Première partie EXTRAIRE LE DARD D’UNE GUÊPE EN VOL

1

Naturellement. C’était forcément une chose vomie mille fois qui lui tordait le ventre. Et chaque matin, Jack Fitzgerald pouvait mesurer l’ampleur du chaos ; une partie d’infini qu’aucun stratagème mathématique ne comblerait jamais. Il l’avait juré.

Sa famille avait disparu. Depuis, Jack allait se réfugier dans la chambre isolée au fond du couloir, celle de la gamine. Il n’en ressortait qu’à l’aube, moribond, sans larmes, à moitié fou. Outre les photos, exposées aux murs par dizaines, il avait réuni là dossiers, ordinateurs, cartes d’état-major, témoignages divers et autres rapports de police liés à leur disparition. De cette histoire, Jack connaissait tout mais ne savait rien. Avec le temps, la chambre de la petite était devenue son bureau parallèle, une sorte de cimetière sans tombe : tant qu’on n’aurait pas retrouvé les corps, il resterait son propre fossoyeur — et accessoirement capitaine de la police d’Auckland.

Ce petit manège durait depuis bientôt vingt-cinq ans. Fitzgerald en avait aujourd’hui quarante-cinq et sombrait peu à peu vers le Pandémonium de son seul imaginaire. Car ce qui le poussait à se réfugier dans le bureau secret relevait plus du comportement psychotique que du rite obsessionnel. Dans le langage psychiatrique, la fonction était précise : il entretenait son délire.

D’après les experts, c’était la seule façon de guérir.

D’après lui, c’était la seule raison de vivre.

Jack habitait Mission Bay, une de ces agréables bicoques posées sur pilotis, en équilibre entre les flancs des collines et la baie d’Auraki. À l’image des femmes qu’il côtoyait à l’occasion, les pièces étaient reléguées à des endroits de passage : la cuisine servait à manger, le salon à recevoir — ce qui n’arrivait pas — et la chambre à coucher. Sous le préau, un vestibule stockait le bordel accumulé depuis toutes ces années (il s’agissait en majorité des affaires d’Elisabeth, affaires qu’il ne s’était jamais vraiment résolu à jeter). Il avait longtemps gardé la photo de sa femme sur la table de nuit, une photo en noir et blanc où elle semblait incroyablement jeune, et puis il l’avait jetée, un jour de grand vent…

Le jour se levait, encore timide. Jack passa un œil par la fenêtre du bureau. En contrebas, le très sélect Yacht Club de Mission Bay faisait dodeliner ses mâts enrubannés de fanions. Plus loin, la baie clapotait mollement sous les tiédeurs de décembre. Jack se leva sans un regard pour les photos accrochées aux murs, ferma la porte comme si la petite venait de s’y endormir et marcha dans ses pensées jusqu’au bar de la cuisine. Un bar américain comme on dit, avec une cafetière entartrée et des empreintes de tasses vieilles d’une semaine.

Il s’étira sous les crépitements monolithiques de la machine. Ce soir, on fêtait Noël. Dans la maison, le silence pesait son poids d’absence.

Sept heures du matin. Fitzgerald avait beau les piétiner, ses pensées se relevaient de tout. Même d’un oubli. Il songea à sa femme : peut-être qu’à ce moment précis Elisabeth hurlait quelque part, peut-être qu’elle lui crachait ses cordes vocales à la figure pour qu’il la sauve, la sauve enfin, peut-être même qu’elle n’avait plus que des cancers dans la gorge à force d’avoir crié comme ça après lui. Peut-être.

Vingt-cinq ans, ça fait beaucoup d’échos.

Tocsin de ses mauvais pressentiments, la sonnerie du téléphone retentit dans son coin de salon. Il décrocha, une cigarette à la bouche pour ramasser les poubelles d’une nuit trop courte.

La voix du sergent Bashop s’englua dans la mélasse de vingt-cinq années de gueule de bois.

— Fitz ? On vient de trouver une fille sur la plage de Devonport. Morte.

Mauvais miracle, il retrouva tous ses esprits.

— Quand ça ?

— Au petit matin. Des promeneurs.

— Homicide ?

— On dirait. La fille a le sexe scalpé.

— Hein ?

— Le pubis a été scalpé, s’enroua Bashop. Pour le reste, faudra voir le rapport d’autopsie.

Jack réfléchit à toute allure : Elisabeth, Elisabeth… avec un peu de chance, il y avait peut-être un rapport, un lien, une chose lointaine, un espoir, n’importe quoi…

— J’arrive.

— Attendez ! Il faut d’abord que vous passiez au bureau. Le professeur Waitura vous y attend. Ordre du procureur du district. Waitura est une spécialiste en criminologie. De l’université de Christchurch.

L’île du Sud. Autant dire le trou du cul du monde.

— Bon, et elle est comment ?

— Mieux foutue que sa gueule, si vous voulez mon avis !

— Non.

Jack raccrocha ; Bashop lui laissait la sensation d’une feuille d’aluminium sur un plombage.

Une femme. N’importe quoi. Continuant de maugréer, il s’habilla d’un costume sixties acheté aux puces de Newmarket un jour de petite déprime, d’une paire de chaussures anglaises et d’un visage passe-partout, histoire de faire bonne figure. La dernière gorgée de café avait un goût de réglisse. Fitzgerald ouvrit la porte qui menait au préau, porte qu’il fit claquer comme un juron dans son dos.

Dehors, la température grimpait déjà dans le ciel malade. Le regard du policier hoqueta sur une Honda gris métallisé garée en bordure de la maison. Il allongea le cou vers le jardin où sa femme de ménage replantait quelques fleurs amochées ; avec le soleil brutal de l’été, leurs pétales colorés avaient commencé de se flétrir.

Helen aimait les fleurs vivantes. Lui, ça dépendait des fois.

Sentant qu’on l’observait, la femme se retourna. Malgré ses efforts, Jack avait sa tête des mauvais jours : les épaules renfrognées dans son mètre quatre-vingt-huit, le cheveu salé sur les tempes, les traits ciselés sur sa peau mate, la tendresse anéantie au fond de tout ça, et aussi des yeux ardents, des yeux de cinglé, vert foncé, avec de jolies taches jaunes à l’intérieur.

« Désespoir stationnaire », évalua Helen en connaisseuse.

La femme de ménage lui adressa un signe de la main, un sourire timide. Un pétale de rose blanche s’était accroché à son gilet bleu. Au lieu de lui dire, il se contenta d’un bref bonjour avant de monter dans sa voiture, une Toyota à boîte automatique.

Jack Fitzgerald détestait les automatiques. Helen, ça dépendait des fois — son amour l’agaçait.

*

Partant de Mission Bay, la mer vous accompagnait jusqu’à Auckland. Après le pont de Tamaki et l’aquarium de Kelly Tarltorn, sorte de Cousteau local, les beaux quartiers de Parnell s’étendaient jusqu’à la City : boutiques européennes du dernier chic, restaurants aux enseignes soignées, terrasses animées de golden boys pas trop pressés de s’enrichir, tout était réuni pour évoquer le bien-être discret d’un pays oublié en bas à droite du planisphère.

Fitzgerald remonta l’avenue à vive allure, chassant les mémères fardées contre les trottoirs, puis bifurqua à Newmarket pour atteindre le centre-ville et ses buildings couleur ciel. Auckland s’éveillait sous les effluves de croissanteries françaises. Traversant les zébras de Shortland Street, un jeune avocat s’énervait après le nœud de sa cravate. Pendant que la radio locale délirait à pleins tubes, Jack pensait à tous ces abrutis — les gens. Pour eux, il n’était qu’un phénomène d’acculturation modèle, un Maori de seconde souche qui aurait grandi parmi les flics jusqu’à en définir l’élite, le symbole d’une justice pour tous, une sorte de totem avec des squelettes vivants qui tournent autour.

Les huiles locales le prenaient sans doute pour un de ses gnomes en mal de rédemption, lui, l’activiste de l’ombre, des campus, organisateur d’émeutes pour défendre les droits de ses frères, mais tout ça c’était hier. Aujourd’hui Fitzgerald dédaignait la gloriole qui lui traînait au cul comme un chien sans maître, il avait même un franc mépris pour ceux qui l’admiraient et une sourde haine pour « Fitz », le surnom dont ils l’affublaient.

Hickok figurait parmi ceux-là. Jack se demanda pourquoi le procureur du district avait demandé l’assistance d’une criminologue. Jusqu’alors, un contrat silencieux s’était instauré entre les deux hommes. L’un devinait tout de l’autre, et inversement. Leurs méthodes différaient : ils pouvaient ainsi se mépriser poliment.

Hickok était un homme intelligent, pragmatique, il inspirait confiance à ceux qui l’avaient mis là, obtenait d’excellents résultats à la tête de la police d’Auckland et les déviances névrotiques de son flic d’élite ne l’intéressaient pas beaucoup : pour lui, Fitzgerald était un mauvais survivant, une espèce naviguant en eaux troubles qui, faute de certitudes, cultivait un mythe inutile et sinistre. Hickok, fin psychologue, savait parfaitement qu’à quarante-cinq ans la vie de Jack Fitzgerald était finie : c’est sa mort qu’il soignait tous les jours.

Il fallait faire avec.

La Toyota se gara sur Fanshawe, centre d’activités tertiaires parmi lesquelles le commissariat tirait son building flambant neuf du jeu — à savoir un business d’État très lucratif. L’avenue longeait Freemans Bay, port mythique où les monocoques de la Whitbread se refaisaient une beauté avant d’affronter le cap Horn.

Fitzgerald ne faisait plus de bateau. Pas le temps. Il grimpa les quelques marches qui le séparaient du hall marbré, croisa Osborne, son meilleur adjoint, cueillit un dossier à la volée et disparut dans un ascenseur où souriait benoîtement un vigile en uniforme. Après quoi il traversa un couloir sous les applaudissements polis des claviers d’ordinateurs et poussa la porte du bureau d’Hickok.

Luxe patiné, cuir, aquarelles, moquette sombre, bois noble, odeur de papier et d’encre fraîche, l’endroit était soigné mais clinquant.

Assise sur une chaise, une femme.

Plus loin, dans un fauteuil rotatif visiblement confortable, le procureur et ses yeux d’un bleu clair à y toucher le fond.

— Fitz, je vous présente le professeur Waitura, experte en criminologie.

— Psychopathologue experte en criminologie, rectifia la fille depuis sa chaise.

Hickok laissa dériver un filet d’ironie.

— Professeur, je vous présente le capitaine Fitzgerald…

— Capitaine, fit-elle en tendant sa main droite.

Jack la serra mollement. Il détestait ça. Avec un peu de chance, elle aussi.

— Fitz, vous allez travailler avec le professeur Waitura, annonça le procureur.

— Je n’ai besoin de personne. Pas jusqu’à présent…

Sous ses airs revêches, il voulait bien risquer son existence mais pas celle d’une femme. Tout, mais pas les femmes. Elles lui avaient appris à pleurer mais il les aimait bien. Il n’avait jamais su leur dire mais ça n’avait rien à voir. Aujourd’hui, Hickok jouait avec le feu, vent de face.

C’est elle qui intervint la première :

— Ma fonction n’est pas de vous freiner dans vos investigations mais simplement de vous aider à retrouver le coupable.

— Ah oui ? fit-il en regardant sa montre, une Swatch pourrie, démodée depuis mille ans.

— Je continue mon bla-bla ?

— Je vous en prie.

— Je peux vous éclairer dans vos recherches. Mon travail consiste à repérer les malades afin de les soigner. Le tueur est vivant. Je veux le trouver. Avec ou sans vous. Le meurtre de cette nuit ressemble comme deux gouttes d’eau à celui commis sur Irène Nawalu et je connais bien le dossier. Je peux vous aider.

Las du cliché du loup et de la brebis, Jack se tut. De toute façon, il trouverait bien un moyen de dégoûter cette jeune aventurière. Tout était une question de temps. Il écouta peu le discours volontaire de la criminologue mais observa ses traits : un visage dur, sans fantaisie, une bouche un peu sèche, une bouche pas habituée à rire mais avec de belles lèvres, quelques taches de rousseur égarées çà et là, des cheveux châtain clair qu’elle avait attachés pour se vieillir, des sourcils sombres, pas commodes, une peau mate sans fond de teint et des yeux noisette tout croquants d’intelligence. C’était son seul charme.

Waitura cessa de parler, épousseta le pli de sa jupe qui n’en avait nul besoin et regarda le policier dans les yeux. Il la trouva assez insolente. C’était plutôt bon signe.

— Bien, je vois que vous avez fait connaissance, conclut Hickok depuis son siège pivotant. Vous avez une semaine pour trouver le sauvage qui commet ces crimes. Je compte sur votre entente.

La jeune femme s’était levée et, à sa plus grande surprise, Jack constata que le sergent Bashop n’avait pas tort : Ann Waitura était bel et bien mieux foutue que sa gueule.

2

Au large le soleil avait l’eau à la bouche. Même les ferries cherchaient un peu de fraîcheur sous les docks où quelques Maoris s’évaporaient en rotant leur première bière. La dernière s’échangerait avec quelques gnons dans un des hangars bruyants du port, quand la Steinlager a parfois un goût de dent cassée.

La Toyota quitta le motorway et prit la direction de Devonport. Waitura lisait ses notes sans prendre garde aux mèches blondes de son chignon qui tentaient de s’enfuir par la vitre ouverte. Experte en criminologie, Ann Waitura avait l’habitude des affections les plus bizarres : s’entendre avec un flic comme Fitzgerald ne l’émouvait donc pas outre mesure. D’ailleurs, ce type n’avait pas l’air si méchant. La carapace ôtée, il resterait un homme comme un autre, c’est-à-dire capable du meilleur en se débattant pour éviter le pire.

Il alluma une cigarette.

— Qu’en pensez-vous, doc ?

— Je ne suis pas docteur, capitaine : tout ce que je sais, c’est qu’on n’a jamais retrouvé le meurtrier d’Irène Nawalu et qu’aujourd’hui une fille a été assassinée dans des conditions similaires. Les mêmes atrocités sur le même type de femme.

— Type ?

— Des Polynésiennes. Âge similaire. Retrouvées toutes les deux sur une plage. La première du côté d’Arapawa, sur l’île du Sud, et aujourd’hui Devonport, île du Nord. Soit cinq ans et quatre cents kilomètres d’écart entre les deux meurtres. Étrange. Normalement, ce genre de tueur récidive dans l’année qui suit. Pourquoi avoir attendu si longtemps ?

— Vous m’avez l’air bien renseignée…

— J’ai fait ma thèse sur l’affaire Nawalu.

— Vous aviez quel âge ?

— Vingt-quatre ans. J’en ai vingt-six, si c’est ça que vous voulez savoir. J’espère que ça ne vous gêne pas ?

Il haussa les épaules. Bizarre. Waitura était jeune, dynamique, ambitieuse, un cerveau plein de diplômes et de mentions s’imaginant détenir le pouvoir exclusif du pragmatisme médical, mais quelque chose le dérangeait chez elle. Jack ne savait pas quoi. Et ça l’agaçait. Il dit :

— Vous qui semblez connaître le dossier de la première victime, que pensez-vous du tueur ?

— Il y a différents cas de figure, dit-elle : notre homme peut être un déséquilibré mental, un fou sanguinaire frappant au hasard de ses rencontres. Mais je ne le crois pas : un maniaque n’aurait pas attendu cinq ans pour renouveler ses exploits. Entre les deux, un chemin de croix… (Ses yeux noisette brillèrent à l’éclat du soleil.) Si vous voulez mon avis, je pense que les victimes sont pour lui des symboles. Il y a trop de similitudes dans ces homicides, et forcément une explication rationnelle…

Une passionnée. C’était déjà ça.

— Tout ça c’est de la théorie. Vous êtes sûre de ce que vous avancez ?

— Je ne suis pas une femme d’hypothèse. J’en ai émis une seule dans ma vie, concernant mon mari, et il m’a fallu la révoquer au bout de trois mois. Depuis, je fuis les hypothèses, si vous voyez ce que je veux dire…

— Vous êtes mariée ?

— J’étais, rectifia-t-elle d’un ton égal.

— Ah.

La chaleur semblait figer les véhicules sur l’asphalte. Décidément, cette petite avait la repartie facile. Une garde, peut-être. Waitura n’était vraiment pas le genre de femme à se tromper de mari. Elle trancha au beau milieu de ses supputations :

— L’homme que nous recherchons peut très bien être quelqu’un de socialement élevé, spirituel, drôle même…

— J’en doute.

Jack n’avait qu’un seul doute : il concernait la disparition de sa famille.

Waitura n’avait pas un millième de ses certitudes.

— Et pourquoi donc ?

— Mon instinct de flic. Ou n’importe quoi d’autre qui crie dans la tête pour qu’on l’écoute. Pourquoi avoir choisi d’étudier ce dossier ?

Waitura avait trop de choses à cacher pour se laisser surprendre.

— La mutilation du sexe a une signification précise. Je veux la trouver. Celui qui a fait ça n’est peut-être pas un monstre mais un homme malade, victime d’un traumatisme. Cet homme a souffert. Je peux l’aider. Platon, pour ne citer que lui, a bien différencié le coupable incorrigible qu’il faut isoler et le coupable récupérable qu’il s’agit d’amender avant de le rééduquer.

— Je me fous de Platon.

— Vous avez tort. Savez-vous par exemple que les grands drogués ont en majorité souffert d’inceste durant leur enfance ?

— Et alors ?

— Vous traitez l’effet. Moi, la cause. Appelez ça de la tolérance idéaliste si ça vous chante. Je n’aime pas la répression. (Une colère discrète rougissait le front de la criminologue.) Quand vous aurez la preuve de sa culpabilité, vous vous empresserez d’éliminer notre homme ?

— C’est l’idée que je vous inspire ?

— Dois-je vous rappeler le contenu de votre dossier et les tueries qui y figurent ?

Il lui montra une paire de canines.

— Et que dit-il d’autre, ce dossier ?

— Secret professionnel, vous le savez tout aussi bien que moi, capitaine ! railla-t-elle.

— Faut pas croire tout ce qu’on dit.

— Heureusement, autrement je vous prendrais pour un psychopathe du crime commis en toute impunité !

Waitura venait de remarquer les croûtes de sang sur les jointures de ses mains.

— Quoi d’autre ?

— Je peux être franche ?

— Je vous le conseille presque amicalement.

— Vous avez des collaborateurs, des rats de bureau qui vous mâchent le travail, mais vous évoluez sans filet sur le terrain, ce qui vous dispense de rendre des comptes quant à votre attitude jugée aujourd’hui discutable. Comme tous les hommes qui souffrent mal, vous vous vengez. Mais méfiez-vous, capitaine : on vous a à l’œil et, depuis quelque temps, vous êtes sur le gril… (Elle continua de divulguer le secret professionnel dont elle n’avait que faire.) Dernièrement, vous avez tué trois hommes et…

— Légitime défense ! gronda-t-il comme si ces deux mots étaient capables de camoufler ses vagues remords.

— C’est ainsi qu’on vous a sorti de la panade mais cela risque d’être la dernière fois.

Jack tenait bon le volant de sa voiture. Ses escapades nocturnes, ses cognes arbitraires, ses coups de folie destructrice, Hickok savait tout. Ses mâchoires écrasaient de l’ivoire par blocs entiers mais mine de rien, cette jeune provinciale venait de lui rendre un sacré service… Il alluma une nouvelle cigarette. C’était la troisième depuis Auckland.

— Vous fumez trop, capitaine.

— Oui, et des fortes, de celles qui défoncent les poumons. N’allez pas chercher de désir suicidaire là-dedans, ce sont simplement celles que je préfère.

Elle haussa les sourcils pour économiser un rire. Encore un petit effort et leur relation virerait à la franche camaraderie.

À la lecture de son dossier, ce type ne lui avait pas du tout plu mais Ann commençait à s’y faire : Fitzgerald avait des traits trop fins pour une brute épaisse. Son père, Maori de souche, lui avait légué le teint mat des gens des îles, un nez légèrement épaté, une carrure de All Blacks à la retraite et de puissants maxillaires qui donnaient à son visage une incontestable dureté — son centre de gravité. De sa mère, venue d’Écosse, il avait volé les yeux vert feuille et une douceur suspecte sur les lèvres.

Fitzgerald devait plaire à certaines femmes — celles qui s’imaginent qu’il y a toujours quelque chose à sauver d’un homme perdu. La violence était sa drogue, sa faiblesse, le mépris qu’il avait de lui-même. La criminologue avait parcouru son dossier : comme la plupart des Néo-Zélandais, Jack avait joué au rugby, mais son tempérament l’avait poussé à une carrière de boxeur universitaire. Il fit quelques combats avant de tomber sur un de ces Maoris de cent quarante kilos capable de vous broyer les côtes d’un seul crochet. Fitzgerald sut ce jour-là qu’il n’était pas le plus fort, l’accepta plutôt bien et vécut avec en bonne intelligence. Au début des années soixante-dix, il avait plus ou moins milité pour le parti travailliste et œuvré pour l’insertion des Maoris. Alors étudiant, ses positions gauchistes lui valurent peu d’amis bien placés. Sa rencontre avec Elisabeth avait marqué la fin de sa carrière d’émeutier. Le dossier ne disait pas grand-chose sur cette femme. On savait juste que c’était une petite étudiante de dix-huit ans avec laquelle il s’était marié à la va-vite. Ils avaient eu un enfant, Judy. Leur disparition demeurait un mystère. Le reste du dossier mentionnait ses talents d’enquêteur et son courage dans les affaires les plus sales. Ce type était incorruptible, trop détaché du matériel pour s’y complaire. Et il était malade. C’est ce qu’elle aimait chez lui. Ça et toute cette tendresse qui hurlait pour qu’on la sorte de là…

Les pancartes devinrent plus rares. En filant vers le nord, la population s’étiolait. Une succession de champs incultes défila sous leurs yeux.

— Que savez-vous des gamines ? demanda-t-il en expédiant la fumée de sa cigarette par la vitre.

— Pas grand-chose. Irène, la première victime, travaillait dans un petit magasin de fleurs. D’après les témoignages recueillis, Irène était ce qu’on appelle une pauvre fille qui réussissait à vendre des fleurs sans se tromper en rendant la monnaie. Sa patronne, une veuve âgée, la prenait plus par bon cœur que par nécessité. Irène était aussi connue pour être une fille facile avec les garçons. Une piste qui n’a jamais abouti. On a épluché l’alibi de ses petits amis mais aucun d’eux n’avait le profil d’un tueur. En fait, Irène sortait beaucoup mais couchait peu.

— Une allumeuse ?

— Plutôt une fille naïve, romantique, un peu idiote, mais pas une traînée. Son cadavre a été retrouvé environ cinq jours après sa mort, on n’a jamais pu déterminer si le meurtrier avait abusé sexuellement d’elle ou non…

— Les choses sont différentes en ce qui concerne Carol Panuula : elle a été tuée la nuit dernière.

De la dernière victime, ils ne connaissaient que le nom — on avait trouvé ses papiers sur elle — et le job qu’elle exerçait — employée à l’abattoir du coin…

Ils n’échangèrent plus le moindre mot : Devonport se profilait derrière le pare-brise moucheté d’immondices.

Au large, l’été infusait dans le Pacifique.

Devonport était une petite ville où les retraités mollissaient dans les cafés italiens durant la saison estivale. De l’autre côté de la baie, les docks d’Auckland se profilaient. Cinq mille personnes vivaient dans cette paisible station balnéaire, avec son port de pêche entouré d’arbres et de collines. Une grande rue divisait la ville touristique, flanquée de drugstores, boutiques dernier cri et autres fish’n’chips où le poisson se mange frais dans du papier gras. Quelques exilés du Tonga ou des îles Fidji regardaient passer l’ennui, assis sur le trottoir. Çà et là vaquaient des gamins en rollers, une ou deux filles à la mode et, pour la plupart, des gens coincés entre deux cultures si différentes — anglaise et polynésienne — qu’ils ne savaient toujours pas vers laquelle incliner.

Bref, on y vivait au ralenti depuis un siècle jusqu’à ce matin de décembre. La nouvelle de « la fille morte » relayée par les médias avait déjà fait le tour du comté, propageant une fièvre malsaine.

Fitzgerald traversa le hall de l’institut médico-légal. Dans son dos, les regards convergeaient sur les formes d’Ann Waitura. Après avoir montré sa carte d’un revers de la main, il fila directement au sous-sol. Ils entrèrent sans frapper dans la chambre mortuaire et découvrirent aussitôt le cadavre étendu sur le lit d’acier : Carol Panuula leur souriait. Son visage était livide, comme vidé de son sens commun.

Ann Waitura eut un brusque haut-le-cœur en voyant son sexe, torsion intestinale qu’elle réprima. Jack se contenta de respirer très fort pour remplir ses poumons au plus vite ; une violente odeur de mort flottait dans l’air.

Mc Cleary était encore penché sur la victime quand Fitzgerald fit les présentations. Remarquant enfin la présence de l’experte, le coroner arrêta la course de son scalpel.

— Dis donc, Jack, c’est pas souvent que tu sors accompagné !

Mc Cleary haussa les sourcils et sourit à la criminologue.

— Prof, je vous présente Mc Cleary, le meilleur médecin légiste du pays.

Sans gêne, le coroner admira les seins avenants de la jeune femme sous le tissu du tailleur.

— Enchantée, fit-elle en comprimant sa poitrine, trop forte à son goût.

— Rassurez-vous, je suis marié, sourit Mc Cleary dans une franche poignée de main. Mais ça n’empêche pas d’apprécier les jolies choses…

Engoncé dans une blouse blanche qui laissait peu de place à son corps d’athlète, Mc Cleary allait vers une quarantaine tranquille. C’était un de ces bons bébés élevés au lait de ferme et aux grands bols de céréales, les cheveux épais parsemés de gris, une grosse moustache qu’on qualifie de sympathique, moustache dont les longs poils se mêlaient à ceux des narines. Il aimait les enfants, surtout les siens, son métier, les sports violents, son vieux pote Jack et l’aspect pacifiste de son pays. Et par-dessus tout Mc Cleary aimait les femmes.

— Si nous passions à ce qui nous intéresse, proposa-t-elle.

— Si vous êtes capable d’entendre ce que je vais vous raconter…

Nue, Carol paraissait incroyablement jeune. La petite rigole qui entourait son lit de mort était déjà remplie de sang. La Polynésienne reposait, les membres et les seins flasques, un étrange sourire figé sur son visage sans beauté. Mises à sac, plusieurs parties du corps étaient proprement repoussantes.

