J.M.G.LE CLÉZIO Fantômes dans la rue
Sur une idée d'Amy Le Clézio

BAB 6 Dragon 21 janv 2000 16.45

Il est à son rencoignement, assis le dos au mur. C’est lui que je vois en premier ce soir, lui et personne d’autre. Enfin, lui d’abord. Il y a tellement de passage à ce moment, il me faut fouiller à travers une forêt de jambes, percer le ruban presque compact des corps en mouvement. Quand j’ouvre mon regard, je sens un balancement, un va-et-vient, pareil au balayage écœurant d’un ventilateur, et un cercle de fer qui m’enserre. Mais lui, il est là, à sa place habituelle, immobile dans le renfoncement de la porte cochère, et tout de suite quelque chose en moi se défait, se bonifie. Lui, c’est Renault, un être humain.

Il y a tellement de robots et d’hommes-machines, de poupées et de mannequins. Il y a tellement d’hommes-chiens, d’hommes-chacals et d’absents, tellement de zombies et de momies. Tellement d’aventuriers et de faussaires. Je remarque que la société humaine en est largement composée. Mais lui, c’est un être humain.

Il habite une petite chambre dans les combles d’un immeuble au nord de la ville, juste un châssis pour éclairer le jour, et une ampoule électrique nue pour éclairer la nuit. Les WC et un lavabo au bout du couloir. Il partage l’étage avec trois travailleurs marocains et un travesti brésilien. Il rentre là-bas quand il est vraiment très fatigué d’être dehors, trop froid, trop las pour rester assis sur son morceau de rue. Tout ce que je sais de lui, c’est par des bribes que j’ai entendues, lorsqu’il parle aux gens. Il y a une grande belle fille brune qui lui apporte à manger de temps en temps, et il lui parle de sa chambre de bonne, des bonnes odeurs de cuisine des Marocains, des jérémiades du Brésilien. Depuis le commencement de l’hiver cette fille lui rend visite dans la rue. Renault ne mendie pas. Il reste simplement assis en tailleur, les mains posées sur ses cuisses, le buste bien droit, le regard fixé devant lui, légèrement à gauche. Il ne s’occupe pas des voitures ni des gens. Mais il n’est pas indifférent non plus. De temps en temps, il relève ses yeux, et son regard va droit vers quelqu’un, au hasard. C’est évident qu’il n’attend personne.

Quand la jeune fille est venue, il l’a regardée, et elle lui a souri gentiment. Elle s’est arrêtée à sa hauteur, et il lui a dit une phrase, peut-être dans le genre de « ne t’inquiète pas, tu trouveras ce que tu cherches », pas très sibylline, pourtant surprenante, et la fille s’est approchée, elle s’est adossée contre le montant de la porte cochère, en appui sur une jambe, un peu déhanchée, ses cheveux noirs luisant de gouttes de pluie.

À ce moment-là, il a deviné ce qui ronge cette fille, sa détresse, son sentiment d’abandon. Elle lui en a parlé presque tout de suite, comme on ne parle qu’à des inconnus, pour se libérer de la trahison, de la douleur, de la vie qui ne vaut plus rien. Et elle s’est accrochée à lui pour guérir. Il l’a laissée raconter son histoire, et il a dit : « Il reviendra. C’est sûr qu’il reviendra, il ne peut pas se passer de toi. » Il lui a dit : « Quoi, tu as vingt ans ? C’est pas l’âge de mourir. »

Il y a eu un calme assez long, je n’entendais plus les bruits des passants, plus les krrr rran des voitures. Et Renault a posé sa question : « Est-ce que tu as entendu parler des Couscous-tapis ? » La fille s’est un peu penchée en avant, non pas parce qu’elle était surprise, mais plutôt parce que c’était une question qui l’obligeait à sortir d’elle-même et à s’arrêter pour écouter…

Il faisait sombre, la pluie picotait une grande flaque au bord du trottoir. Il y avait un brouhaha de pneus mouillés, de moteurs étouffés, de balais d’essuie-glaces qui peinaient. Il y avait un tohu-bohu de gens pressés de rentrer avant le dîner, de s’installer devant leur télé, de femmes qui faisaient leurs dernières courses. Il y avait des ouvriers fatigués. Il y avait un ciel gris, gonflé d’eau et de lumière électrique. Il y avait un très grand sentiment de solitude, toujours. J’avais mal à force de regarder.

La fille s’est assise à côté de Renault pour écouter ce qu’il avait à raconter. Moi j’avais une âme pleine de larmes, un vide, une douleur de fer. Le visage de Renault est usé, creusé, édenté, il a eu le nez fracturé (il a été attaqué un soir par des voyous, mais c’était à l’heure où je ne regarde plus rien). Sa peau s’enfonce par endroits comme s’il avait de la cellulite sur les joues, c’est à cause de l’alcool. Mais ses yeux noirs brillent de jeunesse.

