Pour Sophie. Tendrement.
— Sais-tu ce dont me rappelle cette affaire ? questionne le Valeureux en époussetant les molécules de gras-double émaillant son costume Prince de Galles.
Comme je secoue la tête, il y va de son historiette.
— C’est une petite fille avec un bouquet qui se pointe allez lisez ! Le Général l’accueille gentiment. Il lui fait la bise, prend ses fleurs, et à ce moment-là tout se désinvertèbre biscotte la môme était une petite fille piégée.
Il rit.
Seul.
— Ta blague, rouscaille Marie-Marie, j’étais pannée qu’on la racontait déjà. Et pis si tu crois qu’elle est indiquée en ce moment, c’est que t’as une poignée de son à la place de la cervelle, comme disait toujours ma pauv’ mémé à ton sujet.
Bouille assombrie du Gravos.
— Écoute, moustique, éructe-t-il, tu serais pas en mission officielle que t’aurais droit à une super-mandale renforcée !
— Seulement, j’sus t’en mission officielle, m’n onc’, impertine la souris en agitant ses tresses, et c’est là que l’abat te blesse.
— Ça vous ennuierait d’y mettre une sourdine, les comiques ! interviens-je en montant l’antenne de mon talkie-walkie, il faut que je prenne des nouvelles du dispositif.
Je glafouille la molette de l’appareil.
— Ici big boss ! Ici big boss ! débité-je. J’appelle Écureuil Sauvage !
Une modulation plus ou moins pareille aux borborygmes d’un transistor surmené retentit.
— Écureuil Sauvage écoute, parlez, Big Boss !
— Êtes-vous en place ?
— Complètement, affirme l’organe nasillard de l’inspecteur Puduque.
— Quelle étendue couvrez-vous, Écureuil Sauvage ?
L’Écureuil éternue.
— Excusez, Big Boss, dit-il, mais voilà plus d’une heure que je suis immobile dans mon arbre et j’ai les claouis en hibernation. Je couvre la zone « A » entièrement. C’est-à-dire depuis le carrefour de la Grande Duchesse jusqu’à la route des Postillons.
— O.K. La petite sera placée sur orbite dans 124 secondes. Terminé. J’appelle maintenant Gland Doré. Gland doré, m’entendez-vous ?
— Je vous entends que c’en est une bénédiction de la technique, Big Boss, s’empresse l’inspecteur Merdoche.
— En place ?
— Comme prévu.
— No problème, Gland Doré ?
— Tout baigne dans le beurre, Big Boss. J’ai taillé les branches de mon chêne de manière à me ménager un maximum de visibilité. Je suis aussi peinard, comme qui dirait, que dans une tour de contrôle. Je ne perds pas une broque de ce qui se passe entre la route des Postillons et la clairière du Cheval Évanoui. Et soit dit entre nous, je me paie un jeton de première. Figurez-vous qu’il y a un couple d’amoureux dans les fougères qui est en train de s’offrir une partie de bête à deux dos carabinée !
— Que ce spectacle ne mobilise pas votre attention, Gland Doré. La petite est déjà sur sa rampe de lancement : lorsqu’elle pénétrera dans votre champ de vision vous ne devrez pas la perdre de vue une fraction de seconde.
— Je sais, Big Boss, comptez sur moi !
— O.K. Terminé. Et maintenant j’appelle Pivert Vorace. Pivert Vorace, vous êtes à l’écoute ?
— Je, Big Boss, répond la voix de titi du brigadier Fourrepaf.
— Votre dispositif est au point ?
— Un velours, Big Boss ! D’où que je suis juché, pour peu que je torticole un chouïa, je dois accrocher le Mont-Blanc avec mes bésicles à rallonge !
— Je ne vous en demande pas tant, la zone C me suffira.
— Je rate pas un centimètre carré depuis la clairière du Cheval Évanoui jusqu’à l’allée des Pédoques.
— Parfait, la gosse va démarrer dans 56 secondes. Terminé !
Je coupe le contact car une DS noire pilotée par un chauffeur de maître vient de stopper devant la buvette en planche qui me sert de P.C. À l’arrière du véhicule, j’aperçois la figure blafarde du Vieux ! J’en suis remué jusque dans le dédale de mon fondement. En règle absolue, le Super-Dabe ne quitte jamais son burlingue. Pour qu’il se soit dérangé, il faut que cette affaire lui tienne fichtrement à cœur.
— Non, je rêve ! s’étrangle Béru. T’as maté qui qu’est là, Gars ?
— Mince, c’est votre Vieux déplumé ! s’exclame Marie-Marie.
Je me précipite vers l’arrivant. Le Vioque n’a pas quitté son siège. Avec son chapeau à bord roulé, son pardessus noir, sa canne au pommeau d’ivoire, il ressemble à un chef de gouvernement des années 30.
— Où est la petite, San-Antonio ? m’abrûle-pourpointe-t-il.
— Ici, monsieur le directeur.
— J’ai réfléchi, dit-il en caressant le pommeau de sa canne, lequel représente une tête de lézard, j’ai réfléchi, mon cher : il vaut mieux surseoir.
Je le défrime avec des yeux d’épagneul breton regardant s’éloigner le canard que son maître vient de rater.
— Surseoir, monsieur le directeur ? Mais tout le dispositif est en place.
— Il n’importe, c’est trop risqué. Utiliser une gamine comme appât est un procédé indigne d’une police comme la nôtre…
Des ondes marseilleuses lui flottent autour des étiquettes. Des drapeaux tricolores défilent dans ses prunelles et il a un léger mouvement du menton comme pour désigner la ligne bleue des Vosges.
À cet instant, Marie-Marie sort de la buvette en caracolant. Elle est choucarde en plein avec sa robe de laine rouge, sa cape noire à boutons dorés et ses chaussettes montantes.
— On dirait le petit chaperon rouge, sourit le Vioque. Et je ne veux pas risquer que le méchant loup le mange !
— Salut, patron ! s’exclame la gosseline en se précipitant dans l’auto.
Elle tend la joue au Big Dabe, et voilà-t-il pas que le Vieux lui fait miauler une bisouille ! Qui m’aurait prédit qu’un jour je verrais cette vieille banquise embrasser quelqu’un !
— Vous êtes drôlement gentil de venir m’encourager, patron, déclare la fillette. Mais faut pas vous cailler la laitance, comme dit mon abruti d’onc’, j’ai pas peur, vous savez !
Elle me cramponne le poignet pour mater ma tocante.
— C’est l’heure J, non ?
Je lui virgule une moue saumâtre.
— Monsieur le directeur annule l’opération, Marie-Marie.
On lui placerait un câble chargé d’électrac dans la menotte qu’elle ne réagirait pas plus vivement.
— Quoi ! Vous charriez ! Annuler l’opération ! Et à la dernière seconde ! Non, mais vous avez la migraine, Pépère ! Comme dirait m’n onc’, c’est votre retour d’âge qui vous tarabuste le mental !
Lui, ça l’amuse follement, ce moustique en colère. Il se marre sous son chapeau, le dirlo. Ce qui accroît la rogne de notre jeune collaboratrice.
Elle postillonne entre ses dents écartées :
— Pas la peine de vous fendre le pébroque. J’irai ! D’abord c’est moi que j’ai eu l’idée de c’t’opération. Mon tuteur a donné son accord et je suis protégée par San-Tonio. Qu’est-ce que vous voulasse de mieux ? Vous êtes directeur de la police ou de la maternelle ? Merde, il est en pleine gatoche, vot’ déplumé, trépigne-t-elle en se tournant vers moi. Oh ! pas la peine de me faire les gros yeux, Antoine ! Ça te fait ressembler à une grenouille et ça m’impressionne pas.
Elle se tait, dérougit, puis adresse au dirlo un irrésistible sourire de petite fille qui veut séduire.
— Écoutez, Patron, vous commencez par passer pour des pommes, aux yeux du pinion public vous et vos boy-scouts avec ces disparitions d’enfants.
Le visage radieux du Boss s’éteint illico, comme une bougie dans la bourrasque.
Sentant qu’elle tient le bon bout, la gamine enchaîne :
— Trois mômes qui s’sont évanouis dans cette forêt et dont au sujet desquels vous avez pas été foutu de savoir ce dont ils sont devenus ! Personne a demandé de rançon. Personne a découvert leurs cadavres. Dans les parages, les gens chocotent pour leurs chiares et les interdisent de sortir seulâbres. On dit partout que les flics sont des manches. Et vous voudriassez que ça continue ? Je vous complimente pas. Enfin quoi, bon Dieu, que risque-je ? Y a des poulets plein les arbres avec le téléphone, des lunettes d’approche et des fusils. Des clebs policiers attendent dans un fourgon. Des céréesses[1] jouent à la belote dans la grange qu’est là-bas. J’ai un p’tit bitougnot dans le talon de ma godasse, comme J’abonde[2] pour pas qu’on me perde, alors qu’est-ce qui pourrait bien m’arriver ?
Je juge opportun de placer un discret :
— Le fait est, monsieur le directeur…
Qui achève de déboulonner les craintes du Daron.
— Soit ! fait-il. Mais s’il arrivait quelque chose à cette enfant, je démissionnerais dans l’heure suivante !
Marie-Marie me propulse son coude dans l’estomac.
— Eh ben, tu vois, San-Tonio, roucoule-t-elle, t’as ta chance de devenir le grand chef. Bon, j’y vais !
Là-dessus, elle jaillit de la voiture et s’élance dans le sentier forestier. Nous la regardons gambader entre les touffes de genêts. Un soleil pâlichon coule dans le bois des éclats de vitraux. Les oiseaux s’en donnent à gorge déployée.
— En quoi consiste un petit… bitougnot dans le talon de sa chaussure ? interroge le Vieux quand la gosse a quitté son champ visuel.
— Il s’agit d’un minuscule émetteur radio dont on peut lire le déplacement sur un cadran, monsieur le directeur. Si vous voulez y jeter un coup d’œil…
En soupirant, il s’arrache à la voiture et me suit dans la buvette champêtre où Sa Majesté est en train de déguster un casse-graine de voyou composé d’un pain de deux livres et de filets de hareng tapissés d’oignons. La bouche comble, il exécute une courbette en postillonnant de la croque.
— Eh bien, Bérurier, ronchonne le Scalpé, le danger qui menace votre pupille ne semble guère affecter votre bel appétit, on dirait ?
D’un effort puissant, le boulimique parvient à s’expédier la bouchée en cours dans le collecteur.
— Mande pardon, m’sieur le directeur, murmure-t-il tout en s’extrayant des arêtes tenaces d’entre les chicots, mais moi, l’anxiété, ça me creuse.
Je m’approche du poste récepteur posé sur une table et le branche. Aussitôt, une petite palpitation lumineuse s’y inscrit, elle chemine en légers sauts de puce sur le cadran de verre, puis disparaît sur la gauche.
— Et alors ? demande le Vieux.
— Vous allez voir.
Je fais pivoter le récepteur sur la gauche. Comme par enchantement, le signal lumineux revient sur le cadran.
— Le point lumineux, c’est en somme Marie-Marie, monsieur le directeur. Où qu’elle aille, je peux la retrouver grâce à cet appareil ; car non seulement il m’indique visuellement la direction qu’elle emprunte, mais de plus il me renseigne auditivement sur la distance qui me sépare d’elle.
Je branche le frimouilleur-à-tympan. Un cliquetis se manifeste aussitôt qui va s’estompant.
— Si je partais à sa recherche, le bruit s’amplifierait, comprenez-vous ?
— Très ingénieux, convient le Déboisé de la colline, quelque peu rasséréné, c’est Français, cet engin ?
Je mets discrètement la main sur la plaque vissée à la base du cadran et sur laquelle est écrit en caractères noirs : « Ferguson and C°, Détroit, Michigan. »
— Tout ce qu’il y a de Français, monsieur le directeur. Son inventeur s’appelle Joseph Dupont.
Un sourire orgueilleux aminci les lèvres minces du Boss.
— Ça ne m’étonne pas, assure-t-il. Dans le domaine scientifique, comme ailleurs, notre pays…
— Ici Écureuil Sauvage ! Ici Écureuil Sauvage, j’appelle Big Boss ! nasille mon talkie-walkie.
Je me précipite pour émettre.
— Big Boss écoute…
Vous verriez la devanture du Vieux ! Il renaude dans son for intérieur, Pépère. Que j’aie choisi le pseudonyme de Big Boss, ça lui défrise la calvitie, je vous le dis !
— La môme est dans mon secteur. Elle suit le sentier en cueillant des genêts. Tout va bien. Je n’aperçois personne d’autre.
— Merci, Écureuil Sauvage. Continuez d’ouvrir l’œil.
Je lâche le bouton émetteur. Le Scalpé me fusille d’un :
— Qu’est-ce que c’est que ces enfantillages, San-Antonio ? Écureuil Sauvage, Big Boss ! Vous prenez-vous pour des Louveteaux ?
— Ce ne sont précisément que des enfantillages, Patron, riposté-je plutôt sèchement, c’est la gosse qui nous a distribué ces surnoms, compte tenu du précieux concours qu’elle nous prête, j’ai pensé qu’on pouvait lui accorder cette innocente satisfaction.
Le Rouscailleur se détend.
— Oh, naturellement, mon cher.
Puis, se tournant vers le Mastar :
— Voulez-vous que je vous dise, Bérurier ?
Le Gros qui profitait de l’entretien pour dévorer ses harengs à l’oignon manque s’étrangler d’être ainsi apostrophé :
— Disez, disez, m’sieur le… heug…
— Votre nièce, c’est de la graine de Jeanne d’Arc !
Le Dodu en exhale un puissant borborygme, durement parfumé, au pif du dirlo.
— Et encore elle est ma nièce que du côté de ma femme, m’sieur le heug…
Un sifflement modulé, précurseur d’une nouvelle émission, nous butine les trompes.
— Ici Gland doré. J’appelle Big Boss !
— Big Boss écoute.
— La gamine vient de pénétrer dans mon secteur. Elle tient un grand bouquet dans les bras. Tout va bien, elle chante, je l’entends d’ici…
L’image de la petite fille, avec son bouquet et sa chanson, m’attendrit parce qu’elle est d’une pureté infinie. Chère Marie-Marie. À l’âge où la majorité des mômes n’osent pas rester seules dans leur chambre, elle s’est portée volontaire pour aguicher le croquemitaine de la forêt. On dirait que le danger la grise.
— Vous ne voyez rien d’anormal alentour, Gland Doré ?
— Rien, Big Boss ! Je ne vois que le soleil qui poudroie et un corbeau qui merdoie.
— Si vous voudriez que je vous dise, mâchouille Béru, on va s’inscrire bredouille au palmarès. On a eu beau établir le dispositif sur la pointe des pieds, vous pensez bien que le kidnappeur nous aura reniflés, en admettant qu’il fusse dans les parages.
Pour une fois, le Vieux est en plein accord avec lui.
— Vous avez raison, cette entreprise est négative. L’homme se doute bien que la forêt est surveillée.
— Permettez, Patron, interviens-je. Dès la première disparition, la forêt a été surveillée. Ça n’a pas empêché le mystérieux ravisseur de faire disparaître un deuxième, puis un troisième enfant !
Comme San-Antonio dit ces mots, l’émetteur de son talkie-walkie zoziaute à nouveau. L’organe de l’inspecteur Merdoche intervient, surexcité. Cette fois il cesse de jouer les Sioux et use d’un langage plus quotidien.
— M’sieur le commissaire ! Ici, Merdoche… La gosse vient de quitter l’allée des Gazelles pour s’engager dans les fourrés.
— Quoi ! ! !
— Textuel, patron. Elle s’est arrêtée pile comme si elle apercevait quelque chose par terre. Elle s’est baissée pour ramasser ce quelque chose…
— De quoi s’agissait-il ?
— Je n’ai pas pu voir. Toujours est-il que la petite, sitôt qu’elle s’est emparée de l’objet, a obliqué sur la droite. J’ai cru qu’elle allait réapparaître tout de suite, mais je ne la revois plus…
— Sacré bon dieu de fumelle ! tonne Béru, on y avait bien dit pourtant de quitter l’allée sous aucun prétesque.
— Un instant, dis-je à Merdoche. Je vais contrôler sur mon écran de radar.
J’oriente ledit dans l’axe nord-sud et actionne doucement le vibro-manutentionnaire-à-base-concave.
« Ptuitt ! Ptuitt ! Ptuitt » fait le flumto-che-bazouilleur.
La petite lumière surgit. Elle est immobile.
— Allô, Merdoche ?
— Oui, m’sieur le commissaire ?
— Mon radar indique que la gosse a cessé de se déplacer, il se peut qu’elle se soit isolée pour souscrire à un besoin naturel… Vous n’avez rien entendu de particulier ?
— Absolument rien, Patron.
— Coupez le contact, je vais appeler le brigadier Fourrepaf. Fourrepaf, vous m’entendez ?
— Parfaitement, Big Boss. La môme n’est pas encore en vue.
— Aucune agitation dans votre secteur ?
— Pas la moindre.
— Vous n’avez vu personne ?
— Les deux amoureux que vous causait Merdoche tout à l’heure sont encore en train de remettre le couvert dans mon secteur.
— O.K., merci.
Sur l’écran, le petit point lumineux est toujours fixe. Je me tourne vers le Vieux. Il paraît changé en statue. Celle du Commandeur ! Pas un muscle de son visage ne bouge. Son regard est dense, coagulé. Ses sourcils froncés ressemblent aux nageoires dorsales d’une perche.
— C’est bizarre, n’est-ce pas ? bafouillé-je.
Il ne répond pas.
Le Gros continue de becqueter son colossal sandwich. Il s’avise de notre tourment et, bonne âme, s’emploie à le dissiper.
— Faut pas vous mouronner, assure-t-il. Y a rien de plus farfadinque que cette mômasse. Si ça se trouve, elle est en train de faire joujou avec un zoizeau parachuté du nid ou bien elle cueille des champignons. Mais enfin, ajoute-t-il, troublé par notre farouche mutisme, sitôt que j’aurai terminé mon brique-faste j’irai inspecter…
Le Vieux semble se déléthargir.
— Qu’attendez-vous, bon Dieu, me dit-il.
Un juron ! Dans la bouche du dirlo ! On aura tout vu, ou plutôt tout entendu !
Je cramponne le radar portable par son anse et je calte hors de la buvette.
— Prenons ma voiture, ordonne le Raclé du promontoire.
Nous voilà décarrés lentement dans l’allée centrale cavalière. Une lumière sous-marine éclaire la forêt. Y a des vagues d’ombres, puis des éclaircies triomphantes. Messieurs les oiseaux bavassent comme dans une cour de récréation. À mesure qu’on avance, le signal sonore devient plus puissant. Nous traversons la zone « A » et atteignons l’arbre dans lequel Merdoche joue Saint Colomb à la Hune. Je saute en voltige de la tire.
— À quel endroit a-t-elle quitté le chemin ? crié-je.
Merdoche ne répond pas.
— Oh, Merdoche ! hurlé-je en reculant pour essayer de l’apercevoir.
