CINQUIÈME PARTIE LES PRINCES MARCHANDS

I

MARCHANDS : … Selon les lois inéluctables de la psychohistoire, le contrôle économique exercé par la Fondation ne fit que s’étendre, les Marchands s’enrichirent ; et avec la richesse vint la puissance.

On oublie parfois que Hober Mallow débuta dans la vie comme simple Marchand. Mais on se souvient qu’il devint finalement le premier des Princes Marchands…

ENCYCLOPEDIA GALACTICA


Jorane Sutt joignit les extrémités de ses doigts aux ongles parfaitement soignés et dit : « C’est assez déconcertant. En fait – je vous dis cela à titre strictement confidentiel –, il s’agit peut-être bien d’une autre des crises prévues par Hari Seldon. »

L’homme assis en face de lui chercha une cigarette dans la poche de son gilet smyrnien. « Allons, allons, Sutt. Chaque fois que s’ouvre la campagne électorale pour la mairie, les politiciens commencent à parler de crise Seldon. »

Sutt eut un pâle sourire. « Je ne cherche pas à faire campagne, Mallow. Nous nous trouvons en face d’armes atomiques, et nous ne savons pas quelle en est l’origine. »

Hober Mallow, Maître Marchand de Smyrno, tirait paisiblement sur sa cigarette. « Continuez. Si vous avez autre chose à dire, je vous écoute. » Mallow ne commettait jamais l’erreur de se montrer obséquieux envers un homme de la Fondation. Il était peut-être un provincial, mais cela ne l’empêchait pas d’être un homme.

Sutt désigna la carte du ciel en 3D étalée sur la table. Il manipula quelques boutons de contrôle, et une demi-douzaine de systèmes stellaires s’allumèrent en rouge.

« Voilà, dit-il, la République Korellienne. »

Le Marchand acquiesça. « Je connais. Sale bled ! Ils appellent ça une république, mais c’est toujours un membre de la famille des Argo qui est élu Commodore. Et ceux à qui ça ne plaît pas n’ont qu’à bien se tenir… Oui, répéta-t-il d’un air songeur, je connais.

— Mais vous en êtes revenu, et tout le monde ne peut pas en dire autant. Trois appareils marchands, qui bénéficiaient pourtant de l’immunité que leur assure la Convention, ont disparu dans le territoire de la République au cours de l’année dernière. Et ce, bien qu’ils fussent munis de l’arsenal classique d’armes nucléaires et de champs radioactifs de protection.

— Quels sont les derniers messages que vous ayez reçus de ces appareils ?

— Des rapports de route normaux. Rien d’autre.

— Qu’a dit Korell ?

— Nous ne lui avons rien demandé, fit Sutt avec un sourire amer. Le principal atout de la Fondation dans la Périphérie, c’est sa réputation de puissance. Croyez-vous que nous puissions nous permettre de geindre sur la perte de trois appareils ?

— Bon, alors si vous me disiez tout de suite ce que vous attendez de moi ? »

Jorane Sutt ne perdit pas de temps. En sa qualité de secrétaire du Maire, il avait eu l’occasion de recevoir et d’éconduire les conseillers de l’opposition, les quémandeurs, les réformateurs et autres illuminés qui prétendaient avoir refait tous les calculs de Hari Seldon et être capables de prédire le cours de l’histoire. Il n’était donc pas homme à se laisser facilement démonter.

« Un instant, dit-il posément. Trois appareils perdus la même année dans le même secteur… ce n’est sûrement pas une coïncidence. Or, on ne peut vaincre des armes atomiques qu’avec d’autres armes atomiques. La question qui se pose donc tout naturellement est la suivante : si Korell possède des armes atomiques, où se les procure-t-elle ?

— Vous avez une idée ?

— Il y a deux possibilités : ou bien les Korelliens les ont fabriquées eux-mêmes…

— Peu plausible !

— Très peu. Ou alors nous avons un traître parmi nous.

— Vous croyez ? fit Mallow d’un ton froid.

— C’est une hypothèse qui n’a rien d’invraisemblable, dit le secrétaire. Depuis que les Quatre Royaumes ont accepté la Convention de la Fondation, nous avons été obligés d’avoir affaire à d’importants groupes dissidents dans chaque nation. Chaque royaume à ses anciens prétendants et ses anciens nobles, qui ne portent évidemment pas la Fondation dans leur cœur. Peut-être certains de ceux-ci se sont-ils mis à manifester leur opposition de façon active. »

Le rouge montait lentement au visage de Mallow. « Je vois, je vois. Avez-vous autre chose à me dire ? Je suis un Smyrnien.

— Je sais. Vous êtes un Smyrnien, natif de Smyrno, un des anciens Quatre Royaumes. Vous n’êtes un homme de la Fondation que par éducation. Par naissance, vous êtes un provincial et un étranger. Sans doute votre grand-père était-il baron du temps des guerres d’Anacréon et de Loris, et vos terres ont-elles été saisies, quand Sef Sermak a procédé à la redistribution des domaines.

— Non, par le Noir Espace, non ! Mon grand-père était un pauvre diable de coureur d’espace qui mourut en trimbalant du charbon pour la Fondation à un salaire de misère. Je ne dois rien à l’ancien régime. Mais je suis né sur Smyrno et, par la Galaxie, je n’en ai pas honte. N’allez pas croire que vos sales petites insinuations vont m’amener à lécher les pieds des hommes de la Fondation. Et maintenant, donnez des ordres ou continuez d’accuser, peu m’importe !

— Mon cher Maître Marchand, peu me chaut que votre grand-père ait été roi de Smyrno ou le plus pauvre des clochards. Je n’ai fait cette allusion à vos ancêtres que pour bien vous montrer que la question ne m’intéressait pas. Vous semblez ne pas m’avoir compris. Revenons au fait. Vous êtes smyrnien. Vous connaissez les provinciaux. Vous êtes un Marchand, l’un des plus avisés. Vous êtes déjà allé sur Korell et vous connaissez les Korelliens. C’est pourquoi il faut que vous retourniez là-bas.

— Comme espion ? fit Mallow, stupéfait.

— Pas du tout. Comme Marchand… mais en ouvrant l’œil. Si vous pouvez découvrir d’où leur vient cette énergie atomique… Permettez-moi de vous rappeler en passant, puisque vous êtes smyrnien, que deux des appareils manquants avaient des équipages smyrniens.

— Quand dois-je partir ?

— Quand votre astronef sera-t-il prêt ?

— Dans six jours.

— Alors vous partirez à ce moment-là. On vous donnera tous les détails à l’Amirauté.

— Parfait ! » Le Marchand se leva, salua Sutt et sortit.

Sutt attendit un moment, se frottant les mains d’un air méditatif ; puis il haussa les épaules et pénétra dans le bureau du Maire.

Le Maire referma le judas qui s’ouvrait sur la pièce voisine et se renversa dans son fauteuil. « Qu’en pensez-vous, Sutt ?

— C’est peut-être un excellent comédien », dit Sutt.

II

Le même soir, dans le pied-à-terre de Jorane Sutt, au vingt et unième étage du Building Hardin, Publis Manlio buvait son vin à petites gorgées.

Cet homme au corps frêle et que les ans commençaient à fléchir cumulait deux postes clefs de la Fondation. Il était secrétaire aux Affaires Etrangères dans le cabinet du Maire et, pour tous les autres systèmes, à l’exception de la Fondation, il était en outre primat de l’Eglise, pourvoyeur du Pain sacré, Grand Maître des Temples et d’autres choses non moins impressionnantes.

« En tout cas, disait-il, il a accepté d’envoyer là-bas ce Marchand. C’est un point très important.

— Cela ne nous avance pas à grand-chose, dit Sutt. Toute cette manœuvre n’est qu’un stratagème extrêmement grossier, puisque nous marchons à l’aveuglette. Nous nous contentons de frapper dans le noir en espérant que nous finirons par heurter quelque chose.

— C’est exact. Et ce Mallow est un type très fort. Que va-t-il se passer s’il refuse de se laisser duper ?

— Il faut courir le risque. S’il y a trahison, ce sont précisément les gens très forts qui sont compromis. Sinon, nous avons besoin d’un homme fort pour déceler la vérité. De toute façon, Mallow sera surveillé… Votre verre est vide.

— Merci, je ne prends plus rien. »

Sutt emplit sa propre coupe et attendit patiemment que son hôte sortît de sa rêverie. Au bout d’un moment, le primat s’écria avec une surprenante brusquerie : « Dites-moi, Sutt, quelle est votre opinion là-dessus ?

— Je vais vous la dire, Manlio. Je crois que nous sommes en plein dans une crise Seldon.

— Comment pouvez-vous le savoir ? rétorqua Manlio. Est-ce que Seldon est apparu de nouveau dans le caveau ?

— Ce n’est pas nécessaire, mon ami. Voyons, raisonnons un peu. Depuis que l’Empire Galactique a abandonné la Périphérie et nous a laissé la bride sur le cou, nous n’avons jamais rencontré d’adversaires possédant l’énergie atomique. Voici que pour la première fois il s’en présente un. Cela me paraît assez significatif, même s’il n’y avait que cela. Mais ce n’est pas tout. Pour la première fois, en soixante-dix ans, nous nous trouvons devant une crise de politique intérieure. Il me semble que le synchronisme des deux crises, la crise intérieure et la crise extérieure, ne permet plus le moindre doute.

— Si ce sont là vos arguments, fit Manlio, ils ne me paraissent pas suffisants. Il y a déjà eu deux crises Seldon jusqu’à maintenant et, chaque fois, la Fondation s’est trouvée en danger de mort. On ne peut parler de troisième crise que si pareil danger se reproduit. »

Suit ne s’énervait jamais. « Ce danger approche. Le premier imbécile venu peut flairer une crise quand elle arrive. Le rôle du véritable homme d’Etat est de la déceler dans l’œuf. Voyons, Manlio, nous subissons une évolution historique calculée d’avance. Nous avons la certitude que Hari Seldon a déterminé les probabilités historiques de l’avenir. Nous savons qu’un jour nous devrons reconstituer l’Empire Galactique. Nous savons qu’il nous faudra attendre environ mille ans pour cela. Et nous savons qu’entre-temps nous traverserons un certain nombre de crises.

« La première de ces crises est survenue cinquante ans après l’établissement de la Fondation, et la seconde, trente ans plus tard. Près de soixante-quinze ans ont passé depuis lors. Le moment est venu, Manlio, le moment est venu. »

Manlio se frottait le nez d’un air perplexe. « Et vous avez pris vos dispositions pour faire face à la crise en question ? »

Sutt acquiesça.

« Et moi, reprit Manlio, j’ai un rôle à jouer ? »

Sutt fit de nouveau un signe de tête affirmatif. « Avant que nous puissions affronter la menace que constitue cette puissance atomique étrangère, nous devons mettre de l’ordre dans la maison. Ces Marchands…

— Ah ! fit le primat.

— Oui, les Marchands. Ils sont utiles, mais ils sont trop forts, et trop indisciplinés. Ce sont des provinciaux, élevés en dehors de la religion. D’une part, nous les initions, d’autre part, nous supprimons le seul contrôle valable que nous ayons sur eux.

— Et nous pouvons faire la preuve de leur trahison ?

— Si c’était possible, il serait très simple de prendre des mesures directes. Mais rien ne prouve qu’il y ait eu des fuites. Cependant, même s’ils n’ont pas trahi, ils représentent un élément instable dans notre société. Ils ne sont pas liés à nous par des questions de patriotisme, de consanguinité, ni même de communauté de croyance religieuse. Sous leur gouvernement laïque, les provinces extérieures, qui, depuis Hardin, nous considèrent comme la planète sacrée, risquent de faire sécession.

— Je vois bien tout cela, mais le remède…

— Le remède doit intervenir vite, avant que la crise Seldon n’atteigne sa phase aiguë. Si nous nous heurtons à des armes atomiques à l’extérieur et à la méfiance à l’intérieur, je nous joue perdants. » Sutt reposa la coupe qu’il faisait tourner entre ses doigts. « C’est de toute évidence une tâche qui vous incombe.

— A moi ?

— Bien sûr. Je ne peux rien faire. Je n’ai aucune autorité légale.

— Mais le Maire…

— Impossible. C’est une personnalité entièrement négative. Il ne déploie d’énergie que pour fuir ses responsabilités. Si un parti indépendant se formait pourtant, qui risque de compromettre sa réélection, peut-être se laisserait-il convaincre.

— Mais, Sutt, je ne suis pas un politicien.

— Ne vous inquiétez pas, Manlio. Qui sait ? Depuis Salvor Hardin, personne n’a jamais occupé à la fois les fonctions de Maire et de primat. Mais cela pourrait se faire… si vous réussissez. »

III

A l’autre bout de la ville, dans un cadre moins somptueux, Hober Mallow, lui aussi, avait un rendez-vous. Il venait d’écouter longuement son interlocuteur. Quand celui-ci eut terminé, il risqua : « Oui, je sais que depuis un certain temps déjà vous réclamez que les Marchands soient représentés au sein du Conseil. Mais pourquoi moi, Twer ? »

Jaim Twer, qui ne manquait jamais de rappeler à qui voulait l’entendre qu’il avait été parmi les premiers provinciaux à recevoir à la Fondation une éducation laïque, eut un large sourire.

« Je sais ce que je fais, dit-il. Souvenez-vous de notre première rencontre, l’an dernier.

— Au Congrès des Marchands.

— C’est cela. Vous présidiez. Vous avez rivé leur clou à tous ces lourdauds et vous les avez sans aucun mal mis dans votre poche. Vous êtes également bien vu des gens de la Fondation. Vous êtes une personnalité, ou du moins vous êtes connu, ce qui revient au même.

— Bon, fit Mallow sèchement. Mais pourquoi maintenant ?

— Parce que c’est maintenant qu’il faut saisir notre chance. Savez-vous que le secrétaire à l’Education a donné sa démission ? Ce n’est pas officiel, mais cela le sera bientôt.

— Comment le savez-vous, alors ?

— Peu importe, fit l’autre, avec un geste tranchant. C’est ainsi. Le parti actionniste est violemment divisé et nous pouvons lui donner le coup de grâce en posant carrément la question de l’égalité des droits des Marchands. »

Mallow s’étira dans son fauteuil en regardant le bout de ses doigts. « Hmm. Désolé, Twer. Je pars la semaine prochaine : voyage d’affaires.

— Voyage d’affaires ? fit Twer, surpris. Quelles affaires ?

— Ultra-secret. Priorité trois A. Enfin, le grand jeu. Je viens de voir le secrétaire du Maire.

— Cette canaille de Sutt ? s’exclama Jaim Twer. C’est une machination, un coup monté par cette vipère pour se débarrasser de vous. Mallow…

— Du calme, fit Mallow. Ne vous énervez pas comme ça. Si c’est un coup monté, je lui revaudrai ça un jour. Sinon, votre vipère de Sutt fait notre jeu. Ecoutez-moi bien : nous sommes à la veille d’une crise Seldon. »

Mallow attendit la réaction de Twer, mais celui-ci se contenta de répéter d’un air incrédule : « Qu’est-ce qu’une crise Seldon ?

— Galaxie ! tonna Mallow, furieux. Qu’est-ce que vous avez appris à l’école ? Comment pouvez-vous me poser une question pareille ? »

L’autre se rembrunit : « Si vous voulez bien m’expliquer… » Il y eut un très long silence, puis Mallow reprit d’un ton plus calme : « Très bien, je vais vous expliquer… Quand a commencé la décadence de l’Empire Galactique, et que les régions extérieures de la Galaxie ont sombré l’une après l’autre dans la barbarie, Hari Seldon et son équipe de psychologues ont installé une colonie, la Fondation, ici même, en pleine région menacée, de façon que nous puissions préserver l’art, la science et la technique de la civilisation mourante et former le noyau du second Empire.

— Ah ! oui, oui…

— Je n’ai pas fini, dit le Marchand très sec. L’avenir de la Fondation fut déterminé suivant les équations de la psychohistoire, et on créa les circonstances susceptibles de provoquer une série de crises qui nous pousseront plus vite sur la route du nouvel Empire. Chaque crise Seldon marque une époque de notre histoire. Nous sommes maintenant à la veille de la troisième.

— Bien sûr, dit Twer. J’aurais dû m’en souvenir. Mais il y a si longtemps que j’ai quitté le collège… bien plus longtemps que vous.

— Sans doute. Enfin, cela ne fait rien. Ce qui importe, c’est que l’on m’envoie en mission alors que la crise va atteindre son paroxysme. L’Espace sait avec quels renseignements je rentrerai, et tous les ans il y a des élections au Conseil. »

Twer leva les yeux. « Vous êtes sur une piste ?

— Non.

— Vous avez des plans ?

— Pas le moindre.

— Alors…

— Alors, rien. Hardin a dit un jour : ’’Pour réussir, il ne suffit pas de prévoir. Il faut aussi savoir improviser.’’ Eh bien, j’improviserai. »

Twer hocha la tête d’un air dubitatif.

« Tenez, dit soudain Mallow, voilà ce que je vous propose : venez avec moi. Ne me regardez pas avec ces yeux ronds. Vous avez été Marchand avant de décider que la politique était plus distrayante. On me l’a dit, du moins.

— Où allez-vous ?

— Du côté de l’Amas de Whassalie. Je ne peux pas vous donner plus de précisions avant que nous ayons pris l’espace. Alors, qu’en dites-vous ?

— Et si Sutt veut m’avoir à l’œil ici ?

— C’est peu probable. S’il tient à se débarrasser de moi, il sera trop heureux de vous voir vous éloigner aussi. Et d’ailleurs, un Marchand qui prend l’espace a le droit de choisir son équipage. J’emmène qui bon me semble. »

Une lueur étrange brilla dans les yeux du vieil homme.