— J’ai presque terminé d’examiner le corps, commenta Mc Cleary. Le meurtre se situe vers quatre heures du matin. Carol Panuula n’a pas été violée. Aucune trace de sperme dans le vagin, ni sur le reste du corps. En revanche le pubis a été découpé, et une partie des lèvres. On n’a pas retrouvé le scalp. Le clitoris a été également sectionné. Quant à l’arme, elle était tranchante : couteau, rasoir… J’ai envoyé les résidus d’acier au labo. Nous en saurons plus long après l’analyse. En revanche, l’utérus, les trompes et les cloisons vaginales n’ont pas été touchés…

Ann Waitura avait les yeux rivés sur le sexe mutilé de Carol et ne pouvait plus s’en détacher.

— Comment la fille a-t-elle été tuée ? demanda Jack.

— Étranglée.

Le policier perdit pied un court instant. Étranglement… Il réprima une grosse nausée d’adrénaline.

— Elisabeth.

— Difficile de savoir si le tueur a commis ces atrocités avant ou après le meurtre, poursuivit Mc Cleary, mais il y a de fortes chances qu’il l’ait tuée d’abord : je n’ai relevé ni griffures, ni contusions, ni traces de peau sous les ongles de la victime. Je suis navré mais vous allez être déçus : pas de cheveux, pas d’empreintes, pas de sang, pas de poils, jusqu’à présent je n’ai rien trouvé.

— Et les traces de strangulation ? renchérit Fitzgerald, soudain pâle.

— Les marques d’un homme, assura le coroner. D’abord, je doute qu’une femme puisse étrangler une fille aussi robuste que Carol, et l’emplacement des doigts sur le cou est trop espacé pour qu’il puisse être l’œuvre d’une femme…

— Élabore un petit scénario, proposa Jack.

Mc Cleary fit la moue :

— Eh bien, d’après moi, Carol connaissait le meurtrier. Vu l’heure, je suppose qu’ils sont sortis ensemble. Après quoi ils se sont baladés en bord de mer. Là, le tueur l’a étranglée avant de lui infliger son petit rituel. Vous vous souvenez du meurtre d’Irène Nawalu ?

— Oui. Même crime, mêmes circonstances. Je ne m’occupais pas de cette affaire à l’époque mais le professeur Waitura est une spécialiste…

Ann décrocha enfin ses yeux de la morte. Une teinte rose colora ses joues : elle revenait à la vie.

— Oui… Oui…

Jack n’insista pas.

— Que portait la victime ?

— Un petit ensemble assez sexy, répondit Mc Cleary en reluquant ses jambes. À part ça, elle avait un sac à main. Le meurtrier n’a touché ni à l’argent, ni aux papiers. Tout est consigné dans le rapport…

— Je l’ai lu. Autre chose ?

— Pas pour le moment. Je te rappellerai dès que j’ai du nouveau concernant l’arme du crime. Mais avec les fêtes et les congés, ce ne sera pas avant demain ou après-demain.

— Hein ?

— Je suis tout seul ici et les laborantins sont tous en vacances. Ce soir, c’est le réveillon de Noël : excuse les gens d’avoir une vie de famille.

Jack saisit la perche.

— Au fait, comment va la tienne ?

— Impeccable. Les gosses n’en branlent pas une à l’école, ma femme trouve que je pue la mort et je viens de perdre mon chien.

— Lucky ?

— Oui. Enfin, pas si chanceux que ça : il s’est fait écraser en traversant la route…

Jack hocha la tête et se tourna vers Waitura. La criminologue méditait, genre sphinx face à l’armée de Marc Antoine.

— Bon, allons faire un tour sur la plage…

Elle acquiesça. Mc Cleary se frottait le menton à l’aide de son scalpel.

— Salut, Jack. Salut, mademoiselle.

— Madame, rectifia-t-elle.

Et Waitura fit un sourire narquois qui transformait radicalement son visage jusqu’alors austère.

Jack abandonna son ami d’un signe de la main et quitta les lieux après avoir laissé passer la jeune femme devant lui.

Il appelait ça de la « gentlemanie ».

3

Karekare. Une plage titanesque fouettée par les vents. Le sable était noir, les dunes rondes, les herbes d’un vert piquant. Planté dans l’océan comme une statue commémorant les noyés, un rocher s’élevait, véritable forteresse au milieu des éléments déchaînés. Et la mer, inlassable puncheuse, s’écroulait par paquets vivants sur la plage déserte. Ici, le courant était si fort que les surfeurs ne s’y aventuraient qu’à leurs risques et périls. D’ailleurs, si le décor était sauvage, les pancartes indiquaient aux novices qu’en ces lieux de démesure, mieux valait se faire tout petit…

Pour arriver chez John, une route abrupte serpentait à travers un bush épais, constitué de fougères géantes et de fleurs rarement domestiquées. Cette route, personne ne la remontait à vélo. Même la descente était dangereuse. Mais l’émotion était nette lorsqu’on découvrait la longue plage, cernée de loin par des monts fabuleux : Karekare.

En arrivant sur la droite, tel le gardien fatigué du parc naturel, une bâtisse que l’on aurait cru abandonnée faisait autrefois office de rest-house pour surfeurs suicidaires.

La maison de John : une bicoque au bois rongé par le sel. Deux pièces. Une pour manger, l’autre pour dormir. Le salon, c’était la plage. Le lit, la nuit sur la mer. La troisième pièce, sans fenêtre, était séparée du reste de la maison. Cette pièce, John l’avait construite pour peindre loin du bruit des corps, séparé par ce qu’il croyait être une armure miroitante…

John. Fils de l’âge du silence. Sans bruit, sans drame, il avait posé sa vie au bord de la société. Pas de papiers, pas d’assurances, pas de traces de factures, pas de téléphone et encore moins de fax ou d’internet. La maison appartenait à une vieille fille habitant aujourd’hui Sydney pour qui la bicoque n’avait aucune valeur. John la sous-louait à une agence de notariat qui, moyennant commission, reversait le loyer en liquide à la femme d’Australie. Cet arrangement durait depuis cinq ans : la propriétaire échappait ainsi aux impôts, l’agence prenait son pourcentage et John n’apparaissait sur aucun papier.

La maison fonctionnait grâce à un groupe électrogène, l’eau courante provenait du puits. Pour téléphoner, il allait au village — Piha, la bourgade voisine. Son seul véhicule, une moto de marque Yamaha érodée par le sel, n’avait même pas de carte grise. Quant au chauffage, la cheminée suffisait aux hivers toujours très doux.

John était seul. Seul avec sa maladie, seul avec sa conscience. Elle-même manquait cruellement de repères. Lui manquait de tout.

C’était un de ces matins radieux où le soleil, flânant encore à l’horizon, imprégnait chaque chose d’une lumière tendre et crue. Midi serait de canicule.

John, lui, travaillait dans la pièce sans fenêtre, coupé du reste du monde. Statue humaine, il observait le temps suspendu au bout de son pinceau. Bientôt, des petits dragons de lumière jaillirent de la terre, formant une épaisse toison d’argent sur le visage de femme endormie en contrebas de son esprit… Ses pensées s’articulèrent autour de la toile, vieille de quelques jours. Le visage de la fille semblait le regarder d’un air narquois : malgré la vitre teintée qui le séparait d’elle lorsqu’il l’avait peinte, c’était comme si le modèle avait saisi le tourment de l’artiste invisible. Et lui n’avait su que dégager la moue ironique de ce visage…

John souffrait d’épilepsie temporale. À l’instar de Dostoïevski ou Proust, il s’efforçait de mettre ce syndrome au service de fins créatrices. Toutefois, il lui était difficile de maîtriser ces crises : on le poursuivait, et ce « on », c’était toujours lui, avec ses angoisses, ses phobies. Rongé par la gangrène d’un ego décalcifié, John s’étiolait de jour en jour, à peine capable de marcher parmi les autres humains. À travers la peinture, une partie de sa personnalité cherchait à se procurer de manière fantasmatique des satisfactions auxquelles il n’avait plus accès dans la réalité.

John s’en rendait compte. Parfois.

Un vent glacé souffla dans son esprit, soutenu par le vacarme assourdissant des réacteurs d’un avion long, très long courrier. Qui sait ? Il le mènerait peut-être jusqu’à son passé… En attendant, l’homme observa son présent, englué dans la gouache. Le visage de la jeune fille était sans équivoque ; il ne pourrait plus se cacher longtemps. Signe annonciateur de tempêtes à venir, la commissure des lèvres se pinçait : mépris, rejet, indifférence face à la mort. Le tableau était presque achevé. Il ne manquait plus que le « John’s touch ! » comme il disait en rigolant. C’est-à-dire avec un peu de lucidité.

Allégorie de l’instant. L’homme saisit son pinceau, évalua ses maigres chances de réaliser une œuvre réaliste et, d’une main fébrile, peignit les formes et les couleurs de ces quelques mots :

Mon pauvre amour.

Tu es une sépulture

Un rêve morbide :

Je m’endors en rupture

Et tombe dans ton vide.

Bravo. Maintenant, le tableau était achevé.

Une pauvre chose, songea-t-il sans fausse modestie. Inutile de signer : on ne signe pas son arrêt de mort. John regarda le heï-tiki accroché au mur de la pièce, caressa ses formes sensuelles, déformées. Les yeux de nacre de la statue maorie l’observaient : des yeux de fou. Des yeux qui semblaient lui dire « Good morning, sir »…

Il passa de l’autre côté du miroir.

Encore un peu bouleversé par ce qu’il venait de voir de lui, le peintre erra un moment sur le parquet domestique de la chambre. La maison, tout occupée au silence, semblait l’écouter marcher. Derrière la vitre teintée, les yeux nacrés du heï-tiki le suivaient à travers la pièce.

On l’épiait.

John accrocha ses mains à la poutre du salon. La lame de rasoir qu’il portait autour du cou sortit sa tête coupante de sa chemise déboutonnée. Aussitôt, une nausée fit chavirer ses réminiscences et repoussa un peu plus son inconscient vers ses vieux sophismes… Le souffle court, John regarda le ciel lumineux qui soudain l’aveuglait. Une forme passa dans l’air du temps, une chose sans ailes qui disait : « Vivre, ou comment extraire le dard d’une guêpe en vol… »

4

Quand Ann Waitura passa le barrage qui bloquait l’accès à la plage de Devonport, Fitzgerald était déjà penché sur les lieux du crime. Il venait d’interroger le policier qui avait trouvé le corps mais lui et son rapport n’avaient pu lui apporter le moindre indice supplémentaire.

On avait balisé l’emplacement du cadavre à l’aide de piquets. Fitzgerald tendit une série de polaroids à la criminologue et examina les traces de sang mêlé au sable. Waitura reconnut Carol sur les photos mais son visage grimaçait d’une douleur que Mc Cleary avait su dissiper sur la table d’autopsie : les yeux exorbités de la gamine avaient vu la mort en direct.

Le Maori se releva, la mine austère : il cherchait quelque chose et ne l’avait manifestement pas trouvé.

Le soleil plombait la plage. Waitura laissa le policier suivre les traces anonymes sans dissiper son attention. Jack nota que le meurtrier avait traîné le corps sur quelques mètres : c’était la preuve qu’il avait tué Carol avant de la mutiler. À quatre pattes, il fouilla dans le sable alentour. Sa main survolait l’étendue granuleuse avec une douceur surprenante. Waitura ne savait toujours pas ce qu’il cherchait. Enfin, Jack se releva, un air de triomphe sur le visage : ses doigts tenaient un petit bout de chair.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda-t-elle.

Il lui lança un regard mauvais.

— Le clitoris.

Ann sentit grimper une sorte de reptile entre ses jambes. Très désagréable.

Il enfouit la chose dans un sachet de plastique avant d’inspecter les éventuelles traces de pas mais le sable était trop meuble pour tirer la moindre conclusion. Quand il se retourna, Waitura examinait toujours les photos. Elle releva la tête, se fendit d’un regard étonnamment doux (ses yeux noisette semblaient s’allonger à ce moment précis) et dit :

— Alors, capitaine, qu’en dites-vous ?

— Ce salaud ne l’emportera pas au paradis.

Il avait dit ça avec calme mais un inquiétant rictus déformait son visage. Pauvre diable.

*

Ils achetèrent un sandwich à la volée d’une échoppe. Midi tapait dans le temps comme une brute ordinaire. La Toyota roulait le long de champs encore verdoyants. Jack balança la fin de son sandwich au thon par la vitre ouverte. Une mouette en vol le manqua de peu. Ann avait à peine entamé le sien. Les tomates avaient un sale goût rance. Elle reprit le dossier où elle l’avait laissé.

— Carol travaillait à l’abattoir de Devonport, un endroit où j’imagine la sensualité réduite à un tablier de plastique pour éviter que le sang des bestiaux n’infeste la peau. Son premier job après le collège et une année passée à glander…

— Qui vous a raconté tout ça ?

— Katy Larsen, sa colocataire. Je l’ai eue tout à l’heure au téléphone. Quant à Carol, inutile de chercher du côté de ses parents : ils habitent Wellington et ont coupé les ponts avec leur fille depuis deux ans. C’est une famille très croyante qui avait mis tous ses espoirs dans leur fille unique. Ils n’ont jamais accepté qu’elle abandonne ses études.

— Vous leur avez téléphoné aussi ?

— Oui. J’ai jugé que cela nous ferait gagner du temps.

Fitzgerald ne protesta pas. Il en avait marre de jouer au dictateur.

Ann commençait à saisir la façon de prendre ce type : être discrète, poser les questions pertinentes au moment où il s’y attendait le moins et défendre son territoire coûte que coûte. Après quoi, il deviendrait doux comme un agneau — si aucun prédateur ne venait à traîner dans ses environs.

Ils passèrent les grilles de l’abattoir à cochons, un des rares en Nouvelle-Zélande qui, grosso modo, possède un humain par tonne de moutons.

L’usine était un endroit à la stérilité sordide où pesait l’effroyable odeur d’une mort réglementée. Plus loin, du sang coagulé faisait une pyramide gluante dans un hangar. Un vieux Maori aux paupières lourdes nettoyait les résidus d’hémoglobine à l’aide d’un Karcher. Waitura détourna les yeux pour oublier l’odeur de tripes qui lui nouait le ventre. Jack était déjà dans le bureau du petit chef, un dénommé Moorie.

Le recruteur ne connaissait pas bien Carol, et encore moins ses éventuels ennemis. L’interrogatoire dura le temps d’une cigarette. Fitzgerald connaissait ce type. On l’avait embarqué l’année dernière parce qu’il tabassait sa femme. Et un type qui tabasse sa femme est trop lâche pour commettre des crimes. Les ouvriers, eux, faisaient la pause : Bashop se chargerait de les interroger… Dès lors, la cigarette écrasée sous sa semelle, Jack se fendit d’un direct :

— Bon, tirons-nous. Cet abruti ne nous apprendra rien de plus.

La criminologue envoya un regard stupéfait au recruteur, lequel haussa les épaules comme s’il avait l’habitude de se faire envoyer sur les roses.

Dans la cour, le policier croisa un camion rempli de bestiaux effrayés. Les groins jaillissaient entre les grilles de la remorque, cherchant l’air susceptible de les sauver.

*

Katy Larsen et Carol Panuula habitaient une maison proprette dans un lotissement aux allées fleuries : Takapuna, ville côtière sans grand intérêt au nord d’Auckland. Comme beaucoup de nouveaux arrivants sur le marché du travail, les deux gamines louaient la maison à la semaine : deux cents dollars, jardinier et charges inclus. Le fait d’habiter assez loin de la cité leur permettait de vivre dans un endroit agréable et malgré la promiscuité d’une colocation, d’être très tôt indépendantes.

Bien que sa mine fût défaite, Katy Larsen était une blonde aux yeux bleu satiné, taille moyenne, bien faite. Sa frimousse parsemée de taches de rousseur assez discrètes pour être remarquées lui rendait en charme ce qu’elle perdait en plastique pure.

Le salon était une pièce improvisée deux ans plus tôt et jamais achevée. Une caisse retournée faisait office de table. Aux murs, quelques photos où les gamines se pavanaient aux bras de jeunes types souriants. Jamais les mêmes. Le reste était simple et sans véritable goût, avec des couleurs pastel et de la récupération.

Katy prit place sur une chaise de jardin. Jack demanda s’il pouvait fumer après avoir allumé sa cigarette. Katy poursuivait ses études de chinois à l’université ; la nouvelle du décès de Carol l’avait plongée dans un état pitoyable. Après une période de mise en confiance, la criminologue entra dans le vif du sujet :

— Carol avait-elle des amis ? Vous m’avez dit au téléphone qu’elle connaissait beaucoup d’hommes…

— Beaucoup, façon de parler… rectifia Katy sans saisir les subtilités d’un interrogatoire. Disons que Carol aimait plaire. C’est humain. Elle était jeune, pas timide, gaie et, malgré son physique plutôt commun, attirait beaucoup les hommes.

Jack sourit : décidément, les gamines ne peuvent pas s’empêcher d’assassiner leur meilleure copine.

— Quel genre d’hommes ? Des jeunes ou des gens plus âgés ?

— Des Blancs. Souvent un peu plus vieux…

— Vingt-cinq, trente ans ?

— Rarement plus vieux. Des étudiants, des avocats, des artistes parfois…

— Artistes ?

— Carol m’a raconté une histoire bizarre, un peintre qui la prenait comme modèle…

— Vous connaissez son nom ?

— Non.

— Où est son atelier ?

— Je ne me souviens pas bien, marmonna-t-elle entre ses jolies lèvres. Je crois qu’elle ne me l’a jamais dit…

— Ce peintre, c’était un grand brun ? coupa Jack au hasard (il connaissait l’étrange faculté qu’ont certaines jeunes filles à fabuler et préférait lui sabrer l’herbe sous le pied).

Katy hésita une seconde mais le policier sut qu’il ne s’agissait pas d’un mensonge : juste la déception de ne pouvoir en savoir davantage.

— Non, dit-elle, Carol ne l’avait jamais vu.

— Vous voulez dire qu’elle n’est jamais allée au rendez-vous ? poursuivit Waitura.

— Si, si ! confirma Katy. Mais quand elle posait, elle ne le voyait pas.

— Comment ça ?

— Eh bien, d’après Carol, elle n’avait qu’à se rendre à son atelier, à se déshabiller et à rester là pendant une heure. L’argent était sur la table. Cent dollars. Une somme qu’elle ne pouvait pas refuser si elle voulait quitter l’abattoir…

— Comment pouvait-elle être peinte si l’artiste ne se trouvait pas là ? s’étonna Waitura.

— Alors là, je n’en sais rien ! Peut-être qu’il l’espionnait…

— Y est-elle retournée ?

— À l’atelier ? Je crois, oui… En fait, Carol m’en a parlé la première fois. Elle avait un peu peur. Ensuite, elle ne m’en a plus jamais parlé.

— Et vous trouvez ça normal ?

Katy haussa les épaules.

— Carol aimait garder le mystère sur ses relations. Elle sortait presque tous les soirs mais elle me racontait rarement ce qu’elle avait fait ; sans doute pour aiguiser ma curiosité… J’avoue que je m’en fichais un peu.

Jack comprit qu’une certaine rivalité existait entre les deux colocataires.

— Quand a commencé ce petit manège ? demanda son équipière. Je veux parler du peintre ?

— Il y a un mois, peut-être deux…

— Savez-vous si Carol s’est rendue à l’atelier dimanche dernier ?

— Je crois. Mais je n’en suis pas sûre.

— Vous ne savez pas comment elle a rencontré ce peintre ?

— Non.

— Comment la contactait-il ?

— Je ne sais pas. Peut-être l’a-t-elle vu une fois, ou alors il l’a contacté par téléphone, je… je ne sais pas.

L’insistance de la criminologue le déstabilisait.

— Peut-être n’est-ce que le fruit de votre imagination ?

— De quoi parlez-vous ?

— De l’imagination des jeunes filles, si fertile qu’elle peut parfois déformer la réalité.

— Non, je vous dis la vérité ! s’enorgueillit la gamine, le visage boursouflé de larmes tenaces.

— Savez-vous ce que sont devenus ses tableaux ?

— Non, aucune idée.

— Carol ne s’est jamais étonnée de cet étrange manège ?

— Le fait de poser nue dans un atelier de peinture ? Je vous répète que Carol avait abandonné ses études et travaillait dans un abattoir à cochons. Son but était d’en sortir. Pour ça, elle avait deux solutions. Gagner de l’argent ou trouver un homme qui en ait.

— Vous avez drôlement les pieds sur terre, ma petite ! siffla Jack.

— C’est la réalité, c’est tout. Et Carol n’était pas une idiote.

— Vous ne savez pas si elle avait des rapports avec ce peintre en dehors de l’atelier ? poursuivit Waitura.

— Je n’en sais rien. Carol aimait s’entourer de mystères, je vous l’ai dit.

Les enquêteurs s’adressèrent un regard entendu — ils avaient une piste.

— Bon, passons à autre chose. Qui étaient les autres hommes avec lesquels elle sortait ?

— Ça dépendait.

— De quoi ?

— Elle n’avait pas de petit ami régulier.

— Pourquoi ? insista Ann en griffonnant sur son calepin.

— Écoutez, je n’en sais rien. Carol était jeune et elle n’avait trouvé aucun homme digne de confiance.

— C’est pour ça qu’elle passait de bras en bras ?

— Comme toutes les filles. Ça ne fait pas d’elle une salope !

Et ses yeux se remplirent d’une saine colère.

— Bien sûr, bien sûr… Que savez-vous des autres hommes ? Fréquentait-elle des collègues de travail ?

— Carol me disait que les types de l’usine n’étaient qu’une bande de gros lards, d’alcooliques ou de brutes avec lesquels elle n’avait aucune envie de se mélanger. Mais on n’était pas vraiment intimes toutes les deux, juste colocataires…

Jack imagina tout de suite l’effet que devait faire Carol à l’usine : les filles y étaient rares et son corps provocant devait exacerber certaines libidos. Ajoutez à cela son air de Carmencita en vadrouille et vous trouverez dix types un peu cinglés capables de disjoncter à la première occasion…

— S’était-elle plainte de l’attitude de certains de ses amants ?

— Oui, comme toutes les filles déçues, répondit Katy. Mais jamais de quoi attiser la haine.

— Quel était son dernier petit ami ?

La jeune fille parut hésiter une seconde. Finalement, elle dit :

— Je ne sais pas.

Jack intervint, soudain menaçant :

— Tss ! Pas de ça avec moi, petite !

Katy resta comme hypnotisée par le regard brûlant du policier. Il faisait presque peur.

— Le… le barman d’une boîte de nuit.

— Quelle boîte de nuit ?

— Le… Sirène.

— Son nom ?

— Pete, je crois.

— Le voyait-elle régulièrement ? insista Jack, relayant sa partenaire.

— Non, c’était tout frais comme relation. Et d’ailleurs, ça n’a pas duré longtemps.

— Vous voulez dire qu’elle ne sortait plus avec ?

— Oui.

— Depuis quand ?

— Depuis peu, je crois…

Les oreilles rougirent derrière ses mèches blondes. Jack avait ce qu’il voulait.

— Carol tenait-elle un journal intime ? renchérit Waitura.

— Pas que je sache.

Alors seulement, la criminologue commença par le début :

— Quand avez-vous vu Carol pour la dernière fois ?

— Hier. Elle est rentrée ici et s’est changée avant de repartir, vers sept heures. Elle ne m’a pas dit où.

— Comment était-elle habillée ?

— Une petite robe rouge, des escarpins… (La description correspondait.) Je peux vous assurer qu’elle sortait.

— Quel véhicule utilisait-elle hier soir ?

— La Ford qui est dehors.

— Vous ne l’avez pas entendue ramener la voiture ?

— Non, je dormais.

— Bon, ne touchez plus à la Ford, souffla Fitzgerald. J’envoie une équipe pour relever les empreintes.

La jeune fille acquiesça.

— Maintenant, j’aimerais voir la chambre de Carol…

— Dans le couloir, la première à droite…

Le policier se leva tandis qu’Ann engageait l’interrogatoire sur leurs habitudes respectives.

Il pénétra dans une pièce de taille moyenne où se répandaient les effluves de parfum bon marché. Si on reconnaît le caractère d’une personne à sa chambre à coucher, Carol semblait plutôt souillon pour une gamine éduquée à l’école catholique ; des vêtements traînaient sur la moquette, le lit s’étendait, draps ouverts, à même le sol. Dans un cendrier de coquillage trônaient des mégots de pétards et de cigarettes blondes. Près du lit, une revue féminine était ouverte à la page des cosmétiques : là, une jeune métisse souriait, du rouge plein les lèvres.

Sur la table de nuit, un ticket de cinéma daté de l’avant-veille, une boîte de capotes entamée et un livre d’amour à l’eau de rose écrit par une Australienne idiote. Dans les tiroirs, pas la moindre trace de carnet secret. Juste quelques photos d’elle enfant, seule sur une balançoire, vous regardant avec des yeux de gamine bientôt grande…

Jack souleva le matelas : des billets de cent dollars firent un reflet sale dans ses yeux.

Le peintre.

L’officier en compta trois. Sans doute gardait-elle cet argent pour un prochain départ…

Jack enfouit la somme dans une pochette de plastique. Le passage dans la salle de bains ne lui en apprit guère plus : Carol semblait être plus préoccupée par son tour de poitrine que par celui de son esprit. Après tout, elle connaissait ses points forts.

Dans le salon, Waitura en finissait avec Katy. Les deux femmes n’avaient que six ans de différence mais si l’une avait un visage franchement attrayant, l’autre gagnait en intelligence ce qu’elle cédait en séduction à sa jeune adversaire. Ce fut sa dernière observation notable : Jack sortit de la maison et se dirigea vers la Ford rouge que Carol avait empruntée la veille. Il revêtit des gants de plastique et fouilla l’habitacle — de nouveau sans résultat.

Il retourna vers la maison. Sur le perron, Ann remercia la jeune fille qui, au contact de la police, s’était ressaisie. Un jour, elle oublierait Carol et une bonne partie de son adolescence avec…

Avant de partir, Katy leur demanda de la tenir au courant de l’affaire. Fitzgerald se taisait. Waitura le lui promit.


Depuis Waitemata Harbour, la vue était magnifique : avec la brume de chaleur, Auckland semblait emmêlé à la mer.

— Qu’en pensez-vous, doc ? demanda-t-il.

— Je ne suis toujours pas docteur, capitaine. À part ce petit détail agaçant à la longue, Katy Larsen ne nous a menti qu’une fois : lorsqu’elle a parlé de Pete, le dernier petit ami de Carol.

Jack reconnut que sa partenaire avait vu juste.

— Je connais la boîte où il travaille. J’irai ce soir.

— Je vous suivrai, si ça ne vous dérange pas. (Pas de réponse.) Bon : et cette histoire de voiture ? renchérit-elle en recalant sa barrette.