Ce faisant, mes talons buttent contre un obstacle et je me retrouve le dargif dans la rosée, avec les jambes emmêlées dans celles du Merdoche.
Enfin, disons dans celles du cadavre de Merdoche. Car le malheureux gît dans les fougères, la face contre le sol. Il a encore ses lunettes d’approche autour du cou. Sans doute s’est-il un peu trop penché pour essayer d’apercevoir Marie-Marie. Le valdingue ! Je lis le sillage de sa chute dans la ramure du chêne. Elle fut rectiligne. Une vraie traînée de foudre.
— Eh bien ? demande la voix âpre du Vioque.
Je lui désigne le mort.
— Merdoche a dégringolé de son perchoir, m’sieur le directeur, et il s’est rompu les vertèbres.
Le Tondu n’a qu’un mot, un seul, pour résumer ce qu’il pense de mon opération « appât ».
— Bravo !
J’en prends plein mon mouchoir. Comme fiasco, on ne fait pas pire !
— Tout est fini ? insiste-t-il.
— Hélas !
Je retourne le cadavre de mon collaborateur. Pauvre Merdoche. La quarantaine routinière… Deux enfants… Une femme obèse… Une vieille bagnole… Une cahute pour les vacances entre une usine à gaz et des champs d’épandage. Il aimait le Muscadet, la belote, Ici-Paris, le dargif des serveuses, la pêche à la ligne… Fini. Adieu, Merdoche ! Après-demain au plus tard il sera enterré, donc oublié. Il ne restera plus de lui que des photos dans des tiroirs et une pension de veuve de fonctionnaire.
— Sapristi ! m’exclamé-je, car je m’abstiens toujours de crier des insanités devant mon vénéré (et probablement vénérable) chef.
Je désigne un point violacé dans le visage tuméfié du défunt. Un trou de balle ! C’est tellement effarant que mes yeux font du yo-yo au-dessus de la blessure. Merdoche a morflé une bastos dans la tempe gauche. En même temps que la vie, c’est cette prune qui lui a fait perdre l’équilibre.
Le Vieux s’accroupit de l’autre côté de l’inspecteur.
L’énormité de notre découverte a balayé son hostilité.
— Un médecin légiste, d’urgence ! décide-t-il. La balle n’est pas ressortie, il faut la récupérer et l’envoyer immédiatement au laboratoire.
Je bombe jusqu’au chauffeur pour lui donner des instructions. Béru se radine à cet instant, à pinces dans l’allée cavalière. Essoufflée, il bougonne :
— Vous auriez pu m’attendre au lieu de filer comme des pets sur des tringles à rideaux !
Avisant le cadavre, il met l’autre face du disque.
— Un accident ?
— Tu parles, Charles ! Une praline dans la tronche !
Du coup, le tuteur qui somnolait sous les plumes du poulet se réveille en lui.
— Un meurtre ! Mais alors, et Marie-Marie ?… Je veux retrouver ma gosse, t’entends, San-A. ? Tout de suite qu’il me la faut ! Classe de vos combines foireuses ! C’est bien une idée à toi encore !
Je le biche par la cravetouze et donne un tour à droite.
— Non, mon pote, c’est une idée à la gosse que tu t’es grouillé de nous apporter triomphalement, alors écrase, c’est pas le moment de jouer la grande scène des sanglots du père.
Le signal lumineux de mon radar est toujours fixe sur le cadran. Je me remets en marche. L’avertisseur sonore lance des « tchuitt tchuitt » de plus en plus véhéments.
Béru trottine à mon côté, comme Sancho Pança au côté de Don Quichotte.
— On va la retrouver, dis ? chougne-t-il. Si qu’y lui serait arrivé un turbin, je m’en remettrais pas. C’te lardonne, c’est devenue toute ma vie…
— Bien sûr qu’on va la retrouver, réponds-je, les dents crochetées par l’angoisse, car l’immobilité du signal me glace l’âme.
Cinquante mètres plus loin, de hautes touffes de fougères se dressent en bordure du chemin. Je note qu’elles sont brisées par endroits. C’est ici que la môme s’est déroutée malgré nos recommandations expresses. On suit nettement les traces de son passage.
Le signal lumineux étincelle sur mon écran. Il semble s’être développé et son éclat est plus vif. Quant aux « tchuitt tchuitt » on sent qu’ils atteignent le paroxysme de leur puissance.
— Elle est tout près, tout près, dis-je sourdement. L’émetteur est formel.
— Mais alors, bégaie le Gros, si qu’elle est tout près et qu’on la voye pas, ça veut dire qu’elle est étendue dans l’herbe !
La zone couverte de fougères ne mesure guère plus de trente mètres de diamètre. Je la contourne. Après elle le bois continue, plus dense, avec des ronces et des rejets de châtaigniers sauvages entre les fûts. La lumière palpitante du radar a brusquement quitté l’écran. Je fais demi-tour et elle réapparaît. Aucun doute n’est plus possible : Marie-Marie se trouve bien dans les fougères.
— Marie-Marie ! m’étranglé-je…
Le vol lourdingue d’un oiseau me répond, pareil au bruit du vent dans les branchages.
Et puis c’est le silence. La forêt vient de se taire tout à coup, comme pour donner plus de suspense à cet instant effrayant.
— Elle est sûrement là, Gros, annoncé-je d’une voix flétrie. On va se placer côte à côte dans les fougères et avancer en faisant la coquille d’escargot.
Vous verriez la bouille à Béru, ma doué ! Un vieux bifteck surgelé. Ses lèvres tremblent comme celle d’un prêteur sur gages grec occupé à recompter ses économies. Il geint en marchant, comme un petit chien réclamant l’ouverture de la porte.
Je vous passe mes palpitations à moi ! Chaque pas m’arrache quelque chose de plus ou moins vital. Nous avançons à petites enjambées peureuses. Le signal sonore du radar d’affole. Il tinte comme la sonnerie d’une gare avant le passage d’un train. On brûle !
Dix, douze, quinze pas… Rien… Les fougères foulées se redressent péniblement derrière nous. Nous avons balayé les deux tiers de la surface à explorer. La découverte de Marie-Marie est imminente. D’un commun accord, nous forçons un peu l’allure, histoire d’en finir une bonne fois. D’atteindre plus vite le bout de l’horreur. Nous sommes pareils à ces terroristes passés par les armes qui tiennent à commander eux-mêmes le peloton d’exécution. Dans le fond, l’homme, c’est ça qui lui permet de retomber sur ses pattes, de supporter l’insupportable : cet élan spontané vers la catastrophe. Ce don éperdu de soi-même à la mort ou au désespoir. Il se blottit dans les bras du néant ou dans ceux du chagrin spontanément, avec une terrible fougue d’enfant seul.
Nous achevons le parcours presque au pas de charge. Tout l’espace fougéreux est maintenant saccagé par nos pieds de soudards.
Pas de Marie-Marie !
Nous demeurons pantelants au centre de cette a peu près circonférence. Heureux d’être bredouilles, mais désorientés de l’être.
Bérurier essuie d’un geste auguste de semeur la sueur qui dégouline sur son altier visage comme l’eau sur l’ardoise d’une pissotière.
— T’es sûr que ton engin déconne pas ? fait-il en désignant le radadar.
Le « tchuitt tchuitt » lui répond avec de l’impertinence dans l’inflexion.
Je parcours la zone explorée d’un œil évasif.
— Non ! dis-je soudain : il ne déconne pas, Gros. À preuve !
Et je me baisse pour ramasser la chaussure de Marie-Marie, celle dont le talon recèle le mini-émetteur.
Des relents de friture froide traînent encore dans la buvette nous servant de P.C. Maintenant, la forêt grouillante de C.R.S. ressemble à un terrain de manœuvre. On entend des cris, des coups de sifflet, des appels, des ordres, des cliquetis, des pétarades de moteur.
Une centaine d’hommes sont en train de la passer au peigne fin[3]. Mais déjà je sais que les investigations seront vaines. Je me suis personnellement lancé à la recherche de Marie-Marie. Hormis sa pauvre petite chaussure je n’ai rien découvert. On dirait qu’elle s’est évanouie. Au-delà des fougères, plus la moindre trace de la fillette !
Une affreuse torpeur engourdit nos gestes, voile nos voix, vaseline nos regards.
Le Vieux est adossé au comptoir de bois où, par les beaux dimanches d’été, on sert des boissons gazeuses aux promeneurs forestiers. Sa main droite est crispée sur le pommeau d’ivoire de sa canne. De la gauche, il s’évente le visage avec son lugubre chapeau noir. Bérurier pleure contre le mur de planches, la tête enfouie dans le creux de son bras.
Il geint, pour donner du combustible à son chagrin :
— Qu’est-ce qu’on a fait là, misère du ciel ! Une gosse que si elle serait été ma fille je m’eusse moins considéré comme son père…
L’entrée inopinée de deux étranges personnages crée une judicieuse diversion. Il s’agit du médecin légiste et de l’expert en balistique. Le premier porte une blouse blanche éclaboussée de sang, des gants de caoutchouc roses, un chapeau mou gris perle à ruban noir. Le second est vêtu d’un complet bleu foncé, passablement chiffonné, d’une chemise douteuse, de chaussures fatiguées et de chaussettes de laine tricotées par sa bobonne.
— Voilà l’objet ! nous dit-il en montrant un petit cylindre métallique dans un sachet de cellophane.
Et il récite, sans secousses :
— Calibre 22, arme munie d’un système silencieux. La balle a été tirée d’une distance variant entre cinq et sept mètres.
Comme pour ne pas lui laisser le bénéfice du crachoir, le toubib prend aussi sec le relais…
— Elle a atteint Merdoche au temporal gauche et s’est logée dans le cerveau.
Je l’écoute distraitement. Quelque chose, dans le résumé de l’expert, a déclenché ma sonnette d’alarme.
— Attendez, dis-je, vous affirmez que la balle fut tirée d’une distance inférieure à sept mètres ?
— Parfaitement !
Je me tourne vers le Grand Patron. Il semble avoir vieilli de façon fulgurante. On dirait qu’il a morflé dix carats d’un coup. Chose curieuse, c’est dans ses yeux qu’on lit la chose. La vraie vieillesse s’exprime par le regard, comme les grands sentiments.
— Hein ? demande-t-il, avec la voix d’un voyageur somnolent réveillé par une secousse du train.
— Vous avez entendu, Patron : la balle a été tirée de moins de sept mètres.
— Et alors ?
Dites donc, la carburation se fait mal, chez Pépère, ce matin !
— Merdoche occupait une situation très dominante, au sommet de son chêne, monsieur le directeur, si bien qu’il se trouvait à une bonne douzaine de mètres du sol au moins.
— Eh bien ? continue le Dirlo.
Il fait joujou avec ma patience ou il a le cervelet qui se caviarde ?
— Voyons, l’affirmation de l’expert démontre qu’on n’a pas tiré sur lui depuis le sol, mais d’un arbre voisin.
La frite austère de notre pater se relâche un brin.
— En effet, c’est intéressant.
— Nous avons la preuve que le kidnappeur n’agit pas seul.
— Ah oui ? fait le Dabuche, en pleine déroute mentale !
— Merdoche a dû être abattu quelques secondes après nous avoir signalé la disparition de Marie-Marie. Le ravisseur n’aurait pas eu le temps de s’emparer de la fillette, de la mettre en lieu sûr et de grimper dans un arbre pour trucider le policier aux aguets. Conclusion : ils étaient au moins deux pour agir.
— Ça paraît probable en effet.
Depuis un instant, le cher Tuteur a cessé de sangloter.
— Bon, allons-y ! fait-il.
— Où ça ? demande le Vioque.
La détresse rend Béru impertinent. Il accable son supérieur d’un long regard méprisant.
— Dans les arbres, bédame, puisqu’on a affaire à un Tarzan ! Sauf vot’ respect, vous avez de la mousse au chocolat dans le caberlot, aujourd’hui.
Là-dessus il fonce dans le sous-bois tel un primate affamé.
Gare au gori i i i lle !
La différence principale existant entre de vrais singes et nous, c’est que les vrais singes peuvent se pendre par la queue. En corps de chemise, Béru ahane à travers les branches du chêne comme un bœuf enlisé dans un marécage. Je l’entends meurtrir les ramures au-dessous de moi. Il grogne, il souffle, il peine, il s’évertue, il se hâte avec lenteur. Les tentacules feuillus du roi de la forêt le happent, le palpent, le déshabillent, lui cinglent la vitrine, le dépècent.
— Quand j’étais mouflet, lance-t-il à la cantonade, je grimpais aux arbres comme un écureuil.
— Maintenant tu y grimpes comme un hippopotame, réponds-je, ce qui constitue une performance plus remarquable.
Tout en me hissant vers la ci-devant planque de l’infortuné (ou du bienheureux) Merdoche, je pense au rôle important joué par le chêne dans l’Histoire de France. Depuis les druides qui y allaient sectionner le gui, jusqu’aux feuilles de chêne décorant les kébours de nos généraux, en passant par le cher Saint-Louis qui rendait la justice sous un chêne et par Louis XI qui y faisait suspendre ses vilains manants.
Me voici arrivé sur le perchoir qu’occupait naguère Merdoche. Facile à repérer : son talkie-walkie est encore accroché à un moignon de branche. Je prends la place du défunt. Le poste d’observation est idéal car il permet de surveiller en enfilade l’allée empruntée par Marie-Marie.
Une balle dans le temporal gauche !
Donc la valda s’est pointée de la gauche. Je mate dans cette direction. Quelques branchettes à demi sectionnées témoignent du passage de la balle. Grâce à elles, je peux déterminer la trajectoire du projectile. Pas de doute : il a été tiré depuis un autre chêne situé à environ six mètres du nôtre. Je me laisse dégringoler de mon arbre plus prestement qu’un boa dans un film hollywoodien sur la jungle. Au passage je rencontre Béru, lequel est coincé par les bretelles comme un parachutiste par ses sustentes. Il ne parvient pas à se dégager.
— Où que tu vas ? déplore-t-il.
— J’en ai repéré un qui me paraît plus confortable, Gros.
— Aide-moi !
— Pas le temps.
Je continue de cascader et j’atterris sur la mousse, cependant que dans les ramures, le Béru lance à tous les échos des imprécations capables de faire rougir un panier à salade bourré de pétasses.
L’escalade du second chêne me demande beaucoup de temps car j’examine au passage chaque branche avec un soin extrême. Quand on se déplace dans un arbre, on laisse fatalement des indices. Je dois donc examiner le chêne dans ma partie ascensionnelle afin de n’être pas à la descente, troublé par mes propres traces.
Je découvre des éraflures, le long du tronc. Traces de cirage noir. L’homme portait des chaussures noires. Je m’arrête, en équilibre précaire sur deux branches, pour prélever quelques fils sombres accrochés à une grosse écaille de l’écorce. Enfin quelque chose à se mettre sous la dent, mes chéries !
Il grimpe encore, votre gentil ouistiti. Il n’entend pas les cris de perdition du Béru, ou s’il les entend, il n’en a cure, comme on disait d’un prêtre qui se trouvait à la rue. Tous ses sens son monopolisés par cette quête à l’indice, au San-A. Il scrute, il décèle, il lit le passage du meurtrier dans ce noble arbre plein de glands et d’années. Encore un fil… D’autres éraflures… Ah ! du sérieux maintenant ! De l’éloquent : un bouton. Un gros bouton doré sur lequel est écrit quelque chose. Je lis avec stupeur ces mots gravés en demi-cercle : « Postes Royales Françaises. »
Vous parlez d’une trouvaille ! Un bouton de postillon ! Un instant, je me demande s’il ne se trouve pas dans l’arbre depuis une paire de siècles, mais à la réflexion ça ne tient pas. Il y a deux cents ans, ce chêne ne devait pas être plus haut qu’une touffe de réséda, et puis le bouton brille comme un louis d’or dûment fourbi. À voir ! Pour l’instant : in my pocket !
Voici la branche maîtresse d’où le meurtrier a tiré sur Merdoche. Les feuilles sont noircies par la poudre. Je m’installe à califourchon afin de réfléchir. Un brin d’hypothèse se constitue dans ma pauvre tête surmenée. Le guetteur se tenait à l’affût ici, avant l’arrivée du policier dans l’arbre voisin. Il a vu Merdoche escalader son chêne et y prendre ses assises. Il l’a entendu talker ses messages.
J’imagine ce type immobile dans ses feuillages, se retenant de broncher pour n’être pas découvert. L’inspecteur qui surveillait l’allée, droit devant lui, ne tournait pas la tête dans sa direction. Pourtant l’autre a tiré… Il a été contraint de prendre ce risque insensé. Pourquoi ?
J’attends la lumière de mon esprit inventif. Ne pas le bousculer, surtout, ce chérubin. Laisser ses cellules distiller leur génial courant.
L’opération de police a troublé une autre opération qui n’avait pas pour objectif l’enlèvement de Marie-Marie puisque la balade en forêt de la môme ne pouvait être prévue par le ravisseur. Et pourtant, on a kidnappé la petite sauterelle du Gros. Est-ce à cause de ce nouveau rapt qu’on a buté Merdoche ? Je suis fortement enclin à le croire. Je me monte un petite cinoche de la scène… Mon collaborateur, depuis son arbre, voit la gamine quitter la route et m’en informe. Marie-Marie disparaît au milieu des fougères. Pendant quelques instants, Merdoche ne distingue rien. Supposons qu’après ce bref délai, le ravisseur se soit manifesté ? Merdoche l’aperçoit. Il va m’avertir. Alors le guêteur lui loge une quetsche dans le chignon et se débine. Mais par où ? Mais comment ? Tout s’est déroulé si vite…
Pourquoi un homme nanti d’un flingue se tenait-il dans ce bon dieu d’arbre AVANT notre investissement de la forêt ? Pour y perpétrer quel forfait ? Et surtout, pourquoi ont-ils sucré la nièce à Béru après avoir compris qu’elle servait d’appât, Téméraire, ça. Démentiel !
Des pourquoi, j’en ai plus que des comment à vous vendre. Je peux vous en brader si vous le désirez. Des chouettes pourquoi en capitales, en minuscules, en imprimé, en anglaise, en gothique. Des pourquoi adverbe, des pourquoi conjonction, des pourquoi nom masculin invariable. Des pourquoi écrits au goudron sur les murs de la Sorbonne. J’ai même quelques pourquoi pas à vous fourguer en supplément au programme ; mais pour cette seconde denrée, grouillez-vous car y en aura pas pour tout le monde.
