DEUXIEME PARTIE AU-DELA DE L’AU-DELA

CHAPITRE PREMIER LA SEANCE

Le Suisse marche en tête du cortège, solennel dans son bath costar rouge. Il a la figure verte, avec au milieu de grandes dents jaunes et britanniques. Au lieu de la traditionnelle hallebarde, il tient une faux.

Nous, on le suit à petits pas sur le tapis déroulé à l’infini vers un horizon couleur d’incendie. Nous, c’est-à-dire Marie-Marie et moi. Elle est en voile blanc de première communiante ou de mariée. Moi en habit, je lui donne le bras. Je marche à croupetons afin de rester à sa hauteur. Ce faisant, je me prends les pinceaux dans mes basques et m’étale. Toute l’assistance éclate d’un rire si puissant que les oreilles m’en saignent. Je cherche Félicie des yeux, espérant qu’elle viendra me relever. Mais elle n’est pas là. Elle n’est plus là. Alors je reste à plat ventre sur le sol et me fous à chialer en appelant M’man.

Étranges noces, non ?

Le chagrin m’arrache au sommeil — ou au coma ? — dans lequel je vadrouillais. Je gis sur un grand lit moelleux qui n’est plus le plumard à baldaquin et monte-charge incorporé, mais un truc du genre cosy-corner.

Voilà plusieurs fois de suite que je rêve à mon mariage. Immanquablement, ce cauchemar me déprime car Félicie n’y assiste jamais.

Des gens qui ont toujours le mot pourri, me déclarent sans cesse qu’il va me falloir convoler bientôt. À la pluie de leurs dires, ils ajoutent : « Votre mère ne sera pas toujours là. »

Je voudrais leur arracher les yeux et cracher dans les trous, à ces prophètes nécrophages, à ces oiseaux de mauvais augure. Je les interdis[10] de toucher à Félicie, fût-ce par la pensée. Je les défends de présager. Ah ! merde, ce qu’ils m’auront fait tarter, les hommes. Rien qu’en coexistant avec bibi. Me suis trop longuement farci leurs principes et leurs simagrées, à ces tas de conventionnels. À force on se sent amoindri, floué, cornard, ébréché, un peu maudit aussi ! Ce torrent de pauvretés : flot d’égout !

Tous tellement gonflés de leur insignifiance que je voudrais couper leurs ficelles pour qu’ils s’envolent et disparaissent dans les nuages. Bye-bye, enfin seul ! Ce repos, Madame ! Terminée, la réception ! Finis, les ronds de guibolle Régence ! Les paroles sucrées. Les mensonges enduits de vaseline pour qu’ils rentrent mieux !

Ils me débectent, fort, fort, si vous saviez ! Des ténors qui ne sentent plus bisser, comme dit Félix. Et puis d’abord ils pensent qu’à bouffer. Je vois bien, dans leurs bafouilles et leurs converses, que c’est la préoccupation dominante vobiscum, jaffer ! « Venez à la maison, ma femme fera une matelote d’anguille. » Ou bien : « Allons chez l’Ami Louis, y a le meilleur foie gras de Paris. » Des estomacs ! Avec une médaille épinglée dessus pour qu’ils fassent un peu moins estomacs. J’aimerais que ça change. Qu’au lieu de la tortore on pense à l’amour. J’aimerais, quand on m’invite qu’on me dise : « Je t’attends demain soir, y aura ma belle-sœur à caramboler, elle est éblouissante du réchaud. » Ou encore : « T’as encore jamais culbuté bobonne ? Tu devrais venir te faire accomplir le vibro-masseur en folie, elle le réussit comme personne. » J’ai pas raison ? Non, vous tordez vos nez tristes. Vous pensez qu’il s’écarte de la morale, San-A. Qu’il profane à profusion en proférant des projets prohibés. Soit ! On peut rêver, non ? Pas encore verboten que je susse ! Un jour les Chinois vous feront marron parce que vous aurez trop manqué de fantaisie pour opérer votre révolution tout seuls. Après la Sibérie si minière et si dépeuplée, c’est vous qu’ils grifferont et ce sera bien fait. Je vous donne vingt ans pour devenir jaune citron, tous autant que vous êtes. Quand un milliard de petits agités viendront escalader vos madames, vous la verrez virer, votre blancheur persil dont vous êtes si fiers !

Allez, stop, à quoi bon vous futurer le mental. Ça vous fait tarter et moi aussi, somme toute. Jacter dans le désert, faut être Jésus Christ ou de Gaulle pour se le permettre. Dès qu’on veut causer sérieusement dans ce bon Dieu de bled, faut réciter des monologues. Tenez, le grand Charles, vous croyez qu’il vous parle, à VOUS ? Mes quenouilles, comme disait grand-mère, il monologue ! À la téloche, au lieu de l’objectif qui vous représente, il contemple le poste de contrôle. Il sait tellement que vous ne pigeriez pas. D’ailleurs, vous ne pigez pas. Mes San-Antonio, un jour je vais me les écrire pour moi tout seul et vous me bouclerez à Sainte-Anne ou à Charenton. À moins que d’ici là j’aie renoncé. Oui, je crois que je renoncerai, c’est plus confortable !

Allongé sur un cosy tout ce qu’il y a de corner, donc, je me désenvape à la vape comme je te pouffe !

On m’a déménagé de carrée. La pièce où je reconsciente est petite, intime, et rigoureusement close puisqu’elle ne comprend aucune fenêtre mais seulement une porte.

Le cosy excepté, elle est meublée d’une table et d’une chaise. Au mur, en très grand, en couleur, en pied, le portrait photographique d’un type que je n’ai pas l’honneur de connaître.

C’est un individu d’une cinquantaine de carats, assez fort, très chauve, avec des yeux couleur d’ardoise et un nez épais. Son regard indéfinissable est posé sur moi avec insistance, comme le regard de tous les portraits de face. Au bout de quelques minutes, il me donne le vertige. J’ai beau essayer de fuir cette vigilante attention, automatiquement nos yeux se croisent. Ulcéré, je décide de m’allonger dans le sens contraire, c’est-à-dire la tête au pied de ma couche.

Broinngg !

Exactement comme un timbre brutalement frappé. Un second portrait, absolument semblable au précédent s’étale sur le mur opposé.

Mon crâne vibre longuement. Tellement inattendu, tellement baroque cette double photographie.

Je ferme les yeux. J’essaie de me récupérer, de me réunir. Je sonne mon rassemblement. Je décrète ma mobilisation générale.

Première constatation, je suis bien. Pas le moindre mal de tête consécutif au soporifique qu’on m’a balancé. C’était de la camelote de first qualité. Il me semble que j’ai longtemps dormi. Si le regard du chauve ne m’incommodait pas, je me sentirais presque euphorique.

La pièce est capitonnée. Un parfait silence m’environne. Je tousse, manière de le rompre. J’y parviens mal. Mon bruit n’est qu’un faux bruit, une illusion de bruit. Il reste intérieur parce qu’il émane de moi.

Je chantonne : même topo.

Pourtant je conserve le moral. Une joie organique couve au fond de mon être. Faut trouver un nom au mec de la photo, ce me sera plus pratique pour penser à lui. Comme il a la colline déboisée, je vais l’appeler Dugenou. Non, attendez, vu qu’il est représenté en double exemplaire, Philippin serait plus astucieux. Seulement Dugenou c’est plus marrant et on se doit d’entretenir son optimisme. C’est une denrée si précieuse !

— Dugenou, pouffé-je, t’as une frime sinistre, mon ami. La bouille de l’homme dont le destin est de filer les jetons à tes contemporains. T’es censeur, cynique, mauvais, soucieux, bilieux, accablant, intransigeant, hépatique, suspicieux, déterminé, sans grognon, critique, mécontent et insexué. Je t’en…, Dugenou. Tu m’insupportes. M’irrites, me contrits, me contristes, me con triste, m’accable, m’andolines[11].

Un griffouillement dans la serrure. La porte qui s’open. Dans tous les bouquins, remarquez-le, y a plein de lourdes qui s’ouvrent. La base de tout suspense, c’est ça : une porte entrebâillée. Mettez votre main devant la bouche, les enfants, quand vous entrebâillez, ou devant votre futal si c’est votre braguette que vous entrebâillez.

Fallait-il que je fusse encore en dépossession de mes moyens pour m’être désintéressé de cette unique ouverture ! Je n’ai pas fait un pas vers la porte. Voilà qui ne ressemble pas aux manières du célèbre San-A. Décidément, le sirop de vape, à lui administré, continue ses effets d’embrumage.

Le camarade Dimitri, jardinier unique et en chef du Moulin, fait son entrée. Il n’est plus en pyje, mais en costar, veston noir avec col Mao. Presque élégante, la brute ! Moi, ce que je prédilectionne, c’est pas les cols Mao, c’est les cols buissonnières[12]. Les puissantes épaules de Dimitri tendent à la craquer l’étoffe de ses fringues. Il ne sera jamais very smart, Glandu. Il aura beau se loquer chez Cardin, archaïque il restera. Si vous voulez mon avis : Dimitri date[13] !

Il s’approche de mon quasi-corner (le divan n’est pas tout à fait dans un angle) et me fait un signe de tête.

— Viens ! dit-il.

Je le considère, m’attendant à le voir armé. Mais il a les mains vides et pendantes le long du corps. La lourde est restée ouverte. Que fait un San-Antonio prisonnier devant pareille conjoncture, mes gredines ? Il marronne le menton du visiteur et prend une prise de poudre d’escampette, pas vrai ? J’ai beau me le répéter, je ne bronche pas. Essayez de piger le phénomène : je n’ai pas envie de démanteler le portrait de Dimitri, non plus que de m’esbigner. J’ai l’impression d’être en vacances chez des aminches. On vient me proposer une partie de tennis. Ensuite on croquera sous le gros tilleul de la cour en lichant du chianti. La vie douillette, quoi !

— Allons, viens ! répète le jardinier.

Là encore, je me devrais de lui expliquer que nous n’avons pas gardé les zouaves ensemble. Tout ce que je trouve pour riposter à ce tutoiement, c’est un sourire amitieux. Je me lève.

— Tu te sens bien ? me demande Dimitri.

— Au poil, gamin ! Où allons-nous ?

Sa réponse m’abrutit littéralement :

— Ben : comme d’habitude…

Non mais vous avez bien lu ? Comme d’habitude ! Qu’entend-il par-là ? Je le lui demande. M’est avis que son vocabulaire tiendrait dans un étui pour brosse-à-dents.

— C’est-à-dire comme d’habitude, m’explique-t-il minutieusement, mais sans toutefois se perdre dans les détails…

La porte franchie, un couloir revêtu de faux acajou se présente, qu’on suit sur toute sa longueur. À son autre extrémité, une nouvelle pièce dont la découverte me surprend car on dirait une salle d’opération. Elle est peinte en blanc. Au centre, j’aperçois une table nickelée surmontée d’un gros appareil fixé au plaftard par un tube. L’appareil en question n’est pas un lustre. Il ressemble à une caméra de téloche ronde. Au fond de la pièce se trouve un bureau métallique. Une femme en blouse blanche écrit à la lumière d’un réflecteur chromé. Pour l’instant elle me tourne le dos.

— Installe-toi ! fait Dimitri en me désignant la table.

— Comment ça, m’installer ?

— Mais enfin, quoi, t’es bouché ! Prends ta place comme d’habitude !

— Je vous en prie, Dimitri ! sermonne sèchement la personne qui écrit, sans prendre la peine de se retourner. Ne parlez pas sur ce ton à monsieur Moran !

— M. Moran ! Qu’est-ce que c’est que ce bidule encore !

— Mande pardon, chère Maâme, gloussé-je, il n’y aurait pas comme un début de malentendu entre nous ? Je ne m’appelle pas Moran !

Elle volteface, ce qui me permet de constater qu’elle est vachement, vachement, vachement belle ! Un visage régulier, à la Marie Laforêt, des yeux sombres et brillants. Une bouche un peu dure, mais admirablement dessinée. Sont-ce ses longs cils qui donnent à son visage ce je-ne-sais-quoi-t’est-ce (dirait le Gros) de ténébreux ? Elle est très brune, je crois me rappeler ne pas vous l’avoir dit. Avec quelques savantes mèches grises qui n’arrivent pas à la vieillir. Son âge ?

Trente-deux ou trente-deux et demi peut-être ? Je ne changerai jamais, les gars. En découvrant une personne pareille, j’ai l’aorte qui s’agglutine, les nerfs qui tétinent, les joyeuses qui patinent, les cartilages qui se débinent, le heurktchpountz qui prédomine et la grarondu qui batifole.

— Que vous arrive-t-il, ce matin, Édouard ? me demande-t-elle.

Bon, mon San-A. chéri, faut pas nous faire une thrombose à la veille d’un si beau jour ! Garde tes esprits, mec, garde tes esprits et t’égratigne pas les chevilles contre le pédalier.

Ici-bas tout s’explique, et si les hommes ne sont pas encore arrivés à piger comment s’est opérée la création de l’univers, c’est probablement parce qu’ils vont chercher midi à quatorze heures, alors que l’explication doit être simple comme bonjour.

Rechope la rampe de tes souvenirs et gravis les degrés de la déduction, mon pote. T’as débarqué dans ce moulin truqué où le Daudeim t’a mijoté le coup du plumard. Après t’avoir escamoté, on t’a soporifié au gaz ; d’ac. C’est à partir de là qu’il y a un peu de flottement dans le bas du pantalon. Il est probable que tu es tombé non pas sur un sadique ou sur un kidnappeur, mais sur un chef de bande dont les dessins sont mal dessinés mais qui dispose d’une organisation puissante. Ces gens te confondent avec un dénommé Moran. Peut-être es-tu le sosie du monsieur en question ? Surtout venez pas rameuter la garde comme quoi la chose vous semble invraisemblable, parce que si je vous dressais la liste complète des trucs invraisemblables qui me sont arrivés, vous emporteriez un rouleau de papezingue long comme une conférence de presse du P.D.G.[14] et tout aussi sibyllin. Ce dont j’ai horreur, par-dessus (et même par-dessous) tout, c’est de prendre l’air cruche du monsieur qui vient de se gourer de train.

— Écoutez, jolie personne, déclamé-je, je ne voudrais pas vous contrarier en faisant preuve d’une obstination de mauvais ton, pourtant il me faut bien vous jurer sur la santé de mon exquise femme de mère que je ne me suis jamais appelé Édouard Moran.

Elle m’adresse un clin d’œil furtif. Son léger mouvement de menton me désigne Dimitri.

— Enfin, me hâté-je d’ajouter, si vous y tenez vraiment, je vais faire un effort.

— Bon, ça commence à se tasser, on dirait ? fait en riant et en continuant de rouler les « r » le camarade Dimitri.

Lequel ajoute :

— Tu t’allonges, oui !

Je considère la table clinique sans joie. Elle me paraît redoutable. Je voudrais refuser l’invite, concasser menu la mâchoire de Dimitri, mais comme dirait un artificier négligent : y a pas mèche ! Il lui suffit de m’infliger une légère bourrade pour que je m’asseye sur la table, une seconde pour que je m’y couche. Il ramène alors une large sangle sur ma poitrine et m’arrime to the table. Une autre sangle sur les jambons et voilà votre cher San-A. aussi impuissant qu’un eunuque ayant eu les oreillons.

— Plus besoin de rien ? grommelle Dimitri à l’adresse de la belle fille.

— Merci, je vous sonnerai à la fin de la séance.

Malgré l’optimisme farouche (et artificiel, je le sens bien) qui m’habite (vous me parlerez de la vôtre toute de suite après), je m’écoute frissonner.

Je n’appartiens pas à cette cohorte de gus qui s’aiment, qui s’encultesuprêment et qui, leur vie durant, se chérissent comme s’ils étaient leur petit dernier ; pourtant avouez que le mot « séance » n’est pas enthousiasmant quand vous êtes amarré sur une table d’opération parmi des gens dont le moins qu’on puisse en dire est qu’ils ne sont pas très catholiques.

Je sais trois cents millions d’individus au moins qui, dans mon cas, se mettraient à goguezouffler dans leur kangourou.

— Quel est le programme ? demandé-je à l’admirable laborantine.

Elle est allée assurer le verrou de la porte après le départ du jardinier-garde-chiourme. Elle revient à moi, la démarche précise et ondulante. Quelle belle bête de somme (somme étant pris ici dans le sens de sommeil).

— Ai-je droit à quelques explications, chérie ? susurré-je à voix de velours côteleuse.

En guise de réponse, elle se penche sur moi et pose sa bouche ardente sur la mienne qui le devient. Long échange de sensations gustatives. Après quoi, elle caresse ma tempe d’un geste quasi maternel.

— Tu es beau, chuchote-t-elle.

On a beau être ligoté dans une salle d’opération, cela n’est jamais désagréable à entendre, quand bien même on sait la remarque justifiée.

— Qui êtes-vous ? je lui demande.

— Mon nom est Joan.

— Ravissant. Pourquoi m’avez-vous appelé Édouard ?

Vous savez ce qu’elle me répond ?

— Qui vous dit que vous ne vous appelez pas Édouard ?

— Ah ! non, protesté-je. J’ai confiance en ma maman, c’est une personne que je pratique depuis plusieurs décades ; elle est incapable de me mentir. Si elle assure que je me prénomme Antoine, elle doit avoir raison.

— La vie n’est qu’une illusion. Je vous veux en Édouard !

— Si vous me déligotiez, vous m’auriez en Édouard en Gaston ou en Adhémar si le cœur vous en dit.

— Plus tard, dit-elle. Plus tard, mon chéri… Nouveau baiser. Je ferme les yeux pour mieux le déguster. L’important, c’est de ne pas gâcher les moments exceptionnels, de les vivre bien à fond et de torcher l’assiette avec son pain pour ne rien laisser perdre.

Quand elle recule, le noir s’est fait dans la pièce. Elle a, tout en me bécotant, actionné un commutateur probablement niché sous la table.

— Joan ! appelé-je.

— Je suis là, mon amour, ne bougez plus.

Un léger zonzonnement se produit. Puis un rectangle lumineux s’exprime dans les ténèbres, quelque trente centimètres au-dessus de mon visage. C’est l’écran de l’appareil qui ressemble à une caméra de Tévé. C’est très flou, très cotonneux. Pourtant, des images semblent vouloir s’y former. Je mate attentivement. Les contours d’un visage apparaissent, incertains d’abord, ils se précisent quelque peu, s’engloutissent dans des volutes de fumée, en ressortent comme la lune ressort des nuages… Je reconnais les traits de l’homme dont la photographie trône en deux exemplaires dans ma chambre.

— Vous tenez vraiment à me flanquer des cauchemars ? dis-je.

Au lieu de répondre, la surnommée Joan dégrafe mon pantalon, ce qui me surprend quelque peu. C’est pas que je sois contre, notez bien. Mais enfin, de but en blanc… Elle le fait glisser quelque peu de manière à dégager ma cuisse. Pendant ce temps, le visage de l’ami Dugenou continue d’aller et venir sur l’écran, tantôt s’escamotant dans des vapes, tantôt grossissant et devenant extrêmement précis au point que son regard semble s’engouffrer dans le mien.

À quoi cela rime-t-il ? Joan s’éloigne. Elle a une petite lampe électrique accrochée à sa blouse. Je l’entends ouvrir une armoire métallique. Des objets de verre tintent. Elle revient. Le léger faisceau de sa calbombe éclaire ma cuisse. Un tampon d’ouate surgit dans la lumière. Son contact glacé m’apprend qu’il est imbibé d’alcool. Compris ! La curieuse infirmière va me faire une piqûre. En effet, une seringue s’avance. Son aiguille fureteuse se plante dans ma viande. L’injection est rapide. Indolore.

— Dites donc, Joan, un brin d’explication ne vous coûterait pas beaucoup et m’empêcherait de mourir de curiosité…

Elle rit dans le noir. Sa loupiote s’éteint. J’entends la calme respiration de la fille à mon côté. Je voudrais insister, lui dire des trucs, mais je ne m’en sens pas le courage. Il y a le visage de l’homme sur le cadran laiteux. Maintenant il ne s’en va plus, il paraît avoir triomphé des épaisseurs nuageuses qui s’interposaient entre lui et moi.

Un glissement. Les gestes de Joan font un bruit d’étoffe froissée. Elle doit être nyctalope, cette môme, pour se déplacer dans l’obscurité. Elle se tient derrière moi. Soudain, une espèce de casque se pose sur ma tête. D’énormes écouteurs m’obstruent les portugaises.

— Qu’est-ce que…

Pas la force de finir. M’en fous. Suis plus curieux. À quoi bon ! Vive la soumission intégrale. Le tort de l’homme, c’est de trop regimber. Il se fatigue à refuser. Il s’estropie la volonté à ne pas vouloir. Devrait se laisser aller, l’homme. Couler à pic dans le moelleux de l’abandon. Ah ! que c’est bon de ne plus s’opposer ! Enfin je prends la vie comme elle est, sans prendre mon avis.

Une musique suave. Des instruments à cordes… Ça clavecine, ça violone… La nature moelleuse au printemps, dans un endroit où tout baigne dans le beurre. Une voix très lointaine traverse la musique, se fraye un chemin entre les notes comme le portrait de Dugenou s’en est frayé un entre les lambeaux de vapes. Voix d’homme.

— Cher Édouard… Je savais que vous viendriez ! Vous avez été malade ? Des cauchemars ? Vous rêviez que vous n’étiez plus vous-même ? Mon Dieu, comme cela a dû être pénible ! Enfin vous voilà guéri, Édouard.

Les yeux de l’homme en gros plan. La voix monte… Elle m’interroge. Ou plutôt me dit des trucs en employant le mode interrogatif.

— Vous savez que je vous attendais, n’est-ce pas, cher Édouard ? Que j’avais besoin de vous ! Nous allons faire du bon travail ensemble, mon ami.

Je ferme les yeux… Les rouvre. Le portrait est toujours là. Ma volonté flanche de plus en plus. Pourquoi je ne serais pas Édouard, après tout ! Qui me dit que je ne suis pas Édouard ? Puisqu’il faut des Édouard, autant moi qu’un autre, non ? Y a pas de mal à être Édouard, que je sache ! Et même, ma Félicie, qu’est-ce qu’elle en a à fiche que je m’appelle Édouard au lieu d’Antoine, je vous le demande ? J’en connais, des Édouard, moi. Tous plus sympas l’un que l’autre. Alors, qu’est-ce que je risque à m’appeler Édouard ? Bon, O.K. m’sieur Dugenou, je suis Édouard Moran, et vous avez raison : on va essayer de faire du bon boulot ensemble. On est là pour ça, hein ?

Seulement, auparavant, si ça ne vous ennuie pas, m’sieur Dugenou, je vais piquer une petite ronflette. Vous savez ce que c’est qu’une convalescence ? On devient comme un nouveau-né ou comme un chat castré. Dormir est une nécessité permanente.

Permettez-moi un léger roupillon, m’sieur Dugenou. Et ensuite je serai votre homme.

Foi d’Édouard !

CHAPITRE II LE TEST

Les lumières crues. Chacun de leurs rayons est une aiguille. Je m’éveille. Je suis toujours sur la table d’opération, mais le cadran s’est éteint. Aucun lien ne m’emprisonne plus. Le bruit léger d’une plume courant sur du papier attire mon attention. Je tourne la tête en direction du bureau métallique. Joan a retrouvé l’attitude qu’elle avait lorsque j’ai pénétré dans la pièce. J’admire ses hanches bien prises, en rêvant de les prendre à mon tour.

— Excusez-moi de vous avoir momentanément abandonnée, lui lancé-je plaisamment. Mais il semblerait que ça ne soit pas entièrement de ma faute.

— Oh, Édouard, vous voici réveillé.

Le pauvre Édouard quitte la table capitonnée. Ses cannes mollassonnent un brin, pourtant il parvient à reconquérir son centre de gravité. À petits pas évasifs je me dirige vers la burlingue de la môme. Elle est en train d’écrire des notes dans une case d’un grand panneau étalé devant elle.

Un titre rédigé en caractères en relief domine la pyramide des cases. Je lis « Traitement T.C. d’Édouard Moran. » Une date est portée au début des douze premières cases, précédant des indications rédigées en abrégé et auxquelles je ne pige rien.

Joan me laisse examiner impudemment son boulot d’écriture. Elle continue de jeter ses mystérieuses annotations à petites convulsions de stylo. En tête de la case qu’elle noircit, je lis la date du 18 octobre. Je ne sais pas pourquoi la chose me trouble, me choque même. Je pose mon doigt sur le papier glacé.

