BAB 88 Babylone 19 mai 2000 20.00

Toujours à ma place, dans l’axe de l’entrée. De là, je peux voir jusqu’au plus profond du bâtiment, les rayons où s’accrochent les passants, les caisses éclairées comme des barques. De l’autre, les jardins, les arbres aux frondaisons noires contre le ciel clair, et j’entends les glapissements des merles que l’arrivée de la nuit angoisse. C’est un autre soir, encore un soir dans la série des soirs. Mon regard me brûle. Il y a des mois, des années qu’il ne s’éteint pas. Je dois sans cesse accommoder, ouvrir et fermer mon diaphragme, ma pupille est pareille à un cœur douloureux. La vie est une quête cruelle de la lumière, lumière des villes, lumière des déserts, lumière du sable qui emplit la bouche de ceux qui tombent. Lumière des rêves. Je ne peux pas dormir. Le sommeil est la paix, seuls les enfants éblouis et les amants rassasiés peuvent dormir, et moi je suis seule, je suis vieille et seule.

Rien ne doit m’échapper. Ni les mouvements des passants, ni les regards, ni les paroles, ni même les intentions. Je guette les passions et je ne trouve jamais que des intentions. Celui-ci, cet homme anonyme, vêtu d’un complet marron, qui porte une petite valise : a-t-il pensé à tuer ? Cet autre, une calvitie en couronne, des lunettes de myope à verres teintés, une encolure large : est-il un détective privé, chargé d’espionner une femme adultère pour le compte d’un mari décidé à ne pas verser un sou de pension ? Les caissières : rien ne doit m’échapper. L’une d’elles, fluette, nez pointu, des cheveux en chignon, je sais que chaque soir elle fait passer par une copine un Caddie plein de victuailles. Mais je regarde ailleurs, vers le fond, à l’instant où les prix s’affichent sur sa caisse. Le gardien est debout à l’entrée, il fume en regardant du côté des jardins. C’est un grand, la peau sombre, les cheveux coupés ras. Henri, j’ai retenu son nom. C’est étrange, comme nom, pour un vigile. Malgré son air féroce, il est doux comme s’il était encore dans son île natale, à Sainte-Anne, à regarder la mer.

Les chiffres défilent aux caisses, s’affichent. L’argent passe de main en main. 3.50 24.15 71.00 45.00 2.25 112.60 45 45.

Les morceaux de phrases, les mots hachés : krrwi, il y en a une krrr witwit des enfants exact moi je lui ai dit vislogram vsl la vérité je lui ai dit c’est ça wi enfin dhab dhob quoi krwa wit où ça jlislo vrai.

Les visages, les corps, chaque ride, chaque marque, le petit pli au bas de la bouche, sous la lèvre, les tendons du cou, les trois cassures sur la nuque près de l’occiput, les clavicules, les fossettes, le sillon entre les seins. Les mains, quelquefois si belles, quelquefois si ordinaires, l’attache des mains, les gestes. Les mains qui se renversent, les doigts abîmés par le travail, par l’eau savonneuse. Est-ce que je suis seule à répertorier, examiner, mettre en mémoire, et pour quel inventaire, pour quelle science ? Qui lira ma mémoire ? Est-ce que Vincent un jour retrouvera tout ce que j’ai préparé pour lui, tous ces itinéraires, ces plans, ces notes ?

Les scènes insensées, les scènes éclair. Peut-être pas insensées, mais qui veulent dire quelque chose juste pour un instant, et puis qu’il faudrait oublier. Une femme grande, toute vêtue de noir, qui attend debout devant la porte, son ventre gonflé par le bébé qu’elle porte depuis six mois. Son visage tendu dans la lumière des néons, très doux, très régulier comme une statue grecque, et son nom magnifique de Dalila. Elle reste là, sans rien faire, les mains jointes sous la pointe de son ventre, la tête légèrement penchée, et personne ne lui parle. Plus loin, au bord du trottoir, contre le grand jardin qu’ils ne regardent pas, un couple d’amoureux que je n’ai encore jamais remarqués, que je ne reverrai probablement plus jamais. J’entends des bribes de ce qu’ils disent, mêlées aux éclats des autos : « Mais si, kraaa, je veux rester avec toi. » Lui : « Moi jrrrren ai marre, witt dis ça et puis tu sors avec Ahmed. » Elle crie, et tout le monde se retourne, ils s’éloignent, ils reviennent, on dirait une danse : « Mais jte jure, Paul, rraaan avec toi wittwi suis bien. » Les moteurs hachent les mots.

Un peu avant la fermeture, ma jeune fille brune, amie de Renault et d’Aminata. Elle est à l’intérieur du magasin, elle observe une petite, visage large cuit par le froid, des yeux noirs en coin, tignasse châtain tirant sur le roux, l’air gitan, l’air arabe, ou espagnol, en train de voler quelque chose dans les rayons. Elle a pris quelque chose qu’elle a caché à l’intérieur de son blouson, et elle serre son bras contre sa poitrine plate. La jeune fille s’approche. « Qu’est-ce que t’as fauché ? » La petite voleuse : « Moi, j’ai rien pris ! » La jeune fille se penche vers elle. « Ecoute, ne mens pas, je t’ai vue, tu devrais faire attention, ils te surveillent, ils ont des caméras partout. » La petite regarde autour d’elle. Elle hésite, peut-être qu’elle pense à se sauver. Elle a un corps musclé de garçon, mal à l’aise dans ses habits. « Allez, montre-moi, je ne dirai rien. » La petite ouvre son blouson, elle montre la tablette de choco-lat au lait. « C’est tout ? Allez, viens je te la paye. » La jeune fille brune accompagne la gamine jusqu’aux caisses, elle paye la tablette. Quelques secondes plus tard, la petite fille marche dans la rue, avec un sac en plastique qui contient la tablette. Elle se retourne, puis elle court vers le jardin, elle vole, elle ressemble à un merle.

Comme tu manques ici Vincent, quelquefois il me semble que je vais te voir traverser le champ. Mais les images ne sont pas pareilles à la mémoire, elles ne peuvent pas remonter le temps.

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