« D’accord, je vous accompagne. » Il tendit la main à Mallow. « Mon premier voyage depuis trois ans. »

Mallow lui serra la main. « Bon ! Maintenant, il faut que je rassemble les autres. Vous savez où est garé le Far Star, n’est-ce pas ? Alors, à demain. Au revoir. »

IV

Korell constituait un de ces phénomènes fréquents en histoire : une république dont le chef a tous les attributs d’un monarque absolu sauf le nom. Elle vivait donc sous un régime despotique que ne parvenaient même pas à tempérer les deux influences généralement modératrices des monarchies légitimes : l’« honneur » royal et l’étiquette de la cour.

Du point de vue matériel, Korell n’était pas un Etat prospère. Le temps de l’Empire Galactique était révolu sans qu’il en restât autre chose que des monuments silencieux et des palais en ruine. Le temps de la Fondation n’était pas encore advenu : et le Commodore Asper Argo était bien résolu à empêcher sa venue en continuant de réglementer strictement les activités des Marchands et d’interdire aux missionnaires l’accès de son territoire.

L’astroport lui-même était délabré et décrépit et l’équipage du Far Star nota le fait sans plaisir. Jaim Twer, dans sa cabine, poursuivait mélancoliquement une réussite.

« Il y a de quoi travailler ici », fit Hober Mallow d’un air songeur, en regardant le paysage qu’on apercevait par le hublot. Jusqu’ici ils n’avaient pas grand-chose à dire de Korell. Le voyage s’était déroulé sans incident. L’escadrille d’appareils korelliens qui s’était portée au-devant du Far Star pour l’intercepter ne comprenait que des engins démodés, vestiges d’une grandeur passée. Ils avaient craintivement maintenu leurs distances et continuaient à observer une attitude de méfiance respectueuse ; cela faisait une semaine maintenant que les demandes d’audience de Mallow demeuraient sans réponse.

« Oui, il y aurait de quoi travailler, répéta Mallow. C’est ce qu’on appelle un secteur vierge. »

Jaim Twer leva les yeux et repoussa ses cartes d’un geste impatient. « Que comptez-vous faire, Mallow ? L’équipage gronde, les officiers sont inquiets et moi-même je commence à me demander…

— A vous demander quoi ?

— Ce qui va se passer. Quels sont vos projets ?

— Attendre. »

Le vieux Marchand ne put se contenir davantage. « Vous êtes aveugle, Mallow. Le terrain est gardé et des appareils patrouillent sans cesse au-dessus de nos têtes. Et s’il leur prenait l’idée de nous bombarder ?

— Ils ont eu toute une semaine pour le faire.

— Ils attendent peut-être des renforts. »

Mallow s’assit lourdement. « Bien sûr, j’y ai pensé. Oh ! la situation n’est pas simple, je m’en rends compte. D’abord, nous arrivons ici sans encombre. Peut-être que cela ne veut rien dire puisque, l’an dernier, trois astronefs seulement sur plus de trois cents ont eu des difficultés. C’est un pourcentage bien faible. Mais, d’un autre côté, ils n’ont peut-être que peu d’appareils équipés d’armes atomiques et ils n’osent pas les exposer inutilement tant qu’ils ne sont pas plus nombreux.

« Cela pourrait aussi vouloir dire qu’ils ne possèdent pas d’équipement atomique du tout. Ou bien qu’ils en ont et qu’ils le cachent pour que nous n’en sachions rien. C’est une chose en effet de jouer les pirates avec des appareils marchands faiblement armés et c’en est une autre que de se mesurer avec un envoyé officiel de la Fondation alors que sa seule présence peut être un signe que la Fondation commence à avoir des doutes. Ajoutez à cela…

— Attendez, attendez, Mallow, fit Twer avec un geste de protestation. Vous êtes en train de m’inonder de paroles. Où voulez-vous en venir ? Allons au fait.

— Il faut bien que je vous expose la situation avec quelque détail, sinon vous ne comprendriez pas, Twer. Nous attendons tous, eux et moi. Ils ne savent pas ce que je viens faire ici, et je ne sais pas quels sont leurs plans. Mais je suis dans une situation d’infériorité parce que je suis seul contre toute une planète… qui possède peut-être l’énergie atomique. Je ne peux pas me permettre d’être celui qui faiblit le premier. Bien sûr, c’est dangereux : ils peuvent très bien décider tout d’un coup que la plaisanterie a assez duré et se mettre à nous bombarder. Mais cela nous le savions en partant. Quelle autre solution avons-nous ?

— Je ne… Allons, qu’est-ce que c’est que ça maintenant ? » Mallow, répondant à la discrète sonnerie du vibraphone, tourna le bouton du récepteur, et le visage du sergent de quart apparut sur l’écran.

« Je vous écoute, sergent.

— Excusez-moi, commandant. Les hommes viennent de faire entrer un missionnaire de la Fondation.

— Un quoi ! fit Mallow, pâlissant.

— Un missionnaire, commandant. Il est plutôt mal en point…

— Je crains qu’il ne soit pas le seul d’ici quelque temps, sergent. Que chacun prenne place à son poste de combat. »

Le carré de l’équipage était presque vide. Cinq minutes après l’ordre lancé par Mallow, même les hommes qui n’étaient pas de quart étaient en position près de leurs pièces. La rapidité en effet était la qualité la plus appréciée dans ces régions perdues de la Périphérie, et nulle part cette qualité n’était mieux répandue que parmi les équipages des appareils marchands.

Mallow entra dans la salle et examina longuement le missionnaire. Puis son regard se posa sur le lieutenant Tinter qui se dandinait d’un pied sur l’autre d’un air gêné, et sur le sergent de quart Demen, qui attendait, impassible.

Se tournant enfin vers Twer, il dit : « Twer, convoquez l’équipage ici, à l’exception des coordinateurs et du trajectoriste. Que ces hommes restent à leur poste jusqu’à nouvel avis. »

Quelques minutes s’écoulèrent, durant lesquelles Mallow ouvrit les portes des toilettes, regarda derrière le bar, tira les lourds rideaux devant les hublots. Il sortit quelques instants mais revint bientôt en fredonnant.

L’équipage fit son entrée, Twer fermait la marche.

« Tout d’abord, fit Mallow sans élever la voix, qui a introduit cet homme ici sans me consulter ? »

Le sergent de quart s’avança. Tous les regards aussitôt se portèrent sur lui. « Ce n’est pas l’un plutôt que l’autre, commandant, dit-il. C’a été une sorte d’accord tacite. Vous comprenez, c’était un compatriote. Au milieu de tous ces étrangers…

— Je comprends vos sentiments, sergent, et je les partage, fit Mallow sèchement. Ces hommes étaient sous vos ordres ?

— Oui, commandant.

— Ils sont tous aux arrêts pour la semaine. Vous-même êtes relevé de vos fonctions pour la même période. Compris ? »

Le visage du sergent demeura impassible, mais ses épaules parurent s’affaisser imperceptiblement.

« Oui, commandant, fit-il.

— Vous pouvez disposer. Que chacun regagne son poste. » La porte se referma derrière eux et le murmure des conversations reprit.

« Pourquoi cette punition, Mallow ? demanda Twer. Vous savez bien que les Korelliens tuent les missionnaires qui tombent entre leurs mains.

— Toute mesure prise sans que j’en aie donné l’ordre est condamnable, quels que soient les motifs qui militent en sa faveur. Personne ne devait pénétrer à bord ni en descendre sans mon autorisation.

— Sept jours d’inaction, murmura le lieutenant Tinter d’un ton maussade. Vous ne pouvez pas compter maintenir la discipline de cette façon.

— Figurez-vous que si, déclara Mallow, glacial. Il n’y a aucun mérite à maintenir la discipline dans des circonstances idéales. J’entends la maintenir même si nous nous trouvons en danger de mort, sinon c’est inutile. Où est ce missionnaire ? Qu’on me l’amène. »

Le Marchand s’assit, tandis qu’on faisait s’avancer vers lui un personnage drapé dans une robe rouge.

« Comment vous appelez-vous, mon révérend ?

— Pardon ? » L’homme se tourna vers Mallow, avec une raideur d’automate. Il avait le regard vide et un bleu sur la tempe.

« Votre nom, vénéré ? »

Le missionnaire s’anima soudain. Il écarta les bras dans un geste théâtral : « Mon fils… mes enfants. Que l’Esprit Galactique continue de vous accorder sa protection. »

Twer s’approcha et dit d’une voix rauque : « Cet homme est malade, envoyez-le se faire examiner par le médecin du bord. Il est blessé. »

Mallow le repoussa d’un geste. « Ne me gênez pas, Twer, ou je vous fais expulser. Votre nom, vénéré ? »

Le missionnaire joignit les mains d’un air suppliant. « Vous qui êtes des esprits éclairés, sauvez-moi des païens. Sauvez-moi de ces brutes qui me poursuivent et qui veulent rendre l’Esprit Galactique responsable de leurs crimes. Je suis Jord Parma, d’Anacréon. J’ai été élevé sur la Fondation, sur la Fondation elle-même, mes enfants. Je suis un prêtre de l’Esprit initié à tous les mystères, et je suis venu ici appelé par ma vocation. J’ai souffert aux mains des ignorants, continua-t-il d’une voix haletante. Vous qui êtes des enfants de l’Esprit, au nom de la Galaxie, protégez-moi de leurs entreprises. »

Une voix retentit soudain venant du haut-parleur d’alarme :

« Ennemis en vue ! Demandons instructions ! »

Mallow poussa un juron. Manœuvrant le levier de réponse, il cria : « Restez à vos postes ! C’est tout ! » et il coupa le contact.

Se dirigeant alors vers les lourdes tentures qui masquaient le hublot, il les écarta et regarda dehors.

Une foule de plusieurs milliers de Korelliens cernait l’astroport et, à la lueur aveuglante des torches au magnésium, on pouvait voir les premiers rangs s’approcher de l’appareil.

« Tinter ! fit Mallow. Branchez le mégaphone extérieur et tâchez de savoir ce qu’ils veulent. Demandez-leur s’ils ont parmi eux un représentant de l’ordre. Ne faites ni promesses ni menaces, sinon je vous abats ! »

Tinter tourna les talons et sortit.

Mallow sentit une main se poser sur son épaule ; c’était celle de Twer ; d’une secousse, il l’écarta, mais l’autre insista. « Mallow, fit-il d’une voix sifflante, vous devez protéger cet homme. Agir autrement serait contraire à tous les principes d’honneur et de patriotisme. Il est de la Fondation, après tout, et c’est un prêtre par-dessus le marché. Ces sauvages… vous les entendez ?

— Je vous entends, vous, Twer, fit Mallow d’une voix cinglante. Je ne suis pas ici pour sauver des missionnaires. J’agirai comme bon me semblera et, par Seldon et par la Galaxie, si vous essayez de m’arrêter, je vous assomme sur place. Ne vous mettez pas sur mon chemin, ou vous êtes un homme mort.

« Et vous ! continua-t-il en se tournant vers le missionnaire. Vous, révérend Parma ! Vous ne saviez donc pas que, par convention, aucun missionnaire de la Fondation ne peut pénétrer en territoire korellien ? »

Le missionnaire tremblait. « Je ne puis aller que là où m’appelle l’Esprit, mon fils. Si les mécréants refusent de se laisser éclairer, n’est-ce pas un signe encore plus marqué du besoin qu’ils en ont ?

— La question n’est pas là, mon révérend. Vous êtes ici en violation des lois de Korell et de la Fondation. Je ne puis légalement vous protéger. »

Le missionnaire leva les mains. On entendait maintenant la clameur rauque du mégaphone extérieur, et les haut-parleurs transmettaient les vociférations de la foule déchaînée. A ce bruit, une expression de terreur se peignit sur le visage du prêtre.

« Vous les entendez ? Pourquoi me parlez-vous de loi, de loi humaine ? Il existe des lois d’un ordre plus élevé. N’est-ce pas l’Esprit Galactique qui a dit : “Tu ne laisseras pas léser ton semblable sans intervenir.” Et n’a-t-il pas dit aussi : “Comme tu traiteras les humbles et les faibles, ainsi seras-tu traité.”

« Vous n’avez donc pas de canons ? N’avez-vous pas derrière vous la Fondation ? Et au-dessus de vous n’y a-t-il pas l’Esprit qui gouverne l’univers ? » Il s’arrêta pour reprendre haleine.

Le mégaphone se tut et le lieutenant Tinter revint, l’air embarrassé.

« Parlez ! fit Mallow sèchement.

— Commandant, ils exigent qu’on leur livre Jord Parma.

— Et sinon ?

— Ils profèrent des menaces, commandant, mais il est difficile de savoir où ils veulent en venir : ils sont si nombreux, ils ont l’air déchaînés. Il y a quelqu’un qui prétend qu’il est gouverneur du district et qu’il dirige les forces de police de la région, mais de toute évidence il n’est plus maître de la situation.

— Maître ou non, dit Mallow, il représente la loi et l’ordre. Dites-leur que si ce gouverneur, ou ce chef de la police, je ne sais, s’approche seul de notre appareil, le révérend Jord Parma lui sera livré. »

En achevant sa phrase, il avait dégainé son revolver atomique. « J’ignore, continua-t-il, ce que c’est que l’insubordination. Je n’en ai jamais vu d’exemple. Mais s’il y a quelqu’un ici qui croit avoir des leçons à me donner, je me réserve de lui administrer un antidote de ma composition. »

Le canon du revolver balaya lentement la salle et se braqua sur Twer. Au prix d’un immense effort, le vieux Marchand se maîtrisa et ses mains s’abaissèrent le long de son corps.

Tinter sortit et, cinq minutes plus tard, une silhouette minuscule se détacha de la foule ; elle approcha à pas lents et craintifs. A deux reprises, le délégué s’arrêta, et à deux reprises, il reprit sa marche, poussé par le monstre aux mille têtes qui le pressait.

« Allons », fit Mallow sans lâcher son arme toujours dégainée. « Grum et Upshur, emmenez-le. »

Le missionnaire se mit à hurler. Il brandit les mains vers le ciel, et les manches flottantes de sa robe s’écartèrent, révélant des bras maigres et sillonnés de veines. Une lueur un instant brilla au-dessus de sa tête puis s’éteignit.

Tandis que les soldats l’entraînaient, le révérend Parma emplissait la salle de ses lamentations : « Maudit soit le traître qui abandonne son semblable au malheur et à la mort. Que les oreilles qui demeurent sourdes aux plaintes du malheureux soient frappées de surdité. Que les yeux qui restent aveugles devant l’innocence soient à jamais plongés dans la nuit. Que soit vouée à d’éternelles ténèbres l’âme qui se laisse gagner par les maléfices de l’ombre… »

Twer porta nerveusement les mains à ses oreilles pour ne plus entendre.

Mallow fit sauter son arme dans sa main, puis la rengaina. « Que chacun regagne son poste, dit-il sans se démonter. Maintenez la garde six heures après que la foule sera dispersée. Renforcez pour quarante-huit heures les effectifs des hommes de quart. Je vous donnerai de nouvelles instructions plus tard. Twer, venez avec moi. »

Ils étaient seuls dans la cabine de Mallow. Celui-ci désigna un fauteuil et Twer s’assit. Son corps massif semblait s’être ratatiné.

Mallow le toisa d’un regard ironique. « Twer, dit-il, je suis déçu. Vos trois ans de vie politique semblent vous avoir fait perdre vos habitudes de Marchand. Ne l’oubliez pas, je suis peut-être un démocrate quand nous sommes à la Fondation, mais seule la tyrannie la plus rigoureuse me permet de mener mon astronef comme je l’entends. Jamais encore je n’avais eu à dégainer mon arme devant mes hommes, et je n’aurais pas eu à le faire si vous n’étiez pas inopportunément intervenu.

« Vous n’avez ici aucune position officielle : vous êtes mon invité et je ferai tout pour vous être agréable… dans le privé. Mais dorénavant, en présence des officiers et de l’équipage, je veux être Commandant et non pas Mallow. Et quand je donne un ordre, vous obéirez avec l’ardeur d’une jeune recrue, sinon, je vous fais jeter aux fers. C’est compris ? »

Twer avait la gorge serrée. Il réussit enfin à articuler : « Toutes mes excuses !

— Je les accepte ! Une poignée de main ? »

Twer sentit sa main disparaître dans la grande paume de Mallow. « Mes motifs étaient défendables, dit-il. Il est difficile d’envoyer un homme se faire lyncher. Ce n’est sûrement pas ce gouverneur ou ce commissaire aux jambes en coton qui le sauvera. C’est un meurtre.

— Je n’y peux rien. Franchement, les choses commençaient à mal tourner. Vous n’avez pas remarqué ?

— Remarqué quoi ?

— Cet astroport est situé dans une zone bien peu animée. Or, brusquement un missionnaire s’évade. D’où ? Il arrive ici. Aussitôt, une foule s’amasse. Venant d’où ? La ville la plus proche est à plus de cent cinquante kilomètres. Et pourtant, il ne leur a pas fallu plus d’une demi-heure pour être tous là. Comment ont-ils fait ?

— Comment ? répéta Twer comme un écho.

— Et si ce missionnaire n’avait été relâché que pour servir d’appât ? Notre ami, le révérend Parma, s’exprimait de façon fort confuse. Il ne semblait pas en pleine possession de ses facultés.

— Les mauvais traitements… murmura Twer.

— C’est possible ! Supposez un instant que, saisis d’une fringale de chevalerie, nous nous soyons fait les vaillants défenseurs de cet homme. Il était ici en violation des lois de Korell et de la Fondation. Si je lui avais donné asile, j’aurais commis un acte d’hostilité envers Korell, et la Fondation n’aurait pas eu le droit de nous défendre.

— Ce… cela me paraît un peu tiré par les cheveux. » Le visiophone se mit en action avant que Mallow ait pu répliquer : « Commandant, nous venons de recevoir un message important.