— Qu’est-ce que ça signifie, 18 octobre, Joan ?

Elle relève la tête. Un sourire m’est tendu.

— En voilà une drôle de question, Édouard. Ça veut dire que nous sommes le 18 octobre.

Je secoue la tête. Ça y est, je sais maintenant l’origine de mon trouble.

— Pas du tout, Joan, vous vous gourez, ma toute belle, nous sommes le 18 septembre, ou quelque chose dans ce genre ! Attendez… Je réfléchis… Je revois un calendrier dans un grand bureau maussade, très administratif, où un gros crasseux est en train de tartiner des rillettes du Mans sur une moitié de pain de deux livres. 17 septembre, annonce le calendrier. Je ne me rappelle plus bien quel est ce bureau ni qui est ce gros homme, par contre je suis certain d’avoir consulté ce calendrier la veille d’aujourd’hui, c’est-à-dire hier, sauf erreur.

Le sourire de Joan s’évapore. Son regard se fait insistant, soudeur. Quand vous essayez un costar, les gars, c’est pas dans la glace qu’il faut essayer de découvrir s’il vous va, mais dans les yeux du tailleur. Je lis ma détresse dans ceux de la fille. Une détresse peut-être pas physique, spectaculaire en tout cas.

— Nous sommes le 18 octobre, Édouard. Ça fait un mois que vous êtes ici.

— Un mois ?

Voilà que des trucs indéfinis remuent en moi, bouillonnent.

— Je vous le jure, vous ne me croyez pas, Édouard ?

J’essaie de réfléchir…

— Si, admet-je d’un ton piteux. Si, Joan, je vous crois… Seulement il me semblait…

— Toujours se méfier des apparences, Édouard.

Je secoue ma pauvre tronche accablée.

— En effet. Un mois… Est-ce qu’on a prévenu…

Je m’arrête. Il y a des nuages plein ma tête.

— Qui ? demande ma petite camarade.

Elle paraît avide de ma réponse. Et moi, pauvre pomme, j’ai beau me tisonner les méninges, je ne parviens pas à y faire naître une image précise. Confusément, je vois un escalier à la rampe luisante, un couloir, une photo d’homme morose…

— Je ne sais pas… Attendez… Non, ça ne me revient pas. Il me semble pourtant que quelqu’un m’attend.

— Que voyez-vous ? demande durement Joan, un peu comme M. Mir interroge Mme Mirosca.

— Je vois… Un jardin… Avec des grands immeubles tout autour…

— Et puis ?

— Un bronze d’art sur une desserte, qui représente Diane chasseresse.

— Et encore ?

— Une vieille dame. Attendez, ça doit être ma…

— Votre ?

Je sue, mon cœur breloque.

— Ma… Est-ce que j’ai encore ma mère, Joan ?

— Non, mon chéri, soupire-t-elle en me prenant la main pour la frotter sur sa joue, vos parents sont morts dans un accident de voiture, voici quatre ans, en Écosse, vous savez bien ?

Je me relaxe un chouïa.

— Oh ! oui… C’est insensé, je l’avais… oublié !

— Ce n’est rien, le traitement en cours vous fatigue un peu cérébralement. Venez vous coucher, mon amour.

Joan me prend le bras. On arpente un couloir. On arrive dans une chambre sans fenêtre meublée d’un cosy corner, d’une table et d’une chaise. Et que vois-je, aux murs ? En grand, en couleur, en pied ? Deux photographies identiques de Samuel Polsky. C’est bien lui, avec son gros pif, ses yeux gris ardoise, son crâne dégarni, son léger embonpoint. Il me regarde d’un air guilleret, Samuel. Ou plutôt Samu, comme nous l’avons surnommé.

— Mais c’est Samu ! m’exclamé-je.

Joan bat des mains comme une gamine qui craignait de rester fille unique et qui regarde se comporter ses parents par le trou de serrure de leur chambre.

— Édouard, c’est merveilleux ! s’écrie-t-elle. Voilà que vous vous souvenez de Samu !


— Tu sais que t’es un marrant dans ton genre ? déclare mon ami Dimitri de sa belle voix plein de « r ».

— Pourquoi dis-tu ça ?

— Ces séances, c’est devenu ton vice.

— Un malade n’est pas vicieux parce qu’il prend les potions chargées de le guérir, hé, pomme-à-l’huile !

Il hoche la tête.

— En somme, ça te fait du bien ?

— Mon traitement ? Tu parles. Tout devient limpide dans ma tête. C’est dur tu sais, de se remettre d’un traumatisme crânien.

Je déboule dans la salle de soins et m’installe sur ma table en attendant Joan. Ma douce infirmière entre en coup de vent. Ses joues sentent le frais. Elle m’embrasse longuement.

— Tu sens bon, chérie, je lui murmure en humant son odeur d’hiver. Tu viens de faire ta séance de manège ?

— Non, aujourd’hui je me suis offert une balade en forêt. Magnifique… J’ai vu un chevreuil.

Elle éteint et branche le T.C.

Au fait ça signifie quoi, T.C. ? C’est par ces initiales qu’elle qualifie l’appareil placé au-dessus de la table. Je lui demande.

— Ça veut dire Transformateur Cérébral, me répond-elle.

L’écran se découpe au creux de la nuit, blanchâtre comme une bouillie de bismuth. Il se clarifie et Samu s’avance vers moi.

Ses lèvres remuent.

— Passe-moi les écouteurs, chérie ! m’écrié-je, Samu me parle et je n’entends pas ce qu’il me dit !

Joan souscrit à ma requête. Ouf, il était temps. La voix de Samu me parvient, plus présente que son image. Cher Samu ! Je ne pense qu’à lui depuis quelque temps. J’ai hâte de le retrouver pour de bon. Hâte de reprendre le travail sous les ordres de ce diable d’homme.

— Je mets au point la mission la plus fracassante de notre carrière, Moran. Quand je vous aurai dit de quoi il s’agit, l’eau vous en viendra à la bouche.

Il parle. Je l’écoute, fasciné. Il a le diabolisme tranquille, Samu, c’est ce qui fait sa force et aussi son charme, car ce diable d’homme en a.

Lorsque la séance cesse et que je me réveille après les salutaires effets de la piqûre, j’ai la surprise de trouver Alphonse Daudeim à mon chevet. Voilà un sacré bout de temps que je ne l’ai pas vu, Daudeim ! Il y a encore des brins de flocon de neige dans ses cheveux gris. Lui aussi sent le frais, et puis l’eau de Cologne et le cuir.

— Alors, comment se porte notre convalescent ? demande l’arrivant en me présentant sa main à serrer.

On shakhande gentiment.

— Comme un charme, cher Al. Mais que vois-je : il neige déjà ?

— Eh bé, nous sommes fin novembre, Édouard !

— Tout de même, ça me paraît précoce. Ce que j’ai envie d’aller folâtrer dans la neige. Je voudrais fabriquer un bonhomme. Quand j’étais petit, à Prague…

Je me tais, déconcerté par une fugitive sensation de malaise.

— Eh bien ? m’encourage Daudeim.

— J’en faisais d’énormes avec les mômes du quartier. Je me rappelle un hiver où nous avons sculpté un cheval grandeur nature. Il est resté des semaines dressé au milieu du terrain vague, ce beau bourrin blanc. Et puis il y a eu un coup de redoux et il s’est mis à ressembler à un cachalot.

On rigole. Al cligne de l’œil en direction de Joan.

— Compliments, dit-il, il a l’air en pleine forme, ce sacré Édouard.

— Oui, je crois qu’on va pouvoir lui faire passer le test décisif, déclare ma tendre amie.

— Qu’appelles-tu le test décisif, Joan ? m’inquiété-je.

— Un bonhomme à questionner, histoire de te refaire la main.

Je croise mes doigts et presse jusqu’à ce que mes jointures craquent. Un bruit réconfortant. Daudeim demande :

— Quand donc, le test, Joan ?

Elle me considère affectueusement. Je m’en ressens terriblement pour cette pépée. Autant qu’elle pour moi, parole ! En amour ça carbure drôlement, nous deux. On ne se lasse pas de batifoler dans la chambrette au cosy, sous le double regard de l’ami Samu.

— Pourquoi pas tout de suite ? dit Joan.

— Vous croyez ? hésite Al.

Lui aussi me bigle d’un œil incertain.

Mais Joan balaie son indécision d’une réplique :

— Qu’est-ce qu’on risque ?

— Je me sens partant, complété-je. Jamais je n’ai tenu une forme pareille, grâce à toi, mon chou ! Amenez-moi votre guignol que je le déguise en purée. C’est quoi, comme client ?

— Justement, à vous de l’apprendre, murmure Daudeim. Allons-y !

Nous franchissons la porte opposée à celle qui conduit à ma piaule. Je ne l’ai pas encore empruntée, du moins pas en étant conscient, car j’ai bien dû la franchir au moins une fois puisque le complexe n’a pas d’autres issues.

On débouche sur un grand salon très élégant, aux tapis moelleux, aux meubles opulents et au piano à queue. Des toiles de maîtres et des mètres de toile garnissent les murs.

J’avise une grande baie vitrée. Enfin une fenêtre ! Ça fait des semaines et des semaines que je n’ai pas revu la lumière du jour.

Je me précipite tant j’ai besoin de boire des yeux cette clarté grise où traînent des filaments de soleil. J’aperçois un bosquet de bouleaux, une grande pelouse verte à travers laquelle sinue un ruisseau qu’enjambe un pont de vieille pierre, en forme de dos-d’âne, comme sur les gravures hollandaises ; le tout est recouvert d’une neige poudreuse.

— C’est chouette, dis-je à Daudeim.

Il sourit.

— Vous allez bientôt pouvoir sortir, Édouard.

— Je rêve d’une grande balade en forêt. À cheval. Ça me manque, je me rappelle, près de Varsovie, ces équipées…

— Venez !

On passe du salon dans un couloir tendu de satin chatoyant. Une porte, à gauche. Daudeim sort une clé de sa poche et l’ouvre. La chambre qui apparaît ressemble à la mienne car elle non plus n’a pas de fenêtre. Un appareil a air conditionné ronflonne doucement. Chose surprenante, cette pièce est coupée en deux par une forte grille. Derrière les barreaux, j’aperçois un homme allongé sur un divan.

— Je vous laisse l’entreprendre, déclare Daudeim en appuyant sur un bouton.

La grille se met à grimper dans le plafond.

— Que voulez-vous savoir de lui ? soufflé-je.

— Tout ! répond laconiquement mon compagnon.

Il s’évacue en claquant la lourde.

Ça me fait tout chose de reprendre le boulot. Je ressens comme de la timidité. Mon désir de bien faire redoute quelque maladresse due à ma longue période de stagnation. Un homme se rouille si vite ! Cet interrogatoire constitue pour moi un come-back.

Je m’approche du divan sur lequel gît mon « client ». Celui-ci est un homme entre deux âges, fané, fripé, avec un long nez tortueux et des moustaches de rat roussies par des mégots. Je le contemple en songeant que j’ai vu cet olibrius. Sa silhouette chétive, ses hardes fatiguées me disent quelque chose.

— Debout ! lui enjoins-je en filant un coup de latte dans ses chevilles.

L’homme pousse un cri et se dresse, hagard. Il a les yeux chassieux, jaunâtres, d’un très vieux cheval. Il en cligne, les frotte et m’offre un rire radieux.

— San-Antonio ! s’écrie-t-il. Bon Dieu ! je te croyais mort. D’où sors-tu ?

Je ne m’attendais pas à sa réaction. M’est avis qu’il me prend pour quelqu’un d’autre.

— Quel nom avez-vous dit ? je demande…

Il arrondit regard et lèvres.

— Mais… mais enfin, San-A., tu ne me tutoies plus ?

— Je n’ai pas l’habitude de tutoyer les gens que je ne connais pas, sauf, s’ils font les malins, déclaré-je en lui allongeant une mandale qui le couche en travers du divan.

L’individu se redresse, l’air furieux.

— Non, mais t’es malade ! glapit-il. Me gifler, moi : Pinaud ! Toi : San-Antonio !

— Vous vous appelez Pinaud ?

— Ben enfin ! ! !

Je le saisis aux revers et le soulève de sa couche.

— Pas de commentaires, je pose des questions précises, je veux des réponses précises ; et pas seulement précises, mais conformes à la vérité, sinon je vous dépèce comme un lapin.

L’autre chavire.

— Tu me fais peur, San-A. bredouille-t-il. T’as un drôle d’air. Tes yeux… On dirait que tu n’es plus toi-même !

— Suffit ! J’ai dit : pas de commentaires !

Nouvelle beigne. Il gémit. Son visage se recroqueville comme du papier en train de flamber.

— Vous vous appelez donc ?

— Pinaud !

— Prénom ?

— César Auguste !

— Profession ?

— Ça c’est un peu bleu, toi, me demander ça…

Ma troisième claque lui empourpre le nez.

— Profession ?

J’attends en louchant sur l’appareil à air conditionné. Ce dernier s’accompagne d’une espèce de lentille permettant sans doute à Daudeim de suivre la scène depuis la pièce voisine. De même, l’engin doit comporter aussi un micro. Je connais les méthodes d’Al. C’est un homme qui ne laisse jamais rien au hasard et qui adore les gadgets. S’il me remet au turf, il entend étudier mon comportement. Ce test doit lui indiquer si je suis complètement guéri ou non.

— Officier de police à Paris, me répond le type fané.

— Comment êtes-vous venu ici ?

— On m’y a amené !

— Qui ?

— Des gens que je ne connais pas.

— Vous êtes sûr de ne pas les connaître ? insisté-je en lui frictionnant les oreilles jusqu’à ce qu’elles deviennent d’un violet épiscopal.

Il proteste :

— Écoute, San-Antonio, vraiment, ça n’est pas pensable que tu agisses ainsi avec moi !

— Moment ! Pourquoi m’appelez-vous San-Antonio ?

— Parce que vous êtes San-Antonio, balbutie le greloteux.

— Mensonge ! Qui est le San-Antonio en question ?

— Mais, un commissaire des services spéciaux. Comme si tu…

La rogne me prend. Je biche cet animal par le cou, d’une seule main, tandis que de l’autre, je lui tanne tout le portrait à coups de poing très secs.

Il crie, il gémit, il proteste, il se tait, il saigne, il s’affale.

— Reprenons, déclaré-je après l’avoir lâché. Pourquoi prétendez-vous que je suis ce commissaire en question, sachant parfaitement que c’est faux ?

Une voix misérable, ébréchée, clapote dans un cloaque de sang et de salive :

— Excusez-moi. Vous lui ressemblez tellement !

— Ah oui ?

— Votre mère… Enfin, la mère de San-Antonio s’y tromperait !

— Vous êtes certain de ne pas vous foutre de ma gueule ?

— Je vous jure !

— Nous examinerons cette question par la suite. Revenons à nos moutons. Comment êtes-vous entré en contact avec des gens que vous prétendez ne pas connaître ?

— En enquêtant sur des disparitions d’enfants survenues dans la région parisienne.

— Expliquez…

Et voilà ce maigrichon personnage qui se met à me débiter une histoire abracadabrante de forêt où les enfants s’évanouissent. De souterrain conduisant à des ruines. De sentier menant à un moulin où il pénètre nuitamment en compagnie de mon sosie. Un jardinier l’arrête et, sous la menace d’un fusil, le conduit au maître de la maison, qui n’est autre que Daudeim. Celui-ci déclare qu’il va le remettre à la police. Effectivement deux agents viennent le cueillir. Ils l’interrogent, lui font raconter toute son histoire. Et puis, lorsqu’il a terminé son récit, ils sortent un masque à gaz d’une sacoche et l’endorment proprement car c’étaient de faux policiers.

Depuis tantôt deux mois, on le retient prisonnier. On l’a transporté à plusieurs reprises, il en a eu conscience, mais comme chaque fois on l’endormait, le dénommé Pinaud n’a pu évaluer la distance. Il ne sait rien de plus. Il ignore ce qu’est devenu son supérieur avec lequel il me confond… Il ne sait pas ce qu’on attend de lui.

Ça sent la ménagerie mal soignée dans sa chambre. Il paraît sombrer dans la neurasthénie, ce citoyen. Louis XVII au Temple ! Il voudrait qu’on rassure sa femme ! Qu’on réclame une rançon pour sa remise en liberté. Il a des titres de rente à vendre. Une petite maison de campagne à hypothéquer. Il pourrait réunir une somme appréciable. Excédé, je le mets K.O. d’un crochet au menton.

La porte se rouvre sur un Daudeim souriant.

— Bon, je vais vous faire mon rapport, Al, déclaré-je en arpentant le couloir.

— Inutile, Édouard, j’ai tout suivi au stupro-magnétique. Cela a très bien marché, bravo !

— Pff, routine, soupiré-je en me laissant tomber dans un fauteuil du salon, c’était vraiment une toute petite remise en train.

Joan est en train de regarder la télévision. Elle a branché la chaîne couleur. On y donne un programme sur l’Amazonie. Le commentateur parle d’abondance avec un accent rocailleux des plus curieux.

— Alors ? demande ma maîtresse en se tournant vers nous.

Daudeim brandit son pouce pour témoigner de la perfection de mon comportement.

— Dis-moi, Édouard, murmure Joan, le type que tu viens d’interroger, l’avais-tu déjà rencontré ?

— C’est marrant que tu me demandes cela, Joan.

— Pourquoi ?

— J’ai eu effectivement l’impression de le connaître en pénétrant dans sa chambre. C’est d’autant plus étrange qu’il m’a, de son côté, pris pour un autre, un dénommé San-Antonio.

Je me prends la tête à deux mains. Je ferme les yeux. Mais il y a des paillettes d’or qui tourbillonnent dans le noir de ma nuit interne.

— Écoutez, leur dis-je tout à coup, je dois vous avouer une chose, encore. Ce nom : San-Antonio, ça éveille je ne sais quoi, en moi. Est-ce normal dites, vous qui m’avez soigné ?

Joan hoche la tête.

— C’est normal, Édouard.

— Ça t’ennuie de m’expliquer pourquoi ?

— Il vaut mieux pas pour l’instant, ça risquerait de perturber ton traitement.

— Dommage, c’est très troublant. San-Antonio… Ces quatre syllabes ont à mes oreilles une résonance familière. Et puis tu ne trouves pas énorme que ce… Pinaud me confonde avec lui ?

— Ne te tracasse pas. Ces incidents font partie du plan ourdi par Samu.

— En ce cas, je vais essayer de n’y plus penser.

— Vous voilà dans d’excellentes dispositions, approuve Al. Dites-moi, je vais avoir un nouveau travail à vous confier, un peu plus délicat que le premier.

— Envoyez : j’ai besoin d’action.

— Il s’agit toujours de notre prisonnier.

— Qu’est-ce qu’on doit en faire ?

Daudeim sourit et allume une cigarette.

— Un mort, fait-il en expirant un panache de fumée odorante.

— À vos ordres, Al. Et de quelle manière ?

— Vous avez une spécialité… heu, redoutable ce me semble, non ?

— En effet, mais elle nécessite un certain instrument.

Mon hôte me désigne un meuble peint de style vaguement Louis XV.

— Regardez un peu là-dedans et dites-moi si vous y trouvez votre bonheur, Édouard.

Je vais ouvrir le placard. Il contient des tas d’armes et d’instruments divers. Il y a là des carabines à lunette, des revolvers, des pistolets, des coutelas, des fouets, des matraques.

— C’est un véritable arsenal, m’exclamé-je.

— N’est-ce pas ?

Je décroche une lanière de cuir, longue de quelque quatre-vingts centimètres et dont chacune des deux extrémités est terminée par une boule de plomb de la dimension d’un œuf. Je soupèse l’arme — car c’en est une — avec satisfaction et referme le placard.

— Voilà mon instrument à corde, dis-je en balançant l’une des boules comme un pendule.

— Magnifique, exulte Daudeim. Vous croyez pouvoir encore vous en servir avec votre maestria habituelle ?

— Nous allons voir.

Je lève mon bras tenant une boule et fais tournoyer l’autre au-dessus de ma tête.

— Hé, là ! Prenez garde ! s’affole Al en se jetant à genoux derrière son fauteuil.

Je lâche la boule. La lanière part en sifflant et en tournoyant. Elle va se nouer au col d’une statue de marbre représentant quelque divinité grecque. Le lacet de cuir s’entortille autour du cou de la déesse jusqu’à ce que les deux billes de plomb se trouvent réunies.

— Convaincu, maintenant ? demandé-je à Daudeim.

Il se lève, fort ému. Il ne vient pas à moi, mais se dirige vers Joan qu’il étreint fougueusement.

— Ah ! Joan, Joan, balbutie-t-il. Joan ! Vous avez réussi un miracle !

CHAPITRE III IL VAUT MIEUX ETRE AU PIED DU MUR QUE DE L’AUTRE COTE !

Daudeim dans des simagrées de mômasse, il faut le voir pour y croire. C’est son retour de carburo qui le travaille ?

— Qu’est-ce qui vous prend ? l’apostrophé-je sévèrement, vous ne nous avez pas habitués à ces démonstrations, Al ! Si Samu vous voyait, il se poserait des questions, grincheux comme vous le connaissez !

Daudeim lisse ses favoris grisonnants d’un pouce humecté de salive.

— Même ce genre de réflexions bourrues, fait-il à Joan, prouvent l’étendue de votre réussite, ma chère amie.

— Oui, dit-elle en me contemplant amoureusement, Édouard constituera ma plus belle expérience.

— Quand vous aurez fini de vous tresser des lauriers, tous les deux, vous me préviendrez ! bougonné-je en allant récupérer ma lanière à billes sur la statue.

J’ajoute en jouant avec ma redoutable machine à étrangler :

— Bon, on va lui souhaiter sa fête, à votre vieux chnock ? Je me propose de lui offrir une belle cravate.

— Minute, me calme Daudeim. Vous le liquiderez demain matin.

— Pourquoi pas avant ? déploré-je, déçu.

Al fait la moue et déclare en expulsant un rond de fumée absolument parfait :

— Un homme se conserve mieux vivant que mort. Dimitri ne reviendra avec la malle que cette nuit, il sera temps alors d’opérer. Dès qu’il arrivera liquidez cet abruti de flic et aidez notre ami à placer le cadavre dans la malle et à la sortir. Ensuite vous retournerez vous coucher. À six heures du matin, Joan vous réveillera et vous fera subir la dernière séance.

— La dernière ? déploré-je.

— Et la plus importante, puisque c’est celle qui vous permettra d’assimiler nos directives pour la grande opération de demain matin. Une fois cette séance achevée, vous vous équiperez, et Joan vous amènera au lieu de rendez-vous où nous vous attendrons, Samu et moi !

— Chic, ce que je suis heureux de retrouver ce sacré Samuel. Vous ne voulez vraiment pas que j’en finisse tout de suite avec l’inspecteur ? De la sorte je n’aurais pas à me réveiller au milieu de la nuit !

— Si, puisqu’il vous faudra aider Dimitri à évacuer la malle ! N’ergotez donc pas toujours, Édouard. C’est votre marotte de tout le temps discuter les ordres.

— Peut-être, réponds-je, mais quelle technique dans leur exécution, hein ?

Daudeim sourit.

— Ça, je dois dire… chapeau !

— Rappelez-vous l’affaire Van Lœuwen, si je ne m’étais pas trouvé là, vous ne seriez plus en train de me traiter de rouspéteur.

— Je l’admets.

Je les regarde tous les deux.

— Je crois que je vais retourner dans ma chambre, tu viendras m’y rejoindre, Joan ?

— Oui, mon amour.

— Je ne voudrais pas jouer les fortes têtes, ajouté-je, mais je donnerais n’importe quoi pour avoir la clé du mystère à propos de San-Antonio. Je flaire un truc pas catholique là-dessous. Je me demande…

— Vous vous demandez quoi, Édouard ? coupe Al avec âpreté.

— Si vous ne vous êtes pas livré à quelque expérience dont j’ai fait inconsciemment les frais !

— De quelle nature, selon vous, cette expérience ?

— Je ne sais pas, vous auriez pu bricoler le mental de ce Pinaud de manière à lui faire croire que je suis son chef, ou un truc de ce genre.

Daudeim sourit.

— Il devine tout, ce bougre-là. En effet, Édouard, avant de vous appliquer le T.C. on l’a testé sur l’inspecteur Pinaud. Le résultat est probant, hein ?