Je regarde la forêt inspirée. Malgré les C.R.S. qui grouillassent elle conserve sa sérénité de cathédrale. Les oiseaux bavards ont repris le cours de leur gazouillage. Une oreille avertie pourrait déceler des jacassements de pie, des roucoulements de ramier, des chants de pinson… Un pif délicat différencierait les fortes senteurs qui s’engouffrent dans mes narines. Il reconnaîtrait l’âcre parfum de l’humus, les subtils effluves de la sève, l’odeur vaguement sépulcrale de la mousse humide…
Je devrais redescendre de mon perchoir, mais je m’y refuse. Je dois non seulement m’efforcer de comprendre, mais également me forcer à comprendre. Le gars San-A. décide qu’il ne retournera parmi les hommes que lorsqu’il aura pigé la vérité. Les bêtes de cirque, c’est par la bouffe qu’on les dresse. Saute dans le cerceau, brave lion, roi des animaux, et tu auras ta viandasse. Faut qu’il se mette au même régime, le commissouille de mes caires. Comprends un peu ce micmac, San-A. et t’auras droit à la tortore de Félicie, à ton plumard douillet, au corps tiède des fifilles. Allez, mon gros malin : pige ! Pige, bonté divine ! Tu vas piger, oui ou non, bourrique !
Deux chênes dont les branches se frôlent. Dans l’un y avait un flic. Dans l’autre un mystérieux personnage vêtu d’un costar dont les boutons portent gravés ces trois étranges mots : « Postes Royales Françaises. » Le flic venait pour surveiller un coin de forêt… Et le type aux boutons ? Attendez, je sens que ça vient. Ce qui me déclenche la comprenette, c’est le point de vue qui se déroule à mes pieds : le même que celui qu’on a du chêne voisin. De ma branche je vois l’allée cavalière, et la nappe de fougères au milieu de laquelle Marie-Marie a sombré comme au sein d’un étang.
Je ferme les châsses…
Quelque chose devait se dérouler ce matin dans la forêt. Quelque chose que notre opération a contrarié, certes, mais qui s’est accompli tout de même… Quelque chose qui nécessitait la présence de cette vigie dans l’arbre…
Quel est le rôle d’un veilleur ? C’est de veiller. Oh là là, ma matière grise ! Vous auriez pas une vessie de glace pour en assurer le refroidissement ? J’ai peur de couler une bielle, mes fils. Un détail me tambourine la calebasse. Lors de son dernier message, Merdoche a précisé que la gamine a ramassé un objet dans l’allée. C’est la présence de cet objet qui l’a somme toute déroutée. Dès qu’elle la eu entre les doigts, elle s’est déplacée vers les fourrés. Alors que nous lui avions formellement recommandé de ne pas quitter l’allée !
Des aboiements de chien m’arrachent à ma torpeur.
En moins de temps qu’il n’en faut à un chauffeur de taxi parisien pour dire ce qu’il pense de lui au conducteur venant de lui perpétrer une queue de poisson, je suis à terre.
Dans l’arbre voisin, Béru jure toujours. Sa litanie ressemble à celle d’un muezzin. Un malaxage de branches brisées l’accompagne. Comme je lève la tête pour m’enquérir de visu, une chose flasque, large et lourde, me choit sur le portrait. Elle a une odeur d’étable et de ménagerie, cette chose. Je m’en débarrasse à grand-peine, ce qui me permet de l’identifier… postérieurement.
Tout à fait postérieurement, puisqu’il s’agit du pantalon de Béru qui vient de larguer ses amarres.
— Vouah vouah ! fait l’un des deux chiens policiers.
— Rrroihou, rrroihaou ! répond l’autre qui roule les « r » car c’est un chien policier corse.
Admirables bestioles ! Elles tirent sur leur laisse comme des bœufs sur leur joug et le matuche qui les retient semble avoir des ailes à ses talons. La truffe brandie, la langue dégoulinante, l’œil allumé, les clébards foncent vers la nappe de fougères.
On leur a fait renifler un tricot de Marie-Marie. Ils ont immédiatement pigé et sont partis par l’ailée des Gazelles, le pif à ras de terre, les baffles orientées vers l’avant.
Du beau travail de dressage, mes gus. Les duettistes de la reniflanche batifolent au milieu des touffes meurtries par nos propres investigations. Ils n’aboient plus. Ils geignent. Faut les voir tourniquer comme des dingues. Humer de-ci, humer de-là. Lever la patte pour un pipi préoccupé, repartir avec un gémissement d’aise. Revenir, s’affoler, se bousculer, mordre le vide…
Leur dresseur, le sous-brigadier Sanzanicroche, se tourne vers l’aréopage figé dans l’allée et dont je suis.
— C’est curieux, dit-il… On dirait que la petite n’est pas sortie de ces sacrées fougères. Voyez comme ils tournent en rond et comme ils y reviennent sitôt que je les en écarte.
Le Vieux frappe lentement le pan de son lardeuss du pommeau de sa canne.
— Une vraie séance de magie ! murmure-t-il.
Le mot vient me chercher. Il prend mon imagination par la main, l’entraîne… Oui : de la magie ! Pas de la magie noire, de la magie verte !
Marie-Marie filait son petit bonhomme de chemin. Soudain, elle avise un objet dans l’allée. Elle le ramasse… Aussitôt elle oblique sur les fougères. En quatre secondes elle sort du champ de vision de Merdoche. Merdoche se grouille de nous affranchir. À cet instant il n’a plus qu’une poignée de secondes à vivre. L’homme qui l’observait le tue parce que mon inspecteur a tout à coup la clé de l’énigme et qu’il s’apprête à nous la livrer.
Combien de temps ai-je mis pour arriver sur les lieux depuis la fin de ma communication avec le pauvre « Gland Doré » ? Une minute à peine pour m’entretenir avec Fourrepaf. Une minute d’hésitation. Deux autres pour venir de la buvette au cadavre.
Soit quatre minutes au total (et au maximum). Et pendant ces quatre minutes on a emmené Marie-Marie hors de la forêt, le guetteur du chêne numéro 2 a tué celui du chêne numéro 1. Il est descendu de son arbre avec son flingue, ce qui n’a pas dû être très commode, et il a disparu dans la nature de telle sorte que ni l’inspecteur Puduque, ni le brigadier Fourrepaf qui pourtant encadraient Merdoche ne l’ont vu.
Le grand dabe a dit vrai : c’est magique !
Les chiens poursuivant leur ronde stérile, leur dresseur secoue la tête.
— Nous n’obtiendrons rien de plus, affirme-t-il. Sans doute a-t-on porté la petite à partir de ces fourrés, ce qui expliquerait l’absence de traces.
— C’est probable, admet le Vieux. En se débattant, la pauvre mignonne aura perdu sa chaussure…
Béru radine en tenant son bénard réintégré à deux mains.
— Personne aurait une ficelle à mon service ? demande-t-il. Il a le groin zébré d’estafilades et la chemise en lambeaux.
— Longue, la ficelle, m’sieur l’inspecteur ? s’informe un C.R.S.
— Non, deux petits mètres, c’est pour m’en faire une ceinture, renseigne le dodu. Mes bretelles sont restées dans l’arbre…
Le Vieux est gris comme un tas de cendres. Il m’empoigne le bras. Il a une force insoupçonnée pour un fossile. J’sais pas si c’est la hargne qui lui met du jus de muscle dans les paluches, mais j’ai l’impression d’avoir glissé mon brandillon dans un hachoir électrique.
— Écoutez-moi, San-Antonio, je veux, vous m’entendez bien ? Je veux que vous la retrouviez !
— Je la retrouverai, monsieur le directeur.
— Et je la veux vivante !
— Bien, monsieur le directeur.
Comme Sanzanicroche entraîne ses cadors inutiles, je le hèle.
— Un instant, je vous prie… Venez avec moi… On va leur faire renifler une autre piste.
J’entraîne le dresseur et ses molosses jusqu’à l’arbre numéro 2, celui qu’occupait l’assassin.
— Un homme se tenait dans cet arbre, expliqué-je. Vos clébards peuvent-ils retrouver sa trace ? Tenez, je n’ai que ce bouton à leur mettre sous la truffe !
— Ça devrait suffire, envisage le sous-brigadoche.
Bons toutous, va ! Ils ne demandent qu’à se lancer sur le sentier de la guerre ! Ils respirent le bouton, puis le tronc de l’arbre et la mousse qui l’entoure.
— Cherche ! invite leur maître. Cherche bien.
On dirait qu’ils ont pigé, les chers médors. Ils recommencent à se trémousser, à japper plaintivement, à lancebroquer à la volée, à mordre le vide. Ensuite ils s’éloignent de l’arbre, le nez au sol, furtifs et décidés. On les suit au pas de course. Sanzanicroche va s’envoler, un de ces quatre matins, s’il ne largue pas la double laisse à temps.
Les chiens filent vers la petite clairière aux fougères. Vous parlez d’un pôle attractif ! C’est ici que la môme a disparu. Ici que l’assassin de Merdoche s’est rabattu, son forfait accompli. Ici que s’arrêtent toutes les pistes… Enfin quoi, un hélicoptère ne s’y est pourtant pas posé sans qu’on s’en aperçoive afin d’escamoter kidnappeur et kidnappée !
— Ça ne donne rien, penaude Sanzanicroche. Je ne sais pas ce qui les attire ici, monsieur le commissaire…
Je secoue mes épaules accablées par le sort.
— Tant pis, emmenez vos clebs à la niche.
Le Vieux a disparu. Vous croyez qu’il est allé démissionner, vous ? Azimuté comme je l’ai vu, la chose n’aurait rien de surprenant.
Le soleil est maintenant à la verticale. Une belle matinée de début d’automne, infiniment sereine, s’étale sur ce tendre coin d’Île-de-France. Tout respire le calme, la paix, et pourtant…
Et pourtant des cris, des imprécations, des plaintes me parviennent.
— Que se passe-t-il ? demandé-je à mes collaborateurs, lesquels me surveillent d’un coin d’œil un tantinet goguenard, et passablement hostile.
— L’inspecteur Bérurier interroge les passants, m’informe le brigadier Fourrepaf, descendu de son arbre avec armes et bagages.
— Les passants ! Quels passants ?
— Les gens que nous avons trouvés en forêt au cours du ratissage.
— Ils sont nombreux ?
— Quatre : le couple d’amoureux que je vous causais, un vieux ramasseur de champignons et un garde-chasse.
Je bombe en direction de la buvette-P.C. Spectacle dantesque, les gars ! Fascinant ! Pétrifiant ! Sublime dans sa rudesse. Béru trépigne, face à des pèlerins rangés devant lui en demi-cercle. Il est noble, le Mastar, avec sa chemise en lambeaux, son pantalon troué retenu par une corde, ses chaussures dessemelés, ses ecchymoses sanglantes, ses vociférations éclaboussées de chicots. Il virgule les gnons et les questions d’un même cœur généreux. Il interroge tout le monde à la fois, Béru. Pas feignasse, le gueux ! L’homme orchestre du passage à tabac ! On lui en amènerait douze de plus que ça n’abattrait pas son ardeur. Il trouve son salut dans l’action, le Gravos, comme tous les êtres énergiques.
— Je veux savoir ce qu’est devenu c’te gamine, b… de D… de m… de vérolerie de f… ! agonise mon ami. Une môme de dix berges, avec des longues tresses, des tabourets qui lui manquent sur le devant de la salle à manger, des taches de son aux joues, le regard canaille et une robe rouge. Je vous préviens que si vous me renseignerez pas, ça risque de saigner ! T’entends, bouffi ? lance-t-il au garde-chasse en lui vaporisant un coup de genou dans les siamoises.
— Je proteste, je suis assermenté ! gémit le garde !
— Et çui-là il est aussi assez remonté ? riposte Pépère qui place un crochet du droit au menton du Saint-Hubert.
— Ce ne sont pas des procédés ! bêle un vieillard emmitouflé, dont la barbe blanche ressemble à de la mousse à raser.
Il n’en faut pas davantage pour que Bérurier braque sur lui sa fureur. Il saisit le chapeau du vieux à deux mains et d’une détente farouche le lui enfonce si violemment que le mycologue se retrouve avec une calotte d’enfant de chœur sur la tête et une collerette de feutre autour du cou.
— Toi, le débris, si tu la ramènes, je te déguise en engrais azoté, vu ? prévient le concasseur.
Il abandonne cette pauvre proie pour affronter le couple d’amoureux.
— Vous deux ! Parlez-moi de la gosse tout de suite avant que je me fâchasse ! invite-t-il en les giflant simultanément des deux mains.
— Mais on ne sait rien, on a rien vu… Je vous jure ! bredouille le Casanova de fourré.
— Cause d’abord, tu jureras plus tard ! rugit le Mammouth. Où est la petite ?
Votre serviteur[4] juge judicieux, pour la santé de ces supposés braves gens, d’intervenir.
— Oh ! Béru, du calme !
Ma voix péremptoire lui cause une réaction salutaire.
— Hein ? Tu dis ?
— Va prendre l’air, ça te dissipera les vapeurs, Gros !
Je demande aux molestés d’excuser les sévices de mon vaillant compagnon, alléguant qu’il est l’oncle de la jeune personne nouvellement disparue, et je me mets en devoir de les interroger posément. Mais j’ai beau les cuisiner, leur ramoner la mémoire avec une cuiller à pot, ils affirment sur l’honneur n’avoir rien vu, rien entendu. Hormis eux-mêmes, ils n’ont rencontré personne sous les frondaisons. Le mycologue exhibe trois bolets véreux, les amoureux des traces de verdure aux genoux (en ce qui concerne le mâle) et dans le dos (en ce qui concerne la femelle) ; et le garde-chasse son fusil qui n’a pas tiré depuis la fermeture de la chasse. Leur innocence est évidente, péremptoire, lumineuse. Ces bonnes gens regrettent le vicieux hasard qui les conduisit en ces parages pour y assouvir leurs passions et y accomplir leur devoir.
— Notez tout de même leurs noms et adresses, ordonné-je à mes hommes. Moi j’ai mieux à faire.
Là-dessus, je saute dans ma tire et je fonce droit devant moi, les yeux aveuglés par les larmes que j’en ai marre de contenir.
Ça ressemble à une veillée funèbre.
Le jour le plus long, mes amis ? C’est celui que je viens de vivre. Il a duré un siècle. Ces allées et venues, ces sursauts de colère, ces brusques opérations de ratissage autour de la forêt, cette exploration minutieuse du sous-bois qui nous a révélé le moindre nid et la plus petite fourmilière, cette fatigue dominée par les nerfs, ces larmes pleurées en cachette, ce refus forcené de la stupide vérité, tout cela m’a épuisé, ruiné, meurtri, émietté.
Jamais, au grand jamais, je n’ai été pareillement couillonné au cours de ma prestigieuse carrière. J’ai honte de moi, mon orgueil endolore, mon énergie poisse, mon respect humain coule comme du Brie, ma volonté s’invertèbre, je me démembrane, me débandade, me disloque, me neutralise, me disperse. J’ai la sensibilité qui se sclérose. L’altruisme qui défaille. Je volcanise du sentiment. Je lave en fusion. Mes bas instincts trémolent. Le néant me fait de l’œil. Ma peau m’insupporte. La vie devient glaireuse. Je défonctionne, rêve de m’abstraire. Je m’annule. Je me proteste, me dénie, me punis, m’abomine, m’invective. Je renonce à moi. Je voudrais pouvoir bouffer l’humanité pour la déféquer. Je hais ce qui est. Je suis la fermentation acétique qui transforme le vin en vinaigre.
Je n’ose plus regarder Félicie. Ma chère femme de mère a les yeux rouges. Je sais ce qu’elle pense et qu’elle s’abstient de gémir… Marie-Marie, cette adorable petite peste, grande gueule et bon cœur comme son oncle Béru dont elle avait adopté les principales locutions… Marie-Marie envolée…
Histoire d’un incroyable coup fourré ! Nous sommes comme des gens de cirque qui auraient permis à la petite fille de jouer au trapèze volant. La gosse a lâché la barre. Et nous on reste cois au bord de la piste, à ne plus oser se regarder, à ne plus oser même se traiter d’emmanchés.
— Tiens, avale ça, Antoine, et essaie de dormir…
— Qu’est-ce que c’est, M’man ?
— Un somnifère que m’avait ordonné le docteur Prébost au moment de mon otite ; il est très efficace, tu verras.
— J’ai pas envie de roupiller.
— Il le faut ! Demain tu seras en forme poux continuer l’enquête.
Demain ! Le mot me fait frissonner. Il me colle la nausée. Je le déjectionne à l’avance. L’imagine, faisandé et frileux, pas même égayé par un soleil couleur d’omelette de restaurant à prix fixe. Je ne veux plus de « demain », plus jamais.
— Je préfère veiller, réfléchir…
— On ne réfléchit plus lorsqu’on est dans ton état, mon grand, on broie du noir.
— J’ai bien mérité d’en broyer !
Mais le verre où tremblote un breuvage plâtreux ne s’éloigne pas pour autant. Derrière, il y a le bon visage tendre et anxieux de ma Vieille.
— Fais-moi plaisir, chuchote-t-elle très bas, d’une petite voix effarouchée et honteuse.
Bon. Je bois. Au réveil, si ma carburation n’a pas changé, je reprendrai d’autres somnifères. Ça m’est arrivé une fois, il y a longtemps, à la suite d’une déception amoureuse. Trois jours d’affilée je me suis envoyé dehors, manière de refuser la réalité. La mort qui fait des gammes…
Le somnifère a un goût d’amande amère. Je me le siffle d’une secousse. Reste plus qu’à attendre ses effets salutaires. Un peu d’oubli dans un grand verre ! Pourvu que je ne rêve pas. Les cauchemars, c’est la revanche de la vie qu’on veut ignorer. Elle n’aime pas qu’on la traite par le mépris, la gueuse, alors elle vous faufile des songes abasourdissants lorsqu’on lui dit merde.
À la téloche ils donnent un documentaire formide sur les îles Fidji. Jamais je ne me suis rendu compte, autant qu’à cet instant, à quel point j’enquiquine les îles Fidji. J’apprendrais qu’elles viennent de se désintégrer, ça ne me ferait même pas lever les sourcils d’un millimètre.
Où est Marie-Marie ?
Est-elle vivante ou morte ?
Des visions m’assaillent. Je ferme les yeux…
— Tu devrais monter te coucher, Antoine.
Car chez nous, on « monte » encore se coucher. Ultime privilège des pavillons de banlieue dévorés par les immeubles tentaculaires.
— C’est ça, M’man, bonne nuit.
Une bise, deux bises… Elle sent l’eau de Cologne, Félicie.
Les marches garnies d’un maigre tapis craquent sous moi comme si j’arpentais un galetas plein de noix sèches. Dans le couloir du haut, au-dessus d’une console de faux marbre en faux Louis XV, y a la photo de mon Vieux.
Un vieux qui ne s’est pas fait vieux. V’là que je le rattrape mine de rien. Sur le cliché, il a le regard morose, papa. On dirait qu’il regarde l’avenir et qu’il y découvre les brumes où va s’engloutir son destin. M’man prétend que je lui ressemble. Je trouve pas. M’est avis qu’elle y est pas allée avec le dos de la cuiller pour le somnifère, ma vieille ! J’ai les stores qui se baissent malgré moi. Je pousse la lourde de ma piaule. Mon lit renifle la lavande et la chambre garde toujours des relents de cire fraîche. Je me déloque par cœur. Mes gestes se caramélisent de plus en plus. Ouf, mon plumard !