— Transmettez immédiatement ! »

Le cylindre brillant arriva presque aussitôt par le conduit pneumatique. Mallow l’ouvrit et en tira la feuille argentée qu’il contenait. Il l’examina rapidement et annonça : « Téléporté en direct de la capitale. C’est le papier à lettres personnel du Commodore. »

Il lut le message et éclata de rire : « Vous disiez, n’est-ce pas, que mon raisonnement était un peu tiré par les cheveux ? »

Il lança la feuille à Twer, commentant : « Une demi-heure après que nous avons livré le missionnaire, nous recevons enfin une invitation fort courtoise nous priant de nous rendre devant le Commodore… Après sept jours d’attente, je crois, moi, que nous avons victorieusement franchi l’épreuve. »

V

Le Commodore Asper se proclamait un homme du peuple. Ce qu’il lui restait de chevelure grise tombait mollement sur ses épaules, sa chemise aurait eu besoin d’un coup de fer, et il parlait d’un ton nasillard.

« Pas de vaine ostentation ici, Maître Mallow, dit-il. Pas de tape-à-l’œil. Vous voyez en moi le premier citoyen de l’Etat. C’est ce que signifie le titre de Commodore, le seul que je porte. »

Il semblait extrêmement content de cette remarque.

« Je considère que c’est là un des liens les plus forts qui unissent Korell et votre nation. Je crois comprendre que votre nation vit aussi en république.

— Exactement, Commodore, dit gravement Mallow, voilà, me semble-t-il, qui milite en faveur d’une paix et d’une amitié durables entre nos gouvernements.

— Ah ! la paix ! fit le Commodore, d’un air paterne. Je ne crois pas qu’il y ait personne dans toute la Périphérie à qui soit aussi cher qu’à moi l’idéal de la paix. Je puis dire que depuis que j’ai succédé à mon illustre père à la tête de l’Etat, jamais le règne de la paix n’a connu d’interruption. Peut-être ne devrais-je pas le dire, ajouta-t-il, avec une petite toux satisfaite, mais on m’a affirmé que j’étais connu parmi mes concitoyens sous le sobriquet d’Asper le Bien-Aimé. »

Le regard de Mallow erra sur le parc aux allées bien dessinées. Peut-être les grands gaillards et les armes étranges mais sûrement redoutables qu’ils portaient n’étaient-ils là qu’à titre de précaution durant la visite de l’étranger. Mais les hautes murailles bardées d’acier qui entouraient le palais venaient manifestement d’être renforcées… souci bien peu compréhensible de la part d’un Asper le Bien-Aimé.

« Il est heureux, dit Mallow, que j’aie affaire à vous, Commodore. Les despotes et les petits monarques des mondes voisins manquent souvent des qualités qui rendent un chef populaire.

— Quelles qualités, par exemple ? s’enquit le Commodore, d’un ton où perçait la méfiance.

— Oh ! le souci des intérêts de leur peuple, par exemple. C’est là une chose que vous comprenez, vous. »

Le Commodore gardait les yeux fixés sur le sable de l’allée. Et, tout en marchant, il frottait ses mains l’une contre l’autre derrière son dos.

« Jusqu’ici, reprit Mallow d’une voix suave, le commerce entre nos deux nations a souffert des restrictions imposées à nos Marchands par votre gouvernement. Vous avez bien dû vous rendre compte depuis longtemps que le commerce sans restriction…

— Le libre-échange ! grommela le Commodore.

— Le libre-échange, si vous voulez. Nos deux pays ne pourraient qu’en profiter. Vous possédez des choses dont nous manquons et nous en possédons qui vous font défaut. Il suffirait d’un échange pour apporter la prospérité aux deux parties. Un chef aussi éclairé que vous, un ami du peuple – un homme du peuple, si je puis me permettre –, n’a pas besoin qu’on insiste sur ce point. Je n’insulterai pas à votre intelligence en poursuivant sur ce sujet.

— Certes, je l’ai compris depuis longtemps. Mais que voulez-vous ? dit le Commodore d’un ton plaintif, vos compatriotes ont toujours été si déraisonnables. Je suis partisan de relations commerciales, mais pas dans les conditions qu’ils exigent. Je ne suis pas le seul maître ici. Je ne suis que le serviteur de l’opinion publique. Mon peuple n’acceptera pas un commerce qui se pratique dans la pourpre et l’or.

— Vous voulez dire que nous imposons notre religion ? fit Mallow, en se redressant.

— Vous ne sauriez le nier. Vous vous souvenez bien du cas d’Askone, voilà vingt ans. Les Askoniens ont commencé par acheter certaines de vos marchandises, et puis vos compatriotes ont demandé qu’on leur octroie toute liberté dans le domaine missionnaire, afin qu’ils puissent enseigner la meilleure utilisation du matériel que vous vendiez ; ils ont exigé la construction de Temples de Santé. Puis ce fut l’institution de collèges religieux ; l’autonomie pour tous les officiants de la religion. Et où tout cela a-t-il mené ? Askone fait maintenant partie intégrante du système de la Fondation et le Grand Maître ne peut même plus prendre l’initiative de lever le petit doigt tout seul. Non, non ! Un peuple indépendant et digne ne pourrait jamais tolérer cela.

— Ce n’est pas du tout ce que je compte vous proposer, protesta Mallow.

— Non ?

— Je suis un Maître Marchand. Ma religion à moi, c’est l’argent. Tout ce mysticisme, toutes ces histoires de missionnaires m’ennuient, et je suis ravi de voir que vous avez la même opinion que moi là-dessus. Cela nous rapproche encore.

— Voilà qui est parlé ! fit le Commodore avec un rire grêle. La Fondation aurait dû envoyer plus tôt un homme comme vous. »

Il posa sur l’épaule du Marchand une main amicale.

« Mais, mon cher, vous n’avez encore fait que m’expliquer ce que n’était pas votre proposition : dites-moi un peu en quoi elle consiste.

— La vérité. Commodore, est tout bonnement que vous allez crouler sous les richesses.

— Ah oui ? » L’autre renifla. « Mais qu’en ferais-je ? La plus grande et la plus valable des richesses est l’amour d’un peuple. Et de cela je ne suis pas privé.

— Rien ne vous empêcherait d’amasser de l’or d’une part et l’amour du peuple de l’autre.

— Voilà qui serait intéressant, mon jeune ami. Et comment m’y prendrais-je ?

— Oh ! il y a plusieurs façons. Le difficile, c’est de choisir. Voyons… Il y a les articles de luxe, par exemple… Ainsi, cet objet… »

Mallow tira de sa poche une chaîne métallique aux anneaux plats. « Cet objet, par exemple.

— Qu’est-ce ?

— Cela demande une démonstration. Il nous faudrait une femme, n’importe laquelle, mais qu’elle soit jeune. Et une glace, en pied.

— Hmm, En ce cas, rentrons. »

Le Commodore appelait le lieu où il habitait une maison. Le bas peuple devait sans aucun doute le qualifier de palais. Pour Mallow, c’était une forteresse. Elle était construite sur une hauteur qui dominait la capitale. Les murs étaient épais et fortifiés. Les approches étaient gardées et il y avait des meurtrières dans les parois. Tout à fait l’habitation qui convenait à Asper le Bien-Aimé.

Une jeune fille se tenait devant eux. Elle s’inclina profondément devant le Commodore qui dit : « C’est une des suivantes de ma femme. Est-ce qu’elle fera l’affaire ?

— Parfaitement ! »

Le Commodore regarda avec attention Mallow attacher la chaîne autour de la taille de la jeune fille, puis reculer.

« Eh bien, dit-il, d’un ton impatient, c’est tout ?

— Voulez-vous tirer le rideau, Commodore ? Mademoiselle, vous allez trouver un petit bouton près du fermoir. Appuyez dessus, je vous prie. Allez, cela ne vous fera aucun mal. »

La jeune fille obéit, un peu haletante, puis regarda ses mains et s’exclama : « Oh ! »

Partant de sa taille, une lumière pale et de couleur changeante venait de jaillir et l’enveloppait qui remonta jusqu’à sa tête où elle forma une petite couronne de flammes liquides. On aurait dit qu’elle venait de se faire un manteau d’un fragment d’aurore boréale.

La jeune fille s’approcha du miroir et se contempla, fascinée.

« Tenez, prenez ceci. » Mallow lui tendit un collier de pierres sans éclat. « Mettez-le autour de votre cou. »

Elle obéit, et chacune des pierres, lorsqu’elle fut baignée par la luminescence étrange, devint flamme de pourpre et d’or.

« Eh bien, qu’en pensez vous ? » lui demanda Mallow. La jeune fille ne répondit pas, mais dans ses yeux il y avait de l’adoration. Le Commodore fit un geste et, à contrecœur, elle appuya de nouveau sur le bouton et tout l’éclat aussitôt s’évanouit. La jeune fille partit… l’air fort préoccupé.

« Prenez ces objets, dit Mallow. C’est un modeste cadeau de la Fondation pour le Commodore.

— Hmm !… » Le Commodore parut soupeser chaîne et collier entre ses mains. « Comment les fabriquez-vous ? »

Mallow haussa les épaules. « Il faut demander cela à nos techniciens. Mais cela marche – et j’insiste sur ce point – sans l’aide de prêtres.

— Mais, après tout, ce n’est qu’une bagatelle pour des femmes. Comment comptez-vous faire de l’argent avec cela ?

— Vous donnez bien des bals, des réceptions, des banquets ?

— Oh ! oui.

— Vous rendez-vous compte de ce que les femmes paieront ce genre de bijoux ? Dix mille crédits, au moins. » Le Commodore parut satisfait.

« Et, comme la pile que renferme chacun des bijoux ne peut fonctionner plus de six mois, il faudra les remplacer. Nous pouvons vous en vendre tant que vous voulez pour l’équivalent de mille crédits en fer usiné. Votre bénéfice sera de 900 pour cent. »

Le Commodore se grattait la barbe, plongé, semblait-il, dans de profonds calculs. « Galaxie ! mais elles vont se les arracher. Et je leur tiendrai la dragée haute, je n’en lancerai que peu à la fois sur le marché. Mais, évidemment, il ne faut pas qu’elles sachent que c’est moi personnellement qui… »

Mallow dit : « Nous vous expliquerons comment on monte une société anonyme, si vous voulez. Et, par la suite, nous aurons une foule d’articles ménagers à vous offrir : des fours démontables qui cuisent en deux minutes les viandes les plus dures ; des couteaux qu’on n’a pas besoin d’aiguiser ; des buanderies entières qui tiennent dans un petit placard et fonctionnent automatiquement ; des laveurs de vaisselle ; des frotteuses de parquets, des polisseuses de meubles, des absorbeurs de poussière, des appareils d’éclairage, enfin tout ce que vous voudrez. Imaginez votre popularité si c’est vous qui mettez tous ces objets à la disposition du public. Imaginez de combien vous pourrez accroître vos… euh… biens terrestres, s’ils sont vendus sous monopole d’Etat avec un bénéfice de 900 pour cent. Le prix de vente ne sera pas encore excessif, et nul n’a besoin de savoir ce que vous y gagnez. Et, je le répète, pour tout ce commerce, vous n’aurez pas besoin de la supervision des prêtres. Tout le monde sera content.

— Excepté vous. Qu’est-ce que vous tirez, vous, de tout cela ?

— Ce que tout Marchand tire de ses marchandises suivant la loi de la Fondation. Mes hommes et moi encaisserons la moitié de nos bénéfices. Achetez ce que je veux vous vendre, et nous n’aurons à nous en plaindre ni l’un ni l’autre. »

Le Commodore paraissait ravi des idées qui passaient dans sa tête. « Et vous disiez que vous vouliez être payé en fer ?

— Oui, et en charbon, et en bauxite. Et aussi en tabac, en poivre, en magnésium, et en bois dur. Toutes choses que vous possédez en abondance.

— Cela paraît avantageux.

— Il me semble. Autre chose, pendant que j’y suis, Commodore. Je pourrais rééquiper vos usines.

— Quoi ? Comment cela ?

— Eh bien, prenez vos fonderies, par exemple. J’ai des petits appareils très pratiques qui peuvent faire diminuer vos prix de revient de 99 pour cent. En diminuant vos prix de vente de moitié, il vous restera encore un intéressant bénéfice à partager avec les producteurs. Vous comprendriez très bien ce que je veux dire si vous me laissiez faire une démonstration. Est-ce que vous avez une fonderie dans la capitale ? Cela ne prendrait pas longtemps.

— Cela peut s’arranger, Mallow. Mais demain, demain. Accepterez-vous de dîner avec nous ce soir ?

— Mes hommes… commença Mallow.

— Qu’ils viennent tous, fit le Commodore avec un geste large. Cela symbolisera l’amitié qui unit nos deux pays et nous permettra de poursuivre cette discussion en toute tranquillité. Une seule chose… » son visage devint grave « je ne veux pas entendre parler de religion. Ne vous imaginez surtout pas que vous allez ouvrir une brèche pour vos missionnaires.

— Commodore, dit Mallow, très sec, je vous donne ma parole que la religion ne pourrait que diminuer mes bénéfices.

— Alors, tout va bien. On va maintenant vous reconduire à votre astronef. »

VI

La femme du Commodore était beaucoup plus jeune que son mari. Elle avait un visage très pâle et froid, et ses cheveux noirs étaient sévèrement tirés en arrière.

Sa voix était aigre. « Vous avez fini, mon gracieux et noble époux ? Vous êtes sûr ? Je suppose que je peux même entrer dans le jardin maintenant si je le désire.

— Inutile de faire une scène, ma chère Licia, dit le Commodore aimablement. Ce jeune homme vient dîner ce soir et vous pourrez lui parler tant que vous voudrez et même vous amuser en écoutant tout ce que je dirai. Il faudra trouver un endroit où faire asseoir tous ces hommes. Espérons qu’ils ne seront pas trop nombreux.

— Ce seront probablement des rustres qui mangeront des quartiers de viande entiers et boiront le vin à la cruche. Et vous vous lamenterez au moins deux nuits quand vous saurez ce que le repas aura coûté.

— Peut-être pas. Et, pourtant, je veux un repas plantureux.

— Oh ! oh ! » Elle le considéra avec mépris. « Vous êtes très amical avec ces barbares. C’est pour cela peut-être que je n’ai pas été autorisée à assister à votre conversation. Votre petit esprit retors a peut-être formé le projet de se retourner contre mon père.

— Absolument pas.

— J’aimerais vous croire. Si jamais une pauvre femme a été contrainte à faire un mariage qui ne la séduisait pas pour des raisons politiques, c’est bien moi. J’aurais trouvé un mari plus convenable chez moi, dans les plus bas quartiers.

— Peut-être, ma chère amie, aimeriez-vous y retourner, chez vous. Mais il faudrait, pour que je ne perde pas cette partie de vous que je connais le mieux, que je vous coupe d’abord la langue. Et… (il pencha la tête et considéra sa femme pensivement) peut-être aussi les oreilles, et le bout de votre nez, pour ajouter à votre beauté.

— Vous n’oseriez pas, chien. Mon père réduirait votre petite nation en poussière météorique. Il se pourrait d’ailleurs qu’il le fasse de toute façon, si je lui dis que vous traitez avec ces barbares.

— Hm-m-m. Inutile de me menacer. Vous aurez tout loisir de questionner cet homme vous-même au dîner. Entre-temps, madame, tenez votre langue.

— Parce que vous me l’aurez ordonné ?

— Tenez, prenez ceci et taisez-vous. »

Quand elle eut fixé la chaîne autour de sa taille et le collier à son cou, le Commodore poussa lui-même le bouton, puis recula.

Sa femme en perdit le souffle. D’un geste quasi convulsif, elle porta les mains à son cou.

Son époux se frotta les mains avec satisfaction et dit :

« Vous pourrez les porter ce soir… et je vous en donnerai d’autres. Mais taisez-vous. »

La femme du Commodore se tut.

VII

Jaim Twer s’agita sur son siège. « C’est vous qui grimacez maintenant, dit-il, pourquoi ? »

Hober Mallow leva vivement les yeux.

« Moi, je grimace ? Je ne m’en rendais pas compte.

— Il est sûrement arrivé quelque chose hier, en dehors du banquet. » Et, avec une soudaine conviction : « Mallow, ça ne va pas, n’est-ce pas ?

— Oh ! si. Au contraire. En fait, je me suis jeté de tout mon poids contre une porte qui était ouverte. Nous pénétrons trop facilement dans la fonderie.

— Vous soupçonnez un piège ?

— Pour l’amour de Seldon, ne soyez pas mélodramatique. » Mallow se contint et ajouta d’un ton plus normal : « Je pense seulement que, si l’on nous laisse entrer avec une telle facilité, c’est qu’il n’y aura rien à voir.

— Vous pensez à l’énergie atomique ? » Twer parut méditer. « Je vais vous dire. Rien, ici, ne prouve qu’ils ont l’énergie atomique. Or, s’ils l’avaient, ce serait diablement difficile à masquer.

— Pas s’il s’agissait d’un progrès récent, Twer, et s’ils ne l’appliquaient qu’à la fabrication de guerre. A ce moment-là, on ne s’en apercevrait que sur les chantiers de construction navale et dans les fonderies.

— Donc, si nous ne voyons rien…

— C’est qu’ils ne l’ont pas… ou ne la montrent pas. Jouons la réponse à pile ou face. »

Twer hocha la tête. « Je regrette de ne pas avoir été avec vous hier.

— Moi aussi, dit Mallow d’un ton sombre. Un peu de soutien moral ne m’aurait pas fait de mal. Malheureusement, c’est le Commodore qui a organisé notre rencontre, et pas moi. Et cet engin, devant la porte, est probablement l’automobile royale qui doit nous conduire aux fonderies. Vous avez les appareils ?

