TROISIEME PARTIE LES MAIRES

I

LES QUATRE ROYAUMES : C’est le nom qu’on donna à ces régions de la province d’Anacréon qui se séparèrent du premier Empire, au commencement de l’Ere de la Fondation, pour former des royaumes indépendants et éphémères. Le plus grand et le plus puissant était Anacréon, dont la superficie…

… L’aspect le plus intéressant de l’histoire des Quatre Royaumes est certainement la création de cette étrange société qui se constitua durant l’administration de Salvor Hardin…

ENCYCLOPEDIA GALACTICA


Une délégation !

Son arrivée ne fut pas une surprise pour Salvor Hardin, ce qui ne l’empêcha pas d’être désagréable. Tout au contraire.

Yohan Lee était partisan des mesures extrêmes.

« Je ne vois pas, Hardin, dit-il, pourquoi nous perdrions encore du temps. Ils ne peuvent rien faire avant les prochaines élections – tout au moins sur le plan légal –, et cela nous donne un an. Refusez de les recevoir.

— Lee, fit Hardin, vous ne changerez jamais. Depuis quarante ans que je vous connais, je ne vous ai jamais vu pratiquer élégamment l’art de se dérober.

— Ce n’est pas mon genre, grommela Lee.

— Oui, je sais. C’est sans doute pour cela que vous êtes le seul en qui j’ai confiance. » Il se tut un instant et alluma un cigare. « Nous avons fait du chemin, Lee, depuis le jour de notre coup d’Etat contre les Encyclopédistes. Je vieillis : j’ai soixante-deux ans maintenant, vous savez. Ne trouvez-vous pas que ces trente années ont passé bien vite ?

— Je ne me sens pas vieux, moi, fit Lee d’un ton acerbe, et j’ai soixante-dix ans.

— Oui, mais je n’ai pas votre appareil digestif. » Hardin tirait sur son cigare d’un air songeur. Il avait depuis longtemps cessé de rêver au doux tabac de Véga de sa jeunesse. L’époque où Terminus entretenait des relations commerciales avec toutes les planètes de l’Empire Galactique appartenait au passé doré du bon vieux temps. Et l’Empire Galactique s’acheminait doucement vers la même direction. Hardin se demandait qui était le nouvel empereur… mais y avait-il un nouvel empereur, et existait-il même encore un Empire ? Par l’Espace ! Depuis trente ans que ces confins de la Galaxie n’avaient plus aucun rapport avec les régions centrales, tout l’univers de Terminus se limitait à la planète et aux Quatre Royaumes qui l’entouraient.

Quelle décadence ! Des royaumes ! Autrefois, c’étaient des préfectures, qui faisaient partie d’une province, elle-même subdivision d’un secteur, appartenant à un quadrant de l’immense Empire Galactique. Et maintenant que l’Empire avait perdu toute autorité sur les régions lointaines de la Galaxie, ces petits groupes de planètes étaient devenus des royaumes, avec des rois d’opéra-comique, des nobliaux de comédie musicale, de petites guerres ridicules et une vie qui continuait, lamentable, au milieu des ruines.

Une civilisation en pleine décomposition. Le secret de l’énergie atomique perdu. Une science qui dégénérait en mythologie, voilà où on en était quand la Fondation était intervenue, cette Fondation créée justement à cet effet sur Terminus par Hari Seldon.

Lee était près de la fenêtre et sa voix vint interrompre le cours des méditations de Hardin. « Ils sont venus dans une voiture dernier modèle, ces jeunes fats », dit-il.

Hardin sourit. « C’est moi qui ai donné des instructions pour qu’on les conduise jusqu’ici.

— Ici ! Pourquoi ? Vous leur donnez trop d’importance.

— Pourquoi s’imposer tout le cérémonial d’une audience officielle ? Je suis trop vieux pour ces singeries. Et d’ailleurs, la flatterie est une arme précieuse quand on a affaire à des jeunes ; surtout quand cela ne vous engage à rien, ajouta-t-il avec un clin d’œil complice. Allons, Lee, asseyez-vous et restez avec moi pour me soutenir moralement. J’en aurai besoin avec ce petit Sermak.

— Ce Sermak, dit Lee, est un individu dangereux. Il a de la suite dans les idées, Hardin. Ne le sous-estimez pas.

— Ai-je jamais sous-estime personne ?

— Alors, faites-le arrêter. Vous trouverez bien un prétexte après coup. »

Hardin dédaigna le conseil. « Les voici, Lee. » En réponse à un signal qui venait de s’allumer, il pressa une pédale disposée sous son bureau et la porte glissa sur ses rails.

Les quatre membres de la délégation pénétrèrent dans la pièce et Hardin leur désigna des fauteuils placés en demi-cercle devant le bureau. Ils s’inclinèrent et attendirent que le Maire leur adressât la parole.

Hardin ouvrit le couvercle étrangement sculpté du coffret à cigares qui avait jadis appartenu à Jord Fara, du Conseil d’Administration, au temps lointain des Encyclopédistes. C’était une authentique production de la grande époque impériale, en provenance de Santanni, mais qui ne contenait plus maintenant que des cigares indigènes. L’un après l’autre, gravement, les quatre envoyés acceptèrent un cigare et l’allumèrent suivant le rite consacré.

Sef Sermak était le second en partant de la droite, le benjamin de ce groupe de jeunes gens, le plus intéressant aussi, avec sa moustache jaune taillée en brosse et ses yeux très enfoncés d’une couleur incertaine. Hardin comprit tout de suite que les trois autres étaient des sous-fifres : cela se lisait sur leur visage. Ce fut sur Sermak qu’il concentra toute son attention, Sermak qui déjà, lorsqu’il siégeait au Conseil d’Administration, avait provoqué bien des difficultés. Ce fut à Sermak qu’il s’adressa :

« Je tenais particulièrement à vous voir, monsieur le conseiller, depuis votre remarquable discours du mois dernier. Les critiques auxquelles vous vous êtes livré contre la politique étrangère du gouvernement étaient fort bien venues.

— Ce compliment m’honore, dit Sermak. Mes critiques n’étaient peut-être pas bien venues, mais elles étaient assurément justifiées.

— Il se peut. Vous avez le droit d’avoir votre opinion. Toutefois, vous êtes plutôt jeune.

— C’est un reproche, répliqua sèchement Sermak, qu’on peut faire à la plupart des gens à une période de leur vie. Vous-même, vous aviez deux ans de moins que moi quand vous avez été élu Maire de la ville. »

Hardin réprima un sourire. Ce blanc-bec ne manquait pas d’aplomb. « Je suppose, dit-il, que vous venez me voir à propos de cette même politique étrangère qui semblait vous déplaire si fort lors de la dernière séance du Conseil. Parlez-vous aussi au nom de vos trois collègues, ou dois-je entendre chacun de vous séparément ? »

Il y eut entre les jeunes gens un bref échange de coups d’œil.

« Je parle, dit Sermak, au nom du peuple de Terminus… qui n’est pas réellement représenté dans cette institution fantoche qu’on appelle le Conseil.

— Très bien. Je vous écoute.

— Eh bien, voilà, monsieur le Maire. Nous sommes mécontents…

— Par ’’nous’’, vous entendez ’’le peuple’’, n’est-ce pas ? » Sermak le regarda d’un air méfiant, flairant un piège. « Je crois, reprit-il, glacial, que mes opinions reflètent celles de la majorité du corps électoral de Terminus. Cela vous suffit-il ?

— A dire vrai, une pareille déclaration se passe difficilement de preuves, mais n’importe, continuez. Ainsi, vous êtes mécontents.

— Oui, mécontents de la politique qui, depuis trente ans, prive Terminus de tout moyen de défense contre l’agression qui ne peut manquer de se produire.

— Je comprends. Alors ? Continuez, continuez.

— Votre impatience me flatte… Alors, nous avons formé un nouveau parti politique, un parti qui s’occupera des besoins immédiats de Terminus, sans se soucier d’une mystique de la soi-disant « destinée » d’un futur Empire. Nous allons vous jeter dehors, vous et votre clique de pacifistes à tout crin… et sans tarder.

— A moins ? Vous savez qu’il y a toujours un à moins…

— A moins que vous ne donniez sur-le-champ votre démission. Je ne vous demande pas de modifier votre politique : je ne m’y fierais pas. Vos promesses ne valent rien. Nous n’accepterons qu’une démission inconditionnelle.

— Je comprends, fit Hardin en se balançant sur deux pieds de son fauteuil. C’est votre ultimatum. Je suis ravi que vous m’en ayez informé. Mais, voyez-vous, je ne crois pas que je vais en tenir compte.

— Ne prenez pas cela pour un avertissement, monsieur le Maire. C’est une déclaration de principe qui va être suivie de mesures immédiates. Le nouveau parti commencera demain son activité officielle. Nous n’avons pas envie d’aboutir à un compromis et, à franchement parler, c’est seulement en hommage aux services que vous avez rendus à la ville que nous avons tenu à vous proposer cette solution élégante. Je ne pensais pas que vous l’accepteriez, mais ma décision est irrévocable. Les prochaines élections vous feront comprendre que votre démission s’impose. »

Il se leva et ses compagnons l’imitèrent.

Hardin leur dit :

« Attendez ! Asseyez-vous ! »

Sef Sermak se rassit, avec un empressement un tout petit peu trop visible, et Hardin le remarqua : en dépit de ce qu’il venait de dire, le jeune homme attendait une contre-proposition.

« Dans quel sens souhaitez-vous que nous modifiions notre politique étrangère ? Souhaitez-vous que nous attaquions les Quatre Royaumes à la fois, tout de suite ?

— Je ne vais pas jusque-là, monsieur le Maire. Nous proposons simplement de cesser toute temporisation. Jusqu’à ce jour, vous avez pratiqué une politique d’aide scientifique aux Royaumes. Vous leur avez donné les moyens d’utiliser l’énergie atomique. Vous les avez aidés à reconstruire des centrales nucléaires. Vous avez installé sur leurs territoires des cliniques, des laboratoires, des usines.

— Et alors ? Quelle objection soulevez-vous ?

— Vous avez fait cela pour les empêcher de nous attaquer. Et vous vous êtes laissé duper dans un formidable chantage, si bien que Terminus se trouve maintenant à la merci de ces barbares.

— Comment cela ?

— Parce que vous leur avez donné la puissance, des armes, parce que vous avez à la lettre armé les navires de leurs flottes ; ils sont infiniment plus forts qu’ils ne l’étaient voilà trois décennies. Leurs exigences vont croissant et, grâce aux moyens dont ils disposent aujourd’hui, ils vont pouvoir bientôt les satisfaire toutes d’un coup en annexant purement et simplement Terminus. N’est-ce pas comme cela que se terminent d’ordinaire les histoires de chantage ?

— Et quel remède proposez-vous ?

— De cesser de leur jeter de nouvelles armes en pâture pendant que vous le pouvez encore. De consacrer toutes vos énergies à renforcer la position de Terminus… et d’attaquer le premier ! »

Hardin fixait avec un intérêt extraordinaire la petite moustache de Sermak. Le jeune homme devait se sentir sûr de lui, sinon il n’eût pas tant parlé. Ses propos devaient effectivement refléter le sentiment d’une large part de la population, d’une très large part.

La voix du Maire, pourtant, ne trahit pas la moindre inquiétude. Son ton, quand il répondit, était presque négligent : « Avez-vous fini ? demanda-t-il.

— Pour l’instant.

— Bon, alors voyez-vous cette déclaration encadrée au mur derrière moi ? Voulez-vous la lire ?

La violence, lut Sermak, est le dernier refuge de l’incompétence. C’est une doctrine de vieillard, monsieur le Maire.

— Je l’ai appliquée quand j’étais jeune homme, monsieur le conseiller… et avec succès. Vous étiez occupé à naître quand la chose a eu lieu, mais peut-être en avez-vous entendu parler en classe. »

Il toisa Sermak de la tête aux pieds et reprit d’un ton calme : « Quand Hari Seldon a installé la Fondation ici, c’était dans le but avoué de publier une grande Encyclopédie, et, durant cinquante ans, nous suivîmes cette fausse piste, avant de comprendre où il avait vraiment voulu en venir. A ce moment, il était déjà presque trop tard. Quand les communications avec le centre de l’ancien Empire se trouvèrent rompues, nous nous retrouvâmes un peuple de savants concentrés en une seule ville, sans industrie, et entourés de royaumes neufs hostiles et pratiquement barbares. Nous ne constituions qu’un minuscule îlot de puissance atomique au milieu de cet océan de barbarie, et par conséquent une proie infiniment enviable.

« Anacréon, qui était alors, comme aujourd’hui, le plus puissant des Quatre Royaumes, demanda et obtint l’établissement d’une base militaire sur Terminus ; les chefs de la ville, les Encyclopédistes, savaient pertinemment que ce n’était que le prélude à une annexion totale. Telle était la situation quand je… quand j’ai pris le pouvoir. Qu’auriez-vous fait ? »

Sermak haussa les épaules. « C’est une question de pure rhétorique. Je sais évidemment ce que vous avez fait, vous.

— Je vais quand même le rappeler brièvement. J’ignore si vous avez bien compris ce qui s’est passé. La tentation était grande de rassembler toutes les forces dont nous pouvions disposer et de livrer bataille. C’est toujours la solution la plus facile et la plus satisfaisante pour l’amour-propre… mais presque invariablement la plus stupide. C’est ce que vous, vous auriez fait : vous qui ne parlez que d’« attaquer les premiers ». Mais pour ma part, je me suis rendu tour à tour dans chacun des trois autres royaumes : à chacun, j’ai fait observer que laisser tomber aux mains d’Anacréon le secret de l’énergie atomique était pour eux un suicide ; et je leur ai doucement fait comprendre qu’il ne leur restait qu’une chose à faire. Rien de plus. Un mois après le débarquement des forces anacréoniennes sur Terminus, le roi recevait un ultimatum rédigé conjointement par ses trois voisins. Sept jours plus tard, le dernier Anacréonien quittait Terminus.

