Bérurier et le brigadier Poilala sous la main. Béru dort, le brigadier n’est au courant de rien. Ils sont aussi cons l’un que l’autre, toutefois Béru possède, lui, le sens de l’enquête.

Donc, va pour le Gros.

— Alexandre-Benoît!

Il balance un jet de vapeur par le nord, puis un autre par le sud, émet un long râle d’agonisant parvenu à son butoir, fait avec sa bouche le bruit d’une fermière d’autrefois confectionnant son beurre à l’aide d’une baratte, lance un cri de Sioux souffrant d’une angine phlegmoneuse, après quoi il soulève des paupières en croco véritable pour exhiber les deux énormes rubis qui lui servent à regarder l’univers.

De nouveau, il agite d’obscures mucosités dans son clapoir en fond de cage à perroquet.

Lentement, une espèce de lueur, qui est peut-être d’entendement, lui monte à la surface. Je laisse s’épandre l’aube sur cette face pour vitrine de charcuterie.

— On est arrivés? grommelle-t-il.

— La prochaine station, réponds-je.

— J’ai failli m’endormir, avoue le Pesant.

— Fais tout de même comme si tu te réveillais.

— Y a du café?

— Non.

— Y a quoi?

— De l’eau au robinet du lavabo.

Il me feule un rot qui plaque ma cravate contre ma poitrine.

— Tézigue, les conneries, c’est à toute heure, hein? ronchonne l’espèce de. Bon, où en sommes-t-on?

— T’as entendu parler de Sherlock Holmes?

— C’est l’héros d’Agrappa Christine?

— Presque. Figure-toi que je lui fais la pige.

— Envoie-toi pas, reste avec nous, on fera un billard.

— Tes idées sont nettes?

— Elles l’seraient plus davantage si j’pouvais m’enquiller un rhum-limonade: trois tiers rhum, un quart limonade… Demande à Poilala, y doit dénicher ça dans son placard; s’il aurait pas la limonade, j’m’en passerais.

Je souscris à sa requête. Effectivement, Poilala possède «ça». Il apporte sans tarder un verre ignoblement souillé par une foultitude de breuvages et de lèvres.

Béru vide la mixture brune cul sec.

— Fameux, dit-il.

Le brigadier explique que son beau-frère travaille aux Antilles dans une distillerie et lui en apporte quelques bonbonnes à chacun de ses voyages annuels. Nous le félicitons d’une telle parenté et je le congédie d’un «merci, à bientôt» sans réplique.

Le Gros tombe son bénouze, histoire de remettre ses burnes en place selon une ordonnance éprouvée. Il m’explique que lui, les couilles déplacées, et il peut pas fonctionner.

J’attends patiemment qu’il ait achevé son petit ménage intime. La chose étant réglée, il s’assied (que je préfère à il s’assoit) face à moi au bureau.

— J’ouïs, déclare l’Immense.

Je pousse vers lui le petit objet brillant que j’ai retripatouillé de mon mieux.

— Tu sais’ce que c’est que ça, Gros?

Il se penche.

— Ben, une bouc’ d’oreille, non?

— Exact. Regarde-la à travers cette loupe.

Il s’exécute puis, indécis murmure:

— C’est toujours la même, mais en plus gros, non?

Faut de la patience avec sa pomme. Pas craindre de marcher dans le fumier et la sottise. Moyennant quoi, t’arrives à du positif.

— Maintenant, regarde cette photo d’un des garçonnets disparus.

L’Arrondi étudie le cliché et s’égosille:

— Merde! Le môme porte la même bouc’ d’oreille!

— Non pas la même, celle-là, Gros!

— Et où est-ce t’as trouvé la bouc’?

— Dans le chenil de Manzardin.

— Sans charre!

— Textuel.

— Et t’en conclusionnes quoi-ce?

Je pousse un gros soupir et me voile les yeux de la main.

— C’est tellement abominable que d’en parler me semble une monstruosité, mon pauvre Alexandre-Benoît.

— Faut pas avoir peur des mots, Tonio, seul’ment des gensss.

Comme il dit vrai, le bon obèse. Quelle sagesse se cache en ce tas de saindoux! (Merde, un alexandrin; je l’ai pas fait exprès.)

— Ce que je pense, mon vieux pote, ce que je crains c’est que les restes des garçonnets martyrisés n’aient fini au Chenil du Vieux Lavoir. Il y a une énorme broyeuse à viande, là-bas. Cette petite boucle d’oreille a dû passer dedans et j’ai eu beaucoup de mal à lui redonner forme.

Le Mastar se dresse à demi.

— Tu croyes que ces salauds f’raient bouffer les cadav’ par leurs clébards?

— J’en suis hélas convaincu.

— Mais qu’est-ce qui t’a mis le pucelage à l’oreille, Sana?

— Le fait que Blérot figure sur le carnet d’adresses des Manzardin. Il ne faut pas que l’affreux para vienne nous raconter qu’il ne fréquente pas sa belle-sœur puisqu’il connaît ses amis de messes noires!

— Bon, alors on y retourne et je te garantis qu’ils vont cracher la vérité, ces deux infec’.

— Moment, mec!

— Quoi, moment? Je vais l’massacrer jusqu’à c’qu’y s’affale, ce fumier, y n’mérite pas d’viv’.

— Pour l’instant, il est neutralisé et à dispose. Auparavant, il faut que nous mettions la main sur sa belle-sœur.

— T’aurais une piste à suiv’?

Yes, monsieur. Toujours grâce à ces fameux carnets d’adresses.

— C’t-à-dire?

— Ce qui est intéressant, c’est les noms et adresses que nous trouvons également sur les deux. Par exemple, dans le carnet de la fille Mahékian, il y a le numéro de Blérot. Or, Blérot figure aussi sur le carnet des Manzardin. Imagine-toi, mon vieux tirlipoteur, que j’en ai déniché un second qui est commun à l’un et à l’autre.