— Carol l’a déposée devant la maison avant de se rendre sur la plage, trois kilomètres plus loin. Je ne crois pas qu’elle ait eu le courage, ni le temps, de faire ce chemin à pied. À mon avis, le meurtrier était déjà avec elle. Ce qui confirme la thèse qu’ils se connaissaient…

— Je le pense aussi. Le peintre ?

— Allez savoir…

Ils passèrent l’Harbour Bridge. Jack appela le central afin qu’une équipe relevât d’hypothétiques empreintes dans la Ford utilisée le soir du meurtre.

— Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? demanda Ann.

— Je vous dépose en ville. Vous êtes descendue où ?

— Au Debrett Hotel. Dans le centre…

— Oh ! je connais ! s’esclaffa-t-il comme s’il avait passé la majorité de ses nuits à y boire des verres sans importance.

— Et vous ?

L’œil du policier se teinta de noir.

— Je vais faire un petit tour sur mon territoire…

La Toyota stoppa au milieu de Queen Street, la plus grande avenue d’Auckland — c’est-à-dire du pays. Ici, pas d’embouteillage. Les rues étaient propres, dégagées.

Waitura propulsa sa silhouette vers l’hôtel. Un énorme Maori filtrait l’entrée du bar à l’heure où les jeunes avocats venaient boire un verre après le boulot. Les plus loufoques avaient déjà gobé des acides, prenant ainsi de l’avance sur les fêtes. Jack laissa un peu de gomme sur l’asphalte brûlant et prit la direction de Quay Street.

5

Quay Street, six heures du soir. Fitzgerald commençait à se faire une idée du personnage ambigu de Carol Panuula et le quartier était l’endroit idéal pour se renseigner : putes, maquereaux, informateurs, pervers tranquilles, ici tout le monde avait quelque chose à vendre ou à acheter.

Il longea les baraquements minables, les entrepôts et les bars louches du port. Son horizon quotidien. Tout au fond, vers les docks, les prostituées rehausseraient leur Wonderbra, suppléants modernes de dérisoires insuffisances. Ici tout se consommait pour cent dollars au mieux, cinquante en fin de droits.

Jack recherchait Kirsty — « la grosse pute », comme il disait amicalement.

Prostituée, Kirsty l’était du fond de l’âme. Là, des traces de rouge à lèvres écrasé sur le miroir poussiéreux de sa bouche, des billets échangés vite, deux, trois raclées, un type qui avait promis et jamais rien tenu, beaucoup de bites et peu de sentiments. Kirsty arrondissait ses fins de mois en collaborant avec la police. Fitzgerald la protégeait, cela ne faisait pas de mystère. Prostituée ou indic, pour elle, ça revenait à la même chose : on rend service en se couchant. Kirsty s’en fichait. Ce n’est pas à cinquante-quatre ans qu’on refait sa vie. Surtout celle d’une pute.

Malgré l’imminence du réveillon, le quartier n’avait rien perdu de son animation. Les clients rasaient les murs des bouges où des filles maussades s’exhibaient. Derrière le pare-brise de la Toyota, Fitzgerald passait sa fine troupe en revue. Kirsty roulait des seins devant un gars cherchant le fond de ses poches quand un coup de klaxon les fit sursauter. La prostituée lança un soupir sans équivoque quant à la joie éprouvée de revoir son protecteur. Le gars disparut aussitôt, laissant pour unique messager un coup de vent tiède. De dépit, Kirsty emporta son lourd fessier jusqu’à la Toyota et posa son incroyable poitrine sur la vitre ouverte. Un mamelon menaça de gicler dans l’habitacle. Elle s’écria :

— Fuck you, Fitz ! Tu viens de me faire rater une affaire en or !

— Tu parles d’une poule ! ricana son ange gardien.

Kirsty empoigna son décolleté et proféra :

— Moque-toi ! Des seins comme ça, mon vieux, ça donne envie de goûter au reste !

— Merci, je viens de manger… rétorqua-t-il d’un geste sans façon. Bon, trêve d’enfantillage, il faut que je te parle, ma grosse. Monte.

Comme Kirsty fit semblant d’avoir abîmé ses précieux bas d’argent, Jack se fendit d’un très insistant « Allez ! » Elle étala une moue caillée sur son visage laiteux et clopina jusqu’à la portière du passager, martelant le bitume de ses talons aiguilles. Enfin, elle déversa son corps sur le siège. La Toyota roula à faible allure le long de l’avenue.

— Je veux des renseignements sur Carol Panuula, dit-il.

— Carol… Oui, tout le monde en parle… Personne ne comprend…

Ces phrases toutes simples étonnèrent Jack : il était clair que Carol faisait le tapin.

— Depuis quand traînait-elle dans le secteur ?

— Six mois environ.

— Bizarre que je ne l’ai jamais vue…

— Oh ! Rien d’étonnant à ça ! s’exclama Kirsty en exhalant un parfum coriace dans la voiture. La gamine travaillait le soir et choisissait elle-même ses clients. Une star, quoi ! Elle me faisait penser à moi à l’époque où…

— Passe-moi le temps où ta taille se fournissait dans une ruche. Qui étaient ses clients ?

— Carol aimait surtout les Blancs. Les métis, parfois. Jamais de Polynésiens.

— Pourquoi ?

— J’en sais foutre rien, Fitz !

Il fit claquer son briquet sous une cigarette blonde.

— On les connaît, ces clients ?

— Certains habitués. D’autres moins.

— Qui travaillait avec elle ?

— Personne. Elle bossait en solo.

— Explique-toi, ordonna-t-il.

Kirsty tordit ses lèvres rouge vif.

— Quand on l’a vue débarquer, on a pas cherché à l’emmerder. Carol ne faisait que des extras mais on savait qu’un mac allait lui tomber dessus. On n’avait pas tort : un jour, Lamotta est venu la voir. Il voulait qu’elle travaille pour lui. Et tu connais Joe, hein ? Il a secoué un peu la petite. Eh ben, tu me croiras si tu veux mais le lendemain, il longeait les murs !

Lamotta, tiens donc.

— Pourquoi ?

— Hey ! Lamotta avait la gueule tellement défoncée qu’on l’a plus vu pendant une semaine ! railla la vieille fille, manifestement peu contrariée par l’épisode.

— Et Carol ? poursuivit Fitzgerald.

— Depuis ce jour, personne n’est jamais venu l’importuner. Elle prenait sa place environ un soir sur deux. Et les clients venaient sans que personne touche sa commission. Nous, on l’avait mauvaise, mais on s’est tues.

— Pourquoi tu ne m’en as jamais parlé ? reprocha-t-il.

— Pour la même raison que Joe Lamotta : je ne tenais pas à me retrouver avec mon beau visage tuméfié…

— Je vois… Carol est-elle venue hier soir ?

— Non. (Kirsty bougea dans la voiture : ses breloques vibrèrent dans un cliquetis de pacotille. Elle ajouta :) On m’a dit qu’elle avait un boulot fixe, c’est vrai ?

— C’est moi qui pose les questions. Il se trouve où, cet abruti ?

— Lamotta ? Oh ! à l’heure qu’il est, tu le trouveras au Corner Bar en train d’embobiner une pauvre fille et quelques Steinlager.

— O.K. Merci, ma poule.

— Je ne caquette pas encore, Fitz.

— Profites-en.

La prostituée écailla son fond de teint dans un grand sourire :

— Ce que j’aime chez toi, c’est ta délicatesse.

— C’est pas de la délicatesse, c’est de l’ethnologie.

— Bah ! C’est pareil ! et elle haussa les épaules en claquant la portière de la Toyota derrière elle.

Kirsty louvoya sur le trottoir brûlant, ses talons hauts s’énervaient au chevet de ses bas. Le taffetas de son ensemble à paillettes commençait à dater.

Jack l’aimait bien.

*

Joe était surnommé Lamotta en raison des six combats livrés sous les drapeaux, ce qui lui valut la flatteuse réputation de champion inter-armées. Joe était un Maori dénaturé depuis quatre générations ; avec le temps et l’alcool, les muscles de ses bras s’étaient enrobés d’une graisse indélébile. Il vivait sur sa réputation et tenait encore le meilleur marché de prostituées de la ville. La police le laissait faire : Lamotta était correct avec les filles et racontait ce qu’il savait quand il le fallait vraiment.

Jack rencontra sa face imbibée à la table du Corner Bar local (on en trouvait un à chaque coin de rue). Lamotta buvait une bière au milieu de types tatoués dont l’amabilité n’avait pas traversé le visage depuis la dernière victoire des Blacks en coupe du monde. Le policier se tenait sur ses gardes : la crosse de son .38 lui paraissait même tiède.

Joe émit un bruit de chaudière depuis ses énormes narines. Fitzgerald observa la scène : les petites frappes restaient tapies dans l’ombre, Lamotta suait sous les spots de leurs regards, l’humain sentait le rance, la frime, la bêtise crasse. Enfin, le Maori fit craquer ses phalanges boudinées, l’œil jaune dans celui, brûlant, du flic attablé face à lui.

— Carol Panuula… posa Jack en guise de préambule.

Joe gloussa en retour :

— Connais pas.

Fitzgerald tira une sorte de pénalité sous la table. Lamotta s’affaissa : son genou gauche n’était pas un ballon. Il serra les dents et avoua dans un grognement mêlé de houblon :

— La fille retrouvée morte. Elle faisait le tapin mais j’ai rien à voir là-dedans.

— Qui t’a, disons, préconisé de ne pas te mêler de ça ?

— Connais pas ce mot. Mais si tu veux dire par là qu’on m’a forcé la main pour laisser la gamine tranquille, tu te trompes. Elle rapportait peu, c’est tout.

Cet imbécile voulait garder la face devant son public. Jack fit son petit numéro.

— Tu te fous de moi encore une fois et je t’humilie devant tes amis. Maintenant écoute-moi bien, Lamotta : ici, j’ai tous les droits. Même celui de t’embarquer. J’attends. Tu as une seconde. Ton temps est passé. Alors ?

Lamotta sentit le danger. Une seconde de plus et il pourrait dire adieu à ses dents de devant, ses préférées.

— Deux types sont venus un soir.

— Quand ?

— Il y a cinq mois environ.

— Signalement.

— Ils m’ont chopé dans une ruelle sombre, et ils portaient des cagoules.

— Quel genre de cagoules ?

— Kaki. On aurait dit des trucs de l’armée. Depuis le temps, je suis pas sûr.

— Et alors ? Ils t’en ont prêté une et vous avez joué à colin-maillard entre crapules ?

— Heu, non… Non. Ils m’ont chopé par-derrière avant de me passer à tabac, rectifia Joe Lamotta en insistant sur le « par-derrière », fierté oblige.

— Alors comme ça, on te manque de respect ?

Jack élabora une moue très impressionnée.

— Ces types ne rigolaient pas, assura le gros Maori. Ils m’ont même enfoncé un flingue dans le nez. J’ai pas pu me moucher pendant une semaine.

— Quel genre de flingue ?

— Je sais pas, j’arrivais pas à faire la mise au point d’aussi près.

En un éclair, Jack dégaina son .38 et le planta dans le nez du truand :

— Un comme ça ?

Les yeux du souteneur louchèrent sur le canon. Il bredouilla :

— Oui… Oui. Ça ressemblait à un .38. Mais pas sûr.

— Une idée de ces types ?

— Aucune. Un grand costaud, une sorte de géant qui grognait, et un râblé, plus petit. C’est lui qui parlait.

— Qu’est-ce qu’il t’a dit au juste ?

— De laisser Carol tranquille, sans quoi on me retrouverait dans la baie avec une torche enflammée dans le cul.

— C’est tout ?

— C’est tout. Dans ces moments-là, on comprend vite. Et j’ai compris qu’il ne fallait pas jouer les cadors avec ce genre de type.

— Le bel euphémisme…

— Connais pas non plus ce type-là.

— Tu le fais exprès ?

— Non, je t’assure, Fitz.

La sueur perlait sur son front bosselé.

— Et en ce qui concerne Carol ? reprit l’officier en rengainant son arme.

— Rien de précis. Tout le monde la laissait faire sa petite affaire.

— Ses clients ?

Lamotta fit la moue.

— Des autochtones. Surtout des Blancs…

— Un de ces types peut avoir fait le coup ?

— Pense pas.

— Pourquoi ?

— Comme ça… Depuis le temps, je reconnais les tarés…

Peut-être mais Lamotta avait toujours peur : Jack le devina à la lueur morte de ses prunelles.

— Depuis combien de temps Carol tapinait-elle ?

— Six mois environ. Elle venait un soir sur deux. Et puis un soir, elle est plus venue du tout…

Son front semblait maintenant pleurer de sueur. Le mâle était solide mais la peur liquide.

— Je trouve que tu as laissé tomber bien vite l’affaire avec Carol, siffla Jack en faisant celui qui pesait le pour et le contre. Jamais personne n’a marché sur tes plates-bandes. Pourquoi tu n’as pas cherché à éliminer ces types ? Tu l’as déjà fait avec d’autres…

— C’était des tueurs professionnels, assura Lamotta.

— Qu’est-ce qui te fait dire ça ?

— La façon dont ils m’ont alpagué.

— Tu mens.

L’ancien boxeur eut un geste de panique, presque indicible. Une mauvaise esquive. Le policier passa à l’attaque. Sa voix devint vraiment frigorifique :

— Maintenant, mon gros, tu vas me raconter tout ce que tu sais. Qui étaient ces types ?

— Je sais pas, gloussa le Maori.

Mais ça sentait le baratin à plein nez. La confusion grimpait au visage de Lamotta : Fitz le tenait.

Une sorte de gong inopiné sauva l’ancien boxeur du K.-O. psychologique.

— Dis donc, flicaille, qu’est-ce que tu fous là ?

C’était tellement bête que Jack se retourna pour voir quelles babines avaient régurgité tout ça.

Un grand gars dans les vingt ans gonflait ses épaules, le coude posé contre le comptoir. Il avait l’œil éméché du type qui cogne sur tout ce qui bouge à la recherche de son identité. Sur ses bras découverts, un tatouage insolite.

— Tais-toi ! C’est Fitz, le chef de la police ! souffla la voix du patron dans son dos.

Mais Bunce tenait absolument à amortir son tout nouveau mètre quatre-vingt-dix. Et derrière lui, trois jeunes Maoris roulaient ce qu’ils croyaient être des mécaniques bien huilées.

— Retourne chez toi, rétorqua Fitzgerald sans un vrai regard pour celui qui se considérait comme chef de bande.

Lamotta cherchait des yeux une porte de sortie. Jack voulut le retenir mais Bunce attrapa le bâton de guerre maori que venait de lui lancer un de ses acolytes. Il commença à agiter son arme sculptée dans l’aire de la pièce. Les pieds de chaise roulèrent sur le sol, deux filles se réfugièrent derrière le comptoir. Les autres gosses bombaient le torse sous leur tee-shirt sans manches. Le patron retint son souffle : la licence de son bouge allait se jouer dans la minute.

— Viens ! menaça Bunce entre deux incantations à peu près incompréhensibles.

— Toi, tu bouges pas ! grogna Fitzgerald à l’adresse de Lamotta.

Mais un vent violent soufflait sur lui : Jack eut à peine le temps de baisser la tête. Le bâton percuta le haut de son crâne et ripa sur le cuir, arrachant au passage une mèche de cheveux et deux larmes de sang. Petit chagrin.

Abasourdi, le policier plia l’échine. Sous les encouragements de ses sbires, le jeune Maori sentit la proie à sa merci. Il attaqua de nouveau.

Au début de la trajectoire, il y eut un bruit suspect — celui d’un flingue qu’on arrache du holster.

Au milieu du mouvement, celui d’un chien qui se tire. Un bruit mécanique, terrifiant.

Une détonation claqua avant la fin du mouvement.

Cri, poudre, fumée, silence, puis geignement.

Les clients retinrent leur souffle : le .38 de Jack pointait le reste de la bande et quelque chose leur disait qu’il avait hâte que ça recommence.

Les gosses hésitaient : au bout d’une Doc Martens usagée gisait Bunce, une balle dans le pied. Les trois Maoris échangèrent un regard flottant. Jack brandit son arme bien distinctement. Son index dansait sur la détente.

— Tu ne tireras pas : trop de témoins, s’esclaffa le plus malin, avec une paire de bras disproportionnés pour sa taille.

Fitzgerald eut une subite bouffée de chaleur. Un peu de sang coulait de son front mais la douleur n’existait pas : pas celle-là. Car l’espace d’un instant, il crut voir les assassins de sa femme, et aussi ceux de sa fille. Des assassins par procuration. Comme ces types, là, qui avançaient vers lui…

Il hésita : les balles risquaient de traverser ces crapules avant de blesser un innocent. De dépit, il choisit de frapper le premier : la crosse du revolver percuta la glotte du plus proche, lequel s’écroula, suffoquant comme un noyé. Tandis que le second perdait deux incisives d’un revers de canon, le plus agile percuta Jack et le plaqua violemment sur le sol.

Les quatre-vingts kilos de jeunesse remuèrent la carcasse pourtant endurcie du policier. Ils roulèrent sur le sol. Très vite, Jack engagea une clé qui immobilisa son adversaire. Il serra l’étau sous les yeux ébahis des clients. Le Maori hurlait, les épaules verrouillées sous la poigne de ses avant-bras. Fitzgerald serra plus fort. Il n’entendait pas les cris. Ses lèvres tremblaient. Les épaules du gosse craquèrent.

Le dernier cri fut plus rauque. Deux luxations simultanées. Alors seulement, Fitzgerald lâcha prise.

Le jeune Maori n’était plus qu’un pantin disloqué sur le sol. Le policier haletait, défiguré par la rage. À ses pieds, trois voyous se tordaient sur le sol crasseux. Il les regardait, hébété. Il ne savait pas pourquoi il avait fait ça.

Le silence qui suivit ressemblait à un cortège de notes mortes dans la douleur d’un génie inconnu. Jack se tourna enfin vers la table : Lamotta avait disparu. Il serra les dents, ramassa son arme et traversa la porte de service dans un courant d’air.

Dehors, une ruelle exhalait ses odeurs de détritus dans la moiteur du crépuscule. En contre-jour, la silhouette de Joe Lamotta échinait ses cent trente kilos vers un hypothétique salut. Fitzgerald oublia toutes ses douleurs et partit à la poursuite du plus fameux souteneur de la cité. Ses semelles dérapèrent à l’angle de la rue, laissant sur le bitume tiède une fine pellicule de gomme. Plus loin, le Maori suait sang et eau en battant le trottoir. La sommation ne servit à rien : Lamotta fila sous un porche.

Fitzgerald pénétra dans un des rares immeubles de style victorien préservés par le temps. Lamotta n’avait pas une chance sur dix de lui échapper : Jack était plus rapide, mieux armé et sans doute plus cinglé que lui. Mais ce soir, le gros Maori n’avait pas le choix. C’était un truand de bas étage mais pas un imbécile ; il avait reconnu les types qui l’avaient tabassé. Maintenant, ils allaient bientôt savoir que Fitz était sur le coup. Cela équivalait pour lui à un arrêt de mort. Alors il joua sa chance à fond.

En atteignant le toit, le Maori ruisselait : son slip le collait sous son treillis souillé de taches de beurre de cacahuète et sa bedaine flageolait sous ses pas hors d’haleine. Dans son dos, les chaussures du flic martelaient les dernières marches qui menaient au sommet de l’immeuble.

Lamotta connaissait un passage : il l’avait utilisé maintes fois lors de sa fougueuse jeunesse. Seulement aujourd’hui, il avait vingt ans de plus et autant de kilos. L’ancien boxeur tenta quand même le coup. Il bifurqua sur la droite, souffla une seconde, reconnut le passage et prit son élan. Sous lui, un vide de six étages. En face, le toit d’une banque sans garde-corps. Entre les deux, un espace d’environ quatre mètres qu’il s’agissait de sauter. Comme au bon vieux temps.

Il fonça.

Du bout du canon, Jack cherchait le chemin emprunté par le fugitif. Deux solutions, une seule possible, et les alizés qui soufflaient sur les hauteurs de la ville ne semblaient pas du tout décidés à l’aider.

Un cri déchira le vent des toits ; suivant l’écho, Jack bondit en direction des cheminées et stoppa sa course au bord de l’immeuble. Le vide chavira dangereusement sous lui : en contrebas, Lamotta s’agrippait au parapet du toit voisin avec l’énergie du désespoir.

Le Maori venait de rater son coup : les années et le beurre de cacahuète avaient eu raison de son combat contre le temps. L’élan avait été trop lent, l’impulsion trop molle, la distance soudain trop longue. Joe n’avait dû son salut qu’à sa force exceptionnelle : maintenant, ses grosses jambes battaient dans l’air, incapables de le hisser jusqu’au toit. Lamotta pestait. Le vide tanguait sous ses pieds inutiles. Envie d’uriner. L’échine moite. Les os évoluant par frissons successifs. La peur qui gagne les épaules, raidit les doigts et menace, compresse, terrifie… Malgré la sueur qui l’aveuglait, il aperçut une ombre passer au-dessus de sa tête ; Jack venait de franchir la distance que le Maori maîtrisait si souvent dans le passé. Maintenant ses doigts lui faisaient mal. Déjà, Joe ne les sentait plus. Aspiré par ses cent trente kilos, il tiendrait encore une poignée de secondes. Pas plus.

Le policier se réceptionna sur le toit de la banque et s’agenouilla au chevet du truand, le regard inquiétant.

— Qui étaient ces types ?

— Aide-moi, putain ! implora Lamotta.

— Dépêche-toi, tu n’en as plus pour longtemps.

— Je sais pas qui c’était ! J’ai cru reconnaître une voix, je connais pas son nom mais je l’avais déjà entendue. Tu peux pas savoir ! Mais aide-moi ! Putain, je vais lâcher ! Je vais lâcher !

La peur avait gagné sur son teint mat. Jack vit la blancheur prémortelle ronger ses joues. Lamotta allait effectivement lâcher. Alors le policier tendit la main. Joe lâcha la sienne pour atteindre cette sorte de providence intéressée ; il voulut s’y accrocher mais la sueur qui inondait ses mains le fit glisser. Les doigts des deux hommes se lièrent une longue seconde avant de se déchirer dans un hurlement — celui de Lamotta en dégringolant les six étages qui le séparaient de la terre ferme.

Fitzgerald reçut le cri en pleine face. Les doigts de Joe venaient de fuir sa poigne salutaire et battaient désormais dans le vide, encore tendus vers lui comme d’un dieu cruel. Le visage déchiré de l’homme rapetissa au fur et à mesure qu’il se rapprochait du sol.

Jack ne le quitta pas des yeux.

La mort en face, ce n’était pas tous les jours.

Il perçut l’impact. Le corps de Joe Lamotta s’écrasa sur le bitume fumant, répandant une sinistre éclaboussure alentour. Un frisson passa, presque palpable.

Fitzgerald quitta le toit de l’immeuble. Le soir tombait comme un tas d’ordures jeté des nuages. Il leva la tête : un orage tropical menaçait.

6

« Oui, je suis gémeaux. Double personnalité, on m’a dit. C’est vrai que je discute souvent avec moi… À vrai dire, je ne m’entends pas très bien. En ce moment, je ne me parle plus. C’est mieux comme ça. Pourtant au début, je m’entendais plutôt bien ; dans la glace, il m’arrivait de me séduire, de me dire des trucs. Je m’aimais tellement que j’ai même songé à me marier avec moi. Et puis j’ai renoncé… Bon Dieu, j’ai eu raison : quand je vois ce que je suis devenu, ça me fout le cafard. Depuis, je refuse catégoriquement de me faire la vaisselle : ce serait de la soumission, et il n’est pas question que je me cède… Il m’arrive aussi de jouer du trombone. Ça dure toute la nuit. Du coup, je n’arrive pas à dormir. Le pire, c’est que je ne sais pas jouer ! Forcément, j’ai réfléchi. En fait, je suis persuadé qu’il y a quelque chose en moi qui ne colle pas avec moi. Parfois, à force de ne pas me ressembler, j’ai l’impression d’être un autre. Ça me donne un côté commun très déprimant. Alors je me parle :

« — J’ai mal partout. C’est la vie, je crois.

« — Pardon, vous avez quoi ?

« — La vie.

« — Ah bon ?

« — Oui.

« — Courage.

« — Merci.

« Oui. Mourir, c’est ma spécialité. Vous pouvez y aller, je suis calé ! Mais ce soir, c’est Noël. Noël, et l’enfance est morte. Oui… Chez moi, c’est comme une habitude… »

John dessina une vague sur le monticule de purée froide qui jonchait son assiette. Pas de sapin, pas de guirlandes, pas de Santa Claus débonnaire emporté par des rennes à travers la voie lactée des rêves de gosses. Juste lui et la purée.

La tête posée sur la table, John faisait jouer sa fourchette sur le tas de patates écrabouillées, retraçant les images célèbres de son enfance anéantie en pleine construction. Mais tout cela était de l’histoire ancienne. Enfin, c’est ce qu’il se disait pour conjurer le sort qui l’avait tiré jusque-là.

Un sachet de poudre couleur sable atterrit sur la table de la cuisine. Héroïne. De bonne qualité. Bref, une vraie saloperie. John saupoudra plusieurs grammes sur la toile cirée, puis, à l’aide de son doigt, s’appliqua à dessiner le visage d’une femme. Bien sûr, le dessin était grossier mais il avait suffisamment de talent pour rendre visible ce qui traversait son esprit. Même avec de la drogue.

Surtout avec de la drogue.

À peu près satisfait par le résultat du dessin, il donna un nom au visage poussiéreux qui le regardait depuis tant d’années. Il l’appela :

— Betty.

John ne savait pas ce qui fut d’abord : les mots ou les choses. Les gens, eux, n’étaient que des intermédiaires. Le droit du hasard.

Il enfonça une paille dans sa narine, sniffa d’abord le front de Betty, puis les yeux. Avec un ricanement désuet, l’homme inspira la bouche et, du bout du nez, raya la petite fille de son monde.

Voilà. Maintenant, Betty était là. En lui.

Bombardement physiologique.

Betty. Un mot dans une chose, perçue par lui comme une sensation hyperbolique loin, très loin de Noël. L’image de l’adolescente ne décollait jamais longtemps de ses lobes frontaux. Il fallait s’y faire.

Il ne s’y faisait pas.

Un chien aboyait quelque part. Lentement, l’univers se transforma. Sensible aux formes et aux tons des choses, John attendit que la drogue fît son effet pour écouter. Le chant des sirènes l’attirait vers le néant. Bientôt son esprit se concentra sur les sons, sur cette mer maudite qui battait la plage. Hier…

Le pitoyable festin qu’il avait préparé était maintenant tout à fait froid :

« La mort est à côté de moi. Je lui ai dit tout à l’heure que je n’avais pas besoin d’elle, qu’elle pouvait se retirer, mais elle était coincée en moi. Je l’ai secouée, rien n’y faisait. Je n’aurais peut-être pas dû la laisser entrer. Bah ! Je ne suis pas pressé… »

John posa sa tête sur la toile cirée de la cuisine. Tout se bousculait.