— Tous, oui. »

La fonderie était vaste et il y régnait une atmosphère de délabrement que quelques réparations superficielles n’avaient pu réussir à dissiper. Le Commodore et sa suite y furent accueillis par un silence étrange.

Mallow avait lancé d’un geste aisé la feuille d’acier sur les deux supports. Il avait pris l’instrument que lui tendait Twer et l’avait attrapé par le manche de cuir qui se détachait de la gaine protectrice de plomb.

« Cet instrument est d’un maniement dangereux, fit-il remarquer, mais pas plus qu’une scie circulaire. Ce qu’il faut, c’est faire attention à ses doigts. »

Ce disant, il déplaça la lame de l’instrument le long de la feuille d’acier, laquelle se trouva aussitôt découpée en deux.

Tous les assistants sursautèrent et Mallow rit. Il ramassa l’une des moitiés de la feuille et l’appuya contre son genou. « Vous pouvez prévoir la longueur à couper à un millimètre près et partager, sans plus de difficulté que je ne viens d’en avoir, une feuille de cinq centimètres d’épaisseur. A condition de bien avoir mesuré l’épaisseur de votre acier, vous pouvez placer votre feuille sur une table de bois et trancher, sans que le bois ait la moindre égratignure. »

Accompagnant ces phrases, le ciseau atomique découpait l’acier en lamelles.

« Voilà, dit Mallow, si vous voulez faire des copeaux d’acier. Mais peut-être désirez-vous diminuer l’épaisseur d’une feuille, supprimer une irrégularité, enlever la rouille ? Regardez. »

De l’autre moitié de la feuille originale, se détachèrent des plaques presque transparentes de quinze, puis de vingt, puis de vingt-cinq centimètres de large.

« Voulez-vous perforer ? C’est le même principe. »

Tous se pressaient maintenant autour de lui. On eût dit des badauds entourant un prestidigitateur. Le Commodore Asper ramassait des copeaux d’acier pour les examiner. Les hauts fonctionnaires se bousculaient les uns les autres pour mieux voir et faisaient des commentaires à mi-voix, tandis que Mallow découpait de beaux trous bien ronds dans une épaisseur d’acier de plusieurs centimètres, rien qu’en appuyant un peu la pointe de sa perforeuse atomique.

« Je vais vous faire encore une petite démonstration seulement. Que quelqu’un m’apporte deux petits bouts de tube. »

Un honorable chambellan se précipita pour aller prendre des morceaux de tube tout graisseux.

Mallow les mit debout et en coupa les bouts d’un seul coup de son ciseau, puis les mit l’un contre l’autre, les coupures fraîches se joignant.

Et il n’y eut plus qu’un tube ! Toutes les irrégularités ayant disparu, il avait suffi que les deux bouts fussent joints pour qu’ils ne forment plus qu’un.

Mallow leva la tête pour faire face à son auditoire et s’arrêta net au milieu d’une phrase. Il sentit une boule froide se former au creux de son estomac.

Dans la confusion générale, les gardes du corps du Commodore avaient été poussés au premier rang, et Mallow, pour la première fois, était assez près d’eux pour voir leurs armes.

Elles étaient atomiques ! Il n’y avait aucun doute : il ne pouvait exister de projectile explosif passant par un canon pareil. Mais là n’était pas le plus important… hélas !

Sur la crosse de chacun des fusils étaient gravés, profondément et en lettres d’or : le Soleil et l’Astronef !

Ce Soleil et cet Astronef qui figuraient sur chacun des volumes de l’Encyclopédie que la Fondation avait commencée et pas encore achevée. Ce Soleil et cet Astronef qui avaient été l’emblème de l’Empire Galactique pendant des millénaires.

Alors même qu’il réfléchissait, Mallow continua son boniment : « Regardez ce tube ! Il est d’une seule pièce. Ce n’est pas parfait, bien sûr, parce que l’assemblage ne devrait pas se faire à la main. »

Il était inutile, maintenant, de multiplier les tours de passe-passe. La démonstration avait réussi, Mallow avait gagné. Il n’avait plus maintenant qu’une pensée : le globe d’or aux rayons stylisés et le cigare qui représentait un astronef.

Le Soleil et l’Astronef de l’Empire !

L’Empire ! Un siècle et demi s’était écoulé, mais l’Empire continuait à exister, quelque part plus au fond de la Galaxie. Et il était en train d’émerger de nouveau, dans la Périphérie.

Mallow sourit.

VIII

Le Far Star était depuis deux jours dans l’espace lorsque Hober Mallow, dans le secret de sa cabine, tendit à son second, le lieutenant Drawt, une enveloppe, un rouleau de microfilm et un sphéroïde d’argent.

« Dans une heure, lieutenant, lui dit-il, vous ferez fonction de commandant du Far Star, et ce, jusqu’à mon retour… ou à jamais. »

Drawt fit mine de se lever, mais Mallow lui signifia d’un geste impérieux de rester où il était.

« Ne bougez pas et écoutez-moi. L’enveloppe contient l’emplacement exact de la planète vers laquelle vous aurez à vous diriger. Vous m’y attendrez deux mois. Si la Fondation vous repère d’ici là, le microfilm constituera mon rapport sur le voyage.

« Mais si… (sa voix s’assombrit) je ne reviens pas au bout de deux mois, et si les astronefs de la Fondation ne vous ont pas repéré, rejoignez la planète Terminus et remettez la capsule horaire et le rapport. Vous me suivez ?

— Oui, commandant.

— A aucun moment, et sous aucun prétexte, vous ou vos hommes ne devrez faire de commentaires concernant mon rapport officiel.

— Et si l’on nous questionne, commandant ?

— Vous direz que vous ne savez rien.

— Oui, commandant. »

L’entretien se termina là et, moins d’une heure plus tard, un canot quitta le Far Star.

IX

Onum Barr était un vieil homme, trop vieux pour avoir peur. Depuis les derniers troubles, il s’était retiré seul tout au bout des terres avec les quelques livres qu’il avait pu sauver du désastre. Il ne redoutait aucune perte, et, certes pas celle de ce qui lui restait de vie, aussi fut-ce sans appréhension aucune qu’il fit face à l’intrus.

« Votre porte était ouverte », expliqua l’étranger.

Barr remarqua l’étrange fusil à reflets bleuâtres que l’autre portait à la ceinture. Dans la semi-obscurité de la petite pièce, il vit aussi la lueur de l’écran radioactif qui le protégeait comme un bouclier.

« Je n’ai aucune raison de la fermer, dit-il d’un ton las. Que désirez-vous de moi ? »

L’étranger demeura debout au milieu de la pièce. Il était à la fois très grand et très large. « Votre maison est la seule dans ces parages.

— L’endroit est assez désert, reconnut Barr, mais il y a une ville vers l’est. Je peux vous montrer le chemin.

— Dans un moment. Puis-je m’asseoir ?

— Si les chaises vous supportent », dit le vieil homme gravement. Les chaises étaient vieilles aussi, reliques d’une jeunesse meilleure.

L’étranger dit : « Je m’appelle Hober Mallow. Je viens d’une province éloignée. »

Barr acquiesça en souriant : « Votre accent vous avait déjà trahi. Moi, je suis Onum Barr, de Siwenna… et jadis patricien de l’Empire.

— Je suis donc bien sur Siwenna. Je n’avais que de vieilles cartes pour me guider. »

Barr resta silencieux tandis que son visiteur paraissait plongé dans ses pensées. Il remarqua que l’écran radioactif s’était éteint et se dit, non sans mélancolie, que sa personne ne semblait plus redoutable aux étrangers… ni même d’ailleurs à ses ennemis.

Il dit : « Ma maison est pauvre et j’ai peu de ressources. Vous pouvez partager mon repas si votre estomac supporte le pain noir et les céréales séchées. »

Mallow secoua la tête. « Merci, j’ai mangé et je ne peux pas rester. Tout ce que je veux, c’est connaître le chemin de la capitale.

— C’est facile et, aussi pauvre que je sois, cela ne me privera de rien. Parlez-vous de la capitale de la planète, ou de celle du Secteur impérial ? »

L’homme parut surpris. « N’est-ce pas la même chose ? Ne suis-je pas sur Siwenna ? »

Le vieux patricien acquiesça lentement. « Si. Mais Siwenna n’est plus la capitale du Secteur normanique. Votre vieille carte vous a quand même mal guidé. Les étoiles ne changent guère à travers les siècles, mais il n’en va pas de même pour les frontières politiques.

— C’est ennuyeux. Très ennuyeux même. Est-ce que la nouvelle capitale est loin ?

— Elle est sur Orsha II. A vingt parsecs d’ici. De quand date votre carte ?

— Elle a cent cinquante ans.

— Tant que cela ? » Le vieil homme soupira. « Il s’est passé beaucoup de choses depuis. Etes-vous au courant ? »

Mallow secoua la tête en signe de négation.

« Tant mieux pour vous, dit Barr. Cela a été une époque maudite pour les provinces, sauf pendant le règne de Stannel VI, mais il est mort il y a cinquante ans. Depuis lors, ce ne sont que révoltes et destructions, destructions et révoltes. » Tout en parlant, Barr se demandait si la vie solitaire qu’il menait ne le poussait pas à radoter un peu devant l’étranger.

« Des ruines ? dit Mallow vivement. Selon vous, la province aurait été appauvrie ?

— Pas entièrement. Il faut du temps pour épuiser les ressources naturelles de vingt-cinq planètes de première classe. Nous avons pourtant beaucoup décliné depuis le siècle dernier, et rien, pour l’instant, ne permet de dire que nous remonterons la pente. Mais pourquoi vous intéressez-vous à ces choses, jeune homme ? Vous voilà tout excité et vos yeux brillent ! »

Le Marchand fut sur le point de rougir sous ce regard scrutateur.

« Ecoutez, dit-il. Je suis Marchand, je viens des confins de la Galaxie. J’ai trouvé de vieilles cartes et je cherche à créer de nouveaux marchés. Vous comprenez que vos histoires de ruine m’inquiètent. On ne peut pas tirer de l’argent d’un pays qui n’en a pas. Quelle est la situation sur Siwenna, par exemple ? »

Le vieil homme se pencha en avant. « Je ne puis vous le dire. Peut-être pas si catastrophique, même aujourd’hui. Mais vous, un Marchand ? Vous m’avez plutôt l’air d’un soldat. Vous gardez votre main près de votre fusil, et vous avez une balafre sur la mâchoire.

— La loi est assez souple là d’où je viens, dit Mallow. Se battre et se faire taillader font partie de la vie d’un Marchand. Mais je ne me bats que quand il y a de l’argent en perspective, et, si je peux m’en abstenir, j’aime autant cela. Trouverai-je assez d’argent ici pour que cela vaille la peine que je me batte ? Car je suppose que je trouverai facilement des adversaires ?

— Assez facilement, reconnut Barr. Vous pourriez vous joindre aux débris des troupes de Wiscard dans les Etoiles Rouges ; je ne sais pas si vous appelleriez ça se battre ou faire les pirates. Vous pourriez aussi offrir vos services à notre gracieux vice-roi, gracieux par droit de meurtre, pillage, rapine et la parole d’un petit empereur, assassiné depuis lors. » Une rougeur monta aux pommettes du vieil homme. Il ferma les yeux, puis les rouvrit.

« Vous ne paraissez pas beaucoup aimer le vice-roi, seigneur Barr, dit Mallow. Et si j’étais l’un de ses espions ?

— Et alors ? demanda Barr amèrement. Que pourriez-vous me prendre ? » Il embrassa d’un geste large la pièce délabrée et nue.

« Votre vie.

— Elle ne cherche qu’à me quitter. Elle est déjà restée cinq ans de trop avec moi. Mais vous n’êtes pas un homme du vice-roi. Si c’était le cas, peut-être mon instinct de conservation serait-il quand même encore assez fort pour que je me taise.

— Qu’en savez-vous ? »

Le vieil homme rit. « Vous me paraissez bien soupçonneux. Je parie que vous croyez que je cherche à vous faire dire du mal sur le gouvernement. Non, non. La politique ne me préoccupe plus.

— Y a-t-il jamais un moment où la politique cesse de préoccuper ? Quand vous avez parlé du vice-roi, quels mots avez-vous employés ? Meurtre, pillage, etc. Ce n’est pas ce qu’on appelle se montrer objectif. »

Le vieil homme haussa les épaules. « Les souvenirs vous aiguillonnent quelquefois, quand ils surgissent brusquement. Ecoutez ! Jugez vous-même ! Quand Siwenna était la capitale de la province, j’étais patricien et membre du sénat provincial. Ma famille était ancienne et respectée. L’un de mes grands-pères avait été… mais peu importe. La gloire passée ne nourrit guère.

— Je suppose, dit Mallow, qu’il y a eu une guerre civile ou une révolution. »

Barr s’assombrit. « Les guerres civiles sont chroniques en ces temps dégénérés, mais Siwenna avait réussi à y échapper. Sous Stannel VI, elle avait presque retrouvé sa prospérité passée. Mais, après cela, sont venus des empereurs faibles, et qui dit empereur faible dit vice-roi fort. Le dernier de ces vices-rois – ce même Wiscard qui continue à piller les Etoiles Rouges – a brigué la pourpre impériale. Il n’était pas le premier. Et il n’aurait pas été le premier à réussir non plus, s’il avait réussi.

« Mais il a échoué. Car lorsque l’amiral de l’empereur approcha de la province à la tête d’une flotte, Siwenna se révolta contre le vice-roi révolté. » Il s’arrêta, tristement.

Mallow, s’apercevant qu’il était assis, tout crispé, sur le bord de son siège, se força à se détendre. « Continuez, je vous en prie.

— Merci, dit Barr d’un ton las. C’est aimable à vous de vous plier aux caprices d’un vieillard. Ils se révoltèrent donc. Je devrais plutôt dire : nous nous révoltâmes, puisque j’étais parmi les chefs. Wiscard quitta Siwenna précipitamment ; et toute la planète et avec elle la province capitulèrent devant l’amiral, en même temps que l’on prodiguait toutes les assurances possibles de loyauté envers l’empereur. Pourquoi nous avons fait cela, je ne le sais trop. Peut-être nous sentions-nous des obligations envers le symbole, sinon la personne de l’empereur, un enfant cruel et mal élevé. Peut-être redoutions-nous les horreurs d’un siège.

— Et alors ? le pressa Mallow doucement.

— Et alors, répondit l’autre d’un ton amer, l’amiral ne fut pas satisfait. Il voulait la gloire d’avoir maté une province révoltée, et ses hommes voulaient le butin que leurs pillages leur auraient rapporté ; tandis que les gens se réunissaient sur les places des villes pour applaudir l’empereur, l’amiral occupa toutes les bases militaires et fit massacrer la population.

— Sous quel prétexte ?

— Sous le prétexte qu’ils s’étaient révoltés contre le vice-roi, l’oint de l’empereur… Et, au bout d’un mois de massacres et de mises à sac, l’amiral devint le nouveau vice-roi. J’avais six fils… Cinq sont morts… de façons diverses. J’avais une fille. J’espère qu’elle est finalement morte. Moi, je m’en suis tiré parce que j’étais vieux. Trop vieux pour causer du souci, même à notre vice-roi. » Il pencha sa tête grise. « Ils ne m’ont rien laissé parce que j’ai aidé à chasser un gouverneur rebelle et privé un amiral de sa gloire. »

Au bout d’un long silence, Mallow demanda : « Qu’est-il advenu de votre sixième fils ?

— Lui ? » Barr eut un sourire acide. « Il ne risque rien, il s’est engagé sous un faux nom dans les troupes de l’amiral. Il est canonnier dans la flotte personnelle du vice-roi. Oh ! non, ne me regardez pas ainsi, ce n’est pas un fils dénaturé. Il vient me voir chaque fois qu’il le peut et me donne ce qu’il peut. C’est lui qui me permet de survivre. Et un jour, notre grand et glorieux vice-roi sera traîné au poteau d’exécution, et mon fils sera le bourreau.

— Et vous confiez cela à un étranger. Vous mettez en danger la vie de votre fils.

— Non. Je l’aide en introduisant un nouvel ennemi. Et si j’étais aussi ami du vice-roi que je suis son ennemi, je lui dirais de garnir l’espace d’astronefs, jusqu’aux confins de la Galaxie.

— N’est-ce pas ce qu’il a fait ?

— En avez-vous trouvé ? Vous a-t-on interrogé lorsque vous êtes arrivé ? Avec le peu d’astronefs dont ils disposent, et le nombre de petites intrigues et d’ébauches de révolutions qui se fomentent dans les provinces, ils ne peuvent se permettre de placer des bâtiments pour garder les soleils barbares de l’extérieur. Aucun danger ne nous a jamais menacés de la Périphérie… jusqu’au moment où vous êtes venu.

— Moi ? Je ne représente pas un danger.

— Vous n’êtes que l’avant-garde. »

Mallow secoua lentement la tête. « Je crois que je ne vous suis pas bien.

— Ecoutez. » Le vieillard s’anima soudain. « Je l’ai su dès que vous êtes entré. Vous aviez un écran radioactif pour vous protéger, je l’ai vu. »

Il y eut un silence, puis Mallow dit : « Oui, c’est vrai.

— Bon. C’était une erreur, mais vous ne pouviez vous en douter. Je sais certaines choses. Ce n’est plus de mode aujourd’hui d’être érudit… les événements vont très vite ; et qui ne peut pas lutter, le fusil atomique à la main, est balayé par le courant, comme je l’ai été. Mais j’ai beaucoup étudié, et je sais que, dans toute l’histoire de l’atome, il n’a jamais été inventé d’écran individuel portatif. Nous en possédons d’immenses, qui peuvent protéger une ville, ou même un astronef, mais pas un individu.

— Ah ? Et qu’en déduisez-vous ?