Je lui tends une fiche où j’ai griffonné: «Docteur Skinézi. Le Val Chanté, Menuet-le-Roi, Yvelines.»

— Tu crois que…?

— Je ne crois rien, je m’attends à tout. Il se peut que ce soit un toubib qu’aient eu les deux sœurs, par exemple. Ou bien, une simple relation familiale… Mais tu es d’accord qu’il faut voir, non?

Oui: il est d’accord. Le contraire m’aurait surpris.


Rien, en Yvelines, ne ressemble davantage à un village qu’un autre. Partout c’est la même église, les mêmes maisons de pierres apparentes, ex-métairies aménagées en résidences secondaires. La même auberge recouverte de lierre ou d’ampelopsis. Le même bistrot. La même bascule publique. La même école.

A l’entrée de Menuet-le-Roi, un panneau signalisateur nous indique la direction du Val Chanté, maison de repos pour personnes âgées.

Nous l’empruntons jusqu’à la grille rébarbative qui en interdit l’accès, de nuit. Un interminable mur torturé par des plantes grimpantes au point que la nature a peu à peu gain de cause et que ce sont les briques qui cèdent à sa poussée profonde.

Une maisonnette de gardien, près du lourd portail. Dans le fond, au sommet d’une pelouse en pente, se trouve un ancien château du dix-neuvième transformé en établissement paramédical. On distingue des lumières bleutées dans les zones de circulation, mais la clinique ou assimilée est absolument silencieuse, et comme inerte dans le clair de lune somptueux (le même que celui de Mériflour-le-Bas, pourtant distant d’une trentaine de kilomètres).

— Et maintenant, que vais-je faire? bécaude le Gros, de cette voix de fausset qui contribue tant aux giboulée de mars et qu’il appelle lui-même une voix de faussaire.

Question épineuse. L’endroit est si intensément paisible que l’on hésite à y porter la vérole.

Je m’abstiens de lui répondre, étant perdu dans l’océan des incertitudes. Comme toujours, le hasard tranche pour moi. Enfin, quand je dis «comme toujours», j’entends: «comme souvent». Voire simplement: «comme parfois».

Une loupiote se met à cracher dans la maisonnette flanquant l’entrée. Puis une fenêtre s’ouvre. J’entends une vieille dame, grommeler:

— Mais il est chiant ce con. Puisque je te dis qu’a personne, Ernest, bordel!

Le con chiant riposte:

— Je t’assure, mémé, que j’ai entendu s’arrêter une auto!

Mémé continue ses regimbances:

— C’t’enfoiré, il rêve et y croye que c’est la réalité! Espèce d’enculé de sa mère, putain!

L’enfoiré se fenestre et lance dans le calme de la nuit:

— Il y a quelqu’un?

Je déponne ma portière.

— Oui, monsieur Ernest, fais-je, il y a nous, c’est-à-dire deux officiers de police!

— Ah! je savais bien! triomphe le concierge. Tu vois, mémé, qu’a quéqu’un. La police!

Mémé, comme virago, tu trouveras jamais pire. Elle aboie depuis sa couche que je suppose matrimoniale, à moins qu’elle ne soit concubinaire:

— Et qu’est-ce y viennent nous casser les couilles au milieu d’la nuit, ces enviandés de poulets. Je voudrais qu’ils crèvent la gueule ouverte, ces salauds!

— Chaque chose en son temps, chère mémé! lui crié-je. Auparavant, nous aimerions parler à Ernest.

— Je viens, messieurs! promet l’urbain gardien qui, la preuve en est, ne dort que d’une oreille, comme dit Béru.

Effectivement, il donne peu après la lumière extérieure et se montre à nous au-delà des grilles. Délicieux personnage, minuscule, presque chauve avec toutefois une couronne de cheveux blancs. Il porte une liquette qui doit lui tenir lieu de pyjama, et a passé un pantalon de velours à grosses côtes, râpé à l’emplacement des genoux. Ses bretelles lui battent les talons comme il se doit et il se traîne à l’intérieur de grosses charentaises en haillons.

Avec difficulté, il entrebâille le portail et nous prie d’entrer. Nous pénétrons dans une espèce de guitoune de garde-barrière qui pue l’aigre et où s’empile un capharnaüm tellement indescriptible que je vais pas me faire chier la bite à tenter de te le décrire. Le clapier est divisé en deux parties. Une espèce de cuisine-séjour au premier plan, puis une partie chambre à coucher séparée de la première par un grand rideau coulissant sur un fil de fer mal tendu.

L’homme peut avoir quatre-vingts balais. La vache que nous distinguons très confusément dans le lit doit vadrouiller dans ces eaux-là. On aperçoit sa tronche par-dessus l’édredon, et ça fait hautement cauchemar à la Jérôme Bosch. Elle est grise, creusée de rides noirâtres, avec des tifs d’un blanc de loulou de Poméranie pas lavé, hirsutes. Plus des yeux hallucinés et une bouche comme celles des gargouilles de Notre-Dame-de-Pantruche. La vraie vision d’apocalypse! Tu mords un peu le portrait?

— Mon épouse est paralysée, annonce Ernest, peut-être pour justifier le fait que sa vieille rombiasse mal embouchée reste au plume. Et qu’est-ce qui vous amène, messieurs?

— Quelqu’un est-il venu ici, il y a environ une heure? questionné-je à brûle-machin.

Le petit vieillard paraît secoué.

— Quelqu’un? Non. Personne. Qui donc aurait dû venir?

— Vous êtes certain que personne n’est entré au Val Chanté cette nuit?

— Mais oui, je suis sûr. Il y a eu Mme Longitude, l’infirmière-chef, à onze heures parce qu’elle a été voir sa fille à Versailles, mais depuis elle, personne.

— Réfléchissez bien!

Depuis sa couche de misère, la mémé monte au renaud vilain:

— Vous allez pas lui briser les roupettes jusqu’à la Saint-Trou, vérole de Dieu! Puisqu’y vous dit que personne est venu, charogne!