Souffrant d’épilepsie temporale, l’hyperconnectivité entre les zones sensorielles et émotionnelles de son cerveau pouvait entraîner l’apparition de perceptions, d’images et de souvenirs générateurs d’émotions intenses. Même s’il s’efforçait de contrôler ses réminiscences à des fins picturales, John ne déchiffrait plus rien de ses énigmes. Et ce soir, une grosse bouchée de désespoir s’engluait dans sa gorge. Accroché aux murs, des…

« Images en kaléidoscope. Admirable civilisation : ventre de femme, sperme sur les lèvres, argent sale, l’hymne aux mésamours — poésie des miens. Aujourd’hui, le vide. L’esprit défenestré dès que je me penche sur mon passé… Betty. Oser l’aimer, c’était déjà me suicider… Heureusement, la mort s’est endormie. Dormez paisibles, chérubins monstrueux, je borde la vieille ! Ce qu’elle est moche d’ailleurs ! Oh oh ! Vous verriez la gueule de la mort, vous éclateriez de rire. Vos dents seraient éjectées, elles partiraient avec votre rire, vous seriez là, ébahi et sans bouche, avec vos chicots répandus à vos pieds — je marcherais dessus pour les faire craquer sous mes talons, rien que pour vous faire grincer — vous ne sauriez pas quoi dire parce que ce serait matériellement impossible, ou alors ce serait ridicule… Ridicule… Finalement, tout est ridicule, dérisoire… Mais je garde notre dîner à la poubelle au cas où, on ne sait jamais… des fois qu’elle viendrait, des fois que, ce soir, à manger… nous deux… des fois qu’elle… des fois… »

Une larme tiède coula le long de son nez. Le liquide se pencha sur sa joue, hésita un instant et décida de finir sa course dans son cou. La lame de rasoir qu’il portait au cou l’accueillit en ricanant. Accroché au mur, le heï-tiki continuait de le regarder d’un mauvais œil…

John revint lentement à lui. Le coup était passé près mais la drogue avait pris le dessus sur la maladie.

Le dîner avait refroidi, les bougies s’étaient consumées.

Ces jours-ci, ses crises d’épilepsie avaient tendance à se resserrer dans le temps. Il se frotta le visage et murmura :

— Bon Dieu, je désespère de plus en plus mal…

L’éclat de rire qui suivit résonna dans toute la maison.

7

— Je t’aime… soupira Helen.

Elle avait parlé si bas que seuls les insectes des herbes alentour purent l’entendre. Jack pensa qu’elle exagérait un peu mais n’osa répondre — rien qu’un silence anonyme, l’ami incognito des vieux amants. D’ailleurs, Helen ne lui parlait même pas : adossée à la Terre, elle noyait ses yeux dans l’horizon monochrome. À bord d’un ciel anthracite, le soleil semblait avoir fondu dans la mollesse du crépuscule orageux.

— Qu’est-ce que tu regardes ? demanda-t-il, allongé sur l’herbe qui la portait si bien.

— Le ciel.

— Et alors ?

— Il va nous tomber sur la tête.

Le policier écrasa la fourmi qui, à deux doigts de là, prenait l’herbe pour un cheval-d’arçons :

— Il en faudra plus pour nous anéantir.

— Je sais, je sais…

Et ces derniers mots se perdirent dans l’orage après avoir voltigé un moment autour d’Helen. Jack se taisait. Ce qu’il venait de vivre l’avait secoué. On ne tue pas un homme sans penser qu’il aurait pu nous faire la même chose.

Il ne dit rien.

Helen avait cinquante-quatre ans et son corps allongé sur l’herbe avait vomi sa belle jeunesse. Du bas de sa quarantaine, Jack avait le bon rôle.

Après la disparition de sa famille, sa maison était devenue un véritable dépotoir où se mêlaient bouteilles de bière vides, mégots de cigarettes, plats cuisinés rongés par les fourmis et nids de poussière en tout genre. Quelques rats venaient même rôder dans le jardin. Devant l’étendue des dégâts domestiques causés par ses années de laisser-aller, Jack avait passé une annonce dans le New Zealand Herald. Helen s’était présentée le lendemain, robe discrète et menton haut. Le policier aimait la dignité : il l’avait engagée le matin même. C’est ainsi qu’Helen entra dans sa vie. Par la petite porte, celle des domestiques.

Helen se résignait alors à faire des ménages pour payer les soins de son mari pompier, gazé lors d’un feu de forêt. Le malheureux avait fini par mourir et la maigre solde qui revenait à sa femme ne suffisait plus à assurer sa retraite. Trop peu malléable pour intéresser un employeur, Helen subsistait donc comme femme de ménage.

Elle vint d’abord tous les jours pour mettre un peu d’ordre dans le bordel amassé au fil du temps, puis chaque mardi. Leurs rapports furent polis, d’employeur à employée. Mais Jack détestait la hiérarchie : à première vue, deux humains ne valaient pas mieux l’un que l’autre — jamais il n’aurait admis qu’un sentiment d’injustice motivait cette idée. Aussi se lassa-t-il du ton révérencieux qu’Helen employait à son encontre — jamais il n’aurait osé admettre qu’il aimait les yeux francs de cette étrangère et la grâce de son corps encore vigoureux.

Plus par pitié que par bonté, il invita sa femme de ménage à dîner dans un restaurant français de Ponsonby. À peine entré, Jack regrettait déjà cette stupide invitation. Mais en sortant, il se réjouissait d’avoir trouvé quelque chose qui pût ressembler à une amie. Bien sûr, il avait Mc Cleary, son vieux copain de collège avec lequel il avait partagé les mêmes pelouses et les mêmes filles, mais ils étaient trop proches, et cela depuis trop longtemps, pour régénérer leur affection. De plus, Mc Cleary faisait partie d’un univers périmé : celui de sa femme et de sa fille.

Helen fut donc pour lui l’être providentiel. Plus âgée, elle aussi marquée par les aléas de la vie et ses injustices (ce qu’on appelle volontiers de la fatalité, histoire de renoncer au combat), la femme de ménage devint sa seule confidente. Fitzgerald parlait peu, et surtout pas d’amour, mais Helen savait déchiffrer les mots perdus dans la tristesse et la laideur de cette vitalité écrasée. Ils se côtoyèrent en dehors des heures de ménage, allaient ensemble aux rares manifestations locales et s’affichaient parfois en public. C’était certes sans amour mais non sans tendresse.

Enfin, pour couper court aux racontars qui circulaient dans leur dos, ils finirent par coucher ensemble. Ce fut une drôle de nuit où ils avaient un peu bu. Pour des raisons différentes, ils avaient besoin de courage. Leur dernier véritable acte d’amour commençait à dater : Jack s’était toujours contenté de rapports succincts avec des filles du bureau. Qu’elles soient mariées ou non, ces femmes avaient de l’énergie à revendre mais peu de cœur.

Helen n’était faite que de ça. Pourtant, son parcours amoureux ne fut qu’une succession d’échecs cuisants. Après la mort de son mari, elle s’était éprise d’un Maori plus jeune qu’elle, un homme violent qui lui avait tout promis, fier d’avoir attrapé une Blanche. Deux ans plus tard, il la battait régulièrement. Femme de caractère, Helen s’était enfuie sous les menaces, elles non plus jamais tenues. Après quoi elle refusa de vivre avec des hommes et restreignit sa libido à des actes d’humiliation, quelques coucheries hâtives sur les banquettes des voitures à la sortie des boîtes pour gens de son âge. C’était dégradant et sans joie : Helen avait pourtant dépassé le stade post-adolescent où le nombre de conquêtes supplée la qualité du cheptel — et la durée de sa relation.

D’une certaine manière, Jack était tombé au bon moment. Il se montrait simple, direct, loyal et sans espoir. Helen s’y était attachée comme on s’attache à un objet convoité qu’on ne possédera jamais. D’ailleurs, Jack ne lui cachait aucune de ses aventures, de plus en plus rares il est vrai. Au moins, sa franchise lui mâchait le désespoir. Au mieux, ils mourraient côte à côte — à défaut d’avoir jamais vécu ensemble.

Jack l’aimait bien. Helen avait su rester jolie malgré ses malheurs et son sourire était si bon qu’il pouvait même gracier la mort. Bien sûr, ses combats étaient dérisoires, ses gestes les témoins muets d’un amour simplement coupable d’exister mais ses cheveux bruns avaient gardé un éclat magnifique : Jack aimait les respirer en grand, comme un bol d’air pris à la sauvette d’un coït trop souvent bâclé.

Bref, ils s’aimaient en passant, avec la politesse muette des vrais désespérés. Jusqu’à ce Noël maudit… Les deux amants étaient là, statues vivantes installées au bord du gouffre. La mer se balançait sous les yachts en contrebas, l’orage passait au large, Jack venait de voir un homme mourir, ça lui laissait un inexplicable goût d’inachevé dans la bouche, et ils regardaient le ciel comme si quelque chose allait réellement se passer.

Les yeux dans le ciel colérique, Helen confirma alors avec certitude :

— Oui. Il va nous tomber sur la tête.

Jack hocha la sienne et vida son verre de vin australien. Helen émit un sourire — chez elle un tic formidable. Et chacune de ses pensées une caresse aimable, aurait ajouté Jack s’il n’avait eu d’autres chats à fouetter.

— Tu ne voudrais pas changer de disque ? demanda-t-il.

Depuis le salon, La Symphonie pastorale venait de sombrer dans le lourd silence qui, paraît-il, suit les grandes émotions. Ils n’aimaient pas particulièrement la musique classique mais éprouvaient tous deux un terrible besoin d’harmonie. En fait, Fitzgerald n’aimait plus grand-chose : il n’écoutait aucune musique moderne, tout juste un peu de jazz, et détestait Sinatra. Le seul type qu’il supportait était Brel. Un Français ou un Belge, enfin, il ne comprenait pas les paroles mais la rage suffisait. « Un type qui aime Brel ne peut pas être tout à fait mauvais », c’est ce que lui avait dit Mc Cleary, européanophile et parfait bilingue. Jack sourit : Mc Cleary était surtout un ami rassurant — c’est-à-dire un homme capable d’une magnifique mauvaise foi.

Helen épousseta sa jupe striée d’herbes folles et fila jusqu’à la maison. La rêverie de son corps s’évapora dans la moiteur de l’été sous le regard de son amant ; oui, cette fille ferait mieux de garder ses intuitions au chaud et de se trouver un homme digne de ce nom…

Jack regarda passer sa vie comme une mauvaise blague dans l’horizon noir que la côte refoulait vers le Pacifique. Helen revint avec deux verres de vin blanc. Elle s’allongea près de lui et fit des gestes, tous différents. Jack les observa, les aima un à un, mais n’osa les prendre, préférant de loin les laisser en liberté. Inutile d’être possessif avec une désespérée : d’un commun et silencieux accord, ils laissaient les prismes aux chiens de la passion. Notre terre n’en manque pas et ça donne toujours l’illusion de vivre pendant un mois ou deux.

Helen offrit le verre à son ami.

— Déguste-le, c’est notre dernière bouteille.

— Déjà ?

Il insista sur ce mot comme s’il était très beau.

— Je ne voulais pas te le dire pour ne pas te saper le moral, mais la cave est vide.

Fitzgerald émit une longue plainte et sentit venir sa vocation de loup.

— Un soir de réveillon, c’est trop bête…

Elle se frotta les yeux comme si un drap s’y était introduit.

— Qu’est-ce que tu as prévu ce soir ? Si tu veux, je suis seule et on peut…

Fini les épanchements.

— J’ai rendez-vous avec Waitura. Avant, il faut que je passe chez Hickok…

— Qui c’est, ce Waitura ?

— Un professeur de criminologie. Une experte en charabia qu’on m’envoie de Christchurch. Un coup d’Hickok. Très forte, la fille.

— Jolie ?

— Helen, c’est vraiment pas le moment…

Le soupir restait vague. Elle reprit sa place, docile. L’espace d’un instant, Helen avait commis le rêve un peu absurde de passer un Noël avec Jack. Elle s’en voulut. Pareille pensée lui était absolument interdite. Elle le savait.

— Excuse-moi.

— Ne t’excuse pas. Y’a vraiment pas de quoi.

Il se leva. Le soleil tombait dans la baie d’Auckland. À la dextérité du plongeon, le gars savait nager.

Le policier finit son verre d’un trait, posa une bise fade sur la joue d’Helen et partit sans un regard superflu.

Neuf heures sonnaient quelque part comme un coup de semonce. Il y avait eu un hold-up dans sa vie, un casse qui avait mal tourné, et maintenant les flics entouraient la maison. Dans le renfermé de sa conscience, ça sentait l’agonie, une méchante balle dans le foie.

Elisabeth.

8

Les écailles du Pacifique miroitaient sous la lune lisse. John erra une heure le long de la côte, flottant comme un vaisseau fantôme au guidon de sa Yamaha. Thérapeutique très personnelle, John inhalait de l’héroïne lorsqu’il pressentait l’imminence d’une crise. C’était pour lui un prétexte désabusé pour s’envoyer en l’air, se pulvériser jusqu’à l’explosion finale : au moins, là-haut, il ne blesserait personne… Après une tournée des plages chaloupé par les balancements de sa machine, il piqua sur Auckland. Il avait rendez-vous avec un type — un de ses rares clients — vers dix heures. Dealer de la dope n’était pas son hobby ; juste un moyen de peindre sans travailler. John détestait le travail, considérant la chose comme un impôt désuet sur le temps, seul trésor en ce bas monde. Il savait surtout qu’il n’aurait jamais le courage de rejoindre les autres rebuts de la société sur l’île de Great Barrier : non, il lui fallait de la vie, les lumières de la ville, Karekare et ses toiles… Il irait donc. « Mais c’était vraiment pour rendre service ! » hurla-t-il au guidon de sa SR, un modèle japonais copié sur les Triumph à l’époque où l’Angleterre avait encore les moyens de ses prétentions.

Ponsonby. Quartier chic et branché. John roulait doucement sur la grande avenue où clignotaient les façades des restaurants. Des gens défilaient sur les trottoirs déjà ivres de leurs pas. Ils avaient l’air heureux.

Lincoln, rue perpendiculaire. Vide. Il gara la moto le long d’un mur d’enceinte au-delà duquel s’esclaffait une musique. Le ciel virait au mauve. John regarda sa montre, eut un geste de satisfaction (il était bientôt dix heures), réajusta le nœud de son smoking loué pour l’occasion puis sa brosse désordonnée dans le rétroviseur. Ses cheveux châtains n’avaient pas trop souffert du trajet.

La lumière s’éteignit bientôt de l’autre côté du mur, créant une certaine agitation parmi les convives. Le signal.

Personne en vue : John grimpa sur le biplace et se hissa avec facilité au sommet du mur derrière lequel, bien que momentanément livrée à la seule lumière de la lune, une garden-party battait son plein. Il y eut un long « aaahh ! » mimant une impatience péniblement contenue. John profita du moment pour glisser de l’autre côté du mur.

Personne ne semblait avoir remarqué son intrusion : les gens se pressaient autour d’une pièce montée. Dans son délire d’héroïnomane, John songea aux gnous lors de la grande migration. Il aimait bien les gnous. Une bestiole moche, idiote, courageuse face aux lycaons et poussée par son instinct à courir droit devant dès le début de la saison sèche, deux mille kilomètres à fond, le premier qui trébuche écrabouillé par le suivant, d’autres happés par les crocodiles géants ou la boue…

John chassa ses pensées idiotes avant de se mêler aux convives.

Une femme, Mme Hickok, était alors le centre d’activité. Elle portait une robe à fleurs moulante malgré son corps ratatiné sous un châle fuchsia et se déplaçait au bras d’une infirmière en civil. En dépit du maquillage, le teint de cette femme était malade : John ne lui donna pas plus d’une semaine à vivre (et il s’y connaissait en cadavre).

Mme Hickok appela son mari (applaudissements nourris puisque le procureur du district venait d’entrer au conseil municipal de la ville) et fit un bref discours qu’on écouta poliment. Après quoi, on but à la santé des orphelins de la ville qu’Hickok sponsorisait, avant de reprendre son activité. Entre industriels, hommes de loi, d’argent ou d’audiovisuel, quelques filles échangeant des sourires bon marché contre une improbable place au soleil… John rêvait d’ailleurs quand une ombre passa dans son dos. Il attendit que la menace se retirât de ses omoplates pour se retourner : un grand Maori au costume très simple traversait un groupe de gens. Ses cheveux noirs rasés sur les tempes faisaient des reflets bleutés sous la lune. John ne connaissait pas Jack Fitzgerald mais préféra s’éloigner. Le policier venait d’atteindre sa cible : Hickok avait le sourire au front et le smoking d’un blanc impeccable…

Le jardin s’étendait sur un demi-hectare, parcelle de verdure au cœur de la ville agrémentée d’une piscine et de statues évoquant la Grèce antique. Les poches bourrées d’héroïne, John cherchait son client lorsqu’un genre étranger croisa dans ses eaux.

Une femme.

Il maugréa entre ses dents. Le monde venait de changer.

Elle fendit les rangs avec une grâce déconcertante, une fille aux gestes lents qui avançait vers lui en souriant, presque malsaine. L’espace d’un instant, John était ce corps ondulant dans la nuit. Fantastique. Tout devint clair, clair comme du pétrole en feu. Rimbaud avait raison : l’amour est à réinventer. À chaque fois.

Mais le bonheur n’était pas pour lui. Il faut être doué pour ça. Or, John ne l’avait jamais été. Ou alors un été, il avait quinze ans, Betty quatorze, belle à hurler il disait, deux amis sur la plage que le vent d’alors flattait dans la fraîcheur de leurs commencements. Betty. Il y a presque vingt ans déjà…

Soudain, alors que rien ne laissait présager une nouvelle crise, le bruit des conversations disparut de son esprit. Après l’éclaircie entrevue, le monde devint silence. Bouffée délirante : la mer se souleva. Et le noya. John cria, mais sans bruit. Une lueur le submergeait, et dans cet éclat bleu hôpital, un crime. Il pâlit. Ses réminiscences — rêves hauts en couleur, hallucinations d’allure épileptoïde, illuminations — l’amenaient parfois à une sorte de conscience dédoublée qui induisait une telle confusion dans son esprit qu’il pouvait se trouver complètement désorienté, au point de ne même plus savoir où et quand il vivait. John subissait une nouvelle crise. C’était la première fois qu’il s’exposait ainsi en public. Ses mains s’agitaient, ses lèvres se crispaient dans un rictus amer, l’homme s’accrocha à l’air mais l’air n’avait pas de poignée. Il chancela.

C’est elle qui le rattrapa.

— Doucement mon vieux…

Sa voix était douce, presque tiède.

La main de John s’enfonça dans l’épaule découverte. La lueur bleue se dissipait, mais il ne tenait pas vraiment debout. Elle le regarda fragile, sans le juger.

Autour d’eux, les gens continuaient de discuter comme s’ils ne s’étaient jamais rencontrés. John ôta enfin sa main de l’épaule qui l’avait sauvé.

La fille était une longue rousse, ou plutôt auburn, au regard paumé, vitreux, malade, fascinant. Elle portait une robe moulante, un collier de turquoises et un air désolé dans la prunelle de ses yeux vert chlorophylle. Née vingt-six ans plus tôt, on l’avait posée quelque part comme un objet précieux dont on se lasse, objet qu’on avait fini par oublier. Eva. Rompue à tous les plaisirs, elle s’était résolue à vomir sa libido sur un homme jeune, un fils à papa les poches pleines et la tête creuse, sorte de James Dean sans drame qui l’avait amené à l’est de nulle part.

John la dévisagea avec une naïveté presque infantile. Sous la robe qu’elle portait à cru, deux seins ronds pointaient dans leur carquois de tissu. Jamais il n’avait rien désiré de semblable. Jamais. Des flammes crachaient de ses yeux : Eva lui renvoya sa foudre en pleine figure.

Il encaissa sans broncher mais l’électricité qui émanait de cette femme resta, statique, dans ses veines.

— Ça va mieux ? demanda-t-elle sans vraiment engager la conversation.

— Oui. Merci… Je crois que vous m’avez sorti d’un mauvais pas.

— Vous devriez faire attention où vous mettez les pieds.

— Pourquoi, ce n’est pas convenable ici ?

— Vous savez bien que non.

Ils étaient là, deux statues sous la lune. Eva se fissura et dit d’un ton égal :

— Je vous ai vu passer par-dessus le mur.

— Ah bon ? (Mais elle avait l’air de s’en moquer complètement.) Et vous n’avez rien dit ?

— Pourquoi ? Vous avez quelque chose à cacher ?

Sur le coup, John ne sut plus où se mettre. Même pas dans ce smoking d’opérette.

— Je n’aime pas beaucoup le style robe de cinéma, dit-il, mais celle-ci vous va plutôt bien.

— Les starlettes d’Hollywood sont des putes moins onéreuses que moi, mon cher. Vous avez à fumer ? demanda-t-elle comme ça.

— À fumer quoi ?

— Si vous étiez indien, je vous aurais demandé des bidies mais vous êtes un gentil petit Blanc et manifestement défoncé à la poudre. Je ne touche pas à ça en public mais si vous aviez un joint de n’importe quoi, je vous sauterais au cou.

— Restons simples. J’ai de l’herbe, si vous voulez…

— Banco, fit-elle mollement.

John regarda autour de lui et constata avec elle que « ça ne fumait pas des masses dans le coin ». Eva lui lança un clin d’œil d’un vert absolu : direction les haies de sapin.

Il la suivit à distance raisonnable, appréciant les ombres inquiétantes de ses jambes à travers la robe. Ils trouvèrent un banc, seul, près des sapins triangulaires, s’assirent. John brandit un stick prêt à l’emploi. Eva apprécia d’un haussement de sourcils :

— Au moins, vous êtes un homme organisé.

— Pas du tout.

— Merveilleux. Après vous…

John alluma le stick, aspira deux bouffées d’herbe pure et le lui passa. Pas folle, Eva garda la fumée dans ses poumons pour une longue apnée. Silence d’occasion. Bientôt, l’univers devint amical, les étoiles familières et les yeux de la fille teintés d’une rougeur sans équivoque. John observait. Les pupilles étaient les mêmes mais c’était, comme… Dieu amoureux du Diable…

— Qu’est-ce que vous foutez là, mon vieux ? demanda-t-elle pour passer le temps (de fumer).

— Je dois fournir un type en dope.

— Vous trouvez ça malin ?

— Non, pas du tout. Et vous ?

— Oh ! moi, rien…

Ses yeux avalaient les étoiles quatre à quatre — la Croix du Sud. Agitant le chignon bâclé qui stationnait sur sa tête, elle dit :

— Vous êtes un naïf.

— Pourquoi ?

— La façon dont vous me regardez. C’est ça ou alors vous êtes un drogué de première !

Elle fuma jusqu’au filtre.

— Je peux vous dire ma vérité ?

— Allez-y toujours.

— Si je vous avoue que je n’ai jamais couché avec une femme, que je ne sais pas pourquoi mais que je ne me sens plus vierge, à cause de vous, vous allez me frapper avec vos perles ?

Sales gosses, leurs yeux ricanaient. Elle répondit :

— Non.

— Vous voyez que vous pouvez aussi être naïve de temps en temps, lança-t-il en guise de sous-entendu. Je ne sais pas si c’est mal, ou démodé… En tout cas, je crois que je vous aime bien.

— Ça vous surprend ?

Elle avait toujours l’air de s’en foutre complètement.

— Un peu, oui…

— Ça doit être l’air conditionné, rétorqua-t-elle d’une voix légèrement éraillée. Ça n’incite pas au naturel.

— Tu parles…

Eva était grande et souple, portant la mort avec élégance — et la vie par inadvertance. Ils se reniflèrent, prêts à former la meute, mais la louve était du genre à ne pas se mélanger. Elle analysa parfaitement la situation.

— On a l’air aussi seul l’un que l’autre, pas vrai ?

Comme cette fille venait de nulle part, il dit :

— Je m’appelle John.

— Eva. Eva O’Neil.

— D’origine irlandaise ?

— Sans origine.

Vraiment seule.

Alors seulement John se sentit vraiment bien.

— Excusez mon emportement de tout à l’heure…

— Vous parlez de votre petite mésaventure ? hasarda-t-elle.

— Non, de mon espèce d’amour.

— Oh ! Ce n’est pas grave ! Je vous mentirais en vous disant que je n’ai pas l’habitude.

Elle ne faisait pas la modeste.

— Convoitée ?

— Conquise.

— Vous êtes mariée ?

— Il paraît.

Pas plus que la mijaurée.

— Le coup de l’habitude ?

— Disons plutôt une attitude, répondit-elle avec une moue de circonstance.

— Pourquoi faites-vous ça ?

— Vous avez autre chose à me proposer, gros malin ?

Mais le ton était sympathique.

— Ça dépend… réfléchit John. Le problème avec les femmes, c’est qu’elles ont des goûts de filles.

Elle ricana doucement. Ses lèvres luisaient en une paire de lames chromées. Visiblement, il lui plaisait. John mit cette imprudence sur le compte de la solitude.

Ils se levèrent en silence. Eva semblait fragile, à se déchirer sous la lune. Elle se tourna vers la foule, nerveuse.

— Excusez-moi, mon mari nous observe depuis un moment et je n’ai pas du tout envie de me justifier devant lui.

John suivit son regard : à quelques mètres de là, un homme leur souriait, un verre de champagne à la main. Terriblement blond, la coupe en brosse, svelte, le regard d’un bleu vitreux, Edwyn White : son mari.

Les deux hommes s’observèrent. Eva n’aima pas ça du tout (elle connaissait la manœuvre), mais tempéra sa colère.

— Il est jaloux ? demanda John.

— Oh ! On voit que vous ne le connaissez pas ! siffla-t-elle.

— Pourquoi dites-vous ça ?

— Vous comprendrez quand vous le verrez… Mais ce n’est vraiment pas le moment.

— Ce n’est jamais le moment.

Elle se leva. Un mètre soixante-quinze.

— Merci pour l’herbe.

— Pas de quoi.

Ils allaient se quitter sans en avoir envie. La drogue douce commençait à leur tourner la tête, les gens devenaient flous, dérisoires, drôles même…

— À bientôt, John. Je vous trouve très original. Surtout votre prénom.

Boutade ou venin, qu’importe.

Elle allait partir quand sa main décida sans lui de la rattraper. Eva fit un bref aller-retour. Après ce piètre tango, il lança un héroïque :

— Quand nous reverrons-nous ?

— Je ne sais pas, dit-elle dans une moue ironique. Ça dépend. Qu’est-ce que vous faites dans la vie ?