Au beau milieu d’un rêve confus, la voix de Maman :
— Antoine, mon Grand, réveille-toi !
En bon fils obéissant, je me conjure de soulever mes paupières. Vous parlez d’un boulot ! Je remonterai à la main le rideau de fer d’un magasin, ça serait moins pénible et plus rapide.
La silhouette familière de ma Félicie, dans son peignoir violet. La chère image a du mal à se fixer sur ma rétine embrumée. Elle tremble un peu, indécise… La lumière rosâtre du lampadaire cafarde dans le fond de la pièce. Je me désenglue doucement. Quelque part, dans un recoin de ma gamberge, mon rêve subsiste. Je vois un train de nuit au couloir désert, garni d’affiches de la S.N.C.F. qui promettent des Pyrénées fabuleuses aux gars du Massif central et des monts d’Auvergne enthousiasmants à des Pyrénéens.
M’man se précise, arrache mes lambeaux de rêve pour s’installer dans une monstrueuse réalité, pleine brusquement de l’absence de Marie-Marie. Rien de plus débectant en ce monde que de se déboucher de la conscience sur une aube calamiteuse.
Je me fourbis les lampions. Déjà le matin ! Pourtant je n’éprouve pas la sensation d’avoir beaucoup dormi. Il y a en moi une grande misère originelle.
— Quelle heure est-il, M’man ?
— Une heure. Lève-toi, M. Pinaud est en bas, qui veut te parler.
Je bredouille : « Pinaud », d’un ton incertain, comme si ce nom n’évoquait rien pour moi.
— Oui, mon chéri : M. Pinaud.
Compatissante, elle soupire :
— Et moi qui t’avais fait prendre trois comprimés de « Somnofladingue »…
Je me lève par étape. Ce que je voudrais être cosmonaute pour ne plus subir la rigoureuse loi de la pesanteur. Chaque geste nécessite un effort inouï. Tout s’est solidifié dans ma carcasse, à cause de cette vacherie de somnifère.
Félicie m’aide. Elle me tire par le bras pour me faire lever, me passe ma robe comme elle devait, jadis, m’enfiler mes brassières.
— Tu veux un verre d’eau, Antoine ?
— Non, merci. Je préférerais du caoua.
Allons, Lazare, lève-toi et marche…
De nuit, l’escalier ne craque plus de la même façon. Ses gémissements sont plus graves, plus brefs. P’pa me regarde passer depuis son cadre, l’œil de plus en plus soucieux. J’éprouve le contact familier de la rampe sous ma main. À force d’être encaustiquée et peau-de-chamoisée par ma vieille, son bois est devenu doux comme de la peau de ventre.
Le camarade Pinaud m’attend dans la salle à manger devant un verre de Chartreuse verte. Il est en tenue de pêche. Vêtements de toile imperméabilisée, bottes de caoutchouc noir émaillées de rustines rouges, chapeau de cuir… Il a l’œil en clé de sol, la cigarette-cloporte vissée sous la moustache, et une stalactite brillante lui pend au pif.
— Je te croyais en vacances ? grommelé-je en guise de bonjour.
La Vieillasse a un sourire maigre.
— J’étais. Seulement Béru m’a téléphoné à l’hôtel des Cheminots où je séjourne. Je rentrais de la pêche. Une carpe de six livres. À la pomme de terre ! Cette gredine, je ne pensais jamais l’avoir, monté fin comme j’étais ! Sans épuisette je ne la ramenais pas !
Je me laisse tomber sur un siège.
— Si elle t’avait entendu, cette conne, jamais elle ne se serait fait prendre, car elle aurait trop bâillé pour mordre à ton hameçon. C’est pour me raconter tes prouesses pécheresses que tu me réveilles en plein noye, dis, La Relique ?
Le Débris secoue sa tête de brochet malade.
— Je suis rentré à cause de cette affaire. Les Bérurier sont en pleine dépression. Berthe a déjà cassé tout son service à vaisselle sur la tête d’Alexandre-Benoît en le traitant d’assassin.
« Le beau service : celui de leur mariage qui est en Sèvres-Babylone décoré main. Elle finissait le couvercle de la soupière quand je suis arrivé. J’ai dû conduire le Gros à la pharmacie de nuit pour le faire panser.
— Ensuite ? ex-abrupté-je.
Je me sens mal lucide, mais déjà d’une humeur de concierge dont la télévision serait en panne.
Pinuche yoyote de la stalactite en reniflant à plusieurs reprises.
— Veux-tu que je te dise, mon cher ? articule-t-il en me défrimant hardiment : tu me dévisses ! Vous me dévissez tous !
— C’est-à-dire ?
— Ce petit trésor a disparu dans des circonstances extravagantes, énonce l’Appliqué. Ce qu’apprenant, je laisse tomber mes cannes à pêche, ma carpe, mon dîner et qui plus est Mme Pinaud pour accourir à la rescousse, non que je préjuge de mes qualités policières, tu connais ma modestie, mais je pensais que mon devoir d’ami…
— Achève et prends mon sang ! déclamé-je.
Le carpicide sifflote son godet de Chartreuse.
— Je me rue donc ici à soixante-dix de moyenne au moins, reprend le Détritus, prêt à vous prêter main-forte, et que trouvé-je ? Un Bérurier sur la crâne duquel on brise des assiettes et un Commissaire San-Antonio dormant comme un bienheureux. Mais saperlipopette, si j’ose me permettre ce juron étant donné que ta chère maman n’est pas présente, saperlipopette, vous n’avez donc plus le moindre ressort pour renoncer de la sorte !
Le reproche froidement assené me fait à l’âme un hématome large comme un couvercle de lessiveuse. Les griffes de la honte labourent mon honneur comme les serres de l’aigle le flanc de l’agnelet qu’il emporte[5].
— Qui te parle de renoncement, Banane ! Je me suis zoné parce que j’étais mort de fatigue et de chagrin.
— L’action distrait la peine mieux encore que le sommeil, affirme l’Objecteur de Confiance, et elle est plus productive. Ça n’est pas en te gavant de sédatifs que tu retrouveras Marie-Marie !
Les quatre syllabes m’éclaboussent le cœur.
— Va t’habiller, San-A., on retourne là-bas !
— Où çà ?
— Dans la forêt, pardine…
Une sereine odeur de café frais en provenance de la cuisine achève de me requinquer.
— Tu as raison, Pinuchet, je n’ai pas le droit de dételer un seul instant.
— Hâte-toi, recommande mon ami, j’ai tout ce qu’il faut dans la voiture.
— C’est-à-dire ?
— Tu le verras bien, file !
M’est avis qu’il est en passe de devenir mon supérieur, le Flétri, à l’allure où vont ses prérogatives.
Dans tous les films de suce-pinces dont une séquence se déroule par une nuit sans lune, on entend chuinter des chouettes.
Bien que nous n’évoluions pas dans une de ces productions en ciné-mascotte-couleuvre qui sont au septième art ce que l’encre d’écolier est au Saint-Emilion, nous bénéficions d’une chouette chorale digne d’une bande d’épouvante.
La 2 CV carrossée par Cabosse de Pinaud danse dans l’allée. Le vent nocturne et l’odeur envoûtante des bottes de caoutchouc de la vieillasse ont achevé de me réveiller.
— Ralentis, Pinaud occulte, nous y voici.
Les fougères malmenées frémissent dans la brise. Pinaud range sa chignole en laissant les phares allumés. Leur double faisceau jaune éclaire lugubrement la petite clairière.
Le Navré descend de sa banquette haillonneuse et examine les lieux avec scepticisme.
— Je ne voudrais pas vous accabler outre mesure, dit-il, d’ailleurs tu connais ma nature indulgente, mais franchement, je trouve en l’occurrence votre incurie stupéfiante.
— Décode, Mec, je te prie.
— La gamine a disparu dans ces fougères, m’avez-vous dit ?
— Exact.
— Et la piste de l’homme au fusil s’y perd également ?
— Rebelote.
— Nonobstant quoi vous ne vous êtes pas acharnés sur ce morceau de terrain !
— Pauvre Loque, m’enroué-je, on l’a ratissé pendant des heures…
Pinuche bêle un ricanement plus lugubre que le concert des chouettes. À l’aide de son briquet-lampe à souder il ranime la piètre combustion de son mégot, souffle sur la flamme olympique du briquet, neutralise un début d’incendie à sa moustache et déclare.
— Écoute, San-Antonio, si tu veux débarrasser un hippie de ses poux, la meilleure manière de procéder, c’est de commencer par le tondre, non ?
Là-dessus il va ouvrir le coffiot de sa 2 CV et en sort une lame de faux et son manche. Il ajuste l’une à l’autre et s’avance vers les fougères.
— Tu as de la chance que je sache faucher, mon grand-père maternel qui était cultivateur m’a enseigné le maniement de cet outil, autrefois…
Fzzzjjj ! Fzzzjjj !
La faux siffle dans les plantes ruisselantes de rosée.
Fzzzjjj ! Fzzzjjj !
Les fougères se couchent. Un chemin s’ouvre… Les bras maigrichons de Pinuchloff ont une cadence presque paysanne. Les hommes de chez nous ont tous, peu ou prou, le sens de la terre et de ses exigences. Un laboureur somnole dans les biscotos de chaque mecton et une faneuse dans ceux de chaque donzelle ; voyez Mme de Sévigné, celle qui n’a pas raté sa correspondance…
Il fauche, Pinaudère…
Fzzzjjj ! Fzzzjjj !
Et pourtant, c’est duraille à sectionner, des fougères. Elles ont des tiges résistantes, ébrécheuses de lame. Mais la Vieillasse est invincible n’étant pas un vain cul. Et je te coupe, et je te rase-motte, et je te ratisse, te pelouse, te chauvinise. Superbe, il est, Pépère, dans la blonde clarté des phares. Les chouettes lui huent des encouragements. Fzzzjjj ! Fzzzrrraoum ! Là, il vient de faire comme les Allemands au début des années 40 : de rencontrer de la résistance. Ça l’ennuie, cette méchante tige rebelle qui refuse de gerber avec les autres. Il fait une nouvelle tentative : vaine ! Il affûte sa lame, la pierre-aiguise, l’effile. Se glaviote dans les pognes. La garcerie de plante ne s’incline pas. Elle panache au milieu de l’espace rasé.
— Tu sais, Pinuche, t’en laisserais une ce ne serait pas dramatique…
La relique branle le chef, pose sa faux, s’incline sur la tige orgueilleuse.
— San-Antonio, murmure-t-il, serait-ce un effet de ton obligeance que de bien vouloir me passer la lampe électrique qui, si je ne m’abuse, doit se trouver sur l’étagère de mon tableau de bord ?
Vu qu’en termes galants ces choses-là sont dites, je n’ai garde de lui refuser ce léger service.
Nanti de cette lumière de poche due aux patientes recherches des établissements Mazda, Pinaud étudie la flore récalcitrante.
— Tu veux te constituer un herbier, Pépère ? m’impatienté-je, agacé par ses simagrées.
— Cette fougère en serait le fleuron, rétorque la Relique en ponctuant d’un chevrotement qui, bien répercuté en chambre d’écho, passerait pour un rire de triomphe.
— Sais-tu pourquoi je ne parviens pas à la couper ?
— J’ouïs ?
— Parce qu’elle est en fibre de verre !
Ça vous la sectionne, hein, mes drôles ?
Vous en avez déjà vu, vous, des fougères en fibre de verre au milieu d’une forêt ? Jamais, n’est-ce pas ? Moi non plus. Je croyais ce genre de végétal-minéral réservé à une autre galaxie très éloignée de la nôtre. Parce que enfin, sur Mars ou sur Vénus, je suis bien tranquille que ça grouille de paumés dans notre genre, tracassés, embrigadés, répertoriés, fiscalisés, gouvernés, en-gaulés, engueulés, motorisés, assurés sociaux et mortels. Pas besoin de se faire mousser la capsule, mes neveux, c’est couru l’exitence des voisins de cosmos. Un jour viendra qu’on se fera la guerre de planète à planète. On assistera à des alliances cosmiques. Terre et Mercure en bistouille avec Jupiter. Pluton qui entre dans le conflit à nos côtés, nous envoie des robots à basse fréquence, des rayons gamma, des alpha, des bêta, des oméga, des delta. Les alliés vainqueurs, l’honneur de la Terre sauvée par la pelle du disjoint. Jupiter vaincu mais promptement remonté grâce à l’aide de Pluton. Je mirage, mes drôles… Les prochains points de chute du club Méditerranée sur Mars, en carême ! Ségalot investissant Uranus ! Je prévois et prédis tout ça. On ira se faire bronzer sur Mercure et les jeux Olympiques d’hiver auront lieu sur Neptune où ça glaglate vilain.
Cela causé, des fougères en fibre de verre, ça me désaccorde la durite à comprenette. Je perds de la valvule cérébro-spinale…
Et pourtant, il débloque pas, mon Pinaud faucheur. La plante en question n’est qu’une copie des autres. Parvenu au bout de ma surprise, je me presse de faire demi-tour en observant des paliers de décompression.
— Pinaud, bredouillé-je, époumoné par l’émotion, Pinaud, tu es un grand homme dans ton genre. Ah, noble conscience ! Flic émérite ! Ponctuation de la raison ! Expression du devoir ! Médaille de tous les revers ! Citoyen avec un grand C ! Tu es le pied-fort de la police ! Son honneur, sa permanence ! Que de belles idées pleuvent encore de ta cervelle ébréchée ! Tu m’alarmes à l’œil, Pinaud. Laisse-moi te donner l’accolade, et si elle ne te plaît pas, eh bien, ma foi, tu me la rendras !
Je l’embrasse. Ses larmes tièdes d’animal refroidi humectent mes joues râpeuses.
— C’est trop, c’est trop, s’enroue-t-il. Simplement, par le fait des vacances, je bénéficie d’une certaine clarté d’esprit à laquelle ma profonde compassion, plus ce sens inné du…
— D’accord, l’interromps-je, seulement tu me l’écriras pour que je puisse l’apprendre par cœur.
Ayant tranché, je saisis la fougère artificielle à pleines mains et je tire dessus. Elle cède à mon effort.
— Ça vient ! ahané-je.
— En effet, admet le Paisible, mais ça n’est pas la fougère qui vient, c’est le sol.
J’incline la tête. En effet, chose effarante, une sorte de trappe s’ouvre dans la terre. Une trappe étroite dont le dessus est garni de mousse. Le panneau en question mesure à peu près 50 x 60. Il est lourd parce que en ciment et très épais. Je le rabats sur le côté. Déjà, armé de sa lampe, Pinaud examine l’orifice béant entre nous.
— Y a une échelle de fer, annonce-t-il.
À mon tour je sonde les profondeurs dévoilées. Un puits exigu s’enfonce dans le sol, dont le maigre faisceau de la loupiote ne nous permet pas de découvrir le fond.
Quel obscur génie a guidé Pinuche jusque-là ? Quel instinct puissant l’a incité à faucher les plantes sur les lieux des disparitions ? Je lui pose ces questions sans plus attendre. Il secoue la cendre du bout de papyrus roulé entre ses lèvres minces et hoche le sourcil.
— Tu comprends, San-A., vous autres qui avez vécu les événements et qui avez été traumatisés par eux, vous ne pouviez plus raisonner froidement, moi, je ne savais rien. Je rentrais de la pêche, l’esprit limpide. Béru me met au courant. Immédiatement j’ai réalisé qu’il y avait FATALEMENT quelque chose à découvrir ici. Tout mystère est explicable, chaque tour de magie comporte un truc.
Déjà je caracole de la pensée en tête du peloton. On n’a pas foré un puits au milieu de la forêt uniquement pour kidnapper des mômes. Je crois au contraire que c’est parce que les mômes disparus avaient découvert ce passage qu’on les a kidnappés.
— Allons-y ! décidé-je.
— Dis voir, murmure la Vieillasse, tu ne penses pas qu’on devrait aller chercher des renforts avant de foncer tête baissée dans ce trou ?
— Va chercher qui tu voudras, Banane ! Moi je ne peux attendre une seconde de plus.
Et votre San-Antonio opère séance tenante sa descente aux enfers.
— Moi, ce que je t’en disais, c’était simple question de prudence, bougonne le Fripé en m’emboîtant l’échelon.
Vingt-six barreaux exactement. Vous parlez d’une balade de termite, mes chéries. Je sens que les barres de fer sont rouillées sous mes doigts ; de quoi je déduis, tant est vive ma sagacité, que l’échelle n’est pas de la première jeunesse. Conclusion, ce mystérieux passage existe depuis un bon bout de moment. À quelles fins l’a-t-on réalisé ? Je donnerais illico la plus grande échelle de pompier de la caserne Champerret pour le savoir. Ce qui nous chanstique le mental, dans ce foutu métier, ce sont tous ces points d’interrogation qui fourmillent sous nos pas. De vrais chevaux de frise par moments ! On a beau essayer de les enjamber pour passer outre, y en a toujours un, plus audacieux que les autres, qui vous accroche la cheville, comme la badine à Chaplin accrochait les pinceaux des passants. Car en fait, tout génie mis à part, il était un peu vachard, Charlot, quand on y réfléchit ses gags ne sont pas très généreux, et la plupart du temps, c’est le pauvre quidam de la rue qui lui sert de tête de trucs.
— Dis donc, c’est profond, déclare le bêlant.
Sa voix est réverbérée par des échos caverneux, riches en salpêtre.
En quel cul de basse-fosse descendons-nous, semblables à deux braves grenouilles dans leur bocal refoulées par la pression atmosphérique ?
Le vingt-septième barreau n’existant pas, je finis par mettre pied à terre. Plus justement je devrais dire pied à eau, car j’ai de la baille jusqu’aux mollets.
Nous voici dans les entrailles de la Terre, mes aminches ! La calbombe de Pinuche arrache aux ténèbres des turbulences géologiques qui ressemblent à des intestins stratifiés. C’est jaunâtre, luisant, suintant.
— Un souterrain, hein ? déclare César Pinuche qui vient de me rejoindre.
Il paraît tout surpris, le candide.
— Tu t’attendais à débarquer au sommet du Mont-Blanc, la Relique ?
Je regrette que sa lampe ne soit pas plus forte. Son faisceau est aussi maigrichon que Pinuche. Il porte à deux mètres à peine, ensuite il devient diffus et s’achève en mayonnaise.
Le boyau n’est pas large. Béru aurait du mal à s’y mouvoir. Il s’enfonce à gauche et à droite du puits à travers un univers cloaqueux. On entend le clapotis sinistre de l’eau dégoulinant dans de l’eau.
— J’ai bien fait de ne pas me changer, se réjouit mon compagnon. On prend par où ?
— À toi de choisir, après tout, ce souterrain est un peu ton enfant, comme qui dirait…
— Gauche ! fait-il résolument, en homme qui n’oserait même pas déposer dans une urne son bulletin de vote de la main droite.
— C’est parti.