« Dites-moi maintenant : était-il nécessaire de recourir à la violence ? »

Le jeune conseiller considéra d’un air songeur le mégot de son cigare, puis le lança dans l’incinérateur.

« Je ne vois pas l’analogie. L’insuline rendra un diabétique à la normale sans qu’il soit besoin d’utiliser un bistouri, mais dans un cas d’appendicite, on est bien obligé d’opérer. C’est comme ça. Quand les autres méthodes ont échoué, que reste-t-il à part ce que vous appelez l’ultime refuge ? C’est votre faute si nous sommes ainsi acculés.

— Ma faute ? Oh ! oui, toujours ma politique d’apaisement. Vous me semblez n’avoir pas conscience des éléments fondamentaux du problème. Nos difficultés ne s’achevaient pas avec le départ des Anacréoniens. Elles ne faisaient que commencer. Les Quatre Royaumes étaient toujours nos ennemis et ce avec plus d’acharnement que jamais, car chacun voulait posséder le secret de l’énergie atomique, et seule la crainte des trois autres l’arrêtait dans son entreprise. Nous sommes en équilibre sur le fil d’une épée très aiguisée, et le plus léger mouvement dans une direction… Si, par exemple, un des royaumes devient trop fort ; ou si deux d’entre eux forment une coalition… Vous comprenez ?

— Certainement. C’était le moment de commencer les préparatifs de guerre.

— Au contraire. C’était le moment de commencer à tout mettre en œuvre pour empêcher la guerre. J’ai joué chacun des royaumes contre l’autre, je les ai tous aidés à tour de rôle. Je leur ai donné la science, l’éducation, la médecine scientifique. J’ai fait de Terminus un monde qu’ils ont intérêt à voir florissant, plutôt qu’une proie valable. Cela a duré trente ans.

— Oui, mais vous avez été contraint d’envelopper ces renseignements scientifiques de tout un appareil de superstition. La science est devenue un mélange de religion et de charlatanisme. Vous avez créé une hiérarchie de prêtres et un rituel absurde et compliqué.

— Et alors ? fit Hardin. Je ne vois pas le rapport avec la discussion. J’ai commencé d’agir ainsi parce que les barbares considéraient notre science comme une sorte de sorcellerie et qu’il était plus facile de la leur faire accepter sur cette base. Le clergé s’est fait lui-même, et nous avons favorisé sa création parce que nous avons toujours suivi la ligne de moindre résistance. Mais c’est un aspect mineur du problème.

— Ces prêtres, en tout cas, contrôlent les centrales atomiques. Et ça, ce n’est pas un aspect mineur.

— Je vous l’accorde, mais c’est nous qui les avons formés. La connaissance qu’ils ont de leurs instruments n’est qu’empirique ; et ils croient dur comme fer à toutes les momeries dont ils sont entourés.

— Et si l’un d’eux n’y croit pas et qu’il ait en outre le génie suffisant pour dépasser le stade de la connaissance empirique, qu’est-ce qui va l’empêcher de découvrir le secret de la technique et de le vendre au plus offrant ? Quel intérêt présenterons-nous alors aux yeux des royaumes ?

— Il est très peu probable que cela se produise, Sermak. Vous n’avez de la situation qu’une vue superficielle. L’élite des planètes des Quatre Royaumes vient chaque année à la Fondation pour recevoir une formation cléricale. Et les meilleurs d’entre eux restent ici, attachés à nos centres de recherche. Si vous croyez que les autres, qui ne possèdent même pas les rudiments d’une culture scientifique, ou, ce qui est pire encore, qui n’en connaissent que la version déformée à l’usage du clergé, sont capables d’assimiler d’un coup les principes de l’énergie atomique, de l’électronique et la théorie des hypercourbes… eh bien, vous vous faites de la science une idée bien romanesque. Il faut plusieurs générations et un cerveau hors pair pour acquérir toutes ces connaissances. »

Yohan Lee s’était levé au milieu de la tirade de Hardin et avait quitté la pièce. Il revint au moment où le Maire finissait de parler et se pencha à l’oreille de son chef, en lui remettant un petit cylindre de plomb. Puis, lançant un regard hostile vers les délégués, Lee reprit sa place.

Hardin fit rouler le cylindre entre ses paumes, tout en surveillant du coin de l’œil la députation ; puis il ouvrit la capsule d’un geste sec. Seul Sermak fut assez avisé pour ne pas chercher à lire ce qu’il y avait d’écrit sur le rouleau de papier qui en tomba.

« Bref, messieurs, reprit Hardin, le gouvernement estime qu’il sait ce qu’il fait. »

Tout en parlant, il déchiffrait le message : celui-ci était rédigé dans un code compliqué et incompréhensible, mais trois mots étaient griffonnés au crayon dans le coin de la page. Quand il en eut pris connaissance, Hardin lança d’un geste négligent le message dans le conduit de l’incinérateur.

« Eh bien, fit-il, je crois que nous n’avons plus rien à nous dire. Très heureux de vous avoir rencontrés. Merci de votre visite. » Il distribua quelques poignées de main condescendantes et les quatre envoyés sortirent.

Hardin avait presque perdu l’habitude de rire, mais quand Sermak et ses trois acolytes furent hors de portée de voix, il ne put maîtriser un petit gloussement amusé.

« Qu’avez-vous pensé de cette bataille de bluff, Lee ?

— Je ne suis pas si sûr que lui bluffait, marmonna Lee. Si vous le ménagez, il est bien capable de l’emporter aux prochaines élections, comme il le prétend.

— Bien sûr, bien sûr… s’il n’arrive rien d’ici là.

— Tâchez de vous arranger en tout cas pour qu’il n’arrive rien qui puisse contrarier vos projets, Hardin. Je vous assure que ce Sermak a des gens derrière lui. Et s’il n’attendait pas les élections ? Souvenez-vous : il nous est arrivé, à vous et à moi, de précipiter un peu les choses, malgré votre slogan sur la violence.

— Vous êtes bien pessimiste, aujourd’hui, Lee. Et vous faites preuve aussi d’un curieux esprit de contradiction quand vous parlez de violence. Notre petit putsch s’est passé sans effusion de sang, ne l’oubliez pas. C’était une mesure nécessaire prise au bon moment, et toute l’opération s’est effectuée sans douleur. La situation de Sermak est tout à fait différente. Vous et moi, mon cher Lee, nous ne sommes pas des Encyclopédistes. Nous sommes prêts, nous. Mettez vos hommes aux trousses de ces jeunes gens, mon vieux. Qu’ils ne s’aperçoivent pas qu’ils sont surveillés, mais ayez-les à l’œil. »

Lee eut un petit rire narquois. « Heureusement que je n’ai pas attendu d’avoir vos instructions, Hardin ! Sermak et ses hommes sont sous surveillance depuis un mois.

— Vous m’avez devancé ? fit Hardin en riant. Parfait. Ah ! pendant que j’y pense, ajouta-t-il sur un ton plus grave, l’ambassadeur Verisof rentre sur Terminus. Pour peu de temps, j’espère. »

Il y eut un bref silence embarrassé, puis Lee demanda : « Que disait le message ? Est-ce que ça craque déjà ?

— Je ne sais pas. Il faut que je voie d’abord ce que Verisof a à me dire. Mais c’est bien possible. Après tout, il faut bien qu’ils tentent quelque chose avant les élections. Mais, dites-moi, pourquoi cet air consterné ?

— Parce que je me demande comment tout cela va tourner. Vous êtes trop renfermé, Hardin, vous cachez trop votre jeu.

— Toi aussi, Brutus », murmura Hardin. Et, tout haut, il répliqua : « Cela signifie-t-il que vous allez vous inscrire au nouveau parti de Sermak ?

— Bon, bon, fit Lee en souriant. Mettons que je n’aie rien dit. Si nous allions déjeuner ? »

II

On attribue à Hardin la paternité de nombreux aphorismes dont beaucoup sont sans doute apocryphes. C’est bien lui en tout cas qui déclara un jour :

« Il est parfois utile de dire carrément ce qu’on pense, surtout si l’on a la réputation d’être retors. »

Poly Verisof avait eu plus d’une fois l’occasion d’appliquer cette maxime durant les quatorze années qu’il avait passées sur Anacréon, dans une position extrêmement fausse et qui lui donnait souvent la pénible impression de danser sur une corde raide.

Pour le peuple d’Anacréon, il était un grand prêtre, représentant cette Fondation qui, aux yeux des « barbares », était le mystère des mystères et le centre de la religion qu’avec l’aide de Hardin ils avaient adoptée depuis une trentaine d’années. A ce titre, il recevait des hommages qui n’avaient pas tardé à le lasser, car au fond de son cœur il méprisait le rituel dont il était le grand ordonnateur.

Mais pour les rois d’Anacréon – le vieux, qui était mort, tout comme son petit-fils qui occupait maintenant le trône – il n’était que l’ambassadeur d’une puissance à la fois crainte et admirée.

C’était une situation assez précaire ; aussi ce voyage à la Fondation, le premier depuis trois ans, prenait-il un parfum de vacances, malgré la gravité de l’incident qui l’avait motivé.

Comme il devait garder l’incognito le plus strict, Verisof avait voyagé en civil – ce changement de costume à lui seul sentait déjà les vacances – et pris place en seconde classe à bord d’un appareil commercial à destination de la Fondation. Arrivé sur Terminus, il se fraya un chemin parmi la foule qui encombrait l’astroport et appela l’Hôtel de Ville d’une cabine visiophonique publique.

« Je suis Jan Smite, dit-il. J’ai rendez-vous avec le Maire cet après-midi. »

Il y eut des cliquetis dans l’appareil, Verisof attendit quelques secondes, puis la voix de la standardiste annonça : « Le Maire Hardin vous recevra dans une demi-heure, monsieur », et l’écran redevint blanc.

L’ambassadeur s’en fut acheter la dernière édition du Journal de Terminus, gagna en flânant le jardin de l’Hôtel de Ville et, s’asseyant sur le premier banc libre, il lut l’éditorial, la page des sports et celle des jeux. La demi-heure écoulée, il plia le journal, pénétra dans l’Hôtel de Ville et se présenta à l’huissier. Personne ne l’avait reconnu.

Hardin le regarda en souriant : « Cigare ? Alors, comment s’est passé ce voyage ?

— Je ne me suis pas ennuyé une seconde, dit Verisof. J’avais pour voisin un prêtre qui venait ici suivre des cours sur la préparation des produits radioactivés… vous savez, pour le traitement du cancer…

— Mais il ne les appelait pas des produits radioactivés ?

— Oh ! non ! Pour lui, c’était du Pain de Vie.

— Ah ! bon, fit le Maire soulagé. Et alors ?

— Il m’a entraîné dans une interminable discussion théologique, faisant de son mieux pour m’élever au-dessus du matérialisme sordide où je croupis.

— Et il n’a pas reconnu son propre grand prêtre ?

— Sans la robe pourpre ? Pensez-vous ! D’ailleurs, c’était un Smyrnien. Mais cela a été une expérience fort intéressante. Je m’émerveille tous les jours, Hardin, de voir comme la religion de la science a réussi à s’imposer. J’ai écrit un essai sur ce sujet… pour mon plaisir personnel, évidemment ; il ne faudrait pas le publier. Si l’on considère le problème du point de vue sociologique, il semble que, quand le vieil Empire Galactique a commencé à crouler, la science en tant que science a disparu peu à peu des régions périphériques. Pour être acceptée de nouveau, il lui fallait se présenter sous un nouveau visage… et c’est exactement ce qui s’est passé. C’est une réussite.

— Très intéressant, en effet », dit le Maire. Puis, se croisant les mains derrière la nuque, il demanda soudain : « Parlez-moi un peu de la situation sur Anacréon ! »

L’ambassadeur se rembrunit et posa son cigare. « A dire vrai, elle n’est pas brillante.

— Si tout allait bien, vous ne seriez pas ici.

— Sans doute que non. Voici donc où nous en sommes. Le véritable maître d’Anacréon, c’est le prince régent, Wienis, l’oncle du roi Lepold.

— Je sais. Mais Lepold sera majeur l’an prochain, n’est-ce pas ? Je crois qu’il va avoir seize ans en février.

— Oui. » Verisof marqua un temps, puis ajouta d’un ton amer : « S’il vit jusque-là. Le père du roi est mort dans des circonstances suspectes, on a appelé cela un accident de chasse.

— Humm. Voyons, si mes souvenirs sont exacts, je crois avoir vu Wienis lors de ma visite en Anacréon, quand nous les avons chassés de Terminus. Vous n’étiez pas encore ambassadeur. Attendez… Si j’ai bonne mémoire, c’était un jeune homme brun, qui louchait un peu. Et il avait le nez crochu.

— C’est bien lui. A cela près que maintenant il a les cheveux gris. Heureusement, c’est le plus fieffé crétin de toute la planète. Et il se croit très fort, ce qui n’arrange rien.

— C’est généralement comme ça.

— Pour lui, le meilleur moyen de casser une noix, c’est de tirer un coup de fusil atomique dessus, vous comprenez. Vous n’avez qu’à vous souvenir de cette histoire d’impôt sur les biens du Temple qu’il a essayé de lever il y a deux ans, juste après la mort du vieux roi. »

Hardin hocha la tête d’un air songeur. « Les prêtres ont protesté, en effet.

— Avec une telle vigueur qu’on a dû les entendre jusque sur Lucrèce. Il se montre plus prudent maintenant dans ses rapports avec le clergé, mais il nous gêne quand même : il a une confiance quasi illimitée dans ses capacités.

— Sans doute un complexe d’infériorité surcompensé. C’est fréquent chez les cadets des familles royales.