— La plupart du temps, je meurs.

— Bien. Dans ce cas, plus vite que vous ne l’imaginez. (Elle accompagna le tout d’un dernier soupir mal soigné :) Au revoir. Et merci pour votre amour, il me tiendra au moins chaud pour la soirée…

Eva tourna les talons et disparut dans la foule, titubante.

Elle était belle et vulnérable mais c’était plus fort que ça : cette femme n’était pas comme les autres. John eut soudain envie de la peindre…

Dix minutes plus tard, il finit par rencontrer son « client » à qui il livra dix grammes d’héroïne en échange d’une enveloppe vivement délestée. Les choses s’étaient passées le plus naturellement du monde, à l’insu de tous. Après quoi, John s’ennuya en buvant un peu de tout. Même les fleurs exposées dans les bacs bâillaient des étamines. Eva avait disparu.

— Je crois que nous n’avons pas été présentés ? lança alors une voix dans son dos.

John se retourna : Edwyn White était venu jusqu’à lui, élaborant une longue gamme de sourires. Ce bel homme aux manières élégantes, presque précieuses, avait quelque chose de provocant sur son visage émacié.

— Nous ne nous connaissons pas, je crois ? ajouta-t-il sur un ton parfaitement engageant.

— Non, répliqua John.

Le mari d’Eva tendit la main.

— Edwyn White.

John répondit au salut mais se rétracta aussitôt. D’un doigt fuyant, Edwyn venait de lui caresser la paume de la main. Il recula, interloqué.

— Ma femme vous plaît ? demanda-t-il soudain, l’air détaché.

John inventa une moue.

— Comme ci comme ça.

— Vous avez raison : c’est une femme exceptionnelle…

Edwyn White déplia un de ses fameux sourires. John ne savait plus qu’en faire quand Eva choisit de réapparaître, furibonde. Elle bondit sur son mari et étrangla des sanglots dans sa voix :

— Laisse-moi tranquille ! Putain ! Edwyn, mais laisse-moi tranquille !!!

Comme il adressa en retour un rictus complice à John, terriblement mal à l’aise, Eva attaqua de front. De toutes ses forces elle voulut baffer son mari mais la haine la rendait prévisible : Edwyn n’eut aucun mal à saisir ses poignets. Tandis qu’elle gesticulait, il la somma de cesser son cirque. Elle le traita d’enculé. John les regardait faire, éberlué.

La pauvre Mme Hickok tenta de calmer le jeu mais Eva était entrée dans une rage folle. Autour d’eux, des gens hochaient la tête. Rouge de honte, Edwyn serrait les dents et les poignets de sa femme. Il lui ferait payer ça.

John n’avait plus rien à faire ici.

*

Les lampadaires faisaient des ombres chinoises sur le trottoir. John démarra la moto. Première, deuxième… Quand il tourna à l’angle de la rue, les pneus d’une Jaguar sombre crissaient sur Ponsonby. La tête d’Eva contre la vitre passa dans le faisceau des phares.

Il dut griller un feu rouge pour recoller au train soutenu d’Edwyn. Le vent qui cinglait son visage lui faisait un bien fou. Ils remontèrent New North Road et bifurquèrent au niveau du Mont Albert. Enfin, la Jaguar stoppa devant la grille d’une propriété au style victorien. La moto, phares éteints, resta en retrait. Après un bip, la lourde grille s’ouvrit automatiquement. La Jaguar disparut dans le jardin où les arbres jouaient à cache-cache avec la nuit.

John attendit. Le temps d’allumer une cigarette, d’envoyer la fumée dans les buissons, et une BMW blanche débarquait à son tour : la berline pénétra à son tour dans l’enceinte et fila jusqu’au perron. Il commençait à comprendre l’attitude d’Eva envers lui, sa réaction face à son mari et les manières si raffinées de celui-ci…

La nuit crépitait d’étoiles. John regarda en l’air, persuadé qu’Eva comptait parmi elles. Alors seulement, il rentra chez lui, à fond et sans espoir de chute.

9

Jack Fitzgerald commanda une bière au comptoir du Debrett. Il sortait de chez Hickok et attendait la criminologue au bar de l’hôtel. Il regardait les jeunes s’abreuver au comptoir quand une main se posa sur son épaule : Waitura avait laissé tomber son tailleur au classicisme impersonnel pour une robe plus courte et un chemisier décontracté. Il la regarda à peine.

— Qu’est-ce que vous prenez ?

— Un gin-tonic.

— Vous aimez cette saloperie ?

— Pas beaucoup, mais il me faut un remontant, laissa-t-elle traîner avec son léger accent du Sud. Nous allons passer la soirée à fouiller dans la vie de Carol et je ne sais pas si je serai à la hauteur de votre réputation.

— L’alcool n’est sûrement pas la meilleure solution.

— Pour vous suivre, peut-être.

— Je bois peu.

— Je ne parlais pas de boire.

— Ah bon ? Alors de quoi parlez-vous ? bougonna-t-il en jouant l’innocent.

— Ne jouez pas l’innocent, rétorqua-t-elle — ce qui le fit rigoler en douce. Vous n’aimez pas les gens qui se mêlent de vos affaires et j’en fais partie. J’imagine qu’en prenant quelques verres avec vous, je cesserai mon rôle d’emmerdeuse. Ainsi, nous ferons peut-être du bon travail ensemble.

Le barman noya le gin dans un soda quelconque. Le verre arriva au bon moment. Il y avait des sujets qu’il ne fallait pas aborder. Celui de savoir de quoi, ou plus particulièrement de qui il avait besoin en faisait partie.

— Vous avez raison : je n’ai pas besoin de grand monde, professeur Waitura.

Elle posa son toniс sur le comptoir et tendit la main.

— Je m’appelle Ann. Laissez tomber le professeur Waitura un moment, capitaine.

— Jack, c’est plus court, rectifia-t-il en lui broyant la main.

Ann la retira bien vite, craignant d’y laisser les doigts.

— Vous êtes toujours aussi doux ?

— Seulement quand on est gentil et aimable.

— Eh bien, je vous conseille de changer d’entourage, fit-elle en délassant ses doigts écrasés. Vous avez dû perdre l’habitude !

Ils rirent un moment. Ce n’était pas franchement drôle mais ils avaient besoin de ça depuis quelque temps.

— Maintenant, vous allez me dire ce que signifie cette bosse sur votre tête…

Jack se rappela le baiser de la mort offert par les petits copains de Lamotta. Helen avait bien tenté de poser un point de suture sur son crâne mais il l’avait envoyée paître : un peu d’antiseptique suffirait. Il baragouina :

— Rien d’important. Un proxénète que j’ai rencontré. Le type est mort. Lamotta, un dur. Complètement apeuré. Bizarre. J’ai mis Osborne sur le coup. On verra ça demain.

— Charmant. Bon, et maintenant, quel est le programme ? demanda-t-elle en jouant avec la tranche de citron qui naviguait dans son verre.

— J’aimerais rencontrer Pete, le barman du Sirène. Quelque chose me dit que ce gamin en sait long sur Carol…

— Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?

— Mon intuition féminine.

Ils sourirent. Jack profita de l’ouverture pour y fourrer une large goulée de bière.

— Au fait, a-t-on interrogé les ouvriers de l’usine ?

— Le sergent Bashop est sur le coup. Aux dernières nouvelles, cet abruti n’a aucune piste.

— Je vois que vous l’appréciez beaucoup ! s’amusa-t-elle.

— Une mante religieuse est meilleure psychologue.

— Et le médecin légiste ?

— Mc Cleary ? Non, pas de nouvelles. Mais lui je l’aime bien.

— C’est votre ami ?

— Le seul.

— Vous vous connaissez depuis longtemps ?

— Les terrains de rugby. Ça forge. Et vous ?

— Oh ! j’ai quelques amis sur l’île du Sud… s’enroua-t-elle, soudain évasive.

— Pourquoi mentez-vous ?

— Pourquoi dites-vous ça ?

Mais elle s’était fait piéger au mauvais moment. Ann n’avait pas d’amis (pas le temps). De son enfance, elle gardait des impressions, mais pas beaucoup de sentiments. L’homme avec lequel elle s’était mariée trop vite était professeur à l’université de Christchurch ; à quarante ans, il avait été son guide, son mentor. Mais le succès foudroyant de sa jeune femme l’avait rendu aigri, et irascible à la longue. Alors ils s’étaient quittés. Ann lui devait tout mais lui n’avait rien voulu. Sa mission à Auckland était pour elle un nouveau départ : ses parents n’avaient jamais existé dans son esprit malade de travail. Un phénomène de compensation que la criminologue expliquait mal aujourd’hui. Compensation de quoi ? De qui ? Elle verrait ça plus tard. Quand elle serait mûre pour une analyse…

— Vous êtes une fille étrange, supputa Fitzgerald.

— Chacun ses petits secrets.

— Exact.

— Vous cherchez toujours votre famille ? risqua-t-elle sur le même ton.

— Oui.

Passionnément.

Une brève lueur avait illuminé son visage. Ann songea aux bruits qui couraient sur son compte… Pour conjurer le sort, elle demanda le plus naturellement du monde :

— Vous n’avez pas peur qu’elles soient mortes ?

— Non. J’ai juste peur que ce soit moi qui sois mort…

*

Le Sirène était une boîte de Princess Street où les jeunes branchés de la ville se retrouvaient autour d’un champagne jus d’orange. Pas de sélection raciale à l’entrée. Fitzgerald et Waitura descendirent l’escalier qui menait au sous-sol.

La jolie jeune fille qui tenait la caisse souriait déjà, signe évident d’une coopération docile.

— Qu’est-ce que je peux faire pour vous, capitaine ?

Jack placarda une photo de Carol à la face de l’Eurasienne.

— Ça vous dit quelque chose ?

— Bien sûr : les médias ne parlent que de ça. La veille de Noël, si c’est pas moche…

— Quand est-elle venue la dernière fois ?

— Hier soir.

Il avait vu juste.

— Accompagnée ?

— Je ne crois pas. Mais il y avait tellement de monde…

— Combien de temps est-elle restée ?

— Je ne sais plus… Quelques heures, je crois.

— Tu l’as vue sortir ?

Moment d’hésitation. Fatal.

— Avec qui ? Réponds tout de suite avant que je fasse fermer cette boîte pour deal et consommation illicite d’ecstasy.

— Je vous assure qu’il n’y a personne ici pour…

— Tu veux qu’on parie ? Un appel et je boucle l’endroit en un quart d’heure. Vérification d’identité, fouille. Quant à ton permis de séjour, tu peux rêver de son renouvellement, ma belle !

— Je suis en règle, capitaine ! protesta la jeune fille sans se démonter.

— Tu expliqueras ça à l’émigration. (Le visage de la fille se figea. Fitzgerald insista.) Tu es déjà très jolie, maintenant tu vas être très gentille. À quelle heure est sortie Carol, et avec qui ?

— Vers… vers trois heures, je crois. Elle était avec Pete, un des barmans.

Bien sûr : les yeux de Katy s’étaient renfrognés quand Ann lui avait posé des questions sur ce fameux Pete.

— Tu connais les ragots, alors dis-moi : ils sortaient ensemble depuis longtemps ?

— Pas assez pour que ce soit officiel, mais je crois qu’elle l’aimait bien.

— Que s’est-il passé quand ils sont sortis d’ici ?

— Eh bien… je… je crois qu’ils se disputaient, répondit la jolie Eurasienne en baissant la tête, comme si elle venait de goûter à la trahison.

— Qu’est-ce qui te fait dire ça ?

D’un rapide coup d’œil, Jack nota que sa partenaire avait profité de l’agitation pour faire un tour dans la disco.

— Ils se chamaillaient pour je ne sais quoi. Mais sans violence ! Ils sont sortis, et puis c’est tout.

— Et Pete ? D’où il sort ?

— C’est le copain d’un copain. Il travaille ici depuis trois mois. Un type sympa. Pas un violent. Plutôt un coureur de jupons.

— Des préférences ?

— Vous voulez parler des filles ? Non, pas spécialement. Un type bien, je vous dis.

Quelques clients commençaient à s’impatienter.

— Bon : donne-moi les talons des gens qui ont payé par chèque ou carte bleue hier soir.

— Tout est déjà déposé à la banque. ASB. Celle de Queen Street.

— O.K. Pete travaille ce soir ?

— Oui. Au deuxième bar. Un grand brun. Vous savez, ici c’est un endroit tranquille…

Mais le policier avait déjà disparu sous les stroboscopes de la piste. Là, des jeunes de tout poil se contorsionnaient, volontaires d’un manichéisme de computers. Jack ronchonna dans son âme passéiste : de son temps, on dansait à deux. C’était quand même plus convivial. Il avait invité Elisabeth, ils s’étaient plu tout de suite, elle avait à peine dix-huit ans, lui dix-neuf, des gamins amoureux comme des millions d’autres avant eux. Un rock les avait envoyés l’un contre l’autre (Jack expérimentait de nouvelles passes, ce qui avait eu pour conséquence de catapulter Elisabeth dans ses bras), et la jeune fille avait fini par se moquer de son énergie mal dosée…

Il se dirigea vers le comptoir où un type servait un bouquet de bières pression. Ann, adossée à un pilier, en profitait pour regarder le visage des gens.

Pete encaissa les bières qu’il venait de servir à cinq jeunots gonflés aux barres de musculation. Le boyfriend de Carol était un grand brun émacié de couleur blanche. Ses yeux sombres manquaient de vivacité sous les spots. Il portait des anneaux aux oreilles et de longs cheveux un peu crasseux retenus par une queue-de-cheval. Vêtu d’un tee-shirt à l’effigie d’un groupe de rock local, Pete maniait les verres avec une habileté de professionnel.

Profitant d’une accalmie, le barman vint prendre la commande du colosse métissé qui attendait au comptoir ; Jack sortit une carte de flic et une photo. Pete fit un geste de recul comme si le fantôme de Carol allait le mordre.

— Tu connais cette fille ? cria-t-il par-dessus la musique.

Pete eut un air évasif. Fitzgerald plongea la main de l’autre côté du comptoir, empoigna le barman par la nuque et le tira violemment vers lui. Pete fit un bond en avant. La main droite du policier le saisit sous l’aisselle et le souleva de terre avec une facilité déconcertante : dans le même mouvement, Pete passa par-dessus le comptoir et dégringola sur les tabourets avant de s’écraser sur le sol.

Fitzgerald le tira vers les toilettes annexes. Tout s’était passé en quelques secondes. Aucun client n’avait bougé.

Le jeune homme protestait, mais Jack finit par l’expédier contre les lavabos. Ici, la musique était moins forte : on pouvait discuter. Vautré sur le carrelage sale, Pete reprenait ses esprits. Fitzgerald fonça vers une porte fermée. D’un coup de pied, les gonds volèrent en éclats. Là, une gamine BCBG masturbait un type assez costaud pour catcher dans la boue avec un buffle. La fille lâcha un cri de surprise et rougit jusqu’aux oreilles. Jack esquiva le poing trop lourd qui se traînait vers lui, saisit le poignet du type au vol et tordit brutalement son pouce. Pris dans l’étau, le jeune homme leva l’autre pouce en signe de soumission.

— Ça va, ça va !

Fitzgerald le raccompagna jusqu’à la porte où la gamine épouvantée se tenait, tremblante.

— Police. Désolé les jeunes, j’ai besoin d’être seul.

— Pas la peine de brutaliser les gens comme ça ! ronchonna le type.

Jack ne contesta pas : il avait juste besoin d’une démonstration de force pour impressionner Pete. Maintenant, le gamin allait lui cracher tout ce qu’il savait sur Carol. Il se contenta d’un :

— Reboutonne ta braguette et va-t’en. Quant à toi, gamine, tu ferais mieux de rentrer chez toi…

Du haut de ses seize ans, la fille haussa les épaules. Ils sortirent sans tarder. Au pied du lavabo, le visage de Pete suintait de peur. Fitzgerald l’agrippa par les oreilles.

— Maintenant tu vas me dire pourquoi tu as tué Carol.

Une grenade dans un blockhaus.

— Mais je ne l’ai pas tuée ! Je le jure ! s’égosillait déjà le barman.

— Écoute-moi bien : il n’y a pas de peine de mort dans notre pays, alors tout est question de temps. Celui que tu passeras à croupir en prison. Tu sais ce qu’on fait aux violeurs avec homicide en prison ? Non ? Eh bien, on les met en cellule isolée pour qu’ils gambergent bien, avant de les lâcher parmi les autres fauves. Des gros bras qui en ont pris pour dix ans : vol à main armée, meurtre, règlement de comptes. Et les violeurs de ton espèce, personne peut les saquer. Ils ont leur code d’honneur, les gros. Et ils te feront payer cher le discrédit que tu leur portes en découpant le sexe des filles. Tu commenceras par te faire tabasser sans que personne ne bouge le petit doigt pour t’aider, après quoi tu te feras ruiner le cul sous les hourras des matons, tu suceras tout ce qui bouge, les grosses, les petites, tu lécheras les chiottes et ils te feront bouffer leur merde.

Jack marqua une pause. Bien sûr, ce type n’avait pas tué Carol — il en était bien incapable. Pete était un faux jeton de première, pas un mec qui déraille ponctuellement avec son petit secret morbide. Mais il y avait dans ce grand lâche un soupçon, un je-ne-sais-quoi qui disait à Jack qu’il était mêlé, même de très loin, à la disparition de sa famille. Obsession chronique. Le fil conducteur de sa vie. Il ne le lâcherait pas avant de lui avoir fait cracher ses petites révélations sur le sol de ces chiottes.

Pete se voila la face, incapable d’articuler.

— Il y a une autre solution, poursuivit Jack. Tu parles et je te promets de glisser deux mots au procureur pour que tu aies droit à une cellule isolée. Et tes aveux seront le gage d’une possible remise de peine. Maintenant j’attends.

Le barman finit par glapir :

— Je… je ne l’ai pas tuée, je le jure ! Je suis innocent. Je n’y suis pour rien. Je…

— On m’a dit que tu te chamaillais avec Carol à la sortie de la boîte. J’ai des témoins, inutile de nier. Pourquoi ?

— Je ne voulais plus sortir avec elle, c’est tout ! Je voulais lui expliquer, mais elle avait pas mal bu et ne voulait rien entendre. J’ai préféré lui parler de notre rupture dehors pour ne pas faire de scandale inutile dans la boîte. C’est mon gagne-pain et…

— Pourquoi tu ne voulais plus de Carol ?

— Je… Parce que…

Fitzgerald tordit brusquement sa queue-de-cheval. La tête de Pete cogna le rebord du lavabo dans un gémissement.

— Je ne pouvais pas lui dire la vérité ! couina-t-il.

— Quelle vérité ? Que tu t’envoyais en l’air avec sa colocataire ? C’est ça, hein ?!

— Ou… oui !

— Pauvre cloche. Tu as dit à Katy Larsen de mentir à la police pour une stupide histoire de coucherie. C’est bête mais grave. Je peux t’embarquer rien que pour ça. Maintenant, avant que ça ne te coûte trop cher, explique-moi tout, et en vitesse.

Pete céda sous la menace.

— Je sortais avec Carol depuis trois semaines environ. Au début, tout allait bien. Et puis, elle m’a présenté sa copine Katy. J’ai craqué, et je crois que Katy aussi. Alors, j’ai évité Carol pour voir Katy. On a couché ensemble une fois ou deux avant que je me décide à larguer Carol. Mais comme Katy ne voulait pas que Carol sache qu’on l’avait trahie, j’ai dû lui raconter un baratin pas possible. Ça n’a pas vraiment pris. Alors en fin de soirée, j’ai emmené Carol dehors pour lui expliquer. C’était hier soir. On s’est engueulés dans la rue et Carol est partie, furieuse. Je l’ai laissée. Je suis rentré chez moi et j’ai téléphoné à Katy pour lui raconter.

— Tu as des témoins ?

— Non, j’étais seul chez moi.

— Ça peut te coûter cher : Carol est morte une heure après.

— Mais je ne l’ai pas tuée ! Et puis d’ailleurs, pourquoi l’aurais-je fait ? Si tous les mecs qui larguent une fille devaient la tuer, ce serait un carnage dans le pays !

— Je me fous de tes considérations à la noix. Pourquoi avoir menti à la police ? Il s’agit d’un meurtre, vous le saviez tous les deux.

— Katy a eu peur. C’est une fille de bonne famille et elle ne voulait pas apparaître dans les journaux comme une salope.

— Vous êtes vraiment trop cons, les jeunes… Bon. Et Carol ? Comment était-elle après votre altercation ?

— Pas vraiment bouleversée, répondit le barman. Plutôt furieuse. Elle est partie en m’insultant mais je m’en moquais bien : j’aime Katy.

— Je m’en fous. Carol était seule ?

— Oui.

— Et durant la soirée ?

— Je ne sais pas. Je travaillais et il y avait beaucoup de monde. Elle n’est venue me voir qu’en fin de soirée. À ce moment-là, elle était seule. Et quand je l’ai quittée aussi.

— Personne pour la raccompagner à Takapuna ?

— Non.

Le parcours de Carol se construisait lentement dans son esprit.

— Quelles étaient ses habitudes de fin de soirée ?

— Quand on dormait chez moi, on rentrait à pied : j’habite à côté. Mais quand on allait chez elle, c’est elle qui conduisait. Mais on n’y allait pas souvent : il y avait Katy et on préférait être seuls chez moi.

— Comment était-elle au lit ?

— Heu…

— Fais pas ta zouzette. Tu aimes sauter les filles, alors accouche !

— Bonne. Je dirais même plutôt chaude. Oh ! se rattrapa-t-il. J’ai honte de parler comme ça de quelqu’un qui…

— Ta gueule. Connaissait-elle d’autres hommes en même temps que toi ?

— Peut-être. De toute façon, ce n’était pas mon affaire. Moi aussi, j’avais d’autres filles…

— Une idée de ces types ?

— Non.

— Parle-moi un peu d’elle. Tu la connaissais bien…

— Rien de spécial. On se voyait la nuit et peu le jour. Carol travaillait à l’abattoir. On se voyait parfois le samedi. On allait à la plage mais rien de très romantique.

— Et les dimanches ?

— On ne se voyait pas.

— Pourquoi ?

— J’en sais rien. Sa famille peut-être. Je ne lui posais pas de questions, elle non plus, c’était notre contrat.

Carol ne voyait plus sa famille. O.K. Il changea de sujet.

— Et les billets de cent dollars ? Carol cachait des billets de cent dollars sous son sommier.

— Alors là, je vous jure que je ne sais pas de quoi vous parlez.

Ses yeux ne mentaient pas.

— Dope ?

— Carol ne se droguait pas. Elle jouait avec son corps mais seulement pour l’amour. À sa manière, c’était une ambitieuse. Elle aurait tout fait pour sortir de son abattoir et c’est pas en grillant son fric avec de la drogue qu’elle y parviendrait. Elle le savait.

— Elle dealait peut-être ?

— Non. C’était pas son milieu. Tout ce qui l’intéressait, c’était les mecs. Le prince charmant et tout ce charabia. La drogue ici, c’est trop risqué. Tout le monde le sait. Les flics sont partout…

— Sais-tu si Carol tenait un journal intime, un endroit où elle pouvait comptabiliser ses conquêtes ?

— Non, pas de journal.

— Réfléchis bien. C’est un truc des gamines de son âge. Et ça peut être important.

Pete racla les fonds de sa mémoire. Soudain, une petite lueur jaillit de ses yeux sourds.

— Dis-moi ! menaça Jack.

— Elle… elle avait souvent un dictaphone sur elle.

— Un dictaphone ? Pour quoi faire ?

— Elle enregistrait tout et n’importe quoi. Comme je n’aimais pas ça, je lui avais dit de ne pas m’enregistrer.

— Elle enregistrait quoi ?

— J’en sais rien. Ses impressions, ce qui lui arrivait, je sais pas…

— Tu n’as jamais entendu le contenu de ces bandes ?

— Non, jamais.

— Pourquoi tu n’aimais pas ça ?

Silence trop long. Fitzgerald broya sa tignasse.

— Arrêtez, merde ! siffla Pete. J’aimais pas ça parce qu’un matin, après qu’on avait fait l’amour, j’ai découvert son dictaphone coincé entre le matelas et le mur de la chambre. Il était en marche. Je lui ai demandé ce que ça foutait là et elle est devenue rouge pivoine. Elle m’a baratiné mais je lui ai dit de ne pas jouer à ça avec moi. Elle me l’a promis et on n’en parlait plus…

— Elle le portait toujours sur elle ?

— Katy m’a dit qu’elle l’avait souvent sur elle…

Katy n’avait rien dit à Waitura lors de l’interrogatoire. La petite menteuse lui payerait ça. Pete devina les pensées du policier et tenta de couvrir sa nouvelle conquête.

— Katy ne sait rien de plus et…

— La ferme ! lui cracha-t-il au visage. Tu savais que Carol faisait la pute sur Quay Street ?

Le barman sortit une paire d’yeux globuleux. Jack comprit qu’il ne pourrait plus rien en tirer.

— Bon. Maintenant, va reprendre ta place derrière le bar et boucle-la.

Le jeune homme, plutôt secoué, passa son visage sous l’eau. Avant de quitter les toilettes, le policier menaça :

— Et pas un mot aux journalistes. Si certains viennent te voir, envoie-les paître. C’est un conseil.

Pete quitta la pièce nauséabonde en se massant le cuir chevelu. Tout allait trop vite.

Des amoureux se bécotaient sur le trottoir de Princess Street. Jack venait de sortir du Sirène sans prendre garde à sa partenaire. Dans son dos, des chaussures trépignaient.

— Qu’est-ce que vous a dit le petit ami de Carol ? glapit Ann. (Jack s’arrêta enfin.) Vous lui avez secoué les puces ?

— Oui.

— Et ça le démangeait ?

— En quelque sorte. Ce nabot nous cachait la vérité. Peu avant le meurtre, il annonçait sa rupture avec Carol. Motif non évoqué : sa folle passion pour Katy Larsen, la colocataire. Cette petite idiote ne nous a pas tout raconté et je compte bien lui secouer ses puces à elle. J’ai besoin de passer la maison au peigne fin. Carol utilisait un dictaphone, jusqu’alors introuvable. Et quelque chose me dit que le meurtrier figure sur les bandes.

— Où peut-elle l’avoir caché ?

— Je n’en sais rien. Mais j’ai ma petite idée sur ce qui figure sur les bandes… Bon, il est tard, je vais rentrer. Vous feriez mieux d’en faire autant. Demain, j’aurai le rapport d’autopsie de Mc Cleary et un mandat de perquisition, avec ou sans la présence de Katy Larsen…

Ann sentit qu’une chose parasitait le fonctionnement de son esprit. Il finit par dire :

— Je vous raccompagne…

Le Debrett Hotel se situait à deux pas et c’était bien la seule chose qu’il pouvait faire pour une femme.