Je me mets en route, le dos plus voûté qu’une nef romane, mes belles tartines italoches enfoncées dans un liquide glacé. Nous parcourons une dizaine de mètres avant de nous heurter à un éboulis obstruant complètement le passage. Cet affaissement de terrain semble ancien à en juger par la croûte calcaire qui l’enveloppe.
— Demi-tour à droite, droite !
Maintenant c’est l’Engelure qui se trouve en tête. Je lui refile la loupiotte pour lui permettre d’ouvrir la marche. Le cher homme avance d’une allure modérée. Ses bottes font un bruit de pompe à merde surmenée. Il sent le poissecaille, Pinauchose. Parfum à la carpe de la tête au pied. Tout à l’heure, dans sa chignole, je croyais que ça venait de ses bottes de caoutchouc, cette odeur si peu arabique, mais mon sens olfactif se berlurait. Ce sont les fringues du débile qui reniflent la marée montante. Toute sa personne est imprégnée fortement d’un remugle d’étang qui s’exalte dans ce conduit exigu.
Floc-flaouche ! font les tartines de la Vieillasse.
On dépasse notre trou d’entrée. Je lève machinalement les yeux vers l’orifice couronné d’une clarté blonde, imité par Pinaud.
— J’aurais dû éteindre mes phares, se lamente le Fossile, ma batterie est en train d’en prendre un vieux coup !
La perspective de se farcir cinquante-deux échelons pour un aller et retour express ne lui souriant pas, il continue sa route tortueuse.
Rien n’est plus difficile à évaluer qu’une distance souterraine. La chair lourde du sol paraît s’ouvrir devant nous et se refermer immédiatement après notre passage. C’est un peu angoissant. Si jamais notre croisière est longue, la torche électrique nous souhaitera le bonsoir avant que nous ne débouchions au terminus. Déjà que son rayonnement est faiblard…
— Tu devrais te remuer le panier, Pinaud, sinon il nous faudra des cannes blanches pour terminer le parcours.
Docile, il force l’allure. Nous cheminons sans parler.
Ça dure, c’est interminable. Je m’attends à découvrir une clarté, mais au-delà du faisceau pâlissant de notre lampe, les ténèbres continuent, hermétiques.
Floc-flaouche !
Toujours cette eau glacée et visqueuse à la fois. Le voyage au bout de la nuit. Mais existe-t-il une extrémité à cette nuit opaque ? Ici les ténèbres ont une espèce de consistance. Elles pèsent sur nous, pétrissent nos visages, ralentissent nos pas…
Où allons-nous de la sorte ? Je songe à Marie-Marie qu’on a entraînée dans ce chemin de nuit quelques heures plus tôt ! Comme elle a dû prendre peur, la pauvrette !
— C’est exténuant, fait l’Essoufflé.
Mon pantalon s’est mis en torche et colle à mes mollets. Mes souliers sont deux masses argileuses que je soulève avec de plus en plus de difficultés. J’envie les bottes de Lapinuche.
— Ça fait combien de temps qu’on marche ? s’intéresse ce dernier, au moins trente minutes, non ?
— Environ.
— Et on fait du combien à l’heure ?
Question intéressante, mais à laquelle il est difficile d’apporter une réponse positive car notre allure n’est pas uniforme.
— Peut-être du quatre ou cinq, César.
— Pas plus ? On fonce, pourtant.
— On fonce avec dix kilos de merdouille collés aux pâturons, mon pote. C’est pas ici qu’on peut espérer battre un record olympique.
— Bon, admettons qu’on fasse du cinq, ça représenterait donc une distance de deux kilomètres et demi.
— Dans ces eaux-là, si j’ose m’exprimer ainsi…
— C’est normal, un souterrain aussi long ?
— Normal ou pas, celui-ci existe, non ?
La valse des égoutiers continue.
Un quart d’heure encore.
Je ne sens plus mes lattes et, à force de me tenir courbé, ma respiration se bloque. Je vais avoir l’épine dorsale comme une crosse d’évêque dorénavant.
Maintenant, seule une pastille de lumière blanchâtre nous précède. Elle vagabonde contre les parois suintantes, s’y dilue, blafarde de plus en plus. Et puis ce n’est plus qu’un halo agonisant.
Le moment tant appréhendé arrive où nous ne sommes plus que deux silhouettes de nuit dans la nuit. Gobées par les redoutables ténèbres, maîtresses absolues, qui règnent du néant au néant.
— Que faisons-nous ? demande l’ouvreur.
— On continue, répond le vaillant suiveur. Ce satané boyau ne débouche pas en Australie, tout de même !
Pinuche ralentit. Maintenant, nos yeux sont au bout de nos doigts. Nous palpons les aspérités gluantes. Il nous semble y rencontrer çà et là un monstrueux fourmillement. Des bestioles obscures s’enfuient. Car la vie se rencontre de partout. C’est un incendie qui consume l’univers en ses moindres recoins. Le sein des eaux, le cœur de la terre l’hébergent. Elle siège à l’intérieur des pierres les plus denses. Elle est dans le feu et dans le vide. Aucun désert ne lui résiste. Indestructible, je vous dis ! Elle change de forme, mais elle se poursuit. Et quand notre planète se sera refroidie, la vie continuera dans ses cendres pétrifiées.
— Allez, pousse les feux, Pinuche !
— Je fais ce que je peux, lamente le botté. Mon épouse serait là, elle tomberait en syncope car elle souffre de claustrophobie. Tu sais que nous aurons du mal à repartir, San-A.
— Because ?
— Ma batterie. Il ne fait plus de doute qu’elle sera à plat lorsque nous retournerons là-haut…
— Je te pousserai ! Une 2 CV c’est pas un autobus ! Allez, active, j’ai hâte de me payer un bol d’air !
— Et moi donc !
Floc-flaouche ! Floc-flaouche…
Et puis soudain ça fait « bloingggg ». Je bute dans Pinuche. Il a cessé d’avancer. Je le sens mollir. Je balance une paluche pour le soutenir, une autre pour identifier l’obstacle qu’il vient de percuter. J’en aurais une troisième, je me fouillerais pour dégauchir une pochette d’alloufs.
— Tu as buté quelque chose, César ?
La chauve-souris geint misérablement.
— Oh là là, ce que j’ai pris…
Il s’est farci une grille, l’Harmonieux. De tout son cœur il l’a percutée dans le noir. Le voilà tout ébranlé, ce biquet, estourbi, le cervelet déboulonné, la matière grise prête à s’épancher par ses trous de nez. Je l’adosse à la paroi afin de pouvoir gratter une allumette. La bouille de la Vieillasse est barrée d’une traînée sanguinolente.
Le reliquat de flamme me révèle une porte de fer dont les barreaux sont plus forts que mes poignets. À visionner cette lourde rébarbative, on se croirait dans les méchantes geôles du père Louis XI. Elle est bloquée par une serrure plus grosse qu’une caméra de téloche.
— Il va falloir faire demi-tour ? gémit le frère-pêcheur en se tamponnant l’ecchymose.
— Minute, j’ai mon sésame !
Reste à savoir s’il est susceptible d’impressionner des serrures médiévales, le bougre ! Il disparaît dans l’orifice comme un suppositoire pour bébés dans le rectum d’une jument.
Je trifouille au juger, sans résultat. Pour la première fois, mon cher sésame est tenu en échec. Et par quoi ? Par une vieille serrure rouillée, misère de mes os ! J’ai beau revenir à la charge. Opérer à la lueur d’une seconde allumette, force m’est de déposer mon bilan. Il est marron, sésame, mortifié, ridiculisé, démystifié. Il redevient objet baroque, biscornu, inutile, dérisoire encombrant malgré sa menuesse parce que superflu.
— On est bourru, quoi ! lamenté-je.
— Attends, déclare la Vieillasse, je vais essayer la clé de mon garage.
Il sort de son tiroir à monnaie un bidule grand commak, qui pourrait servir de canne à un nain, de pince-monseigneur à un casseur, d’haltère à un monsieur chétif.
— Mince ! gloussé-je en me laissant carboniser l’extrémité des doigts par la dernière extrémité de mon alloy, tu gares ta poubelle dans la cathédrale de Chartres, c’est pas possible autrement !
— Non, répond le paisible, dans un entrepôt de vins à Bercy. Fais-moi clair, San-A., je te prie.
Une énième allumette lui propose le trou de serrure, aussi béant que le cratère de l’Etna. Pinaud fourre sa clé dedans. On a vu des mariages d’amour moins réussi que celui-là. Du beurre, mes minets ! Du velours ! De la vaseline ! Ça entre sans histoire, ça tourne sans renâcler, ça dépêne sans protester, ça ouvre sans coup férir.
Le plus fort c’est qu’il n’est pas surpris, mon vieil os sans moelle. Il trouve normal que cette serrure ait attendu depuis plusieurs siècles une clé d’entrepôt pour faire cocue la sienne.
Il ne reste qu’à pousser. Le pêne grince. Les échos sépulcraux du souterrain déguisent ce geignement métallique en cri d’agonie[6].
Continuons notre route inexorable puisque aussi bien l’inébranlable (on ne saurait par où l’attraper) est là pour baliser le parcours.
Quelques pas encore. Est-ce une illusion ? Un mirage ? Un effet de mon sens visuel avide de voyance ? Il me semble que la nuit est moins intense. Moins renfermée. Ça se désopaquise devant nous. L’air est moins confiné. Le sol moins détrempé.
Les bottes pinuchiennes ne font plus floc-flaouche, mais flic-flac (ce qui est légitime, compte tenu de la profession de leur propriétaire).
— On arrive ! triomphe l’homme à la clé magique.
— D’accord, mais où ! Et dans quel état !
Oui, une fleur de lueur pousse dans les ténèbres. Nous atteignons le bout de la route pernicieuse par laquelle furent entraînés les quatre z’enfants disparus.
Le chemin des écoliers, en somme ?
Un croissant de lune plonge dans des nuages café au lait. Le vent de nuit s’est élevé et agite la cime d’une double rangée de peupliers, les effeuillant par saccades. On dirait des envols de passereaux, ces feuilles, dans la nuit.
Je mate les alentours, sans omettre les environs, et je constate que notre galerie débouche au milieu de ruines bouffées par les orties. Ce sont celles d’un château qui fut sans doute médiéval avant que le temps, la nature, et l’imprévoyance des hommes ne le mettent par terre. Je réfléchis voulant identifier ces ruines. Le Secourable intervient une fois de plus. Toujours précis, Pinaud. Toujours présent et efficace.
— On dirait les ruines de l’Abbaye de Haute-couille ? murmure-t-il.
Instantanément, une carte d’état-major s’étale dans ma mémoire. Effectivement, l’abbaye en question figure tout au bout de la grande vallée des Hérauts Fatigués, non loin du carrefour de la Pompidour.
Selon ma rapide estimation, nous devons nous trouver à environ cinq kilomètres de la clairière des rapts.
Je considère la gangue de boue enveloppant mes tiges.
Bye-bye les délicats escarpins de chevreau glacé. Des tartines à cent cinquante points, mes drôles ! C’est pas la Sécurité sociale qui va me les rembourser ! Je ne pourrai plus les porter, même sur ma note de frais !
J’arrache une touffe d’herbe afin de me décamoter le plus gros. J’ai l’air d’une statue pas finie.
— Vois-tu, Pinuche, je continue à ne rien piger à ce bigntz, avoué-je. Des types qui s’offrent un trajet aussi harassant dans ce boyau merdatoire pour kidnapper des lardons en forêt, ça ne fait pas vrai.
— Il s’agit sans doute d’un sadique ! hypothèse l’entrechat-botté. Le fait qu’il n’a pas réclamé de rançon tendrait à le laisser croire.
Un sadique. Je frissonne en évoquant Marie-Marie dans les griffes d’un déséquilibré. Tout en moi crie « non ».
— Penses-tu, repoussé-je d’un ton que je devrais faire assurer par les Lloyd’s tant il est mal présentement. Les petits disparus sont de sexes différents, alors qu’un sadique est constant dans sa perversité, d’autre part, il agit seul, fatalement. Or, le ravisseur de Marie-Marie avait un complice : l’homme qui a tué notre collègue Merdoche… Enfin…
— Enfin quoi ? bêle l’empêcheur de carpes.
— Un sadique tue ses victimes après usage. On aurait retrouvé les cadavres.
— Dis voir, San-A… On ne pourrait pas retourner à la voiture ? Si par hasard ma batterie n’est pas complètement morte…
Il est prêt à mourir pour la batterie, cézigue-pâte !
— Oh ! moule-moi avec ta boîte de conserve…
Accroupi sur une grosse pierre, les coudes sur les genoux, la tête dans mes mains, les yeux dans le vague et le vague à l’âme, j’échafaude, je suppute, j’entrevois, je décisionne.
Établir une planque dans les ruines, pour le cas où nos kidnappeurs réemprunteraient le souterrain ?
D’accord, mais ça c’est la routine… Il doit y avoir mieux à faire dans l’immédiat.
Je songe au bouton trouvé dans l’arbre. Postes Royales Françaises. L’Abbaye de Hautecouille !
Chose curieuse, la Vieillasse ne moufte pas et paraît, elle aussi, perdue en ses pensées, loin de ses tracasseries automobiles.
À bout d’un instant, elle réprime un léger bâillement d’honnête homme qui s’ennuie et déclare :
— Y a pas de raison !
Cette sibylline affirmation éveille mon intérêt assoupi.
— Je t’écoute ?
— Ce trajet dans le souterrain, San-A. c’est une expédition de spéléologue. Regarde un peu dans quel triste état nous sommes à présent !
— After ?
— Ces enlèvements ont tous eu lieu en plein jour.
— Et alors ?
Il se fouille, déniche un mégot de l’année dernière dans la poche de sa veste imperméabilisée et le vrille entre les poils rectaux de sa moustache.
— Un type débouchant de cette taupinière se ferait remarquer, surtout qu’il y passe beaucoup de monde dans la journée devant l’Abbaye de Haute-couille.
— Il doit avoir une voiture qui l’attend…
— Tu te vois grimper dans une auto, crotté comme tu l’es ?
— Le zig est sans doute moins méticuleux que toi ou peut-être use-t-il d’un véhicule utilitaire ?
Pinaud allume son scarabée mort. La haute flamme du briquet éclaire confusément sa pauvre bouille tuméfiée. La Vioquasse tète le mégot, le retire de sa bouche anale, passe sa langue sur sa moustache pour éteindre le discret incendie qui s’y déclare et ramène son bout de muqueuse racornie dans sa margoulette afin d’émettre un point de vue d’une rare pertinence.
— Ces ruines sont classées, San-A. En fait de quoi, si tu veux bien regarder, elles sont entourées d’une chaîne fixée à des bornes de pierre. Cette chaîne est facile à enjamber, certes, mais elle interdit l’accès de tout véhicule à proximité des ruines. Par voie de conséquence, le kidnappeur aurait dû laisser son véhicule dans l’allée. Outre que le stationnement y est interdit, poursuit l’amer des sagaces, je te laisse mesurer l’imprudence que cela constituerait pour cet homme. L’imagines-tu crépi de boue avec un enfant volé dans les bras se précipitant vers une automobile qu’un garde est peut-être en train de verbaliser ? Je me refuse à admettre une telle inconséquence de sa part.
Écoutez, mes brebis cajoleuses, on dira ce que vous voudrez de Pinuche, mais son bulbe ne patine pas !
Impec, cette démonstration. Sa pensée marche pas avec des béquilles, ou en tout cas elle suit le droit chemin.
— C’est pas bête, César, c’est pas bête du tout…
Encouragé par ces vibrantes félicitations, Pinaud reprend la houlette du pèlerin de la déduction.
— Je serais porté à croire, San-A., que l’individu en question, lorsqu’il sort du souterrain, emprunte un autre chemin que l’allée.
Il y a parfois des moments harmonieux, mes aminches. Des moments rarissimes où la nature se met à votre unisson[7]. Ainsi, par exemple, à cet instant, la lune… Et pourtant, elle n’a pas une bonne réputation, la lune, mes amours. Ça n’est pas la Pascal des satellites. Qu’elle soit rousse ou de miel, pleine ou nouvelle ; qu’on lui aboie ou qu’on en tombe, elle a une réputation identique au dargeot de Bérurier. Malgré tout, la voilà qui se manifeste triomphalement.
De même que l’imprimerie éclaire la pensée de l’écrivain, la lune éclaire celle de Pinuche. Elle vient de larguer ses nuages et, d’un seul coup d’un seul, elle illumine la forêt. Les ruines se déruinent dans la clarté blanche de l’astre mort. Des pans de mur, des tronçons de colonne, des reliquats de fenêtre à meneau, des morceaux de voûte s’éclairent.
Les haillons de l’Abbaye de Hautecouille son-et-lumièrent magistralement (le son est dû à mesdames les chouettes, à messieurs les hiboux et à leurs camarades chats-huants). Je me dresse comme un farfadet sur la lande bretonne.
— Profitons de ce coup de projecteur céleste pour mater les lieux ! enjoins-je.
Docile, la Vieillasse se lève. Nous retournons à l’orée du souterrain pour étudier la topographie.
À gauche, à droite, des ronces s’échevèlent. Au-delà de ces barbelés naturels, la forêt repart… Nous contournons de part et d’autre la surface ronceuse avec la colonne vertébrale à l’équerre. J’avance dans les mauvaises herbes, à petits pas prudents, examinant bien le sol avant d’y poser mes pieds.
— San-A. ! appelle l’Homme-fossile, viens un peu par ici !
Je cours le rejoindre. Pas d’erreur : c’est son apothéose aujourd’hui, à Lapinaud. Tout lui réussit. Il devrait foncer dans un tabac de nuit pour acheter un bifton de la Loterie. Notez que ça ne veut rien dire, car s’il a la pestouille le jour du tirage, son bifton, il pourra en tapisser ses goguenuches.
— Regarde ! me dit-il.
À cet endroit, les plantes épineuses ont été foulées et des petites mottes de glaise ponctuent le passage d’un homme.
— Quelqu’un a traversé cet espace, souligne le Pertinent. Et le quelqu’un dont je parle avait autant de boue que nous à ses chaussures. Je suis prêt à te parier une bouteille de Muscadet que si on analysait cette boue, on trouverait qu’elle provient du souterrain.
La joie, tout comme le chagrin, rend l’homme injuste. Au lieu de voter à mon ami Baderne-Baderne les compliments qu’il mérite, je le bouscule pour foncer sur la piste fraîche.
Les traces de boue filent en direction de la forêt. Elles y pénètrent. À cet endroit, le bois se fait bocage. Il est bas, grêle, planté d’essences nouvelles. On y trouve des grognaciers nains, des fulbériouloux protubérants, des albiccocots sauvages, des mouvedecurvilles desséchés, des sarapaux à feuilles persistantes et quelques vénérables érables veinés. Toujours des traces sur le sol. L’homme portait des bottes… Je le vois à la largeur des empreintes, aux grosses striures qui les déguisent en empreintes de pneus.
— Attends-moi, bonté divine ! proteste la chère loque Holmes.