— Des histoires ont circulé dans l’espace. Elles sont déformées de parsec en parsec… mais, lorsque j’étais jeune, un petit astronef est arrivé avec des hommes étranges à bord, qui ne connaissaient pas nos coutumes et ne pouvaient dire d’où ils venaient. Ils parlèrent de magiciens qui habiteraient aux confins de la Galaxie, des magiciens qui luisaient dans l’obscurité, qui volaient à travers les airs et que les armes n’atteignaient pas.

« Nous en avons tous ri à l’époque, et je n’y ai plus pensé jusqu’à aujourd’hui. Mais vous luisez dans l’obscurité et je crois que, même si j’avais une arme, je ne pourrais vous faire aucun mal. Dites-moi, est-ce que vous savez voler aussi aisément que vous vous asseyez sur cette chaise ? »

Mallow répondit avec beaucoup de calme : « Je ne sais rien faire de ce que vous dites. »

Barr sourit. « Parfait. Il n’est pas dans mes habitudes de faire subir un interrogatoire à mes hôtes. Mais s’il existe des magiciens, si vous êtes l’un d’eux, il pourrait un jour y en avoir toute une invasion. Peut-être serait-ce une bonne chose. Peut-être avons-nous besoin de sang nouveau. » Il parut un moment se parler tout bas à lui-même, puis reprit : « Mais il y a l’envers de la médaille. Notre nouveau vice-roi fait des rêves aussi, tout comme Wiscard.

— Il rêve de la couronne impériale, lui aussi ? » Barr acquiesça. « Mon fils a surpris des conversations. C’est inévitable, puisqu’il se trouve dans l’entourage immédiat du vice-roi. Il me les a rapportées. Notre nouveau vice-roi ne refuserait pas la couronne si on la lui donnait, mais il se réserve une position de repli. Il paraîtrait qu’à défaut de l’empire existant, il n’hésiterait pas à s’en créer un dans l’arrière-pays barbare. Il aurait même, mais je ne puis le certifier, marié une de ses filles à un roitelet, quelque part dans la Périphérie.

— S’il fallait écouter tous les racontars…

— Je sais. Et il y en a des tas. Je suis vieux et je radote. Mais vous, quel est votre avis ? » Le regard des yeux pâlis par l’âge était perçant, scrutateur.

Le Marchand réfléchit. « Je ne peux rien vous dire. Mais j’aimerais vous poser une question. Est-ce que Siwenna possède l’énergie atomique ? Attendez, je sais qu’elle n’ignore pas l’existence de cette énergie. Mais est-ce qu’il y a des générateurs intacts, ou est-ce qu’ils ont été détruits pendant la révolte ?

— Détruits ? Oh ! non ! Ils anéantiraient la moitié de la planète plutôt que de toucher aux générateurs. Ils sont irremplaçables et ce sont eux qui fournissent son énergie à la flotte. » Il ajouta presque fièrement : « Nous avons la plus grande et la plus perfectionnée des centrales de ce côté-ci de Trantor.

— Et comment devrais-je m’y prendre pour voir ces générateurs ?

— Rien à faire ! dit Barr sans hésiter. Si vous approchez d’un centre militaire, vous serez fusillé sur place. Vous ou n’importe qui. Siwenna est toujours privée de ses droits civiques.

— Vous voulez dire que toutes les centrales sont sous le contrôle des militaires ?

— Non. Il y a de petites centrales urbaines, celles qui fournissent le chauffage et l’éclairage, l’énergie nécessaire aux transports, etc. Mais celles-là sont sous le contrôle des technistes, ce qui ne vaut guère mieux.

— Qu’est-ce que les technistes ?

— C’est un groupe de spécialistes qui surveillent le fonctionnement des centrales. Il s’agit de charges héréditaires, les fils apprenant le métier de leur père. Nul autre qu’un techniste ne peut pénétrer dans une centrale.

— Ah…

— Je ne dis pas, ajouta Barr, qu’on n’a jamais vu de techniste se laisser corrompre. A une époque où neuf empereurs se succèdent en cinquante ans, parmi lesquels sept sont assassinés, où le dernier des commandants d’astronef aspire à devenir vice-roi, et tout vice-roi à devenir empereur, il serait étonnant que les technistes fussent inévitablement insensibles à l’argent. Mais il en faudrait beaucoup. Moi, je n’en ai pas, et vous ?

— De l’argent ? Non. Mais est-ce le seul moyen de corrompre ?

— Quel autre moyen y aurait-il quand l’argent achète tout le reste ?

— Il y a encore des tas de choses que l’argent n’achète pas. Quand vous m’aurez dit où se trouve la plus proche ville possédant une centrale et comment y parvenir, il ne me restera plus qu’à vous remercier.

— Attendez ! » Barr étendit ses mains maigres. « Pourquoi cette hâte ? Moi, je ne vous pose pas de questions. Mais, en ville, où tous les habitants continuent à être considérés comme rebelles, vous seriez appréhendé par le premier garde qui entendrait votre accent et verrait votre costume. »

Il se leva et, du tiroir d’une vieille commode, alla tirer un petit fascicule. « C’est mon passeport… il est faux. C’est lui qui m’a servi pour m’échapper. »

Il le plaça dans la main de Mallow et replia les doigts de celui-ci dessus. « Le signalement ne correspond pas, mais, si vous vous y prenez bien, personne n’y regardera de trop près.

— Mais vous ? Vous restez sans papiers. »

L’autre haussa les épaules. « Et alors ? Autre précaution que vous devez prendre : votre langage ! Votre accent est barbare, vous employez des expressions bizarres et des tas d’anachronismes. Moins vous parlerez, moins vous attirerez l’attention sur vous. Maintenant, je vais vous indiquer le chemin de la ville. »

Cinq minutes plus tard, Mallow était parti.

Il revint encore une fois, juste pour un instant, dans la maison du vieux patricien avant de la quitter complètement. Lorsque, tôt le lendemain matin, Onum Barr sortit dans son jardin, il trouva une caisse au milieu de l’allée. Elle contenait des provisions, des aliments concentrés tels qu’on en emporte sur les astronefs, des mets étranges, étrangement préparés.

Mais ces provisions étaient bonnes et elles durèrent longtemps.

X

Le techniste était courtaud et bedonnant. Il avait les cheveux très fins et on voyait son crâne rosé luire au travers. Il portait de lourdes bagues aux doigts, ses vêtements étaient parfumés, et c’était le premier homme que Mallow avait rencontré sur cette planète qui n’eût pas l’air affamé.

En ce moment, il faisait la moue. « Allons, mon ami, dépêchez-vous. J’ai une journée chargée. Vous me paraissez être un étranger… » Ce disant, il regardait le costume de Mallow avec un air des plus soupçonneux.

« Je ne suis pas de la région, dit Mallow, très calme ; mais peu importe. J’ai eu l’honneur de vous faire parvenir un petit présent hier. »

Le techniste leva le nez. « Je l’ai reçu. Intéressant, votre petit machin. Je pourrai m’en servir à l’occasion.

— J’ai d’autres cadeaux, encore plus intéressants. Et qui dépassent de beaucoup la catégorie petit machin.

— Ah ? » Le techniste rondouillard traîna rêveusement sur cette syllabe. « Je crois voir où vous voulez en venir. Vous n’êtes pas le premier. Vous allez m’offrir une bêtise quelconque : quelques crédits, un manteau peut-être, un bijou sans valeur, enfin quelque chose que vous imaginez dans votre petite tête susceptible d’acheter un techniste. » Il renifla avec colère. « Et je sais ce que vous voulez en retour. Vous n’êtes pas le seul à avoir eu cette brillante idée. Vous voulez être adopté par notre clan. Vous voulez apprendre les mystères de l’atome et les soins à donner aux machines. Vous pensez que, parce que vous autres chiens de Siwenna – car vous ne faites évidemment que semblant d’être étranger pour les besoins de la cause – vous payez tous les jours le prix de votre rébellion, vous allez pouvoir échapper au châtiment que vous méritez en vous assurant les privilèges et la protection de la guilde des technistes. »

Mallow allait répondre, mais le techniste se dressa brusquement, au comble de l’excitation. « Filez, rugit-il, avant que je ne donne votre nom au protecteur de la ville. Croyez-vous que je sois un homme à trahir ? Les félons siwenniens qui m’ont précédé, peut-être ! Mais vous n’avez plus affaire à la même race maintenant. Par la Galaxie, je me demande pourquoi je ne vous tue pas sur place de mes mains nues. »

Mallow sourit intérieurement. Tout ce discours était fabriqué au point qu’il dégénérait en farce.

Le Marchand regarda avec amusement ces deux mains flasques qui devaient, paraît-il, le tuer sur place et dit : « Sage techniste, vous vous trompez sur trois points. Primo, je ne suis pas une créature du vice-roi venue mettre à l’épreuve votre loyauté. Secundo, mon présent est quelque chose que l’empereur lui-même dans sa splendeur ne possède ni ne possédera jamais. Tertio, en retour je ne souhaite qu’une toute petite faveur, presque rien.

— C’est ce que vous dites ! » La voix de l’autre était lourde de sarcasme. « Allons ! quel est donc ce don impérial que, dans votre puissance divine, vous voulez bien m’accorder ? Quelle est cette chose que l’empereur ne possède pas ? »

Mallow se leva et repoussa sa chaise. « J’ai attendu trois jours pour vous voir, sage techniste, mais ce que je veux vous montrer ne prendra que trois secondes. Si vous voulez bien sortir ce pistolet dont je vois la crosse tout près de votre main…

— Comment ?

— Et tirer sur moi, je vous en serai reconnaissant.

— Quoi ?

— Si je suis tué, vous pourrez dire à la police que vous m’avez abattu parce que j’essayais de vous acheter. On vous en félicitera. Si je ne suis pas tué, je vous donnerai mon écran. »

Alors seulement, le techniste distingua la vague lueur blanche qui entourait le visiteur, comme si celui-ci avait été recouvert d’une poussière nacrée. Il leva son pistolet, et à la fois plein de méfiance et d’étonnement, il tira.

Les molécules d’air prises dans la subite désagrégation atomique devinrent des ions incandescents, marquant la mince ligne aveuglante qui entourait le cœur de Mallow… puis rejaillirent !

Et, tandis que pas un muscle du visage de Mallow ne bougeait, les forces atomiques qui l’attaquaient se consumaient contre l’écran nacré d’apparence si fragile et s’en allaient mourir dans les airs.

Le techniste laissa tomber son arme à terre sans même s’en apercevoir.

Mallow demanda : « Est-ce que l’empereur possède un écran personnel ? Vous, vous pouvez en avoir un. »

L’autre bredouilla : « Vous êtes… techniste ?

— Non.

— Alors comment vous êtes-vous procuré ça ?

— Que vous importe ? » Mallow parlait d’un ton plein de mépris. « Vous le voulez ? » Il lança une chaîne de boutons sur la table. « Tenez. »

Le techniste s’en saisit et l’examina nerveusement : « C’est complet ?

— Oui.

— Et l’énergie vient d’où ? »

Mallow désigna le plus gros des boutons dans sa gaine de plomb.

Le techniste leva un visage congestionné. « Monsieur, je suis un techniste de première classe. J’ai vingt ans de métier derrière moi et j’ai été élève du grand Bler à l’université de Trantor. Si vous avez l’audace de me dire que ce boîtier pas plus grand que… qu’une noisette contient un générateur atomique, je vous fais passer devant le protecteur dans trois secondes.

— Trouvez une autre explication, si vous pouvez. Moi, je vous dis que le mécanisme est complet. »

Le techniste se calma peu à peu et se passa la ceinture autour de la taille. Il poussa le bouton comme le lui indiquait Mallow. Le bouclier lumineux apparut. Le techniste leva son arme, puis hésita. Lentement, il la régla à un minimum presque inoffensif.

Puis, d’un geste convulsif, il tira. Le feu atomique jaillit contre sa main, la laissa indemne.

« Et si je vous tuais maintenant et que je garde ça ?

— Essayez, dit Mallow. Croyez-vous que je vous ai donné le seul que je possède ? » En effet, lui aussi s’entoura instantanément de lumière nacrée.

Le techniste eut un rire nerveux. Il lança son arme sur la table. « Et qu’est-ce que cette toute petite faveur, ce presque rien que vous attendez de moi ?

— Je veux voir vos générateurs.

— Vous savez que c’est défendu. C’est l’expulsion dans l’espace pour vous et moi…

— Je ne veux même pas les toucher. Je veux les voir… de loin.

— Et si je refuse ?

— Vous avez votre écran, mais moi j’ai d’autres choses. Un revolver qui perce ce genre de bouclier, par exemple.

— Hmm, fit le techniste. Venez avec moi. »

XI

La maison du techniste était une petite construction de deux étages, aux abords de l’énorme cube sans fenêtre qui dominait la ville. Pour passer d’un bâtiment à l’autre, Mallow emprunta un passage souterrain et se retrouva dans l’atmosphère chargée d’ozone de la centrale atomique.

Durant un quart d’heure, il suivit son guide sans rien dire. Ses yeux enregistraient tout, mais ses doigts ne touchaient rien. Le techniste demanda enfin d’une voix mal assurée :

« Vous en avez assez vu, je pense ?

— Oui, dit Mallow, largement. »

Ils regagnèrent les bureaux et Mallow dit d’un ton songeur :

« Et c’est vous qui contrôlez tous ces générateurs ?

— Tous », répondit le techniste, avec un rien de suffisance dans la voix.

« Et vous les entretenez en ordre de marche ?

— Parfaitement !

— Et en cas de panne ? »

Le techniste secoua la tête avec indignation. « Il n’y a jamais de panne. Jamais. Ils ont été construits pour durer une éternité.

— C’est long, l’éternité. Supposez…

— Il est antiscientifique de supposer des faits absurdes.

— Très bien. Supposez que je détruise un élément vital. Je ne pense pas que ces machines soient à l’abri des effets des forces atomiques. Si je grillais un relais indispensable ou si je cassais une lampe D à quartz ?

— Eh bien, dans ce cas, cria le techniste, furieux, vous seriez tué.

— Oui, je sais. » Mallow criait aussi. « Mais le générateur ? Sauriez-vous le réparer ?

— Mon cher monsieur, s’exclama le techniste, vous en avez eu pour votre argent. Maintenant, décampez ! Je ne vous dois plus rien ! »

Mallow s’inclina avec un respect exagéré et sortit.

Deux jours plus tard, il regagnait la base où le Far Star l’attendait pour le ramener sur la planète Terminus.

Et deux jours plus tard, l’écran protecteur du techniste s’éteignit, et ni les prières ni les malédictions ne le rallumèrent.


Pour la première fois depuis six mois, Mallow se détendait. Il était allongé sur le dos, complètement nu, dans le solarium de sa nouvelle villa. Ses grands bras bruns et musclés étaient repliés sous sa tête, révélant des biceps noueux.

L’homme qui était auprès de Mallow lui plaça un cigare entre les dents et le lui alluma. Sur quoi il déclara :

« Vous devez être surmené. Vous avez sûrement besoin d’un long repos.

— Peut-être, Jael, mais j’aimerais mieux me reposer dans un fauteuil de conseiller. Parce qu’il me faut ce siège et que vous allez m’aider à l’avoir.

— Qu’est-ce que je viens faire dans cette histoire ? demanda Ankor Jael.

— Votre rôle est clair. D’abord, vous êtes un vieux renard de politicien. Secundo, vous avez été évincé du cabinet par Jorane Sutt, lequel préférerait perdre un œil plutôt que de me voir siéger au Conseil. Vous croyez que je n’ai guère de chances, n’est-ce pas ?

— Guère, en effet, reconnut l’ex-ministre de l’Education. Vous êtes un Smyrnien.

— Ce n’est pas un obstacle légal. J’ai reçu une éducation laïque.

— Allons, allons, depuis quand le préjugé suit-il d’autres lois que la sienne ? Mais parlez-moi un peu de votre homme… de ce Jaim Twer. Que dit-il, lui ?

— Il proposait de faire campagne pour moi il y a un an, répondit Mallow. Mais il n’y serait pas parvenu, de toute façon. Il manque de profondeur. Il est vigoureux et il a la langue bien pendue, mais tout cela ne sert pas à grand-chose. Il faut que je tente un véritable coup d’Etat. C’est pour cela que j’ai besoin de vous.

— Jorane Sutt est le plus fin politicien de la planète, et il marchera contre vous. Je ne me crois pas de taille à lutter avec lui. Et ne vous imaginez pas qu’il reculera devant les manœuvres les plus déloyales.

— J’ai de l’argent.

— Ça sert. Mais il en faut beaucoup pour effacer les préjugés… vous qui n’êtes qu’un sale Smyrnien.

— Je n’en manquerai pas.

— Bien. Je vais vous aider. Mais n’allez pas me dire après cela que je vous ai encouragé… Tiens, vous avez une visite. »

Mallow fit la grimace. « Jorane Sutt, en personne. Il est en avance, et je n’en suis pas surpris. Voilà un mois que je l’évite. Ecoutez, Jael, passez dans l’autre pièce et branchez l’écouteur. Je tiens à ce que vous ne perdiez rien de cette conversation. »

Il fit passer le conseiller dans la pièce voisine, puis enfila un peignoir de soie. La lumière solaire synthétique reprit un éclat normal.

Le secrétaire du Maire entra d’un pas rapide, et le majordome referma la porte derrière lui.

Mallow noua sa ceinture et dit : « Asseyez-vous donc, Sutt. »

Sutt s’installa dans un fauteuil confortable, mais il resta assis sur le bord de son siège. « Si vous voulez bien commencer par exposer vos conditions, lança-t-il, nous allons parler affaires tout de suite.

— Que voulez-vous dire ?

— Vous avez envie qu’on vous flatte ? Tenez, par exemple, qu’avez-vous fait sur Korell ? Votre rapport était très incomplet.

— Je vous l’ai remis il y a des mois. Vous en avez paru satisfait alors.