— Calme-toi, mémé, conjure l’octogénaire.

A la dérobée, il se vrille la tempe de son index, nous signaler que la mémé, c’est pas seulement ses cannes qui sont fanées, mais que, côté méninges, y aurait comme un mauvais calfatage. Il nous chuchote que, n’est-ce pas, jadis, ils tenaient un manège forain, sa vieille et lui. Une loterie. La grande roue qui glinglintait. Elle faisait l’aboyeuse, mémé. Il lui en est resté de la gouaille, du malembouchage, fatal. La vie sur les champs de foire et dans les petits bistrots du matin froid, vous savez ce qu’il en est, messieurs?

Bon, nous on s’en branle qu’elle rogne à tout-va, sa princesse, et qu’elle nous traite de ceci, cela, on a un peu l’habitude, nous autres, roycos. C’est notre sort de provoquer les malséances. On se rattrape en leur bourrant la gueule, temps en temps. La vapeur qui nous échappe. La belle gorgone du vieux garde peut vitupérer à s’en fêler les vocales, on s’en oint l’oigne!

— Non, non, parole d’homme, il est venu personne, déclare-t-il. Et, vous l’avez vu, j’ai l’oreille fine.

— Mais qu’est-ce t’as à leur pleurer dans le gilet à ces deux gorets, saucisse! pousse la Carabosse depuis sa couche libidineuse.

— Le docteur Skinézi n’habite pas ici? j’imperturbe.

— Non.

— Où demeure-t-il?

— Dans une villa, sur la route de Vazimou-le-Grand, à trois kilomètres d’ici.

— Il est marié?

Le bon-gnome hausse les épaules.

— Non, mais il vit avec une personne. Une dame plus âgée que lui; très bien d’ailleurs.

— Sa mère?

— Heu, je ne pense pas. Non, elle n’est pas assez vieille pour être sa mère.

Je sors la photo de la Mahékian et la lui montre.

— Vous connaissez cette femme?

Il va chausser ses lunettes: besicles de grand-père, ovales, fêlées, à monture de fer. Sa main tremble pour tenir l’image. Il l’éloigne de soi, preuve qu’il aurait besoin de retourner se faire contrôler les carreaux chez les Lissac’s brothers. Puis il opine:

— Oui, elle vient rendre visite au docteur quelquefois!

La houri du plumard repart à dame:

— Qu’est-ce y déconne, l’apôtre! N’importe quoi pour se rendre intéressant, ce vieux trou de balle plein de poils! Il reconnaîtrait pas sa propre fille si elle poussait cette porte, vérole humaine!

— Il y a beaucoup de pensionnaires au Val Chanté, monsieur Ernest?

Il hoche sa tête chenue.

— Pas des masses. Une quarantaine. C’est un endroit huppé, comprenez-vous!

— Vous les connaissez tous?

— Naturellement. Je fais leurs petites commissions au village quand ils ont besoin de bricoles, vous savez ce que c’est.

— Parmi ces vieilles gens, y aurait-il un certain monsieur Blérot?

Il opine.

— Oui, oui. C’est l’un des plus anciens. Il n’a pas toute sa tête…

La sorcière glapit:

— Et toi, tête de nœud enfoutraillée, tu l’as toute ta tête? Y serait même pas foutu de vous dire quel jour de la semaine tombe Pâques! Ce connard pisse au lit et y se permet de juger les autres!

Bérurier qui se tient coi, attentif à mon interro ne peut se retenir d’interviendre. Il émet un sifflement admiratif.

— Chapeau, ça s’emboîte bien ton historiette, Sana. T’laisses rien traîner, tézigue. La chaîne du bonheur.

Je croise les pans de mon imper.

— Nous allons vous laisser reposer, monsieur Ernest, je dis courtoisement; merci mille fois de votre obligeance.

La vioque s’étrangle.

— Nous laisser se reposer, maintenant qui nous ont bien fait chier, bien réveillés complètement, ces poulets de malheur! Tu leur craches pas à la gueule, Ernest, de te laisser dire ça?

Le petit bonhomme nous escorte sans piper jusqu’à la monumentale grille.

— Est-il indiscret de vous demander ce qui se passe, messieurs?

Je lui calme la curiosité, c’est la moindre des choses. Pas le laisser «broder» dans son plumard au côté de son dragon fêlé.

— La femme dont je vous ai montré la photo serait une dangereuse criminelle et nous enquêtons dans tous les endroits où elle a l’habitude de se rendre.

— Une criminelle! Qu’est-ce qu’elle a fait?

— Vous lirez les détails dans votre journal, tout à l’heure. Salut!

FAIS PAS DANS TON FROC!

Il habite pas une villa, mais une sorte de hameau, le docteur Skinézi. Un agglomérat de constructions disparates, dont certaines sont anciennes et retapées, et d’autres neuves — fonctionnelles. Le tout est enchevêtré, se convulse, se joint, se sépare, se grimpe dessus de manière quasi surréaliste. Pour démêler sa crèche personnelle, c’est plutôt coton. Faut procéder par «illumination» comme le préconise Mister Dodu. Négliger les taules sur lesquelles il est placardé des avis tels que «Laboratoire, accès interdit», ou bien «Bureaux», voire encore «Entrepôt pharmaceutique» ou «Salles de radiographie». De cet agencement, je conclus que le docteur n’a pas de cabinet privé et qu’il exerce une double activité: il dirige la clinique gériatrique du Val Chanté et il se livre à des travaux de recherches. Nulle plaque n’indique qu’il donne des consultations ailleurs qu’à la maison de repos.

Après de longues fouinasseries, nous découvrons ses appartements. Ceux-ci sont aménagés dans une ancienne grange où, comme ailleurs, les pierres apparentes et les faux colombages de bois brun nous rappellent que nous nous trouvons dans la banlieue ouest de Paris.