— Formidable ! Si on arrive à dépersonnaliser les êtres, soit totalement, soit les uns par rapport aux autres, le monde est à nous, Al !

— Il va bientôt l’être, assure Daudeim… Demain, peut-être…


Je rêve que j’assiste à un grand concert en plein air. Sur une immense scène, des musiciens en uniforme jouent silencieusement. Je les vois gonfler leurs joues, actionner leurs instruments, lire leurs partitions. Je suis les gesticulations frénétiques du chef d’orchestre, mais aucune note ne me parvient. Ça ressemble à une panne de son à la télévision. Et puis c’est l’entracte, et les gradins se vident. Stupeur, sur chaque siège mon nom est écrit, en gros caractères, comme le nom d’un metteur en scène sur son siège de plateau. À l’infini je lis des « Édouard Moran, Édouard Moran, Édouard Moran… » Ça m’en donne le vertige. Et pour corser la chose, une grande voix caverneuse appelle dans un haut-parleur :

— Édouard ! Édouard !

Une vague de clarté détruit mon rêve. Les gradins se dégradent, s’anéantissent. Mais la voix demeure :

— Édouard !

J’ouvre les yeux. Ma vue est blessée par la lumière crue de l’ampoule électrique. J’aperçois Dimitri, vêtu d’une canadienne au col emperlé de givre. Son souffle fait encore de la fumée.

— Mince, t’as avalé une pleine boîte de cachets, c’est pas possible ! Voilà au moins cinq minutes que j’essaie de te réveiller.

La notion des réalités me revient.

Pas de cachets : Joan. Mamma mia, cette séance ! J’en ai un grand creux au milieu du bide et les membres en caramel mou.

— Tu te lèves, faut que je reparte avec la malle !

— O.K., fils.

Je m’étire. Tout se remet en place dans mes muscles et mon esprit. L’inspecteur à liquider, puis à évacuer. Et demain, aux aurores, l’ultime séance avant la mission.

— Quelle heure est-il ?

— Bientôt quatre heures, il fait un froid de canarrrrrd !

Sacré Dimitri !

Je me lève et le suis vers la chambre-cellule du « condamné ». Dimitri m’observe du coin de l’œil.

— En pleine nuit, t’as de la santé, me dit-il avec un brin d’admiration.

— Pourquoi ?

— J’sais pas : refroidir un type comme ça, entre deux sommeils, c’est pas à la portée de tout le monde. Tiens, moi, par exemple, je me sentirais barbouillé. Et pourtant, des bonshommes, j’en ai effacé quelques-uns.

Ma lanière est à sa place, dans le placard arsenal.

— Va chercher le client ! lui dis-je.

— Tu veux pas te le payer dans sa chambre ?

— Elle est trop étroite : il faut du recul.

— Très juste. Bouge pas, je te l’amène.

Ma lanière sur le bras, je m’approche d’une cave à liqueurs pour y empoigner une bouteille de vodka. Habituellement, je la bois très frappée, mais cette nuit j’en use comme d’une thérapeutique, non pas pour me donner du cœur à l’ouvrage, car le fait de buter un homme ne me tourmente pas outre-mesure, mais pour achever de me réveiller.

La lampée d’alcool, prise directement au goulot, me file un trait de feu dans l’estomac. Voilà un bout de temps que je n’ai pas bu du raide ! Brouff, ça filerait des couleurs à un mort, car c’est de la vodka à 54°.

Dimitri réapparaît, flanqué du bonhomme chétif. Ce qu’il est pitoyable, cet inspecteur, avec ses joues mal rasées, son dos un peu voûté, sa moustache de rat malade… Il s’est coiffé de son chapeau, pensant qu’on allait le sortir. Il a un vieux bada gris sale à ruban noir, plein d’auréoles jaunes, dont le bord se gondole. Où est-ce qu’ils vont pêcher leurs flics, en France ! Je chope ma boule de plomb et commence à balancer l’autre.

— Tu veux bien t’écarter un peu de monsieur, Dimitri ?

— Tu parles, rigole le factotum de Daudeim en se dirigeant vers le poste de télévision.

— Écoute, San-Antonio, bêle le nommé Pinaud.

Mais je n’écoute pas. La boule libre tournoie de plus en plus vite au-dessus de ma tête.

— Qu’est-ce que tu fabriques ? s’étonne ma victime désignée.

— Tu vas voir, répond plaisamment Dimitri, accoudé au poste de télé.

Et Pinaud voit !

Mes deux boules partent en tournoyant comme si chacune courait après l’autre.

Ça fait « fsssiit ! »

Une plainte très brève et, pour tout dire : étouffée ! Franchement, il a rien perdu de son don, l’ami Édouard… Dimitri se tortille sur le tapis. Ses deux mains affolées tentent désespérément de desserrer la terrible lanière. (J’emploie toujours la lanière forte !) Mais celle-ci est trop durement enroulée. Il tourne deux fois sur lui-même, bleuit et reste immobile.

— Où as-tu appris à lancer ce machin, San-A. ? bégaie le gars Pinuche.

— J’ai suivi des cours du soir, mon pote. La méthode audio-visuelle !

Vous voilà un petit peu sur les noix, hein mes drôles ? Comment qu’il vous a possédés, le San-A. Gentille croisière en bateau, hein ? Faut pas m’en vouloir car je viens de me payer la période la plus pénible de mon existence. Je pouvais plus monopoliser ma raison et continuer de blagouiller avec vous, mes canards. C’eût été trop à la fois. Un traitement pareil, je défie quiconque, et même n’importe qui, de le subir sans basculer. Vous mordez la force de caractère du bonhomme ? Vous lui rechignez encore le qualificatif de superman que même notre P.D.G.[15] ne songe pas à contester, lui qui s’y connaît ?

Pour résister à deux mois de transformation cérébrale intense, faut avoir des nerfs, non pas d’acier — car l’acier est attaquable — mais hibernateurs. Faut pouvoir se les coller en cale sèche au moment opportun, comprenez-vous. Sans la recette que m’a refilée un vieil Indou voici quelque temps (il travaillait pour Pinder et pour la C.I.A.) je flanchais. Il s’appelait Tahtkomjlédur, l’homme dont je hasarde le nom en ces pages magistrales. Je le revois encore : grand, la barbe noire et ronde, d’autant plus admirablement taillée qu’elle était aussi fausse que les nichons d’un travesti, l’œil de velours, le geste onctueux, vêtu d’une veste à la Mao, déjà ! On avait sympathisé et il m’avait convié chez lui à un repas pantagruélique : thé au jasmin et riz à l’eau. J’sais pas si c’est l’euphorie consécutive à la bonne chaire (comme disait Bossuet), mais il s’était laissé aller aux confidences. Des gus mal intentionnés avaient essayé de lui violer le subconscient, de pénétrer dans son âme par effraction, de lui investir le cérébral. « Pour résister, m’apprit Tahtkomjlédur, j’ai utilisé la méthode dite du brakmarh bouddheur qui consiste à fixer mentalement une image appartenant à votre univers familier. Ne jamais l’abandonner une seule seconde pendant les traitements qui vous sont infligés. »

Le gars mézigue, j’ai pas de honte à le dire, c’est la frime à Félicie que je me suis collée un bon coup dans la rétine. Félicie dans une attitude bien à elle : inclinée devant la porte de sa cuisinière pour vérifier l’état de cuisson d’un gratin dauphinois. Cette image a servi de filtre à toutes les vacheries que ces tordus m’ont fait ingurgiter. À cause de l’opiniâtre vision de M’man dans sa cuisine, avec son tablier mauve, son petit col de dentelle, ses cheveux gris, son médaillon où on se tient en tête à tête, P’pa et moi, seulement séparés par une petite mèche de cheveux prélevée sur mon crâne de bébé.

Pinaud éclate en sanglots et se jette dans mes bras.

— Ah, San-A. Mon cher, mon tendre ami ! Je te retrouve enfin… Hier, je croyais que tu avais perdu la raison.

On s’accolade. Je regarde tristement les ecchymoses tavelant sa pauvre bouille.

— Excuse les gnons, dis-je. Il fallait que je te massacre car je me savais observé. Quand on m’a mené à toi, j’ai compris qu’ils t’avaient conservé pour que tu leur serves de test. Ils voulaient que je te moleste, puis que je t’assassine. Ainsi ils auraient eu la preuve que j’avais totalement rompu avec ma vie précédente.

— Ta vie précédente ?

Il entrave ballepeau à ce circus, le Délabré.

— Trop long à t’expliquer, vieille cloche. Sache seulement que nos kidnappeurs m’ont appliqué un traitement hautement scientifique afin de me dépouiller de ma personnalité et de me faire endosser celle d’un certain Édouard Moran, agent secret de son état.

— Dans quel but ?

— Je l’ignore encore, la chose ne devait m’être révélée que tout à l’heure. J’aurais bien voulu attendre le dernier instant avant de jouer ma grande scène des retrouvailles avec moi-même, mais je ne pouvais quand même pas aller jusqu’à te buter pour faire plus sincère !

Tout en babillant, je surveille les portes du living, m’attendant à voir surgir quelqu’un. Comme rien ne se produit, je cramponne une pétoire dans le placard. Vérification faite, son magasin est vide, et il en est ainsi de toutes les autres armes à feu rassemblées là. Toujours signé Daudeim ces précautions. Un ultime test pour s’assurer de mes bons sentiments. Hier, quand il m’a désigné le placard, il devait guetter mes réactions, le doigt sur la gâchette.

Voyant mon désappointement, Pinuchet s’approche du cadavre de Dimitri et le fouille.

— En voici un garni, dit-il en exhibant un 7,65.

— Garde-le en souvenir, conseillé-je. Tu t’en feras un presse-papier.

Personnellement, je récupère ma lanière plombée sur la carcasse du jardinier. Grâce aux séances de T.C., j’ai appris à m’en servir, vous l’avez vu, et dans mes pattes cette arme en vaut une autre.

— Que faisons-nous ? s’inquiète la Vieillasse en ramassant la cigarette tombée des lèvres de Dimitri et en la glissant voluptueusement entre les siennes.

— On neutralise les locataires, puis on donne l’alerte.

Je prends le couloir menant à l’ex-cellule de Pinaud. Il forme un angle droit. Dans sa seconde partie deux portes se succèdent, à droite, et une troisième le termine.

J’ouvre doucement les deux premières : elles ouvrent sur deux chambres vides dont les lits ne sont même pas défaits. La troisième est en acier et je suppose qu’elle donne sur l’extérieur. J’ai beau secouer la poignée, elle ne s’ouvre pas bien qu’apparemment, elle ne comporte pas de serrure.

— Drôle de maison, murmure mon compagnon d’infortune.

— Assez ahurissant que nous y soyons seuls, non ? renchéris-je.

— Tu sais, nous laisser seuls dans des pièces sans fenêtre dont les portes blindées ne s’ouvrent que de l’extérieur, c’est pas de la témérité de leur part. Car je suppose que ta chambre ressemble à la mienne ?

J’examine la porte de fer attentivement. La poignée est rivée, comme une manette. L’ouverture doit être commandée par un système électrique, seulement j’ai beau étudier le chambranle je n’aperçois aucun bouton, pas la moindre saillie. Tout est lisse, ripoliné, neuf !

— Pour en revenir à cette maison, bêle Pinuche, tu ne remarques pas quelque chose de très curieux, San-A. ?

Il commente, sans attendre :

— Elle a la forme d’un « U » dont la base serait très large. Aucune fenêtre n’ouvre sur l’extérieur, du reste les chambres n’en comportent pas. Le couloir et le salon sont éclairés par des baies vitrées donnant sur le jardin. Vue de dehors, cette maison ressemble sûrement à un blockhaus.

Il dit vrai. Renonçant à trouver le système actionnant la porte, je me rabats à grands pas vers l’immense living.

— Qu’est-ce que tu fais ? s’informe la chère baderne à mon côté.

— Il doit bien exister un moyen d’accès au jardin.

J’écarte le pan d’un grand rideau et j’ai la satisfaction de découvrir une porte-fenêtre. Celle-ci s’ouvre sans opposer de résistance. Un souffle glacé balaie nos frimes anémiées. L’air froid flanque un coup de hallebarde dans nos poumons confinés. On en chancelle, tellement c’est brutal, ce contact avec l’extérieur.

— Eh ben, mon pote, tu te rends compte si ça pince, glaglaté-je.

— On devrait se vêtir, conseille le père la Tisane en reculant, il fait plusieurs degrés sous zéro !

— Prends la canadienne de notre copain le macchabe, lui il ne risque plus de s’enrhumer !

Croyez-moi ou traitez-moi de sombre menteur, mais Pinuche suit bel et bien mon conseil. Vous ai-je signalé qu’il est toujours loqué en vaillant pêcheur, le Débris ? Il a même conservé ses bottes. Les relents qui s’en évadent fileraient la nausée à un égoutier.

— Et toi ? s’inquiète-t-il.

— T’occupe pas de ma santé, je me ferai des calories en courant.

Nous nous élançons à travers la pelouse saupoudrée de flocons et que le gel fait crisser sous nos pas. Dieu qu’il est bon de fouler de l’herbe, de respirer la nuit froide de novembre, d’apercevoir des étoiles…

Nous franchissons le pont miniature enjambant le ruisseau gelé. Un buisson de sapins épineux nous coupe la route. Je le contourne. Et brusquement, un mur de quatre mètres se dresse devant nous.

— Attends, fais-je à la vieille fripe, on va procéder différemment.

— C’est-à-dire ?

— Si près du but, ce serait idiot de tout compromettre. Tu vas filer seul, moi j’attendrai ma dernière séance pour connaître l’objet de la mission.

— C’est de la folie ! déclare le Dabuche.

— Peut-être, mais à quoi cela aurait-il servi qu’on en bave pendant deux mois pour détaler comme des garennes trois heures avant d’avoir l’explication de cette fantastique histoire ?

— Tu penses bien que ces gars-là n’ont pas manigancé tout ce bigntz pour de la broutille en branche. Il s’agit sûrement d’un coup très exceptionnel.

— Mais…

— Ta gueule, obéis ! Fonce prévenir le Vieux et affranchis-le. Il prendra les dispositions qui s’imposent.

— Bon, bon, bougonne l’Amoindri. Seulement, c’est bien joli de me dire de partir, comment vais-je franchir ce mur ?

Il allonge ses bras dérisoires vers le faîte de la muraille.

— Il en manque, hé ? chevrote César.

— Quand tu seras sur mes épaules il en manquera moins !

Je m’arc-boute contre la paroi et la Vieillasse m’escalade laborieusement. Pinuche a la respiration sifflante et je sens trembler ses mains dans mon dos. À la fin il gémit.

— Y en manque encore, San-A. Il s’en faut d’encore un mètre.

J’ai beau essayer de sauter avec ma charge sur le râble, nos communs efforts demeurent stériles.

— Descends, lui ordonné-je, on va aviser.

J’ai l’air aussi absorbé qu’un homosexuel[16].

Pinuche respecte ma méditation, mais comme elle semble improductive, il s’excuse :

— Que veux-tu : je ne suis pas un cascadeur !

Moi, vous me connaissez ? Il n’en faut pas davantage pour me brancher sur la bonne longueur d’ondes. À peine le Fané a-t-il prononcé le mot cascadeur que mon regard tombe sur un rouleau à gazon abandonné au bout de la pelouse.

Je vais le chercher et l’amène devant le mur. Ensuite je cours au pont et j’arrache la longue planche ouvragée servant de parapet ou si vous préférez : de garde-fou.

Il m’incite à la dinguerie, le garde-fou, chose paradoxale. Le futé San-Antonio pose la planche en équilibre sur le rouleau.

— Et alors ? s’effare Pinaud.

— Alors c’est au pied du mur qu’on voit le voltigeur, ma bonne guenille. Monte sur une extrémité de la planche, de profil, face au mur.

— Mais…

Il a dû être mouton dans une vie précédente pour bêler de la sorte !

— Garde tes bras levés et tâche d’être souple au moment du valdingue, mon pote ! Ce serait avec Béru, je pourrais pas me permettre cette tentative, car jamais je n’arriverais à le décoller. Prêt ?

— Essayons !

Ne disposant pas de point élevé pour accroître ma pesée sur l’autre bord, je prends vingt mètres d’élan et exécute une formidable cabriole.

Blaoum !

Une plume, ce Pinaud ! Pas plus lourd que mon mégot. Le temps que je me relève (car j’ai glissé de la planche en bascule et affessi sur le gazon givré) il a disparu de la propriété. Pourvu qu’il ne se soit rien cassé en passant par-dessus le mur !

— Oh ! Oh ! appelé-je, pas de pépins, m’sieur le maire ?

Trois secondes et demie de silence. Et puis un cri me parvient. Un cri fou, démoniaque (n’ayons pas peur des pléonasmes dans les cas de force majeure).

— Au secours !

La voix de Pinaud. Mais d’un Pinaud au bord de l’hystérie, mes chéries. Un Pinaud éperdu de trouille. Un Pinaud inconnu, dont la cervelle vient de se mettre en torche.

Il ne s’est rien brisé car son cri n’est pas de douleur. D’ailleurs, comme celle de tous les animaux à sang-froid, elle est indolore, la carcasse pinucienne.

Alors ?

Pourquoi cette plainte forcenée exprimant l’effroi et le refus, l’angoisse et le désespoir, l’incrédulité et l’imminence de l’anéantissement ? Car elle ressemble à une conclusion d’existence, cette sobre clameur, cri unique certes, mais qui les contient tous.

— Qu’est-ce qui t’arrive, César ?

L’homme éperdu renonce aux explications. Une situation trop épouvantable ne se commente plus : elle se constate. Il me semble voir une double saillie frémissante sur la crête du mur. Je reconnais les mains de Pinaud. Il se cramponne farouchement. Il refuse de se laisser couler de l’autre côté. Du coup mon imagination galope à travers la campagne pour mieux la battre. J’hypothèse un fossé grouillant de crocodiles affamés, encore qu’en Île-de-France le caïman ne se pratique pas beaucoup ; ou bien un hérissement de pieux méchamment dardés vers la propriété. Le cloaque ! La pestilence ! L’empalement ! Le bouillon de culture ! Je passe tout en revue avant de me décider à aller voir.

— Tiens bon, Pépère, j’arrive !

Le ton familier pour lui fourbir le moral. Refuser de considérer tragiquement le tragique est une manière de l’apprivoiser.

Bon, la promesse lancée, il convient de la tenir. J’ai envie de me hisser ! Soit, mais comment ? Réfléchis, homme de ressources ! Sollicite ton esprit inventif ! Flatte la croupe dodue de ton système D Prépare la noble éjaculation cérébrale qui te guérira de ce nouvel obstacle. La vie est une course de haies, une course de haine. Un parcours plein de bûches et d’embûches où trébuchent des cruches. Nous ne sommes que des nains vicieux qui détalent et escaladent. Voilà, j’ai trouvé la solution. Je cale le rouleau à gazon contre le mur. Je place la prolonge métallique servant à le haler presque à la verticale. Pas tout à fait cependant, car elle doit décrire un angle d’une vingtaine de degrés par rapport au mur. Je la maintiens dans cette position grâce à la planche qui nous a servi de tremplin. Vous suivez ? Mal ? Passez-moi un crayon que je vous le dessine ! Vous voyez : ici le rouleau et son bras levé. Là la planche dont l’autre extrémité se bloque dans le gazon. Vous mordez ? Bon. Comment dites-vous ? Ah : le crayon vous appartient ! Tenez, excusez-moi, je l’enfouillais machinalement. Je me trouve donc en présence d’une sorte de… « Tiens-bon, Pinaud, ça va y être ! »… de trépied dont le sommet est coupé d’une petite barre transversale, celle qui permet de s’atteler au rouleau à gazon. Je m’agenouille sur la planche et je repte en m’agrippant des deux mains à cette étroite passerelle. Brrr, ce qu’il fait frisquet ! Mes doigts s’engourdissent. « Surtout lâche pas, César, j’y suis ! »… J’arrive au sommet de la planche. Le difficultueux, à présent, c’est de me mettre debout sans basculer en arrière.

Un petit roulement de tambour, please ! Ça aide !

Bon, il est droit, San-A. ! Les bras écartés comme ceux du funambule s’apprêtant à exécuter un double saut périlleux sur son fil. Je lève lentement la tête vers le faîte du mur. Les deux mains blêmes de Pinuche, sous la lune, constituent une cible pitoyable. J’oublie la planche flexible, l’assemblage précaire, l’équilibre tellement instable que si une mouche se posait sur mon épaule à cet instant tout s’écroulerait. Mais vous avez déjà vu des mouches quand il fait moins huit, vous ? Non, donc je ne crains rien. Fort de cette certitude, je me concentre. J’ai droit à une seule tentative car lorsque je sauterai mon édifice s’écroulera. Décontraction de l’athlète.

— Je vais lâcher ! pinuche Pinaud.

Au bon moment, à l’ultime, le coup de fouet qui désembourbe l’attelage ! J’ai léopardé en félidé que je sais être parfois. Mes mains ont saisi le bord du mur. Quatre secondes pour reprendre mon souffle, assimiler le choc, dominer mes meurtrissures. Un rétablissement !

— Encore une seconde, Pi…

Je me tais et manque lâcher prise en découvrant ce qu’il y a de l’autre côté du mur.

Je me dis : déboucher dans la mort, ça doit ressembler à ça.

Toute logique est abdiquée. Pythagore démenti ! Le P.D.G.[17] non avenu. Les hypothèses bafouées. Vous verriez la Tour Eiffel reposer sur sa pointe ou un touriste japonais sans appareil photographique, vous seriez moins commotionnés.

Je comprends le cri agonique de Pinaud. J’y fais muettement chorus. Je me joins à la détresse universelle. Je cotise à la caisse de damnation.

À califourchon sur le mur, je contemple la ville immense étalée quelque trente étages plus bas !

CHAPITRE IV LA DERNIERE SEANCE

Là encore, je vous la sectionne, hein, mes drôles ? Y a de quoi se l’enrober de caramel pour mieux se la faire déguster, non ? De quoi achever la lecture de ce remarquable (à haute tension) ouvrage sur un brancard avec une infirmière bourrée de diplômes à votre chevet. Écoutez, même moi qui vous cause, je doute de la réalité, c’est vous dire ! Je m’interpelle grossièrement. Je me dis : « Tu réfléchis un peu à ce que tu avances, San-A. ? »

Et pourtant, y a pas à tortiller le fait est là, bien réel, infini. Tout en bas j’aperçois une rue semblable à une tranchée, avec des autos-jouets stationnées. S’agirait-il d’un effet d’optique crée à l’aide d’une maquette ?

Hélas, non !

— Viiiiite ! fait la Vieillasse.

Mince, je l’oubliais, cette brave guenille. Solidement acalifourchonné, je m’incline pour l’empoigner par le col de mouton de sa canadienne.

— Mets-y du tien, la Vioque ! Un effort et tu seras sur le mur.

Je hale tant que je peux, en m’efforçant de ne pas basculer. La légèreté de mon ami, en cette minute de pur suce-pince, est un don de Dieu ; sacré don de Dieu de don de Dieu !

Le cher dolichocéphale me rejoint sur la crête du mur. Il claque du dentier, pleurniche, crachote au bout de pater, biscuité des vertèbres.

— Tu as vu ! Tu as vu ! Tu as vu ! sanglote-t-il soudain en me désignant la cité tante accu l’air qui géométrise à l’infini et même au-delà.

— J’ai vu.

— Suppose que je ne me sois pas spontanément agrippé ?

Un regard vers le gouffre pour lunette-d’approche-utilisée-dans-le-mauvais-sens donne sa plénitude à la supposition.

— J’ai cru que je devenais fou, halète mon compagnon. Je m’attendais à trouver un bois… C’est pas Paris, hein ?

Juste la question que je me posais.

— Non, Pinaud, c’est pas Paris. On dirait…

Je n’ose pas formuler ma pensée, bien que mes pensées soient toutes de formule 1.

— On dirait quoi ?

— L’Amérique.

— Hein ! ! ! !

— Pourtant…

Je revois Joan devant la télévision, hier après-midi. Elle regardait un film commenté en français. Les chaînes américaines ne diffusent pas de programmes français que je sache.

À droite, la ville escalade une colline. À gauche un large fleuve la traverse, émaillé d’îles. De partout des buildings…

— Tu es bien certain que c’est pas Paris, vu depuis un grand ensemble de banlieue ? Cette colline, on dirait un peu Montmartre, non ?