— Oui, fit Sutt, mais depuis cette époque, vous avez eu des activités fort révélatrices. Nous sommes très au courant de ce que vous faites, Mallow. Nous savons exactement combien d’usines vous installez ; avec quelle hâte vous poursuivez les travaux ; et combien cela vous coûte. Et je ne parle pas de ce palais, ajouta-t-il en promenant autour de lui un regard significatif, qui a dû vous coûter bien plus que mon traitement annuel.

— Et alors ? Qu’est-ce que cela prouve, sinon que vous employez des espions qui font bien leur travail ?

— Cela prouve que vous avez de l’argent que vous n’aviez pas il y a un an. Et cela peut vouloir dire bien des choses… par exemple qu’il s’est produit sur Korell des événements que nous ignorons. D’où vient votre argent ?

— Mon cher Sutt, vous ne vous attendez tout de même pas à ce que je vous le dise ?

— Non.

— C’est bien ce que je pensais. Je vais donc vous le dire. Il vient tout droit des coffres du Commodore de Korell. »

Sutt tiqua.

Mallow sourit et continua : « Malheureusement pour vous, tout cela est très légal. Je suis Maître Marchand et les sommes que j’ai reçues étaient représentées par du fer usiné et de la chromite en échange d’un certain nombre de menus objets que j’ai fournis au Commodore. Cinquante pour cent des bénéfices m’appartiennent, au terme des accords conclus avec la Fondation. L’autre moitié va à la fin de chaque année dans les caisses du gouvernement, quand tous les bons citoyens paient leurs impôts sur le revenu.

— Votre rapport ne parlait pas d’un traité commercial.

— Il ne parlait pas non plus de ce que j’avais pris à mon petit déjeuner ce jour-là, ni du nom de ma maîtresse d’alors, ni d’aucun autre détail aussi dénué d’intérêt. On m’a envoyé – souvenez-vous de vos propres paroles – pour garder l’œil ouvert. J’ai suivi ces instructions. Vous vouliez savoir ce qu’il était advenu des appareils commerciaux de la Fondation tombés entre les mains des Korelliens. Je n’en ai jamais trouvé trace. Vous vouliez savoir si Korell possédait l’énergie atomique. Mon rapport mentionne que des revolvers atomiques se trouvent en la possession des gardes du corps du Commodore. Je n’en ai pas vu d’autres. Et les armes en question ne sont que des reliques de l’Empire, peut-être des pièces de musée hors d’état de marche.

« J’ai donc suivi vos consignes, mais pour le reste, j’étais et je suis encore libre de mes mouvements. Selon les lois de la Fondation, un Maître Marchand peut ouvrir de nouveaux marchés s’il en a la possibilité et percevoir sur ces opérations une part équivalant à la moitié des bénéfices. Quelles objections avez-vous à faire ? Je n’en vois pas pour ma part. »

Sutt baissa les yeux et, maitrisant sa colère, dit : « La coutume veut que les Marchands fassent profiter la religion de leurs voyages.

— J’obéis à la loi et non pas à la coutume.

— Les coutumes sont parfois placées plus haut que les lois.

— Eh bien, citez-moi en justice, alors ! »

Sutt le foudroya du regard. « Vous êtes un Smyrnien, c’est vrai ! La naturalisation et l’éducation au fond, n’y changent rien. Ecoutez-moi pourtant et tâchez de comprendre.

« Il ne s’agit plus seulement d’argent et de marchés. La science du grand Hari Seldon nous prouve que l’avenir du futur Empire de la Galaxie dépend de nous, nous ne pouvons nous détourner de cette route qui conduit à l’Empire. La religion que nous professons est le plus puissant instrument dont nous disposions à cette fin. Grâce à elle, nous avons placé sous notre contrôle les Quatre Royaumes, au moment même où ils nous auraient volontiers écrasés. C’est le moyen le plus formidable qu’on connaisse pour contrôler les hommes et les mondes.

« La principale raison du succès dont ont bénéficié les Marchands était que la religion se répandait rapidement en même temps que les techniques et l’économie nouvelles, qui en découlaient, demeuraient sous notre entier contrôle.

Il se tut pour reprendre haleine et Mallow intervint d’une voix douce : » Je connais cette thèse. Je la comprends fort bien.

— Vraiment ? Je n’en attendais pas tant. Vous comprenez alors que votre tentative purement commerciale ; que votre production massive de pacotille qui n’affectera jamais qu’en surface l’économie d’une planète ; que la soumission de la politique interstellaire au dieu des bénéfices ; que la séparation de l’énergie atomique et du contrôle religieux… que tout cela ne peut qu’amener l’absolu reniement de la politique qui a si bien fait ses preuves durant un siècle.

— Et il n’est que temps, dit Mallow, sans se démonter, car c’est une politique dépassée, dangereuse et impossible. Malgré tout le succès qu’elle a connu dans les Quatre Royaumes, votre religion n’a guère été acceptée ailleurs. A l’époque où nous avons mis la main sur les royaumes, il s’est trouvé assez d’exilés pour aller raconter partout comment Salvor Hardin s’est servi du clergé et de la superstition du peuple pour renverser des monarchies séculaires. Et pour ceux qui n’auraient pas compris, l’exemple d’Askone, il y a vingt ans, a été assez clair. Il n’y a pas aujourd’hui un chef d’Etat de la Périphérie qui n’aimerait mieux se trancher la gorge plutôt que de laisser un prêtre de la Fondation pénétrer sur son territoire.

« Je n’entends pas forcer Korell ni aucun autre monde à accepter quelque chose dont ils ne veulent pas. Non, Sutt. Si la possession de l’énergie atomique les rend dangereux, une sincère amitié fondée sur de bonnes relations commerciales vaut mille fois mieux qu’une suzeraineté incertaine fondée sur la domination exécrée d’une puissance spirituelle étrangère qui, le jour où elle manifeste le plus léger symptôme de faiblesse, ne peut que s’écrouler irrémédiablement, sans rien laisser d’autre après elle qu’une crainte et qu’une haine inextinguibles.

— Remarquable exposé, fit Sutt, railleur. Et maintenant, pour en revenir à notre point de départ, quelles sont vos conditions ? Que demandez-vous pour échanger vos idées contre les miennes ?

— Vous croyez que mes convictions sont à vendre ?

— Pourquoi non ! répliqua l’autre. N’est-ce pas votre métier de vendre et d’acheter ?

— Seulement si j’y gagne, dit Mallow. M’offririez-vous plus que je ne gagne pour l’instant ?

— Vous pourriez garder trois quarts de vos bénéfices au lieu de la moitié.

— Vous plaisantez ! fit Mallow. Les échanges commerciaux tomberaient à dix pour cent de ce qu’ils sont actuellement avec vos méthodes. Il me faut mieux que cela.

— Vous pourriez avoir un siège au Conseil.

— Je l’aurai de toute façon, avec ou malgré vous. »

Sutt serra les poings. « Vous pourriez aussi vous épargner une peine de prison. Vingt ans, si je parviens à mes fins. Calculez un peu ce que cela représente de bénéfices !

— Aucun, à moins que vous ne soyez en mesure de mettre cette menace à exécution.

— Il me suffira d’intenter contre vous un procès pour meurtre.

— Le meurtre de qui ? » demanda Mallow, méprisant.

Sutt parlait d’un ton rauque maintenant, sans toutefois élever la voix : « Le meurtre d’un prêtre anacréonien, au service de la Fondation.

— Tiens, tiens. Et quelles preuves avez-vous ? »

Le secrétaire du Maire se pencha en avant. « Je ne bluffe pas, Mallow. Les travaux préparatoires sont achevés. Je n’ai qu’un document à signer pour que s’ouvre le procès de Hober Mallow, Maître Marchand. Vous avez abandonné un sujet de la Fondation aux mains d’une foule étrangère, Mallow, et vous avez cinq secondes pour échapper au châtiment que vous méritez. Pour ma part, je préférerais que vous continuiez à bluffer. J’aime mieux un ennemi abattu qu’un ami peu sûr.

— Vous êtes exaucé, dit Mallow.

— Parfait ! dit le secrétaire avec un sourire mauvais. C’est le Maire qui a voulu faire encore cette tentative de conciliation, pas moi. Vous conviendrez que je n’ai pas trop cherché à vous convaincre. »

La porte s’ouvrit devant lui et il sortit.

Mallow leva les yeux en voyant entrer Ankor Jael.

« Vous l’avez entendu ? demanda-t-il.

— Je ne l’ai jamais vu aussi en colère depuis que je le connais, cette crapule ! répondit Jael.

— Alors, votre avis ?

— Eh bien, je vais vous le donner. Il parle depuis toujours de dominer l’étranger par des moyens spirituels, mais je suis persuadé que ses préoccupations profondes sont rien moins que spirituelles. Je n’ai pas besoin de vous rappeler que j’ai été expulsé du cabinet pour avoir tenu les mêmes propos que je vous tiens maintenant.

— C’est exact. Et quelles sont, selon vous, les véritables préoccupations de Sutt ?

— Comme il est loin d’être stupide, il ne peut ignorer la banqueroute de notre politique religieuse qui n’a guère réussi de conquêtes nouvelles depuis soixante-dix ans. Donc, de toute évidence, il l’utilise à des fins qui lui sont personnelles.

« Or, tout dogme, qui s’appuie essentiellement sur la foi et la sentimentalité, est une arme dangereuse car il est à peu près impossible d’assurer qu’elle ne se retournera pas contre ceux qui en font usage. Voilà cent ans maintenant que nous prônons un rituel et une mythologie de plus en plus vénérables, traditionnels et immuables. A certains égards, cette religion n’est plus tout à fait sous notre contrôle.

— Comment cela ? demanda Mallow. Je vous suis mal.

— Bon. Supposez qu’un homme, un homme ambitieux, veuille se servir de la force de la religion contre nous, plutôt que pour nous soutenir.

— Vous parlez de Sutt…

— Parfaitement. Enfin, mon cher, s’il parvenait à mobiliser au nom de l’orthodoxie les divers collèges religieux des planètes-satellites contre la Fondation, pouvez-vous me dire quelles chances nous aurions de lui résister ? En se mettant à la tête des dévots, il pourrait déclarer la guerre à l’hérésie, incarnée par exemple en vous, et se proclamer roi. Après tout, n’est-ce pas Hardin qui disait : ’’Un fusil atomique est une arme excellente, mais on peut le braquer dans la direction que l’on veut.’’ »

Mallow se frappa la cuisse. « D’accord, Jael, alors faites-moi entrer au Conseil et je le combattrai. »

Jael demeura un instant songeur. « Vous n’y arriverez peut-être pas. Qu’est-ce que c’est que cette histoire de prêtre lynché ? C’est inventé de toutes pièces, n’est-ce pas ?

— C’est tout à fait exact », dit Mallow d’un ton calme.

Jael émit un long sifflement. « Et il a des preuves ?

— Il devrait. » Mallow hésita, puis ajouta : « Jaim Twer a toujours été à sa dévotion, mais ni l’un ni l’autre ne savait que j’étais au courant. Or, Jaim Twer a assisté à la scène. »

Jael hocha la tête. « Hu, hu. Mauvais.

— Pourquoi ? D’après les lois mêmes de la Fondation, ce prêtre se trouvait sur la planète illégalement. Je suis sûr que le gouvernement korellien s’est servi de lui comme d’un appât, avec ou sans son consentement. Le bon sens ne me laissait pas le choix, et la solution que j’ai adoptée était strictement légale. Si Sutt me cite en justice, il ne fera que se couvrir de ridicule. » Jael ne parut pas sensible à ce raisonnement. « Non, Mallow, vous n’y êtes pas. Je vous ai dit qu’il ne reculait devant rien. Il ne compte pas vous condamner ; il sait qu’il n’en a pas la possibilité. Mais il va ruiner votre réputation. Vous avez entendu ce qu’il vous a dit : les coutumes sont parfois plus importantes que les lois. Vous sortirez du procès acquitté, mais si les gens croient que vous avez abandonné un prêtre aux mains des émeutiers, c’en est fini de votre popularité.

« Ils admettront que vous avez choisi la solution légale, et même raisonnable. Mais il n’empêche qu’à leurs yeux vous resterez un lâche, une brute au cœur de pierre, un monstre. Et jamais vous ne serez élu conseiller. Peut-être même perdrez-vous votre position de Maître Marchand en vous faisant retirer votre citoyenneté. Vous n’êtes que naturalisé, vous savez. Que croyez-vous que Sutt demande de plus ?

— Ah ! vous croyez cela ? fit Mallow.

— Mon garçon, dit Jael, je vous appuierai, mais je ne peux rien faire pour vous aider. Vous êtes dans le pétrin… dans un joli pétrin. »

XII

La salle du Conseil était pleine à craquer en ce quatrième jour du procès de Hober Mallow, Maître Marchand. Le seul conseiller absent maudissait dans son lit la fracture qui l’immobilisait. Les galeries même étaient encombrées de gens que l’influence, la richesse ou une persévérance diabolique avaient réussi à faire pénétrer dans la salle. Le reste de la foule était devant le palais, massée en petits groupes autour des visiphones en 3D.

Ankor Jael, avec l’aide du service d’ordre, se fraya un chemin jusqu’à sa place, et de là jusqu’auprès du siège qu’occupait Hober Mallow.

« Ah ! bravo, fit celui-ci, vous avez pu passer. Vous avez la bobine ?

— Tenez, dit Jael. Voilà ce que vous m’aviez demandé.

— Bon. Comment prennent-ils la chose dehors ?

— Ils sont déchaînés, fit Jael. Vous n’auriez jamais dû tolérer que les débats fussent publics.

— Mais si, j’y tenais.

— On parle de lynchage. Et les hommes de Publis Manlio…

— J’allais vous interroger à ce sujet, Jael. Il monte les collèges religieux contre moi, je présume.

— S’il les monte ? Mais c’est la plus belle machination qu’on puisse rêver. En qualité de secrétaire aux Affaires Etrangères, c’est lui qui joue le rôle de procureur dans les cas relevant de la juridiction interstellaire. En tant que Grand Prêtre et que primat de l’Eglise, il excite les hordes de fanatiques…

— Bah, n’y pensons plus. Vous souvenez-vous de la phrase de Hardin que vous me citiez le mois dernier ? Eh bien, nous allons leur montrer qu’un fusil atomique peut être braqué dans n’importe quelle direction. »

Le Maire faisait son entrée, et les conseillers se levèrent.

« C’est mon tour aujourd’hui, murmura Mallow. Asseyez-vous, ça va être drôle. »

On procéda aux formalités préliminaires, et quinze minutes plus tard, Hober Mallow s’avançait au milieu des regards hostiles, jusqu’au pied du pupitre où trônait le Maire. Un pinceau lumineux le suivait et sur les écrans des visiphones publics aussi bien que sur ceux des appareils privés qu’on trouvait dans presque chaque foyer, la haute silhouette de l’accusé se découpa, solitaire.

Il commença d’un ton parfaitement détaché : « Pour gagner du temps, je reconnais l’exactitude de tous les chefs d’accusation relevés contre moi. L’histoire du prêtre et de l’émeute telle que l’a évoquée le procureur est tout à fait exacte. »

Un murmure parcourut l’assistance. L’accusé attendit que le silence se fût rétabli.

« Toutefois, le tableau qu’il a brossé n’est pas complet. Je demande l’autorisation de le compléter à ma façon. Mon récit pourra du premier abord vous paraître sans rapport avec ce qui nous occupe ; je vous prie de m’en excuser d’avance.

« Je commencerai au même point que l’a fait l’accusation : à savoir par mes entretiens avec Jorane Sutt et Jaim Twer. Ce qui s’est passé lors de ces entretiens, vous le savez. On vous a rapporté les paroles qui furent échangées et je n’ai rien à ajouter à cela, sinon quelques réflexions.

« Ces conversations me laissèrent un sentiment de méfiance, et vous conviendrez que ce sentiment était justifié. Comment, voilà deux personnages que je ne connais que superficiellement et qui me font des propositions insensées. Le premier, le secrétaire du Maire, me demande de jouer le rôle d’agent secret du gouvernement et de remplir une mission extrêmement confidentielle, dont on vous a déjà expliqué la nature et l’importance. Le second, chef d’un parti politique, me demande de me présenter aux élections.

« Je cherchai, bien sûr, leurs vrais motifs. Celui de Sutt semblait assez évident. Il n’avait pas confiance en moi. Peut-être croyait-il que je vendais à l’ennemi des secrets atomiques et que je préparais une révolte. Peut-être voulait-il ou pensait-il précipiter les événements. Dans ce cas, il lui fallait pour m’accompagner dans ma mission un homme à lui qui m’espionnerait. Cette pensée toutefois ne me vint que plus tard, quand Jaim Twer apparut.

« Qu’on y réfléchisse en effet : Twer se présente comme un Marchand qui a renoncé au commerce pour la politique, et pourtant je ne sais rien de sa carrière commerciale, bien que je connaisse fort bien la question. Qui plus est, bien que Twer se vante d’avoir reçu une éducation laïque, il n’a jamais entendu parler d’une crise Seldon. »

Hober Mallow marqua un temps pour bien insister sur ce point ; pour la première fois, un long silence accueillit ses déclarations : l’auditoire retenait son souffle. Seuls les habitants de Terminus pouvaient profiter de la retransmission complète de l’audience. Les gens des planètes extérieures n’entendraient que des versions censurées conformes aux exigences de la religion. On ne leur dirait rien des crises Seldon. Mais ils en apprendraient quand même de belles.