La jeune fille s’est assise à côté de Renault, les jambes repliées pour ne pas tendre d’embûches aux passants, le dos contre le montant de la porte cochère. Renault a choisi cet endroit parce que personne n’entre plus par cette porte, l’immeuble a été racheté par une banque qui a muré les étages supérieurs. Mais pourquoi a-t-il choisi la rue du Dragon ? Il me semble que je l’ai toujours vu depuis que je regarde, il est arrivé ici il y a des années, quand il a commencé sa vie de clochard. Je ne sais pas comment il s’appelle. Renault, c’est le nom que la jeune fille lui a donné, quand elle a su qu’il avait travaillé dans une usine. Il lui a raconté qu’il avait travaillé autrefois comme conseiller aux ressources humaines chez Renault, c’est exactement les termes qu’il a utilisés, les ressources humaines. Mais la jeune fille ne lui a posé aucune question personnelle. Il a cette sorte d’élégance, on n’a pas besoin de savoir qui il est. C’est un être humain, comme je crois l’avoir déjà dit.

« Qu’est-ce que c’est, les Couscous-tapis ? » La jeune fille a une voix assez grave pour son âge, un peu voilée comme les gens qui fument trop. Renault a une voix usée, mais il n’est pas un vieillard, il a seulement un corps d’une maigreur extraordinaire, fragile, avec des épaules qui saillent sous ses habits, et un pantalon trop court qui montre ses chevilles nues, très blanches, et ses pieds chaussés de mocassins noirs en similicuir. Il a de belles mains longues et fines, avec des ongles soignés, on voit bien qu’il n’est pas un travailleur manuel. Il a des cheveux longs gris assez propres, il porte une chapka de mouton noire, qui lui vient du temps où il allait chaque matin à l’usine, dans les plaines froides du Nord.

Pourtant, les gens qui passent pour la plupart font un détour quand ils le voient, comme s’il s’était compissé ou qu’il avait une maladie. La jeune fille est habillée d’un manteau marron. Elle s’est tassée, elle a enfoncé sa tête dans son col comme une tortue, ses longs cheveux font une nappe noire sur ses épaules. Elle a un air lointain, rêveur. Elle a rejoint Renault dans son absence au monde.

« Dites-moi, qu’est-ce que c’est ? » Le bruit des autos dans la flaque suce les mots, les traîne sur la chaussée mouillée, les emporte au loin. Quelquefois il me semble que cette rue est un canal qui avale les mots sans cesse, les rejette dans un limon mystérieux, vers le bas, vers les estuaires des fleuves. Renault hésite, il prend sa respiration comme s’il allait commencer une longue histoire dont la racine s’entortille loin dans son passé.

« En ce temps-là, quand je travaillais à l’usine, le gouvernement incitait à l’embauche des ouvriers d’Afrique du Nord, Algériens, Tunisiens, Marocains, et aussi des Africains du Sénégal, du Mali, de la Côte d’ivoire. C’était moi qui étais chargé de les engager, on appelait ça exploiter les ressources humaines, j’étais affecté aux ressources humaines, tu savais ça ? C’était mon boulot à l’usine, j’étais bien payé pour ça, pour faire le tri, pour dire à celui-ci, toi, et toi, et à celui-là, non, pas toi. » Il a des yeux un peu fendus, brillants, une expression à la fois douce et calme, un peu embrumée, de tristesse et d’alcool, mais une tristesse qui reste en lui et qui ne s’enlace pas aux autres. La jeune fille lui ressemble, je crois qu’elle a les mêmes yeux, en amande, très noirs, de la tristesse sans doute aussi, ça doit être à ça qu’on reconnaît les vrais êtres humains.

« Ils venaient nombreux tu vois, plus nombreux chaque année, ils restaient des mois, certains ne supportaient pas et retournaient au bled, mais il y en avait qui ne partaient pas. Ils s’installaient, ils faisaient venir leurs femmes et leurs enfants, ils louaient des appartements dans les grands immeubles, ils achetaient à crédit, ils avaient des bagnoles. Moi je savais leurs noms, c’était moi qui avais rempli leurs dossiers. Ils avaient de beaux noms, Omar, Fadel, Ouled Hassan, Abel, Abdelaziz, Abdelhak. Et leurs femmes, je me rappelle, Aïcha, Rachida, Rania, Habiba, Aziza, Jamila. Mais chez Renault, à la direction, ils ne cherchaient pas à savoir leurs vrais noms, tous les hommes c’était Mohamed, toutes les femmes c’était Fatima. Pour les gens haut placés, même pour les chefs d’atelier, ces gens-là n’existaient pas, ils étaient tous pareils. Quand ça se savait qu’il y en avait un qui partait en vacances au bled, ils l’arrêtaient, ils lui disaient : tu n’oublies pas, Mohamed ? Tu me rapportes de chez toi un beau tapis, hein, un beau tapis, avec du rouge et du vert, en laine, de la bonne qualité. Tu n’oublies pas, Mohamed ? »