— Et le Sacré-Cœur, tu te le dépotes ?

— Peut-être que sous cet angle on ne le voit pas… Et là, le cours d’eau, ça ressemble à la Seine.

— Sauf qu’il est cinq fois plus large. Tu veux que je te dise, Pinaud ? Nous nous trouvons à Montréal.

— Au Canada ?

— Ouais, mon gars. La colline c’est le mont Royal, et le fleuve le Saint-Laurent.

— Mais comment nous aurait-on amenés ici ?

— En avion, je suppose. Tu sais, nous ne sommes pas les premiers passagers clandestins auxquels on fait franchir la mare aux harengs. Bon, va falloir changer de tactique.

Je me laisse pendre le long du mur (côté jardin suspendu, œuf corse) et je lâche prise. Bonne réception. J’aide mon ami à me rejoindre, après quoi, complètement frigorifiés, nous rentrons dans l’appartement.


— Le téléphone ? demande Pinaud.

— Aucune tonalité. Il y a un coupe-circuit quelque part. Aussi discret que celui de la porte d’entrée. À propos, il doit sûrement s’agir d’une porte d’ascenseur.

— Si on balançait un message par-dessus le mur ?

— La bouteille à la mer ? Tu sais, je n’y crois pas beaucoup à cette heure de la nuit. Tout est désert.

— On peut au moins essayer !

Bien sûr qu’on peut. Il est même possible de balancer aussi une partie du mobilier pour monopoliser l’attention. On finirait sûrement par voir radiner les flics. Seulement, l’alerte donnée, nos gens disparaîtraient. Or j’ai des choses graves à apprendre d’eux. Dont la plus importante est ce qu’il est advenu des enfants. Depuis quelque temps je ne vous en cause plus de Marie-Marie, j’y pense ! En filigrane, étant donné la bouille d’idées confuses qui m’emplit le cerveau. Pourtant elle reste au cœur de mes préoccupations, la chère gamine. De temps à autre, son minois chiffonné surnage dans mon esprit suractivé. Je vois ses tresses, ses yeux vifs, ses deux dents écartées. J’entends sa voix mutine, un peu acide, très gavroche…

— Faut jouer son va-tout, Pinuche !

— Qu’entends-tu par là ?

— Dans un peu plus d’une plombe, la préposée aux basses-œuvres va arriver pour m’administrer la séance décisive. Attendons-la.

J’explique mon plan à la Vieilloque. Celui-là est des plus simples. Nous allons placer le cadavre de Dimitri dans la malle que ce bougée a amenée sans se douter qu’il allait en devenir le locataire. Nous collerons la malle dans le jardin, au milieu du bosquet de conifères. Après quoi, Pinaud se planquera pour attendre la suite des événements.

Bibi regagnera sa chambre. Il se laissera passer au T.C. pour ingurgiter les dernières consignes. Le traitement achevé, votre téméraire San-A. neutralisera miss Joan et alertera Pinaud. Reste toujours le délicat problème de l’ouverture de la porte. Si nous ne découvrons pas le système, je devrai le demander à Joan, or il se peut que la jeune femme fasse quelques difficultés pour me le révéler une fois que je lui aurai démontré l’inefficacité de son « conditionnement ».

Le Bêlant se rebelle.

— Misère du Ciel, jure-t-il, cette ouverture doit s’effectuer aisément, nous ne sommes tout de même pas dans un château à pont-levis.

— Justement si, Pinaud. Cet appartement est un château fort moderne. On l’a conçu spécialement pour qu’il reste hors d’atteinte de la vie courante. Beaucoup de gens comme nous ont dû y faire des séjours prolongés, y subir des traitements de choc. On y a liquidé pas mal de monde, je suppose. Par conséquent la sortie de ce blockhaus moderne est aussi délicate qu’une sortie de prison.

Le Fané demeure sceptique.

— Tout ce que tu voudras : la porte, en principe, n’est pas utilisée par les prisonniers mais par les geôliers, non ? Conclusion elle se commande secrètement certes, mais facilement, San-Antonio, fa-ci-le-ment !

Vachement doctoral, César, vous ne trouvez pas ? Il alambique Pépère, en prenant du carat. Il s’écoute un peu penser. Notez qu’il n’est jamais inutile de baliser le parcours de son raisonnement. La Vieillasse tatillonne avant d’émettre, elle minutieuse comme un rugbyman dispose son ballon avant d’essayer une transformation. Je sais pas si vous avez vu la manière qu’ils procèdent, les quinzemen, avant de shooter. Comment t’est-ce qu’ils le dorlotent leur bel œuf de Pâques ! Et je te le nettoie, je te fais du jardinage autour, je te poildeculte les brins d’herbe, je t’organise un promontoire, je t’aménage une rampe de lancement, je te cherche l’orientation, je te mignarde l’équilibre, je te calcule l’angle de pénétration, je t’estime la vitesse du vent, je te décompose l’élan, je te repère le point d’impact, je te muscle la détente fessière, je t’impulsionne le jarret dévot.

— Bloing ! Ça tourbillonne ! Vingt mille pèlerins suivent en retenant leur souffle la trajectoire météorique. Passera, passera pas ! Comme à Verdun ! Pire qu’à Verdun ! Cela dit, il est dans le vrai, mon vieux camarade, lorsqu’il prétend que le système de la lourde est secret mais aisé. Seulement il se montre plus secret qu’aisé puisqu’on passe une bonne heure à fouinasser sans rien dégauchir. La porte de l’ascenseur reste aussi farouchement close que la bourse d’un comédien écossais d’origine juive qui jouerait le rôle d’Harpagon pendant la dévaluation de la livre sterlinge.

On a beau tâtonner dans les moulures, décrocher les tableaux, sonder le parquet, ouvrir les placards, se faire des ampoules aux mains à dévisser les ampoules électriques, c’est l’échec noir.

De guerre lasse et six heures approchant, comme l’aurait écrit une dame du Fémina dont j’ai oublié de lire les livres, je fourre Pinuche sous le canapé du salon et je regagne ma chambrette.

Une partie drôlement serrée se prépare, les gars. Si vous flanchez un peu de l’horloge, c’est le moment de gober vos comprimés.


Pourquoi Édouard Moran ?

Cette question, je me la pose depuis des semaines, et tout particulièrement à cet instant.

Comprenez-moi bien, cela m’aidera sans doute à piger moi-même. La personnalité à transmettre était toute prête dans le T.C. Je veux dire par-là que le matériel, lorsqu’on m’a amené, se trouvait chargé. Joan disposait d’un potentiel d’enregistrements sonores et visuels qui furent probablement très longs à préparer, à sélectionner, à monter. Des jours et des jours d’affilée, elle a investi mon esprit jusqu’au subconscient en lui inoculant un personnage nommé Édouard Moran, dont j’ai appris la force, la ruse, les relations, les prouesses, le caractère, les goûts, la manière de penser et de réagir.

Le vrai Édouard Moran ne m’a jamais été montré. On a filmé ses faits et gestes de façon subjective pour mieux m’installer en lui (ou mieux l’installer en moi). C’est Samuel Polsky qui me l’a enseigné. Il me l’a appris à l’impératif ! Samuel est le cerveau ! Il a l’énergie et le magnétisme adéquats pour opérer un transvasement aussi fabuleux. Joan n’a été que l’opératrice. Elle appliquait le traitement, elle ne l’a pas instauré sur rôle ? Soumettre le patient par tous les moyens affectifs et chimiques.

Limer ma volonté, l’assouplir ; neutraliser tout esprit de rébellion en lui et, parallèlement, lui entonner, comme on gave une oie, cette pâture psychologique ayant nom Moran. Le vider de lui-même pour le remplacer par un autre… S’assurer qu’il assimile parfaitement la transsubstantiation. Bête comme le principe des vases communicants, après tout ! On ouvre le robinet de vidange de San-Antonio. Puis, simultanément, on lui branche la canalisation chargée de véhiculer l’Édouard Moran. Il suffit de laisser couler le tout jusqu’à ce que le San-A. ait disparu, que le réservoir ait été bien rincé par le produit Moran. Après quoi on ferme le robinet du bas. On fait le plein et le nouveau gus est paré pour la manœuvre. Robot vivant ! La belle invention ! L’envoûtement ultramoderne qui ridiculise les sombres machinations de la Voisin ou de Cagliostro. Faut breveter ça, mes gueux ! Le standardiser ! Le commercialiser ; ça y est, je l’ai dit ! Commercialiser : le but de toute chose, le couronnement de chaque entreprise humaine. La fin des fins ! L’idéal absolu ! Le verbe se fait cher ! L’accomplissement magistral ! Commercialiser égale apothéose, couronnement, mission remplie, béatitude, gloire immortelle de nos haillons, allonzenfants-de-la-putride, pontification, pour la canonisation : en joue, feu ! On a tout commercialisé, le concret et l’abstrait, l’ancien et le nouveau testament, les besoins et les élans, la vie et la mort, le vice et la vertu, Roméo et Juliette, la nécessité de se torcher le dargif, l’enfantement, la vérole, l’idéal, le Petit Jésus, la chance, la pluie et le Bottin, la femme-à-barbe, le Stromboli, la folie, le caca, la pauvreté, le savoir, le trou du c…, l’art, la bêtise, le génie, la Bastille, Louis XVII, les épidémies, l’amitié, le cycle menstruel, les astres, l’enfer, les pavés et les bonnes intentions. Tout ! Tout, et les toutous aussi ! Et les camps dix rats thons ! Le monde n’est qu’une monstrueuse ardoise où les prix sont affichés. Le prix du meurtre, du coït, de la santé, de la viande avariée, de la maladie de foie, de la place au ciel, de l’honorabilité, de la feuille de laurier, le prix de la corne d’abondance, celui de la vache enragée, le prix du sang, le prix zunic, le prix du prix, tiens ! Ça me fait tellement tarter, ces réflexions, que je m’assoupis. Le temps, tout comme un conjoint, c’est dans un lit qu’on le trompe le mieux.


Son parfum de froid et d’eau de Cologne délicate me réveille plus que le bruit qu’elle a pu faire en pénétrant dans ma chambrette.

Elle porte un manteau de daim assez sport, avec un col et des poignets de vison. C’est beau, le vison, surtout quand il est vivant, en train de calcer sa visonne, si vous voulez mon avis.

— Comment te sens-tu, Édouard chéri ?

— Très bien, amour, très très bien.

— Dimitri est venu ?

— Venu et reparti… avec sa malle.

— Ça ne t’a pas été trop… heu… pénible ?

Elle m’embrasse. Sa bouche ? Un fruit. La comparaison est pompière, mais je suis à court.

— Pas du tout, assuré-je, tout le plaisir a été pour moi. Le lacet-fantôme, c’est mon vice !

Elle me contemple en hochant une tête miséricordieuse.

— Alors c’est aujourd’hui le grand jour ? attaqué-je gaillardement.

— Oui, dit Joan, et comme tous les grands jours, il commence tôt. Le temps de préparer mon laboratoire et je suis à toi, Édouard.

Nouveau baiser. D’accord, il fait partie du traitement, mais vous ne m’ôterez pas de l’esprit qu’elle y prend plaisir, ma belle savante. Elle a sa technique, moi j’ai la mienne. Si le magnéto-choc, le transformateur cérébral et autres joujoux de ce genre n’ont pas de secrets pour elle, faut reconnaître que son patient est imbattable question patins. Champion olympique, il est, San-A. dans la discipline bouche-cousue ! Roi de la menteuse fouineuse ! Recordman du monde de la capacité respiratoire. Un cas ! Un lot ! Une affaire ! Je me marre in petto en me disant que le boulot de Joan serait drôlement moins folâtre si elle avait à dépersonnaliser un Kroumir octogénaire. Je l’imagine aux prises avec un vieil académicien auquel elle voudrait faire croire qu’il, est un écrivain, par exemple.

— Tu as l’air de bonne humeur, ce matin ? note-t-elle.

— La petite séance de cette nuit, mon chou, et la perspective de ce qui se prépare. Je suis un homme d’action.

— C’est vrai, murmure-t-elle, tu es le type parfait de l’homme intrépide. À tout de suite.

Elle me laisse seul, ce qui n’est pas déplaisant. Plus je m’avance dans l’existence, plus je suis convaincu que la solitude est la plus efficace des distractions. Un homme introverti en vaut cent, mes gueux ! L’homme puise en lui seul sa véritable énergie. Il est dépositaire de toutes les vérités, la source de toute joie est en lui. Chaque individu est le point de départ de l’univers. Il est fallacieux, donc, d’attendre d’autrui des satisfactions cérébrales que l’on peut s’accorder tout seul. Mais je vais pas vous confiturer la tartine avec mes salades. Bâilleurs de tempérament comme je vous sais (c’est-à-dire bâilleurs de fond) si on cesse dix secondes de vous secouer le caberlot à coups de théâtre, vous vous mettez à somnoler, bande de veaux.

— Tu peux venir, Édouard ! lance Joan depuis le labo.

Je me lève. Maintenant la partie s’engage à bloc. Dès qu’elle m’aura affranchi sur le pourquoi de ma mission, elle aura droit à ma grande scène du 3. Celle où le jeune premier arrache sa fausse barbe et annonce qu’il n’est pas le patriarche d’Antioche, mais l’amant de cœur de la Dame aux Camélias.

Choucarde dans sa blouse blanche boutonnée sur l’épaule, Joan. C’est dans cette tenue que je la préfère. Les nanas s’ingénient à trouver des toilettes meûmeû pour nous espatouiller, sans se gaffer que neuf fois sur dix on les raffole[18] dans leurs tenues domestiques. Elles nous excitent plus en tablier de cuisine ou en peignoir de pilou-pilou qu’en robe à traîne et cape d’hermine. Mordez les moniteurs de ski, par exemple. En pull, fuseaux, et brassard tricolore, ils humectent toutes les sublimes skieuses qui balbutient du christianas aval. Ces dadames veulent absolument les mettre à leur menu, nos Casanovas de la piste blanche. Elles les aguichent jusqu’à ce que le gentil moniteur (qui n’est pas de bois, bien qu’il passe sa vie sur des planches) leur file la ranque. Céziguepâte, il s’annonce au rambour dans son costar des dimanches, avec la chaîne de montre fixée au revers, les seize stylos dans la poche supérieure du veston, la bath cravetouze à pois sur limouille à carreaux. Aussi sec, elle est râpée, leur magie. Les ravissantes décervelées déshydratent du frifri.

Elles lamentent de la cressonnière ; elles protestent de la glande émotive. Y a maldonne ! Duperie sur la marchandise ! Abus d’écusson. Usurpation de brassard ! Elles le trouvent même plus bronzé à point le Killy du cours collectif ! Sa gaucherie pleine de droiture les intolère. Dans le fond, leurs rêves intimes, utérins, aux hivernantes polissonnes, se serait de se laisser embroquer toute crue sur la piste à la faveur d’une conversion !

— Allonge-toi, Édouard.

Ma table capitonnée, je la connais par cœur. Je sais son contact sévère mais accueillant.

Joan passe la sangle antérieure sur ma poitrine, ce qui est contraire aux dernières habitudes.

— Tu m’attaches aujourd’hui ?

— Je préfère, car la séance risque d’être agitée.

La deuxième courroie emprisonne mes jambes.

— Par quoi commençons-nous, Joan ?

— Ne parle pas, chéri, si tu veux bien. Relaxe-toi à l’extrême.

Comme chaque fois je me détends et ferme les yeux pour aller cueillir dans ma mémoire l’image vigilante de Félicie. Pas de blague, M’man. On se mobilise l’amour pour subir la dernière épreuve, hein ? S’agirait pas de craquer dans les derniers mètres, comme un bourrin qui se casse la jambe avant de franchir le poteau.

Mon futal qu’on glisse. Je m’excuse auprès de Félicie et rallume mes quinquets.

— Tu commences par la piqûre aujourd’hui, Joan ?

— Oui.

Déjà elle frotte un tampon imbibé d’alcool sur ma cuisse. Le liquide injecté engourdit mon muscle. Une sourde inquiétude me tenaille. D’où vient qu’elle modifie le déroulement de la séance to day ?

Je la fixe calmement. Je devrais vite revenir à Félicie, mon bouclier moral, mais ma pensée indiscipline ce matin. Elle vagabonde. Joan s’assoit près de moi sur un haut tabouret de bar, nickelé. Elle tient ma main dans les deux siennes.

— Tu es bien, Édouard ?

— Oui, Joan.

— Tu parais contrarié et contracté ?

— Pas du tout.

— Détends-toi, mon amour, nous sommes bien, tous les deux, non ?

Sa voix chaude, un peu rauque, m’apaise. Je me sens mieux, brusquement. Un flou bienfaisant coule en moi.

— C’est merveilleux, n’est-ce pas, mon cher amour ? chuchote la tendre voix de Joan.

Chic fille, cette Joan. Elle m’adore, je vous dis ! Dorénavant, dans sa vie, il n’y a plus que moi. Moi tout seul ! Elle se consacre à mon bien-être. La preuve, cette piqûre si douce… Ah ! ce que je suis bien, si vous saviez… Des moments aussi capiteux justifient notre venue au monde.

— Tu m’aimes, mon chou ?

— Je t’adore, Joan.

— Nous deux, nous ne faisons plus qu’un, n’est-ce pas ?

— Oui, Joan, plus qu’un.

— Tu veux bien me dire ton vrai nom, chéri ?

Sa demande m’enjoue[19]. Je la trouve un peu farce. En tout cas elle révèle sa grande tendresse pour moi.

— Je m’appelle San-Antonio, ma petite poule.

— Pourquoi te laisses-tu appeler Édouard Moran ?

À quoi bon la berlurer davantage ? J’ai une grande soif de vérité. C’est si reposant, la vérité. Si moelleux…

— Pour laisser croire que je réagissais au traitement.

— Petit coquin !

J’éclate d’un franc rire.

— Tu ne m’en veux pas, Joan ?

— Penses-tu. Dis-moi, San-Antonio, la semelle de tes chaussures est humide. Tu es sorti dans le jardin ?

— Oui, chérie.

— Pourquoi ?

— On ne pouvait pas ouvrir la porte, on a cru pouvoir filer par-là.

Je me gondole comme toute la batellerie vénitienne.

— J’ignorais que nous nous trouvions au sommet d’un building.

Mon rire devient inextinguible comme la soif d’un gus paumé en plein Sahara.

— Pinaud a failli culbuter par-dessus le mur. Si tu avais vu notre gueule lorsqu’on a compris où on était.

— Tu as tué Dimitri ?

— Il fallait. Je n’allais tout de même pas buter mon vieux copain Pinuche, le meilleur homme de la terre.

— Ensuite tu l’as mis dans la malle, et vous avez caché cette dernière dans le jardin.

— C’est ton petit doigt qui t’a affranchi, ma gosse ?

— J’ai vu des traces de terre sur la moquette, en arrivant. Tes chaussures étant mouillées j’ai tiré les conclusions qui s’imposaient et suis allée faire un tour dehors.

— Merveilleux. Tu en as dans le crâne, Joan. Tu as donc déniché la malle ?

— Bien sûr. Je voudrais que tu me dises : si vous n’avez pu actionner le système d’ouverture, comment ton ami a-t-il fait pour filer ?

C’est la meilleure !

— Mais il n’a pas filé, Joan ! Il n’a pas filé. Pinaud se trouve sous le canapé du salon.

— Oh ! que c’est drôle ! dit-elle sans rire.

— Je savais que ça t’amuserait. Tu devrais aller chercher mon pote, Joan. Il doit se morfondre. J’aimerais que tu le connaisses mieux. C’est un être qui ne paie pas de mine, mais qui est plein de ressources…

— J’y vais. Ou plutôt non : appelles-le !

Elle va ouvrir la porte du labo.

— Crie fort pour qu’il t’entende, m’ordonne ma douce camarade.

— O.K., Joan.

Je gonfle mes poumons et lance à pleine vibure :

— Piiinuuuuche !

« Mais où vas-tu m’étonné-je en la voyant se poster derrière la porte.

— Chut, je vais lui faire une blague !

— D’accord ! Qu’est-ce que c’est que ce truc qui tu tiens à la main et qui ressemble à une petite caméra ?

— Tu verras, appelle-le encore, dis-lui qu’il peut venir sans crainte.

J’obéis.

— Pinaud ! Rapplique, vieille fripe ! Tout va bien !

J’ai beau m’égosiller, la Vieillasse ne se montre toujours pas. Je lui avais pourtant promis de l’appeler dès que…

— Tu veux parier qu’il s’est endormi sous son canapé ? fais-je à ma compagne. C’est une véritable marmotte. Ohé, Pinaud !

Ma voix vibre dans l’appartement sans obtenir de réactions.

— Rien à faire, tu devrais aller le chercher, Joan.

Elle acquiesce et sort en tenant son espèce de caméra braquée devant elle.

CHAPITRE V AVEC LES MOYENS DU BORD…

Pendant l’absence de Joan, des forces contradictoires se débattent en moi.

Les unes, fortifiantes, me rassurent et m’affirment que j’ai très bien fait de tout dire à ma jolie compagne. Les autres, inquiétantes, jettent le trouble sur ma paix. Elles m’obligent d’analyser ma récente conversation et me font tirer de ces confidences des conclusions désastreuses.

La petite voix lointaine de Félicie me chuchote des reproches. « Tu n’aurais pas dû parler à cette fille, Antoine. Tu sais bien qu’elle t’a inoculé du sérum de vérité. Elle est tellement rouée ! Elle a commencé par te neutraliser en t’attachant. Ensuite la piqûre… Maintenant elle est en train de tuer ce cher ami Pinaud. Tout est perdu, mon grand. Comprenant que tu as su résister à leur maudit traitement, ils vont se débarrasser de toi et nous ne nous reverrons plus jamais, tu entends, mon petit ? Plus jamais ! »

Des larmes m’éclatent des yeux. Non, M’man, je refuse de ne plus te revoir ! Je crie pouce ! J’ai trop joué avec le feu, c’était fatal que je me brûle.

Mon cervelet yoyote, ma pensée fait des vagues. J’ai la détresse qui tangue, le chagrin qui donne de la bande. Depuis le livinge, là-bas, tout au bout du couloir, une succession de bruits incertains me parviennent (Autriche)[20]. Cela ressemble à une grosse bouffée de vent dans une cheminée ancestrale[21]. C’est suivi d’un heurt ! Puis d’une plainte !

La tendre voix de ma Félicie s’insinue à travers mes vapes : « Tu vois, Antoine, les conséquences de ta légèreté. Si tu avais agi délibérément, à l’arrivée de cette personne, au lieu de vouloir finasser… Maintenant, ce bon M. Pinaud n’est plus. Un homme si gentil, si doux, si bien élevé. Prévenant, généreux, dévoué…

Je pleure.

Un chœur antique chante sur accompagnement de harpes : « Ah ! pleure, fils infortuné. Ta jeunesse va se flétrir dans sa fleur trop tôt moissonnée. »

— Pourquoi tu pleures ? balbutie le spectre de Pinuche.

Il est là, l’aimable, au seuil de mon cauchemar, vision sédative dispensatrice de pardon. Là, oui, je le jure, avec sa veste de pêche toute froissée, son mégot translucide enfoui sous la moustache, pareil à un ver luisant niché dans l’herbe sèche de l’été[22].

— Qu’as-tu, San-A. ? Tu me regardes d’un drôle d’air. C’est cette saloperie de drogue, bien sûr. Tu n’es pas en possession de tes moyens.

En possession ! Le mot se tortille, téniase devant mes yeux. Possessions d’Outre-mer ! Nos dépossessions d’Outre-mer ! Posséder ! Fallacieux ! Impossible ! On ne possède rien : ni l’argent ni les femmes. Rien n’étant possédable.

— On dirait que tu ne m’entends pas, San-A. ? Attends…

Ses mains volettent autour de moi. Il me débarrasse de mes sangles.

— Un peu d’eau ! il annonce, le fantôme Pinuchard.

« Maintenant va puiser l’eau fraîche dans la cour… Et veille que, surtout, la cruche à ton retour…

Ma classe à la communale.

Floc ! Une douche glacée. Ça me paralyse la respirance dans les éponges.

— Ça va mieux, San-A. ? Attends…

Faut toujours attendre, avec César Auguste Pinaud, inspecteur principal placé sous les ordres du commissaire San-Antonio. Toujours…

Vlan, vlan !