— Quoi qu’il en soit, le résultat est le même. Il ne pense qu’à attaquer la Fondation. Et il cache à peine ses intentions. Il peut d’ailleurs se le permettre, étant donné les armements dont il dispose. Le vieux roi a construit une flotte imposante, et Wienis n’a pas perdu son temps lui non plus. En fait, l’impôt sur le clergé était, à l’origine, destiné à financer un nouveau programme d’armement, et quand ce projet a échoué, on a tout bonnement doublé le taux de l’impôt sur le revenu.

— Et les gens ont accepté sans récrimination ?

— Presque. Pendant des semaines, tous les sermons prêchés dans le royaume n’ont traité que de l’obéissance due à l’autorité consacrée. Wienis, soit dit en passant, ne nous a jamais témoigné la moindre gratitude.

— Bon. Je vois à peu près quelle est l’ambiance là-bas. Et que s’est-il passé ensuite ?

— Il y a quinze jours, un appareil commercial anacréonien a rencontré un vieux croiseur de bataille délabré de l’ancienne flotte impériale. Il devait errer dans l’espace depuis trois siècles. »

Hardin manifesta soudain un vif intérêt. Il se redressa dans son fauteuil. « En effet, j’ai entendu parler de cette affaire. Le Conseil de la Navigation m’a adressé une pétition me demandant de lui remettre cet astronef afin de l’étudier. Il est en bon état, à ce qu’on m’a dit.

— En bien trop bon état, répliqua Verisof. Quand Wienis a appris la semaine dernière que vous comptiez le prier de remettre l’appareil à la Fondation, il a failli en avoir une crise.

— Il ne m’a pas encore répondu.

— Il ne répondra pas… ou seulement à coups de canon ; enfin, c’est ce qu’il croit. Le jour de mon départ d’Anacréon, il est venu me trouver pour demander que la Fondation réarme ce croiseur et le confie à la flotte anacréonienne. Il a eu l’aplomb de me dire que votre note de la semaine précédente laissait supposer que la Fondation avait le projet d’attaquer Anacréon. Il a déclaré qu’un refus ne ferait que confirmer ses soupçons ; et il a ajouté qu’il se verrait alors obligé de prendre des mesures pour assurer la défense de son pays. Ce sont ses propres termes. Et c’est pourquoi je suis ici. »

Hardin se mit à rire silencieusement.

Verisof reprit : « Bien entendu, il s’attend à un refus, ce qui constituerait à ses yeux un excellent prétexte pour attaquer tout de suite.

— Je m’en doute, Verisof. En tout cas, nous avons au moins six mois devant nous : faites donc remettre l’appareil en état et faites-en don à Wienis de ma part. Tenez, rebaptisez-le même le Wienis, en gage de notre estime et de notre affection », ajouta-t-il gaiement.

Verisof ne semblait pas partager cette insouciance. « Je pense, Hardin, que c’est en effet la seule chose à faire… mais je suis un peu inquiet.

— Pourquoi ?

— C’est une machine très perfectionnée ! Ah ! on construisait du bon matériel en ce temps-là ! Son tonnage est égal à la moitié du tonnage total de la flotte anacréonienne. Il a des pièces atomiques capables de réduire une planète en poussière et un écran protecteur capable d’arrêter un faisceau de rayons Q. C’est trop bien pour eux, Hardin…

— Votre raisonnement ne tient pas, Verisof. Vous savez comme moi qu’avec les armes dont ils disposent actuellement, ils pourraient s’emparer de Terminus quand ils voudraient, bien avant que nous puissions remettre le croiseur en état pour l’utiliser nous-mêmes. Qu’importe alors si nous faisons cadeau de cet appareil à Wienis ? Vous savez bien qu’il n’ira jamais jusqu’à la guerre ouverte.

— Probablement pas. Mais, Hardin…

— Eh bien ? Qu’est-ce qui vous arrête ? Je vous écoute.

— Cela ne me regarde pas, c’est entendu, mais je viens de lire un article… » Il posa le Journal sur le bureau et désigna du doigt la première page. « Qu’est-ce que cela veut dire ? »

Hardin y jeta un rapide coup d’œil.

« UN GROUPE DE CONSEILLERS FORMENT UN NOUVEAU PARTI POLITIQUE », lut-il.

« C’est ce que j’ai vu, fit Verisof. Bien sûr, vous suivez de plus près que moi ces questions de politique intérieure, mais enfin ils multiplient les attaques contre vous. Sont-ils si forts ?

— Terriblement. Ils auront sans doute la majorité au Conseil après les prochaines élections.

— Pas avant ? fit Verisof avec un regard oblique. Il existe d’autres moyens que les élections pour s’assurer la majorité.

— Vous me prenez pour un Wienis ?

— Non, mais la réparation du croiseur va demander des mois, et il est à peu près certain que nous serons attaqués aussitôt après. Si nous cédons, cette concession sera interprétée comme un signe de faiblesse, et ce croiseur viendra pratiquement doubler la puissance de la flotte de Wienis… Il attaquera, aussi sûr que je suis grand prêtre. Pourquoi prendre des risques ? Il n’y a que deux possibilités : ou bien révéler le plan de campagne au Conseil, ou mettre tout de suite Anacréon au pied du mur !

— Mettre Anacréon au pied du mur maintenant ! fit Hardin. Avant qu’éclate la crise ? C’est la seule chose à ne pas faire. Vous oubliez l’existence du plan de Hari Seldon. »

Verisof parut hésiter un moment, puis murmura : « Vous êtes donc absolument sûr qu’il y a un plan ?

— On ne peut guère en douter, répliqua l’autre sèchement. J’ai assisté à l’ouverture du caveau, et l’enregistrement laissé par Seldon était catégorique sur ce point.

— Ce n’est point ce que je voulais dire, Hardin. Je n’arrive pas à comprendre comment on peut prévoir mille ans d’avance le cours de l’histoire. Peut-être Hari Seldon a-t-il surestimé ses capacités. » Et comme Hardin arborait un sourire ironique, il s’empressa d’ajouter : « Oh ! évidemment, je ne suis pas un psychologue.

— Je ne vous le fais pas dire. Et aucun de nous ne l’est. Mais j’ai quelque peu étudié la question quand j’étais jeune ; suffisamment pour savoir quelles possibilités offre la psychologie, même si je ne puis les exploiter moi-même. Il est certain que Seldon a fait exactement ce qu’il prétendait faire. La Fondation constitue bien un refuge scientifique : elle représente le moyen qui permettra de préserver, dans les siècles de barbarie qui commencent, la science et la culture d’un Empire agonisant, et de les ranimer pour donner naissance à un nouvel Empire. »

Verisof n’avait pas l’air convaincu. « Evidemment, c’est ce que tout le monde affirme. Mais pouvons-nous nous permettre de prendre des risques ? Pouvons-nous engager le présent pour un avenir problématique ?

— Il le faut… parce que cet avenir n’est nullement problématique. Il a été calculé et prévu par Seldon. Chacune des crises successives de notre histoire a été envisagée et chacune dépend dans une certaine mesure de la conclusion apportée aux précédentes. Nous n’en sommes qu’à la seconde crise, et l’Espace sait quel désastreux effet pourrait avoir la plus légère déviation.

— C’est une hypothèse gratuite.

— Mais non ! Hari Seldon a dit dans le caveau qu’à chaque crise, notre liberté d’action serait si faible que nous ne pourrions adopter qu’une solution.

— De façon que nous ne nous écartions pas du droit chemin ?

— De façon à nous empêcher de dévier, oui. Mais, inversement, tant que plusieurs solutions continuent à s’offrir, c’est que la crise n’a pas encore éclaté. Nous devons laisser les événements suivre leurs cours aussi longtemps qu’il est possible et, par l’Espace, c’est bien ce que j’ai l’intention de faire. »

Verisof ne répondit rien. Il se mordillait la lèvre inférieure en silence. Il n’y avait qu’un an que Hardin avait pour la première fois abordé avec lui le problème crucial : celui de faire échec aux préparatifs d’agression d’Anacréon. Et encore, seulement parce que Verisof s’était montré réticent devant la perspective de nouvelles mesures de conciliation.

On aurait dit que Hardin lisait les pensées de son ambassadeur. « J’aurais préféré‚ ne jamais vous parler de tout cela.

— Pourquoi ? s’exclama Verisof.

— Parce que cela fait maintenant six personnes – vous, moi, les trois autres ambassadeurs, et Yohan Lee – qui se doutent de ce qui va se passer ; et je crois bien que Seldon aurait voulu que personne ne fût au courant.

— Comment cela ?

— Parce que, si avancé fût-elle, la psychologie de Seldon avait ses limites. Il ne pouvait l’appliquer à des individus ; pas plus que l’on ne peut appliquer la théorie cinétique des gaz à des molécules isolées. Il travaillait sur des masses, sur les populations de toute une planète, et seulement sur des masses aveugles qui ignorent quel sera le résultat de leur comportement.

— Je vous suis mal.

— Je n’y peux rien. Je ne suis pas assez qualifié pour vous donner une explication scientifique. Mais vous savez en tout cas une chose : c’est qu’il n’y a pas un seul psychologue sur Terminus et pas davantage de textes mathématiques concernant la psychohistoire. Seldon ne voulait pas qu’il y ait sur Terminus quelqu’un capable de calculer quel serait l’avenir. Il tenait à ce que notre évolution fût aveugle – et donc soumise aux lois de la psychologie des masses. Comme je vous l’ai déjà dit, je ne savais absolument pas où nous allions quand j’ai expulsé‚ les Anacréoniens. Je voulais seulement pratiquer une politique de bascule. C’est plus tard que j’ai cru discerner dans les événements un fil conducteur ; mais j’ai fait de mon mieux pour n’en pas tenir compte. Toute modification de notre politique en fonction de l’avenir aurait fait échouer le plan. »

Verisof hocha la tête d’un air songeur. « J’ai entendu des raisonnements presque aussi compliqués dans les temples d’Anacréon. Comment comptez-vous reconnaître que le moment sera venu d’agir ?

— Je l’ai déjà reconnu. Vous admettez qu’une fois le croiseur remis en état, rien m’empêchera Wienis de nous attaquer. Il n’y aura plus d’autre solution.

— Oui.

— Bien. Voilà qui règle la question en politique étrangère. Vous conviendrez également que les prochaines élections nous donneront un nouveau Conseil qui nous obligera à prendre des mesures contre Anacréon. Là non plus il n’y aura pas d’autre solution.

— C’est exact.

— Eh bien, dès l’instant où il n’y a plus de choix à faire, la crise est là. Malgré tout, je suis un peu inquiet. »

Il se tut et Verisof attendit. Lentement, comme s’il parlait à contrecœur, Hardin reprit :

« J’ai idée – oh ! ce n’est qu’une notion vague – que la crise devrait éclater simultanément sur le plan intérieur et extérieur. Or, il va y avoir une différence de quelques mois : Wienis attaquera sans doute avant le printemps, et nous sommes encore à un an des élections.

— Ce n’est pas une différence bien importante.

— Je n’en sais rien. Peut-être est-ce dû seulement à d’inévitables erreurs de calcul, ou bien au fait que j’en savais trop long. Je me suis efforcé de ne jamais laisser mes pressentiments peser sur mes actes, mais comment puis-je être sûr d’avoir réussi ? Et quelles conséquences cela a-t-il pu avoir ? Quoi qu’il en soit, j’ai déjà pris une décision.

— Laquelle ?

— Quand la crise éclatera, je pars pour Anacréon. Je veux être sur place… Mais c’est assez pour ce soir, Verisof. Il se fait tard. Allons fêter votre retour. J’ai besoin de me détendre.

— Fêtons-le ici alors, dit Verisof. Je ne veux pas qu’on me reconnaisse, sinon vous savez ce que diraient les membres de ce fameux nouveau parti. Faites-nous donc servir de l’eau-de-vie. »

Hardin fit apporter de l’eau-de-vie… mais en petite quantité.

III

Au temps où l’Empire Galactique englobait toute la Galaxie, et où Anacréon était la plus opulente préfecture de la Périphérie, plus d’un empereur en visite était descendu au palais du vice-roi. Et pas un n’était reparti sans avoir tenté sa chance avec cette forteresse volante à plumes qui s’appelait l’oiseau nyak.

Avec le temps, la splendeur d’Anacréon s’était éteinte. Le palais du vice-roi n’était plus que ruines, à l’exception de l’aile restaurée par les ouvriers de la Fondation. Et aucun empereur depuis deux cents ans n’avait mis les pieds sur le royaume.

Mais la chasse au nyak demeurait le sport royal et les souverains d’Anacréon se flattaient d’être de fins tireurs au fusil à aiguille.

Lepold Ier, roi d’Anacréon – sur le papier du moins – et protecteur des Dominions, avait déjà maintes fois donné la preuve de son habileté. Il n’avait pas treize ans quand il avait abattu son premier nyak ; il avait inscrit le dixième à son tableau de chasse la semaine de son couronnement ; et il venait ce jour-là d’abattre son quarante-sixième.

« J’en aurai tué cinquante avant ma majorité, avait-il proclamé. Qui tient le pari ? »

Mais les courtisans ne parient pas sur l’habileté du roi. Ils ont trop peur de gagner. Personne donc ne releva son défi et le roi s’en fut tout heureux changer de vêtements.

« Lepold ! »

Le roi s’arrêta court en entendant la seule voix à laquelle il obéissait. Il se retourna, le visage maussade.

Wienis, sur le seuil de son appartement, toisait son jeune neveu.

« Renvoie-les, fit-il d’un ton impatient. Débarrasse-toi d’eux. »

Sur un signe de tête du roi, les deux chambellans s’inclinèrent et se retirèrent au pied de l’escalier. Lepold pénétra dans la chambre de son oncle.

Wienis considéra d’un œil désapprobateur le costume de chasse du souverain.

« Bientôt, tu auras des choses plus importantes à faire que chasser le nyak. »

Tournant brusquement le dos, il alla s’asseoir à son bureau. Depuis qu’il était trop vieux pour supporter le vertigineux plongeon en piqué entre les ailes du nyak, et les turbulences où se trouvait pris l’appareil du chasseur, il ne cessait de critiquer ce sport.