Attenante à son habitation, et dans un appentis de l’ancienne grange, se trouve un garage moderne pour deux voitures. La porte en est ouverte et aucun véhicule ne s’y trouve pour l’instant, ce qui me fait mal «inaugurer» du succès de notre visite, toujours selon le cher Mastar.

Je sonne avec la certitude que personne ne me répondra. Et personne ne nous répond.

— On fait chou-rave, grommelle mon coéquipier bien-aimé.

— Chou blanc! rectifié-je, agacé.

Qu’à force de l’entendre estropier chaque mot du vocabulaire, il me file le tournis, et que je me demande si la fabuleuse langue française n’est pas devenue une espèce de hachis Parmentier.

Il rouscaille:

— C’est pas blanc, p’t-êt’, un chou-rave? J’vais te dire une chose: souvent, c’est plus blanc qu’un chou blanc, car j’ai eu vu des choux blancs qu’étaient verts, malin!

Satisfait, il ramasse dans ses profondeurs et expectore. Un glave triple zéro va s’accrocher à une branche de pêcher où il festonne dans le clair de lune.

— Ça t’démange, hein? reprend le bulldozer des familles.

— Qu’est-ce qui me démange?

— T’as envie d’entrer dans la carrée, mon pote, j’t’connais.

— Pas dans la carrée, dans le labo.

— Eh ben, qu’est-ce tu t’gênes, Eugène?

— Les habitants d’ici vont revenir.

— Qu’est-ce y t’le prouve?

Je me tapote le blair.

— Ça, mon pote. Et ce soir, il est branché sur le courant à haute tension, fais confiance. Je fonctionne dans l’occulte, quasiment. Les choses, je ne les subodore pas: je les vois. T’en as eu un aperçu à l’instant lorsque j’ai demandé au vieux concierge si le père Blérot se trouvait dans sa foutue clinique.

— Bon, alors en c’moment, qu’est-ce tu voyes, cher m’sieur Soleil?

— Un grand philosophe nommé Alexandre-Benoît Bérurier m’a dit un jour que le cercle c’était pas autre chose qu’un carré qu’on avait arrondi.

— Bédame, si t’y réfléchis? se pavane le penseur.

— Justement: j’y réfléchis, gars. Cette affaire au départ, c’est un carré. Dans chacun des quatre angles il y a: René-Louis Blérot, puis Catherine Mahékian, ensuite les Manzardin et pour finir le docteur Skinézi. Je suis en train d’arrondir ce carré, Béru. Je suis en train d’en faire un cercle… Tout communique. Tout se met à tourner rond.

Il soulève son chapeau pour se gratter le front, s’empresse ensuite de le rabattre.

— Si tu voudrais bien éclairer ma loupiote, mon drôlet, y finit pas s’faire tard et j’ai la comprenette qui fait des bulles.

— Par le plus grand des hasards et grâce à mon petit Toinet, j’alpague Blérot. Sachant ce qu’on va découvrir chez lui, il se tue. La Mahékian veut se mettre en rapport avec lui, s’aperçoit qu’on a tendu une souricière et investi son appartement; alors elle prend peur et fonce demander aide et assistance à sa sœur et à son beauf. Hélas pour elle, nous y sommes déjà. Elle fuit. Ne lui reste plus qu’une solution: le docteur Skinézi. Elle se pointe ici. Mais le toubib se dit que si ça pue à ce point le roussi, il ne peut la garder et il l’emmène ailleurs. Et en ce moment, il se trouve à cet ailleurs en question, avec la salope et sa compagne. Mais il va rentrer. Tout dépend de la distance qui sépare l’ailleurs d’ici. Me suis-je-t-il bien fait comprendre?

— Au poil de cul, mon pote.

— Alors voilà ce que nous allons faire. Tu prends ma tire et tu vas la placarder dans les environs, avant toute chose. Pendant ce temps, je vais essayer de visiter le laboratoire. Toi tu reviendras en te planquant de ton mieux et tu feras le pet.

— J’ai des dons, rigole l’Infamure.

— J’entendais le guet, rectifié-je.

— J’avais compris, c’tait juste une boutarde que j’ai l’secret, mec.

— Sitôt que tu aviseras des phares sur le chemin, tu me préviendras.

— Comment-ce?

— Un grand coup de sifflet suffira. Et ta pomme, tu resteras planqué derrière ce buisson de philodendrons.

— Gi go! Mais puis-je-t-il me permett’de t’signaler une bricole, mon nagneau?

— Si ça dure moins de quinze secondes, vas-y.

— Poète comme t’es, tu l’auras pas remarqué: c’est truffé d’signals d’alarme ici.

Il me biche par le bras et me désigne certaines petites plaquettes d’aspect innocent fichées dans l’encadrement des portes et des fenêtres.

— Si tu bricoles de trop les serrures, t’auras droit au grand air du Barbier de Sartrouville, mon pote, j’te prédis.

— Merci de ta perspicacité, je murmure. Je devrais donc renoncer, et pourtant, plus l’opération semble périlleuse, plus elle m’excite.

— Parce que t’es viceloque dans l’âme. Ta pomme, l’danger te fait goder. Où y a pas d’rixque, y a pas d’plaisir.

Un banc romantique, taillé dans un vénérable tronc d’arbre, fait de l’œil à mon cul. Je le lui confie. Ouf! Putain, après tout ce circus, je vais rentrer me zoner pour quarante-huit plombes au moins! Remarque, je dis ça chaque fois que je suis crevé, et puis après quelques heures de ronflette, je retourne dans la mêlée, que si des fois on marquait un essai sans moi!

— Ce système de sécurité concerne l’ensemble des bâtiments, me récité-je en vers libres, mais la commande générale doit se trouver, selon toute logique, dans la maison d’habitation. La plupart de ces engins se mettent à fonctionner après un délai d’une minute, pour laisser le temps au propriétaire de sortir, puis de rentrer chez lui, sans déclencher le patacaisse.

