TO 15 Arrivée 7 avr 2000 19.02

Ils viennent de partout à la fois. Ils sont si nombreux que je n’arrive pas à les voir séparément. C’est une masse vivante, compacte, qui pousse devant elle, qui se divise, se reforme, se délite sans aucune règle. Ils viennent du Prisunic, du centre commercial, des bureaux. Ils vont vers les boulevards, vers les parkings, vers la gare. C’est comme ça chaque vendredi soir.

Je les attends. Je sais qu’ils vont arriver, et c’est pourquoi je guette, je balaie la rue avec ma fièvre, je les espère de tout mon désir. Mes trois enfants, c’est ainsi que je les appelle. Il y a Max, ou Porthos, le plus grand, les cheveux coupés court, presque ras, un visage rougeaud, de grandes mains et de grands pieds, à quinze ans il fait déjà un mètre quatre-vingts et il doit peser quatre-vingt-dix kilos. Il a une bonne tête avec des yeux étonnés, une ride en virgule au milieu du front. Il y a Athos, un peu menu pour le rôle, des cheveux frisés noirs, des oreilles décollées et un nez en trompette, pas noble du tout. Plutôt Mickey que mousquetaire, d’ailleurs son vrai nom c’est Miguel. Et enfin, Aramis, c’est Leticia, la sœur de Miguel. Elle est fine et jolie, avec des joues fraîches et des dents très blanches.

Je ne me souviens plus comment je les ai vus la première fois. Ça doit être ma jeune fille aux cheveux noirs qui m’a guidée vers eux. Ils sont entrés dans l’image, sans que je m’en rende compte, et tout à coup, c’était comme si la foule s’ouvrait, et qu’un rayon de lumière tombait du ciel. Peut-être que les réverbères se sont allumés à cet instant, ou bien il y a eu une éclaircie dans le crépuscule, juste au pied de la tour. C’est certain, il y a eu un signe.

Au début, j’ai pensé que c’étaient des fugueurs du week-end, des petits galériens qui s’enfuient de chez eux le vendredi, et traînent dans le centre-ville au hasard, jusqu’au lundi matin. Personne ne sait d’où ils viennent. Ils entretiennent le plus grand mystère sur leur lieu d’origine. Ils changent plusieurs fois de train, ils prennent le bus, le métro, ils voyagent en stop. Quand il fait beau, même froid, ils dorment dans les jardins publics, ou dans des cours d’immeuble. Les nuits de pluie ou de gel, ils se réfugient à la gare d’Orsay, ou à Roissy. Quelquefois ils trouvent une cage d’escalier, ils s’installent au dernier étage, sur le palier. Mais ils ne vont jamais sous les ponts, parce qu’on y viole et on y tue les enfants.

Ils sont toujours ensemble, Leticia et son frère et Porthos. Ils marchent dans les rues, au hasard, en parlant aux gens, en racontant leurs histoires. Avant de les voir, souvent c’est leurs voix et leurs rires que j’entends, comme un bruit de vie au milieu de la rumeur étouffée de la ville. J’aime bien les entendre, ça me donne une impression d’optimisme, ça me rafraîchit, ça calme mes douleurs. Je bois leurs paroles comme une eau de jouvence. Ils arrêtent les gens sur l’esplanade, au pied de la tour, ils inventent des légendes incroyables. Max dit qu’ils sont des Kabyles d’un village très loin, perdu au milieu des montagnes, là-bas, de l’autre côté de la mer. Ils ont dû fuir, parce qu’il y avait une invasion, des gens armés de fusils, accompagnés de chiens. Ils disent qu’un jour tous les chiens de Paris se révolteront, et remplaceront leurs maîtres.

Miguel dit que sa sœur est une voyante, elle est capable d’entrer en transe sur une photo, sur un nom, sur une image, elle sait prédire l’avenir. Elle a vu en rêve l’arrivée des envahisseurs, leur armée de chiens sauvages… Elle dit que Paris va être bientôt anéantie par une grande crue, une grande pluie qui va tomber pendant des jours et des nuits et l’eau de tous les ruisseaux va monter lentement, et la Seine sera vaste comme une mer de boue. Alors ils viennent tous les jours voir la tour, parce que c’est là que la population trouvera son refuge, comme Noé sur son bateau. Leticia tourne sur elle-même comme un derviche, jusqu’au vertige, puis elle s’assoit en tailleur sur la place, les poings enfoncés sur ses yeux : « Ecoutez l’orage qui gronde sur les sources, vous entendez le tonnerre, vous voyez les éclairs ? La crue va bientôt arriver, l’eau va monter… » Mais les gens s’en vont en haussant les épaules, il y a des lazzis, des rigolades. Ils s’en fichent. Miguel a sorti de sa poche un objet magique que sa sœur a trouvé, il le montre aux passants : « Regardez, c’est une pierre radioactive, ça vient des quais, c’est la rivière qui l’a déposé, ça vient d’une centrale nucléaire, ça brille la nuit, c’est pour ça que notre sœur a des visions. » Leticia ne dit plus rien, elle est pâle, elle a l’air fatiguée. De temps en temps Miguel se penche et elle chuchote quelque chose à son oreille. Peut-être une prophétie. Mais sur l’esplanade personne ne les écoute. Seule dans son coin, la jeune fille aux cheveux noirs les observe.