Lepold, sachant fort bien ce qu’il en était, ne se fit pas faute de répliquer malicieusement : « Quel dommage que vous n’ayez pas été des nôtres aujourd’hui, mon oncle. Nous avons levé un nyak dans le désert de Samia, un vrai monstre. Et courageux ! Nous l’avons poursuivi deux heures durant. Et puis j’ai pris de la hauteur… » Il mimait les gestes, comme s’il était encore aux commandes de son appareil de chasse. « Et j’ai plongé en piqué. Je l’ai touché juste sous l’aile gauche. Cela l’a rendu furieux et il a fait une glissade de travers. Mais j’ai viré sur la gauche, en attendant que l’aigrette passe dans ma ligne de mire. Il a foncé sur moi. Je n’ai pas bougé et quand il a été à un coup d’ailes de moi…

— Lepold !

— Eh bien… je l’ai eu.

— Je n’en doute pas. Maintenant, veux-tu m’écouter ? »

Le roi haussa les épaules et s’approcha d’une table où se trouvait posé un compotier rempli de noix de Lera. Il se mit à en grignoter sans oser soutenir le regard de son oncle.

« Je suis allé voir le croiseur aujourd’hui, fit Wienis, en guise de préambule.

— Quel croiseur ?

— Il n’y en a qu’un. Le croiseur. Celui que la Fondation remet en état pour nous. L’ancien appareil de la flotte impériale. Me suis-je bien fait comprendre ?

— Ah ! celui-là. Vous voyez bien, je vous ai toujours dit que la Fondation le réparerait si nous le demandions. Ils n’ont nullement l’intention de nous attaquer : ce sont des racontars. Car enfin, s’ils en avaient l’intention, pourquoi répareraient-ils le croiseur ? Ça ne tient pas debout, vous savez.

— Lepold, tu es idiot ! »

Le roi, qui s’apprêtait à casser la coque d’une noix, rougit violemment.

« Ecoutez, dit-il, avec une mine d’enfant boudeur, je crois que vous ne devriez pas me parler sur ce ton. Vous vous oubliez. Je suis majeur dans deux mois, vous savez.

— Oui, et tu es vraiment peu qualifié pour assurer les responsabilités du pouvoir. Si tu consacrais aux affaires publiques la moitié du temps que tu passes à chasser le nyak, je renoncerais tout de suite à la régence sans inquiétude.

— Peu m’importe. Cela n’a rien à voir, et vous le savez. Vous avez beau être mon oncle et le régent, je suis quand même le roi, et vous êtes un de mes sujets. Vous ne devriez pas me traiter d’idiot, et d’ailleurs, vous ne devriez pas vous asseoir en ma présence. Vous ne m’en avez pas demandé la permission. Je crois que vous feriez bien de vous surveiller un peu, sinon je pourrais prendre des mesures… »

Wienis ne broncha pas. « Puis-je t’appeler ’’Votre Majesté’’ ?

— Oui.

— Très bien ! Alors, Votre Majesté est idiote ! »

Le jeune roi s’assit pesamment, tandis que le régent le contemplait d’un air ironique. Mais Wienis reprit bientôt une expression sérieuse, et, posant une main sur l’épaule de son neveu, il dit :

« Tu as raison, Lepold, je n’aurais pas dû te parler si durement. On a parfois du mal à se dominer, quand la pression des événements est telle… Tu comprends ? » Mais, si le ton s’était fait conciliant, le regard était toujours aussi cruel.

« Oui, fit Lepold, d’une voix mal assurée. Je sais ; c’est bien compliqué, la politique. » Il se demanda, non sans appréhension, s’il n’allait pas devoir subir un compte rendu détaillé des relations commerciales avec Smyrno au cours de l’année écoulée, ou un énoncé fastidieux des revendications d’Anacréon sur les mondes à peine colonisés du Corridor Rouge.

Mais déjà Wienis disait : « Mon garçon, je pensais te parler de cette question plus tôt, et peut-être aurais-je dû le faire, mais je sais que ta jeunesse s’accommode mal de l’aridité des problèmes d’Etat. Toutefois, tu vas être majeur dans deux mois. Et, dans la phase difficile que nous traversons, il faudra que tu prennes aussitôt une part active au gouvernement. Tu vas régner, Lepold. »

Lepold acquiesça, mais ne parut nullement ému.

« Nous allons être en guerre, Lepold.

— En guerre ! Mais nous venons de conclure un traité avec Smyrno…

— Il ne s’agit pas de Smyrno, mais de la Fondation.

— Voyons, mon oncle, ils ont accepté de réparer le croiseur. Vous venez de dire…

— Lepold, l’interrompit Wienis d’un ton sec, nous allons parler d’homme à homme. Nous allons entrer en guerre avec la Fondation, que le croiseur soit ou non remis en état ; et d’autant plus tôt, même, qu’il est en cours de réparation. La Fondation est la source de toute puissance, de toute autorité. La grandeur d’Anacréon, ses astronefs, ses villes, ses habitants, son commerce dépendent des bribes de pouvoir que la Fondation nous dispense avec parcimonie. Je me souviens du temps où les cités d’Anacréon se chauffaient au charbon et au mazout. Mais peu importe ; tu ne sais pas de quoi je parle.

— Il me semble, fit timidement le roi, que nous devrions leur être reconnaissants…

— Reconnaissants ? gronda Wienis. Reconnaissants de nous distribuer quelques miettes, alors qu’ils gardent pour eux l’Espace sait quoi… et qu’ils le gardent dans quel but ? Avec l’intention assurément de régner un jour sur toute la Galaxie. »

Il posa une main sur le genou de son neveu et reprit avec force : « Lepold, tu es roi d’Anacréon. Tes enfants et les enfants de tes enfants peuvent être les rois de l’univers, si tu t’empares du pouvoir que détient la Fondation !

— C’est vrai, ce que vous dites ! » Lepold commençait à s’animer. « Après tout, quel droit ont-ils de garder pour eux leur science ? C’est injuste, au fond. Anacréon représente tout de même quelque chose.

— Tu vois, tu commences à comprendre. Et maintenant, mon garçon, que se passerait-il si Smyrno décidait d’attaquer la Fondation afin de prendre le pouvoir pour elle-même ? Combien de temps s’écoulerait-il, à ton avis, avant que nous devenions une puissance vassale ? Combien de temps garderais-tu ton trône ?

— Par l’Espace, c’est vrai, ça ! Vous avez raison. Nous devons frapper les premiers. C’est notre intérêt le plus évident. »

Un sourire s’épanouit sur le visage de Wienis. « D’ailleurs, autrefois, dans les premières années du règne de ton grand-père, Anacréon avait établi une base militaire sur Terminus, une base d’une importance stratégique considérable. Nous avons été contraints d’abandonner cette base, à la suite des machinations du chef de la Fondation, une rusée canaille, un savant sans une goutte de sang noble dans les veines. Tu entends, Lepold ? Ton grand-père a été humilié par cet homme du commun. Je me souviens très bien de lui. Il avait à peu près mon âge quand il est venu ici avec son sourire et ses combinaisons diaboliques… et aussi la puissance des trois autres royaumes derrière lui. »

Lepold rougit et son regard flamboya. « Par Seldon, si j’avais été mon grand-père, je me serais battu quand même.

— Non, Lepold. Nous avons décidé d’attendre, de laver l’injure quand une meilleure occasion se présenterait. Ton père avait toujours espéré que cet honneur lui reviendrait, mais une mort prématurée… Hélas ! » Wienis détourna la tête, puis reprit, comme s’il maîtrisait son émotion : « C’était mon frère. Mais si son fils…

— N’ayez crainte, mon oncle, je ne faillirai pas à mon devoir. Ma décision est prise. Il faut qu’Anacréon extermine ce nid de vipères et sans perdre de temps.

— Pas si vite, mon neveu. Il faut d’abord attendre que soient terminées les réparations sur le croiseur de bataille. Le simple fait qu’ils acceptent d’entreprendre pour nous cette réfection prouve qu’ils nous craignent. Ces imbéciles cherchent à nous apaiser, mais rien ne nous fera changer d’avis, n’est-ce pas ? »

Le poing de Lepold s’abattit violemment sur le bureau. « Pas tant que je régnerai sur Anacréon.

— D’ailleurs, dit Wienis d’un ton sarcastique, nous devons attendre l’arrivée de Salvor Hardin.

— Salvor Hardin ! » Le roi ouvrit de grands yeux.

« Oui, Lepold, le chef de la Fondation vient en personne à l’occasion de ton anniversaire… pour nous prodiguer sans doute des paroles mielleuses. Mais cela ne lui sera d’aucune utilité.

— Salvor Hardin ! » murmura le jeune roi.

Wienis prit un air sévère. « Son nom te ferait-il peur ? C’est ce même Salvor Hardin qui, lors de sa dernière visite, nous a si bien humiliés. Tu n’oublies pas, j’espère, cette impardonnable insulte à notre maison ? Et venant d’un homme du commun. D’un simple roturier.

— Non, non, bien sûr. Je n’oublie pas… Nous lui rendrons la monnaie de sa pièce… mais, j’ai un peu peur. »

Le régent se leva. « Peur ? De quoi ? De quoi, pauvre… » Il se contint à grand-peine.

« Ce serait… il me semble que ce serait une sorte de… blasphème, vous savez, d’attaquer la Fondation. Je veux dire…

— Je t’écoute.

— Eh bien, bredouilla Lepold, s’il existe vraiment un Esprit Galactique, il… heu… enfin, cela lui déplairait peut-être. Vous ne croyez pas ?

— Non, je ne crois pas », répliqua sèchement Wienis. Il s’assit et considéra son neveu d’un air apitoyé et amusé. « Parce que tu t’inquiètes vraiment de ce que pourrait penser l’Esprit Galactique ? Voilà ce que c’est que de te laisser la bride sur le cou. Tu as vu souvent Verisof, je parie.

— Il m’a expliqué des tas de choses…

— A propos de l’Esprit Galactique ?

— Oui.

— Mais, pauvre innocent, il croit à toutes ces histoires encore moins que moi, et je n’y crois absolument pas. Combien de fois t’ai-je dit que tout cela ne rimait à rien ?

— Je sais, je sais. Mais Verisof…

— Je me fiche de Verisof. Ce ne sont que des mots. « Il y eut un bref silence, puis Lepold déclara d’un ton lourd de réprobation : » N’empêche que tout le monde croit au fait que le prophète Hari Seldon a créé la Fondation pour mettre en pratique ses commandements et pour qu’un jour le monde puisse retrouver le Paradis Terrestre ; et aussi que quiconque désobéit à ses commandements sera anéanti pour l’éternité. Les gens y croient. J’ai présidé des cérémonies, je l’ai bien vu.

— Les gens, oui, mais pas nous. Et tu peux être heureux qu’ils y croient, car, selon cette doctrine de charlatans, tu es roi de droit divin, et tu es toi-même un demi-dieu. C’est bien commode. Cela supprime toute éventualité de révolte et t’assure une autorité absolue. C’est pourquoi, Lepold, tu dois ordonner toi-même la guerre contre la Fondation. Je ne suis que le régent et un humain comme les autres. Toi, tu es roi et plus qu’à demi divin… pour eux.

— Mais je ne le suis pas vraiment, n’est-ce pas ? fit le roi, d’un ton songeur.

— Non, pas vraiment, répondit Wienis, mais tu l’es pour tout le monde, sauf pour les membres de la Fondation. Tu comprends ? Tout le monde sauf les gens de la Fondation. Quand tu te seras débarrassé d’eux, plus personne ne contestera ta divinité. Penses-y un peu !

— Et après, nous pourrons nous servir tout seuls des boîtes à énergie, des temples, des engins qui volent sans équipage, et du pain sacré qui guérit le cancer et les autres maladies ? Verisof disait que seuls ceux qui ont reçu la bénédiction de l’Esprit Galactique pouvaient…

— C’est ce que dit Verisof ! Mais Verisof est ton pire ennemi après Salvor Hardin. Suis mes conseils, Lepold, et ne t’occupe pas d’eux. A nous deux, nous recréerons un empire… pas seulement le royaume d’Anacréon… mais un empire comprenant les milliards de soleils de la Galaxie. Cela ne vaut-il pas mieux qu’un soi-disant Paradis Terrestre ?

— S-si.

— Très bien. Je suppose, ajouta-t-il d’un ton péremptoire, que nous pouvons considérer la question comme réglée. Va. Je te rejoins. Ah ! encore une chose, Lepold. »

Le jeune roi s’arrêta sur le seuil.

« Prends garde quand tu chasses le nyak, mon garçon. Depuis le malheureux accident dont ton père a été victime, j’ai parfois les plus sinistres pressentiments. Dans l’ardeur de la chasse, quand les aiguilles des fusils sillonnent le ciel, on ne sait pas ce qui peut arriver. J’espère que tu es prudent. Et tu feras ce que je t’ai dit à propos de la Fondation, n’est-ce pas ?

— Mais oui… certainement.

— Bon ! » Il suivit des yeux son neveu qui s’éloignait dans le couloir, puis revint à son bureau.

Les pensées de Lepold, tandis qu’il regagnait ses appartements, étaient sombres. Peut-être en effet valait-il mieux battre la Fondation et acquérir le pouvoir dont parlait Wienis. Mais une fois que la guerre serait finie et qu’il aurait affermi sa position… Il songea soudain que Wienis et ses deux vantards de fils étaient maintenant ses héritiers directs.

Mais il était roi. Et les rois pouvaient faire exécuter les gens.

Même leurs oncles et leurs cousins.

IV

Après Sermak, Lewis Bort était le plus ardent à rallier les dissidents qui venaient grossir les rangs du Parti de l’Action. Il ne faisait pourtant pas partie de la délégation venue trouver Salvor Hardin six mois plus tôt. Non que l’on méconnût ses efforts : bien au contraire. Son absence était seulement due à l’excellente raison qu’il séjournait à l’époque dans la capitale d’Anacréon.