— Moui, corrèque, approuve le Gros qui suit mon numéro de trapéziste de l’esprit avec une réelle concentration.

La preuve en est qu’il libère une louise timide de jouvencelle s’ébattant dans le printemps.

Nullement distrait par ce tendre solo, je poursuis:

— Le commutateur de ces appareils d’alarme se trouve généralement non loin de la porte. Si je parviens à ouvrir ladite, à repérer la centrale et à la débrancher en moins d’une minute, j’ai gagné; sinon il faudra changer son fusil des pôles.

J’extirpe mon sésame. M’approche de la serrure pour l’étudier à tête entreposée (Béru dixit). A vrai dire, il y a deux serrures. Mettons quinze secondes pour chacune. Ensuite quinze secondes pour trouver le bloc de la centrale; quinze autres pour découvrir la manière dont on la neutralise…

— C’est serré, objecte le Gravissimo. Si t’as b’soin d’te gratter les burnes, gratte-les-toi avant, sinon t’auras plus l’temps ensuite.

— Les cas désespérés sont les cas les plus beaux, lui fais-je. Sitôt que je te dirai go, tu compteras à haute voix les secondes, façon artificiers: en disant zéro, zéro, un; zéro, zéro, deux, etc.

Je m’agenouille devant la lourde, le sésame au bord de l’orifice.

Go!

— Zéro, zéro, un! fait Béru. Zéro, zéro, deux. Et ensuite, faut que je continue comme ça jusqu’à la saint trou de balle?

Le con! L’énorme et fantastique con! Le suprême con! Le con poussé jusque dans l’arrière-salle du cosmos!

— Ta gueule!

Ma rogne doit fumer car il la boucle. Me reste plus qu’à me jeter, éperdument, dans l’opération. J’œuvre comme un fou. Et alors, oui, alors se passe une chose qui ne s’était encore jamais produite dans ma garcerie de carrière. Une chose inouïse! Désastreuse! Archimerdique. Mon sésame se brise dans la serrure. Je n’imaginais pas qu’un tel incident puisse avoir lieu, eh ben, tu vois: si!

Cassé net, qu’à peine un millimètre sort de la fente. Impossible de le récupérer. Tout est foutu.

Je reste foudroyé, l’autre tronçon de l’outil entre les doigts.

— Problo, mec? s’inquiète le Phénoménal.

Je lui montre mon manche de fourchette à escarguinches, dérisoire.

— T’l’as brisé?

Acquiescement de l’artiste.

— C’est la mocheté de béchamel, non?

Je me mets à compter selon les recommandations faites au Mahousse. Je parviens jusqu’à zéro, zéro, cent et rien ne s’est encore produit. Nous retenons notre souffle dans l’attente d’un cataclysme sonore. La méchante beuglante des sirènes va nous éclater dans les feuilles, bonté divine! Mais on a beau rester crispés, les sphincters bloqués, le silence de la nuit continue de nous envelopper.

— Tu es certain qu’il s’agit d’une installation de signaux d’alarme? risqué-je.

— Certain, gars. J’ai z’eu à potasser la question dans une enquête fectuée pendant le cours de tes dernières vacances. Un vol de plans dans une usine d’armement. Y avait le même système, entièrement pareil et identique, pour ne pas dire estrêment semblab’. Tu peux m’faire confiance: j’ai l’œil.

— Alors comment se fait-il que le bouzin ne démarre pas?

— J’ignore, n’étant pas technichien. P’t-êt’que le bricolage d’la serrure ne coupe pas le contaque et qu’ça patacaisse s’l’ment quand c’est qu’la porte s’ouv’?

— Probable.

— Bon, alors tu décides quoi-ce, m’sieur l’baron?

— On attend.

— Et ta tire?

— Bouge pas.

Je me colle au volant et pilote ma Maserati jusqu’à l’arrière du garage, après avoir traversé imprudemment la pelouse. Une fois là, je manœuvre de manière à lui placer le museau dans le sens de la décarrade. Ainsi serons-nous prêts à foncer, le cas échéançant.

Je laisse la clé de contact au tableau de bord et même les portières ouvertes mais en débranchant le plafonnier qui resterait éclairé, sinon.

— Viens t’asseoir, Werther, l’heure est enchanteresse. Le ciel sera bientôt annonciateur des prémices de l’aube. Reposons nos membres las en vue de nos prochaines prouesses et laissons chanter nos cœurs.

Il couronne mon ode d’une salve digne des grands cassoulets de jadis; car je suis un auteur avant tout scatologique, ne l’oublie jamais et dis-toi que si mon style ne manque pas d’aisance, c’est à la fosse du même nom qu’il le doit.


T’as déjà vu, à la Maube, des clodos blottis l’un contre l’autre sur une bouche d’aération du métro, pour faire hardes communes? Fraternels dans l’extrême abandon. Unis par leur renoncement social, presque redevenus animaux? Eh bien, nous.

Reposant à même le soi cimenteux du garage ouvert, étendus sur la froide pierre, tel le roi de Thulé. Nous, Béru, moi, enchevêtrés dans des odeurs et des épuisements infinis.

Un froid de pré-aube nous transperce. Je glaglate dans mon sommeil. Et puis je rêve que je suis à bord d’un hélicoptère piloté par une dame patronnesse. Cette conne veut passer entre les câbles d’une ligne à haute tension. On va toucher! On va exploser et se crasher. Gaffe! Achtung! Je lui hurle de plonger. Elle obtempère, blafarde, un peu dépassée par les événements. Son chignon se dénoue. Elle perd les pédales. On fait du rase-mottes (j’en adore certaines). Alors j’empare les commandes par-dessous ses gros nichons emballés par Scandale. J’évite… Non, j’évite pas. On badaboume! Je me réveille. Un ronflement de moteur, tout proche. Je me dresse. Des phares se pointent à l’orée de la propriété. Plus le temps de sortir. Par contre je fais rouler sur nous quatre vieux pneus servant de butoirs sur le mur du fond.