Mallow poursuivit :

« Comment un homme ayant reçu une éducation laïque pourrait-il ignorer ce qu’est une crise Seldon ? Il n’existe sur la Fondation qu’un système d’éducation où l’on évite toute allusion à la planification de l’histoire par Seldon et où on traite ce personnage comme une figure à demi mythique de sorcier…

« J’ai compris alors que Jaim Twer n’avait jamais été Marchand. J’ai su qu’il avait été dans les ordres et qu’il était peut-être même un prêtre ; en tout cas, durant les trois années qu’il se prétendit à la tête d’un parti politique des Marchands, il n’avait été que l’homme de paille de Jorane Sutt.

« Je décidai alors de frapper dans le noir. J’ignorais quelles étaient les intentions de Sutt à mon égard, mais puisqu’il semblait disposé à me laisser un peu la bride sur le cou, j’allais jouer son jeu. Twer, à mon avis, devait m’accompagner dans mon voyage pour me surveiller. S’il ne venait pas, je savais que Sutt trouverait d’autres moyens de m’épier, moyens dont peut-être je ne m’apercevrais pas tout de suite. Mieux valait connaître l’ennemi. J’invitai donc Twer à m’accompagner. Il accepta.

« Ceci, messieurs les conseillers, explique deux choses. D’abord, cela prouve que Twer n’est pas un de mes amis témoignant à son corps défendant contre moi, pour obéir à sa conscience, comme l’accusation voudrait le faire croire. C’est un espion, qui s’acquitte de la besogne pour laquelle il est payé. Second point, cela justifie certaine décision que j’ai prise lors de l’apparition de ce prêtre que je suis accusé d’avoir tué, décision dont on n’a point encore parlé, puisque personne n’en a eu connaissance. »

Mallow s’éclaircit la gorge et continua :

« Il m’est pénible de rappeler quels furent mes sentiments quand la nouvelle me parvint que nous avions un missionnaire réfugié à bord. Mon impression dominante était celle d’une terrible certitude. Il s’agissait, pensai-je, d’une initiative de Sutt, mais dont la portée m’échappait. J’étais tout à fait désorienté.

« Je ne pouvais faire qu’une chose. Je me débarrassai de Twer pour cinq minutes en l’envoyant rassembler l’équipage. Profitant de son absence, j’installai un visio-enregistreur afin que ce qui allait se produire demeurât fixé pour pouvoir être étudié plus tard tout à loisir. Ceci, dans l’espoir que ce qui me déconcertait alors se révélerait peut-être parfaitement clair avec le recul du temps.

« J’ai depuis fait passer quelque cinquante fois cette bobine. Je l’ai apportée aujourd’hui et je me propose de répéter l’opération pour la cinquante et unième fois devant vous. »

Le Maire frappa quelques coups de marteau pour demander le silence. Dans cinq millions de foyers de Terminus, des spectateurs passionnés se rapprochèrent de leurs appareils, tandis que, sur l’estrade, Jorane Sutt faisait un signe de tête au Grand Prêtre, qui semblait fort nerveux.

On débarrassa le centre de la salle, on baissa les lumières. Ankor Jael procéda aux derniers réglages et, après un léger déclic, une scène se joua sous les yeux du public, en couleurs et en relief, ayant en bref tous les attributs de la vie sauf la vie elle-même.

On vit d’abord le missionnaire, affolé et bredouillant, planté entre le lieutenant et le sergent, Mallow attendant en silence, tandis que l’équipage se massait dans la salle, Twer fermant la marche.

La conversation qui s’était tenue ce jour-là se répéta, mot pour mot. Le sergent fut réprimandé par Mallow, le missionnaire interrogé. Puis on vit la foule s’approcher, on l’entendit gronder, le révérend Jord Parma lança ses déchirantes supplications. Mallow dégaina son arme et le missionnaire fut entraîné par les soldats, levant les bras en une ultime malédiction, une brève lueur apparut puis s’éteignit aussitôt au-dessus de sa tête.

La scène s’acheva sur la vision des officiers figés d’horreur, tandis que Twer portait les mains à ses oreilles et que Mallow rengainait tranquillement son arme.

On ralluma. Le vide qu’on avait ménagé au centre de la salle apparut vide de nouveau. Mallow, le vrai Mallow en chair et en os, reprit le cours de son récit.

« Cet incident est donc exactement tel que vous l’a présenté l’accusation… en apparence du moins. Je vais bientôt revenir sur ce point. Les réactions de Jaim Twer montrent bien, soit dit en passant, qu’il a reçu une éducation religieuse.

« Ce même jour je lui fis observer certains détails incongrus. Je lui demandai d’où avait pu venir ce missionnaire, et comment une pareille foule avait pu se rassembler, alors que nous étions à plus de cent cinquante kilomètres de l’agglomération la plus proche. L’accusation ne s’est pas arrêtée sur ces problèmes.

« Ni sur le fait, par exemple, que Jord Parma portait un costume bien voyant. Un missionnaire qui brave au mépris de sa vie les lois de Korell et de la Fondation, ne se promène pas dans une tenue aussi criarde. Sur le moment, je crus que Parma était à son insu le complice du Commodore qui l’utilisait comme appât, afin de nous amener à commettre un délit qui lui permettrait de nous anéantir, nous et notre astronef, en demeurant dans le cadre de la légalité.

« L’accusation a prévu que je chercherais à me justifier ainsi. Elle s’attendait à m’entendre déclarer que la sécurité de mon astronef et de mon équipage, que ma mission même étaient en jeu et que je ne pouvais tout sacrifier pour sauver un homme qui, de toute façon, avec ou sans nous, aurait péri. Elle m’objecte ’’l’honneur’’ de la Fondation et de la nécessité de garder notre ’’dignité’’ afin de maintenir notre ascendant.

« Cependant, on remarquera que l’accusation ne semble pas attacher beaucoup d’importance à Jord Parma en tant qu’individu. On ne vous a donné sur son compte aucun détail ; on ne vous a parlé ni de sa date de naissance, ni de son éducation, ni de sa carrière. Cela est dû aux mêmes raisons qui expliquent les anomalies de l’enregistrement visiphonique auxquelles j’arrive maintenant.

« L’accusation n’a pas beaucoup parlé de Jord Parma parce qu’elle ne pouvait rien dire à son sujet. La scène que vous venez de voir au visiphone sonne faux parce que Jord Parma joue son rôle. Jord Parma n’a jamais existé. Tout ce procès n’est qu’une vaste farce. »

Une fois encore il dut attendre que l’agitation se fût calmée. Il reprit alors :

« Je vais vous montrer l’agrandissement d’une image de l’enregistrement qui se suffit à elle-même. Lumière, Jael, je vous prie. »

On baissa de nouveau les lumières et l’ont vit réapparaitre les silhouettes pétrifiées des officiers du Far Star. Mallow tenait son revolver atomique à la main. A sa gauche, le révérend Jord Parma avait la bouche ouverte, et les manches de sa robe retombaient sur ses bras levés vers le ciel.

Une lueur brillait au poignet du missionnaire, celle-là même qui tout à l’heure avait jeté un éclat fugitif.

« Regardez ce point brillant, cria Mallow. Agrandissez encore, Jael ! »

L’image grossit démesurément, et bientôt la silhouette du missionnaire emplit seule l’espace, puis on ne vit plus que son bras, puis seulement sa main, qui se détachait, immense et décharnée.

Le point lumineux était devenu un assemblage de lettres aux contours fluorescents : P. S. K.

» Vous voyez là, messieurs, expliqua Mallow, un tatouage invisible à la lumière ordinaire, mais qu’on distingue fort bien à la lumière ultraviolette – dont j’avais baigné la salle en branchant mon enregistreur visiphonique. C’est peut-être une méthode un peu naïve d’identification, mais elle donne d’excellents résultats sur Korell, où l’on ne trouve pas de projecteurs à U. V. à tous les coins de rue. Même à bord, c’est par hasard que j’ai fait cette découverte.

« Peut-être certains d’entre vous ont-ils déjà deviné ce que signifiaient ces initiales P S K. Jord Parma connaissait le jargon des prêtres et il jouait son rôle en comédien accompli. Où il l’avait appris et comment, je ne saurais vous le dire, mais PSK signifie Police Secrète Korellienne. »

Mallow poursuivit, en criant, pour dominer le tumulte :

« J’ai d’autres preuves à l’appui de ce que j’avance, sous la forme de documents que j’ai rapportés de Korell et que je tiens à la disposition de la Cour.

« Que reste-t-il alors de l’accusation ? On a déjà dit et répété que j’aurais dû combattre pour le missionnaire, au mépris de la loi, et quitte à sacrifier la réussite de ma mission, mon astronef, tout mon équipage et moi-même pour l’honneur de la Fondation ?

Mais ledit missionnaire était un imposteur !

« Aurais-je dû intervenir alors pour un agent secret korellien qui utilisait la garde-robe et l’éloquence empruntées sans doute à quelque exilé anacréonien ? Jorane Sutt et Publis Manlio auraient-ils voulu me voir tomber dans ce piège stupide ?… »

Sa voix se noya dans les clameurs de la foule. Des hommes le hissèrent sur leurs épaules et le portèrent jusque sur l’estrade. Par les fenêtres, il apercevait des torrents humains qui se mouvaient sur la place.

Il chercha des yeux Ankor Jael, mais il ne put distinguer un seul visage dans cette masse grouillante. Peu à peu, il finit par percevoir un cri scandé que reprenait la foule, avec une vigueur inlassable : « Vive Mallow… vive Mallow… »

Ankor Jael fixait le visage défait de Mallow. Ç’avaient été deux jours de folie, deux jours où ni l’un ni l’autre n’avaient fermé l’œil.

« Vous avez fait une remarquable exhibition, Mallow. Ne gâchez pas tout maintenant en voulant sauter trop haut. Vous ne pouvez songer à briguer sérieusement le poste de Maire. L’enthousiasme populaire est une force puissante, mais éphémère.

— En effet ! dit Mallow, aussi devons-nous l’entretenir ; le meilleur moyen d’y parvenir me semble être de continuer l’exhibition.

— Qu’allez-vous faire maintenant ?

— Vous allez arrêter Publis Manlio et Jorane Sutt…

— Comment ?

— Vous avez bien entendu. Que le Maire les fasse arrêter ! Peu m’importent les menaces que vous emploierez. Je tiens la foule… pour aujourd’hui, en tout cas. Il n’osera pas l’affronter.

— Mais sous quel prétexte les arrêter, mon cher ?

— Sous le meilleur. Ils ont incité le clergé des planètes extérieures à prendre parti dans les querelles de la Fondation. C’est interdit depuis Seldon. Accusez-les d’atteinte à la sûreté de l’Etat. Et je me fiche pas mal qu’ils soient condamnés ou non. Je ne veux simplement plus les avoir sur mon chemin jusqu’à ce que je sois Maire.

— Les élections sont dans six mois.

— Nous n’aurons pas trop de temps. » Mallow se leva d’un bond et saisit Jael par le bras. « Ecoutez, je m’emparerais du gouvernement par la force, s’il le fallait… comme l’a fait Salvor Hardin cent ans avant moi. Nous sommes toujours sous la menace d’une crise Seldon, et quand elle se produira, il faudra que je sois Maire et aussi Grand Prêtre.

— D’où viendra-t-elle, cette crise ? demanda Jael. De Korell ? »

Mallow acquiesça. « Naturellement. Ils nous déclareront la guerre un de ces jours, mais je parie bien que cela demandera encore un an ou deux.

— Avec des astronefs atomiques ?

— Qu’est-ce que vous croyez ? Ces trois appareils marchands que nous avons perdus dans leurs parages n’ont pas été abattus avec des pistolets à air comprimé. Jael, c’est l’Empire qui leur fournit des appareils. Ne prenez pas cet air ahuri. J’ai dit : l’Empire ! Il existe toujours, vous savez. Il a peut-être disparu de la Périphérie, mais dans le centre de la Galaxie, il est toujours vigoureux. Et au premier faux pas que nous ferons, il nous brise les reins. C’est pourquoi je dois être Maire et Grand Prêtre. Je suis le seul homme qui sache combattre la crise.

— Comment cela ? demanda Jael. Qu’allez-vous faire ?

— Rien. »

Jael eut un pâle sourire. « Vraiment !

— Quand je serai maître de cette Fondation, répliqua Mallow, d’un ton catégorique, je ne ferai rien. Absolument rien, et c’est cela l’arme secrète qui résoudra cette crise. »

XIII

Asper Argo, le Bien-Aimé. Commodore de la République Korellienne, accueillit sa femme par un haussement des sourcils inquiet. Avec elle, en tout cas, son surnom n’était pas de mise. Il le savait.

Elle dit d’une voix aussi glacée que son regard : « Mon gracieux seigneur, d’après ce que j’ai compris, a fini par prendre une décision radicale en ce qui concerne la Fondation.

— Ah oui ? fit le Commodore d’un ton acide. Et que vous a révélé d’autre votre géniale intuition ?

— Beaucoup de choses, mon très noble époux. Vous avez eu un nouvel entretien avec vos conseillers. Jolis conseillers, ajouta-t-elle d’un ton railleur. Une bande d’abrutis qui serrent leurs gains contre leur maigre poitrine sous l’œil courroucé de mon père.

— Et de quelle source, ma chère, tirez-vous ces précieux renseignements ?

— Si je vous le disais, fit-elle avec un rire léger, ma source aurait tôt fait de devenir cadavre.

— Comme il vous plaira, dit le Commodore en haussant les épaules. Quant au courroux de votre père, je crains fort qu’il se manifeste surtout par un refus mesquin de me fournir d’autres astronefs.

— D’autres astronefs ! s’écria-t-elle. N’en avez-vous pas déjà cinq ? Ne le niez pas. Je sais que vous en avez cinq ; et on vous en a promis un sixième.

— Il était promis pour l’année dernière.

— Mais il suffit d’un – rien qu’un – pour réduire en cendres cette Fondation. Un astronef… et leurs ridicules petits appareils sont balayés de l’espace.

— Même avec une douzaine, je ne pourrais attaquer leur planète.

— Mais combien de temps tiendrait-elle, leur planète, une fois leur commerce arrêté et l’embargo mis sur leurs cargaisons de pacotille ?

— Cette pacotille nous rapporte de l’argent, soupira le Commodore. Beaucoup d’argent.

— Mais, si vous possédiez la Fondation, ne seriez-vous pas par là même maître de tout ce qu’elle contient ? Et si vous aviez le respect et la gratitude de mon père, cela ne vaudrait-il pas mieux encore que tout ce que la Fondation pourrait vous donner ? Voici trois ans maintenant que ce barbare a débarqué ici avec son matériel de prestidigitateur. C’est bien assez long.

— Ma chère ! fit le Commodore en se tournant vers elle, je vieillis. Je me fatigue. Je n’ai plus la résistance nécessaire pour souffrir votre babillage. Vous savez, dites-vous, que je me suis décidé. C’est vrai. Tout est réglé et Korell est en guerre avec la Fondation.

— Enfin ! » Le visage de la femme du Commodore s’éclaira. « Vous avez fini par comprendre. Quand vous aurez conquis ce monde perdu, peut-être serez-vous assez respectable pour pouvoir tenir votre rang dans l’Empire. Nous pourrions quitter cette planète de sauvages et nous installer à la cour du vice-roi. Ce serait une excellente idée. »

La main sur la hanche, elle le regardait en souriant. Puis elle tourna les talons, et sortit.

Le Commodore attendit un instant, puis, s’adressant à la porte close, il déclara d’un ton haineux : « Quand j’aurai conquis ce que vous appelez un monde perdu, peut-être serai-je assez respectable pour pouvoir me passer de l’arrogance de votre père et de la langue de vipère de sa fille. Pour pouvoir m’en passer complètement ! »

XIV

Le commandant en second de la Nébuleuse fixait l’écran du transviseur d’un air horrifié.

« Galaxie ! souffla-t-il d’une voix étranglée. Qu’est-ce que c’est que ça ? »

Ça, c’était un astronef, mais un appareil géant auprès duquel la Nébuleuse faisait figure d’un goujon à côté d’une baleine ; il arborait sur son flanc le Soleil et l’Astronef, emblèmes de l’Empire. Le branle-bas de combat fut proclamé à bord.

On lança des ordres : la Nébuleuse s’apprêta à fuir si elle le pouvait, à combattre s’il le fallait, tandis que, du poste des transmissions, un message partait à travers l’hyperespace vers la Fondation.

Un message que l’opérateur répétait de cinq minutes en cinq minutes : un appel à l’aide, mais plus encore un signal d’alarme.


Hober Mallow parcourait les rapports d’un air las. Deux ans de mairie l’avaient un peu assagi, il était plus patient, plus diplomate ; mais il n’avait pu encore se faire aux rapports officiels et surtout à la langue compassée dans laquelle ils étaient rédigés.

« Combien d’appareils touchés ?

— Quatre bloqués au sol. Deux considérés comme perdus. Tous les autres repérés.

— Nous aurions dû faire mieux, grommela Mallow. Enfin, il ne s’agit que d’une escarmouche. »

Comme l’autre ne répondait pas, Mallow leva les yeux vers lui : « Il y a quelque chose qui vous tracasse ?

— Je regrette que Sutt ne soit pas ici.

— Allons bon, vous allez nous faire une conférence sur le front intérieur.

— Pas du tout, dit Jael d’un ton sec, mais vous êtes entêté, Mallow. Vous avez peut-être étudié dans ses moindres détails la situation internationale, mais vous ne vous êtes jamais soucié de ce qui se passait ici.

— Mais, c’est votre travail, il me semble ? Pourquoi croyez-vous que je vous ai nommé ministre de l’Education et de la Propagande ?

— Sans doute pour me faire vieillir plus vite, étant donné le peu d’appui que vous me donnez dans ma tâche. Voilà un an que je vous parle sans arrêt du danger que représentent Sutt et ses Religionnistes. A quoi serviront vos plans si Sutt fait un coup de force à l’occasion des prochaines élections et réussit à vous évincer ?

— A rien, j’en conviens.