Il s’était rendu là-bas à titre privé. Il ne vit aucun personnage officiel et ne fit rien d’important. Il se contenta de visiter les recoins obscurs de la planète et de fureter ça et là.

Il rentra vers la fin d’une journée d’hiver qui s’achevait sous la neige et, une heure plus tard, il était assis devant la table octogonale du bureau de Sermak.

Ses premières paroles n’étaient guère de nature à ragaillardir des gens attristés par ce crépuscule grisâtre.

« J’ai bien peur, dit-il, que nous défendions ce qu’on appelle en termes mélodramatiques une ’’cause perdue’’.

— Vous croyez ? fit Sermak.

— C’est-à-dire qu’il n’est décemment pas possible d’avoir une autre opinion.

— Mais l’armement… » commença Dokor Walto.

Bort l’interrompit aussitôt. « C’est de l’histoire ancienne. Je parle du peuple. Je vous avouerai que ma première idée était de fomenter une révolution de palais et de faire monter sur le trône un roi plus favorable à la Fondation. L’idée était bonne, elle l’est encore. Malheureusement, elle est impossible à réaliser. Le grand Salvor Hardin a pensé à tout.

— Si vous nous donniez quelques détails, Bort, suggéra Sermak.

— Des détails ! Oh ! c’est bien simple ! Tout tient à la situation actuelle sur Anacréon. Cette religion instituée par la Fondation, vous savez ? Eh bien, elle a pris !

— Et alors ?

— Il faut le voir pour le croire. Ici, nous n’avons qu’une grande école où sont nés les prêtres, et, de temps en temps, on organise une petite cérémonie dans un quartier discret pour les pèlerins… c’est tout. Cela n’affecte en rien notre vie quotidienne. Mais sur Anacréon… »

Lem Tarki lissa d’un doigt sa fine moustache et s’éclaircit la voix : « Quel est le principe de cette religion ? Hardin nous a toujours dit qu’il ne s’agissait que d’un ramassis de momeries destinées à leur faire accepter sans discussion notre science. Vous vous souvenez, Sermak…

— Les explications de Hardin, lui rappela Sermak, ne doivent généralement pas être prises pour argent comptant. Mais dites-nous, Bort, de quelle religion il s’agit en fait ?

— Au point de vue de l’éthique, expliqua Bort, il n’y a rien à dire. On retrouve à peu près la philosophie des religions impériales. De hauts principes moraux et caetera. C’est parfait : la religion est une des grandes forces civilisatrices de l’histoire et, à cet égard…

— Nous le savons, dit Sermak impatient. Venez-en au fait.

— Eh bien, voilà. Cette religion-ci – patronnée et encouragée par la Fondation, ne l’oubliez pas – est de nature strictement autoritaire. Le clergé a le contrôle exclusif de l’équipement scientifique que nous avons remis à Anacréon, mais les prêtres n’ont de ce matériel qu’une connaissance empirique. Ils croient… heu… à la valeur spirituelle de l’énergie qu’ils contrôlent. Il y a deux mois, par exemple, un imbécile a saboté l’installation atomique du Temple Thessalien, une des plus importantes de la planète. Il a fait sauter cinq pâtés de maisons. Eh bien, tout le monde, y compris les prêtres, a considéré cela comme une vengeance divine.

— Je m’en souviens. Les journaux en ont parlé. Mais je ne vois pas où vous voulez en venir.

— Alors, écoutez ceci, fit Bort sèchement. Le clergé forme une hiérarchie au sommet de laquelle se trouve le roi, que l’on tient pour une sorte de petit dieu. C’est un monarque absolu de droit divin, et les gens y croient dur comme fer, ainsi que les prêtres. On ne peut pas renverser un tel souverain. Vous comprenez maintenant mon pessimisme ?

— Attendez, intervint Walto. Vous avez déclaré que c’était l’œuvre de Hardin ; que vouliez-vous dire ? Quel rôle joue-t-il là-dedans ? »

Bort considéra son interlocuteur d’un œil apitoyé.

« La Fondation a tout fait pour entretenir les gens dans leur illusion. Nous avons donné à ce charlatanisme tout l’appui de nos connaissances scientifiques. Il n’y a pas une cérémonie présidée par le roi où celui-ci ne soit pas entouré d’un halo radioactif qui brûle gravement quiconque tente de le toucher. Il peut se déplacer au-dessus du sol aux moments cruciaux, quand il est soi-disant visité par l’inspiration divine. D’un geste, il inonde le temple d’une lumière diffuse et iridescente. Je ne saurais citer tous les tours que nous accomplissons pour lui ; mais même les prêtres, qui en sont les auteurs, croient à leur caractère surnaturel.

— Bigre ! dit Sermak.

— J’étais fou de rage, reprit Bort, en pensant à la chance que nous avons gâchée. Songez un peu à ce qu’était la situation voilà trente ans, quand Hardin a sauvé la Fondation des griffes d’Anacréon. A cette époque, les Anacréoniens ne se rendaient pas compte que l’Empire était en pleine décadence. Ils jouissaient certes d’une certaine autonomie depuis la révolte de Zéon, mais même quand les communications ont été rompues et que le grand-père de Lepold s’est proclamé roi, ils n’avaient pas encore compris que l’Empire était fichu.

« Si l’empereur avait eu le cran d’essayer, il aurait pu rétablir sa suzeraineté sur Anacréon en y envoyant deux croiseurs et en profitant de la guerre civile qui n’aurait pas manqué d’éclater. Nous aurions pu, nous, le faire à sa place ; mais non, il a fallu que Hardin institue ce culte du souverain. Pour ma part, je ne comprends pas ses raisons.

— Que fait Verisof ? demanda soudain Jaim Orsy. Je l’ai connu actionniste acharné. Que fait-il là-bas ? Il est donc aveugle, lui aussi ?

— Je ne sais pas, répliqua Bort. A leurs yeux, il est le grand prêtre. Pour autant que je sache, il joue le rôle de conseiller technique auprès du clergé. »

Dans le silence qui suivit, tous les regards se tournèrent vers Sermak. Le jeune leader se mordillait nerveusement un ongle. « Tout cela est bien louche, finit-il par dire. Je ne peux pas croire que Hardin soit aussi bête !

— Il a les apparences contre lui, fit Bort.

— Ce n’est pas possible. Il faudrait une dose colossale de stupidité pour se livrer pieds et poings liés à l’adversaire. Et je ne crois pas que Hardin soit stupide. Cependant, établir une religion qui supprime toute possibilité de troubles intérieurs, et d’autre part armer Anacréon de pied en cap ! Vraiment, je ne comprends pas.

— Je conviens que c’est assez étrange, dit Bort, mais les faits sont là. Et que pouvons-nous en déduire d’autre ?

— Il trahit, tout simplement, lança Walto. Il est à la solde d’Anacréon. »

Mais Sermak secoua la tête. « Je ne le crois pas non plus. Toute cette histoire est absurde… Dites-moi, Bort, avez-vous entendu parler d’un croiseur de bataille que la Fondation est censée avoir remis en état pour la flotte d’Anacréon ?

— Un croiseur de bataille ?

— Une ancienne unité de la flotte impériale.

— Non. Mais je ne suis pas surpris de ne rien savoir. Les chantiers de construction navale sont des sanctuaires où le public n’a pas le droit de pénétrer. Personne n’est jamais informé de ce qui touche à la flotte.

— Quoi qu’il en soit, il y a eu des fuites. Certains membres du parti ont évoqué la question devant le Conseil. Hardin n’a jamais nié. Ses porte-parole ont dénoncé les fauteurs de rumeurs, et les choses en sont restées là. Qu’en pensez-vous ?

— Tout cela tient, dit Bort. Si c’est vrai, c’est de la folie pure. Mais ce n’est pas pire que le reste.

— Peut-être, dit Orsy, Hardin a-t-il en réserve une arme secrète. Dans ce cas…

— Oui, fit Sermak, railleur, un diable à ressort qui sortira de sa boîte au bon moment pour effrayer le vieux Wienis. La Fondation ferait aussi bien de se faire sauter tout de suite : cela lui épargnerait une longue agonie, si c’est sur une arme secrète que nous devons compter.

— Alors, dit Orsy, s’empressant de changer de sujet, le problème se ramène à ceci : combien de temps nous reste-t-il ? Hein, Bort, que vous en semble ?

— D’accord, c’est à cela que se ramène le problème. Mais ne me regardez pas comme ça : je n’en sais rien. La presse anacréonienne ne contient jamais aucune allusion à la Fondation. Il n’est question pour le moment que des fêtes qui approchent. Vous savez que Lepold atteint sa majorité la semaine prochaine.

— Nous avons des mois devant nous, alors, dit Walto, souriant pour la première fois de la soirée. Cela devrait être suffisant pour…

— Pensez-vous ! fit Bort. Le roi est un dieu, je vous le répète. Vous vous imaginez peut-être qu’il aurait besoin de mener toute une campagne de propagande pour préparer son peuple à se battre ? Vous croyez qu’il sera forcé de nous accuser d’agression et de recourir à tous les vieux trucs de la diplomatie ? Quand le moment de frapper sera venu, Lepold n’aura qu’à donner un ordre et ses sujets se battront. Tout simplement. C’est ce qu’il y a de terrible avec leur système. On ne met pas en doute les ordres d’un dieu. L’envie peut aussi bien le prendre de commencer demain, comment voulez-vous le prévoir ? »

Tout le monde prit la parole à la fois, et Sermak frappait sur la table pour réclamer le silence, quand la porte de la rue s’ouvrit, livrant passage à Levi Norast. Celui-ci monta les marches quatre à quatre, sans même ôter son manteau couvert de neige.

« Regardez-moi ça ! cria-t-il en lançant sur la table un journal tout mouillé. Et les visiophones annoncent la nouvelle.

— Par l’Espace, murmura Sermak, il va sur Anacréon ! Il va sur Anacréon !

— Cette fois, c’est la trahison, cria Tarki. Walto a raison. Il nous a vendus et maintenant il va toucher le prix de sa trahison. »

Sermak s’était levé. « Nous n’avons plus le choix. Je vais demander demain au Conseil de mettre Hardin en accusation. Et si cela ne marche pas… »

V

La neige ne tombait plus, mais elle couvrait le sol d’une épaisse couche blanche et la voiture peinait dans les rues désertes. La lumière pâle de l’aube jetait sur le décor une lueur sinistre, et personne, qu’il fût actionniste ou pro-Hardin, n’était encore assez courageux pour circuler dans la ville.

Yohan Lee n’avait pas l’air content et il ne tarda pas à exprimer sa désapprobation. « Ça va faire mauvais effet, Hardin. On va dire que vous avez pris la fuite.

— Qu’ils disent ce qu’ils veulent. Il faut que j’aille sur Anacréon, et je veux pouvoir le faire tranquillement. »

Hardin se renversa sur la banquette en frissonnant. Il ne faisait pourtant pas froid dans la voiture chauffée, mais même à travers la vitre, ce paysage neigeux vous glaçait le cœur.

« Un de ces jours, il faudra climatiser Terminus, dit-il d’un ton songeur. C’est faisable.

— Il y a d’autres choses faisables, riposta Lee, que j’aimerais voir accomplies d’abord. La climatisation de Sermak, par exemple. Une jolie petite cellule bien sèche, où il fait vingt-cinq degrés tout au long de l’année, voilà ce qu’il lui faudrait.

— Et puis, continua Hardin, il me faudrait une armée de gardes du corps, et pas seulement ces deux-là. » Du geste il désigna les deux hommes assis devant, auprès du chauffeur, les yeux braqués sur la chaussée déserte, leurs projecteurs atomiques sur les genoux. « On dirait que vous tenez vraiment à faire éclater la guerre civile.

— Moi ? Pas besoin de moi, pour cela, je vous assure. Il y a d’abord Sermak : il fallait l’entendre hier pendant la séance du Conseil demander votre mise en accusation pour haute trahison.

— C’était son droit, répondit Hardin, sans se démonter. D’ailleurs, sa proposition a été repoussée par 206 voix contre 184.

— Oui, une majorité de vingt-deux voix, alors que nous avions compté sur un minimum de soixante. Ne dites pas le contraire.

— C’était juste, en effet, répondit Hardin.

— Bon. Secundo : après le vote, les cinquante-neuf membres du parti actionniste se sont levés et sont sortis de la salle des séances en claquant la porte. »

Hardin garda le silence et Lee poursuivit : « Tertio : avant de partir, Sermak a crié que vous étiez un traître, que vous alliez sur Anacréon chercher vos trente deniers, que la majorité du Conseil, en refusant de voter la mise en accusation, s’était rendue coupable de complicité de trahison et que leur parti ne s’appelait pas pour rien le Parti de l’Action. Que pensez-vous de tout cela ?

— Que ça va mal.

— Et voilà maintenant que vous partez à l’aube, comme un criminel. Vous devriez faire face, Hardin, et au besoin proclamer la loi martiale, par l’Espace !

— La violence est le dernier refuge…

— … de l’incompétence. Je sais !

— Parfait. Nous verrons. Maintenant, Lee, écoutez-moi bien. Il y a trente ans, pour le cinquantième anniversaire de la Fondation, le caveau a été ouvert et nous avons entendu un enregistrement de Hari Seldon qui nous a quelque peu éclairci les idées.

— Je me souviens, dit Lee en souriant, c’est le jour où nous avons pris le pouvoir.

— Parfaitement. C’était notre première crise. Voici que se présente la seconde… et dans trois semaines, nous allons célébrer le quatre-vingtième anniversaire de la Fondation. Cette coïncidence ne vous semble-t-elle pas frappante ?

— Vous voulez dire que Seldon va revenir ?

— Attendez. Seldon n’a jamais parlé de revenir, bien entendu, mais cela ne devrait pas nous étonner. Il a toujours fait de son mieux pour que nous ne sachions rien. Nous ne pouvons pas savoir si l’horloge à radium va déclencher une seconde ouverture du caveau. A chaque anniversaire de la Fondation, j’y suis allé, à tout hasard, mais Seldon n’a jamais fait de nouvelle apparition ; seulement, cette fois, nous traversons encore une crise, alors que nous n’en avions pas eu entre-temps.