Il en a parlé déjà, de ça, et de sa vie. J’ai entendu des bribes, arrachées entre les cris et les klaxons des voitures qui s’embouteillent. Un jour il n’a plus supporté, il a donné sa démission et il n’est pas retourné à l’usine. Il a commencé à boire, c’était probablement avant que sa femme le quitte, et son fils n’a plus voulu le voir, il l’insultait, il le traitait de clodo, de soulo. Il a tout perdu, mais avec quelques économies, il a acheté une chambre sous les toits, à l’autre bout de la ville. Il n’a plus jamais exercé dans les ressources humaines, il n’a plus jamais trié les hommes sur le volet. Il a perdu son nom, il est devenu quelqu’un d’autre, un invisible qui passe ses journées assis sur un bout de trottoir à regarder les gens qui passent. Il est devenu Renault.

Il ne demande rien à personne. Il ne veut pas de pitié. Il ne mendie pas. Parfois, quelqu’un lui donne une pièce, ou bien un morceau de pain. Il y a une bonne sœur de la Médaille Miraculeuse qui lui apporte du café dans une Thermos, chaque matin. Sa vie, c’est le morceau de trottoir, devant la porte cochè-re condamnée, à côté de la banque et du distributeur de billets, juste là où je regarde. C’est son métier, son passe-temps, son histoire.

La jeune fille lui apporte aussi à manger, un sandwich, ou un fruit, elle les pose sur le trottoir à côté de lui, comme une offrande. Au début, c’est elle qui parle de sa vie, de son amour mort. Elle dit : « Vous savez, avec mon ami, c’était bizarre, je me demandais si j’étais normale. Je m’entendais mieux avec sa mère qu’avec lui, elle me soutenait, elle était de mon côté. Elle disait qu’il ne me méritait pas. »

Je les regarde, j’aimerais m’asseoir à côté d’eux, entendre tout ce qu’ils disent, comme si dans leur conversation il y avait un sens caché, la clé d’un mystère que je dois comprendre avant de m’éteindre.

Renault reprend son histoire des Couscous-tapis : « Leurs femmes, leurs filles, à l’usine ils ne leur demandaient jamais comment elles s’appelaient. Ils ne leur demandaient jamais, comment ça va chez toi, et tes enfants, comment ils s’appellent, quel âge ont-ils, comment ça se passe pour eux à l’école, est-ce que les autres sont gentils avec eux ? Ils ne leur deman-daient jamais s’ils avaient de bonnes nouvelles du bled, de la famille qui était restée là-bas, à qui les ouvriers envoyaient chaque mois un morceau de leur paie. Jamais, jamais.

Ils ne cherchaient même pas à savoir comment elles vivaient, leurs femmes, comment elles faisaient, loin de leurs parents, avec les enfants qui grandissent, les maladies, les soucis, la vie trop chère, comment elles faisaient pour lire les prix dans les boutiques, les noms des rues. Ils ne cherchaient pas à savoir comment c’était, dans leurs cuisines trop petites, sans air, sans lumière, dans des sous-sols à Marly, à Sucy-en-Brie, à Lagny, à Drancy. Ils ne leur demandaient jamais si ça leur manquait, le ciel bleu, le soleil, le vent, les copines qui viennent boire le thé dans la cour. Comment elles faisaient pour supporter le regard des gens d’ici, les épiciers de la cité marchande qui disaient d’un air entendu, pour se moquer, pour que tout le monde en profite : “Alors vous n'achetez pas mes beaux légumes, ils sont bons pour la fricassée” ou qui les appelaient, “Fatima !” Ils ne leur demandaient jamais : “Est-ce que tu suis des cours du soir pour apprendre le français, pour apprendre à lire et à écrire, pour pouvoir aider tes fils à faire leurs devoirs ? ” Jamais, jamais, ils ne pensaient jamais à elles, sauf quand ils avaient besoin d’une cuisinière, pour une réunion, un comité d’entreprise, alors ils disaient au mari : “N’oublie pas, tu dis à Fatima de nous préparer un bon couscous pour jeudi, comme ça on le mangera tous ensemble. Tu n’oublies pas, hein, un bon couscous, avec des brochettes, de la viande de mouton.” Tu vois, c’était comme ça, ceux qui partaient au bled rapportaient des tapis pour les chefs, et ceux qui restaient, leurs femmes préparaient le couscous pour les comités.

C’est pour ça qu’on les appelait Couscous-tapis. Mais personne ne cherchait à se rappeler leurs noms. Ils s’appelaient tous Mohamed, Fatima. Et quand ils s’en allaient pour de bon, il y en avait d’autres qui les remplaçaient. Ils s’appelaient Couscous-tapis. »

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