Son cri n’agit pas plus sur moi que les larmes d’une belle automobiliste en infraction sur le cœur d’un contractuel. Siffle-t-on le chien de chasse qui vient de débusquer un lièvre, ou le monsieur en train de trousser la soubrette dans l’armoire aux balais ? Non, n’est-ce pas ? Siffle-t-on le cosmonaute au moment où sa capsule s’élève ? Et puis, et puis, plus simplement, siffle-t-on San-Antonio ? Bon, alors !
Alors je continue de pister dans le sous-bois. La lune parcimonise à travers les arbres, mais sa lumière est suffisante pour me permettre de suivre les traces fascinantes. Parfois je marque un temps d’arrêt, histoire de me repérer, puis vite je redécarre. Pinaud me file le train à grand-peine. Il marmonne des protestations qui ressemblent à des oraisons. Mais l’oraison du plus fort est toujours la meilleure, ainsi que me l’écrivait naguère mon charmant confrère Jean de La Fontaine, président donneur de la Société Prospectrice des Animaux.
Je cours, tel le sanglier traqué dans les halliers. Car cette forêt devient mon hallier. Encore de la boue ici ! Oh, misère ! Qu’entr’aperçois-je là-bas, à deux mètres de moi, posé au milieu d’un disque de clarté comme sur un plat d’offrande ? Une petite chose émouvante, dont la solitude a quelque chose de terrifiant. Un soulier d’enfant, mes frères ! La seconde chaussure de Marie-Marie. Je la ramasse et la contemple dans ma large patte, comme on examine un oiseau tombé de son nid.
— Tu as trouvé quelque chose ? s’époumone la Vieillasse.
Je lui montre. Il comprend tout de suite, à mon émotion, à ma main qui tremble, à ma voix qui se frêle, à mes yeux qui bredouillent.
— C’est le soulier de la petite ?
— Son second soulier, le premier se trouvait dans les fougères.
— Tu vois que nous sommes sur la bonne piste !
Ça me fouette.
En avant !
Après cent mètres de sinuement, la piste débouche dans un sentier. Nous examinons le point de jonction à la lumière du briquet fumeux de Pépère.
Le mégot’s man fait claquer ses doigts.
— Il a pris à droite…
C’est également mon avis. Nous filons par la sente sylvestre. Chose curieuse, nous nous abstenons de parler. Je tâte en marchant la chaussure de Marie-Marie dans ma poche, comme on pétrit un talisman pour en faire jaillir des ondes bénéfiques.
Un petit kilomètre d’un bon millier de mètres, on parcourt de la sorte, semblables à deux enragés clébards travaillant pour leur compte. À la fin, le sentier pique sur un chemin plus grand, lequel doit donner sur une route communale qui rejoint une route départementale, qui vous mène à une Nationale… Et v’là comment on arrive à Rome ou à Pantin, mes drôles. Quasiment sans s’en rendre compte, en arpentant ces voies gigognes.
— Sa voiture devait l’attendre là, dis-je au Démantelé en désignant le carrefour.
— Non, répond l’homme-à-la-mine-de-mégot-mâché. Même objection que précédemment, San-A. Un homme crotté avec un enfant dans ses bras aurait attiré l’attention.
— Hum ! ce chemin-ci est moins passant que l’autre.
— Par contre, il y a une propriété pile en face du sentier.
Son bras grêle me montre un mur de brique léché par la mousse sombre des endroits humides.
— Cette crèche, est peut-être inhabitée, et le ravisseur le savait, objecté-je.
— Possible, rétorque the Vieillasse en gagnant une porte de bois à claire-voie sommée d’un arceau de fer.
Comme il s’approche, un vilain chienchien aboie tout ce qu’il a appris en classe d’épagneul pendant ses années de chenil.
César Pinuche, entre autres dons, possède celui d’endormir les bébés criards et de calmer les toutous bougons. V’là qu’il se met à susurrer des trucs et des machins à ce Médor sur une voix tellement ensorceleuse que le chien cesse de crier au charron pour frétiller du moignon. Pinaud passe sa main sédative à travers les barreaux de la porte pour caresser l’animal. Il continue de lui distiller des choses émouvantes pour un épagneul.
Tandis qu’il exécute ce numéro de dressage qui laisserait baba les frères Bouglione, je me mets à phosphorer. Dans l’obscurité, c’est plus facile. Je bigle le sentier, le chemin, la demeure… Moi, vous me connaissez ? Par moments je moule le courant alternatif pour me brancher sur le continu et alors et alors c’est la fontaine lumineuse sous ma coiffe ! Je pense que le père Dugenou a raison quand il prétend que le kidnappeur n’aurait pas choisi de laisser sa chignole stationnée devant une propriété. À quoi lui aurait servi de se farcir une borne à travers les fourrés pour risquer de se faire poirer sottement ? Et puis pourquoi bon Dieu m’acharné-je à lui voir une bagnole ? Après tout, il n’avait peut-être pas à fuir très loin, ses forfaits accomplis ? Il se peut qu’il habite le voisinage[8] !
Dites donc, c’est pas si cruche, hein ?
— Que faisons-nous ? demande Pinuche en continuant de flatter le chien.
Je le rejoins à la porte. Une belle pelouse descend en pente douce jusqu’à un cours d’eau. La maison est un ancien moulin bricolé, drapé dans du lierre. Depuis le chemin j’aperçois la grosse roue à aube immobile dans l’eau bordée d’ajoncs. Sur la gauche, il y a un tennis, à droite des communs.
Sans répondre à Pinuche, je propose une revanche à mon petit camarade Sésame. L’échec du souterrain lui est resté sur la patate car jamais, de toute sa carrière, il n’a réussi à déboucler une porte aussi vite.
— C’est osé, chuchote le Bringuebalant.
— Et ta sœur, vieille Fripe ?
Nous foulons les graviers geignards d’une vaste esplanade au bout de laquelle sont remisées deux rutilantes bagnoles. La première est une Bentley, la seconde une Alfa Romeo décapotable. Ce qui me donne à penser que nous ne forçons pas la porte de petits retraités de la S.N.C.F.
De plus en plus intimidé, la Vieillasse me clapote son sempiternel :
— C’est osé !
Heureusement, son ami l’épagneul le pousse en avant d’une bourrée de truffe dans le fouinozoff.
Je m’approche des communs : constructions basses bâties en enfilade. De la glycine se trémousse au-dessus des fenêtres vitrées de carreaux dépolis.
— En somme, tu cherches quoi ?
Je pourrais lui répondre : Marie-Marie, mais je me dis que ça ne ferait pas sérieux. Et pourtant c’est bien ma petite souris aux dents écartées que je compte découvrir. Un pressentiment ! Il m’a suffi de voir déboucher le sentier face à l’entrée de cette maison isolée pour comprendre que je brûlais. Un peu facile, direz-vous ? Je Maigrettise ? L’inspiration chez les poulardingues n’existe pas ? Ben, la preuve, bande de cavillons ! Notez que tout le long de ma vie ça s’est passé commak. J’ai existé à tâtons, avec, de-ci, de-là, des fulgurances géniales. Des coups de voyance, aussi brefs qu’un éclair au chocolat. Notez que je soupçonne tout le monde d’éprouver ça, même le dernier des connards, même des petits mongoliens. L’homme, qu’il soit complètement c… ou complètement critique, ça l’empêche pas de subir les forces provisoirement incontrôlables.
Je m’arrête en compagnie de Pinaud dans l’ombre épaisse d’un bâtiment. La lune fatidique dont causait Bruant continue de déguiser le ciel en drapeau turc. Elle fait briller le toit d’ardoise de l’ancien moulin.
— Mais sapristi, jure Pinuche, où veux-tu en venir ?
Je ne me gêne pas avec le Vioque. Le propre d’un ami, c’est qu’on peut se balader à poil devant lui, physiquement et moralement.
— Je sens que nous avons quelque chose à découvrir ici, César.
Il accueille gravement cet aveu.
— Soit, mais on ne peut pourtant pas pénétrer dans cette maison par effraction ?
— Non, conviens-je, on ne peut pas.
Ce que disant, j’empoigne la manette de la porte coulissante d’un garage et je tire dessus. Le panneau se déplace sur son rail avec un bruit feutré. Pas un grincement : c’est de la demeure bien entretenue, bien graissée, bien fourbie, où l’on termine les bordures de pelouses au ciseau de brodeuse.
Je tâtonne un peu avant de trouver le commutateur électrique. Une lumière crue, intense, nous fait ciller. Le garage abrite une grande tire amerloque, du type canadien. Seulement ce n’est pas une bagnole que je cherche, mes chéries. Je tâche de repérer quelque chose de beaucoup plus petit, bien que cela serve également à se déplacer et que ce soit monté sur caoutchouc… Pour tout vous dire, je m’intéresse à une paire de bottes. Car où dépose-t-on (tonton tontaine) des bottes crottées sinon dans son garage ? Bon, d’accord, le gus du souterrain les a peut-être nettoyées, mais elles m’intéressent tout de même.
Je contourne la pompe (adour) et m’accroupis pour examiner le contenu des rayonnages garnissant le fond du garage. Des outils de jardin, des bottes. Une théorie de bottes ! De quoi équiper la nouvelle armée allemande ! Toutes plus rutilantes l’une que l’autre…
Juste comme je vais me redresser, une grosse voix rocailleuse hurle :
— Ne bougez plus !
Faut une drôle d’oreille, mes lapins, pour savoir qu’une voix est rocailleuse quand la phrase qu’elle balance ne comporte pas un seul « r ».
Je vais pour me dresser, mais moi, vous me connaissez ? Ma gamberge, souventes fois, va plus vite que mes réflexes, ce qui est le propre des êtres exceptionnellement intelligents (vous ne pouvez pas comprendre mais croyez ce que je vous cause). Alors, en vertu des pouvoirs intellectuels qui me sont conférés, je me dis que l’arrivant n’a pas pu m’apercevoir derrière la guindé où je me tiens et que par consécouille c’est à la Membrane que s’adresse son apostrophe.
— Levez les brrrras ! continue le mec à la voix rocailleuse.
— Mais vous vous méprenez, bêle le Fané, je ne…
— Levez les bras où je tirrre !
Je me coule un tantinet soit peu sur le côté pour examiner le paysage. Je découvre un grand malabare en pyjama, chaussé de pantoufles et armé d’un fusil de calibre 12. Il a les cheveux en broussaille, une moustache à la Brassens, des valoches sous les yeux et l’air aussi avenant qu’un gardien de la paix auquel on vient de barboter son gode-bâton-miché.
— Sortez d’ici ! fait le Malabare au Chétif.
— Certainement, cher monsieur, affabilise Pinuche, mais je vous assure…
— Passez devant, et garrrdez les brrrras en l’airrr !
Mon ami obéit et ces messieurs disparaissent.
Ce qu’il y a de chouette avec Baderne-Baderne c’est qu’il est d’un naturel atout-tes-preuves. L’irruption de l’homme au flingue l’a surpris, pourtant, rien dans son attitude n’a pu donner à penser qu’il ne se trouvait pas seul.
Leurs pas concassent le gravier. J’attends la suite, blotti derrière la chignole, l’oreille brandie.
— Monsieur ! Monsieur ! hèle le flingueur.
Sa voix produit comme des « bangs » supersoniques dans le silence. Une fenêtre ne tarde pas à s’ouvrir, quelque part. Une voix ensommeillée, extrêmement distinguée malgré l’heure tardive, demande :
— Que se passe-t-il, Dimitri ?
— Je viens de trouver un homme dans le garage !
— Tiens donc ! Un instant, je descends…
Je rampe jusqu’à la porte et dévide mon regard scrutateur à l’extérieur. Ah, Dieu, l’étrange scène ! Le pauvre Pinaud botté, terreux, frileux dans sa tenue de pêcheur, ses pauvres bras d’épouvantail dressés vers un ciel clément. Et à deux mètres de lui, ce grand tordu au fusil ! Cela serre le cœur.
Des lumières ponctuent la façade du moulin. La porte du bas s’ouvre. En contre-lumière, la silhouette élégante d’un homme en robe de chambre.
— Entrez ! fait-il.
La Relique entre avec son Vigile sur les talons. La porte se referme… Je sors du garage et, plaqué contre la façade des communs, je trace en souplesse jusqu’à une grande baie vitrée de petits carreaux.
Mes yeux plongent sur une grande pièce à la rusticité élégante. J’enregistre une vaste cheminée à la hotte basse, des carreaux de Provence au sol, des murs blanchis, des meubles de prix. L’homme à la robe de chambre est assis sur le coin de la grande table de réfectoire. C’est un type à l’allure aristocratique. Il a le teint bistre, les cheveux gris-bleu, un regard calme, très intense. Ses lèvres charnues indiquent la sensualité et l’ironie. Ce pèlerin doit aborder la soixantaine avec précaution, à grand renfort de culture physique, de sauna et de massages.
Il interroge le père Pinouille, lequel se tient debout devant lui comme un élève pris en faute.
Je tends l’oreille.
— Que faisiez-vous dans mon garage ? lui demande-t-il.
— Pfofff, j’enquêtais ! répond le Déconcerté.
— Je vous demande pardon ? reprend l’autre.
— Je vais tout vous expliquer, promet mon ami.
— J’aimerais.
— Je suis inspecteur de police et, à la suite des rapts d’enfants, on m’a chargé de surveiller la forêt.
— De nuit ?
— Oui, de nuit…
Le regard de l’homme aux cheveux bleus tombe sur les bottes boueuses de Pinuche.
— Et vous considérez que mon garage fait partie de la forêt ?
— Certes non, dit gentiment la Banane, aussi m’excusé-je de cette intrusion dont je ne nie qu’elle puisse sembler heu…
— Bref, il s’agit d’une violation de domicile caractérisée, tranche le personnage à la robe de chambre.
— Il m’avait semblé entendre comme un bruit.
— Ah oui ?
Le sexe à génaire hausse les épaules. Il tend la main vers le téléphone, consulte le cadran de l’appareil et compose deux chiffres d’un index rageur.
— Vous expliquerez tout cela à la police, dit-il.
— Mais je suis policier ! s’étrangle le Dévasté. Si vous voulez bien me permettre de vous montrer mes papiers, je…
— Je n’ai aucune qualité pour examiner vos papiers. Mon jardinier vous a trouvé chez moi, en pleine nuit, je vous remets aux autorités, là se borne mon intervention.
Je me caresse la nuque pour faciliter l’accouchement d’une idée remarquable. M’est avis que le pauvre biquet est en train de barboter dans un tas de gadoue qui malodore furieusement.
Le maître du moulin (il n’a rien d’un meunier, croyez-moi) est en train de parlementer avec le bigophone.
— Ici Alphonse Daudeim, propriétaire du Moulin des Lettres de Mont, annonce-t-il. Mon jardinier vient de surprendre un rôdeur dans la propriété. Il le tient en respect. Venez en prendre livraison, je vous prie. L’adresse ? Chemin du Nabab. Vous prenez l’allée Roumeston, c’est à droite. Merci !
Il raccroche et achève de contrir Pinaud par un regard qui filerait des complexes à un ténor italien.
À la même seconde, un fracas de verre pulvérisé troue le silence entier de la nature éteinte. Les trois hommes sursautent. Pour ne rien vous cacher, c’est tout simplement l’illustre San-Antonio, le seul, le vrai, l’unique qui vient de balancer une brique dans le vitrage d’une serre voisine. Au lancement du poids, mes gueux, j’aurais ma chance.
Le « badaboum » fait se sauver deux chats en chaleur et taire une paire de chouettes en train de s’égosiller dans les peupliers voisins. Sitôt la briquette virgulée, je me suis jeté à plat ventre sous le banc de pierre placé à droite de la porte.
« Voir et attendre ! »
Ce que j’espère se produit : le dénommé Daudeim enjoint à son jardinier d’aller se tuyauter.
— Je m’occuperai de cet homme, assure-t-il, parlant de Pinaud.
Le bruit caractéristique d’un tiroir qui s’ouvre me fait comprendre qu’il s’empare d’un revolver. Le malabare au fusil sort en courant. Il a dû être fusilier marin, cécoinsse. La Baie d’Along ! Les 45 jours de Pékin ! La charge héroïque dans les rizières saccagées, pleines de mines et de cadavres !
Il fonce comme un dingue, contourne la maison, disparaît vers des régions ignorées. Ce que voyant, le futé San-A. rampe jusqu’à la porte restée ouverte et pénètre dans le moulin. En face de la porte y a un escadrin recouvert de poil de vache. À droite une lourde vitrée donne sur le livinge où se tiennent la Vieillasse et le mètre de sept lieux[9]. Par chance, ce dernier me tourne opportunément le dos. Plus silencieux que la main du pickpocket dans la poche d’un costume de velours, je traverse l’entrée et m’engage à toute vibure dans l’escalier. Au passage j’ai eu le temps d’accrocher l’œil atone de Pinaud qui s’étonne. Vaut mieux, dans cette conjoncture, accrocher l’œil de Pinaud qu’une potiche chinoise. En trois enjambées j’ai gravi les dix-sept marches menant au premier étage. Ouf !
Non, pas ouf ! Car voici précisément que la porte d’une chambre s’entrouvre et qu’un jeune type mal réveillé passe sa frime par l’entrebâillement en annonçant :
— Je vais voir ce qui se passe.
Il entrevoit seulement.
Et encore pas tout !
Car il n’a pas le temps d’entrevoir mon poing qui lui arrive directo à la galoche pour un crochet fulgurant. Le gus exécute un saut périlleux en arrière et se déguise en descente de lit. J’entre vivement dans la pièce, referme la lourde, donne un tour de clé avant d’examiner les lieux.
La chambre est confortable, meublée d’un grand lit portugais à colonnes torsadées dans lequel une fille nue est assise. Morbleu, l’inoubliable vision ! D’abord parce qu’elle est assise en tailleur, ce qui me permet de constater qu’elle est vraiment châtain clair, ensuite parce que la dame qui a fignolé ce petit sujet mérite la palme du meilleur ouvrier de France. La jeune personne est carrossée par Pinofarineux, avec une calandre profilée à l’extrême, des antibrouillards incorporés, une suspension Vénus, une paire de cylindres en ligne, un double arbre à came en tête, un carburateur vertical, un levier de vitesse en plancher, et un cerveau-frein qui ne doit pas patiner avec l’amour.
Refroidissement à eau, œuf corse ! Ça se voit avant qu’on prenne place que la tenue de route est impec.
La fille a des yeux bleus-très-sombres où des reliquats de sommeil achèvent de s’évaporer. Elle en profite pour regarder tour à tour son petit copain K.O. et votre serviteur. Cherchant à établir une relation entre le menton du premier et le poing du second.
Je souris à cette merveilleuse nymphe :
— Excusez-moi si je vous demande pardon, mon chou, lui dis-je, mais j’ai cru comprendre que votre camarade souffrait d’insomnie…
— Qui êtes-vous ? demande-t-elle d’une voix rauque, le genre de voix qui vous fait tirebouchonner les muqueuses.
— Un personnage tellement insignifiant que ça ne vaut même pas le coup d’en parler, réponds-je.