— Alors, il va parler ?

— Peut-être. Je ne sais pas. Quoi qu’il en soit, voici ce que vous allez faire. Cet après-midi, à la séance du Conseil, quand vous aurez dévoilé mon départ pour Anacréon, vous annoncerez en outre officiellement que, le 14 mars prochain, nous entendrons un nouvel enregistrement laissé par Hari Seldon et contenant un message de la plus haute importance, se rapportant à la crise qui aura été victorieusement résolue. Et prenez garde, Lee, de rien ajouter, quelles que soient les questions dont on vous assaille. »

Lee le considérait avec des yeux ronds. « Vont-ils y croire ?

— Peu importe. Cela les embarrassera, et je n’en demande pas davantage. Ils se demanderont si c’est vrai ou, dans le cas contraire, quel était mon propos en lançant cette nouvelle : et ils décideront de ne rien faire avant le 14 mars. Je serai de retour bien avant cette date. »

Lee n’avait pas l’air convaincu. « Mais dire que la crise sera ’’victorieusement résolue’’. C’est du bluff !

— Oui, mais un bluff qui les démontera complètement. Ah ! nous voici arrivés ! »

On apercevait dans le petit jour la masse sombre de l’astronef. Hardin s’avança jusqu’à l’appareil et, sur le seuil de la porte étanche, se retourna. « Au revoir, Lee. Je suis navré de vous laisser dans le pétrin, mais vous êtes le seul à qui je puisse me fier. Soyez prudent.

— Ne vous inquiétez pas. Je me débrouillerai. Je suivrai vos instructions. » Il s’écarta, et la porte étanche se referma.

VI

Salvor Hardin ne se rendit pas directement sur Anacréon. Il n’y arriva que la veille du couronnement, après quelques visites éclair dans huit des principaux systèmes stellaires du royaume, où il ne s’arrêta que le temps de conférer brièvement avec les représentants de la Fondation.

Au terme du voyage, il demeurait écrasé par l’immensité du royaume. Ce n’était qu’un grain de poussière auprès de l’Empire Galactique dont il avait fait partie ; mais pour quelqu’un qui pensait habituellement à l’échelle d’une planète, et d’une planète faiblement peuplée, Anacréon surprenait par son étendue et sa population.

Recouvrant à peu près l’ancienne préfecture d’Anacréon, le royaume comprenait vingt-cinq systèmes stellaires, dont six comportant plus d’un monde habitable. Avec dix-neuf milliards d’habitants, la population était très inférieure à ce qu’elle avait été à l’apogée de l’Empire, mais elle croissait rapidement grâce au développement scientifique patronné par la Fondation.

Hardin prit conscience de la tâche qui restait à accomplir. Au bout de trente ans, seule la planète capitale bénéficiait de l’énergie atomique. Il y avait, dans les provinces lointaines, de vastes secteurs où l’on n’employait pas encore le nucléaire. Et les progrès réalisés n’avaient été possibles que parce que demeuraient en place les ruines de l’Empire décadent.

Quand Hardin arriva sur Anacréon, ce fut pour y trouver la vie normale totalement arrêtée. Il avait été témoin de quelques festivités dans les provinces ; mais, ici, tous les habitants sans distinction prenaient une part active au foisonnement de cérémonies religieuses préludant à la majorité du roi-dieu, Lepold.

C’est à peine si Hardin avait pu avoir avec Verisof un entretien d’une demi-heure, avant que son ambassadeur, épuisé, ne fût appelé d’urgence pour présider une nouvelle cérémonie. Cette demi-heure ne fut toutefois pas perdue, et Hardin s’en alla, fort satisfait, se préparer pour les fêtes nocturnes.

Il se contentait du rôle d’observateur, car il ne se sentait pas le courage d’affronter les obligations religieuses qui ne manqueraient pas de déferler sur lui si l’on découvrait son identité. Aussi, quand la salle de bal du palais se trouva envahie par la foule des hauts dignitaires, demeura-t-il dans l’embrasure d’une fenêtre, où l’on ne remarquait guère sa présence.

Il avait été présenté à Lepold, au milieu d’une longue file de courtisans et à bonne distance, car le roi était entouré par un halo radioactif. Dans moins d’une heure, ce même roi allait prendre place sur son trône de rhodium massif enchâssé de joyaux ; celui-ci s’élèverait majestueusement avec son auguste charge et glisserait jusqu’au balcon, au pied duquel la foule massée acclamerait son souverain jusqu’à l’apoplexie. Un moteur atomique encastré dans la masse expliquait les dimensions inusitées du trône.

Il était onze heures passées. Hardin se dressa sur la pointe des pieds pour mieux voir. Il réprima son envie de monter sur une chaise. Puis il aperçut Wienis qui se dirigeait vers lui et il se calma.

Wienis progressait lentement parmi la cohue. A chaque pas, il lui fallait dispenser quelque mot aimable à un noble seigneur dont le vénérable grand-père avait aidé le grand-père de Lepold à s’emparer du royaume.

S’étant débarrassé du dernier pair, il parvint auprès de Hardin. Son sourire se fît plus narquois et une lueur de satisfaction brilla soudain au fond de ses yeux sombres.

« Mon cher Hardin, dit-il à voix basse, vous devez bien vous ennuyer, à vouloir garder ainsi votre incognito.

— Je ne m’ennuie pas, Votre Altesse. Tout ce spectacle est extrêmement intéressant. Nous ne voyons jamais rien de comparable sur Terminus.

— Je n’en doute pas. Mais ne voulez-vous pas que nous passions dans mes appartements où nous serons plus à l’aise pour bavarder ?

— Bien volontiers. »

Bras dessus bras dessous, les deux hommes grimpèrent l’escalier, et plus d’une duchesse brandit son face-à-main d’un air surpris, se demandant qui pouvait être cet étranger à l’air insignifiant et au costume neutre que le prince régent honorait d’une pareille marque d’estime.

Dans le cabinet de Wienis, Hardin s’installa confortablement et accepta le verre de liqueur que lui offrait son hôte.

« Du Locris, Hardin, dit-il, des caves royales. Un grand cru : il a deux cents ans. Il a été mis en bouteille dix ans avant la révolte de Zéon.

— Un vrai breuvage de roi, fit Hardin poliment. A Lepold Ier, roi d’Anacréon. »

Ils trinquèrent, et Wienis ajouta négligemment : « Et bientôt empereur de la Périphérie. Et peut-être – qui sait – la Galaxie se trouvera-t-elle un jour de nouveau unie sous un seul sceptre ?

— Je n’en doute pas. Le sceptre d’Anacréon ?

— Pourquoi pas ? Avec l’aide de la Fondation, notre supériorité scientifique sur le reste de la Périphérie serait indiscutable. »

Hardin reposa son verre et dit : « Certes, à cela près que la Fondation se doit d’assister toute nation qui a besoin d’une aide scientifique. Etant donné le haut idéalisme qui anime notre gouvernement et le noble but que nous a fixé notre maître, Hari Seldon, nous ne pouvons favoriser personne aux dépens des autres. C’est impossible, Votre Altesse. »

Le sourire de Wienis s’élargit. « Si je puis reprendre un dicton populaire, dit-il, aide-toi, l’Esprit Galactique t’aidera. Je comprends parfaitement que, de son propre chef, la Fondation n’accepterait jamais pareille coopération.

— Je ne suis pas de votre avis. Nous avons remis en état pour vous le croiseur impérial, alors que mon Conseil de la Navigation désirait le garder à des fins de recherche scientifique.

— De recherche scientifique ! répéta le régent, ironique. Mais comment donc ! Et pourtant, vous ne l’auriez pas réparé, si je ne vous avais menacé d’une guerre.

— Je ne sais pas, fit Hardin.

— Moi, je sais. Et cette menace est toujours là.

— Vous voulez dire : encore aujourd’hui ?

— En fait, il est un peu tard pour continuer à parler de menace », dit Wienis après avoir jeté un rapide coup d’œil à la pendule posée sur le bureau. « Voyons, Hardin, vous êtes déjà venu une fois sur Anacréon. Vous étiez jeune en ce temps-là ; moi aussi. Mais déjà nous avions des opinions radicalement différentes sur tout. Vous êtes ce qu’on appelle un pacifiste, n’est-ce pas ?

— Je crois que oui. Je considère en tout cas la violence comme un moyen peu économique de parvenir à ses fins. Il y a toujours de meilleures méthodes, encore qu’elles soient parfois moins directes.

— Oui, je connais votre fameuse maxime : «La violence est le dernier refuge de l’incompétence. » Et pourtant, reprit le régent en se grattant négligemment l’oreille, je ne me crois pas particulièrement incompétent. »

Hardin acquiesça poliment sans rien dire.

« Et malgré cela, poursuivit Wienis, j’ai toujours été partisan l’action directe. J’ai toujours pensé qu’il valait mieux se tailler un chemin jusqu’à l’objectif à atteindre et n’en pas démordre. Je suis parvenu par cette méthode à de grands résultats et je compte en obtenir de plus grands encore.

— Je sais, interrompit Hardin. Je crois que vous vous taillez en effet un chemin vers le trône pour vous et vos enfants, étant donné le regrettable décès de votre frère aîné et la santé précaire du roi. Car il a une santé assez précaire, n’est-ce pas ? »

Wienis fronça les sourcils en recevant cette flèche, et sa voix se fit plus cinglante. « Vous auriez intérêt, Hardin, à éviter certains sujets. Vous pouvez, en tant que Maire de Terminus, vous croire en droit de vous livrer à des remarques peu judicieuses, mais je vous prierai de ne pas abuser de ce privilège. Je ne suis pas homme à me laisser effrayer par des mots. J’ai toujours professé que les difficultés s’évanouissent quand on les affronte bravement, et je n’ai jamais encore tourné le dos.

— Vous ne me surprenez pas. Quelle difficulté vous proposez-vous d’affronter maintenant ?

— Je me propose de persuader la Fondation de coopérer avec nous. Votre politique pacifiste vous a amené à commettre un certain nombre d’erreurs graves, simplement parce que vous avez sous-estime l’audace de votre adversaire. Tout le monde n’a pas aussi peur que vous de l’action directe.

— Et quelles ont été ces graves erreurs que j’ai commises ? demanda Hardin.

— Entre autres, vous êtes venu sur Anacréon sans escorte et vous m’avez accompagné dans mon appartement sans escorte.

— Et quel mal y a-t-il à cela ? » Hardin jeta autour de lui un regard curieux.

« Aucun, dit le régent, sinon que derrière cette porte sont postés cinq gardes armés et prêts à tirer. Je ne crois pas que vous puissiez partir, Hardin. »

Le Maire haussa les sourcils. « Je n’en ai aucune envie pour l’instant. Vous me craignez donc tant ?

— Absolument pas. Mais cette mesure vous montrera que je suis fermement décidé. Appelons cela un signe, si vous voulez.

— Appelez cela comme bon vous semble, dit Hardin. Je n’entends pas me laisser impressionner par cet incident, quel que soit le nom que vous choisissez de lui donner.

— Je suis sûr que votre attitude va changer avec le temps. Mais vous avez fait une autre erreur, Hardin, et plus grave, celle-là. Votre planète Terminus est à peu près sans défense.

— Naturellement. Qu’avons-nous à craindre ? Nous ne menaçons personne et nous aidons chacun selon ses besoins.

— Et tout en restant désarmés, continua Wienis, vous avez eu la bonté de nous aider à constituer une flotte. Une flotte qui, depuis que vous nous avez fait don du croiseur impérial, est invincible.

— Votre Altesse, vous perdez votre temps, dit Hardin en faisant mine de se lever. Si vous avez l’intention de déclarer la guerre et que vous m’annoncez cette intention, veuillez m’autoriser à communiquer aussitôt avec mon gouvernement.

— Asseyez-vous, Hardin. Je ne déclare pas la guerre et vous n’allez pas communiquer avec votre gouvernement. Quand nous ouvrirons les hostilités – vous entendez, Hardin, je n’ai pas dit quand nous déclarerons la guerre –, la Fondation en sera informée par les projectiles atomiques que déverseront sur elle les unités de la flotte anacréonienne, sous le commandement de mon propre fils, à bord du vaisseau amiral Wienis, ancien croiseur de la flotte impériale. »

Hardin fronça les sourcils. « Et quand tout cela doit-il se passer ?

— Si cela vous intéresse, les unités de la flotte anacréonienne ont décollé il y a cinquante minutes exactement, à onze heures, et elles ouvriront le feu dès qu’elles seront en vue de Terminus, c’est-à-dire vers midi demain. Vous pouvez vous considérer comme prisonnier de guerre.

— C’est exactement ainsi que je me considère, Votre Altesse, dit Hardin. Mais vous me décevez. »

Wienis ricana. « Vraiment ?

— Oui. J’avais pensé que l’heure du couronnement, minuit, serait le moment rêvé pour donner le départ à la flotte. Mais vous vouliez déclencher la guerre quand vous étiez encore régent. C’aurait pourtant été plus spectaculaire autrement. »

Le régent le fixa d’un air stupéfait. « Par l’Espace, de quoi voulez-vous parler ?

— Vous ne comprenez donc pas ? dit Hardin, d’un ton suave. J’avais préparé ma parade pour minuit. »

Wienis se leva d’un bond. « Ce n’est pas moi que vous allez bluffer. Il n’y a pas de parade. Si vous comptez sur le soutien des autres royaumes, c’est inutile. Toutes leurs flottes réunies ne sont pas de taille à lutter avec la nôtre.

— Je le sais. Je n’ai pas l’intention de tirer un seul coup de feu. Il se trouve simplement que l’ordre a été lancé la semaine dernière de frapper d’interdit la planète Anacréon à dater d’aujourd’hui minuit.

— D’interdit ?