L’été est proche maintenant. Je le vois à la couleur jaune du ciel, à la lumière qui dure jusqu’à huit heures, neuf heures, il y a même des insectes qui volent au-dessus de ce monde de pierre. Les nuages glissent, ils effacent par instants le haut de la tour. Les trois enfants inventent des pays, des noms de rivière, des villes blanches avec des monuments et des jardins plantés de cerisiers, c’est l’Inde, ou plus loin encore, le Japon. C’est le Maroc, le Mexique, la Normandie, peut-être Dijon. Je crois qu’ils ne savent plus très bien eux-mêmes qui ils sont, d’où ils viennent. Ce sont des histoires qui donnent envie de rire et de pleurer, des histoires de solitude, d’abandon. Ils sont mes enfants, échoués au bord de la grande esplanade où glissent les patineurs, sous les fenêtres de la tour qui montent jusqu’au ciel rouge.

Un instant ils sont là, un instant ils sont repartis vers l’autre bout de la place, à la recherche de quelqu’un qui les écoute. Puis les voilà qui reviennent. Ils accompagnent trois femmes d’un certain âge, peut-être des étrangères. Ils leur parlent avec une sorte de fièvre, d’impatience, chacun cherchant à placer sa phrase avant l’autre.

Miguel : « Mon père est un diplomate, vous savez, nous sommes des réfugiés politiques, nous venons d’un tout petit pays, personne ne sait où c’est, même vous, vous n’en avez jamais entendu parler, ça s’appelle le Balouchistan. »

Leticia : « Nous avons dû passer par la Chine, nous avons pris un bateau à Shanghai, jusqu’à Hong Kong, moi j’ai travaillé là-bas comme mannequin, et puis quand j’ai eu assez d’argent, nous sommes venus jusqu’ici en avion. »

Porthos : « On vous jure, c’est la vérité, regardez, j’ai un tatouage chinois sur le bras. » Il montre un dessin de manga sur son biceps.

Les femmes se sont échappées, mais d’autres passants s’arrêtent, écoutent, ça fait un nœud qui tourne sur la place. Tout d’un coup, les enfants sont visibles, ils accrochent les regards comme une poussière d’eau sur une fourrure. « Nous sommes du Balouchistan, nous sommes des réfugiés, il faut nous aider. »

Il y a des gens qui donnent des pièces, d’autres qui se moquent. Les trois enfants racontent n’importe quoi, ils le disent avec tellement de conviction qu’ils doivent y croire eux-mêmes. Puis la nuit arrive, les lumières de la ville s’allument. Les passants sont plus rares, il y a des voitures de police qui rôdent. La tour va fermer. Alors les enfants s’en vont, je les vois qui courent sur la place, vers les escaliers, en gesticulant et en faisant du tapage. Ils arrachent quelques instants de liberté, quelques rires, des chansons, des morceaux de rêve.

Ils sont mes enfants perdus. Porthos a été chassé du CET où il préparait un CAP d’élec-tricien-électronicien. Quand son père a su qu’il était renvoyé, il a pris une carabine et il l’a menacé, et Porthos est parti si vite qu’il en a perdu ses chaussures. Leticia a eu un petit ami qui s’est fait prendre à vendre des barrettes, elle est partie de chez elle parce que son père voulait l’enfermer. Son frère est parti avec elle. Ils sont dans la rue presque tout le temps, ils ont pour horizon ces places, les lignes des immeubles, les couloirs du métro. Ils sont comme moi, lancés au hasard, à la recherche d’un miracle, à la recherche d’un être humain qui les écoute et les fasse vivre. Ils rebondissent de mur en mur, de regard en regard. Peut-être que je ne les reverrai plus, ils sont si fragiles. Ils dorment dans les gares, dans les hangars. Ils frôlent la mort, mais ça les fait rire.

Ils sont partis, la nuit tombe sur l’esplanade. Seules les voitures continuent de bouger, à la limite de mon champ visuel, à gauche, adroite, leurs phares allumés traînent sur la route. Elles emportent leurs cargaisons vers les portes, elles fuient le centre de la ville. J’aime bien le vide qui creuse sa vague. Quand vient la nuit, je peux enfin sortir de mon corps, entrer dans le corps d’un autre, d’une autre.

Tout s’apaise, se remplit, dans le genre d’une marée qui monte.

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