10

Quand le désespoir l’anéantissait, quand il ne supportait plus rien, même pas lui-même, Jack partait se régénérer sur les docks. Ann l’avait dit : les hommes qui souffrent le plus mal sont ceux qui se vengent. Et ce soir encore, Jack Fitzgerald errerait entre les ombres mal définies de Quay Street à la recherche de sa propre ordonnance.

La journée avait été éprouvante : une fille était morte le sexe découpé, un truand de la vieille école avait fait une chute mortelle sans rien révéler de sa terreur, des gosses l’avaient agressé en plein bar, une criminologue débarquait dans sa vie en lui avouant que les huiles locales savaient tout de ses escapades nocturnes et le spectre d’Elisabeth hurlait dans les phares de la Toyota…

La lune déclinait dans le ciel. Fitzgerald jeta un œil inquiet dans le rétroviseur. Personne. Alors il bifurqua en direction des docks. Ici, tout le monde connaissait son histoire. Chacun avait déjà eu droit à sa petite part de malheur. La seule différence, c’est que la sienne lui faisait plus mal qu’à eux… Il gara la Toyota le long des entrepôts déserts et marcha au hasard. Une brise étoilée effleura sa nuque. Le spectre d’Elisabeth glissa à l’ombre des hangars…

Jack huma l’air en grand. Oui, Elisabeth était bien vivante : son haleine chaude passait encore sur sa peau, son sexe moite caressait son ventre et ses mains ingénues avaient toujours la touchante maladresse de ses vingt ans…

Dans l’obscurité des docks, les rats ne faisaient pas de quartier. L’espace d’un instant, Jack commit l’idée absurde de pleurer. Le mal rongeait, tordait le ventre. Il marchait désormais à grand-peine. Ses épaules tressautaient mais les larmes refluaient dans son cerveau. L’amour n’était plus qu’un souffle sur ses lèvres.

Une odeur de pisse froide ranima sa haine du mortel commun ; dès lors, ce serait œil pour œil, croc pour croc. Les poings tremblants au bout de ses mains vagabondes, Fitzgerald avança. Devant lui, une ruelle sombre fuyait sous les taules encore tièdes des entrepôts.

Là-bas, tout au fond, deux hommes sans visage échangeaient quelques mots d’argot citadin. Une poignée de dollars sales trébuchait dans leurs mains nerveuses. Des crapules ordinaires : l’un était un pickpocket trapu, borgne et hirsute, convertissant son butin de la journée en crack. L’autre était plus grand, maigre, le cheveu militaire, dealer de son état, visiblement en pleine forme.

Les deux malfrats chuchotaient dans l’obscurité quand une ombre, plus grande celle-là, passa sur eux. D’instinct, ils reculèrent contre la paroi métallique du hangar.

— Quoi ? Qu’est-ce’tu veux ?! glapit le moins pleutre en tentant de dévisager les ténèbres.

Mais l’homme n’avait rien à leur dire. Un mauvais sourire fendait son visage. Il ne portait pas d’arme, sinon ses mains. Soudain, un vent violent siffla à travers la ruelle ; les malfrats comprirent que ce type était venu là pour tuer quelque chose, ou quelqu’un. Il fallait agir, et vite. Le borgne voulut déguerpir mais une masse énorme l’envoya contre le mur. Sous la violence de l’impact, sa tête percuta le béton et rebondit contre le trottoir. Son compère se résigna à attaquer mais l’autre poing était parti depuis longtemps : propulsé par ses quatre-vingt-dix kilos, Fitzgerald lâcha un crochet dans les côtes flottantes du voyou. Deux petits os cédèrent sous un gémissement rauque. Du droit, il expédia un coup au foie. Souffle coupé, le dealer bascula dans les poubelles grasses.

Le borgne s’était relevé à grand-peine : il titubait maintenant, un couteau dans la main.

Jack évita sans mal sa pauvre attaque et lui décocha un crochet à la mâchoire. La tête du pickpocket partit en vrille : son cerveau, en retard, heurta la face interne de son crâne. L’homme tomba à terre comme une masse.

Étalés pour le compte, les deux truands se mirent à geindre, chacun sur son bout de trottoir poisseux. Jack les balaya du revers de la godasse.

Le silence revint en trombe dans la rue noire. Ça sentait toujours la pisse froide et le désespoir commun. À terre, les voyous faisaient semblant d’être morts, comme des gamins qui jouent à la guerre.

Fitzgerald se résigna à rentrer chez lui. Ce que ces types avaient dans leurs poches lui importait peu : ce qu’il avait dans la tête hurlait beaucoup trop fort.

Il longea le port et suivit la côte vitre ouverte jusqu’à Mission Bay. Son esprit avait retrouvé ses couleurs (aucun pastel) mais une menace flottait dans l’air du temps : trop de choses clochaient dans cette affaire. Il ne savait pas si Ann Waitura espérait toujours soigner le tueur mais lui avait choisi de le supprimer, et vite.

Il gara la bagnole sous le préau. Au loin, les lumières du port pointaient comme des lucioles montrant leur ventre phosphorescent, appels extatiques à la femelle. Jack grimpa l’escalier du garage et reconnut tout de suite le parfum d’Helen dans le salon : de fait, elle dormait sur le canapé, recroquevillée en chien de fusil. « Moi le chien, elle sans fusil », songea-t-il avec une ironie froissée.

Sans doute l’avait-elle attendu pour un bout de réveillon ensemble avant de s’endormir au hasard, encore vêtue de sa robe rouge. Pliée sur le sofa comme une enveloppe à décacheter, l’amour d’Helen resterait lettre morte. Elle n’était pas la première ni la dernière à s’oublier ainsi, inutile et désolée de n’être rien pour l’autre… C’était perdu d’avance mais il l’embrassa sur le front. Helen eut un timide geste de réveil et saisit la main qui vagabondait près d’elle. Ses phalanges écorchées se raidirent malgré lui. Elle embrassa cette main malade avec une infinie délicatesse. Il ne protesta pas : après tout, c’était Noël.

Helen se rendormit dans ses yeux, un bref sourire aux lèvres. Jack la laissa à ses rêves : avec un peu d’imagination, il lui paraîtrait lavé des souillures qui pourrissaient sa vie. Et qui sait, alors, il l’aimerait peut-être…

Il se passa la tête sous l’eau froide. Encore un petit effort et il oublierait les pauvres types qu’il venait d’écrabouiller… Jack se coucha en songeant à sa vie effroyablement ratée malgré ses pitoyables exploits à la police d’Auckland : moitié d’homme, il n’émettait plus que des demi-idées que des demi-sentiments gâchaient et ne faisait plus l’amour qu’à mi-temps à une femme à qui il ne parlait qu’à demi-mot.

Il se sentait vidé de tout, réduit à rien, employé par le néant. Comme s’il vivait la mort d’un autre… Alors, cette nuit encore, il eut un mal de chien à trouver le canard sauvage qui l’emporterait vers le grand sommeil. Helen volait trop haut pour lui…

11

Pourtant, Eva White s’était réveillée de sale humeur : après avoir quitté ces draps où ils étaient trois, une envie de vomir s’était coincée dans sa gorge. Même le café n’avait pu ramasser les ordures de sa bouche. Seul répit dans cette foutue matinée : « ils » dormaient encore…

Heureusement, avec Noël, les domestiques étaient en congé. Eva avait quelques minutes pour elle : personne pour lui dire comment se tenir, comment dépenser l’argent, le temps, et songer que l’ennui lui donnait envie de mourir un jour, comme ça, subitement, sans lettre d’adieu ni rien.

Le réveillon s’était encore soldé par une beuverie ponctuée d’une classique engueulade avec Edwyn, trop précieux pour lui retourner une paire de baffes et lui dire deux mots rassurants. Après quoi, la nuit avait fini par une baiserie d’une tristesse intime malgré les louables efforts « des autres excités ». Eva avait dégluti un peu de cette crasse vulgaire qu’ont les mauvais riches, elle avait dégluti mais ça n’allait pas mieux, à peu près rien ni personne ne l’intéressait, les cinémas étaient probablement fermés, les théâtres faisaient relâche dans l’hémisphère Sud, les musées n’existaient pas encore et la nature en était toujours à sa période glaciaire…

Il était onze heures du matin, le ciel crachait du bleu sur les vitres, Eva avait déjà chaud, envie de rien, même pas d’enfants, quand on sonna à la porte.

Elle ouvrit. Sur le perron, un jeune coursier tenait dans ses mains un télégramme.

— Madame O’Neil ?

Eva frissonna. Jamais personne ne l’appelait O’Neil. Elle saisit la lettre, intriguée, chercha un pourboire, trouva une poignée de billets froissés sur un guéridon de brocante, billets qu’elle tendit au coursier sans rien compter : le garçon sourit à ce corps nu sous le peignoir entrouvert mais la fille refermait déjà la porte.

Eva traversa le hall de manière mécanique. Elle se remémora la soirée chez Hickok, les rencontres inopinées, le visage de certaines personnes et (elle décacheta la lettre), bien sûr lui. On n’oubliait pas facilement ce genre de visage. Ni ce genre de lettre. Des mots simples, tout cons, noir machine sur blanc administratif. Ça disait quelque chose comme rejoins-moi, un rendez-vous étrange, viens vite, sur un port comme dans les romans de London, tendre est la nuit, Scott Fitzgerald, des années folles… Les mots d’un homme, pour elle. Simples et tout cons.

Eva fourra la lettre dans la poche de son peignoir et parcourut les trente mètres qui la séparaient de la douche, le couteau entre les dents.

*

Les chaussures de John couinaient sur le ponton du port d’Auckland. La fumée de sa quatrième cigarette s’évaporait dans la grande déchetterie de l’atmosphère. Il pensait. Une lettre par coursier. Le lendemain. C’était un peu gonflé pour un matin de Noël mais Eva n’avait pas d’enfants. Rien ne la retenait. Le télégramme donnait rendez-vous à midi : il était la demie et le ferry attendait que les passagers digèrent leur réveillon pour s’alléger l’estomac sur l’île de Waiheke.

John perpétua son regard au-delà de la foule agglutinée sur le ponton : Eva arrivait enfin.

Elle portait des Doc de fille mais sa démarche restait légère. C’est ainsi qu’elle vint à lui. Chacun trouva que l’autre avait changé depuis la veille ; ils se l’avouèrent au milieu d’autres mots presque aimables.

— Je… Désolé pour le procédé. Le message… finit par insinuer John.

— Oh ! j’ai pris ça comme une bouteille à la mer…

Elle hocha la tête. Ses yeux (verts, un peu absents) contrastaient avec ses lèvres (roses, gravées dans une sensualité morbide). Les gens affluaient vers le ferry.

— En tout cas, c’est bien d’être venue.

Elle réajusta ses lunettes noires.

— De toute façon, il fallait que je parte de chez moi.

Impossible de savoir ce qu’elle voulait dire par là.

— C’est si pénible que ça de vivre avec lui ?

— Non. D’abord il faut être juste : ce que j’ai, je l’ai bien voulu. Mais nous avons chacun notre indépendance. C’est, disons… une sorte de contrat moral entre nous. Pour être plus précis, c’était écrit entre les lignes du contrat de mariage.

John alluma une nouvelle cigarette. Les gens passaient autour d’eux.

— À vous entendre, on dirait un de ces vieux arrangements passés par les grandes familles pour marier leurs enfants…

— Je ne suis pas issue d’une grande famille, mon cher. Et puis, je me fous complètement des familles, des conventions, des idées reçues, des notaires… Je me fous de tout, si vous voulez connaître le fond de ma pensée. Et ne faites pas l’effrayé, on peut me ramasser à mains nues.

Le ton un peu rauque avait le charme du tombeau que l’on claque. On ne jouait plus. Ou alors à autre chose.

— Allez allez ! s’écria-t-il en la tirant par les épaules.

Ils suivirent le cortège d’humains disciplinés jusqu’au ferry en partance. John la regardait bouger dans la petite robe à pois. Elle dit en se retournant :

— Ne vous étonnez pas si je prends souvent l’air blasé de la femme fatale au grand regard occupé d’ailleurs, ce n’est qu’un vieux système de défense perfectionné depuis l’enfance…

— Vous avez tant de choses que ça à cacher ?

— Oh ! si vous saviez ! s’esclaffa-t-elle en prenant l’air de la femme éreintée par ses problèmes de luxe.

Le vent s’était levé et rendait le soleil plus dangereux. Ici, la relative absence de pollution et la proximité du fameux trou dans l’ozone font la part belle à ce que John appelait les « ultra-violents ».

— En tout cas vous avez meilleure mine : hier soir, on aurait dit un mannequin mort.

Elle sourit :

— Sachez, jeune homme, que je n’ai pas la prétention de vivre toute ma vie. Ah ah ah !

John ressentit comme un picotement.

Ils montèrent à bord. Une sirène. Des mains qui se lèvent, la mer qui bout dans la marmite du port, Eva qui ôte enfin ses lunettes, quelques banalités et la grande île qui s’éloigne… Accoudés à la rambarde arrière du ferry, ils regardaient les hélices faire pleurer la mer à gros bouillons. La brume de chaleur enveloppait la cité bleue, le monde rapetissait et, au fond d’eux, ça les arrangeait.

— Vous connaissez Hickok ? demanda-t-elle.

— Qui est-ce ?

— Le type qui organisait la soirée d’hier soir.

— Non.

— Vous ne perdez rien, pérora-t-elle : Hickok est un salaud, lui comme tous les autres. Et sa femme une pute.

— Une pute ?! Voyez-vous ça.

— Oui… dit-elle, les yeux vitreux. Des petits humains sans reproche ni talent. Quelqu’un comme moi, en somme…

Eva avait l’air de savoir de quoi elle parlait. Sur le coup, c’est tout ce qu’elle avait trouvé : elle ne pouvait tout de même pas dire à cet inconnu que son mari lui faisait du chantage afin qu’elle accepte de coucher avec ses amis toxicomanes, que la discussion avait eu lieu à l’écart pour ne pas offusquer les bonnes âmes présentes chez le procureur, qu’elle avait fini par traiter Edwyn de « vieille pédale hermaphrodite » avant que celui-ci ne cherche à séduire la seule personne à l’avoir amusée, même un instant : John. Non, elle ne pouvait pas lui dire ça…

Il aima la saine colère qui lézardait son front.

— Je n’aime pas vos soucis, déclara-t-il.

— Mes soucis ? et elle faillit ricaner.

John ne se démonta pas — il savait comment se construit le mépris.

— Votre mari, Edwyn, qui est-ce au juste ?

C’est Eva O’Neil qui répondit :

— Edwyn White, fils de son père, grosse pointure financière de la City d’Auckland. Plus d’argent qu’un dictateur, une de ces fortunes qui vous dispensent de relevés de compte, si vous voyez ce que je veux dire. Edwyn ne travaille pas. C’est un débauché, comme moi. Son père l’a toujours couvert d’argent pour qu’il se tienne tranquille…

— Tranquille de quoi ?

— Pourquoi toutes ces questions ?

John plongea dans ses yeux, gris contre vert, belle empoignade, et lui serra le bras. Ça faisait presque mal — ça faisait vraiment du bien. Il dit :

— Écoutez : nous n’avons pas beaucoup de temps tous les deux. J’étais sérieux hier soir.

— À propos de quoi ? Votre amour ? railla-t-elle.

— Si vous voulez. Et de tout le bordel qui va avec.

Eva fut troublée. C’était une orpheline. Elle n’avait jamais cru tout ce qu’on lui avait dit. Dès le début, ses bases affectives étaient erronées. Des étrangers l’avaient baratinée sur la vie, les sentiments. On ne l’avait jamais aimée. L’amour, elle n’y croyait pas. Pas une seconde. Orpheline. Oui, même ses parents l’avaient trompée. Eva n’avait dû son salut qu’à sa fantasque beauté. Ce n’était pas sa faute, juste un gadget du destin génétique légué par ses parents pour qu’elle se débrouille sans eux dans la vie. Évidemment, cette beauté l’agaçait : car non seulement Eva n’y était pour rien, mais c’était de surcroît le seul don de ses parents — ces lâches qui, selon sa psychose personnelle, l’avaient abandonnée. Et quand on lui disait « vous êtes belle, je vous aime », Eva éprouvait un pittoresque sentiment de mépris pour l’espèce humaine : elle était une terre sans eau. Les hommes l’avaient polluée par passion — détruire pour mieux posséder. Mais l’homme qui lui parlait aujourd’hui semblait d’une désarmante sincérité.

En bonne enfant têtue, Eva tenta une ultime contre-attaque avant de tomber dans le piège :

— L’amour, oui… C’est bien tout ce que j’inspire aux hommes…

Son regard naufragé s’échoua contre un récif à bâbord. John le sortit de ce mauvais pas.

— Le problème, justement, c’est que je ne suis pas vraiment un homme, Eva… (Une lueur adolescente passa dans ses yeux. Il ajouta :) le deuxième problème, c’est que je ne suis pas sûr que vous voyiez ce que je veux dire par là…

Elle se rétracta devant l’urgence. Où voulait-il en venir ? Et puis d’abord, d’où sortait ce type ? Pourquoi avait-elle répondu à son avance ? Elle le trouvait certes séduisant, il avait l’air aussi perdu qu’elle, alors quoi ? Elle ne savait pas vivre avec toutes ses contradictions. Mais leurs visages s’attiraient. Il suffisait de les voir ensemble. Eva réalisa que le danger existait au-delà de ses espérances.

Elle répondit enfin :

— Si. Si… je crois…

Mais ces mots n’étaient pas d’elle.

John sourit comme si au fond tout cela n’était pas bien grave. Elle hésita. Bon Dieu, ils parlaient quand même de passer leur mort ensemble !

Dans l’attente d’une vraie réponse, il observa la cicatrice à la commissure de ses lèvres, relief discret d’un paysage féminin à failles apparentes. John avait une incompréhensible envie de l’embrasser, cette cicatrice ; jamais il ne s’était tant approché d’une femme, du moins pas depuis Betty…

Le cœur d’Eva battait à tout rompre. En dépit de ses vingt-cinq ans, ce n’était pas une midinette. Quand on naît orphelin, on est orphelin. Sur le pont de ce ferry, tout était différent. Quelque chose montait en elle. Jamais personne ne lui avait exprimé la moindre empathie — sans doute trop belle pour ça — et bien qu’elle détestât l’apitoiement, Eva réalisa que le visage de John était le triste reflet du sien, de sa condition, de son malheur. Le prisme qu’elle lui accorderait en retour serait sa déviance, son salut. Là, il y avait l’espoir.

Remplie de gratitude, heureuse un instant comme jamais elle n’avait osé l’envisager, Eva prit ce visage entre ses mains et le serra fort. Ses yeux criaient : « D’accord. »

*

Waiheke. Petit Éden de verdure et de sable soûlé par les alizés, humeur constante d’une nature ici omniprésente. Là, les hommes sont à leur place : invités sur Terre. Alors, par respect, ils se tiennent bien. Enfant, on apprend ça. Adulte, on s’y tient. Nouvelle-Zélande. Pays de contraste, vert et bleu, rythmé par le mouvement des flots. Toujours sauvage, rarement en colère. Un pays qui ressemble à tout et à rien, la Bretagne jetée dans le Pacifique Sud, le Québec aux Marquises, les Alpes au pied des baleines…

John et Eva marchaient sur un bout de plage cerné de rochers élégants, phares officieux pour les navires croisant en mer de Tasmanie. La femme tenait d’une main ses chaussures. De l’autre, elle tenait le vent. Dans le rôle du spectateur amoureux d’un instant qui ne lui appartient pas, John se contentait de son ombre. Il observait ses longitudes ; ces formes, il faudrait bientôt les recréer. Mais ça c’était encore une autre histoire…

Ils avaient parlé d’eux, un peu. Elle lui avait avoué son dégoût des choses tout en ayant parfaitement conscience de son renoncement. Eva ne faisait plus d’efforts pour cerner la vie, pourtant visible partout : roche, mer, terre, vent, hommes et animaux. Elle se laissait porter par le flux de son sang jusqu’à ce qu’il stoppât de lui-même. Peu importait la raison. En attendant, elle abusait de tout. Son quotidien. Un petit jeu morbide mais clownesque où les règles consistaient à les transgresser afin d’observer le comportement vulgaire du genre alentour. Il voyait tout à fait ce qu’elle voulait dire. Ils comparèrent certaines expériences choisies avec soin, ce qui les fit rire longtemps.

Puis John roula un pétard d’herbe qu’ils partagèrent avec la brise. Dans la tourmente, il lui avoua sa principale activité de peintre. Eva trouva la chose intéressante, sans plus — pas le genre à s’enflammer parce qu’elle côtoyait un artiste, sachant le cas compliqué, souvent sinistre, égocentrique voire vaniteux. John, lui, couvait d’autres mauvais génies.

— Qu’est-ce que tu fous ? lança-t-elle à l’homme qui se taisait depuis un moment.

— Je te regarde.

— Et qu’est-ce que tu vois ?

— La grâce. Celle du tigre mangeur d’hommes, ajouta-t-il, vaguement ironique…

— Hum ! Ça me plairait assez ! (Elle pointa ses petites canines :) Je n’aime pas trop les hommes.

— Moi c’est pareil.

La crique était déserte. Dans le ciel, les nuages faisaient des ronds de fumée en attendant que ça se tasse. Enfin, Eva ôta sa robe et fila vers les vagues. John détourna le regard : sa poitrine était nue et la voir, c’était vieillir trop vite. Non, pas encore… Trop insouciante pour remarquer son embarras, elle le somma de la rejoindre. Il s’exhiba à reculons.

La jeune femme aima beaucoup ses épaules rondes, ses bras noueux et plus encore sa retenue, loin de saisir les raisons d’un tel détachement. Comme John évitait de trop l’approcher, elle sourit d’un air entendu avant d’expédier son mètre soixante-quinze vers le large.

John attendit sur le bord, des couleurs plein la tête. Quand Eva sortit du bain, sa toison un peu brune apparut sous la petite culotte. Ils se rhabillèrent et tout rentra dans l’ordre.

C’est bien connu : la mer, ça creuse. Ils fumèrent un nouveau joint d’herbe allongés sur le sable tiède, divaguant mollement au gré de leur imagination fertile. Cet été-là sentait l’enfance, les vacances avec les grands-parents : bref, tout ce qu’ils n’avaient jamais connu.

— Tu as déjà tué un homme ? finit-elle par demander, la nuque plantée dans le sable.

— Non… Non.

— Moi c’est toujours pareil…

Ils regardaient le ciel.

— Peut-être qu’on est faits pour vivre ensemble.

— Vivre ? Elle fit la moue : oui… Peut-être.

Elle caressa sa main. C’était le premier. C’était le seul rêve. Quand l’œuvre serait prête, ils l’achèveraient. Et la fracasseraient. Alors, ils pourraient peut-être rafistoler quelque chose sur les ruines de leur mauvais amour : la maison digne de l’autre.

12

Jack Fitzgerald n’avait jamais eu beaucoup d’amis. Par instinct, les gens se méfiaient de lui. Au début, trop enfant, Jack ne l’avait pas compris. Mais plus tard, au collège, il réalisa l’aversion respectueuse qu’il inspirait aux humains ; on fuyait à son approche.

Jack était un prédateur au sommet de l’échelle. Seul Mc Cleary et sa logique de biologiste admit la chose comme une curiosité darwinienne. Ce grand Maori au regard brûlant inspirait une crainte sauvage à ses pairs.

Elisabeth, elle, avait toujours été intriguée par les gens seuls, ceux qui se tiennent à l’écart des groupes. Leur rencontre eut lieu à l’université d’Auckland ; l’homme déambulait dans le magnifique parc du campus, un tee-shirt assez large pour dissimuler ses pectoraux déjà puissants. Depuis la rentrée, Elisabeth avait repéré ce métis courtois et solitaire ; elle se renseigna auprès de ses amies. En retour, on lui dressa le portrait d’une brute (Fitzgerald faisait à l’époque de la boxe) taciturne et vaguement gauchiste, un type dont le physique impressionnant cachait (mal) une gêne chronique envers son prochain — ceci malgré ses revendications populaires. Elisabeth comprit plus tard que le problème, c’était lui. Lui et sa colère contre les conservateurs au pouvoir et le libéralisme tranquille qui repoussait ses demi-frères hors d’un système où ils n’avaient plus de place ; on n’apprend pas à un homme libre à se soumettre. On l’écrase à l’occasion. Et Jack arborait un air de défi qui ressemblait à tout sauf à l’obéissance.

Elisabeth le trouvait terriblement sensuel, splendide et presque maladroit avec tout ce qu’il voulait taire en lui. Elle avait dix-sept ans révolus, pas beaucoup d’expérience et une anatomie un peu banale qui savait toutefois plaire aux hommes — une de ces filles à la plastique inégale dont le charme est un art consommé. Aussi sourit-elle à ce révolutionnaire en herbe qui venait de la croiser dans le parc de l’université : Jack s’était arrêté, surpris par cette marque d’affection adressée au hasard d’une allée. Il était resté de marbre mais son visage avait soudain perdu toute agressivité.

De près, ce sang-mêlé était magnifique. Aussitôt, Elisabeth eut envie qu’il la possède. Le sentiment était troublant : elle avait un peu mal à lui, elle voulait lui faire du bien, tout de suite, très fort. Il fallait réconforter cet homme. De quoi, de qui, elle s’en fichait. Mais c’était urgent.

Les mots avaient parlé pour eux : un rendez-vous dans un bar, deux bouches qui acceptent, des yeux timides et troublés, deux corps qui se séparent, déjà déchirés, tout manquant l’un de l’autre. Jack et Elisabeth avaient dîné le soir même dans un restaurant à la mesure de leurs bourses avant de finir la nuit dans une boîte à la mode. C’est là qu’ils s’embrassèrent pour la première fois, à pleine bouche. Tout s’était passé très vite. C’était urgent.

Bien que méprisée par ses anciennes copines, Elisabeth était fière de prendre cet homme par le bras dans les allées du campus. Dorénavant, ils étaient étrangers à tous. Parfait. Seul Mc Cleary avait applaudi à leur union : en bon biologiste, il avait compris que ces deux-là reproduiraient le meilleur du genre humain.