— Oui. Si vous ne comprenez pas ce que cela signifie, sachez que tous les prêtres d’Anacréon vont se mettre en grève, à moins que je n’annule mon ordre. Mais je ne le puis pas puisque je suis détenu au secret ; et je n’en aurais d’ailleurs pas le désir si j’en avais la possibilité. » Il se pencha en avant et ajouta : « Vous rendez-vous compte, Votre Altesse, qu’attaquer la Fondation, c’est tout simplement commettre le plus terrible sacrilège ? »

Wienis faisait visiblement effort pour se dominer. « Ça ne prend pas avec moi, Hardin. Gardez ça pour la populace.

— Mon cher Wienis, pour qui croyez-vous que je le garde ? Je suppose que, depuis une demi-heure, chacun des temples d’Anacréon est envahi par une foule qui écoute le prêtre traiter précisément ce sujet. Il n’est pas un homme ni une femme sur Anacréon qui ignore maintenant que leur gouvernement vient de lancer une attaque déloyale et non motivée contre le centre même de leur religion. Mais il est minuit moins quatre. Vous feriez mieux de regagner la salle de bal pour suivre les événements. Je ne risque rien avec cinq gardes en armes derrière cette porte. » Il se carra dans son fauteuil, se versa un nouveau verre de Locris et contempla le plafond avec une parfaite indifférence.

Wienis poussa un juron étouffé et sortit en courant.

Le silence se faisait peu à peu parmi les nobles invités, tandis qu’on s’écartait pour laisser passer le trône. Lepold y avait pris place, les mains solidement appuyées sur les bras du siège, la tête droite, le visage impassible. Les lustres étaient éteints, seule la clarté diffuse des petites ampoules Atomo baignait la vaste salle, et le halo royal brillait de tous ses feux, dessinant une couronne au-dessus de la tête du souverain.

Wienis s’arrêta sur le seuil. Personne ne le vit. Tous les regards étaient fixés sur le trône. Il serra les poings et ne bougea pas : Hardin n’allait pas, par son bluff, lui faire commettre un geste ridicule.

Soudain, le trône s’ébranla. Sans bruit, il se souleva et commença à se déplacer parallèlement au sol, à quinze centimètres de hauteur, en direction de la grande fenêtre ouverte.

Au moment où la voix grave de l’horloge commençait à sonner minuit, le trône s’arrêta devant la fenêtre… et le halo royal s’éteignit.

Pendant une fraction de seconde, le roi ne broncha pas : privé de son halo, son visage, crispé par la surprise, parut presque humain. Puis le trône tangua un peu et tomba sur le plancher avec un bruit sourd, en même temps que toutes les lumières du palais s’éteignaient.

Dans la confusion qui suivit, on entendit la voix de Wienis qui criait : « Les torches ! Apportez les torches ! »

Se frayant un chemin à travers la foule, il s’approcha de la porte. Des gardes du palais couraient en tous sens.

On finit par apporter les torches qu’on devait utiliser pour la gigantesque retraite aux flambeaux qui devait suivre le couronnement.

Les gardes sillonnaient la salle, portant des torchères aux flammes bleues, rouges et vertes, dont la lumière révélait des visages affolés.

« Ne vous inquiétez pas, cria Wienis. Gardez vos places. Le courant va revenir. »

Il se tourna vers le capitaine des gardes figé au garde-à-vous. « Qu’y a-t-il, capitaine ?

— Votre Altesse, répondit l’officier, le palais est cerné par le peuple.

— Que veulent ces gens ? gronda Wienis.

— Un prêtre est à leur tête ; le grand prêtre Poly Verisof. Il exige la libération immédiate du Maître Salvor Hardin et l’arrêt des hostilités engagées contre la Fondation. » Bien que son ton demeurât impassible, l’homme promenait autour de lui un regard inquiet.

« Si l’une de ces canailles tente de franchir les grilles du palais, tirez. Ne faites rien d’autre pour le moment. Laissez-les hurler. »

On avait achevé de distribuer les torches et l’on recommençait à voir clair dans la salle de bal. Wienis se précipita vers le trône toujours planté devant la fenêtre et prit par le bras Lepold, paralysé de frayeur.

« Viens avec moi. » Il jeta un coup d’œil par la fenêtre. La ville était plongée dans les ténèbres. De la place montaient les clameurs de la foule. Il n’y avait d’éclairé que le Temple d’Argolide, vers la droite. Poussant un juron, Wienis entraîna le roi.

Ils firent irruption dans le cabinet de travail, suivis des cinq gardes. Lepold marchait comme en transe, incapable d’articuler un mot.

« Hardin, fit Wienis d’une voix rauque, vous jouez avec des forces qui vous dépassent. »

Le Maire ne répondit même pas. Il resta assis, un sourire ironique se jouant sur son visage : il avait allumé sa lampe Atomo de poche.

« Que Votre Majesté veuille bien accepter mes félicitations à l’occasion de son couronnement.

— Hardin, cria Wienis, ordonnez à vos prêtres de reprendre le travail. »

Hardin le toisa calmement. « Ordonnez-le-leur vous-même, Wienis, et voyons un peu qui joue avec des forces qui le dépassent. A l’heure actuelle, pas un engrenage ne tourne dans Anacréon. Pas une lampe ne fonctionne ailleurs que dans les temples. Sur la face de la planète où c’est l’hiver, il n’y a pas une calorie en dehors des temples. Les hôpitaux n’acceptent plus de malades. Les centrales atomiques sont fermées. Tous les astronefs sont cloués au sol. Si cela ne vous plaît pas, Wienis, donnez l’ordre aux prêtres de reprendre leur travail. Pour ma part, je n’en ai aucune envie.

— Par l’Espace ! Hardin, c’est ce que je vais faire. Si vous voulez la guerre, vous l’aurez. Nous allons voir si vos prêtres peuvent tenir tête à l’armée. Ce soir, tous les temples de la planète vont être placés sous surveillance militaire.

— Parfait, mais comment allez-vous lancer votre ordre ? Toutes les lignes de communication de la planète sont interrompues. Vous pourrez constater que la radio ne fonctionne pas plus que la télévision ni que le système à ondes ultra-courtes. Le seul appareil encore en état de marche sur toute la planète est ce téléviseur que vous voyez ici, et je l’ai fait arranger de façon qu’il ne puisse que faire office de récepteur. »

Wienis ouvrit la bouche, mais aucun son n’en sortit. Hardin cependant poursuivait : « Si vous le désirez, vous pouvez envoyer vos troupes à l’assaut du Temple d’Argolide, qui n’est pas loin, et utiliser les installations à ondes ultra-courtes qui s’y trouvent pour communiquer avec le reste de la planète. Mais si vous faites cela, je crains fort que vos hommes ne soient écharpés par la foule, et alors qui protégera votre palais, Wienis ? Et vos existences, Wienis ?

— Nous pouvons tenir, fit Wienis. Nous tiendrons. La populace peut toujours hurler et le courant être coupé, nous tiendrons. Et quand la nouvelle arrivera jusqu’ici que la Fondation a été vaincue, votre précieuse populace découvrira que sa religion a été édifiée sur le vide ; elle abandonnera vos prêtres et elle se tournera même contre eux. Je vous donne jusqu’à demain midi, Hardin ; vous pouvez peut-être arrêter la production d’énergie sur Anacréon, mais vous ne pouvez pas arrêter ma flotte. » Il exultait. « Ils sont en route, Hardin, avec votre grand croiseur que vous avez fait réparer pour nous à leur tête.

— Le croiseur que j’ai fait réparer, en effet, dit Hardin d’un ton désinvolte, mais suivant mes instructions. Dites-moi, Wienis, avez-vous jamais entendu parler d’un relais à hyperondes ? Non, je vois que non. Eh bien, d’ici deux minutes, vous allez voir ce qu’on peut faire avec ce dispositif. »

Il n’avait pas fini sa phrase que l’écran du téléviseur s’allumait. Hardin reprit : « Non, d’ici deux secondes. Asseyez-vous, Wienis, et écoutez bien. »

VII

Théo Aporat était un des plus hauts dignitaires ecclésiastiques d’Anacréon. Du seul point de vue hiérarchique, il méritait sa nomination au poste de grand aumônier à bord du vaisseau amiral Wienis.

Mais ce n’était pas seulement une question de préséance. Il connaissait l’appareil. Il avait travaillé sous le contrôle des saints hommes de la Fondation à sa remise en état. Guidé par leurs conseils, il avait révisé les moteurs. Il avait refait l’installation électronique des téléviseurs, rétabli le système d’intercommunication, remplacé le blindage de la coque. Il avait même été autorisé à aider les hommes de la Fondation à installer un dispositif si sacré qu’aucun astronef n’en avait encore possédé ; on en avait réservé la primeur à cet appareil géant, et c’était le relais à hyperondes.

Aussi avait-il été atterré d’apprendre à quelles tristes fins l’on destinait ce magnifique engin. Il n’avait pas voulu croire ce que lui avait dit Verisof : que l’astronef allait être utilisé pour la réalisation d’un projet abominable ; que ses canons allaient être braqués sur la grande Fondation. Sur cette Fondation où lui-même avait été formé et qui demeurait la source de tout bienfait.

Et pourtant, après ce que l’amiral lui avait dit, le doute n’était pas permis.

Comment le roi pouvait-il tolérer un aussi horrible forfait ? Mais le roi était-il bien le coupable ? La faute n’en incombait-elle pas à ce maudit Wienis, agissant à l’insu du souverain ? Et n’était-ce pas d’ailleurs le fils de ce même Wienis qui venait de lui dire, cinq minutes plus tôt :

« Occupez-vous des âmes et des prières, mon père. Moi, je m’occupe de mon astronef ! »

Aporat eut un sourire narquois. Bien, il s’occuperait des âmes et des prières… et aussi des malédictions ; et le prince Lefkin ne tarderait pas à regretter son attitude.

Il venait de pénétrer dans la salle des communications. Son acolyte le précédait, et les deux officiers de quart les laissèrent entrer. Le grand aumônier avait accès à toutes les parties de l’astronef.

« Fermez la porte », ordonna Aporat. Il regarda le chronomètre. Minuit moins cinq. Il avait bien calculé.

En quelques gestes rapides, il manipula les petits leviers qui branchaient sur la salle tous les appareils d’intercommunication du bord : d’un bout à l’autre des quelque trois kilomètres de la coque, tous les téléviseurs transmirent sa voix et son image.

« Soldats du vaisseau-amiral Wienis, écoutez ! C’est votre aumônier qui vous parle ! Votre navire est lancé dans une entreprise sacrilège. A votre insu, vous allez commettre un acte qui va condamner l’âme de chacun de vous à errer pour l’éternité dans le vide glacé de l’Espace. Ecoutez ! Il est dans les intentions de votre commandant d’amener le Wienis aux abords de la Fondation et de bombarder cette source de toute bénédiction pour la contraindre à se plier à ses exigences. Dans ces conditions, et au nom de l’Esprit Galactique, je le relève de son commandement car est indigne de commander celui qui pèche contre l’Esprit Galactique. Le divin roi lui-même ne peut se maintenir sur le trône sans l’accord de l’Esprit. »

Il reprit, tandis que son acolyte l’écoutait avec vénération, et les deux officiers avec une appréhension croissante : « Et comme cet astronef entreprend une croisière impie, que la bénédiction de l’Esprit lui soit aussi enlevée. »

Il leva les bras en un geste solennel et, devant tous les écrans de télévision du bord, les soldats affolés virent l’expression menaçante de leur aumônier ; celui-ci poursuivait :

« Au nom de l’Esprit Galactique de son prophète, Hari Seldon, et de ses interprètes, les saints hommes de la Fondation, je maudis cet astronef. Que les téléviseurs de cet appareil qui sont ses yeux deviennent aveugles. Que ses grappins qui sont ses bras soient paralysés. Que ses canons atomiques qui sont ses poings perdent toute vigueur. Que ses moteurs qui sont son cœur cessent de battre. Que son système de communication qui est sa voix devienne muet. Que ses ventilateurs qui sont son souffle s’immobilisent. Que ses lumières qui sont son âme s’éteignent. Au nom de l’Esprit Galactique, je maudis cet astronef. »

Et comme il prononçait ces derniers mots, minuit sonna et, à des années-lumière de là, dans le Temple d’Argolide, une main ouvrit un relais à hyperondes qui déclencha aussitôt l’ouverture d’un relais correspondant à bord du Wienis.

Et le courant fut coupé à bord !

Car les religions scientifiques ont le précieux avantage de toujours réussir leurs miracles et d’exaucer, à la demande, des malédictions telles que celles d’Aporat.

L’aumônier vit les ténèbres gagner tout l’astronef en même temps que s’arrêtait le ronronnement régulier des moteurs hyperatomiques. Triomphant, il tira d’une poche de sa robe une lampe Atomo qui baigna la salle d’une lumière nacrée.

Il regarda les deux officiers, des hommes courageux sans doute, mais qui se traînaient à genoux, en proie à la plus profonde terreur. « Sauvez nos âmes, révérend. Nous sommes de pauvres soldats qui ne connaissons pas les crimes de nos chefs, gémissaient-ils.

— Suivez-moi, dit Aporat. Votre âme n’est pas encore perdue. »

Dans la nuit où était plongé le Wienis, la peur rôdait, comme un brouillard presque palpable. Sur le passage d’Aporat, les hommes d’équipage se massaient, cherchant à toucher le bord de sa robe, implorant sa miséricorde.

Il leur faisait toujours la même réponse : « Suivez-moi ! »

Il trouva le prince Lefkin qui cherchait son chemin à tâtons dans le carré des officiers et réclamait à grands cris de la lumière. L’amiral fixa l’aumônier d’un regard lourd de haine.

« Ah ! vous voilà ! » Lefkin avait les yeux bleus de sa mère, mais à son léger strabisme et à son nez crochu, on reconnaissait bien le fils de Wienis. « Que signifie cette trahison ? Redonnez le courant. C’est moi qui commande ici.