— Que désirez-vous ?
Je louche sur ses charmes.
— Si je vous disais, vous penseriez que j’abuse de la situation.
Paroles malheureuses ! Ramené au sens des réalités, elle se drape… dans le drap, justement !
Moi, vous me connaissez ? Une fois lancé dans le téméraire, pour m’arrêter il faut mobiliser la troupe et dresser des fortifications à la Vauban. Profitant de ce que le partenaire de la môme continue de volplaner au pays des archanges-gardiens, je le roule dans le tapis et ligote le tout avec les bas de la môme accrochés à l’accoudoir d’un fauteuil.
Elle me regarde agir sans réagir. Elle pourrait rameuter la maisonnée, se ruer vers la porte, me flanquer la lampe de chevet à travers la pipe. Au lieu de tout ça elle demeure sagement assise sous son drap.
Elle est vaguement craintive, plutôt intéressée. C’est le genre de souris qui sait subir une situation nouvelle sans se croire obligée de jouer Carmen.
— Soyez gentille, petite fille (car je suis sûr que c’est une fille, vous pensez bien que je ne prendrais pas l’initiative de l’appeler ainsi sans en avoir la certitude), ouvrez-moi la porte de la salle de bains !
Elle hésite, mais mon œil est plus péremptoire que ma voix. Alors elle quitte le lit en arrachant le drap pour pouvoir continuer de voiler sa pudeur, traverse la chambre, pousse une porte.
— Restez où vous êtes, mon petit fantôme, j’arrive !
À l’arraché, je cramponne le tapis avec son contenu. Quatre secondes plus tard, le tout repose dans la baignoire.
— Maintenant, mon cœur, on va rester tranquille un bout de moment, vous et moi, lui dis-je. Couchons-nous et éteignons en attendant…
— En attendant quoi ?
— Que le calme soit revenu dans cette maison.
Pourquoi agis-je de la sorte ? À cause d’un regard, mes loutes. Celui que le sieur Daudeim a jeté sur les bottes boueuses de mon camarade Pinuche. Bien que je fusse à trois mètres de lui, j’ai parfaitement vu dans les yeux de cet homme qu’il tiquait. Non pas parce que Pinaud souillait le beau carrelage encaustiqué de sa maison, mais parce que cette boue lui rappelait quelque chose ! Vous allez dire qu’il inculque les mouches, votre San-A. Qu’il prend ses désirs pour des raies alitées. Qu’il joue les voyants lumineux. Qu’il sherlockolmese de la coiffe. Qu’il cherche l’épate (Lustucru). Qu’il improvise. Soit ! Dites ! Vous ne l’empêcherez pas d’obéir à ses impulsions secrètes. San-Antonio, contrairement à la plupart des gens, ne s’écoute pas parler. Lui, il s’écoute penser !
— Mais qu’est-il arrivé ? ne peut-elle se retenir de questionner.
— Ce qui devait arriver, ma belle ! Allez, au dodo ! Si quelqu’un toque à votre porte, répondez que votre camarade dort, dites qu’il a pris des cachets, inventez n’importe quoi. Il serait idiot de me pousser aux pires extrémités.
D’une main ferme je la refoule vers le plumard. Elle se couche.
En homme bien élevé je pose mes pompes avant de m’allonger près d’elle. Elle regarde le plafond d’un air songeur.
— C’est marrant, soupiré-je, vous ressemblez à un portrait d’Électre qui ornait mon bouquin de français, classe de sixième.
Comme elle ne réagit pas, j’y vais de mon calembour 42 ter, celui qui a reçu l’imprimatur de Malraux.
— Ça ne vous ennuie pas que j’Oreste, chérie ?
L’obscurité et le silence sont les deux mamelles du sommeil. On dirait que le cachet de Félicie me refait de l’effet. J’ai la pensarde qui dodeline ! Mince, faut réagir, mon lapin, sinon tu vas louper le coche, et ce serait dommage, vu que le prochain départ de la diligence risquerait de se faire attendre.
De sentir la présence de la fille nue, à moins de trente centimètres, ça m’incandescente le moral. Je me retiens de porter la main sur elle, redoutant les réactions de mademoiselle. Avec les bergères on ne sait jamais. C’est toujours quand vous les croyez fidèles qu’elles vous encornent, quand vous les croyez domptées qu’elles vous délaient de la poudre à doryphore dans le potage. Celle-ci a eu la bonne idée de jouer « Les Contemplations », seulement elle peut modifier son programme brusquement. Sa soumission peut déclarer forfait. Alors prudence. Mets tes ardeurs en bandoulière, mon San-A. Et puis quoi, t’as d’autres chats à fouetter (ou à caresser), non ?
— Vous ne voulez pas me dire ce qui se passe ? chuchote la mignonne.
— Un peu plus tard, je vous le promets.
— Pourquoi avez-vous assommé mon mari ?
— Je ne l’ai pas assommé, je l’ai mis K.O. nuance ! Il ne fallait pas qu’il donne l’alerte.
Un léger silence. Elle reprend avec un chuchotis de confessionnal :
— Quelles sont vos intentions ?
— Je vous épouserais bien, mais puisque vous êtes déjà mariée, ça risquerait de faire double emploi.
Ma parole, elle se marre ! Un mignon petit rire aussi frais qu’un glouglou de source.
— Comment vous appelez-vous ? voilatilpacje-demande tout à trac.
— Alicia.
— Vous êtes ma première.
— Votre première quoi ?
— Ma première Alicia. Ça vous va bien. Je m’imagine vous roucoulant ça entre deux baisers.
Mon lutin intérieur se file en renaud et me passe un savon de carabin. Il me dit des véhémences, comme quoi je ne serai jamais sérieux et que chez moi c’est comme chez Shell : l’essence passe avant tout le reste ! Cette enguirlandade, mon neveu ! Jamais je l’ai trouvé aussi furax ! Il en débite tant et tant que ça finit par m’échauffer les portugaises et que, pour le narguer, je hasarde ma dextre sur la mameluche de la petite madame. Ça la lui coupe net, au lutin.
À Alicia aussi, d’ailleurs.
— Mais, qu’est-ce que vous faites ? balbutie-t-elle innocemment.
— Je vous expliquerai par la suite, avec le reste, chaque chose en son temps, mon amour.
Vzzoum ! La pelle !
— Et mon mari ? objecte-t-elle (car c’est une protestataire aussi classique que timide).
— Il fait des rêves d’Orient dans son tapis, chérie, surtout pas d’inquiétude à son sujet.
Si vous voulez mon avis, l’époux à la jolie madame, ça doit pas être une épée de plumard. Je l’imagine incertain de la baguette magique, Césarin. Un parcimonieux. Il doit faire reluire sa nana seulement le samedi soir quand ils vont pas au cinéma et s’il n’a pas trop bu de bière.
Un timoré du bec verseur, un balbutiant du kangourou. Un effarouché de la pomme d’arrosage ! À ce propos, y a des personnes qui m’écrivent pour me demander quelle est la bonne fréquence en amour. Je crois devoir leur répondre qu’un gars normal calce sa mémère deux fois par jour, quant aux extra, c’est selon l’occase et le temps dont on dispose.
Alicia, mes caresses l’emballent comme la duchesse du même nom. Une petite opportuniste dans son genre. Pour une fois qu’elle ne craint pas de voir déhotter son Jules, elle en profite. Souvent c’est cet épais quidam aux clés qui gâche le plaisir des amants. Ils tressaillent au moindre grincement, les malheureux. La hantise du conjoint susceptible d’opérer sa jonction, justement. Dans notre cas, son mecton, elle ne le craint plus. Elle l’a vu dûment ficelé dans son tapis. Alors l’envolée s’empare de ses sens emmagasinés. Les tordus de maris se figurent qu’ils s’engourdissent, les sens à leur bobonne imbrossée, qu’elle finit, à force de négligence, par se scléroser du bas-morcif, par oublier à quoi que ça sert, par se colmater la brèche au ciment prompt. Tu parles. Toujours disponible, il reste, leur fignozoff. Suffit de le dépoussiérer un brin pour qu’il se retrouve en état de marche et d’autant plus intrépide qu’il a subi des années de délaissement. L’hibernation n’est pas la mort, au contraire, c’est de la vie emmagasinée. Quand ces dames mal tringlées vous déballent leur petit stock d’extase, alors on touche tout de suite ses dividendes, mes pères ! Les intérêts progressifs sont pour vous ! Votre air de flûte, vous l’interprétez pas à l’intérieur d’un petit morceau fluet de musique de chambre, mais dans un opéra de Wagner.
Alicia, suffisait d’un rien pour lui reconnecter la durite des sens. Remarquez qu’on ne peut pas appeler notre situation un rien ! La friponne pionçait près de son éclopé du slip. Un bruit les réveille. Zozo se pointe dans le couloir. Il morfle une pêche tellement féroce que l’ami Bruno Coquatriste parle d’en faire la vedette anglaise de son prochain spectacle, au rayon cascadeur. Un inconnu surgit alors. Un bel inconnu, si vous motorisez cette légère rectificance, qui saucissonne le mari, le valdingue dans la baignoire, se couche tout loqué contre la dame toute nue, ferme le robinet d’électricité et se met à lui vérifier le velouté mammaire ; reconnaissez, mesdames, messieurs, et vous aussi amis pédales, qu’il y a de quoi déboussoler la plus chaste des épouses, la plus prude des dames patronnesses, la plus hermétique des vierges.
Moi, vous me connaissez, mes biquets, je suis capable de faire plusieurs choses à la foire. Il m’est arrivé de lire le journal en mangeant, de fumer en prenant mon bain, et d’aller au cinéma pendant que le Général causait à la télé. Tout en battant en neige ma petite camarade, je tends l’oreille aux bruits du rez-de-chaussée. Je ne perçois qu’un murmure très confus de conversation. Les flicards mandés par le sieur Daudeim ne sont point encore tarifés. Je décide en conséquence d’entreprendre sérieusement la belle, la tiède, la nue Alicia. Je lui baisotte les lèvres à petites goulées, puis le cou, puis les boutons moletés avant d’organiser une expédition de secours à travers la douce lande qui sépare ses délices supérieures de ses délices inférieures, lesquelles sont donc postérieures. Je ne précise pas, mais vous suivez mon regard n’est-ce pas ?
Elle se met à pâmer, la môme ! Flûte : je suis tombé sur une bruyante. Une qui se croit obligée d’exclamer ses sensations, de les porter à la connaissance du public. Pour les julots d’en bas qui risquent d’entendre, ça n’est pas grave vu qu’ils la croient avec son mari ; mais c’est pour le mari que ça me gêne. Depuis la salle de bains, il doit l’écouter trémoler, sa gerce. Et je vous parie que ça l’afflige, cet homme. Une mâchoire fêlée, déjà, ça rend morose, alors s’il faut en plus que votre légitime vous interprète son récital de sommier avec le gars qui vous a lézardé le maxillaire, y a de quoi faire le défilé du 14 Juillet sur les mains, après s’être carré un plumeau dans le fignedé pour se déguiser en Saint-Cyrien.
Moi, je lui rappellerais bien la promiscuité de son époux, à Alicia, seulement admettez que ce serait mufle ! Je risquerais de lui faire éclater l’extase comme un ballon de baudruche. Tant pis, je me la continue à travers ses cris. Elle ne hurlerait que des voyelles, à la rigueur, elle pourrait prétendre ensuite à son vieux que je la torturais. Un « Aaaaah » d’orgasme ou un « Aaaaah » d’agonie, c’est similaire. Seulement elle bavarde ! Et je te dis que c’est bon ! Et je te demande de ralentir le mouvement ! Et je te complimente sur ta vigueur ! Et je m’extasie sur ta robustesse ! Et j’implore que tu continues ! Après ce radioreportage, ça va être coton de chiquer à la dame molestée. Une femme torturée n’appelle pas son bourreau chéri, que je sache ! Elle lui dit pas qu’il a la consistance d’une barre de fer, ni qu’elle veut sa bouche, en même temps ! En même temps ! Vous vous rendez compte ? Dans sa baignoire, Duchenock se demande « en même temps que quoi ». Enfin bref, c’est son problème. Cela dit, une frangine s’en sort toujours. Elle parvient à faire gober n’importe quelle couleuvre à son baluche. Si ça se trouve, Alicia jurera au sien que ce qu’il a entendu c’est une causerie de M. Couve de Murville à la radio. J’ai tort de m’inquiéter…
Tout en lui interprétant un solo de scie musicale, j’entends radiner la chignole de police secours. Des parlementations retentissent, en bas… Alicia me crie de mettre les gaz. Je passe la surmultipliée. Bientôt on valdingue dans le cosmos, elle et moi. Un feu d’artifice sensoriel. On se termine en gerbe d’étincelles. Et puis on reste là, essoufflés et suant d’amour, à regarder un brimborion de clair de lune au plafond.
Bruit d’auto. Les matuches repartent, emmenant la Vieillasse, je suppose. Il doit en avoir sec, Pinuche. Se faire embastiller comme un vulgaire pilleur de clapier, c’est dur à son âge. Il le maudit, son commissaire, de l’avoir plaqué en pleine panade pour jouer les Poléon au pont d’Arcole.
Le silence revient. Pas longtemps, car des pas feutrés ascensionnent. On frappe à la porte :
— Andréano ! fait une voix.
— À toi de jouer, chérie ! chuchoté-je à Alicia.
Elle acquiesce dans la pénombre. Elle attend que le dénommé Daudeim frappe à nouveau avant de lancer un « Oui, qu’est-ce qu’il y a ? » gommé par le sommeil.
— Je veux parler à Andréano, Alicia.
— Il dort !
— Réveillez-le !
— C’est que… Il a pris deux cachets à cause de ses maux de dents. Que se passe-t-il ?
— Dimitri a intercepté un policier qui fouillait le garage.
— Mon Dieu ! s’exclame ma compagne. Qu’avez-vous fait ?
Un ricanement de l’homme à la robe de chambre me parvient.
— J’ai joué le jeu. Je l’ai considéré comme un rôdeur et l’ai remis à police secours.
— Ah ! bon… Écoutez, Alphonse pour Andréano, ça ne peut pas attendre demain ? J’ai beau le secouer, il ne se réveille pas !
— D’accord. Mais réunion en bas à six heures, hein ? Il faut aviser, je n’aime pas qu’un flic se soit introduit chez moi ! Bonne nuit !
Les pas s’éloignent au bout du couloir. Une porte claque. À toi de jouer San-A.
— Qu’allez-vous faire ? demande Alicia, comme je rallume la lampe de chevet.
Je ne lui réponds pas. Et ce pour deux raisons. La première est que j’ignore effectivement ce que je vais faire, la seconde que mon regard adhésif vient de se planter sur les fringues du sieur Andréano, sagement rangées sur les épaules de bois d’un serviteur-muet. Il portait un complet de velours noir, aujourd’hui, mon ébranlé de la gargouillette. Vachement smart, le cocu ! Un costar en velours granité, avec des boutons de cuivre. Quelque chose est gravé sur les boutons. Je suis prêt à vous parier une grande rousse contre le petit Larousse que l’inscription en question est « Postes royales françaises », bien que, du lit, je ne puisse lire les caractères gravés sur les boutons. Vous savez pourquoi je suis sûr de mon fait ? Parce qu’il manque un bouton au complet, et que ce bouton est dans la poche de ma veste à moi !
Plein succès ! Tu as eu le nez crochu, San-A. en t’aventurant in this house ! Ah, futé garçon, ton fameux flair ne s’y est pas trompé ! Comme tu as eu raison de laisser ton instinct prendre l’initiative des opérations. Bravo, San-Antonio ! Et merci…
Je rigole tout seul, comme une tranche de pastèque, sauf que mes dents sont plus blanches que des pépins de pastèque.
— Qu’est-ce qui t’amuse ? murmure tendrement Alicia.
Ses yeux sont soulignés par la gratitude.
— La vie, je lui réponds, sans me gratter.
— Mais encore ?
Elle n’aurait pas marqué l’interrogation, je comprenais : « Mets encore » et j’étais chiche de lui offrir une deuxième séance au bénéfice désœuvré de la paroisse.
— Elle est si pleine d’imprévus, Alicia. Si mutine. Faut savoir se marrer avec elle. Le drame des hommes, c’est qu’il ne savent pas jouer à l’existence, alors l’existence se rebiffe.
Je me coule hors du plumard, j’accomplis des mouvements d’assouplissement manière de me dégommer les abdominaux, après quoi je traîne une chaise jusqu’à la fenêtre.
— Qu’est-ce que tu fais ? chuchote ma facile conquête.
Je lui réponds par le geste, en arrachant les cordons des rideaux.
Nanti de ces liens extrêmement résistants, je reviens à ma jolie partenaire.
— Bouge pas, mignonne, je vais te ligoter afin de sauver les apparences.
— Bonne idée, convient Alicia, tu penses à tout.
— À tout !
Elle est rapidement ficelée. Je m’assois au bord du lit, je cramponne un paquet de sèches sur la table de chevet et en allume une. Les deux premières goulées m’enguirlandent le cerveau.
— Maintenant, passons aux choses sérieuses, ma petite poule. Que sont devenus les gosses kidnappés ?
Ses yeux s’exorbitent (autrefois j’aurais ajouté « de cheval », mais je suis devenu un auteur vachement sérieux).
V’là qu’elle me considère différemment, cette petite coucheuse. Elle avait dû me situer dans un compartiment de la société très éloigné de celui où ma question me ramène.
— Je ne sais pas de quoi vous parlez ! Quels gosses ?
Je lui dépose un gentil baiser sur la bouche.
— Allons, petit cœur, on vient de s’envoyer en l’air comme des fous, toi et moi, tu ne voudrais pas que nos relations se détériorent après une régalade pareille !
J’attise le bout incandescent de ma cigarette.
— Tu sais que, malgré nos tendres ébats, je suis tout à fait capable de t’appliquer cette cigarette sur la joue jusqu’à ce qu’elle l’aie traversée. Le bout de conversation que tu as eu à l’instant avec Daudeim prouve clairement que tu es au courant de ce qui se passe ici… De plus je suis en mesure de prouver que ton mari a assassiné un policier, pas plus tard que ce matin, dans la forêt…
Ce mini-discours, extrêmement bien senti, la laisse perplexe.
— Écoutez, dit-elle, je veux bien vous dire ce que je sais…
— À la bonne heure…
— Seulement, je… je voudrais savoir qui vous êtes !
Je souris de son ingénuité.
— Allons, petit ange, dans ta situation on ne peut plus se permettre de parler au conditionnel.
J’approche mon mégot de son visage.
— Je t’écoute ! De toute manière, je te promets qu’avant cinq secondes tu auras dit quelque chose !
Comme quoi je m’avance à la légère, mes gamins. La môme ne dit rien dans les cinq secondes qui succèdent, et elle ne dira rien non plus au cours des millénaires suivants car un type a bondi sur le plumard d’une détente fantastique.
Ce saut ! Dommage qu’on ne puisse l’homologuer ! De la salle de bains au lit doit bien y avoir cinq mètres. À pieds joints, faut le faire !