Jusqu’alors, la vie de Fitzgerald n’avait pas été facile. Sa mère, écossaise et frivole, avait quitté son père peu après sa naissance : elle était retournée en Europe avec son nouvel amant, plus jeune, plus riche et plus beau que le chef de travaux maori qui l’avait mise enceinte par accident. Jack fut donc élevé par son père : Jon Fitzgerald était un homme déjà âgé, au caractère parfois violent mais très attaché à son fils. Jon n’avait jamais aimé qu’une femme : elle était partie, il n’en parlait plus et vivait depuis dans le culte d’un amour évanoui. Ainsi, Jack grandit dans l’idéal d’une mère inconnue. Quand, plus tard, il apprit la vérité sur celle-ci, son cœur se fissura. « L’Écossaise » avait profité du statut social de Jon pour suivre ses études : Jack voyait dans sa fuite l’atavisme d’une supériorité colonialiste. Il méprisa sa mère et se prit de pitié pour son père qui, à cinquante ans, en paraissait dix de plus. Jon travaillait pour oublier, dormait peu, mangeait mal et plongeait souvent dans une méditation malsaine. De ces heures, Jack se souvenait de chaque minute : lui, bossant les cours sur la table du salon, Jon observant le feu de la cheminée, l’âme perdue dans les flammes. Autodafé sentimental. Pour l’adolescent, son père était un vieux guerrier vaincu : la blanche Europe avait eu raison de sa fierté. Ce fut probablement la raison pour laquelle il choisit de militer pour la défense des droits maoris.

Jack avait dix-sept ans et déjà une solide maturité. Le destin se chargea d’accélérer ce processus : le jour même où il obtint son premier diplôme, Jack apprit la mort de son père. Une charpente métallique l’avait tué en s’écrasant sur le sol. La compagnie d’assurances mena une enquête. Un bruit étrange courait sur le chantier : alors que les autres ouvriers avaient tous détalé, Jon n’aurait pas esquissé le moindre geste pour éviter la poutre en chute libre au-dessus de sa tête…

Jack devint orphelin et, croyait-il, blindé face aux coups du sort. Il vendit les maigres biens de son père avant de partir pour Auckland et son université. Deux années passèrent, entre les cours d’histoire et les revendications militantes. Lors des manifestations, Jack se fit remarquer pour ses dons de meneur d’hommes et son sang-froid devant les policiers.

La rencontre avec Elisabeth coïncida avec le versement de l’assurance-vie contractée par son père. Avec l’argent, le jeune couple acheta la maison de Mission Bay qu’il habitait encore aujourd’hui. Elisabeth tomba bientôt enceinte, pour le plus grand bonheur de Jack. Ils avaient assez d’amour pour trois.

Judy naquit au beau milieu de l’été. Hormis une maladie qui faillit coûter la vie à l’enfant (un vaccin puissant fut administré d’urgence, laissant une marque indélébile), cette année-là fut la seule embellie dans la vie du métis : une embellie constante qui semblait ne jamais devoir connaître l’orage.

Ce fut un ouragan.

Le temps passa d’abord, au compte-gouttes. Chacun poursuivait ses études. Mc Cleary venait dîner une fois par semaine, devint leur ami et plus tard leur témoin, quand Jack et Elisabeth se marièrent en comité restreint à la mairie d’Auckland. Judy avait quatre mois. La petite famille partit en vacances sur l’île du Sud, région sauvage flanquée de fjords, de montagnes enneigées et autres colonies d’oiseaux pour une population humaine à peine supérieure à trois cent mille habitants. C’est ici que tout bascula. Jack resta en ville pour réparer leur voiture tandis qu’Elisabeth emmenait Judy pique-niquer dans les environs. Elles étaient parties toutes les deux et on ne les avait plus jamais revues.

Envolées.

Supprimées.

Volatilisées.

Beaucoup plus que mortes : disparues.

La certitude de leur mort l’aurait peut-être sauvé. Mais l’absence de vérité, non, jamais…

Jack les chercha partout. La police locale fit son possible. La disparition fit l’objet d’un appel à témoins. Les journaux locaux se mirent de la partie mais les témoignages étaient rares, l’île quasi déserte et les contrées mystérieuses. On retrouva la voiture de location trois jours plus tard, abandonnée près d’un fjord à plus de cent kilomètres du point de départ. Le véhicule était accidenté mais d’Elisabeth et Judy, nulle trace.

À cette époque, deux filles avaient été étranglées dans les environs. Jack dépensa ses maigres économies, remua ciel et terre : sans succès. Le temps passa, l’espoir faiblit. La police finit par classer l’affaire…

Après la disparition de sa famille, il avait sombré dans une sourde dépression qu’il n’avait jamais tenté de soigner, laissant tout dépérir autour de lui : ses études, sa maison, les gens (hormis Mc Cleary), la plupart de ses rires et l’envie de les communiquer. Sa dépression ne le mena nulle part : ce n’est pas lui qu’il cherchait. Alors, à vingt-trois ans, il décida de s’engager dans la police.

Jack était un acharné — le genre de type qui, à la fois, tue et enterre. Selon lui, plus il grimperait dans la hiérarchie, plus son champ d’investigation s’élargirait : il trouvait ainsi dans ce grossier subterfuge l’assiette vitale de son cerveau. Et s’il passait sa haine (ou plutôt son impuissance) sur le dos de petits malfrats, Fitzgerald s’en moquait : ils faisaient figure de symboles.

Aujourd’hui, il préférait gaspiller son énergie débordante à retrouver sa famille, quitte à se trouver nez à nez avec leurs cadavres vieux de vingt-cinq ans, plutôt que de recommencer sa vie.

Il repensait souvent à la dernière fois qu’il les avait vues : un signe de la main, un sourire, une mimique amusée, complice, un gazouillis de bébé, une confiance absolue dans la vie… des conneries. Cette image le réveillait en pleine nuit. Et maintenant, le visage exsangue de Carol Panuula sur le marbre de la morgue se superposait aux leurs. Carol était morte étranglée ; à l’époque de la disparition d’Elisabeth et Judy, on avait retrouvé deux filles étranglées dans les environs… Était-ce possible ? Possible ? Poss…

Jack s’éveilla en sursaut. Les draps du lit étaient trempés. La peur dans sa poitrine cognait en silence, encéphalogramme stationnaire. Il se leva, toujours opprimé ; le cauchemar le poursuivait jusque dans la vie.

Une mouche passa dans la chambre noire, lourde, suicidaire. Lentement, le policier revint à la réalité. C’était plutôt moche et sans joie ; les hommes s’étaient trompés de planète, il ne savait plus qui avait dit ça mais quand les femmes s’occuperont de la guerre ça s’appellera la paix, en attendant la mort dans sa jungle chiapanèque, Marcos secouait les hardes d’une troupe d’analphabètes idéalistes et lui avait perdu l’envie de l’aider… Il enfila un pantalon de toile noire, un tee-shirt sans marque et ses vieilles chaussures anglaises.

Il était onze heures du matin, la chaleur ne fléchissait pas, un café fumant attendait sur le bar américain, Helen chantonnait dans la cuisine, tout l’énervait.

— Bonjour ! lança-t-elle.

— Mff ! grogna-t-il en se forçant à émettre un son.

Helen lui tendit son café. Quand il sortait d’un cauchemar, l’homme qu’elle aimait en faisait participer son entourage. Elle le regarda sous ses mèches d’un brun naturel et ne put s’empêcher d’admirer ses bras : puissants, véloces, les muscles encore saillants… Helen adorait quand ces bras la serraient contre lui. Si un gouffre les séparait, elle aimait tout, même ce vide. Le sentir, c’était déjà tenter de le combler. Et si leur amour était tombé dans ce gouffre, il ne restait que l’autre à l’un, et réciproquement.

Helen avait revêtu une robe légère qui cachait sa taille tout en laissant nues ses jolies jambes. L’attention était louable : c’était la robe que Jack préférait. Il lui avait même dit une fois qu’« il la trouvait sexy là-dedans ».

Helen avait rougi — vingt ans de moins, d’un coup.

Mais aujourd’hui, l’homme qu’elle aimait ne posa même pas un cil sur l’habit : il partit après deux gorgées de café mal avalées, sans un signe, sans un mot.

Helen regarda le petit paquet qui attendait toujours, posé à côté de la tasse vide. Elle lui avait fait un cadeau, au cas où… Bien entendu, Jack l’avait remarqué. Mais il ne l’avait pas ouvert, comme s’il se sentait indigne de recevoir quoi que ce soit. Il ne l’aimait pas assez pour ça.

Le malaise était bref mais profond.

La femme resta seule avec son petit paquet et une féroce envie de pleurer. Même si aucun homme n’avait daigné lui offrir un enfant, Helen aimait beaucoup Noël. C’est tout ce qu’elle voulait dire à Jack. Mais il ne comprenait même pas ça.

*

Queens Wharf. Fitzgerald déjeunait dans un restaurant en compagnie de Mc Cleary.

Ce repas était devenu un rite pour les deux hommes. Comme Jack refusait obstinément de partager le réveillon avec la famille de Mc Cleary — malgré l’amitié qu’il leur portait —, ils déjeunaient ensemble le lendemain.

Attablés face au port, les deux amis dégustaient un plateau de fruits de mer en regardant partir les ferries pour Waiheke. Selon leur pacte moral, ils ne parleraient du boulot qu’après les langoustes. En attendant, Mc Cleary lui raconta son réveillon. Il exagérait volontairement les anecdotes mais comme son but était de faire rire, Jack le laissait faire.

Selon son ami, l’estomac du grand-père aurait capoté entre le dessert et le cognac, faisant du même coup hurler le petit et vomir la plus grande. Le grand-père finit par expulser vomi et dentier dans la cuvette des toilettes, lequel dentier se perdit sous l’épaisse couche de grumeaux. La grand-mère manquant de tourner de l’œil, les gosses en rajoutant tour à tour et sa femme refusant catégoriquement de plonger les mains dans la mélasse fraîche, c’est à lui qu’échut le privilège de ramasser le dentier du grand-père. Autant dire que le reste de la soirée fut expédié et tout le monde couché en vitesse.

Jack sourit. Mc Cleary vérifiait à lui seul la devise nationale : « Je suis britannique, mais je me soigne. » Il rêvait de latinité avec un faux dédain pour l’Angleterre — ce qui n’empêchait pas les sunday papers de déblatérer sur le compte de la famille royale — et un cynisme malsain envers l’Amérique qui, de par le monde, forment une inquiétante unanimité. Le coroner aimait l’Espagne et surtout la France, préférant y voir comme ambassade un rugby fantaisiste plutôt que l’entêtement d’un gouvernement à des essais nucléaires au milieu de coraux et autres poissons multicolores…

Le professeur Waitura arriva à l’heure au rendez-vous, un tailleur inédit sur les épaules. La voyant débarquer de loin, Mc Cleary siffla entre ses formidables moustaches :

— Dis donc ! Pour une fois, ça donne envie d’être capitaine à la police d’Auckland !

— Tu ne vas pas me faire une thèse sur le fantasme des femmes en tailleur ?! rétorqua Fitzgerald tandis qu’Ann slalomait entre les tables.

— Pas du tout ! Mais je t’assure, regarde-la bien. Cette fille a quelque chose. Une puissance désinvolte, redoutable. Et tu connais la fidélité que je tiens envers ma femme !

— Dragueur, va !

Ann arrivait. Jack dut reconnaître qu’elle marchait comme une Salammbo cerclée de pythons royaux ou quelque chose comme ça : depuis le temps, il ne lisait plus que des rapports de police et autres paperasseries abêtissantes.

La criminologue lança avec un brin de provocation :

— Alors, on se tait quand j’arrive ?

— C’est comme les oiseaux à l’approche du grand fauve, ma chère ! rétorqua Mc Cleary, toutes ailes dehors.

Ann haussa les sourcils et plia ses belles jambes entre les deux hommes. Le coroner sortit un calepin, à deux doigts de bander. D’un revers de serviette, il essuya sa moustache et quelques taches de rousseur le long de ses lèvres. Mc Cleary commença son petit speech sous l’oreille attentive des enquêteurs. Il ne bandait alors plus du tout.

— Un : Carol a été tuée entre quatre et cinq heures du matin. Deux : elle a été étranglée de face. Bien qu’elle se les rongeât, je n’ai décelé aucune trace de peau sous ses ongles. Si on l’avait torturée au préalable, Carol se serait défendue avec énergie : puisque je n’ai trouvé ni marques de contusion, ni cheveux ni rien, on peut supposer que le meurtrier l’a totalement surprise. Trois : j’ai trouvé des traces d’alcool dans l’estomac de la victime. Pas de drogue. Carol a donc bu pas mal avant de mourir. Du gin.

— Carol est allée dans une boîte de nuit, coupa Jack. Mais elle est sortie peu avant trois heures du matin : il y a un trou d’une heure et demie entre la sortie du Sirène et le meurtre…

— Ça, c’est ton affaire. Je continue : le tueur l’a donc étranglée, et cela sur la plage. J’ai retrouvé du sable un peu partout sur son corps. Carol s’est allongée sur la plage mais ils n’ont pas fait l’amour. Notons au passage que le tueur ne la menaçait pas encore de son couteau : aucune marque de pointe acérée sur le corps. Carol était sans aucun doute consentante. Mais il s’est passé quelque chose, quelque chose qui a poussé notre homme à l’étrangler…

— Un impuissant ? proposa Jack en se tournant vers Ann.

— Probable.

— Un homosexuel détraqué ?

— Possible, fit-elle dans une moue. Mais je vous rappelle qu’il a touché au sexe et non au rectum. Or, un pédoclaste dénie le sexe de la femme. Je pencherais plutôt pour un homme séduisant dont la sexualité est mal définie. Le scalp est un symbole. Fétichisme, mutilation…

— Revenons à l’autopsie et gardons cette piste.

— O.K., poursuivit Mc Cleary. Une fois Carol étranglée, le tueur a scalpé le pubis. D’après l’analyse, l’acier de l’arme provient d’un couteau à lame très effilée, couteau, scalpel, voire rasoir. Trouvez l’arme du crime et vous trouverez le coupable.

— On a drainé le port et les environs de Devonport, sans succès jusqu’à présent. Les recherches continuent.

— Inutile : l’acier provient de la même arme. Je veux dire que Carol Panuula et Irène Nawalu, la première victime, ont subi le même sort avec la même arme. Je tiens d’ailleurs à remercier le professeur Waitura ici présent pour le rapport détaillé qu’elle m’a remis, ajouta Mc Cleary en agrémentant le compliment d’un sourire franc du collier.

Mais Jack était un obsédé du crime.

— Bon Dieu. La même arme… (Son cerveau marchait à toute vitesse :) Prof, qu’en dites-vous ?

— La psychiatrie n’est pas une science exacte. Les psychanalystes vous diront même qu’il n’y a que des cas isolés. Procédons donc par élimination. Notre homme n’est certainement pas un paranoïaque : son angoisse trop sectorisée fait de lui un coincé. Jamais il n’aurait pu approcher sexuellement sa victime d’aussi près. Elles sont rarement dangereuses mais il pourrait s’agir encore d’un homme atteint de crises d’épilepsie aggravées. On parle vulgairement de réminiscence pour évoquer l’état de rêves dans lequel se trouve le malade lors de ses crises. On parle aussi de transport, d’états seconds capables, lors des crises, de mettre le malade dans des états incontrôlés. Cela est dû à une activité épileptique ou à une désinhibition du lobe frontal…

— Tout ce charabia n’évoque rien pour moi : faites comme si vous parliez à un crétin ordinaire.

Le professeur eut un sourire narquois qui mit l’espace d’une seconde ses belles dents carnassières en cinémascope.

— Je veux dire que les épileptiques connaissent parfois des états mentaux vagues et pourtant excessivement compliqués aux premiers assauts de la crise. Cet état mental, appelé aussi « aura intellectuelle », est toujours le même, ou essentiellement le même dans chaque cas.

— Vous voulez dire que lors de ses crises, le malade est sujet aux mêmes rêves ?

— C’est à peu près ça.

— Sauf que celui qui nous intéresse est morbide.

— Autrement je ne serais pas là, rectifia-t-elle. Le malade a subi un traumatisme. Il a pu se produire très jeune. Son inconscient l’a fortement enregistré mais son préconscient le refoule dès qu’il s’approche trop de sa conscience. L’inconscient est le pôle pulsionnel de la personnalité : il pourrait se révéler dangereux pour lui, et sa propre conscience, de réaliser l’effroyable contenu de son inconscient, celui-là meurtrier et sauvage.

— Une sorte de Docteur Jekyll et Mister Hyde ?

— Pour vulgariser la médecine, oui, en quelque sorte.

— Mais pourquoi notre meurtrier ne se doute-t-il de rien en dehors de ses crises ? Il doit bien y avoir des preuves, du sang sur ses vêtements par exemple, qui pourrait lui montrer les forfaits qu’il commet ? contra Fitzgerald avec une aversion naturelle envers les élucubrations.

Ann connaissait ce genre de personnage.

— Une forme de schizophrénie, avec élément déclencheur, ce qui expliquerait ses crises meurtrières. Le délire est morcelé, le coup éclate, une sorte de déclic si vous voulez, et il tue. Notre malade peut être sujet à des hallucinations, positives ou négatives : c’est-à-dire apparition ou disparition d’objets, choses, êtres… Carol, ou un des objets qu’elle portait sur elle peut avoir été un élément déclencheur. (Ann laissa passer le silence avant de poursuivre :) Mais à mon avis, je pencherais plutôt pour un psychotique, avec un univers interne particulier. Parce qu’il refoule instantanément toutes sortes de dangers venant de son inconscient, il nourrit son délire…

— Vous oubliez les mutilations infligées à ses victimes : il leur découpe le cul, madame ! rétorqua Jack en se faisant plus bourru qu’il n’était.

— D’accord, capitaine. Le cul. Mais il nourrit son délire pour se guérir. C’est une façon de soigner sa maladie. Vous savez, on est tous obsédés par quelque chose. Une petite chose qui peut nous paraître grande, si grande qu’on s’efforce de la refouler : par honte, pudeur ou douleur. L’homme peut aisément se persuader n’avoir jamais vécu tel ou tel événement. Et plus cet événement est important, plus il fera d’efforts pour le refouler. C’est le cas de notre homme. Seuls les imbéciles s’imaginent n’avoir rien à cacher. Et je pense que le tueur, tout monstre qu’il est, a un puissant code moral qui l’a poussé dans ses derniers retranchements. Si le traumatisme subi lui était apparu comme une chose bénigne, il tuerait aujourd’hui à l’aveuglette. Tendances schizophrènes. Or, il le fait à une date précise : décembre. Noël. L’enfance. Tout vient de là. En suivant cette idée, on peut supposer que notre homme a subi un traumatisme lors de son enfance, traumatisme qu’il refoule depuis. Jusqu’en décembre 96, année de sa première rechute. Imaginez les années de lutte pour refouler cet événement au plus profond de lui ! Sa rechute d’aujourd’hui est le signe qu’il n’arrive pas à oublier, que son traumatisme lui réapparaît presque consciemment. Bien sûr, il fait un effort terrible pour continuer à le refouler. Mais la deuxième rechute est la confirmation de cette impression. Et à mon avis, il va bientôt recommencer. Le tueur a désormais besoin d’alimenter son délire…

À ces mots, les deux hommes sentirent un froid spectral s’immiscer dans leurs chairs. Jack songeait à son bureau, aux centaines de photos accrochées aux murs, aux dossiers entassés sur les étagères… Mc Cleary, lui, observait les yeux bruns de la criminologue. Ils n’avaient pas cillé un seul instant. Elle enchaîna :

— Sa conscience le pousse à retrouver le chemin de son enfance. Il va bientôt se réveiller, et voir ainsi de quoi il est fait. Avec horreur. Il y aura alors deux solutions : ou il se suicidera, ou il supprimera tout ce qui bouge avant qu’on le tue à son tour.

— C’est ce que je veux empêcher.

— Je suis aussi là pour ça, renchérit Ann. (Une puissance tranquille émanait de ses pupilles :) Mais mon métier n’est pas de tuer des hommes. Si on le prend vivant, nous pourrons bien sûr le condamner mais aussi le soigner…

— Il mérite la corde, souffla Jack en songeant uniquement à Elisabeth — et pas du tout à ses idées propres.

— Cela servira à quoi ? À prévenir les fous alentour que la mort les guette ? Ils s’en moquent, capitaine ! Imaginez plutôt les enseignements que pourrait nous procurer cet homme ! En faisant son parcours à rebours, nous pourrions trouver la base du traumatisme, le processus de refoulement et celui de « réapparition ». Je ne suis pas la chercheuse d’une science exacte : depuis Freud, les hypothèses se succèdent, s’empilent. Si notre homme coopère, nous pouvons faire avancer la recherche, connaître ce type de maladie et ainsi prévenir ceux qui en sont sujets.

— Au prix d’une saine torture mentale, hein ! Nous n’avons pas la même vision de la justice. Moi, je pense aux deux gamines mortes sur la plage, à leurs familles et leurs amis.

— C’est aussi le discours d’Hickok ! se moqua-t-elle.

— Je me fous d’Hickok. Tout ce qui l’intéresse, c’est la com’, voire la mairie d’Auckland…

Mc Cleary comptait les points, assez amusé qu’une femme si jeune contrât le grand Fitz. Ann conclut :

— C’est un autre problème. Pour le moment, faisons avec ce que nous avons. Avant de traiter l’effet, évertuons-nous à trouver la cause de nos malheurs.

Waitura et Fitzgerald se regardaient en chiens de faïence.

Mc Cleary calma leurs ardeurs.

— Les mutilations ont une signification pour le tueur. Scalper le pubis d’une femme en est une : reste à trouver laquelle.

— Bon. À vue de nez, ce type a souffert durant son enfance, résuma le policier. Suivons la thèse de décembre comme un symbole. Les fêtes lui rappellent son enfance, et donc son traumatisme. Depuis, il en veut aux femmes. Mais il les aime, et les séduit. Encore une dualité qui ne va pas arranger nos affaires. Cependant, le fait que le tueur ne les pénètre pas sexuellement confirme l’hypothèse de l’impuissant chronique. Pour se venger de son incapacité, il scalpe le pubis des femmes ; c’est pour lui un trophée. Alors, prof ?

— Je serais plutôt encline à suivre la thèse d’un enfant traumatisé : la forclusion de ce signifiant primordial — reste à définir lequel — a fait de lui un psychotique. Il a tenu le coup jusqu’à l’apparition de bouffées délirantes aiguës ; coup de tonnerre dans un ciel bleu, dans notre jargon. Depuis, notre homme tend vers un état de psychotique chronique. Le deuxième meurtre, cinq ans après le premier, en est la preuve. Le tueur souffre d’une absence de limites tant corporelles que psychiques. Le délire est un moyen de lui rendre la vie tolérable. Les symptômes psychotiques surviennent après un stress clairement identifiable. J’ai eu l’occasion de traiter un jeune homme qui, dans un état de perplexité et de confusion de brève durée, avait tenté d’étrangler une femme lors d’un coït stressant chargé d’hyperémotivité…

— Putain… maugréa Mc Cleary.

— Dans ce cas, notre tueur apparaît peut-être dans les fichiers des mœurs, supputa Jack. On l’a certainement déjà alpagué pour délits mineurs. Je vais vérifier tout ça et secouer les types en liberté. J’attends des nouvelles d’Osborne à propos de Joe Lamotta. Il y a aussi l’histoire de Pete et Katy… Au fait, pas de nouvelles de la gamine ?

La jeune femme eut une moue dubitative.

— Non. J’ai de nouveau téléphoné à ses parents, à Napier. Ils m’ont confirmé que Katy avait décommandé au dernier moment. Depuis, aucune nouvelle.

— Étrange, pour un soir de réveillon…

— En effet. Depuis, son téléphone ne répond pas. Ni celui de Pete d’ailleurs…

— Que comptes-tu faire maintenant ? demanda Mc Cleary à son meilleur ami.

— J’ai rendez-vous avec Hickok. Il me faut un mandat de perquisition chez Katy et Carol. Takapuna ne fait pas partie de mon secteur et c’est lui qui chapeaute l’affaire.

— Qu’espères-tu trouver chez elles ?

— Un dictaphone, des bandes audio et peut-être plus… (Jack regarda sa montre et se leva :) Bon, il est temps que j’y aille. Waitura, vous avez un programme ?

— Oui, Jack, répondit-elle en soulignant le fait de l’appeler par son prénom selon leur pacte de la veille. Je vais étudier les données sur le tueur. Je commence à me faire une petite idée de lui. On manque encore d’éléments mais nous sommes sur sa piste. Je vous suis…

Elle sourit légèrement et se leva à son tour. Tandis qu’elle se penchait, Mc Cleary reluqua sa poitrine opulente comprimée dans le tailleur. Fitzgerald jeta un billet froissé sur la table. Ils saluèrent Mc Cleary et quittèrent le restaurant.

Caché derrière sa moustache poivre et sel, le médecin légiste suivit la silhouette de la jeune femme jusqu’à la sortie. Ses fesses rondes faisaient ressortir sa taille de guêpe.

La bestiole partit piquer d’autres imaginations.

— Drôle de fille… soupira Mc Cleary en trouvant soudain sa femme un peu banale.

Il lissa ses belles moustaches et commanda un cognac français, pour compenser.

13

Le bureau d’Hickok empestait le cigare et la cendre en décomposition. Derrière ses yeux bleu métallique, l’homme de loi avait l’air nerveux.

— J’ai lu le rapport de Mc Cleary, celui de Bashop, et enfin celui des équipes techniques. Maintenant je veux le vôtre, et détaillé, sur les circonstances du meurtre de Carol Panuula, fit-il en brassant l’air autour de lui. Une fille a été sauvagement assassinée, l’interrogatoire à l’usine s’est révélé sans succès et aucune empreinte n’a été relevée dans la voiture que conduisait la victime le soir du meurtre. (Les oreilles de l’homme le plus puissant de la ville rougissaient.) Les journalistes campent devant mon bureau et la Nouvelle-Zélande entière vous observe…

Par la baie vitrée du bureau, Jack ne voyait que des bateaux, ceux de la Whitbread, se pavaner dans le port de Freemans Bay. Il était parti une fois avec Elisabeth, au début de leur relation. Depuis, il laissait les yuppies de la City frayer entre eux dans la baie d’Auraki…

— Nous ne faisons pas le même métier, finit-il par répondre, le visage encore ruisselant d’embruns tout à fait morts. Et vous feriez mieux d’envoyer paître les journalistes. Ce n’est pas une affaire pour les amateurs, vous le savez parfaitement.

— Peut-être mais la chose est populaire.

— Je ne savais pas que vous étiez populiste…

Le procureur passa ses pupilles acérées par-dessus ses lunettes comme si seul un bout de verre séparait les deux hommes. Il gomma leurs différences d’un geste circulaire.

— Là n’est pas la question, Fitz. Nous sommes un petit pays, vous le savez mieux que quiconque. Ici, ce n’est pas New York ou Los Angeles. On ne peut pas étouffer et trier les affaires selon les courants politiques qui agitent la police. On doit rendre compte à nos concitoyens des efforts faits par nos services pour assurer leur sécurité.

— Allez déblatérer ce genre de conneries aux journalistes, Hickok. Je ne vote pas.