— Plus maintenant ! » dit Aporat.

Lefkin cherchait ses hommes des yeux : « Arrêtez-le, fit-il. Arrêtez-le, ou, par l’Espace, je jette dans le vide tout homme qui se trouve à portée de ma main. » Il se tut et, comme personne ne bougeait, il reprit d’une voix grinçante : « C’est votre amiral qui vous l’ordonne. Arrêtez-le. »

La colère l’étouffait. « Est-ce que vous allez vous laisser berner par ce polichinelle ? Allez-vous trembler longtemps encore devant une religion de charlatans ? Cet homme est un imposteur, et l’Esprit Galactique dont il parle n’est qu’une invention…

— Saisissez-vous de ce blasphémateur, tonna Aporat. Vous mettez en danger le salut de votre âme en l’écoutant. »

Aussitôt le noble amiral fut empoigné par une dizaine de soldats.

« Emmenez-le avec vous et suivez-moi. »

Aporat tourna les talons et, à la tête des soldats qui traînaient Lefkin, il regagna la salle des communications. Là, il fit amener l’ancien commandant devant l’unique téléviseur encore en état de marche.

« Ordonnez au reste de la flotte de faire demi-tour et de remettre le cap sur Anacréon. »

Lefkin, son uniforme en lambeaux, le visage marqué de coups et les cheveux en désordre, dut obéir.

« Et maintenant, reprit Aporat, nous sommes en relations avec Anacréon par hyperondes. Répétez ce que je vais vous dire. »

Lefkin voulut protester, mais la foule qui emplissait la cabine et obscurcissait les couloirs se mit à gronder.

« Parlez ! dit Aporat. Commencez : la flotte anacréonienne… »

Lefkin commença.

VIII

Un silence absolu régnait dans le cabinet de Wienis quand l’image du prince Lefkin apparut sur l’écran du téléviseur. Le régent eut un bref sursaut en voyant le visage hagard de son fils, puis il retomba dans son fauteuil, atterré.

Hardin écoutait, tandis que le roi Lepold demeurait blotti dans un coin de la pièce, mordillant frénétiquement les dorures de sa manche. Même les gardes avaient perdu leur impassibilité et, le dos à la porte, leurs armes à la main, ils ne pouvaient s’empêcher de jeter des coups d’œil furtifs dans la direction du téléviseur.

Lefkin parlait d’une voix hachée :

« La flotte anacréonienne… ayant pris connaissance de la nature de la mission… et refusant de prêter son concours… à un abominable sacrilège… regagne Anacréon… et lance un ultimatum aux blasphémateurs… qui oseraient attaquer la Fondation… source de toute bénédiction… et l’Esprit Galactique… Cessez immédiatement toute opération… contre les détenteurs de la vraie foi… et donnez l’assurance à l’aumônier Aporat… représentant la flotte… que les hostilités ne reprendront jamais… et que… » A ce moment il y eut un long silence, puis le prince continua : «Et que l’ex-régent Wienis… sera emprisonné et cité devant un tribunal ecclésiastique… Pour répondre de ses crimes. Faute de quoi la flotte royale… lors de son retour sur Anacréon… rasera le palais… et prendra toute mesure utile… pour anéantir ce repaire de pécheurs… »

La voix se brisa dans un sanglot étouffé et l’écran redevint blanc.

Hardin pressa le bouton de sa lampe Atomo, tamisant assez la lumière pour que le régent, le roi et les gardes ne fussent plus que des silhouettes aux contours flous ; on put voir alors qu’un halo fluorescent entourait Hardin.

Ce n’était pas l’éclat éblouissant qui était la prérogative des rois, mais une lueur moins spectaculaire, moins impressionnante, et qui pourtant faisait plus d’effet.

Hardin s’adressa d’un ton doucement ironique à ce même Wienis qui, une heure plus tôt, le déclarait prisonnier de guerre et disait que Terminus courait à sa destruction, cet homme qui n’était plus qu’une ombre silencieuse et affalée sur elle-même.

« Je connais une vieille fable, dit-il, si vieille que les ouvrages les plus anciens qui la contiennent ne sont que des reproductions d’ouvrages plus anciens encore. Je crois qu’elle vous intéressera.

« Un cheval, qui avait pour ennemi un loup aussi puissant que dangereux, vivait dans une crainte constante… Poussé par le désespoir, l’idée lui vint de se chercher un allié suffisamment fort. Il alla donc trouver un homme et lui proposa de s’allier avec lui, arguant que le loup était aussi ennemi de l’homme. L’homme accepta aussitôt et proposa de tuer le loup sans tarder, à la condition que le cheval mît sa propre vitesse au service de son nouvel allié. Le cheval permit à l’homme de mettre une selle sur son dos. L’homme monta le cheval, retrouva le loup et le tua.

« Le cheval, tout content, remercia l’homme et dit : «Maintenant que notre ennemi est mort, libère-moi.»

« A quoi l’homme répondit en riant : «Je ne suis pas fou. Lève-toi et file, canasson ! » Et il lui piqua le flanc de ses éperons. »

L’ombre qu’était Wienis ne bougea pas.

Hardin poursuivit tranquillement : « Vous voyez l’analogie, j’espère. Dans leur désir de s’assurer à jamais la domination sur leurs peuples, les rois des Quatre Royaumes acceptèrent la religion de la science qui les rendait divins ; mais cette religion leur ôta la liberté car elle plaçait l’énergie atomique entre les mains du clergé, lequel, vous l’avez oublié, prenait ses ordres de nous, et non de vous. Vous avez tué le loup, mais vous n’avez pas pu vous débarrasser des prêtres… »

Wienis bondit sur ses pieds : « Je vous aurai quand même ! hurla-t-il. Vous ne vous échapperez pas. Vous pourrirez ici. Qu’ils nous fassent sauter. Qu’ils fassent tout sauter. Je vous aurai ! »

Puis se tournant vers ses gardes, il rugit : « Abattez-moi ce démon. Tuez-le ! Tuez-le ! »

Hardin fit face aux gardes et sourit. L’un d’eux braqua sur lui son fusil atomique, puis l’abaissa. Les autres ne bougèrent même pas. L’idée ne leur venait pas de se mesurer à Salvor Hardin, Maire de Terminus, l’homme qu’ils voyaient entouré d’un halo, souriant tranquillement, et devant qui la puissance d’Anacréon s’était effondrée.

Wienis poussa un juron et s’avança en titubant vers le garde le plus proche ; il arracha son arme à l’homme et la braqua sur Hardin, lequel ne fit pas un mouvement. Wienis tira.

Le rayon pâle et continu vint heurter le champ radioactif qui entourait le Maire de Terminus et fut aussitôt absorbé.

Le halo de Hardin devint légèrement plus brillant par le surplus d’énergie qu’il venait d’absorber. Dans son coin, Lepold se couvrit les yeux et gémit.

Avec un cri de désespoir, Wienis changea de cible et tira de nouveau. Il s’écroula sur le sol, le crâne pulvérisé.

Hardin eut un petit haut-le-corps et dit : « Il aura été ’’homme d’action’’ jusqu’au bout. Le dernier refuge ! »

IX

Le caveau était plein à craquer. Toutes les chaises étaient occupées et des gens étaient debout au fond de la salle, sur trois rangs.

Salvor compara cette foule avec les quelques hommes qui avaient assisté à la première apparition de Hari Seldon, trente ans plus tôt. Ils n’étaient que six alors ; les cinq Encyclopédistes – tous morts aujourd’hui – et lui-même, le jeune Maire. Un Maire dont le rôle devait dès le lendemain cesser d’être purement décoratif.

Aujourd’hui, la situation n’était plus du tout la même. Chacun des membres du Conseil attendait l’apparition de Seldon. Lui-même était toujours Maire, mais tout-puissant maintenant, et qui plus est extrêmement populaire depuis l’affaire d’Anacréon. Lorsqu’il était revenu sur Terminus avec la nouvelle de la mort de Wienis et un traité signé de la main tremblante de Lepold, on l’avait accueilli par un vote de confiance unanime. Puis d’autres traités vinrent s’y ajouter à un rythme rapide – conclus avec les autres royaumes, ils donnaient à la Fondation des pouvoirs empêchant toute agression de se reproduire – et c’avait été du délire ; les retraites aux flambeaux avaient envahi les rues. Le nom de Hari Seldon lui-même n’avait jamais été plus applaudi.

Hardin pinça les lèvres. Cette popularité, il en avait joué aussi après la première crise.

A l’autre bout de la pièce, Sef Sermak et Lewis Bort discutaient avec animation. Les récents événements ne semblaient nullement les avoir démontés. Comme les autres, ils avaient voté la confiance. Ils avaient prononcé des discours où ils admettaient publiquement qu’ils s’étaient trompés, ils s’étaient élégamment excusés de certaines expressions lancées dans les débats antérieurs, disant qu’ils n’avaient fait qu’obéir à ce que leur dictait leur conscience… sur quoi ils s’étaient empressés de lancer une nouvelle campagne actionniste.

Yohan Lee toucha Hardin de sa manche et lui désigna sa montre. Hardin leva les yeux. « Tiens, bonjour, Lee. Toujours fâché ? Qu’est-ce qu’il y a maintenant ?

— Il va arriver dans cinq minutes, non ?

— Je suppose. Il est apparu à midi l’autre fois.

— Et s’il reste où il est ?

— Est-ce que vous allez m’ennuyer toute la vie avec vos inquiétudes ? S’il n’apparaît pas, il n’apparaîtra pas, voilà tout. »

Lee hocha lentement la tête. « Si cela échoue, nous serons encore une fois dans le pétrin. Si nous n’avons pas l’approbation de Seldon pour ce que nous avons fait, Sermak repartira de plus belle. Il demande l’annexion immédiate des Quatre Royaumes, et l’agrandissement de la Fondation… par la force, si besoin est. Il a déjà commencé sa campagne.

— Je sais. Un mangeur de feu doit avaler des flammes, même s’il doit les faire jaillir de ses propres mains. Et vous, Lee, vous devez vous ronger, même si vous devez pour cela inventer des soucis. »

Lee était sur le point de répondre, mais il resta bouche bée… les lumières venaient de baisser.

Hardin lui-même tressaillit. Une silhouette venait d’apparaître dans la cage de verre… Un homme assis dans un fauteuil roulant ! Le Maire était le seul, parmi tous les assistants, à avoir déjà vu cet homme, trente ans plus tôt. Lui-même était jeune alors, et l’homme, âgé. Depuis, l’apparition n’avait pas vieilli d’un jour, tandis que lui-même était devenu un vieillard.

L’homme regardait droit devant lui ; il avait un livre sur les genoux.

Il dit, d’une voix chevrotante et voilée : « Je suis Hari Seldon ! »

Dans la pièce, tout le monde retenait sa respiration. Hari Seldon poursuivit d’un ton tranquille : « C’est la seconde fois que je viens ici. J’ignore, bien entendu, s’il y en a parmi vous qui étaient ici la première fois. Je n’ai même aucun moyen de me rendre compte si quelqu’un me voit aujourd’hui, mais cela n’a aucune importance. Si la seconde crise a été surmontée, vous êtes sûrement ici, vous n’avez pas d’autre solution. Si vous n’êtes pas ici, c’est que la seconde crise a été trop violente pour vous. »

Il sourit. « Mais j’en doute, car mes calculs montrent que la probabilité est de 98,4 pour cent pour qu’il n’y ait pas de déviation appréciable du Plan dans les quatre-vingts premières années.

« Vous devez donc maintenant dominer les royaumes barbares situés dans l’entourage immédiat de la Fondation. Tout comme, dans la première crise, vous les avez tenus à distance par l’équilibre des puissances, vous les avez vaincus, dans la seconde, par l’utilisation du pouvoir spirituel contre le temporel.

« Je vous conseille, toutefois, de ne pas avoir trop confiance en vous-mêmes. Il n’est pas dans mon propos de vous prédire ce qui va se produire, mais je crois devoir vous avertir que vous n’avez fait jusqu’à maintenant que rétablir un nouvel équilibre – votre position étant cependant, cette fois, bien meilleure. Le pouvoir spirituel, s’il suffit à éviter les attaques du temporel, ne suffit pas à attaquer à son tour. Le pouvoir spirituel ne peut continuer à dominer face à l’accroissement constant d’une force antagoniste connue sous le nom de régionalisme, ou nationalisme. Je crois ne rien vous apprendre là de nouveau.

« Pardonnez-moi de vous parler en termes si vagues. C’est le mieux que je puisse faire, puisqu’aucun d’entre vous n’est en mesure de comprendre la vraie symbolique de la psychohistoire.

« La Fondation n’est qu’à l’entrée de la voie qui mènera au nouvel Empire. Les royaumes voisins continuent à jouir d’une puissance en matériel humain et en ressources considérable comparée à la vôtre. Au-delà de leurs terres s’étend la vaste jungle barbare qui constitue tout le pourtour de la Galaxie. Mais, au centre, demeure ce qui reste de l’Empire Galactique et qui, bien qu’affaibli et décadent, est encore d’une puissance incomparable. »

Hari Seldon prit son livre entre les mains et l’ouvrit. Son visage était grave. « N’oubliez pas, non plus, qu’une autre Fondation a été instituée voilà quatre-vingts ans : la Fondation qui se trouve à l’autre bout de la Galaxie, à Star’s End. Il faudra toujours compter avec elle. Messieurs, vous avez encore neuf cent vingt années devant vous avant que le Plan soit réalisé. A vous de résoudre le problème. Accrochez-vous ! »

Il se replongea dans son livre et disparut tandis que les lumières reprenaient leur intensité normale. Dans le brouhaha qui s’ensuivit, Lee chuchota à l’oreille de Hardin : « Il n’a pas dit quand il reviendrait.

— Je sais, répliqua Hardin. Je sais… mais je serais surpris qu’il revienne avant que vous et moi ne dormions tranquillement du sommeil de l’éternité. »

Загрузка...