L’auto se la radine. Entre. Son ronflement amplifié par le local nous concasse les tympans. Le bruit cesse, les phares s’éteignent. Une portière s’ouvre et claque. Un pas s’éloigne.

Une odeur d’huile chaude. La voiture commence déjà à craquer en refroidissant.

Je risque un regard à travers un pneu. Nobody. Alors je me dégage et j’aide le Grasdu à se libérer du pardingue Dunlop que je lui ai confectionné.

Une femme est penchée sur la porte de la maison. Elle fourgonne avec sa clé en maugréant.

— Je pense que vous n’y arriverez pas, fais-je en m’avançant.

Béru, lui, reste en couverture dans le garage. Le somptueux clair de pleine lune dont il a été question dans ce chef-d’œuvre depuis que la nuit y est tombée me découvre une femme de belle allure; la cinquantaine dûment entretenue. Le corps pris dans un imperméable clair.

Elle a sursauté, s’est plaquée dos à la porte. Ses yeux infiniment bleus lui donnent, dans la pénombre du porche un regard vide de statue.

— N’ayez pas peur, madame, lui dis-je avec un beau sourire de jeune premier, je suis de la police. Nous avons été alertés par quelqu’un du voisinage qui avait vu une voiture pénétrer dans votre propriété, tous feux éteints et deux hommes suspects en sortir. Lorsque je suis arrivé, il n’y avait plus personne, par contre j’ai constaté que l’on s’était attaqué à la serrure de la porte et que les pseudo-voleurs avaient cassé un outil dedans.

De ma lampe torche stylo je lui montre le bout de mon sésame.

— Vous allez devoir faire venir un serrurier, dis-je.

Elle continue de me regarder. Pas de crainte dans ses prunelles, mais le doute.

Je sors ma carte et, gardant mon pouce sur mon grade et mon nom, la lui montre pour que le mot «police» et le bandeau tricolore accomplissent leur office.

Parbleu, elle le sait bien que je suis un poultock. Ce qu’elle ne croit pas, c’est mon histoire de cambrioleurs signalés par un voisin! Là, c’est un peu mahousse comme fable. Ses voisins sont à dache et leur hameau a quelque chose de tellement «enveloppé» que, pour voir ce qui s’y passe, il faut carrément y venir.

— Cette maison appartient au docteur Skinézi? poursuis-je.

— En effet.

— Vous êtes madame Skinézi?

— Non, un de ses confrères.

Elle répond du bout des lèvres, tout son esprit tendu ailleurs. Où, vers quoi? Elle sent que je représente un danger. Or, c’est une femme froide et décidée qui doit toujours, dans les cas graves, chercher la meilleure solution pour s’en tirer ou limiter les dégâts.

— Vous ne pouvez pas entrer chez vous, dis-je, du ton de la réflexion; à moins que nous ne fassions sauter la porte.

— Je ne crois pas que vous y parviendriez: elle est blindée.

— Croyez-vous que cette serrure résisterait à une balle de fort calibre?

— Il y a deux serrures.

— Alors, à deux balles?

— Il y a peut-être mieux que de disloquer la porte. Vous avez parlé d’un serrurier.

— Seulement vous n’en trouverez pas avant plusieurs heures car ces gens-là dorment. Peut-être, en attendant, pourriez-vous vous réfugier dans l’une des nombreuses annexes?

Je désigne les autres bâtiments d’un geste large.

— Oui, c’est ce que je vais faire. Eh bien, je vous remercie.

Elle n’espère pas que je vais filer. Trop avisée pour couper dans nos converses de salon. Elle sent, elle sait qu’il y a autre chose, et que ce badinage oiseux n’est là que pour tromper le temps et nous permettre de nous mesurer.

Je continue d’hésiter. Y aller en force? Lui piquer ses clés (elle tient un énorme trousseau) et visiter le laboratoire et le reste? Ou bien continuer de finasser en attendant… le retour de Skinézi? Car il ne va plus tarder. C’est l’imminence de son arrivée qui rend cette femme si tendue. Elle sait que son «confrère» la suit, qu’il va débouler d’un instant à l’autre.

Soudain, elle choisit:

— Je vais aller travailler dans mon laboratoire en attendant le jour.

— Ça me paraît sage. Je vais vous y accompagner pour m’assurer que les visiteurs nocturnes n’y ont commis aucun dégât.

— C’est inutile. S’ils y avaient pénétré, la chose se saurait.

— Pourquoi?

— Parce que tout est équipé de signaux d’alarme et que la sirène hululerait à réveiller le département!

— Il existe un coupe-circuit général?

— Oui, et il se trouve dans le laboratoire.

Au temps pour moi! T’as commis une petite erreur d’estimation, l’Antonio. Si tu étais parvenu à ouvrir cette porte de l’habitation, t’aurais déglingué le système et t’aurais bonne mine avec les nabus du coin se rabattant avec des fourches et des fusils, style chouans. Dans le fond, ton bon ange t’a protégé en faisant se briser l’infaillible sésame dans la serrure.

— En ce cas, je vous quitte, madame… heu…?

Mais elle feint d’ignorer le point d’interrogation qui termine ma phrase et ne se nomme pas.

Je fais mine de m’en aller.

— Vous êtes à pied? demande-t-elle.

— Non, j’étais avec un collègue qui est parti faire une petite inspection dans les environs; il va revenir, je l’attendrai à l’entrée.

Je la salue d’un air décidé et m’éloigne. Elle attend un moment pour me donner du champ, puis se dirige vers le laboratoire. De loin, depuis l’ombre d’un chêne, je l’observe. Elle pénètre dans le local. Un bref instant s’écoule et une lampe rouge s’allume tout en haut de la façade, presque au sommet du pignon. Une loupiote d’un vermillon très intense. Et moi, bon flic, pas trop con, doté d’un esprit de déduction classé monument hystérique, de me dire: «Cette lampe n’a qu’une raison d’être: donner l’alerte au docteur Skinézi. Comme je le pressens, il va radiner, et son «associée» l’avertit qu’il y a de l’eau dans le gaz, du mou dans la corde à nœuds, des charançons dans la farine et une voie d’eau dans la cale. L’ampoule rouge ne peut en aucun cas avoir d’autre signification. Si: à la rigueur indiquer que le laboratoire est occupé, mais alors elle serait placée au-dessus de la lourde et non au faîte de la construction.»

