Depuis ce jour-là Madeleine embrassa cet enfant matin et soir, ni plus ni moins que s’il eût été à elle, et la seule différence qu’elle fît entre Jeannie et François, c’est que le plus jeune était le plus gâté et le plus cajolé, comme son âge le comportait. Il n’avait que sept ans lorsque le champi en avait douze, et François comprenait fort bien qu’un grand garçon comme lui ne pouvait être amijolé comme un petit. D’ailleurs ils étaient encore plus différents d’apparence que d’âge. François était si grand et si fort qu’il paraissait un garçon de quinze ans, et Jeannie était mince et petit comme sa mère dont il avait toute la retirance.
En sorte qu’il arriva qu’un matin qu’elle recevait son bonjour sur le pas de sa porte et qu’elle l’embrassait comme de coutume, sa servante lui dit:
– M’est avis, sans vous offenser, notre maîtresse, que ce gars est bien grand pour se faire embrasser comme une petite fille.
– Tu crois? répondit Madeleine étonnée. Mais tu ne sais donc pas l’âge qu’il a?
– Si fait; aussi je n’y verrais pas de mal, n’était qu’il est champi et que moi, qui ne suis que votre servante, je n’embrasserais pas ça pour bien de l’argent.
– Ce que vous dites là est mal, Catherine, reprit madame Blanchet, et surtout vous ne devriez pas le dire devant ce pauvre enfant.
– Qu’elle le dise et que tout le monde le dise, répliqua François avec beaucoup de hardiesse. Je ne m’en fais pas de peine. Pourvu que je ne sois pas champi pour vous, madame Blanchet, je suis très content.
– Tiens, voyez donc, dit la servante. C’est la première fois que je l’entends causer si longtemps. Tu sais donc mettre trois paroles au bout l’une de l’autre, François? Eh bien! vrai, je croyais que tu ne comprenais pas seulement ce qu’on disait. Si j’avais su que tu écoutais, je n’aurais pas dit devant toi ce que j’ai dit, car je n’ai nulle envie de te molester. Tu es bon garçon, très tranquille et complaisant. Allons, allons, n’y pense pas; si je trouve drôle que notre maîtresse t’embrasse, c’est parce que tu me parais trop grand pour ça et que ta câlinerie te fait paraître encore plus sot que tu n’es.
Ayant ainsi raccommodé la chose, la grosse Catherine alla faire sa soupe et n’y pensa plus.
Mais le champi suivit Madeleine au lavoir et, s’asseyant auprès d’elle, il lui parla encore comme il savait parler avec elle et pour elle seule.
– Vous souvenez-vous, madame Blanchet, lui dit-il, d’une fois que j’étais là, il y a bien longtemps, et que vous m’avez fait dormir dans votre chéret?
– Oui, mon enfant, répondit-elle, et c’est même la première fois que nous nous sommes vus.
– C’est donc la première fois? Je n’en étais pas certain, je ne m’en souviens pas bien; car quand je pense à ce temps-là, c’est comme dans un rêve. Et combien d’années est-ce qu’il y a de ça?
– Il y a… attends donc, il y a environ six ans car mon Jeannie avait quatorze mois.
– Comme cela je n’étais pas si vieux qu’il est à présent? Croyez-vous que quand il aura fait sa première communion, il se souviendra de tout ce qui lui arrive à présent?
– Oh! oui, je m’en souviendrai bien, dit Jeannie.
– Ça dépend, reprit François. Qu’est-ce que tu faisais hier à cette heure-ci?
Jeannie, étonné, ouvrit la bouche pour répondre, et resta court d’un air penaud.
– Eh bien! et toi? je parie que tu n’en sais rien non plus, dit à François la meunière qui avait coutume de s’amuser à les entendre deviser et babiller ensemble.
– Moi, moi? dit le champi embarrassé, attendez donc… J’allais aux champs et j’ai passé par ici… et j’ai pensé à vous; c’est hier, justement, que je me suis souvenu du jour où vous m’avez plié dans votre chéret.
– Tu as bonne mémoire et c’est étonnant que tu te souviennes de si loin. Et te souviens-tu que tu avais la fièvre?
– Non, par exemple!
Et que tu m’as rapporté mon linge à la maison sans que je te le dise?
– Non plus.
– Moi, je m’en suis toujours souvenue, parce que c’est à cela que j’ai connu que tu étais de bon cœur.
– Moi aussi, je suis d’un bon cœur, pas vrai, mère? dit le petit Jeannie en présentant à sa mère une pomme qu’il avait à moitié rongée.
– Certainement, toi aussi, et tout ce que tu vois faire de bien à François, tu le feras aussi plus tard.
– Oui, oui, répliqua l’enfant bien vite; je monterai ce soir sur la pouliche jaune et j’irai la conduire au pré.
– Oui-da, dit François en riant; et puis tu monteras aussi sur le grand cormier pour dénicher les croquabeilles? Attends, que je vas te laisser faire, petiot! Mais dites-moi donc, madame Blanchet, il y a une chose que je veux vous demander, mais je ne sais pas si vous voudrez me la dire.
– Voyons.
– C’est pourquoi ils croient me fâcher en m’appelant champi. Est-ce que c’est mal d’être champi?
– Mais non, mon enfant, puisque ce n’est pas ta faute.
– Et à qui est-ce la faute?
– C’est la faute aux riches.
– La faute aux riches, comment donc ça?
– Tu m’en demandes bien long aujourd’hui; je te dirai ça plus tard.
– Non, non, tout de suite, madame Blanchet.
– Je ne peux pas t’expliquer… D’abord sais-tu toi-même ce que c’est que d’être champi?
– Oui, c’est d’avoir été mis à l’hospice par ses père et mère, parce qu’ils n’avaient pas le moyen pour vous nourrir et vous élever.
– C’est ça. Tu vois donc bien que s’il y a des gens assez malheureux pour ne pouvoir pas élever leurs enfants eux-mêmes, c’est la faute aux riches qui ne les assistent pas.
– Ah! c’est juste! répondit le champi tout pensif. Pourtant il y a de bons riches puisque vous l’êtes, vous, madame Blanchet; c’est le tout de se trouver au droit pour les rencontrer.