Il me claque le beignet d’un aller-retour drôlement noueux. Dites, le père Sac-d’os qui chique les tortionnaires, sans blague ! Je lui tire un ramponneau mollasse. Il rit.

— Bon, ça va mieux !

L’image de la Vieilloque se clarifie comme le paysage derrière le pare-brise lorsqu’on a branché l’antibuée.

— C’est… c’est vraiment ici ? je bredouille.

— Tout ce qu’il y a de plus moi, renchérit le chéri. Mais ça n’est pas ta faute si je suis encore là. Heureusement qu’il existe un système de phonie reliant ce laboratoire au salon. En cherchant le déclencheur de la porte on a dû le brancher si bien que j’ai entendu tout ce qui se passait ici, heureusement !

Il extirpe son cigare de sa bouche comme on décarre un escargot de sa coquille dégoulinante.

— Et Joan ?

Il branle le chef.

— J’ai rien compris de rien du tout à ce qui lui est arrivé. Tu peux marcher ? Alors viens voir. Appuie-toi sur mon bras séculier…

Je convalesce au côté de mon ami, titubant un peu dans le couloir. Nous atteignons le grand salon et la première chose que j’y aperçois n’est justement pas une chose, mais une dame en blouse blanche allongée sur la moquette avec un grand trou à la place de la figure. Drôlement surréaliste comme tableau.

Moi, je suis pas fou du surréalisme en peinture. Ma vraie longueur d’ondes c’est Bernard Buffet. Depuis toujours, sa barbouille me régale. Elle exprime toute la misère du monde, mais avec pudeur et dignité. Il a la solitude orgueilleuse, Bernard. J’aime sa fierté anguleuse. Des fois je m’arrête en double file devant chez David et Garnier pour mater une de ses toiles en vitrine. La circulation me passe autour, ça m’aide à mieux apprécier la tendre cruauté de son clown à travers les fards duquel suinte une larme. Les gens défilent entre son œuvre et moi et je me dis que ces crétins sont tous groupés dans ce cadre doré, là-bas, sans s’en gaffer. Ils pourraient jeter un coup d’œil en passant. Quelques-uns le jettent, notez bien. Mais ils voient quoi ? Une bille de clown ! Ils savent pas que c’est un miroir. Alors ils s’en vont sans s’être reconnus. À force qu’on se dévisage, le clown et moi, on finit par s’adresser un sourire, le même vu à l’envers, en somme ! Oui, Buffet, les jours de grande détresse, il me reste encore ça ! Je me rappelle sa gare de banlieue, avec personne autour et pourtant si explosive d’humanité. Je voudrais l’habiter. Je me ferais chef de gare, pour. Et curé pour habiter ses églises ou même généraldegaul pour remonter ses Champs-Élysées.

Voyez où ça vous conduit, les piquouzes matinales ? À vous exclamer Buffet au moment crucial de l’action. Contraire à toutes les règles, ça. Les illustres devanciers et les célèbres successeurs doivent en glavioter de mépris. Je vais passer dans le vocabulaire comme synonyme de glaireux, je prévois ! J’entends les mamans, bientôt, s’expliquer à la sortie de la maternoche comme quoi leur petit garçon fait une crise de San-Antonio depuis deux jours, rapport à sa flore intestinale qui déconne ! Ou bien les mémères goitreuses, au thé de la Marquise, se raconteront que leur cornard est en plein San-Antonio sitôt qu’il se hasarde dans la mousse au chocolat. Mon antidote ce sera l’élixir parégorique, je vous en informe d’avance pour vous éviter une visite de toubib.

Bref, je vous apprenais que la môme Joan ne possédait plus de visage, ce qui est foutrement regrettable lorsqu’on en a eu un aussi bathouze que le sien.

— Mon Dieu ! m’écrié-je en catholique romain, que s’est-il passé ?

Pinaud arrache un napperon de dentelle d’une table naine et en couvre pudiquement la tête de la jeune femme.

— Je vais t’expliquer. Ayant suivi toute votre conversation par l’interphone que voici… (Il me désigne un abat-jour de métal, genre luminaire Scandinave) je me suis empressé de changer de cachette lorsque je t’ai entendu dire que je me tenais sous le canapé.

— Où t’es-tu mis ?

— Dans ce placard.

— Ensuite ?

Ouf, je me retrouve. Les effets de l’injection s’estompent enfin.

— Tu m’as appelé, mais naturellement, comprenant qu’elle voulait m’anéantir, je me suis bien gardé de répondre. Cette dame est donc venue ici, tenant à la main un étrange appareil qui…

— Je sais, continue…

— Par la porte entrouverte du placard, je suivais ses faits et gestes. Elle est allée droit au canapé, s’est agenouillée devant… Alors, comprenant qu’il me fallait profiter de sa position pour agir, j’ai ouvert grand le placard et lui ai lancé cette mitraillette dans le dos. Elle est tombée en avant. Le machin qu’elle avait en main s’est déclenché. Il y a eu une grande clarté… Et regarde !

Je m’approche. Le canapé est roussi sur une surface circulaire assez large. Il y a également un trou dans la moquette. Je ramasse la caméra, darde l’objectif contre le mur et presse la détente. Un bruit soufflant, pareil, vous le devinez, à celui du vent dans une cheminée ancestrale, retentit. Le mur devient noir.

Tu parles d’une caméra, mon neveu. Elle transforme les sujets les plus positifs en négatifs.

— En somme, balbutie Pinaud, elle voulait m’anéantir avec cet appareil du diable ?

Je m’abstiens de confirmer. Depuis que ma lucidité pleine et entière m’est revenue, j’étudie quelque chose…

— Tu vas aller dans le laboratoire et faire du bruit, César.

— Du bruit ?

— Siffle, chante, éructe, borborygme, pianote, fais n’importe quoi, mais manifeste-toi de façon sonore, il faut que je trouve l’interrupteur du système de phonie.

— Ça t’avancera à quoi ?

— Peut-être cela me fournira-t-il une indication en ce qui concerne le contacteur de la porte d’entrée, hé, invertébré !

— Pas bête, reconnaît l’aimable rescapé de la lampe à dessouder. Il s’éloigne. J’entends le bruit bourrinesque de son pas décroître dans le couloir, puis redevenir présent par le truchement de l’appareil acoustique.

Nous partîmes cinq cents, mais par un prompt renfort.

Nous nous vîmes trois mille en arrivant au port…

déclame la Vieilloche. Tu me reçois bien ?

— Au poil ! glapis-je. Continue, mon vieux Rodrigue.

Tant à nous voir marcher avec un tel courage…

poursuit l’obscur Corneliphone.

Tandis qu’il se désalexandrine mornement, je me mets en devoir de tripoter tout ce qui se trouve à ma portée. Les commutateurs, les lampes, les pieds de lampadaire… Nothing ! L’organe clapoteur du Débris continue à me verser des rasades de Cid (de Normandie, vu que le gars Corneille, hein ?).

Je soulève les tableaux. Je déplace les meubles tachant à refaire tous nos gestes de la nuit.

En vain.

Pinaud a fini sa tirade. Sans reprendre souffle, il enchaîne avec Ruy Blas.

Bon appétit, Messieurs. O ministres intègres…

Je mate un tableau fin représentant une nature morte (pas tout à fait aussi morte que Joan cependant) dont la composition est la suivante : une bouteille d’alcool, une pipe en terre, une pie-panthère, un journal (c’est le numéro 424, centième année, du « Hair-Dresser », le quotidien de l’élite) le tout groupé autour d’un phonographe à pavillon.

Moi, vous me connaissez ? Inventif à mes heures creuses. L’esprit plus aigu qu’une fourchette à escargots. Quel instinct me pousse à saisir le tableau ? Mystère et passage-à-niveau. À peine ai-je exécuté mon geste que la bavasse du Vioque décroît…

… on vend ton sceptre au poids, un tas de nains difformes.

Se taillent des pourpoints dans ton manteau de roi…

Top ! C’est coupé.

Dites donc, baronne, dites donc…

Je raccroche le tableau… Le noble organe du Caverneux me revient à toutes ondes dans les trompes.

… faisait trembler l’Espagne de tonnerre et de flamme…

Cuis, pauvre oiseau plumé, dans leur marmite infâme !


Ça marche à la cellule dans cet appartement, mes guignolets chéris. Ou au transistor vilbroqué. Peut-être même au sporado-gougnazal-inversé, allez donc savoir avec ces scientifiques. Il suffit de placer le tableau de guingois pour que le relais sonore s’interrompe.

Pendant ce temps, Pinuche, jugeant qu’il en a quine de la déclamation, entonne « Sambre et Meuse » avec une voix de baryton décalcifié qui lui vaudrait une pluie de monnaie au carrefour des Gobelins et une pluie de tomates à l’Opéra.

Soucieux d’économiser ses cordes vocales (qui ne sont que des ficelles) je le hèle. Il arrive en continuant de chanter, donc au pas.

— Tu as trouvé ? s’interrompt l’Organique.

— Oui.

Généreusement je lui démontre le système. On passe dans le couloir. Plusieurs gravures assez insipides mettent des petites touches de couleurs sur le mur lisse. Je fonce droit vers l’une d’elles qui représente le téléphérique assurant la navette Vazy-Mont Kiki dans le massif des Pudubek, au nord-ouest de la baie d’Hudson quand on descend de la mairie.

L’ayant décroché, je vais tirer la lourde. Rien !

Un vrai cauchemar, cette porte, mes petites loutres. Je renouvelle l’opération avec les autres gravures. Lèche-chèque qu’on plaît. Pour le coup, à force d’à force je me sens devenir claustrophobe.

— Je pense, très sincèrement qu’on devrait profiter du jour pour lancer des signaux de détresse depuis le mur, sentence Pinuchebrock.

Ça flanche dans les rangs français, compagnons ! Ça flanche ! Le moral des troupes ressemble à un sorbet fondu.

— Écoute, César, ça fait des semaines que nous sommes aussi passifs entre les pattes de ces requins que des balles de ping-pong entre des raquettes de pongistes japonais. Maintenant, la contre-offensive est lancée. Il ne sera pas dit que nous décrocherons précisément au jour « J ».

Le Badernel hausse ses épaules en bouteille de Riesling.

— Tu ne sais même pas en quoi il consiste, ton jour « J », San-Antonio. Tu n’as pas eu droit à la séance explicative. Tu es coupé de tout. Je crois qu’il serait beaucoup plus sage de prévenir les autorités canadiennes, si Canada il y a.

— Nature, pour que ça fasse du suif et que les équipiers de la môme Joan prennent dare-dare leurs quartiers d’hiver (en anglais winter’s quarters). Y a quelqu’un que tu oublies dans ce fourre-tout, mon pote, c’est Marie-Marie. Tant que nous garderons le contact avec nos tourmenteurs, une chance de la retrouver subsistera.

— En admettant que la pauvrette vive encore ! lamente le Déchet en se touillant une larme de l’index.

— Elle vit encore. La bande à Daudeim ne s’amuse pas à faire du pâté de chiares. Elle a kidnappé ces enfants dans un but précis…

— Le but atteint (et peut-être l’a-t-il déjà été), tu penses bien qu’ils vont s’en débarrasser. Cela dit…

Pépère achève de se torchonner la frite.

— Cela dit, reprend le Vieillot (car il parle correctement français, lui) peux-tu m’expliquer comment tu garderas le contact avec la bande après avoir trouvé celui de la porte ?

— Je vais chez les bourremen d’ici. On établit une planque discrète dans l’appartement et on coiffe les dégourdis qui s’annonceront !

— Et si Daudeim ou un autre rapplique pendant notre absence, qu’adviendra-t-il ? Il découvrira le cadavre de la demoiselle et préviendra ses acolytes.

— Non, car toi tu resteras ici, l’arme au point, la larme à l’œil, et le doigt posé sur la sonnette d’alarme.

— Toujours les basses besognes, se renfrogne l’amoureux de Chimène. Tu me fais rire, San-Antonio, avec tes principes policiers. Quand la maison est en feu, on crie au secours, on ne fait pas des mots croisés. Or, toi, tu t’obstines à faire des mots croisés.

Un vrombissement retentit soudain, nous nous taisons pour mieux nous dévisager.

— On dirait le téléphone ! émets-je.

— Tu disais qu’il était coupé ? objecte mister Clope.

— Il doit se rebrancher automatiquement lorsque arrive un appel extérieur.

San-Antonio est ce qu’il est, et bien autre chose encore, mais on ne peut lui dénier son esprit de décision, comme dirait le P.D.G.[23]. Aussi, n’écoutant que le téléphone, court-il décrocher le combiné. Comme me disait il n’y a pas si naguère le commandant Coustaud, « le tout est de savoir plonger au bon moment ».

— J’écoute ?

— Qui est à l’appareil ? s’inquiète la voix de mon bon ami Daudeim.

— Édouard, réponds-je. C’est vous, Al ? Vous tombez à pic. Il vient d’arriver un accident à Joan.

— Quoi !

Pas envie de plaisanter, Daudeim. Il sécrète une telle quantité de mécontentement que j’en ai le tympan éclaboussé.

Elle s’est blessée avec son petit laser portable, en m’en faisant la démonstration.

— Passez-la-moi.

— Je le voudrais bien, seulement elle est évanouie, Vieux !

Un silence.

— Hello, Al, vous êtes toujours là ?

— Oui.

Nouveau silence. Je sens qu’il prend les mesures de la situation. Dans ces cas-là, on ne peut que recommander ses actions à Dieu si l’on a la foi, ou à la B.N.C. si on ne l’a pas. En rajouter serait inutile et dangereux. La décision que va prendre Daudeim n’appartient qu’à lui.

— Joan vous a appliqué le traitement, Édouard ?

— C’est fait.

— Vous savez ouvrir la porte, n’est-ce pas ?

— Évidemment ! dis-je d’un ton badin.

— Comment l’ouvre-t-on, Édouard ?

Ça y est, le test ! Selon ma réponse, il adoptera une tactique ou une autre. J’envoie un petit coup de suppliance au Barbu et je laisse tomber nonchalamment :

— Ben, la gravure, Al !

— Très bien, j’arrive !

Il a eu une inflexion satisfaite, ou plus exactement soulagée. Comprenez-le. Je lui annonce que Joan est accidentée et qu’elle ne peut lui parler. Illico il hérisse ses piquants. Il subodore la vérité. Et puis il se dit que si j’avais joué au c… je me serais barré ensuite, à moins que j’ignore le système d’ouverture, comprenez-vous ? Donc, si connaissant le système je ne me suis pas barré, c’est que je joue franc jeu. C.Q.F.D. ! Les constipés du bulbe qui n’auraient pas pigé n’ont qu’à relire le paragraphe jusqu’à ce que la lumière se fasse dans leur œuf d’opaque !

Les choses étant ce calçon, comme le dit si justement notre P.D.G.[24] je tire de cette première conclusion une seconde déduction, à savoir que c’est bien par le truchement d’une gravure que se manœuvre la porte puisque mon explication a semblé satisfaire Daudeim.

Las, mes nouvelles tentatives n’aboutissement pas mieux que les précédentes. D’où accroissement de ma nervosité.

— Pourquoi t’acharnes-tu, du moment que Daudeim va arriver ! me calme l’Édulcoré.

— Il s’agira de ne pas rater la passe, dis-je. Mets-toi de côté, César. Dès que notre copain paraîtra, je lui ferai son comité d’accueil et tu garderas la lourde ouverte. Surtout veille bien à ce qu’elle ne se referme pas, hein ? Bloque-la soigneusement…

Du temps s’écoule.

Le clope de Pinuche grésille doucement. Dehors, un soleil livide se chicorne avec des nuages de neige.

CHAPITRE VI EH BIEN ! ÇA ALORS !

— À quoi penses-tu ? se soucie Pinaud en grésillant du cloporte.

Pas commode à analyser.

Encore moins à exprimer.

Je philosophe. Je me dis en substance : « Et si tout ce la n’existait pas ? Si ces instants abracadabrants que je traverse : l’appartement avec jardin, au trentième étage. Montréal. Le labo et son T.C. Joan et sa caméra-laser. Cette porte bloquée dont l’ouverture se commande mystérieusement, oui, si tout cela appartenait à un songe. Supposons que je rêve Pinaud, le cadavre de Joan, Dimitri dehors dans sa malle… En réalité je me trouve chez nous, à Saint-Cloud. M’man prépare son caoua champion en ce moment dans sa cuisine fraîchement repeinte. Dans la cabane grillagée, au fond du jardin, Caruso, notre coq, chante le retour du soleil en roulant des mécaniques. Le vieux voisin d’à côté fait la toilette de sa femme paralysée. Aucun danger ne nous menace. Tout fonctionne au ralenti, donc bien. Marie-Marie est à l’école ou s’apprête à y aller sous la houlette du Gros. Dans les chers troquets de Paname, on remplit de croissants chauds de petites corbeilles d’osier et les loufiats rasés de frais filent le dernier coup de chiftir polisseur à leurs percos autoclavesques. Les baveux sentent encore l’encre fraîche et racontent aux petits-matineux ce qu’ils ont vu la veille à la téloche ! No problème !

À la radio, mon copain Henri Tachan claironne sa dernière chanson. En v’là un qui a du talent, tiens donc !

Bref, l’existence mitonne doucement au creux d’une aube sans histoire.

— Je me demande à quoi nous rimons, réponds-je à l’Anxieux. T’es certain qu’on se berlure pas, dis Pépère, et que la réalité est bien conforme aux apparences ?

La Vieilloque a un maigre sourire qui découvre ses gencives pâlottes, couleur de ces petits récipients de caoutchouc où les barbiers de village délayent leur mousse à raser.

— Tu vois, San-A. déclare-t-il, lorsque nous nous serons sortis de cette affaire, tu devras prendre un peu de repos. Tous ces traitements t’ont malmené le mental. Tu as grand besoin de te refaire une santé.

Nous stoppons là notre converse vu qu’il se passe du chmoll derrière la porte de fer. Ça cliquette dans des profondeurs, signe que l’ascenseur fonctionne.

« Bon, songé-je, tout cela est peut-être du flan, mais on va tout de même se comporter comme si c’était réel. »

Planquousé sur le côté, Pinuche attend, la main sur la poignée de la porte. Le cliquettement croît et cesse. Et alors il se produit un truc fameux, mes compères. La lourde s’open enfin, certes, mais pas du côté de la poignée ! Vous entravez ce que je cause malgré votre matière grise gluante ? Nous l’avions in the dossard because, suprême astuce, dans cette damnée porte, ce sont les gonds qui servent de poignée, tandis que la poignée n’est là que pour la frime, afin de dérouter le client. Un peu marie, non ? Du coup, le Pinaud occulte est en perdition. Il paume les pédales de se trouver refoulé à contre-sens. Me fais-je parfaitement comprendre ou dois-je attendre que vous ayez sucé quelques allumettes avant de poursuivre ? Y a pas de honte à avouer sa couennerie, mes fieux. On peut s’octroyer une pause caoua pour vous permettre de vous rajuster les cellules. Pas la peine, bien vrai ? Vous arrivez à béquiller du caberlot ? Alors je poursuis.

J’assiste à une double action contraire. Primo, Daudeim pousse, histoire de débloquer le passage, deuxio Pinuche se cramponne pour maintenir les positions, n’ayant pas encore réalisé ce qui arrive. Pour de la fausse manœuvre c’est de la fausse manœuvre. Force m’est d’intervenir. J’écarte mon pote d’une bourrade, j’ouvre la porte. La cabine d’acier polie scintille. Elle est très profonde. En un éclair, comprenant qu’il y a du mou dans la corde à nœuds, Daudeim s’est jeté en arrière. Je plonge à sa poursuite. Il appuie déjà sur le bouton de descente. Blouing ! La porte vient de claquer derrière moi, abandonnée par cet emmanché de Pinaud qui doit encore être en train de se demander s’il est ou non victime d’une hallucinance ! La décarrade s’opère, vertigineuse. Presque de la chute libre ! Jamais utilisé un ascenseur à ce point rapide ! Un défenestré va moins vite ! Daudeim porte la paluche à sa veste ! Je ne perds pas de temps à supputer la nature de l’objet qu’il est susceptible d’en sortir. Un peu ramolli par la moelleuse détention et les séances de T.C., le San-A. ? Eh ben, pas tellement, si je vous disais ! La preuve : mon uppercut du droit ! Charles Humez dans ses belles années ! Oh, la vache : ce parpaing ! Au bouc, je l’ai cueilli, l’ami Al. Le voilà qui se déguise immediately en paillasson ! Descendez on vous demande. Bon, si on passait à un autre genre d’exploit ? J’enjambe le knockouté pour atteindre les boutons de commande, car la cabine est à double issue, l’entrée ne s’effectuant pas du même côté que la sortie. Le tableau ne comporte que trois contacteurs : deux noirs, respectivement marqués UP et DOWN et un rouge portant en caractères blancs le mot STOP. J’actionne ce dernier. L’ascenseur s’immobilise. Ensuite j’appuie sur UP afin de remonter, mais comme l’appareil est sélectif, il ne bouge pas. Force m’est donc de gagner le rez-de-chaussée primitivement demandé avant de regrimper délivrer la Guenille.

Nous continuons notre dévalage fulgurant. À mes pieds, Daudeim est toujours groggy. Je le surveille afin de lui administrer une infusion de semelle dès qu’il rouvrira un lampion. Un cliquetis. Puis une sonnerie invisible fait « gling » (pardon : elle fait glïng, j’avais oublié le tréma) et la cabine stoppe. J’avance mon médius (le plus polisson de mes doigts) vers le bouton mais la porte s’ouvre brutalement et je me trouve nez à nose avec les deux flics les mieux baraqués de Montréal et de sa périphérie. Je voudrais que vous vissiez ces armoires, mes beautés ! Devant eux je parais aussi fluet qu’un poids mouche devant la source thermale de Brides-les-Bains[25].

Dans leurs yeux globuleux je pige l’incongru de ma situation. Moi debout. Un mec contusionné et inanimé à mes pieds. Pas un faf dans mes poches. La plus rocambolesque des histoires à leur bonnir, je suis partant pour une longue et dure séance au poste de police du quartier.

— Salut, messieurs, je minaude, on peut dire que vous tombez bien. Emparez-vous de cet homme et conduisez-nous immédiatement au bureau central.

Je sais pas si vous l’avez remarqué, vous tous qui portez des lunettes en peau de saucisson, mais plus un homme est costaud, moins il est bavard. Les deux archers de Sa Gracious Majesty (par feuille d’érable interposée) n’échappent pas à cette tradition. Ils matent la scène posément, puis me refoulent vers le bout de la carlingue. L’un deux décarre son colt et lui fait tutoyer mon nombril, tandis que le second referme la porte et appuie sur le bouton du haut.

M’est avis que ces deux pandores ont grande envie d’aller renoucher dans les hauteurs. Est-ce que Pinuche, en pleine panique, serait allé virguler un guéridon Louis XV par-dessus le mur de la terrasse ? Je calcule aussitôt qu’il n’a pas eu le temps matériel d’agir pendant notre rapide dégringolade. Alors ? La police aurait-elle eu vent de quelque chose ?

— Messieurs, leur déclaré-je, je suis un officier de police français séquestré dans cet immeuble par l’homme que vous voyez là ! Cet individu dirige une bande internationale qui s’apprête à…

— Shut up ! gronde le matuche au colt.

Il paraît accorder autant de crédit à mes paroles que vous en accordez au candidat député promettant l’abolition de la fiscalité.

Un nouveau « glïng ». Nous avons rejoint notre base. Mon poulardin me fait signe de reculer. J’ouvre la porte d’un coup de miches. Les deux armoires suivent. Le dernier a groupé Daudeim et le soutient de son bras musculeux. On débarque dans le couloir vide de tout Pinaud. Leur frite quand ils vont découvrir le cadavre de miss Joan ! Pourvu qu’ils ne prennent pas un coup de sang et ne me filent pas une prune dans le baquet pour se calmer la nervouze. Tiens-toi peinard, San-A. Joue les soumis, mon lapin. Songe que, pour l’instant, le suce-pet c’est tézigue.

Maintenant Daudeim a récupéré. Il avance d’un pas à ressort jusqu’au living, sans proférer une syllabe, la bouille aussi neutre que la Confédération Helvétique. On atterrit dans le salon. Toujours pas de Vieillasse à l’horizon.

Le poulet au flingue s’immobilise en apercevant le corps de la jeune femme.

— Eh, Filly ! dit-il (en anglais je pense) en montrant Joan à son copain.

L’autre va s’agenouiller et soulève le napperon brodé masquant l’absence de visage de la morte.