— Tiens, salope ! gronde Andréano.
Avant que j’aie pigé et donc eu la possibilité d’intervenir, il a porté un monstre coup de rasoir à la gorge d’Alicia. La vache, cette estocade, Mam’zelle ! Le roi du coupe-chou, le cornard ! J’sais pas si c’est l’heure de sa décollation, mais il lui a sectionné la tige aux deux tiers. Son cou, à Alicia, il ressemble à une boîte ouverte. Instantanément un niagara de raisin gargouille sur le drap blanc. Ses yeux fous d’une terreur éperdue chavirent. Elle meurt dans un clapotement d’évier engorgé.
Je ne sais pas comment il s’y est pris pour se dépêtrer du tapis, sortir de la baignoire choper son rasoir et ouvrir la porte sans faire de bruit, Andréano, toujours est-il que je ne me suis gaffé de rien.
Fissa je me laisse couler du plumard. Une veine pour moi que sa jalousie exacerbée l’ait poussé à se payer sa gonzesse en priorité. Sinon il me décapsulait avant que je puisse gargouiller « ouf ».
L’ordure n’a pas lâché son rasif.
Avec un cri de kamikaze il se jette sur moi. Je vois scintiller la lame ensanglantée. Gaffe, San-Antonio ! Gaffe, mon pote, on t’a déjà sucré tes amygdales, Baby ! Pas la peine de subir une nouvelle intervention.
Un soubresaut pour me jeter sur le côté et la corrida commence.
J’ai jamais aimé les rasoirs à main, car je suis un homme de progrès, moi ! Chaque fois que je peux faire appel à la fée électricité, je n’hésite pas. Qu’un gus d’une trentaine de berges se rase encore au sabre d’abordage, voilà qui me dépasse. Peut-être après tout qu’il l’utilise seulement comme arme de combat, son coupe-chou ?
En tout cas il a l’air fermement décidé à s’en servir sur mon élégante personne. Faut le voir darder sa main féroce en direction de mon physique de théâtre ! Ah ! la carne ! Le coup passa si près qu’une de mes mèches de cheveux tomba ! Si vous voulez la ramasser, elle assurera vos vieux jours. On vend bien une mèche des tifs à Napoléon ! Et son bitos, donc, à l’Empereur ! Il devait en posséder une sacrée tartinée pour qu’à chaque instant on cloque son bicorne aux enchères ! Et vous remarquerez : c’est toujours LE chapeau de Napoléon Ier. Chez l’homme, le goût de la relique, c’est inné ! L’os à saint Machin, le bout de la vraie croix, le prépuce à Sa Majesté du Genou, le morceau du slip de la grande Sarah, j’en passe et des moins bonnes ! Mais Napo, il tient le pompon ! On oserait vendre des roustons de mouton en prétendant que ce sont les siens, ça mettrait la folie dans la triperie de luxe ! Tiens, c’t’une idée, faudra que je ventauzenchèrepublique mes claouis, un de ces quatre morninges ! Mise à prix une brique la paire, bocal non consigné ! Une affaire, non ? Le malin qui les achète fait la tournée des villes pour organiser une expo chez les libraires, au lieu d’une séance de signature trop classique. Ça remeuterait la populace. Toutes les lectrices feraient la queue (si j’ose dire) pour les admirer, les valseuses à San-A. De mon vivant, je pourrais me contenter d’exposer la photo seulement, vu que les originaux sont en plein rendement (tellement même que je cours droit à l’inflation).
Bon, je m’égare, qu’est-ce qu’on se disait ? Ah, oui : le mecton avec son furieux rasoir sectionneur. Outre l’avantage que lui confère sa lame, il possède celui de la position. Moi, je suis allongé le dos au tapis, alors que lui se tient agenouillé. Des soubresauts, c’est bien joli, mais c’est comme un tramway de préfecture : ça ne va pas loin. Me voici coincé entre le lit et mon assaillant. Je tente un ciseau à la désespérée ; il l’esquive. Le rasoir s’élève une fois de plus. J’avise le coin du couvre-lit qui pendouille au-dessus de mon visage. Je l’empoigne et tire dessus aussi fort et aussi vite que je le puis. Heureusement, il est en satin et glisse parfaitement. Il tombe en paquet sur ma poitrine, m’isolant provisoirement d’Andréano. Les fractions de seconde ont joué. Le couvre-plume s’est interposé pile comme mon antagoniste abattait son bras redoutable sur ma frime. Je sens un choc à travers la boule d’étoffe. L’autre patate émet un hurlement sur les grandes ondes. D’une ruade je refoule le truc en satin et le monsieur affalé dessus. Ensuite de quoi je me redresse et mate le résultat de l’opération duvet. Il est positif, en ce qui concerne ma santé. Je vais vous repasser la bande au ralenti, mes petits constipés de la rétine.
Mordez comme Andréano, noir de fureur meurtrière, lève haut son bras vengeur. Voyez comme une partie du couvre-lit, en chutant, s’enroule autour de son poignet. Voyez comme l’autre partie du même couvre-lit me sert de bouclier. Regardez bien, à présent, la manière idiote dont le geste du raseur de glotte avorte. Sa main glisse de la partie non coupante de la lame sur le manche. La lame se replie sur ses doigts. La violence de son geste est un marteau. La poitrine du cher San-A. est l’enclume. Si bien qu’il ne reste plus que le pouce à la main droite du mec. Juste de quoi faire du stop !
Il regarde ses quatre doigts gisant sur le couvre-lit jaune qui, arrosé de son sang, ressemble vaguement au drapeau espagnol. (À l’actuel, pas à celui qui flottera dans quelque temps sur les édifices madrilènes).
— T’es bien avancé, pauvre cloche, lui dis-je.
Il claque des dents. Son sang pisse comme il continue de jaillir de la carotide sectionnée de la pauvre Alicia. Je cavale à la salle de baths, y chope une serviette éponge que je lance à l’édoigté.
Mais il néglige ce buvard à raisin et pose son front contre le lit. Sur le moment, je crois qu’il défaille.
Quelle erreur est la mienne ! En réalité, il glisse sa main valide entre le matelas et le sommier pour, vous savez quoi faire ? Attraper le pétard de calibre qu’il y avait planqué en prévision de mauvais réveils. Lorsque je pige, il a déjà sa seringue dans la paluche. Et dire que je suis parti sans me charger. L’ami tu-tues est accroché au porte-manteau de ma chambre, à Saint-Cloud. Comme je me languis de lui à cet instant ! Comme son éloignement renforce mon impression de cruelle solitude ! Dans la paluche du mec, le gros calibre nanti d’un silencieux, ressemble à une lampe à souder. Plonger ne servirait à rien, car Andréano, blême de douleur, est debout de l’autre côté du plumard et couvre de son composteur toute la pièce sous tous ses angles.
Floppss ! Une prune ! Elle m’a éraflé l’oreille. C’est probablement la première fois qu’il défouraille de la main gauche d’où sa maladresse. Je fais un pas de côté.
Floppss ! Floppss ! Deux autres pralinettes pulvérisent un charmant sous-verre, à droite de mon portrait personnel. Dommage pour cette œuvre d’art qui représentait François Ier en train de faire ch… Henri VIII d’Angleterre au Camp du Drap d’or.
M’est avis que je ne suis pas encore sorti de l’auberge. Il reste encore cinq dragées dans le chargeur. À force d’ajuster son tir, il finira bien par me plomber, le fumier ! Il a le visage couvert de fines gouttes de sueur. Il s’efforce de réprimer le léger tremblement de sa main. Il veut m’avoir. Pour mettre le maximum de chances de son côté, il contourne lentement le lit afin de me couper de la porte. Il n’est plus qu’à deux mètres de moi. À cette distance un paralytique aveugle ne me raterait pas. Faudrait sûrement essayer quelque chose, mon petit commissaire chéri. Ou alors jouer les Maréchal Ney en criant au gars : « Droit au cœur mais épargnez le visage ! »
— Au lieu de faire des cartons sur les tableaux, tu devrais regarder derrière toi, Andréano, t’aurais des surprises.
Vieux comme mes robes, je sais ! Douze mille fois employés, je re-sais, mais toujours efficace. Un type vous crie de gaffer vos arrières, je vous mets au défi de ne pas vous retourner !
Mon mitrailleur a un bref mouvement de menton pour s’assurer que la porte est bien close. Mon pied est déjà parti pour une reprise de volée. Il heurte sa main valide. Le revolver lui échappe des doigts. Andréano se jette sur l’arme. Avant qu’il ne l’ait ramassée, j’ai empoigné à deux mains la pendulette de marbre sur la cheminée Louis Chose et l’ai catapultée vers l’assassin d’Alicia.
Dans les moments les plus dramatiques, on récolte un côté marrant. Tout en lui fracassant le temporal, v’là la pendule qui gazouille quatre coups.
Elle avance !
Moi, je recule pour éviter un nouveau flot de sang.
Cette turne ressemble aux abattoirs de La Villette. Ce que ça peut faire désordre, deux cadavres dans la même pièce !
Je retourne dans la salle de bains, manière de me déséclabousser à l’eau fraîche. J’en profite pour me bassiner un brin la devanture.
L’amour et la mort marchent la main dans la main le long de mon destin, mes petites tronches. À peine j’ai fini de me faire exprimer l’intime que le rodéo des grands jours éclate. Quand je pense que trente minutes plus tôt, ce couple dormait du sommeil de l’injuste. Car ils devaient en avoir un paquet sur la conscience, les époux Andréano. Lui surtout. Le meurtrier de Merdoche. Je ne suis pas fâché d’avoir réglé le compte de ce teigneux.
Par contre il y a un « hic » : des défunts, ça ne parle pas ; or j’ai grand besoin de savoir. Pour tous renseignements s’adresser à M. Daudeim.
Dominant ma répulsion je retourne dans la chambre, ramasse le flingue sur le parquet et sors dans le couloir.
Nul rai de lumière ne filtre sous les portes. Aussi époustouflant que cela paraisse, l’hécatombe n’a pas fait de bruit. Je néglige la porte située à côté de celle des Andréano ; tout à l’heure, le maître du Moulin a marché sur une certaine distance avant de rentrer dans ses appartements. Je suis prêt à vous parier le beau temps qu’il fait là-bas contre la pluie qui tombe ici qu’il occupe la piaule du fond. En tout cas je vais bien voir…
Le loquet tourne, mais la porte ne s’ouvre pas. Conclusion : verrou intérieur. J’hésite juste le temps qu’il faut pour prendre une décision, et je toc-toque.
Il doit dormir d’un œil et d’une oreille, Daudeim, car il demande immediately :
— Qu’est-ce que c’est ?
Je bâille en répondant :
— Andréano !
Reconnaissez, mes preux, que, votre connerie mise à part, il n’y a rien de plus monumental en ce monde que ma témérité.
Daudeim vient ouvrir sans barguigner. C’est pas tout le monde qui sait barguigner ; les grands barguigneurs se perdent en ces temps de spontanéisme.
Il a toujours sa belle robe de chambre en velours noir à parements blancs apparemment blancs. Dès que la porte s’entrebâille, je donne un coup d’épaule dedans et je bondis in the room, le soufflant pointé.
— Navré de vous réveiller, monsieur Daudeim.
Ce self-control, mes lascardes !
Pas un sourcillement, pas un poil qui frémisse. Il se contente de murmurer, très poliment :
— Je ne dormais pas. Qui êtes-vous ?
— L’ami de celui que vous avez remis aux flics, petit mouchard.
— Et vous désirez ?
— Vous poser des questions, bien sûr, mais auparavant, vous annoncer qu’il est arrivé un grand malheur dans cette maison.
Daudeim sourit.
— Vous voulez sans doute parler de celui-là ?
Il actionne le bouton d’un poste de télé et que vois-je apparaître sur l’écran blanc de mes nuits blanches, comme le chanterait si joliment M. Nougat Rot ? La pièce que je viens de quitter avec ses deux cadavres marinant dans le blood.
Daudeim rit de ma stupeur.
— Très honnêtement, je n’appelle pas cela un grand malheur, cher monsieur. Une femme névrosée et un homme jaloux ne constituent pas des collaborateurs de classe.
— Jolie installation, apprécié-je.
— N’est-ce pas ?
— Vous avez l’habitude d’espionner vos invites ?
— Déformation professionnelle, soupire Daudeim.
Qui ajoute :
— Je vous attendais.
— Vous saviez donc ?
— Qu’il y avait une seconde personne dans ma propriété ? Oui, puisque vous avez cru bon de fracasser l’une de mes serres pour attirer Dimitri au-dehors. En regagnant ma chambre, j’ai voulu prévenir Andréano, mais sa femme a prétendu qu’il dormait, abruti par des barbituriques. Or, Andréano n’était pas du genre cachets. Pour en avoir le cœur net, j’ai branché mon petit appareil de contrôle, ce qui m’a permis d’assister à un western de haute volée.
— Et vous n’avez pas eu l’idée d’intervenir ?
Il me cligne de l’œil. Cet homme à un aplomb extraordinaire, beaucoup de charme également. Les nanas, surtout les jeunes, doivent se pâmer quand il les regarde d’une certaine manière.
— À quoi bon : les Andréano étaient condamnés, les circonstances ont évité la main-d’œuvre étrangère. Bon, cela dit, vous êtes venu pour me questionner, disiez-vous ? Eh bien, mon cher monsieur, posez vos questions.
Il gouaille :
— Et posez donc aussi ce révolver par la même occasion, je trouve ces embouts silencieux absolument inesthétiques.
Je vous jure qu’une nature moins personnalisée que la mienne se laisserait subjuguer par ce diable de bonhomme. Il a un tel chic pour vous regarder, un tel ton pour vous parler, il émet des ondes si dominatrices qu’on se sent ramollir à son contact comme du chocolat au soleil. Seulement, excusez, docteur, mais il a tout de même le commissaire San-Antonio en face de lui, et le commissaire San-Antonio, sauf vot’ respect et pour le mien, ben c’est le commissaire San-Antonio, quoi !
Conscient de la chose, au lieu d’enfouiller ma gomme à effacer les extraits de naissance, je l’assure bien dans ma main.
Daudeim hausse imperceptiblement les épaules.
— Vous êtes également de la police, naturellement ?
— En effet.
— On se met à travailler en dilettante, chez vous ? On fait du travail de nuit ? On use de procédés illégaux ?
— Et on arrête les gens sans mandat d’amener, vous allez vous en rendre compte, terminé-je de la même voix ironique.
Cette amorce de causerie à bas ton rond pue s’est déroulée au milieu de la chambre à coucher de mon hôte.
— Vous ne voulez pas vous asseoir ? propose-t-il, nous serions plus à l’aise pour bavarder. À cette heure tardive les muscles se relâchent. Il est vrai que vous êtes jeune, vous !
Il me désigne une bergère :
— Moi, dit-il, si vous le permettez, je retourne à mon lit.
Joignant le geste à la jactance, il marche en direction de son monumental pucier à baldaquin. Vous parlez d’un meuble ! Celui-ci s’encastre dans une profonde alcôve et deux marches y accèdent. M’est avis qu’il doit se prendre pour Louis XIII, Daudeim.
— Stop ! crié-je en lui claquant le presse-purée entre les côtelettes.
Il se retourne.
— Pas d’accord ?
— Pas tout de suite. Auparavant, je dois souscrire à une légère formalité.
Non, mais pour qui il me prend, cézigue ? Pour une tarte, une cruche, une poire ? Pour un melon ? Pour une portion de Brie ? Pour un enfant de chœur, un poisseux de la tronche, une crêpe, une nave ? Pour le premier venu ou le dernier des connards ?
« Si vous le permettez, je retourne au lit ! »
C’est un rigolo dans son genre. Il me sous-estime. Son padock doit receler plus d’armes que la Corse. Machiavélique comme il a l’air, Daudeim, il planque sûrement des louches bricoles sous son traversin.
À reculons, je vais à son lit, sans cesser de braquer le maître du Moulin.
— Bravo, dit-il, vous appartenez à ces gens qui ne laissent rien au hasard !
— Vous voyez, dis-je en m’asseyant sur son plumard.
De ma main libre, je farfouille sous l’oreiller, sans rien trouver d’insolite.
Pourtant, de l’insolite, il m’en arrive sous une autre forme. Tellement inattendue !
Un bruit de couperet de guillotine chutant dans ses gorges et sur une gorge.
Vrrrzan !
Me voici dans le noir. Un noir drôlement opaque. Un panneau de fer vient de tomber du plafond, isolant l’alcôve du reste de la pièce.
Supérieurement joué ! Daudeim est réellement un être exceptionnel. Cette astuce raffinée de vouloir regagner son lit, en sachant pertinemment que j’allais me comporter comme je l’ai fait. En tout cas il est formidablement outillé, le bougre. En cas d’alerte il s’escamote dans son alcôve… Ni vu, ni connu…
Je tâtonne dans le noir à la recherche d’un commutateur électrique. Le voici. Une lumière orangée, tamisée par un abat-jour de soie, éclaire le lit. Mais qu’arrive-t-il ? Ce dernier est parcouru d’un frémissement ; j’ai l’impression de me trouver dans un ascenseur qui descensionne. Effectivement, le dodo s’enfonce dans le sol. Le papier à rayures de la tapisserie défile sous mon regard hébété. Il cesse. Un crépi de plâtre lui succède. Le lit-monte-charge parcourt une cinquaine de mètres à la verticale. J’entends grossir le zonzon d’un moteur. Il y a un léger heurt et le lit s’immobilise. Terminus. J’attends : rien ne se passe.
Je fredonne pour me persuader que je ne rêve pas, ce qui est aussi efficace et moins douloureux que le pincement préconisé par mes devanciers (lesquels étaient plutôt des arriérés).
« Meunier, tu dors, chanté-je. Ton moulin, ton moulin va trop vite, ton moulin, ton moulin va trop fort… »
Quelques secondes s’écoulent, en quantité suffisante pour accoucher d’une minute normalement constituée. Un épais silence m’environne. Je palpe les murs. Ils m’ont l’air pleins. Suis-je au fond d’une fosse ?
Un glissement feutré monopolise mon attention. Une légère ouverture se forme dans la partie supérieure du mur, presque au niveau du ciel de lit. Elle a le format d’une carte postale.
Je me dresse sur le lit pour essayer de regarder par cette brèche lumineuse. Je n’ai pas le temps de hisser mon œil de lynx à son niveau. On vient de lancer quelque chose de brillant par l’ouverture, et on a fait coulisser le volet obstruant cette dernière.
L’objet en question a roulé dans les draps. Il a la forme et l’aspect d’une grosse ampoule électrique. Pressentant un turbin pas ordinaire, je m’apprête à le cueillir délicatement lorsqu’il explose.
Pffflouff !
Comme ça, tout seul.
J’ai tout juste le temps d’enregistrer le fait. Celui aussi de me dire qu’il s’agit là d’une bombe à gaz destinée à m’anéantir.
Instantanément mes soufflets se bloquent et je culbute dans des abîmes ténébreux.