Alors, tu sais quoi? Non? Eh bien suis-moi, tu vas voir.

Je reviens sur mes pas en marchant derrière la haie vive. Parvenu à une vingtaine de mètres du labo, je sors mon pistolet, y visse un silencieux et lève le coude, non pour chopiner, mais pour tirer dans les meilleures conditions, car il est malaisé de bien viser avec un silencieux enquillé au bout de son composteur. Cartonner avec précision, dans ce cas là, relève de l’exploit. Mais je suis ici pour relever de l’exploit, et si je palpe des droits d’auteur convenables, c’est pas seulement pour mettre «poil au nez» ou «poil au cul» à la fin de mes phrases.

Je vise. Et ça fait chloufff! Un bruit comme dix poires bien mûres qui tomberaient en même temps de leur arbre. Plus de loupiote! Bravo, cent ans de Tonio, ça c’est du cirque!

De l’intérieur, la collaborateuse à Skinézi n’a rien pu entendre. J’avise des lumières à travers les vitres dépolies garnissant les fenêtres à grilles du laboratoire.

Un léger sifflement émis par un homme doté d’un souffle puissant mais, par contre, dépourvu de dents de devant, flotte sur le silence nocturne comme une pierre plate lancée sur la surface d’une étendue d’eau. Il ne s’agit pas du cri de la chouette, non plus que de celui du coyote en gésine, mais du signal dont use Alexandre-Benoît, dit le Grand, pour manifester sa présence aux oreilles averties qui en valent quatre.

Je lui réponds par une légère modulation à laquelle ma glotte participe étroitement. Nous opérons dès lors une jonction discrète.

— Où c’qu’on en sommes-nous? demande l’ancien ministre.

Quelques mots pour l’affranchir. La probable survenance du doc, le signal rouge que j’ai nasé mais dont la dame croit qu’il fonctionne.

— Et alors, mon drôlet, comment opère-t-on quand le toubib se pointe?

— Tu t’embusques près de l’entrée. Il vient, la femme, surprise, sort et lui dit de calter. S’il le fait, tu lui coupes la retraite.

— Par quels moyens?

— T’es chargé, Gros?

— J’ai ce para tout ce qu’a de bel homme 1 dans ma pocket, convient-il en extrayant trente centimètres d’une pétoire qui aurait permis à Carthage de gagner les guerres puniques si elle avait été inventée deux cents ans avant Jésus-Christ.

— Alors tu tires dans ses boudins.

— Et ensuite?

— Tu lui dis de rester sage.

— Et si y déconne?

— Tu déconnes aussi.

Banco! On se resépare momentanément. C’est pas pour dire, mais on forme un bon tandem, Béru et ma pomme. Un couple qui fonctionne à merveille. Ça paraît toujours étrange, cette connivence absolue, moi si intelligent et lui si con (priez pour nous deux, histoire que ça dure!).

Un trait de clarté barre le fond de l’infini. Quelques zizes se mettent à gazouiller. Les plus matinaux. Le rossignol, je suppose. Toujours le premier à ouvrir sa gueule. Il donne le signal. Bientôt, tous ses potes du voisinage se mettent à faire leurs vocalises. La campagne sent le matin frais, because l’aurore exalte les plantes.

J’efforce d’imaginer le comportement de la dame. Dis voir, elle bricole quoi dans son labo? Est-ce qu’elle neutraliserait pas des choses compromettantes, par hasard? Puisqu’elle est persuadée que son pote ne rentrera pas, ayant de très loin, aperçu le signal rouge, pourquoi s’attarde-t-elle ici?

Dommage que mon sésame soit brisé, sinon j’aurais risqué une petite entrée. Ce temps qui passe me paraît plus perdu que d’habitude. Le sentiment de rater quelque chose d’important. Car peut-être que j’ai mis à côté de la plaque et que le docteur Skinézi ne va pas rentrer cette nuit, ou ce matin? Imagine que je me sois fait du cinoche.

Je m’approche du bâtiment. En fais le tour silencieusement, en me placardant. Je distingue l’ombre de la donzelle à l’autre extrémité des locaux. Elle paraît s’activer fiévreusement. Oh! mais c’est que je n’y tiens plus, moi! Tant pis, à cœur vaillant rien d’impossible! Je me rabats sur la porte d’entrée, examine la serrure de sûreté. La clé est restée dedans à l’intérieur. A nouveau, mon pote Tu-tue. Vite, vite, re-silencieux! Voilà, merci! Hâte-toi, mais ne bouscule rien, Antoine, que sinon tu ferais du mauvais boulot.

Ça y est, bon! Je place le tube à dix centimètres de l’orifice. Blaoum! C’est du gros calibre. Ça file un monstre chtar dans la lourde. Cette fois, le bruit, because la résistance du blindage et la résonance est assez important. Reste à savoir si la femme l’a perçu, à l’autre bout de la construction. Je virgule un coup d’épaule dans le panneau. Mais non: smoke! La porte ne bronche pas car elle est munie de gonds qui, lorsqu’on ferme à clé, pénètrent dans les montants, assurant un blocage total. Rien de plus efficace. Pour craquer une lourde ainsi équipée, faut un bulldozer, voire un tank à la rigueur, ou alors une charge de dynamite capable de mettre la tour Eiffel sur le flanc.