— C’est Joan, non ? dit-il à Daudeim.

— Hélas, soupire ce dernier.

Un silence succède, que je mets à profit pour déguster mon ahurissement. Eh quoi ! m’exclamé-je in petto, ces policiers ont partie liée avec Daudeim. Ils appartiennent à sa bande de pieds-nickelés ! Ces coups de théâtres en chaîne, mes chéries ! Ah, je vous gâte ! Je vous corromps ! Quand vous fermez un de mes chefs-d’œuvre pour planquer votre pif dans un livre d’académicien (car il existe des académiciens qui écrivent des livres) vous devez crier « hou-hou » pour vous assurer s’il y a quelqu’un. Ce désert, mes pauvres gamines ! Ces steppes désolées ! Anne, ma sœur Arme, ne vois-tu rien radiner ? Même Bombard n’y résisterait pas. Faut pas être agoraphobe pour se hasarder dans ces pages (comme dirait Henri III). Alors que dites, je veux pas trépigner du piédestal, mais dans ma littérature on ne chôme pas. À peine je vous expose un méchant turbin qu’en revoilà un autre.

Daudeim s’incline sur la défunte.

— Navrant, dit-il. Une fille de cette valeur !

L’amertume me rend cynique. Je m’en veux de n’avoir pas suivi les conseils du professeur Pinaud quand il préconisait qu’on jette l’alarme par-dessus le mur du jardin.

— Vous savez, grommelé-je, y a tout de même pas de quoi accoucher d’une pendule, avec la valeur de Joan ! Si vous considérez les résultats de son traitement sur ma modeste personne, vous devez conclure qu’il y avait de la friture sur la ligne de son T.C. C’est pas Édouard Moran mais le commissaire San-Antonio qui vous le dit.

— Qu’est-il arrivé ? coupe Alphonse Daudeim en me montrant Joan.

— Un accident, un vrai. Elle est tombée alors qu’elle tenait son brûle-parfum à la main. Le coup (de foudre) est parti et l’appareil l’a dévisagée.

— Où est-il ? s’inquiète Daudeim.

— Ne le cherchez pas, c’est moi qui l’ai, déclare le Révérend en déboulant de son placard. Décidément, il s’y plaît dans ce bahut, César. On le laisserait faire, il y passerait ses vacances de Noël.

Il tient l’appareil-à-décapsuler-les-caveaux-de-famille braqué sur ces messieurs.

— Levez tous les bras, je vous prie !

Un bref instant d’indécision. L’un des faux poulmen porte la main à son colt. Pas timoré, v’là la Banane qui se le fait aux rayons X. Une clarté, un souffle puissant qui n’est pas sans rappeler le bruit du vent dans, etc., etc. Le gus mate l’extrémité de sa manche droite : plus de paluche ! Sa menotte s’est anéantie. Le plus formide dans ce gadget, c’est pas seulement sa prodigieuse efficacité, mais les conditions d’hygiène dans lesquelles il opère. Pas une goutte de raisin ! C’est net, sans bavure, coagulant ! J’sais pas si le flic bidon s’occupait de la circulation, mais ça le consterne de plus avoir de main droite. Il mate son moignon racorni, se dit que ça va être duraille de remonter sa montre ou de rouler soi-même sa cigarette et s’évanouit. Son camarade lève les bras. Daudeim agit pareil : nous sommes maîtres de la situation. Ouf !

— Comment expliques-tu que j’aie eu la présence d’esprit de récupérer cet engin et de me dissimuler ? me demande Pinaud.

Il est drôlement fiérot, le Mégoteur. Il pavoise. Se fait brûler des cierges d’autovénération. Il s’approuve. S’ex-votote. S’enrubanne. Il est pour lui, farouchement. Il se célèbre, se préconise, se brandit. Sa gloire l’illumine. Il reluit.

— Tu comprends, poursuit l’Aimable, j’ai compris que vous alliez avoir une explication sévère dans l’ascenseur et envisagé que M. Daudeim aurait le dessus.

Cher César ! Le touche-à-tout de la prévoyance.

— Maintenant, dis-je à Daudeim, je dois attaquer la partie dénouement de mon histoire, aussi vais-je devoir vous poser une foule de questions.

— Vraiment ?

— Et quand je dis une foule : une horde ! Une migration de questions, mon bon Al.

— En ce cas, prenons nos aises, décide l’étonnant personnage en se laissant tomber dans les bras d’un fauteuil.

— Vos bras, je vous prie ! intime Pinaud en lui promenant l’objectif de sa redoutable caméra sous les naseaux.

— Certainement ! s’empresse notre hôte.

Il lève les bras, mais très en « V ».

— Recule un peu, Pinuche ! lancé-je à mon pote.

Trop tard ! Déjà Daudeim vient de refermer ses deux mains sur les joues de la vieillasse. Jamais vu claquer la gueule d’un type de cette manière et avec cette violence. Il en paume simultanément son mégot, son râtelier, sa caméra et ses esprits, M’sieur Dubeignet ! Sa bouille étroite s’est encore étrécie, parole ! Il a une frime comme celle de ces poissons très larges, vue de profil, mais qui deviennent un trait lorsqu’ils se placent de face. Un coup de pompe dans le bide achève de déguiser le Bêlant en korrigan de la lande bretonne. Il volplane par-dessus la table. Le deuxième poulardin composte le gnome grognon d’un gnon mémorable. Pinuche retraverse du coup le livinge en 105 verstes. Il termine son vagabondage dans une vitrine hébergeant une collection de petits flacons de sels. La vitrine lui bascule sur la devanture. Y a du bris de glace, mon tesson nos valeurs ! Les deux quilles à Pinuche dépassent d’un monticule. Si le connard s’est pas fait ébouzer comme une punaise, c’est qu’il jouit d’une chance susceptible de causer un grave préjudice à la réputation de sa digne épouse.

Je lui porterais bien aide et assistance, ainsi que l’impose l’article j’sais-plus-combien du code pénal ; mais des urgences plus urgentes me réclament.

Vous m’avez compris ? La caméra !

Déjà l’irascible Al se baisse pour la ramasser. Comme faut jamais laisser jouer les enfants avec des allumettes, je lui valdingue un coup de saton pareil à celui que tirerait un butteur springbok pour essayer de passer une pénalité depuis la ligne des cinquante mètres. Ça craque comme un chalutier dans la tourmente. Daudeim accomplit un arc de cercle et s’effondre sur le cadavre de la môme Joan. Franchement, si on se met pas à déblayer les allongés, va falloir au moins les empiler comme des filets de morue dans un baril. Rendez-vous compte que quatre personnes sont présentement étalées sur la moquette du salon. Quel désordre !

Le second flic, fort heureusement, a des réflexes aussi prompts que ceux d’un paralytique tombé dans du goudron chaud. Depuis sa beigne à Pinaud, il est encore les poings aux hanches. Je le braque avec la caméra.

— Tu parles français, Brin d’amour ? m’enquiers-je.

— C’est sûr !

— T’as pas envie que je te déguise en homme invisible, je suppose ?

— Que non !

— Alors fais ce que je te dis. Pour commencer, déboucle ton ceinturon.

Il obtempère.

— Maintenant, va dégager mon ami en prenant garde de ne pas le meurtrir.

Au bruit, on a l’impression qu’on transvase des glaçons d’un seau dans un autre. Le Vioque agite ses paturons. Il a des morceaux de verre piqués dans le menton, pépère. Il regarde autour de lui avec effarement.

— Ah, très bien, bravo, tu as repris l’avantage ? complimente-t-il.

Il palpe la verroterie qui lui sert de barbe et fait la grimace.

Va falloir qu’il emploie un diamant de vitrier pour se raser.

— Tu t’épileras plus tard, Vieux Gamin. Il faut que tu aides notre ami.

Le deuxième faux-flic a l’air aussi futé qu’une tranche de potiron non débarrassée de ses graines. Tellement subalterne de naissance et de vocation qu’à côté de lui, un ministre de la Cinquième (pas celle de Beethoven, celle de Rouget de Lisle) semblerait plein d’autorité.

— M’aider ? s’étonne-t-il.

— L’aider ? reprend l’écho Pinuchard.

— À coltiner notre ami Daudeim jusqu’au labo. M’est avis que j’ai un peu forcé sur le shoot endormeur.

Effectivement, il n’est pas très flambard, le grand Manitou. Une bosse grosse comme une aubergine lui embellit le dôme. Son crâne forme duplex, comprenez-vous ?

— Allez-y molo pour ne pas me l’abîmer davantage ! recommandé-je.

On change Al de pièce. Mes deux brancardiers le déposent à ma demande sur la table de soins et Pinuche le bloque avec les sangles.

— Bassine-lui la bosse à l’eau fraîche, César ! Je voudrais bien qu’il reprenne sa ligne, Cézigue ; ça fait pas mes oignes de le savoir aux abonnés absents.

Pinuche, je vous promets, il a des dons d’infirmier. Je l’imagine en blouse et calotte blanche dans les couloirs d’un hosto, à rouler des civières. Il a le geste doux, l’empressement efficace. Il tâtonne dans des flacons, les renifle, en choisit un qu’il vient de placer sous le pif à Daudeim. Pour l’engager à la reniflette, il lui donne aux joues des petites tapes mutines, comme on tapote le dargeot d’un mouftingue. Bref il s’active tante essuie bien que la victime de ma semelle droite consent en fin à rouvrir les yeux.

— Hello, Al ! gouaillé-je, vous êtes paré pour les manœuvres de printemps ?

Il me sourit à son tour. Puis il lance vigoureusement au canard de faux poulaga planté près de la table, les bras ballants.

— Eh bien, Filly ! Qu’attendez-vous ?

L’apostrophé rougit et bredouille des bhheûphs embarrassés.

— Il attend que ça se tasse, voyons, dis-je. Que ferait-il, sans arme alors qu’il me suffit d’appuyer sur la détente de ce joujou pour le déguiser en absent ?

— Rien dans les veines ! gronde Daudeim.

— Mais si, Al : du sang. Et il y tient ! Bon, abordons l’entretien par le commencement. Vous allez, avant toute autre chose, me dire ce que sont devenus les enfants disparus.

— Ma parole, me prendriez-vous pour une femmelette, San-Antonio ?

Son œil glacial et sa voix métallique me font frissonner en catimini. Je m’y connais en durs. Daudeim, il est en iridium renforcé, si vous voulez mon avis. Je pourrais lui décrocher les frangines, le découper en tranches, le désosser, l’empaler sur une borne kilométrique, lui arracher les ongles, lui casser les dents, lui lire la page économique du Monde, le rouer vif, l’énucléer, l’obliger à regarder la photo du P.D.G.[26], lui faire manger de la cuisine anglaise, lui passer les disques de Sheila, l’enfermer dans un frigo, lui faire faire du parachutisme sans parachute, le forcer à suivre toutes les émissions de l’oèrtéef, dire au Dr Barnard qu’il vient d’avoir un accident, le déguiser en C.R.S., l’asseoir dans une friteuse, le scier par le milieu ou lui faire boire de l’acide prussique qu’il ne s’allongerait pas.

— Non, mon cher Daudeim, je ne vous prends pas pour une femmelette.

L’œil sagace, l’œil napoléonien (par extension) de votre San-Antonio tombe sur la table émaillée où sont entreposés des produits pharmaceutiques ainsi que des ustensiles chirurgicaux. S’y trouve encore la seringue dont se servit Joan pour m’inoculer son sérum de vérité. Une ampoule brisée, un tampon de coton gisent dans une cuvette. Rapidos, je cherche ce dont vous vous gaffez bien, intelligents comme je vous ignore. La boîte d’ampoules est justement par-dessus le lot de médicaments. Il en reste quatre à l’intérieur. Le nom de la drogue est écrit dessus : « Syrupus de jactum. » Je me grouille d’en cisailler deux pour remplir la seringue à ras bord.

— Elle a déjà servi pour moi, Al, fais-je en lui montrant l’aiguille, pas la peine que je la stérilise, on ne se gêne pas entre nous.

Mon gag ne l’amuse pas. Ses traits se crispent.

— Du syrupus de jactum, Al. Du surchoix, j’en ai fait l’expérience tout à l’heure.

Et de lui plantouzer ma seringue dans le prosibus à travers l’étoffe du grimpant.

Pinaud rit maigre. Il achève de se dévitrifier le portrait. On dirait qu’il vient de sortir de chez lui par la fenêtre, sans l’ouvrir.

— Bonne idée, fait la Vieillasse. C’est bien son tout de subir un peu le traitement qu’il t’a infligé.

Il est pour les représailles justifiées, César. La loi du talion. Deuil pour deuil !

— Gaffe un peu ton petit dégourdi ! fais-je en poursuivant l’injection. Tu ne vois pas qu’il amorce un très joli mouvement tournant en direction de la caméra ?

C’est exact que le faux flic louche sur l’engin que j’ai laissé près des médicaments.

— T’inquiète pas, affirme pépère, s’il fait un centimètre encore, il n’en fera jamais plus d’autres !

Ce disant, il braque le canon de sa pétoire sur le baquet du téméraire qui, renonçant brusquement au rôle de Bayard, accepte au pied baissé celui de Judas.

— Moi ! J’ai rien fait de mal ! proteste-t-il.

— Pas trop de bobo, Al ? je demande à mon client après l’avoir déplanté.

Il secoue la tête.

— Pas du tout. Vous avez la main.

Son sourire radieux me renseigne sur la promptitude d’action de la drogue. Déjà en pleine batifole supraterrestre, le Cerveau ! Toujours poilant de voir une épée comme lui en dérive mentale. Les extrêmes qui amusent, surtout quand ils se touchent ! Le tordant, c’est pas de voir Zavatta marcher sur les mains, mais l’archevêque de Canterburry.

— Vous vous sentez merveilleusement bien, pas vrai, Al ?

— Vous ne pouvez pas savoir.

— Oh si, je sais !

— On s’aime bien, tous les deux, Al, depuis le temps qu’on se connaît !

— Oui, on s’aime infiniment.

— Alors à quoi bon se cacher des choses ?

— En effet.

— Dites, les enfants kidnappés en forêt… Vous ne les avez pas tués ?

— Sûr que non, PAS ENCORE !

J’avale ma salive et fait signe à Pinuche de se calmer.

— Nous nous trouvons à Montréal, pas vrai ?

— Exact, cher San-Antonio.

— Les mômes aussi ?

— Les mômes aussi.

— Qui s’en occupe ?

— Samuel…

— Dans quel but les avez-vous amené au Canada ?

— Joan a dû vous expliquer que leur rôle est déterminant dans l’affaire de tout à l’heure…

— Rappelez-moi en quoi consiste ce rôle ?

— Voyons, San-Antonio, vous savez bien que…

Je n’entends pas le reste car des détonations claquent dans le labo. Je fais un bond. Dans l’encadrement de la lourde, le flic à la main scrafée mitraille. Pinaud de sa paluche valide. Sa patte gauche veut venger sa patte droite. Il est vert, le revenant. Il a les dents crochetées, le regard dément.

Il profère des injures derrière la barrière de ses ratiches en chevaux de frise. Et il vide son magasin. Pan ! Pan ! Pan ! Pan !

Les balles sifflent, brisent des flacons, rebondissent. Semblent se multiplier ; se multiplient en fait par le jeu de ricochets. Heureusement pour Pinuche, cible passive, l’autre égaré défouraille de la gauche, ce qui ne lui était jamais arrivé. Les premières bastos tirés, la Vieillasse a la présence d’esprit de se replier derrière la table d’opération. Le forcené continue de pruner à tout berzingue dans la direction de celui qui lui gomma sa main droite. Je bombe, plié en deux vers ma caméra invisible car je prévois une imminente entrée en guerre du second matuche, dopé par les exploits de son compagnon.

Pan ! Pan ! Pan ! disent les balles.

Des liquides ruissellent un peu partout. Des jaunes, des bleus, des rouges… Merde, les rouges c’est du blood, mes poupées tant aimées ! Du beau raisin rouge et fumant. À qui appartient-il, ce sang généreux ? Dans la confusion j’ai pas le temps de pagayer jusqu’à sa source. Des projectiles me sifflent aux portugaises, me décoiffent, m’égratignent. Y en a quine à la longue. Il contient autant de valdas qu’un chargeur de western, le feu du flingueur. Inépuisable ou quoi ? Mince, il en a deux. Et puis le copain vient d’arracher celui que Pinaud hasardait timidement par-dessus la table d’opération. Trois arquebuses crachant à la fois, ça va vite devenir une ruche, cette taule.

Enfin je m’assure la caméra en main. Je la braque sur le mitrailleur fougueux. Qu’est-ce que je vous ai dit qu’il brandissait deux feux ! Vous l’avez cru, hein, mes gonfles ? Vous vous êtes pas souvenus qu’il avait plus qu’une main. Ce que vous êtes fastoches à rouler. On peut vous faire ingurgiter n’importe quoi. C’est du quatre-quarts pour vous, de la tarte aux myrtilles ! Il a qu’un revolver, certes, mais avec un gros chargeur, voilà. Un chargeur à impériale, avec remorque.

Peu importe, je tenais juste à vous éprouver la sagacité. Me v’là rencardé sur la nature de vos facultés intellectuelles. La maternelle, c’est votre niveau définitif. Tant mieux pour vous : l’ignardise est une forme de confort.

Je virgule une nouvelle flambée d’évaporatif. Le malandrin cesse de cracher son plomb. Un méchant trou bée au mitan de sa poitrine. Il s’affale. Ce que con se tâtant, son acolyte, plus timoré n’insiste pas et largue sa rapière en criant : « Non m’sieur ! Non m’sieur ! »

Bon, comme chaque fois après un séisme, il s’agit de dresser l’inventaire des Degas (comme disait le conservateur de l’Orangerie).

— Tu vas, Pinaud ?

— Oui, POURQUOI ? fait le Désamorcé en se redressant, intact.

Il n’a même pas morflé un plâtras sur le cigare. Il en est resté au verre pilé, César. Son côté vieux fakir en chômage.

Bibi, excepté des ébréchures au derme et des trous dans les fringues, il sort de l’averse la tête haute. Mais par contre, le camarade Daudeim, eh ma douleur, ce méchant carnage ! Dans sa folie homicide, mon évaporé a tiré en direction de Pinuche dans s’occuper des bavures. Y aurait eu sa grassouillette Majesté aux côtés de mon pote, il flinguait avec la même ardeur, le petit monstre.

Quand Pinuche s’est jeté sous la table, le défouraille-man a continué de plomber DESSUS. Si bien que la différence existant entre une écumoire et Daudeim réside dans le fait que les trous d’une écumoire sont moins gros et moins nombreux que les siens. Il a l’air de pendre en lui-même, Al.

La plupart des hommes pendent mou, il n’échappe pas à la règle. Faut dire aussi qu’une demi-douzaine de 9 mm dans le portrait, ça incite au farniente.

« Malédiction ! m’exclamé-je dans mon for intérieur. Me le buter juste comme il était conditionné pour m’affranchir, quel désastre ! C’est la pétoche sur tout le parcours. »

Je hais le sort mauvais qui m’emporte, de-ci de-là, pareil à la feuille morte.

La crise me cramponne. La mauvaise, la hideuse. C’est l’insurrection San-Antoniaise totale. Je me mobilise à outrance, me déchaîne jusqu’à la dernière cellule.

— Toi, tu vas parler, salaud ! dis-je au dernier survivant de cette épidémie. Et tu vas tout me dire, tout, m’entends-tu ? Tout ce que tu sais, et même ce que tu ne sais pas. Sinon je te transforme en trou, comme ton pote. Être trou, c’est pas une condition avouable, t’en conviens, macaque ? Qui dit trou dit réceptacle. Je t’imagine comblé d’ordures ! T’es qu’une poubelle en puissance, une fosse d’aisance en devenir.

— Oui, m’sieur, oui m’sieur ! s’affole le Turlupiné. Je dirai tout, je ferai ce que vous voudrez, je…

Oui : il. Il n’importe quoi. Il prêt à tout. Il offert. Il abdique. Il soumis, démis, vomi. C’est beau et triste un homme à ce point offert. Il est devenu pommade. La peur a remodelé sa substance, l’a assujettie à des caprices étrangers.

— Dis-moi qui tu es, qui tu fréquentes, ce que tu fais, ce que tu pensais faire. Vite ! Vite, j’ai l’index tellement survolté que tu risques de devenir point d’orgue.

— Attendez, je parle, je parle ! glafouille, bafouille, bredouille, le faux-policier-vrai-malfrat.

Il récite, très vite, les mains jointes devant sa braguette, pour faire plus z’humble :

— Mon nom est Albert Filly, père anglais, mère française…

— Et ta sœur ! m’emporté-je.

— Canadienne, comme moi, enchaîne le Précipité.

— Je ne demande pas ton arbre généalogique, fumelard. Ce qui m’intéresse c’est ton turbin, les gens pour qui tu marnes, compris ?

— Oh ! très bien. Officiellement je suis chauffeur de taxi. En fait je travaille pour le compte de Ludi Guerwig.

— Qui est-ce ?

— Vous ne connaissez pas Ludi Guerwig ?

— Je te demande pardon, je ne suis pas d’ici.

— C’est un type qui s’occupe de drogue, de boxons, de…

— Bon : import-export. Ensuite ? Qu’est-ce que tu fais chez lui ?

— Videur !

— Dans des boîtes ?

— Oui. Je travaillais en équipe avec Michael.

Il me désigne le trou gisant sur le plancher.

— Tu connaissais Daudeim ?

— Depuis quelques jours seulement. Un matin, Guerwig nous a fait venir dans son bureau, moi et plusieurs collègues. Il nous a présenté à Daudeim et à son amie Joan en nous disant que ces messieurs dames avaient besoin d’une équipe pour un coup de main sans bavure qui nécessitait de la figuration intelligente.

— Quel genre ?

— On devait se déguiser en policiers pour composer une escorte.

— À qui ?

— À un certain Édouard Moran que nous venions chercher au moment où on vous a découvert dans l’ascenseur.

Ça m’électrise le fouinozoff. Une escorte pour Édouard Moran, donc pour moi ! Si je m’attendais à ça…

— Vous deviez l’emmener où, votre Moran ?

— Au Palais des Congrès ?

— Y a un congrès ?

Pour la première fois depuis le début de ses confidences, Filly se récupère un brin afin d’exprimer la stupeur. Pour ce faire, il suffit d’écarquiller les yeux, de les garder bien fixes et d’entrouvrir la bouche. Je peux vous garantir la recette, étant donné que j’ai suivi des cours du soir de stupéfaction avant d’écrire.

— Co… comment, vous ne savez pas ?

— Je ne sais pas quoi ?

— Ce qui se passe à Montréal en ce moment !

— Depuis belle lurette l’Exposition est terminée, non ?

— Mais vous… mais…

— Accouche, gars !

— On ne parle que de ça…

— Chez vous peut-être…

— Dans le monde entier, M’sieur ! Dans le monde entier…

Pressentant une nouvelle à sensation, je mate Pinuche, lequel paraît très intrigué lui idem. Les méfaits de la séquestration prolongée, mes amis. On y contracte de mauvaises graisses, des langueurs perfides, et on y perd le contact avec l’actualité. Or, il m’est avis qu’elle a dû charbonner ferme, l’actualité, depuis que nous sommes hors du circuit.

— Que se passe-t-il donc, crème d’abruti ?

— La Conférence Mondiale de la Paix, M’sieur, Voyons !

— Ah bon, excuse, mon pote, je viens d’avoir les oreillons et on m’a tenu au sec… Alors quoi, cette conférence, Sir ?

— Elle est inaugurée aujourd’hui.

— Bravo…

— Avec la participation de presque tous les chefs d’État ; le Président des États-Unis, celui de l’Union Soviétique, Sa Sainteté le Pape, etc.

Bon Dieu, cette salle ! Même Cravenne a jamais réuni ça sous un même chapiteau.

— De Gaulle y est aussi ? s’intéresse le Patriotard.

Filly considère évasivement mon ami.

— Je l’ignore, je ne connais pas, quel nom dites-vous ?

— De Gaulle, le Président de l’ancienne République Française ? m’emporté-je.

— Ah ! il s’appelle de Gaulle, s’ébahit l’autre. Bien sûr qu’il y est votre Chef d’État. Il y a également…

— Stop ! Les têtes d’affiche me suffisent. Donc vous deviez emmener Moran au Palais des Congrès ?

— Oui.

— Comment ?