— Et votre discours d’hier soir avait vraiment l’air d’avoir été écrit pour faciliter la campagne de Sutt. Etait-ce bien nécessaire d’être aussi franc ?

— Vous n’avez pas compris que je voulais couper l’herbe sous les pieds de mon adversaire ?

— Eh bien, fit Jael, furieux, vous n’y êtes pas arrivé. Vous prétendez avoir tout prévu, mais vous n’expliquez pas pourquoi vous avez fait du commerce avec Korell pendant trois ans, pour le seul bénéfice des Korelliens. Votre seul plan de bataille consiste à battre en retraite sans combat. Vous renoncez à toute relation commerciale avec les secteurs voisins de Korell. Vous proclamez ouvertement vos intentions pacifiques. Vous ne promettez même pas une offensive d’ici quelque temps. Par la Galaxie ! Mallow, que voulez-vous que je fasse de ça ?

— Ça n’accroche pas ?

— Ça ne parle pas au sentiment populaire.

— C’est la même chose.

— Voyons, Mallow, réveillez-vous. Vous n’avez que deux solutions. Ou bien entreprendre une politique étrangère dynamique, ou bien parvenir à un compromis avec Sutt.

— Parfait, dit Mallow. Eh bien, puisque la première solution est peu satisfaisante, essayons la seconde. Sutt vient d’arriver. »

Sutt et Mallow ne s’étaient pas rencontrés depuis le jour du procès, deux ans auparavant. Ni l’un ni l’autre n’avaient changé ; seules, de subtiles modifications, à peine perceptibles, montraient que les rôles étaient maintenant renversés et que les leviers de commande avaient passé à celui qui, jadis, bravait l’autorité.

Sutt s’assit sans serrer la main de Mallow.

« Ça ne vous ennuie pas que Jael assiste à notre conversation ? demanda Mallow en lui offrant un cigare. Il souhaite ardemment que nous parvenions à un compromis. Si nous nous échauffons tous les deux, il peut jouer le rôle de médiateur. »

Sutt haussa les épaules. « Un compromis ne peut servir que vos intérêts. Dans des circonstances analogues, je me souviens de vous avoir demandé un jour quelles étaient vos conditions. Je suppose que nous nous trouvons aujourd’hui dans la position inverse.

— Votre supposition est exacte.

— Alors, voici mes conditions : vous abandonnez votre politique de corruption économique pour revenir à la politique étrangère raisonnable que pratiquaient nos pères.

— Vous voulez parler de la conquête par l’entremise des missionnaires ?

— Oui.

— Sinon, vous n’acceptez pas de compromis ?

— Voilà.

— Hmmm. » Mallow alluma un cigare et aspira profondément la fumée. « Du temps de Hardin, quand les missionnaires soutenaient nos travaux de conquête, c’étaient des hommes comme vous qui condamnaient la nouvelle politique. Aujourd’hui qu’on en a fait l’expérience, vous la trouvez raisonnable, sage, douée de toutes les qualités susceptibles de séduire un Jorane Sutt. Mais, dites-moi, comment nous tirerez-vous du pétrin où nous sommes ?

— Vous voulez dire de celui où vous nous avez mis ? Je n’y suis pour rien.

— Si vous voulez.

— Une offensive énergique s’impose. L’inaction dans laquelle vous vous obstinez est fatale. C’est un aveu de faiblesse vis-à-vis de toute la Périphérie ; et vous savez combien il est important pour nous de sauver la face : il ne manque pas de vautours qui ne demandent qu’à venir dépouiller notre cadavre. Vous devriez le comprendre. Vous êtes de Smyrno, n’est-ce pas ? »

Mallow, sans relever l’allusion, demanda :

« Et si vous écrasez Korell, que faites-vous de l’Empire ? Voilà le véritable ennemi. »

Sutt eut un sourire narquois. « Oh ! non, les rapports que vous avez communiqués à la suite de votre visite sur Siwenna sont significatifs. Le vice-roi du Secteur normanique tient à provoquer des troubles dans la Périphérie parce qu’il compte en profiter, mais ce n’est là qu’un à-côté de la question. Il ne va pas risquer toutes ses forces dans une expédition aux confins de la Galaxie alors qu’il est entouré de cinquante voisins plus hostiles les uns que les autres, et qu’il a encore un empereur contre qui se soulever. Je ne fais que paraphraser vos propres paroles.

— Mais si, Sutt, il pourrait nous attaquer, s’il nous estime assez forts pour être dangereux. Et ce pourrait bien être son avis si nous détruisons Korell après l’avoir attaquée de front. Nous devons faire montre d’une extrême subtilité.

— C’est-à-dire… »

Mallow se carra dans son fauteuil. « Sutt, je vais vous laisser une chance. Je n’ai pas besoin de vous, mais vous pouvez me servir. Je vais donc vous dire où nous en sommes et vous pourrez alors soit vous ranger de mon côté et participer à un gouvernement de coalition, soit jouer les martyrs et croupir en prison.

— Vous avez déjà eu recours à cette dernière solution.

— Pas pendant longtemps, Sutt. Mais, aujourd’hui, ce ne serait plus pareil. Ecoutez-moi bien. La première fois que j’ai débarqué sur Korell, je me suis acquis l’amitié du Commodore, grâce à la pacotille dont disposent d’ordinaire les Marchands. Il ne s’agissait, au début, pour moi, que d’obtenir l’accès à une fonderie. Je n’avais pas d’autre plan, et j’obtins ce que je voulais. Ce ne fut qu’après ma visite à l’Empire que je compris exactement quelle arme pouvaient devenir ces relations commerciales.

« Nous sommes en présence d’une crise Seldon, Sutt, et ce ne sont pas les individus, mais les forces historiques qui la résoudront. Hari Seldon, quand il a calculé le cours que devait suivre notre évolution historique, n’a pas compté sur les brillants exploits d’une poignée de héros, mais sur les grandes tendances économiques et sociales. Les crises Seldon doivent donc être combattues au moyen des forces dont nous disposons à l’époque où elles se produisent.

« En cette occurrence : le commerce ! »

Sutt prit un air dubitatif et profita du silence de Mallow pour glisser : « J’espère ne pas être d’une intelligence trop au-dessous de la moyenne, mais je dois dire que votre conférence n’a guère éclairé ma lanterne.

— Attendez, fit Mallow. Considérez que jusqu’à maintenant on a sous-estimé la puissance du commerce. On croyait qu’il fallait un clergé sous contrôle de la Fondation pour en faire une arme puissante. Il n’en est rien, et, c’est là la contribution que j’apporte à la solution du problème : un commerce sans prêtres ! Du commerce pur ! Le commerce est assez fort pour se passer des prêtres. Mais, trêve de généralités, revenons à ce qui nous occupe : Korell est maintenant en guerre avec nous. Nous avons donc cessé toute relation commerciale avec elle. Mais, depuis trois ans, l’économie de Korell dépend de plus en plus des techniques atomiques que nous avons introduites là-bas et qui ne peuvent continuer qu’avec les matériaux que nous fournissons. Que va-t-il se passer, à votre avis, quand les générateurs atomiques microscopiques qui animent les instruments que nous leur avons vendus s’arrêteront et que, l’un après l’autre, tous ces merveilleux petits appareils cesseront de fonctionner ?

« Les appareils domestiques vont se détraquer les premiers. Après six mois de cette inaction que vous abhorrez tant, les couteaux atomiques de cuisine ne découperont plus rien. Les fours atomiques ne chaufferont plus. La machine à laver sera hors d’usage. Le climatiseur va s’arrêter au beau milieu d’une étouffante journée d’été. Qu’en dites-vous ? »

Il attendit la réponse de Sutt.

— Je n’en dis rien, fit celui-ci. En temps de guerre, les gens en supportent bien d’autres.

— Exact. Ils enverront leurs fils se faire massacrer par milliers dans des astronefs qui se briseront en vol. Ils accepteront de vivre de pain et d’eau dans des abris souterrains durant les bombardements ennemis. Mais la résistance devant les petits ennuis faiblit vite quand on n’a pas pour vous aiguillonner le sentiment patriotique que le pays est en danger. Cela va être une période où il ne se passera rien. Pas de blessés, pas de bombardements, pas de batailles.

« Simplement un couteau qui ne coupera pas, un four qui ne chauffera plus, une maison qui gèlera en hiver. Ce sera désagréable et les gens murmureront.

— C’est là-dessus que vous fondez vos espoirs ? fit Sutt, incrédule. Qu’attendez-vous ? Une révolte des ménagères ? Une jacquerie ? Un soulèvement des bouchers et des épiciers qui crieront : Rendez-nous nos machines à laver automatiques Super-Essor ?

— Non, mon cher, non, dit Mallow. Ce n’est pas là-dessus que je compte. Je m’attends, en revanche, à voir se développer un climat de mécontentement qu’exploiteront, par la suite, des personnages plus importants.

— Lesquels ?

— Les industriels, les propriétaires d’usines, les fabricants de Korell. Au bout de deux ans du régime actuel, les machines commenceront à tomber en panne, l’une après l’autre. Ces industries que nous avons bouleversées en les faisant bénéficier de nos multiples appareils atomiques vont se trouver ruinées. Les magnats de l’industrie lourde ne posséderont plus, du jour au lendemain, que des tas de ferraille inutile.

— Les usines tournaient bien avant votre arrivée, Mallow.

— Je sais, Sutt, et elles faisaient environ vingt fois moins de bénéfices ; et je ne parle même pas de ce que coûterait la reconversion de l’industrie sur des bases non atomiques. Quand il aura contre lui les financiers, les industriels et les Korelliens moyens, combien de temps croyez-vous que le Commodore pourra tenir ?

— Aussi longtemps qu’il voudra, dès qu’il aura l’idée de demander à l’Empire de nouveaux générateurs.

Mallow éclata de rire. « Vous n’avez rien compris, Sutt. Vous avez commis la même erreur que le Commodore. Ecoutez-moi bien : l’Empire ne peut rien remplacer. L’Empire a toujours été un ensemble aux ressources immenses. Ses techniciens ont tout calculé à l’échelle de planètes, de systèmes stellaires entiers, de secteurs de la Galaxie. Leurs générateurs sont gigantesques parce qu’eux-mêmes ont tout vu à une échelle gigantesque.

« Mais nous, nous, petite Fondation, avec notre unique planète, pratiquement sans ressources métalliques, nous avons dû repartir de zéro. Il nous a fallu construire des générateurs gros comme le pouce parce que nous n’avions pas beaucoup de métal. Nous avons dû mettre au point des techniques et des méthodes nouvelles, que l’Empire est incapable d’appliquer parce que ses ingénieurs en sont à un point de décadence qui ne leur permet plus de faire des découvertes scientifiques.

« Ils ont peut-être des écrans radioactifs assez vastes pour protéger un astronef, une ville, une planète entière, mais ils n’ont jamais été fichus d’en construire qui soient capables de protéger un individu. Pour fournir de l’électricité à une ville, pour la chauffer, ils ont des moteurs grands comme un immeuble de six étages : je le sais, je les ai vus. Alors que les nôtres pourraient tenir dans cette pièce. Et quand j’ai dit à un de leurs spécialistes qu’un boîtier de plomb gros comme une noix contenait un générateur atomique, il a failli étouffer d’indignation.

« Ils ne savent même plus comment fonctionnent leurs colosses. Les machines tournent automatiquement depuis des générations et les surveillants forment une caste héréditaire dont aucun membre ne serait capable de changer une lampe D si jamais elle grillait.

« La guerre se ramène à un conflit entre ces deux systèmes : l’Empire et la Fondation ; le colosse et le nain. Pour s’emparer d’un monde, les gens de l’Empire le comblent d’astronefs qui peuvent servir à faire la guerre, mais qui ne présentent aucun intérêt au point de vue économique. Tandis que nous, nous inondons les planètes de petits appareils inutiles en temps de guerre, mais qui jouent, dans la prospérité et le confort du pays, un rôle capital.

« Un roi ou un Commodore préférera les astronefs et fera peut-être même la guerre, coûte que coûte. Tout au long de l’histoire, les usurpateurs ont toujours sacrifié le bien-être de leurs sujets à ce qu’ils appellent l’honneur, la gloire, la conquête. Mais ce sont, en définitive, les petites choses qui comptent dans la vie : et Asper Argo ne pourra résister à la crise économique qui, dans deux ou trois ans, va ravager Korell. »

Sutt était près de la fenêtre, tournant le dos à Mallow et à Jael. Le soir venait, et les rares étoiles qui brillaient aux confins de la Galaxie commençaient à scintiller faiblement dans le ciel noir où quelque part, très loin, se dressait encore la formidable puissance de l’Empire.

« Non, dit enfin Sutt. Non, cela ne me plaît pas.

— Vous ne me croyez pas ?

— Je veux dire que je n’ai pas confiance en vous. Vous avez la parole trop facile. Vous m’avez dupé déjà, alors que je croyais votre cas réglé, lors de votre premier voyage sur Korell. Quand j’ai cru vous avoir coincé dans ce procès, vous vous êtes encore tiré du mauvais pas ; bien mieux, votre démagogie vous a porté à la Mairie. On ne peut pas se fier à vous : il n’y a pas un motif chez vous qui n’en dissimule un autre ; pas de déclaration qui n’ait ses sous-entendus.

« Supposons que vous soyez un traître. Supposons que, de votre visite en territoire impérial, vous ayez rapporté l’assurance qu’on vous donnerait un jour tous les appuis nécessaires pour vous maintenir au pouvoir. Que feriez-vous d’autre que ce que vous faites maintenant ? Vous provoqueriez une guerre après vous être arrangé pour accroître les forces de l’ennemi. Vous contraindriez la Fondation à observer une attitude résolument passive. Et vous trouveriez, pour chacune de vos attitudes, une explication si plausible qu’elle convaincrait tout le monde.

— Vous voulez dire qu’il n’y a pas de compromis possible entre nous ? demanda Mallow d’une voix douce.

— Je veux dire que vous devez renoncer, de gré ou de force, au pouvoir.

— Je vous ai prévenu de ce qui vous attendait au cas où vous refuseriez de collaborer. »

Jorane Sutt était rouge de colère : « Et moi, je vous préviens, Mallow, de Smyrno, que si vous m’arrêtez, ce sera la lutte sans merci. Mes hommes iront partout répandre la vérité sur votre compte, et le peuple de la Fondation s’unira contre son souverain étranger. Ces gens ont un sens de la destinée qu’un Smyrnien ne peut comprendre et qui fera votre perte.

— Emmenez-le, dit Hober Mallow aux deux gardes qui venaient d’entrer. Il est en état d’arrestation.

— C’est votre dernière chance », dit Sutt. Mallow écrasa le mégot de son cigare dans le cendrier sans même lever les yeux.


Cinq minutes plus tard, Jael s’agita dans son fauteuil et demanda d’un ton las : « Eh bien, maintenant que vous venez de donner un martyr à leur cause, qu’allez-vous faire ? »

Mallow cessa de jouer avec le cendrier. « Ce n’est plus le Sutt que j’ai connu, dit-il. La colère l’aveugle. Galaxie ! il me déteste.

— Il en est d’autant plus dangereux.

— Allons donc ! Il a perdu toute faculté de jugement.

— Vous êtes beaucoup trop optimiste, Mallow, fit Jael. Vous ignorez délibérément la possibilité d’un soulèvement populaire.

— Sachez-le une fois pour toutes, Jael : un soulèvement populaire est impossible.

— Vous êtes bien sûr de vous !

— Je suis sûr de la crise Seldon et de l’importance historique de sa solution, sur le plan intérieur comme sur le plan extérieur. Je n’ai pas tout dit à Sutt : il a essayé de contrôler la Fondation elle-même par la religion, comme il dominait les provinces, et il a échoué. Ce qui est la preuve évidente que, dans le plan de Seldon, le rôle de la religion est achevé.

« Le contrôle par le biais de l’économie a donné de meilleurs résultats. Si nos relations commerciales avec Korell ont fait la prospérité de cette planète, nous n’y avons rien perdu de notre côté. Si demain les usines korelliennes ne peuvent plus tourner sans nous, si la prospérité des provinces s’épanouit par suite de l’isolationnisme économique, nos propres usines péricliteront, faute de débouchés, et notre économie ne sera plus qu’un souvenir.

« Or, il n’est pas une usine, pas un centre commercial, pas une compagnie de navigation interstellaire qui ne soit sous ma domination, pas une de ces entreprises que je ne puisse étrangler si Sutt poursuit sa propagande révolutionnaire. Partout où cette propagande donnera des résultats, ou semblera en donner, je veillerai à ce que la prospérité économique cesse. Là où les efforts de Sutt échoueront, la situation demeurera florissante, car mes usines continueront à tourner normalement.

« Et, de même que je suis sûr de voir bientôt les Korelliens se révolter pour retrouver leur confort et leur prospérité, je suis non moins certain que nous ne ferons rien, nous, pour perdre ces mêmes avantages. Par conséquent, il faut jouer le jeu jusqu’au bout.

— C’est donc une ploutocratie que vous voulez instaurer, dit Jael. Vous faites de la Fondation un pays de commerçants et de Princes Marchands. Que nous réserve l’avenir ?

— Qu’ai-je à me soucier de l’avenir ? s’écria Mallow. Nul doute que Seldon l’a prévu et qu’il a préparé sa venue. Il se produira d’autres crises quand la puissance de l’argent aura décliné, comme c’est aujourd’hui le cas de celle de la religion. A mes successeurs de résoudre ces problèmes, comme je viens de régler celui qui nous occupe aujourd’hui. »

KORELL : … C’est ainsi qu’après trois ans de la guerre la moins active sans doute de toute l’histoire, la République de Korell capitula sans condition ; et Hober Mallow vint prendre place dans le cœur du peuple de la Fondation, auprès de Hari Seldon et de Salvor Hardin.

ENCYCLOPEDIA GALACTICA

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