Ça foire, bordel! Ça continue de foirer! C’est quoi mon thème astral, aujourd’hui? Faudrait que j’appelle Elisabeth Tessier, la jolie sorcière, qu’elle m’explique un peu quoi et qu’est-ce, le comment mon carré de l’hypoténuse a disjoncté et pourquoi mon trigone de mars en carême a pété un joint de culasse. Toujours est-il que ça se désarrime dans l’entrepont, je sens bien. Ces choses-là, tu les renifles illico. Tout va bien, et puis c’est la merdouille en plaque, systématiquement. Tu commences à te tordre la cheville en marchant sur des étrons pas fréquentables, ta petite sœur a ses dents de sagesse qui poussent de traviole, et ta souris a du chamboulement dans le réseau. En plus, tu ne retrouves plus ton passeport au moment de partir et ta banque a fermé deux heures plus tôt pour cause d’elle-dit-pas-quoi, si bien que te voilà à affronter l’existence et ses pernices sans un maravédis. Moi, j’appelle ça la chiasse noire.

Bougon, je remets mon artillerie en fouille, toute chaude de son insuccès. J’aurais dû apporter de quoi écrire, ça m’aurait permis de faire mon courrier.

Heureusement, me voilà distrait de ma déconvenue par des phares au loin et qui se rapprochent rapidos. Sûr certain que c’est le doc. Planquons notre viandasse.

La voiture, une Range Rover de couleur champagne, prend l’allée de la propriété sans ralentir. Elle tangue un peu en mordant sur la pelouse, ne ralentissant qu’à quelques mètres du garage. Elle freine à mort en faisant gicler des graviers. Un homme petit, avec une tignasse de hérisson et des lunettes, saute de son perchoir et se rend à l’arrière de son véhicule dont il ouvre les deux parties, dont l’une se soulève et l’autre s’abaisse, ce qui est une bonne chose, moi je trouve. Il est obligé de se dresser sur la pointe des pinceaux pour se saisir de ce qu’il y a dans le coffiot de la Range, à savoir une pioche, une bêche et une pelle, plus une paire de bottes vertes en caoutchouc. Il rassemble son fourbi, le biche dans ses bras et se dirige vers un appentis jouxtant le garage et qui sert de remise pour les outils de jardin.

Juste comme il en ressort, la voix de la femme retentit, en provenance du laboratoire dont elle a entrouvert une fenêtre.

— Quentin!

L’homme sursaute.

— Oh! tu es là, je te croyais dans la maison.

Au lieu de s’expliquer elle demande:

— Tu n’as vu personne?

— Où?

— Près d’ici.

— Non.

— Pas de voiture stationnée?

— Mais non. Viens, qu’est-ce que tu fais au labo?

— Je ne peux plus sortir, la serrure a été détruite, de même que celle de la maison. Tu devrais filer, Quentin. Dépêche-toi.

— Mais…

— Un type de la police était là quand je suis rentrée.

— Pourquoi n’as-tu pas mis le signal?

— Mais je l’ai mis!

— Il est éteint!

— Alors l’ampoule est grillée à moins que… Va-t’en, va-t’en vite, mon chéri. Vite!

Il est pas du genre tergiverseur, le docteur Skinézi. Son self-control, tu peux le faire monter sur chevalière en guise de camée.

Il lance:

— Pourquoi veux-tu que je parte, mon amour?

Ça, il le virgule à la cantonade, j’en mettrais ma main dans ta culotte, ma chérie, et celle de ton époux au feu; deux tons plus fort que ce qu’il a balancé jusqu’à présent, tu comprends. Parce qu’il a pigé que nous pouvions très bien être à l’affût et écouter ce qu’ils se disent.

Un tout grand champion de la coiffe, je te parie. Je le visionne dans la sublime clarté lunaire. Sa petite taille, chose curieuse, exalte sa personnalité. Lui aussi porte un imperméable clair.

La gonzesse du labo paraît avoir pigé la tactique car elle n’insiste pas.

Il déclare:

— Je range la voiture. Mais tu as laissé la tienne à la diable.

— Je te demande pardon.

Il pénètre dans le garage et met la brouette de sa bobonne en marche. Je l’entends manœuvrer. Ça dure un bout de temps. Je pige mal. Et quand je comprends, it is trop tard. Ce gueux a placé l’auto de la femme dans le sens de la sortie en la manœuvrant à l’intérieur du garage, et il débouche en trombe. Décrit un zig complété par un zag pour éviter la Range Rover et fonce comme un perdu vers la sortie.

— A toi, Gros! j’hurle.

Mais Sa Majesté n’est pas à la hauteur. Circonstances atténuantes pour lui: la voiture de la grognasse est une petite Mini sûrement archigonflée, ça s’entend au bruit de son moulin.

Sa Majesté se dégage de son buisson et se place en travers de l’allée. Tu crois que ça le déconcerte mister Skinézi? Zob! Gros zobinche! Poilu! Il fonce sur le Mammouth. Alexandre-Benoît fait une esquive de toréador à la retraite. Puis il tire dans les boudins, seulement, dis, le diamètre des roues d’une Mini, comparé à celui de celles d’une Range (si j’ose ainsi charabiater, mais c’est français et t’as rien à dire!).

La petite chignole part comme un pet dans le vent du nord, convoyeur de feuilles mortes. De plus, aidé par l’intense clair de lune, il n’a pas eu besoin d’allumer ses feux. J’entends s’égrener les fortes détonations de la canonnière béruréenne. Tu croirais les vingt et un coups de canon qui saluent la naissance d’un héritier mâle dans une cour royale.

Je fonce jusqu’à ma Maserati. Vrourn! Vrrrraoum! La débinade en trombe. Je passe devant le Mastar sans ralentir, pas perdre deux ou trois secondes à ramasser ce gros sac à merde. Je veux rattraper Skinézi. Coûte que coûte.

Il me le faut! Il est la clé de tout!

Je l’aurai!

La plus grande poursuite de l’Histoire s’engage. Tu peux aller bouffer ta gamelle, je te la raconterai dans une deuxième partie.

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