— En voiture de maître. L’auto est en bas, avec le chauffeur, qui attend.

— Et vous deux, avec ton pote ?

— Notre mission était d’ouvrir la voie en moto, de manière à ce que ça fasse officiel.

— Après ?

Il hausse les épaules.

— Notre rôle se limitait là. Une fois dans la cour d’honneur du Palais, nous avions ordre de laisser Moran et de filer.

— Dis-moi, Filly ?

— M’sieur ?

— Je suis Édouard Moran.

Il n’en croit pas une broque, mais quand je tiens la caméra, je pourrais lui affirmer que je suis Liz Taylor sans qu’il émette la moindre objection.

— Alors on va y aller au Palais des Congrès, fils.

Il hoche la tête.

— D’accord, mais…

— Mais quoi ?

— Vous n’êtes pas en jaquette ? Il paraît qu’Édouard Moran… Enfin que vous, n’est-ce pas. Que VOUS deviez m’attendre en jaquette.

— Oh ! je sais, s’écrie Pinaud ! Attendez-moi !

Il part en courant et revient avec un pantalon rayé et une jaquette à ma taille.

— Cela se trouvait dans le placard où je me suis caché, explique-t-il.

— O.K. Elle est prévue pour quelle heure la cérémonie, Albert ?

— Dix heures, la séance d’ouverture.

— Et il est ?

— Dix heures moins vingt !

— Pas un instant à perdre, crié-je en me déloquant.

C’est la première fois de ma vie que je fais un strip dans une maison plus jonchée de cadavres que la case d’un roi noir ne l’est d’argent français.

Tout en changeant de hardes, je lance mes directives.

— Toi, Filly, tu vas faire l’escorte tout seul. Tu expliqueras au chauffeur, en bas, que ton pote a dû rester ici pour surveiller un prisonnier récalcitrant. Toi, Pinuche, tu vas filer au poste de police le plus proche. Note l’adresse d’ici, raconte toute la vérité, amène les matuches sur place et surtout précise qu’ils ouvrent l’œil vu qu’il risque de se passer des trucs historiques au palais des congrès.

— Mais… la porte, tu sais l’ouvrir, maintenant ? s’affole la Vioque.

Je crois bien que oui. Il n’empêche que ça me turluqueue. À moitié fringué je fonce retourner la gravure du téléphérique dans le couloir. Un téléphérique exprime une idée ascensionnelle, pas vrai ? Seulement maintenant, la porte de la cabine, au lieu de la tirer par la poignée je la tire par son gond central.

Miracle ! Elle s’ouvre…

On va pouvoir continuer cette histoire !

CHAP PITRE SEVEN AH ! LA BELLE CEREMONIE !

Moi, vous me connaissez ? Je suis pas raciste. Je n’en veux ni aux Noirs, ni aux ouvriers, ni aux rouquins. Faut de tout pour faire un monde. Y compris des racistes d’ailleurs. On se débat comme on peut. Chacun apportant sa contribution personnelle. Les Chinois ont inventé la poudre, les Suisses la pendule-coucou et Parkinson une certaine manière de sucrer les fraises. Tout ça pour vous causer que le chauffeur de la Bentley noire qui m’attend en bas l’est également. Il me virgule un beau sourire aussi éclatant que sa livrée. Ma redingue qui l’impressionne.

Une fois au reste chaussé je mesure combien l’appartement fortifié de feu Daudeim présentait pour les louches combines de sa bande une sécurité totale[27]. L’ascenseur est privatif. Il a été construit dans la cour de l’immeuble (ce qui est vachement pratique lorsque ces messieurs dames transbahutaient des gars soporifiés) et fait, je vous l’ai primitivement et antérieurement signalé (dirait mon professeur de pléonasmes) la liaison directe avec le dernier étage. Mais assez parlé de ce maudit building où je viens de vivre le plus long des cauchemars.

Revenons à la situation présente.

Je la trouve insensée.

Not you ?

Faut se la résumer, ne serait-ce que pour affûter la comprenette, à vous tous qui perdez un bout de cervelle chaque fois que vous vous mouchez !

On m’a enlevé dans la région parisienne, moi qui fus élevé dans la religion catholique ! On m’a clandestinement transporté dans le Québec, la belle province qui a failli se faire engauller y a pas si naguère. On m’a bricolé le mental au T.C. pour tenter de me faire admettre que je n’étais plus le cher San-Antonio, mais un certain Édouard Moran, homme de main réputé, spécialiste des missions périlleuses. Ce traitement visait à me faire perpétrer un truc extrêmement dangereux au jour J, lequel, comme son collègue le jour de gloire, est arrivé. Des circonstances dépendantes de ma volonté ont empêché (de jeunesse) que je sache en quoi consiste le fameux turbin. Néanmoins je me rends quand même sur les lieux de l’exploit. Et quels lieux, mes chères chéries ! Un palais pas laid du tout où se trouvent réunis les grands de ce monde. Ma mission consiste-t-elle à attenter contre l’un d’eux ? Me semble que c’est la meilleure explication.

— Bon, alors je fonce à la police ? murmure Pinuche.

— Rapidos. Tu as en tête le téléphone du Vieux ?

— Bien entendu.

— Dès que tu pourras toucher un chef, demande-lui d’appeler Paris pour que le Vieux se porte garant de nous.

Il opine et fonce vers la rue qui brouhahate de l’autre côté d’un porche revêtu d’acier. Je fais signe à Filly d’approcher son oreille de ma bouche.

— Écoute bien ce que je vais te dire, gamin. Si tu cherches à me blouser en cours de route, je te passe au rayon Z.

Je lui montre ma caméra.

— Ça porte à cent vingt-cinq mètres, ce machin-là, inventé-je. Une fois que tu auras achevé ton service, je te conseille de disparaître sans alerter quiconque, sinon tu risquerais de te retrouver dans une sauce mousseline plutôt indigeste. Lu et approuvé ?

— Vous pouvez compter sur moi, m’sieur.

— Alors, go !

Il enfourche sa Petzouille culbutée de 500 centimètres carrées (car il lui manque un côté pour faire des cubes) en jurant, mais un motard, qu’on ne l’y prendrait plus. La rue. La street. La foule. The people. Des drapeaux. Some flags ! M’sieur Durand. Mister Smith. Partout c’est la liesse. La feuille d’érable (selon que vous serez puissant ou miss Érable…) frétille dans le vent glacé qui souffle de la baie d’Hudson en passant par Cochrane, Val d’Or, Maniwaki. La population de Montréal s’est muée en populace. Bravant la neige et le verglas, elle s’est accumoncelée sur les trottoirs. Les hommes ont attrapé la chaude-pelisse, les dames ont sorti leurs renargentés. Tout le monde est en toques, y compris la plupart des bijoux sortis pour la grande circonstance. Des banderoles barrent les rues. On y lit, dans toutes les langues : « Vive la Paix » (en japonais ça représente une guérite avec une petite barrière et en hindou ça sanscrit comme ça se prononce).

On voit les drapeaux de tous les pays. Y a même ceux du Malawi, de la Tanzanie, de la Sierra Leone, et de la Zambie. Des haut-parleurs haut-parlent de la paix universelle. On voit défiler bras dessus-brassée de sous des Israéliens et des Égyptiens portant à leurs revers des macarons sur lesquels on peut lire : Tous au Sphinx ! Non c’est pas un mirage IV ! Dis-moi à quoi Nasser en termes circoncis ! Le bonjour à tes muezzins ! etc. Des soldats américains et des civils vietnamiens en uniforme se donnent l’accolade. Des Tchécoslovaches et des Russes se tiennent par le cou en chantant : Tank y aura des zones. » On voit des Wallons avec des Flamants roses, des Hindous avec des Pakistanais, des Noirs avec des cannes blanches, des Grecs avec des Turcs, des Suisses avec des hallebardes, des Allemands de l’Est avec des Polonais de l’Ouest, des Nigériens avec des Biafrais (bien parisiens), des Anglais avec des Anglaises. Bref, c’est presque la grande réconciliation universelle. Je dis « presque », biscotte la Chine n’a pas voulu participer à cette euphorie générale et la France a accepté d’en être à condition que l’Angleterre n’entre jamais dans le marché commun.

Ce truand de Filly, sur sa belle péteuse étincelante, fend la foule dans un hululement de sirène. Nous roulons à bonne allure. Les gens se détranchent sur moi, se demandant qui je suis, cherchant à identifier le pavillon piqué dans les ailes avant de la tuture, il représente un gros champignon rouge sur fond vert, avec, écrit en demi-cercle et en gothique, ces mots pleins de hardiesse : « Et des comme ça, t’en as déjà vus ? »

Les matuches assurant le service d’ordre stoppent tout pour nous laisser le passage. Ils me salumilitairement à outrance, se gaffant bien que je dois être un personnage important puisqu’on m’octroie un motard, un chauffeur de couleur et une auto qui, si elle n’était pas signée Bentley, passerait pour une Rolls dont on aurait chouravé le bouchon de radiateur.

La foule proliférante et ondulatoire, la foule tant taculaire, la foule excitée qui trépigne et clame, qui déclame, proclame, réclame, acclame, me flanque le vertigo.

Mouler une longue période de séquestration pour plonger dans la cohue, faut être notre P.D.G.[28] pour supporter ça !

Nous parcourons de larges artères, de plus en plus peuplées. Et puis on traverse un pont pour gagner l’île où furent construits les pavillons de l’Expo Internationale.

Ceux-ci, après avoir hébergé l’Exposition « Terre des Hommes » ont été, comme vous le savez sans doute, démontés et expédiés par avion dans les pays sous-développés pour y être convertis en Hilton. À la place, on a construit ce magnifique palais des Congrès dont Montréal peut s’enorgueillir à juste titre. De style Corbuso-épisodique, il dresse hardiment entre les deux bras du Saint-Laurent son architecture en demi-cercle, coupée de vertes terrasses. Sa partie centrale est composée d’une gigantesque sphère vitrée, laquelle constitue la salle des réunions exceptionnelles.

Nous passons une grille dorée (car il n’est de palais sans grille) plantée toute seule au milieu d’une vaste esplanade décorée de jardins à la française. Ce portail n’est donc que symbolique. Une double haie de cavaliers en tunique rouge va de la grille au perron du palais. Il s’agit là de la fameuse police montée canadienne, sabres au clair, dans un alignement rigoureux et une immobilité de centaures marmoréens.

Filly a ralenti. En même temps que dans le palais, nous pénétrons dans le vif du sujet.

Dès que ma Bentley s’arrête, un cadet de la marine de plaisance (les fameux cadets Roussel) en tenue d’apparat : casque rouge frappée des quatre as du jeu de cartes (car la devise des cadets est « À nous de jouer »), d’un pantalon de golf noir et d’un képi dont la visière est tournée sur la nuque, se précipite pour m’ouvrir. Je propulse un ardent regard vers Filly. Muettes, suprêmes recommandations qui peuvent se résumer par : Et maintenant, tâche de ne pas faire le C…

Un ordre retentit.

— Présentez, ha’rmes !

Un détachement des trappeurs-pompiers me présente les armes à sa manière pittoresque, qui consiste à faire claquer simultanément les mâchoires de leurs pièges à scons. Le cadet martèle le sol de quelques ruades d’origine britannique et déclare :

— Si son Excellence veut bien me suivre.

Abandonnant à regret ma caméra, qui paraîtrait incongrue entre les mains d’un diplomate je pénètre à sa suite dans le palais et nous dévalons les marches, car dans les nouveaux édifices, les perrons sont toujours descendants. Le hall d’accueil est d’un luxe fabuleux. Les murs sont en cuivre et le plancher en acier inoxydable. Quelques statues monolithiques mettent çà et là une note artistique discrète. La plus compliquée représente un rocher, et la plus simple un cube de béton. Ces chefs-d’œuvre ont été offerts au Canada par différents pays amis qui ont dû vendre leurs Rembrandt pour pouvoir les acquérir. Des jeunes filles vêtues de blanc et tenant un rameau d’olivier à la main, chantent le fameux Hymne à la paix de Jonathan Pluktoy, tandis qu’une nuée de colombes, dont on a colmaté le dargif à la cire à cacheter blanche pour éviter les incidents techniques, volètent gracieusement au-dessus des invités.

Un huissier en habit, portant une chaîne au cou, s’avance vers moi.

— Vous avez votre carte, Excellence ?

Allons, bon, les ennuis recommencent.

D’un geste naturel, je porte la main à ma poche. Un carton s’y trouve. Je le tends à l’huissier.

— Merci, Excellence.

Je jette un coup d’œil à l’homme. Alors une formidable sonnerie de cuivre éclate dans ma tronche. Pire qu’une sonnerie, le bruit cataractesque d’un avion en piqué, le tumulte dément d’une ville qui s’écroule.

Cet huissier, mes biens chers frères, cet huissier, mes sœurs bien en chair, c’est Samuel Polsky, le grand patron. L’homme dont les photographies, les films de T.C. et la voix ont pendant une demi-douzaine de semaines hanté mes nuits et mes jours, investi ma personnalité, remué mon âme, dégrafé ma conscience. Il est là enfin, pour de bon, pour de vrai. Rondouillard et inquiétant. Son crâne déplumé est blafard comme un crâne en cire. Son gros nez ressemble à un groin. Son regard gris ardoise pareil à une fourche à deux dents me pénètre jusqu’au fond de la tête. Sa voix impersonnelle, métallique, doucereuse, déconnecte mes nerfs.

— Son Excellence désire passer au vestiaire avant de gagner la salle des délibérations ?

Ça n’est pas une question, mais un ordre !

Je réponds « oui ». Malgré moi. Je marche derrière l’homme, d’un pas mécanique. J’essaie de me foutre en état d’alerte. De m’exhorter à la prudence. Mais une brume ténue obscurcit mon entendement. Je deviens machinal. Je me perds de vue.

Samu ! Ce vieux Samu avec sa couronne de tifs qui, de dos, le fait ressembler à un vieux prof négligé… Si je vous disais que je suis attendri de le retrouver !

Parfaitement : attendri.

Il me fait contourner l’élévator principal et m’introduit dans une sorte de boudoir où s’ouvrent des toilettes. Un canapé ultramoderne, en forme de double Vé, ondule contre un mur.

— Assieds-toi, Édouard ! m’ordonne Samu.

Je m’assois. Un souci de franchise me préoccupe très fort :

— Je ne suis pas Édouard, Samu. Mon nom véritable est San-Antonio.

Il a un sourire honnête. Je retrouve sa dent en or sur le devant de sa bouche.

— Cela n’a pas d’importance que tu sois Untel ou Untel, Édouard. Ce qui compte, c’est que nous soyons en harmonie.

Son cher regard m’envahit de plus en plus profondément. Mon bien-être fabuleux revient, comme là-bas, au cours de certaines séances, comme là-bas lorsque Joan venait me retrouver et que…

— Il s’est passé des choses graves, ce matin, n’est-ce pas, Édouard ? Je lis cela dans ton regard…

— Oui, dis-je, beaucoup de vilaines choses, Samu.

— Des morts, n’est-ce pas ? Joan, et puis Daudeim ? Et puis un autre encore que je ne connais pas…

— Oui, Samu. C’est cela, ils sont morts…

— Dieu aura pitié de leur âme, Édouard. Mais nous qui vivons encore avons une grande tâche à accomplir.

— Quelle tâche, Samu ?

Il fait claquer ses doigts devant mon nez.

— Tu n’as pas eu ta dernière séance ?

— Non.

— Cela n’a pas grande importance. Il suffira que tu fasses ce que je vais te dire. Tout ce que je vais te dire… Comme je vais te le dire. Tu veux bien, n’est-ce pas ?

— Attends, Samu… Je ne pourrai peut-être pas…

— Pourquoi ?

— À cause de Pinaud… Il est à la police en ce moment. Il leur explique…

Samu hausse les épaules.

— Il leur explique ce qu’il sait, pas ce qu’il ignore. Rassure-toi, Édouard, sa démarche n’empêchera rien.

Il sort de sa poche une petite boîte dorée, l’ouvre, y puise une pilule.

— Avale ça, mon petit Vieux !

La pilule est grosse comme une tête d’épingle. Mais je la trouve très lourde sur ma langue.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Ne t’occupe pas : avale !

— Voilà…

— Mais non, je sais que tu viens de la faire glisser entre ta lèvre et ta gencive. Pourquoi as-tu peur ? Avale, Édouard !

J’avale. Il en a conscience et me complimente d’un sourire.

— C’est très bien.

Il me prend la tête dans ses deux mains brûlantes. Samu me surplombe de sa masse, de sa sagesse infinie. Son regard est à dix centimètres du mien. Il me subjugue et m’apprivoise. Je vois tournoyer son iris comme la roue bariolée d’une loterie foraine. Ma vue se brouille dans une apothéose de couleurs lumineuses.

— Je vais te guider dans la salle du Congrès… Tu seras en compagnie des gens les plus célèbres du monde, Édouard. Les plus puissants ! Chacun d’eux tient un morceau de la planète entre ses doigts. Formidable, non ?

Impossible d’acquiescer : je suis paralysé. Non, hypnotisé.

— La séance commencera dans quelques minutes, Édouard.

Il ôte une montre de son poignet et me place le cadran devant les yeux.

— Lorsque tu seras installé à ton siège, ne perds pas cette montre du regard, Édouard. À un certain moment, son cadran deviendra blanc car les chiffres s’effaceront. Alors tu te lèveras discrètement et tu suivras la travée située à droite de ta place. Je dis bien, lorsque le cadran de la montre sera devenu blanc, tu partiras par la travée de droite. De droite, Édouard. Cette travée te conduira derrière la tribune des orateurs. Tu apercevras alors contre le mur une lampe rouge qui sera éteinte. Au-dessous se trouvent deux petites cavités. Tu me suis bien ? Dans chacune des cavités il y a un bouton. Sur le premier des boutons est écrit fire, c’est le signal d’incendie. Tu ne le toucheras pas. Sur l’autre, il y a le mot sky qui veut dire ciel. Souviens-toi bien : sky ! Voici une clé. Elle commande ce bouton. Il faudra l’actionner. C’est très simple : un quart de tour à droite. Alors le dôme de la salle s’ouvrira lentement. Ce système est prévu pour l’été. Comme nous sommes presque en hiver l’assistance aura froid et il se produira une certaine agitation. Garde tout ton calme. Tu dois remettre la clé que je t’ai donnée dans ta poche et t’approcher le plus possible de la tribune d’honneur. Le plus possible. Désormais ton rôle sera terminé. Il te suffira d’attendre. Simplement d’attendre, Édouard. Sois absolument sans inquiétude car je resterai en communication mentale avec toi.

Il se tait mais continue de me fixer intensément.

— As-tu une question à me poser ? murmure-t-il enfin.

Pas une : dix ! Cent ! Peut-être plus. Mais une force mystérieuse annihile ma volonté. En secret je me dis que je suis le commissaire San-Antonio. Que cet homme est un hypnotiseur formidable et qu’en fait, le traitement que je croyais avoir surmonté m’a bel et bien conditionné pour que ma volonté se soumette à celle de Samuel Polsky le moment venu.

OR, LE MOMENT EST VENU !

CHAPITRE VIII LA MISSION

En haut des marches, le hall connaît un étranglement habilement bordé de grandes glaces destinées à réduire le passage tout en préservant la perspective. La foule des invités y stagne quelque peu, comme chaque fois qu’un « bouchon » se produit dans une circulation quelconque. Principe du barrage ! Ça fait comme lorsqu’un camion veut en doubler un autre sur la route des vacances : illico cinquante kilomètres de file d’attente se constituent. Vive la France éternelle, toujours à l’avant-garde de la recherche et du progrès !

— Qu’est-ce qui se passe ? demandé-je à Samu.

— Mesures de sécurité, Excellence, me chuchote-t-il. Les miroirs que nous longeons sont en réalité des écrans de détecteurs. De l’autre côté, la police examine comme à la radioscopie chaque personne qui passe pour s’assurer qu’elle n’a aucune arme sur elle. Rendez-vous compte, si un forcené parvenait à s’introduire dans une salle comportant un tel parterre ! À partir du cure-pipe, tout instrument est provisoirement confisqué.

Quelques instants de piétinements et c’est à notre tour (de rôle) de passer. Un orchestre de chambre, suspendu dans une nacelle de plexiglas, joue en sourdine un arrangement de l’internationale réalisée par Francis Lopez. Ici comme en bas, des colombes obstruées tournoient au-dessus des têtes. Féerique !

Nous atteignons les doubles portes tendues de peau de contractuels mort-nés sur lesquelles s’étale en lettres d’or la devise du Congrès : « De gustibus et coloribus non disputandum », ce qui signifie, je le précise aux légions d’ignares : « Si tu ne peux plus le faire, n’en dégoûte pas les autres. »

Des ouvreuses en blanc, coiffées d’une colombe empaillée et portant le rameau d’olivier en sautoir, prennent possession des arrivants.

— Orchestre ou mezzanine ? me demande la jolie blonde-un-peu-rousse chargée de m’assumer.

— Orchestre ! répond l’huissier.

Il s’incline vers moi.

— Mes respects, Excellence.

Ses yeux me torchonnent jusqu’au subconscient. À nouveau le tournoiement de la roue foraine. J’ai un bref titubement et baisse mes paupières pour me récupérer. Lorsque je les relève Samu a disparu.


Bien plus beau que la cérémonie d’ouverture des Jeux z’olympiques !

Renonçant à décorer la salle de drapeaux, on y a peint les couleurs fondamentales, en longues bandes verticales ; charge à chaque nation de reconstituer son pavillon (le mien étant un simple pavillon de banlieue, comme vous le savez). Les sièges sont des fauteuils genre capsule Apollo, à inclination citrouillée et à moelleur rentable. Ils sont disposés en éventail, face à une tribune immaculée ayant pour unique emblème une colombe et un colombin.

Que de glorieux personnages dans ce patelin, mes amis ! Tito Tito par ci, Hiro-Hito par-là. Nasser au troisième rang ! Le Prince Rainier sur un strapontin ! Le général de Gaulle dans un fauteuil à part surmonté d’un dais ! Messieurs Nixon et Kossyguine sur les genoux l’un de l’autre (alternativement) pour qu’aucun d’eux ne puisse bénéficier de quelque préséance par rapport à l’autre. Sa Santé Paul VI juste derrière Charles XI, entre le Pasteur Valéry-Radot et le grand rabbin de Vapeurh. Le roi Hussein sur un tabouret de bar. Maâme Gandhi fille dans un châle de Cachemire. Le roi Baudouin sur un prie-dieu. Le général Franco en train de faire craquer ses phalanges. Le prince Philippe Dédain-Bourre s’est fait représenter par sa femme, Madame Élisabeth Deux, et le négus par le vainqueur de service du dernier Marathon. Le professeur Barnard, du Cap, est venu en invité donneur et en voisin, puisqu’il avait justement un gala à Ottawa la veille. Bref, tout ce que l’univers compte de plus puissant, de plus célèbre, de plus majestueux, est réuni dans cette salle.

Je devrais en prendre plein mes châsses, comme disait une relique de mes relations. Et pourtant non, obéissant à sa consigne, je n’ai d’yeux que pour la montre de Samu. Pourquoi suis-je soumis à la volonté de cet homme, puisque je conserve une notion très nette de la réalité ?

Je pense, j’analyse même… Mais il y a dédoublement de ma personnalité. San-Antonio réfléchit. Édouard Moran s’apprête à agir. Envoûtement ? Lavage de cerveau ? Perturbation de mon psychisme ? Ou bien tout cela à la fois ?

San-Antonio, me dis-je, Polsky est doué d’un pouvoir hypnotique extraordinaire dont en ce moment tu fais les frais. À force de te bricoler l’entendement, on t’a rendu réceptif. Tu n’aurais jamais dû venir ici…

Mon vieil Édouard, me dis-je parallèlement, fais bien attention d’éviter une fausse manœuvre. Les chiffres de ta montre commencent déjà à pâlir. Lorsqu’ils seront effacés, prends la travée de droite… Je regarde à droite, délimite à l’avance le trajet que j’aurai à parcourir dans un moment… Le balise du regard. Sur l’accoudoir de mon siège est écrit « Petit Duché de Bésaubourg ». Tiens, j’avais pas reconnu le pavillon de ma voiture, ni consulté ma carte d’invitation. Maintenant ça me revient : le gros champignon rouge : l’emblème du Bésaubourg, ce minuscule état qui se situe, je vous le rappelle, entre le bois de Bandouillette et la pharmacie Nanhnacune.

Il y a d’étranges pointillés dans ma pensée. Mes idées se coordonnent mal et ces intervalles de blanc m’affolent. J’ai peur de faillir à mon devoir. Attendez : mon devoir… Qu’est-ce que c’est, le devoir ?

Écoute, San-Antonio, réagis ! On t’a médicamenté ; tu es un médium… Un médium docile dont Samu…

Ta montre, Édouard ! Ta montre… Les chiffres sont à peine visibles désormais. Bientôt ce sera blanc ! Merveilleux le blanc ! Si pur ! La paix est blanche ! La virginité ! Les colombes ! Les lys… Des roses aussi. Voici des roses blanches pour ma jolie maman… Cette chanson… Des roses ! Maman ! Félicie… Des roses blanches pour Félicie… Je les lui apporterai alors qu’elle se trouvera dans sa cuisine, accroupie devant sa cuisinière pour guetter un gratin en train de dorer…

Réagis, San-Antonio ! Félicie ! Tu es le fils de Félicie ! On t’a hypnotisé. Tu ne dois pas te soumettre !

Ça y est, on ne voit plus les chiffres. C’est blanc, même les aiguilles sont blanches. Le cadran de la montre ressemble à une grosse prunelle. Oui, à un œil… L’œil de Samuel Polsky ! Il m’ordonne quelque chose. Ah ! oui, je sais : il est l’heure !

L’HEURE « H ».

Faut te lever, Édouard-Tonio ! Allons, mon petit San-Moran, il est temps ! C’est blanc ! Polsky me parle. La travée de droite ? Oui, je sais… Je marche, le dos courbé pour ne pas gêner les gens devant lesquels je passe et qui, tout accaparés qu’ils sont par la cérémonie d’inauguration, ne me prêtent aucune attention. À la tribune il y a un vieillard qui doyenne d’âge avec des vibratos-trémolards dans la voix…

Je marche… La travée contourne la tribune. Je longe le bord de l’immense coupole vitrée. Au-delà, un paysage de neige, à l’infini. Un fleuve frangé de glaçons…

Tout est blanc ! Voici des roses blanches, toi qui les aimais tant ! chantonné-je intérieurement.

En bas de la coupole : la foule en liesse, les oriflammes, des pelouses déneigées où s’ébattent des enfants… Des enfants vêtus de fourrures blanches…

Voici des roses blanches, pour ma jolie maman…

Sont-ce les paroles exactes ? Je ne crois pas…

Ça y est, j’ai contourné l’immense estrade… Des gardes en grand uniforme de gardes vont et viennent d’une allure empesée. Le mur du fond, celui qu’on ne voit pas de la salle ! La lampe rouge. Deux cavités superposées… Allez, Édouard, allez, mon garçon, m’exhorte Samu. Agis, que diable ! Le temps presse, tout est en place… Je suis en liaison avec le cerveau de Samuel Polsky. Il n’a même pas besoin de me parler : je le pense. Entendez par là que ses idées à lui sont dans ma tête à moi ! Belle réussite, songe dans des touffeurs lointaines le résigné San-Antonio.

« Il va s’éloigner de la coupole. Éloigne-toi de la coupole, Édouard. C’est le moment d’ouvrir le dôme. Les enfants attendent ! Ne t’insurge plus. Fais ce que je te dis, ensuite tu te sentiras libéré. »

Pourquoi « les enfants attendent-ils » ? Ça, c’est le faiblard San-A. qui se tortille la question comme une papillote autour du cervelet. Pourquoi Samu vient-il de penser dans le flux d’ondes qu’il m’expédie : « LES ENFANTS ATTENDENT ? »

Attention, San-A. évite de penser. N’oublie pas qu’il est psychiquement relié à toi. Fais du blanc dans ton esprit pour mieux te récupérer. Un blanc de neige, c’est le plus sûr des isolants.

« Vite, le bouton, Édouard ! Le bouton marqué sky. Sky veut dire ciel. Tu donnes un quart de tour de clé à droite. Alors le dôme du palais futuriste s’écartera. Il s’ouvrira. Toi, tu t’approcheras de la tribune d’honneur. Tu n’auras plus qu’à attendre…

Seulement un obscur engourdissement me retient près de la paroi vitrée surplombant le paysage canadien.

Une extase. Les enfants ! Je regarde les enfants en fourrures blanches jouant sur la pelouse. Ils s’amusent avec des petits avions téléguidés auxquels sont accrochées de courtes banderoles portant le mot « PAX ».

Les enfants ! Les enfants… attendent ! Attendent quoi ? C’est vrai qu’ils regardent en direction du palais des Congrès… Ils laissent tournoyer les coucous au-dessus de leurs têtes.

PAX ! PAX ! PAX ! PAX !

Combien sont-ils ? Quatre, je crois bien.

Et cet homme chauve, là-bas, dont le pantalon noir dépasse d’une grosse pelisse de loup. Ce gros homme dont il me semble voir le regard et qui fixe le palais avec des jumelles. Cet homme est près du groupe des petits. Il me parle.

« Édouard, me dit-il, je t’ordonne d’actionner le bouton marqué sky. Tu m’entends bien ? Je te l’ordonne ! »

Dompté, frileux, rabougri, las à force de tension cérébrale, je m’arrache à la coupole. La clé d’acier… Je la prends au fond de ma poche. Tiens : je ne l’avais pas encore regardée. Où l’ai-je vue, déjà, cette petite clé ?

— Comment dites-vous, Samu ? Ça urge ? Oui, tout de suite ! J’ouvre, Samu. J’ouvre…

La clé tremble dans ma main. Où l’ai-je vue ? Ah ! j’y suis. C’est la clé qui sert à remonter notre vieille horloge à balancier, celle qui « vient du côté de m’man ! ». Oui, c’est la clé de l’horloge ! Mais alors, Félicie n’a pas d’heure… Félicie ! Félicie ! ! !

Un garde d’apparat apparaît. Il s’approche de moi, l’œil inquiet. Me prends le bras.

— Cela ne va pas, Excellence ? Son Excellence se sent souffrante ?

Clinggg ! fait la clé en tombant sur le sol. Le garde la ramasse.

— Son Excellence vient de perdre ceci !

Il me fourre la clé dans la main. Mes doigts inertes la laissent échapper de nouveau. Cette fois, le garde s’en saisit et la glisse dans la poche supérieure de ma redingote. Je m’abandonne à ses initiatives. Une aube s’épanouit dans les limbes de ma pensée. Je sens que le salut vient de cet homme, que sa volonté va supplanter l’autre volonté vénéneuse du dehors…

— Je pense qu’un peu d’air ferait du bien à son Excellence, car son Excellence est pâle. Si son Excellence veut bien s’appuyer à mon bras…

Cher garçon ! Il sent le drap neuf, le cuir, l’eau de toilette, le cheval, le Canada. Il est blond et rose. Il est grand et fort. Il est gentil. Il m’entraîne comme on emmène coucher un vieillard avant la fin d’un repas de famille. Je trottine, comme lorsque je serai octogénaire (si Dieu et ma patience le permettent).

Nous traversons la salle en longeant la coupole…

J’ai la volonté et la force de ne pas regarder à l’extérieur.

Le hall bruissant de murmures et de volètements. On prend le dévalator (et à travers).

— Son Excellence a laissé son manteau au vestiaire ?

Non, non ! Son Excellence n’avait pas de manteau.

Dehors l’air glacial me fait l’effet d’un seau d’eau dans la poire ! On arrache de mon esprit les mystérieux filaments qui le commandaient à distance… À distance, tout comme ces avions miniatures qui évoluent maintenant au-dessus de ma tête !

Libre ! Je pense nettement. Tout est clair. Samu a cessé de s’occuper de moi parce qu’il a des choses plus urgentes à faire.

— Vous vous sentez mieux, Excellence ?

— Parfaitement bien, merci, j’ai eu un léger étourdissement. Quelques pas me feront du bien…

Je m’élance en direction des pelouses. Les petits avions tentent de s’élever vers la coupole du palais, mais ils paraissent accablés par une pesanteur imprévue qui déjoue les calculs de leur constructeur. On dirait que je les attire. Ils montent un peu, pour perdre de l’altitude, en poids mort, au-dessus de ma tête. Je cours… Les petits avions s’éloignent du Palais pour me surplomber. Ils perdent de l’altitude progressivement. Ce sont des oiseaux de proie bariolés, des rapaces mécaniques qui fondent sur moi, prêts, je le sais, à me déchiqueter.

Ils planent à six mètres de ma tronche ! Non, à cinq mètres cinquante ! Je contourne l’angle sud-est du palais… La foule contenue par la police montée admire à distance les évolutions des petits zincs.

Voilà que je débouche sur la pelouse. Les gamins semblent passionnés par leur jeu. Le gros homme à la pelisse de loup s’éloigne de leur groupe à reculons, en leur criant :

— Plus haut ! Plus haut !

Les mômes s’escriment sur leur petit bloc de guidage, mais en vain. C’est moi que les avions miniaturisés intéressent. Moi qu’ils visent, ces bombardiers !

Et je sais pourquoi ! En cavalant comme un dératé, je pige tout le topo.

« Sitôt que la coupole s’ouvrira, approche-toi le plus possible de la tribune d’honneur », m’a ordonné Samuel Polsky.

Tu parles ! Celle-ci eût été plus sûrement détruite puisque la cible c’est moi ou, plus exactement la petite pilule de broutium radioactif que j’ai dans l’estomac et qui exerce une attraction impérieuse sur la tête chercheuse des avions piégés. Ce carnage à grand, grand, grand spectacle, madame la baronne ! Du pâté de Pape (donc du pâté de foi), de la terrine de reine, de l’émincé de président, du ragoût de ministre (donc de mouton), du hachis de général (ce qui est contraire à toutes les règles), de la gelée d’Ambassadeur ! La révolution mondiale en découlait ! Le chaos ! L’asservissement intégral des peuples par le peuple ayant manigancé ce fantastique bidule, je ne nomme personne, mais suivez mon regard et faites-moi penser de vous donner la recette du riz cantonnais.

Un plan machiavélique… Un plan wagnérien ! Gothique ! Pharaonesque ! Les travaux d’Hercule conjugués en un seul (et c’est moi qui aurais eu l’Hercule, je vous le dis). Ah ! misère, si j’étais allé au bout de mon envoûtement ! Si j’avais ouvert l’énorme coupole métallique !

Mais en attendant, j’ai la mort aux trousses, mes belles ! Ces quatre coucous obstinés sont invinciblement attirés par les quelques milligrammes de broutium en vadrouille dans mon organisme.

Faudrait que je m’en débarrasse. Comment ? Avaler une bonbonne d’huile de ricin ? Pas le temps ! Ça urge ! Ça critique ! À pas trois mètres qu’ils sont, les mini bombardiers !

Soudain, Samu m’aperçoit. Il comprend pourquoi les petits zincs qu’il a décidé de tout de même précipiter contre la coupole du Congrès, malgré mon lâchage, font retour à leur point de départ. Ils regagnent leur minuscule base, parce que je m’y précipite. Il sait que tout va péter ! Qu’il sera coiffé par le feu d’artifice. Il détale. Mais engoncé dans sa chaude-pelisse, il ne peut pas se déplacer très vite. Un San-A. retrouvé et en redingote va plus vite qu’un Polsky podagre dans de la fourrure !

Je le rattrape. Il est essoufflé. Il s’ébroue. Il essaie de me regarder pour reconquérir ma pensée. Mais moi, vous me connaissez ? Quand j’arrive à la fin d’un bouquin, rien ne peut me retenir. Voilà pourquoi je lui tire deux marrons dans les loupiotes. Illico son regard pavoise. Il a des yeux brouillés, le fameux et fumeux Samuel.

— Mince ! C’est San-Tonio ! crie une voix juvénile.

Je me détourne, sans toutefois lâcher mon ex-tourmenteur. Marie-Marie ! L’un des gosses en fourrure n’est autre que ma péronnelle !

— Hé ! Faites gaffe à vos avions, moustique ! lui crié-je. Avec tes copains, essayez de les poser en douceur sur la pelouse. En douceur, tu entends !

— Oh, quoi, merde, rouscaille pas ! fait la môme ! On reste des flopées de temps sans se voir, et la première parole de monsieur c’est pour vous agonir de remontrances ! Je sais vachement le piloter, mon boeinge, mate un peu ! Mince, d’habitude j’en fais ce que je voudrais. Quoi t’est-ce qu’y lui prend, de déconner !

Maintenant, les quatre avions sont à moins de deux mètres de moi.

Samuel claque des dents.

— Tu flambardes plus, hein, navet ! m’emporté-je. Il te retombe sur le nez, ton plan de liquidation. Dans trente secondes, s’il subsiste un seul bouton de ta pelisse tes héritiers auront de la veine !

À peine j’ai terminé, qu’avisé-je au parking voisin ? Je vous le donne pas en mille, pas même en kilomètres, je vous en fais cadeau : ma Bentley de tout à l’heure, les gars ! Avec le rieur noirpiot qui la drivait. Il me gesticule au pif, le chauffeur !

— M’sieur ! M’sieur ! il m’exclame à distance, t’as oublié ton appareil à vue dans mon char !

Et par la portière, il brandit la caméra.

Moi… Oui, vous me connaissez, pas la peine d’y revenir ! Je foudroie Samu d’une manchette au gosier et je trace jusqu’à la balustrade séparant la pelouse du parking. Je rafle la caméra des mains du Noir.

Est-ce une bonne thérapeutique ?

Tant pis. Je risque le tout pour le tout ! Si tout saute, je ne le saurai jamais !

Le doigt sur la détente de l’appareil, j’arrose les avionets.

ÉPILOGUE

— Marie-Marie, tu veux descendre des genoux du vi… de m’sieur le directeur que tu vas lui froisser le beau pli de son falz… de son pantalon ! fait sévèrement Béru.

La môme joint ses sourcils et dégaine les deux petits crocs qui mettent son sourire entre parenthèses :

— Hé ! Oh ! Hé ! Écrase un peu, m’n onc’, impertine-t-elle. Je viens tout juste de rentrer que déjà tu m’houspilles !

Câline, elle frotte sa joue sur la joue fraîche rasée du Boss.

— Faites-y pas attention, lui dit Marie-Marie ; il a peur que vous me pelotassiez. Mémé se gourait pas quand é me disait : « Ton tonton Bérurier il est grande gueule, mais dans le fond, c’t’un prude. » T’es un prude, m’n onc’ !

— Tu vas voir les deux livres avec os que je vais te laisser tomber sur le museau si qu’elles seront prudes ! éclate Béru.

— Bérurier ! Je vous en prie ! rappelle-à-l’ordre le Tondu.

Le Gravos s’écrase en marmonnant des présages. Teigne jusqu’à la moelle, Marie-Marie exploite outrancièrement sa victoire.

— Eh ben, ma gonfle, lance-t-elle à son tuteur, tu flambes pas quand ton singe te prie d’y mettre une sourdine ! Oh ya ya : plat comme une punaise, le sac à vinasse de tante Berthe !

Le Gros se lève.

— M’sieur le directeur, déclare-t-il, ça serait pas rapport au respect que je vous dois, cette morveuse prendrait une rouste à lui en fait peler la peau des fesses.

— Satyre ! J’me plaindrai à la visiteuse sociale ! fulmine miss Tresses.

C’en est un tantinet soit trop pour Béru, aussi quitte-t-il le bureau du Vieux sans solliciter de ce dernier la moindre permission.

Le boss a un tic agacé. Il déteste les mouvements d’humeur lorsque ce sont les autres qui les ont. Mais sa contrariété s’évapore au rire de Marie-Marie.

— Vous savez pourquoi t’est-ce m’n onc’ est en rogne ? nous interroge-t-elle. Parce que dans cette affaire, il est resté à l’écart. C’est nous qu’on est positivement les héros, lui il a fait de la tapisserie et mouillé des mouchoirs. Je vous promets qu’il en a aussi gros que lui sur la patate.

Attendri, le Déboisé lui caresse les joues du revers des doigts en la couvant d’un regard grand-paternel qui aurait filé des complexes à Victor Hugo.

— Vous disiez donc, avant la sotte interruption de cet imb… de Bérurier ? me demande-t-il.

— Je disais que la bande à Daudeim (laquelle vous le savez, monsieur le directeur, travaillait pour le compte du réseau Bouton d’Or) avait projeté l’enlèvement du duc Hon la Joy, souverain régnant du Petit Duché de Bésaubourg. C’était sur ce monarque que nos lascars voulaient exercer l’opération T.C. afin de le conditionner et de l’amener à accomplir les manœuvres qui, en définitive, me furent demandées à moi.

Je m’arrête pour respirer. L’inconvénient, avec le Vioque, c’est qu’il faut bâtir des phrases longues, dépourvues de points-virgules et pauvres en virgules. Il aime qu’on cause son langage, le Dirlo ! Avec lui, le dialogue ressemble aux lustres de cristal des grands salons de sous-préfecture.

Une époque !

— Alors, donc ? invite-t-il.

Je fais les gros yeux à Marie-Marie, laquelle est en train de dessiner une caricature de son oncle sur le beau buvard du sous-main.

— Alors, donc, poursuis-je, connaissant le penchant du Duc pour le beau sexe, ils mirent l’aguichante Alicia sur son chemin. La sémillante personne joua de ses charmes…

— Je t’en prie, Santonio, j’sus mineure ! sermonne Marie-Marie.

D’un hochement de menton, le Dabe me recommande de ménager et de bien choisir mes expressions.

— Elle entra dans l’intimité du souverain et mit sur pied la promenade en forêt au cours de laquelle Daudeim et Andréano devaient s’emparer de sa personne. Seulement le hasard voulut que ce jour-là, nous organisions l’opération Marie-Marie… et que le Duc fasse faux bond à Alicia. Andréano qui attendait dans son arbre, non loin du souterrain, fut bloqué par la mise en place de mes hommes. Daudeim, quant à lui, resta tapi à son poste parmi les fougères, en ignorant ce qui se passait. Je laisse maintenant la parole à Marie-Marie. Moustique, raconte à monsieur le directeur la façon dont s’est opéré ton enlèvement.

— J’ai horreur que tu m’appelles Moustique, proteste la Chipie. Bon, je suivais donc mon allée tranquillement lorsque tout à coup, j’aperçois quoi t’est-ce que, par terre ? Une pierre précieuse !

— Le truc utilisé par Daudeim pour faire se dérouter les gens, enfants ou prince, qu’il se proposait de kidnapper —, monsieur le directeur.

Marie-Marie flanque un violent coup de règle sur le bureau.

— Quoi, merde, c’est toi z’ou moi qui raconte, Santonio ?

Le Big Boss éclate de rire.

— C’est toi, mon trognon, apaise-t-il. Continue.

— D’ac, mais j’veux pas qu’on m’dise trognon non plus, ça fait connard, tranche la narratrice. J’vous racontais qu’y avait une pierre précieuse dans l’allée : une grosse camériste bleue. Je la ramasse. Bon. V’là que j’en aperçois t’une autre, une rouge, genre rugby si vous verriez ce que je veux dire. Je la ramasse aussi. Et chaque fois que j’emparais une pierre, une nouvelle m’attirait l’œil.

— Le coup du Petit Poucet, dis-je. Daudeim balisait le parcours depuis l’allée jusqu’à l’entrée du souterrain pour que ses victimes s’y dirigeassent d’elles-mêmes. Astucieux, non ?

— Quand t’auras fini ton blabla, je continuerai, Santonio !

Vite, la musaraigne repart.

— J’avais cinq ou six pierres lorsque j’aperçois un trou au beau milieu des fougères. J’approche. Je me penche pour regarder, et à cet instant, un type me saute dessus. Il avait un tampon de…

— De chloroforme, môme !

— Merci, j’aurais trouvé toute seule ! Qu’il me place sur le nez, tant et si bien que je m’évanoise. Quand j’sus revenue à moi, j’étais enfermée dans une pièce sans fenêtre, av’c d’autres mômes. Des garçons qui chialaient après leurs mères, ces mouillettes ! Vu que j’ai passé six semaines à leur remonter le moral ! Un matin, on nous a fait une piqûre. Et vroum ! La grosse ronfle. On s’est réveillé au Canada, dans une grande ferme perdue où que notre entraînement a commencé.

— Quel entraînement ? demande le Boss.

— Pour piloter les petits avions téléguidés. Notez que c’est intéressant comme distraction, on s’est bien fendu la pipe, avec Lulu, Patoche et Glin-glin. C’était moi la meilleure aviateuse.

— Pourquoi diantre ces gens venaient-ils kidnapper des gosses en France ? murmure mon Vénéré Patron.

— Parce que des gosses enlevés au Canada, n’auraient pu y être utilisés sans risque. En outre, si ces rapts avaient été commis là-bas, cela risquait de paralyser la liberté de mouvement de la bande !

— Très juste. Mais revenons à vous, mon cher…

— Déjà ! fulmine Marie-Marie dont la croisière aux Amériques n’a pas arrangé le caractère ; j’ai pas fini de vous raconter ma vie au Canada, moi !

— Attends mon petit chou, après, tu me raconteras… Je t’emmènerai goûter à la Marquise de Sévigné.

— Ah bon, s’épanouit Miss Tresses, enfin un homme qui sait vivre !

— Voyez-vous, attaque le Daron, la question qui étonne surtout est la suivante : pourquoi vous ? Qu’est-ce qui les a amenés à prendre un policier comme cobaye ? C’était jouer avec le feu.

Je contemple le front accordéonne du Vieux. Son regard brillant de curiosité me fait bicher secrètement.

— Vous ne devinez pas, monsieur le directeur ?

Il y a un léger défi dans la voix de votre San-A., mes troublantes. Et il le sent, le vieux bougre ! Il le sait. Ça l’excite. Son prestige est en cause. Il se caresse le menton, puis le crâne. Il fait jouer dans la lumière le camée de sa chevalière.

— J’ai naturellement ma petite idée, sentencieuse-t-il.

— Je peux la connaître, patron ?

— Après vous avoir neutralisé, dans leur maison de la forêt, ces gens se sont aperçus que vous ressembliez à Édouard Moran, non ? Et ils ont essayé d’exploiter cette ressemblance ?

— Non, monsieur le directeur. Je ne suis pas le sosie d’Édouard Moran pour l’excellente raison qu’Édouard Moran est un mythe. Un être fictif, enfanté par l’imagination de Samuel Polsky. Il a créé cet archétype d’homme de main à la suite de nombreux tests ! Il fallait inventer la personnalité à imposer ; la rendre forte en lui constituant un passé, des manies, des particularités. Édouard. Moran c’est le portrait-robot de l’agent secret idéal !

— Magnifique ! s’enthousiasme le Râclé du mamelon. Quel génie dans le mal !

M’aurait étonné qu’il déballe pas quelque vieux cliché, le Souverain Poncif !

Il se calme et reprend :

— Mais alors j’en reviens à ma question initiale : pourquoi vous ?

— À cause de cela, monsieur le directeur.

Je tire une photographie de ma poche. Il s’agit d’une simple coupure de presse. Il chausse son nez de lunettes cerclées d’or, regarde le cliché et murmure :

— C’est vous ?

— Non, monsieur le directeur, c’est le duc Hon la Joy de Bésaubourg !

— Allons donc !

— Médusant, non ?

Ce phénomène de mimétisme les a d’autant mieux arrangés que le duc souffre de troubles mentaux et qu’il n’aurait pas pu subir le traitement au T.C. Délire érotique ! Son gouvernement l’a fait discrètement entrer dans une maison de santé le jour prévu pour son enlèvement, ce qui explique le lapin posé à Alicia par sa Majesté. « On m’a donc confié le double rôle de Moran et de duc Hon la Joy. Pour mon subconscient j’étais Édouard Moran, et pour le congrès, le Duc.

— Faites voir, que j’me rende compte ! déclare Marie-Marie en arrachant la coupure de presse au Défrisé.

Elle mate et s’écrie.

— Hé ! Ho ! Hé ! Charrie-nous pas, Santonio. Si c’est pas toi, c’est ton frangin, ce gus !

— Non, Moustique, je n’ai pas de frère. Et le duc n’en a pas non plus. D’ailleurs il est né alors que la grande-duchesse, sa mère n’espérait plus avoir de descendance. Elle était si désespérée de son absence de progéniture, la pauvre chère femme, qu’elle est venue faire un pèlerinage à sainte Insémine, en Ardèche. Même qu’elle est descendue dans l’hôtel où travaillait papa.

FIN
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