Le ton était volontairement provocateur. Jack se permettait à peu près tout vis-à-vis d’Hickok : ce n’est pas lui qui allait l’arrêter dans ses investigations. Et puis, le Maori détestait les institutions et la morale puritaines, le qu’en-dira-t-on et les compromis avec ce qu’il appelait le totalitarisme politico-économique. Des vieux principes d’adolescence. À ce petit jeu, Hickok jouait gros dans cette affaire. Le procureur fit peser ses cinquante-cinq ans dans la balance du commerce peuple-pouvoir.

— Nous devons collaborer avec les médias, répondre aux questions que se posent les électeurs, les rassurer, etc. Bref, jouer la transparence. Ce qui ne nous empêche pas de garder nos petits secrets en famille.

— Où voulez-vous en venir, Hickok ? demanda l’officier en se jetant dans ses yeux.

— Tout le service est concerné par cette affaire de meurtre. Je vous ai déjà mis en contact avec Waitura : vous comprenez que vous ne pouvez pas opérer seul, n’est-ce pas ?

— Si vous l’avez décidé…

— Notre pays est réputé pour être le plus paisible du monde. Je tiens à ce que les choses restent ainsi sous mon mandat. (Il passa ses mains dans des poches de son costume gris perle.) Si nous résolvons cette affaire, vous pouvez compter sur moi pour vous offrir une promotion. Et cette promotion, c’est le poste que j’occupe aujourd’hui…

Hickok laissa sa dernière phrase en suspens.

Fitzgerald réalisa qu’il n’avait jamais pensé à cette promotion. Son ambition, il l’avait laissée de côté vingt-cinq ans plus tôt. Hickok le savait — et ils étaient peu à le savoir. Prendre son poste était une belle opportunité ; fini le ramassage des petites frappes, les réseaux de dope à démanteler et les paperasses à remplir. Avec le poste de procureur, son territoire d’investigation embrasserait le pays entier. Autant de chances de retrouver les traces d’Elisabeth et Judy. L’île était grande et les campagnes reculées avaient leurs secrets enfouis…

Une lueur passa dans ses yeux. Hickok la perçut. C’était son point faible.

— Alors, que me proposez-vous ? fit le policier en allumant une cigarette de contenance.

Hickok s’étala sur son siège de cuir avec l’air satisfait d’un César condamnant les dix-neuf ans de Vercingétorix à la fosse aux lions.

— Une collaboration unie entre vous et moi. Vous sur le terrain, comme vous l’aimez. Moi, dans le bureau, assurant les rapports avec la presse que vous détestez tant.

— Ce n’est pas la presse que je déteste mais les hommes qui s’en servent à des fins racoleuses.

— Laissons de côté ce débat stérile. Je sais que vous ne m’aimez pas, Fitz. Personnellement, je n’irai pas jusqu’à vous détester. Seulement vous êtes le meilleur flic d’Auckland et je ne peux pas me passer de vous. Je sais aussi que vous ne me dites pas tout sur vos enquêtes et les bruits courent dans les couloirs des palais de justice. On vous a couvert une fois pour ce qu’on pourrait appeler une bavure policière, mais d’autres gens moins compréhensifs vous attendent au tournant.

— Franchement, je m’en fous.

C’était vrai.

Mais Hickok avait de l’expérience et le droit de son côté.

— Ne soyez pas idiot. On dit que vous réglez vos comptes de manière arbitraire. Et ce n’est pas les types que vous amochez sur les docks qui me contrediront… (Le vent tournait à l’orage.) On ne pourra pas passer notre temps à vous protéger, Fitz. Coopérez. Ne me cachez rien de cette affaire. Ainsi, je verrai de mon côté quelle est la meilleure façon d’envisager l’enquête et quoi laisser filtrer à la presse. Nous marchons sur des œufs dans cette histoire et nous avons tous les deux besoin d’une victoire. Qu’en pensez-vous, capitaine ?

Waitura avait raison : ils savaient tout. Jack écrabouilla l’allumette qui lui avait pourtant servi à allumer sa cigarette.

— Je ne vois pas ce que notre pseudo-union sacrée vient faire dans cette histoire ? À moins que vous n’envisagiez de mener une enquête parallèle d’après les informations que je vous fournirai…

— Prenez ça comme ça vous arrange, capitaine…

Le procureur du district laissa planer un doute, lourd comme un remords. Jack saisit le stratagème. Après tout, il s’en moquait. Tout ce qu’il voulait, c’était mener l’enquête à sa guise avant de se pulvériser comme bon lui semblait.

— Vous aurez mon rapport dans les vingt-quatre heures. Avant ça, j’ai besoin d’un mandat de perquisition chez Carol Panuula et sa colocataire, Katy Larsen.

Clignement de l’œil. Hickok dégagea un bras.

— Aucun problème. Vous pouvez compter dessus dès demain matin.

Jack quitta le bureau avec la désagréable impression qu’on lui faisait un petit dans le dos.

Ce type avait vraiment un sale caractère.


Deux étages plus bas, dans une pièce enfumée où ronronnait une escadre d’ordinateurs, un groupe de policiers travaillaient malgré le jour férié. Jack shoota dans les poubelles trop pleines et vint se planter devant un jeune homme aux cheveux châtain foncé.

Osborne était l’agent chargé de faire la liaison entre Fitzgerald et le reste du monde. Un bon flic. Pas aussi bon que son frère mais depuis que cette tête de mule l’avait laissé tomber, Jack avait pris le benjamin sous son aile. Doué, rapide, intelligent, organisé, les qualités d’Osborne feraient de lui un excellent sergent. Fitzgerald n’était pas pressé de le voir passer du côté des officiers : il avait besoin d’un type sérieux pour les vérifications ingrates inhérentes à ses enquêtes et Osborne faisait merveille depuis les deux années où il travaillait pour lui. Et puis, sa jeunesse lui faisait du bien.

— Bonjour, capitaine, fit le vieux gamin, une chemise bleu ciel entrouverte sur son torse imberbe.

— Salut. Alors ?

— J’ai vérifié les rentrées sur le compte en banque de Carol Panuula, dit Osborne. Depuis six mois, il a sérieusement gonflé. Regardez les rentrées : que du liquide ! fit-il en désignant du doigt une série de chiffres sur son ordinateur.

— Bon, ça confirme ce que je savais déjà : Carol faisait le tapin en dehors de l’usine. Et la série de billets de cent dollars ?

— Impossible de trouver leur provenance : aucun n’était marqué.

— Et la vérification des talons de chèques et des cartes bleues pour le paiement des entrées à la boîte de nuit ?

— J’ai une série de noms, mais aucune de ces personnes n’est fichée.

— Vérifie quand même, bougonna-t-il familièrement.

Jack commençait à douter que le meurtrier ait jamais pénétré au Sirène. C’était pourtant le seul moyen de finir la nuit sur la plage avec Carol… À moins qu’ils ne se soient donné rendez-vous après la disco, ce qui était peu probable : Carol comptait bien rentrer avec Pete…

— Et Lamotta ? coupa-t-il au milieu de ses propres supputations.

Les yeux bruns du jeune inspecteur gagnèrent en intensité.

— Son petit réseau de prostitution paraissait clean : pas de mouvements notables, aucun soupçon d’activités annexes, bref, le train-train jusqu’à il y a environ cinq mois. À partir de là, Lamotta a commencé à transférer ses fonds sur le compte d’une banque étrangère. Il a mis sa maison en vente et même son minable hôtel de passes. À mon avis, Lamotta s’apprêtait à quitter le pays.

Les choses commençaient à se mettre en place dans sa tête.

— Intéressant. Bon, et les jeunes types qui me sont tombés dessus ?

— Alors là, un vrai mystère ! s’esclaffa Osborne, les yeux pétillants de curiosité. J’ai passé leurs portraits-robots au crible, ils n’apparaissent nulle part.

— Bon Dieu ! Ça m’étonnerait que ces gars soient des petits saints ! pesta l’officier.

— J’irai au Corner Bar dès l’ouverture. Aujourd’hui, c’est fermé. Qui sait, peut-être en apprendrai-je plus auprès du patron ?

— Je l’ai déjà interrogé. Ce minable n’avait jamais vu ces gars. Vérifie les emplois du temps des types venus au Sirène la nuit du meurtre et tâche de me retrouver la bande de Maoris. N’oublie pas que l’un d’eux a un trou dans le pied et un autre une double luxation aux épaules…

À vos ordres, capitaine ! ponctua Osborne en mimant un salut non réglementaire (il savait que Jack détestait les saluts réglementaires).

— Et établis la liste des peintres de la région, amateurs ou professionnels ! lâcha-t-il en filant déjà parmi les allées du commissariat.

Osborne glissa la main dans ses cheveux courts. Cette affaire le passionnait. À vingt-deux ans, la mort est encore si abstraite…


Fitzgerald passa le reste de sa journée à secouer les puces des libérés sur parole, les exhibitionnistes chroniques, les obsédés de tout poil, ses indicateurs personnels et ceux des autres inspecteurs, sans résultat. Conclusion : le meurtrier n’appartenait pas aux réseaux des petits truands de banlieue, ni aux cracks de la dope.

Auckland est une ville tranquille malgré son million d’habitants : en échange d’une paix globale sur le territoire, on fermait les yeux sur les champs de cannabis exploités par des petits malfrats sans envergure — leurs meilleurs indicateurs. Le tueur n’était pas de ce genre.

L’affaire se compliquait : Carol travaillait le jour à l’abattoir, se prostituait un soir sur deux et le modèle pour un peintre mystérieux. Elle enregistrait ses coïts sur un dictaphone et croquait de l’homme dans l’espoir d’alpaguer un prince charmant, riche de préférence…

L’après-midi touchait à sa fin — rencontre terrible de l’immatériel. Avant de rentrer, Jack passa voir Kirsty. Son indicatrice préférée le renseignerait peut-être au sujet des Maoris qui l’avaient tabassé la veille.

Les vieux complices se retrouvèrent devant l’étalage d’un marchand indonésien. Kirsty, elle aussi, resta dubitative : ces gars-là étaient nouveaux dans le secteur des docks. Elle les avait vus traîner dans le coin, marchant comme les héros qu’ils croyaient être. Selon la péripatéticienne, ces jeunes Maoris venaient probablement de South Auckland.

Ils se séparèrent. Kirsty, d’habitude si décontractée, n’avait même pas essayé de blaguer avec son vieux copain Fitz. La mort de Lamotta avait vraiment secoué tout le quartier…


Le long de Mission Bay, quelques palmiers paresseux s’époussetaient avant la nuit à venir. Jack rentra sans épiloguer sur la nature et son étrange pouvoir de plénitude. De toute façon, elle finira bien par nous emporter. Il le souhaitait.

Il gara sa Toyota sous le préau sans une pensée pour les mégots débordant du cendrier. En dehors des vieilles anglaises, Fitzgerald détestait les voitures. Pour lui ce devait être un service public, pas une institution privée. Et puis, c’était à cause d’une saloperie de bagnole qu’il avait quitté Elisabeth le jour du drame…

La portière érodée claqua. Un matériel de pêche qui n’avait pas vu de poissons depuis un quart de siècle pendait au mur du garage. Elisabeth adorait la pêche : elle n’attrapait jamais aucun poisson. Ça la faisait rigoler, alors Jack aussi. C’est tout.

Il grimpa l’escalier. La maison était vide et bien rangée : Helen n’avait pas pu s’empêcher de tout nettoyer. Des effluves de cire s’épanchaient encore des meubles repus. Il hocha la tête ; après tout, il la payait pour ça.

Le policier trouva un sandwich dans le micro-ondes et remercia les doigts de fée qui l’avaient confectionné. Cette femme était mieux qu’une mère pour lui — qu’il n’avait de toute manière jamais connue. Il dévora le sandwich debout, puis fila dans le bureau pour taper le rapport d’Hickok.

Accrochées aux murs, les photos jaunies le regardaient travailler : Elisabeth et Judy, vingt ans à elles deux, et des sourires glacés à force d’être figés. Il y en avait partout, réminiscences sordides d’un esprit obsédé. Seul un pan de mur avait été épargné pour accueillir une carte détaillée du pays : hachurés au feutre rouge, les endroits que Jack avait ratissés lors de ses loisirs (trois semaines de vacances par an, une escroquerie votée par des gens hors du temps, selon lui). Plus loin, exposées sur des étagères métalliques, les dépositions des rares témoins de l’époque, les conclusions de l’enquête officielle. À côté de l’ordinateur, une pile de dossiers ordonnés selon les années. Si certains de ces dossiers étaient les duplicatas des rapports de police, la plupart étaient le fruit de ses enquêtes personnelles…

À dix heures, il joignit son équipière à l’hôtel. La voix d’Ann cachait mal son anxiété : les parents de Katy n’avaient toujours aucune nouvelle de leur fille depuis la veille au soir quand, sans explication, elle avait annulé sa venue à Napier pour les fêtes. D’après eux, elle avait l’air nerveuse. On le serait à moins. Peut-être avait-elle éprouvé le besoin de se retrouver seule avec Pete… Fitzgerald avait tout de même lancé un appel aux équipes de nuit pour retrouver leur trace. Il craignait le coup fourré.

Les enquêteurs se séparèrent d’un très informel « bonsoir » avant de reprendre leurs activités respectives. Jack veilla jusqu’à deux heures du matin, les yeux fichés sur l’écran de l’ordinateur. L’absence de Katy et Pete l’inquiétait : ils étaient forcément ensemble, mais où ? Pourquoi avait-elle annulé son réveillon ? Une gamine de vingt ans ne se volatilise pas comme ça…

Il décida de faire un tour au Sirène : c’était le dernier endroit où l’on avait vu Carol et Pete vivants.

14

Kirsty était une fille de joie qui avait eu beaucoup de peines : un mari mort trop tôt, une envie d’enfants qui arrivait trop tard, sa vie sentait le patchouli et le client d’avant.

Aujourd’hui, elle ne devait pas sa popularité à son physique, éreinté par les joutes de son métier, mais à la sympathie qu’elle inspirait autour d’elle. Kirsty était une femme douce, affectueuse, sachant vendre aux hommes l’attention passagère qu’ils venaient chercher. Elle faisait contre mauvaise fortune grand cœur, toujours la première à aider les « nouvelles » ou à refiler quelques billets aux collègues dans la panade. Avec sa gouaille et son ancienneté, c’était une figure emblématique dans le milieu. Quant à sa collaboration avec la police, Kirsty le faisait pour le bien de la collectivité : Fitz les protégeait en échange de renseignements pratiques visant à réguler le flot de truands et contrôler les plus teigneux — un gage de sécurité pour les filles et une épée de Damoclès au-dessus des têtes trop chaudes.

Elle habitait Saint Marys Bay, un quartier tranquille près d’un collège huppé de la ville. L’intérieur de sa maison était soigné, avec des couleurs pastel, des plantes vertes et une foule de petits prétextes à exposer des reliques pas toujours de très bon goût.

La température chutait doucement. Comme tous les soirs, Kirsty rentra aux alentours de minuit. La soirée avait été plutôt mauvaise mais elle ne s’en faisait pas pour si peu. « Demain serait un autre jour », comme disent les gens qui aiment la vie. Et puis, elle avait mis un peu d’argent de côté. Oh ! pas de quoi pavoiser, mais suffisamment pour se permettre de raccrocher d’ici un an ou deux : alors, elle prendrait une bicoque à Whangarei, une petite station balnéaire jamais trop peuplée de la côte Nord. Là-bas, elle coulerait des jours tranquilles et pourrait à loisir aller nager avec les dauphins — grande spécialité locale qui l’avait marquée à jamais.

Kirsty adorait les dauphins. Ils exprimaient la liberté qu’elle n’avait jamais su trouver. À cinquante ans, cette femme n’était pas très fière d’elle, de son parcours dans la vie. Sa liberté se résumait à zapper les programmes pornographiques quand son esclavage était celui du métier le plus vieux du monde.

Elle ouvrit la porte de sa maison, pensait aux gentils mammifères, un sourire nageant encore sur ses lèvres, quand une main énorme s’écrasa sur sa bouche. La prostituée tenta de crier mais la poigne de l’agresseur l’écrasait.

Kirsty s’était déjà fait tabasser, ça faisait partie des joies du métier. Depuis le temps, elle avait appris à encaisser, à éviter, et même à rendre. Mais ce soir, le vieil ange de la nuit comprit que le temps se compterait en secondes : elle enfonça ses talons hauts dans le tibia de l’homme et s’échina à mordre les doigts boudinés qui bloquaient sa respiration. En vain : cette brute, à force de tirer sa tête en arrière, allait bientôt lui briser la nuque. Kirsty assena un franc coup de coude dans ses testicules. L’agresseur eut un cri étouffé mais ne céda pas : il retourna la femme et l’empoigna par le cou. Elle lâcha un hurlement en voyant la figure déformée du tueur. L’air commençait à manquer, les larmes lui montaient aux yeux. Bon Dieu, elle n’avait pas vécu plus de cinquante ans, traversé des joies, même furtives, des peines, même profondes, pour finir comme ça, étranglée par une espèce de singe à la peau grêlée !

Kirsty se débattit mais ses forces l’abandonnaient. Une haleine abjecte coulait sur son visage exsangue ; dans un sursaut désespéré, elle empoigna les testicules du monstre et les tordit furieusement. La chose grogna, cracha sur sa joue poudrée et appuya plus fort. Elle comprit qu’elle allait mourir, et lâcha prise. Il y eut un claquement sec : la glotte s’enfonça dans l’œsophage.

Kirsty expira enfin.

Elle ne nagerait jamais avec les dauphins de Whangarei.

15

L’amour, ce n’est pas nouveau, est imprudent. Edwyn trouva la lettre de John, abandonnée dans le peignoir. Que sa femme eût un nouvel amant le laissait de marbre. Or non seulement Eva refusait de lui parler depuis la soirée chez Hickok, mais elle avait poussé le bouchon jusqu’à lui renvoyer son cadeau de Noël à la figure (une espèce de diamant racoleur chargé de vulgariser la générosité). Aujourd’hui, elle continuait son petit jeu, si bien qu’il se résolut à la violenter afin d’obtenir une explication. Eva ne craignait pas les baffes. Au contraire, elles la soulageaient : désormais, la violence l’enivrait de lui. Et désormais, « lui », c’était John.

De toute façon, les choses devaient se précipiter. Elle expliqua tout à son mari. Ou presque. Ou rien. Sa relation avec John, leurs entrevues et son dégoût sans fard pour sa vie ici, à Eden Terrasse, la maison dont il était si fier. Edwyn, loin de monter sur ses grands chevaux, parut ravi de l’aubaine. Ce n’était pas la première fois que sa femme déprimait et puis il avait vu John chez Hickok ; le trouvant à son goût, il avait même rétorqué non sans une lourde ironie :

— Pour toi, tu sais que je ne reculerai devant aucun sacrifice !

Grimace de haine : cette graine de limace la souillerait jusqu’au bout, irait l’humilier jusqu’à ce qu’elle se vomisse tout entière…

Ce soir-là, Eva O’Neil s’était couchée auprès d’Edwyn White et, d’un geste agacé, avait repoussé tout contact avec son mari : les quelques heures passées avec John l’avaient bouleversée. Elle se sentait coupable de lui avoir parlé avec encore en elle le spectre des caresses conciliantes d’Edwyn sur ses seins tandis qu’un autre la chevauchait en ahanant. C’était hier. Un souvenir à la fois lointain et physiquement trop présent. Eva avait perdu le plus élémentaire respect d’elle-même. Sa dignité, elle l’avait laissée dans le fond de sa culotte, quand le sperme de ces porcs refluait, lui rappelant ainsi sa condition de pute institutionnelle vouée au néant. Ce sentiment de culpabilité, Eva l’entretenait depuis son enfance. Coupable d’être seule et belle — seulement belle. Il existait forcément une raison à son abandon…

*

John s’ennuyait. Même le vent de Karekare tournait en rond sur la plage et les murs de sa maison avaient perdu leur parfum de gouache en suspension. À minuit, il ne savait plus quoi faire de sa peau.

— Normal ! J’ai Eva dedans ! s’écriait-il en écrabouillant la compression défaillante de sa moto.

Il avait roulé à toute allure, les insectes du bush se suicidaient sous ses phares, la route sinueuse de West Coast Road défilait à ses yeux hallucinés : John fit une entrée triomphale dans la ville, les cylindres gloussant le long des avenues vides. Bref sentiment d’invulnérabilité. La Yamaha pétarada quelques bras d’honneur aux buildings neufs et stoppa sa course folle devant Princess Street.

À l’entrée du Sirène, John s’allégea d’un billet de vingt dollars. Plus bas, la musique tambourinait dans les enceintes : il fila vers le comptoir — la place des héros modernes, selon lui. Quelques pistoleros de la nuit le virent traverser la boîte, se demandant si ce nouveau venu allait empiéter sur leur territoire. John n’en fit rien : il avait Eva dans la tête et la tête perturbée après sa course à travers le bush et l’héroïne.

Le barman, un grand maigre au visage tout bouleversé d’acné, déposa le double scotch que l’homme venait de commander.

Sur le tabouret voisin, une fille pas très belle souriait comme s’il l’avait invitée à passer le reste de sa foutue vie avec lui. John but son whisky, y trouva un familier goût de fumier. La lame de rasoir qu’il portait autour du cou sortit de sa chemise entrouverte. John n’y prit pas garde : Eva le regardait dans le fond de son verre, un sourire famélique flanqué sur son visage d’ange maudit. Il ne fit pas plus attention aux ombres qui gravitaient dans son dos. Pourtant, assis à quelques mètres de là, un spectateur curieux avait assisté à la scène : Jack Fitzgerald.

Venu renifler les lieux, le policier observait John. Dans sa tête résonnaient les mots de Mc Cleary : le meurtrier avait découpé le sexe de Carol avec un couteau effilé, un rasoir… Tout se précipita : un gars mal fichu dans ses vingt ans se pressa contre le comptoir où le peintre dealer secouait un glaçon imbécile.

En se tournant vers le gosse, John aperçut le grand Maori rencontré chez Hickok, sentit en lui l’âme d’un flic mais para au plus pressé : le gamin collé à ses basques avait les yeux vitreux, des traits tirés à quatre seringues, en manque. John connaissait ce genre de paumé, il les attirait comme des mouches. D’ailleurs, il avait déjà rencontré ce type, c’était à Auckland, peu importe : le type lui présentait une poignée de dollars froissés.

— Fuck you ! il siffla sous les boomers de la boîte.

Avec ces marques de piqûre sur les bras et ses yeux jaunes, ce crétin allait le trahir ! Le flic les observait, John avait un gramme ou deux dans les poches, il fallait fuir tout de suite ou jamais. Le jeune type baragouina quelque chose en retour, le flic descendait de son siège, le temps fit des tours : John projeta le petit junk contre Fitzgerald, sauta par-dessus le comptoir et, profitant de l’élan, fonça vers les toilettes.

Le policier repoussa tout ce qui ressemblait de près ou de loin à un obstacle. Après quelques jurons et autant de claques aveugles, il atteignit les fosses nauséabondes, claqua deux portes, s’arrêta face à la troisième, fermée. D’un coup de pied, elle vola hors de ses gonds. Au-dessus des cabinets, une lucarne s’ouvrait à la nuit.

Le siège des toilettes couina : Jack propulsa sa carcasse à travers la lucarne et s’écroula dans les poubelles de la cour intérieure. Ça puait la cendre froide et la vinasse australienne. Il leva la tête : en équilibre sur une corniche, une silhouette se détachait dans l’obscurité.

— Arrête ! hurla-t-il en grimpant sur ses jambes.

Mais ni l’un ni l’autre n’y croyaient vraiment. John bondit sur le toit voisin avant de jouer les acrobates sur les ardoises des immeubles. Vingt secondes d’avance. Arrivé à l’extrémité du toit, il stoppa devant le vide. Plus loin, légèrement en contrebas, un balcon et une baie vitrée ouverte lui faisaient des grands signes de la main. Obéissant à son instinct, John recula de trois pas : dans son dos, un métis au costume suranné fonçait sur lui.

Jack vit passer une ombre par-dessus le vide, une ombre qui s’accrocha in extremis aux barreaux d’un balcon.

Il sauta à son tour, se rattrapa de justesse, perdit un peu de temps à se hisser et fila par la porte-fenêtre encore ouverte. Le policier ne prêta aucune attention aux deux gosses qui dormaient dans la chambre, parcourut l’appartement comme un bolide et tira la porte d’entrée restée entrebâillée. Le couloir de l’immeuble traversé dans un même souffle, Fitzgerald dévora les marches, guidé par des pas précipités dans l’escalier.

John pulvérisa les portes vitrées du hall et se catapulta dans la rue. Contre le mur d’en face reposait une moto japonaise Exterminator ou quelque chose comme ça. Plus loin, à une dizaine de mètres, une sorte de cloche à vélo pédalait au milieu de la rue. Le fuyard se rua vers la moto mais décida de percuter le cycliste : l’homme tomba lourdement. John releva le vélo et se mit à pédaler sans relever les injures proférées : des pas frénétiques se rapprochaient dans son dos. Il se mit en danseuse et piqua un sprint teigneux. La peur le faisait presque rire.

Jack Fitzgerald n’avait plus ses jambes de vingt ans mais un cœur de forcené. Malgré tout, l’autre prenait de l’avance.

Séparés par une centaine de mètres, ils déboulèrent miraculeusement sur Queen Street. John croisa un type sur un vélomoteur qu’il tenta de désarçonner d’un coup de pied. Le cyclomoteur fit une embardée et, au prix d’un bel effort, rétablit la situation. Dix secondes plus tard, la poigne de Fitzgerald le jeta à bas de sa monture. Le policier rattrapa la machine, grimpa sur le siège dépenaillé et remit les gaz, un peu faiblards. L’autre avait pris une sérieuse avance.

Le meilleur flic d’Auckland pédala pour atteindre le plein régime. Cette poursuite ridicule le faisait chier. East Street : les poumons de John commençaient à le brûler et le flic gagnait du terrain. Il s’engouffra dans un parking, évita la barrière automatique et s’enfonça dans les allées. Tout au bout de ses yeux mouillés par l’effort, une cage d’ascenseur aux voyants clignotants : il fonça vers les portes qui venaient de s’ouvrir sur un couple d’amoureux enlacés à la lumière fade de l’ascenseur. John n’eut même pas à crier : dans un même élan, les amants s’enfuirent. Il retarda son freinage et s’encastra dans le fond de la cabine. Avant même de se relever, il appuya sur « Up ». Et attendit.

Fitzgerald arrivait, tête baissée, les cuisses tétanisées.

Incrusté entre les débris de son vélo et les parois de l’ascenseur, John évalua à cinquante contre une les chances du flic pour que les portes restassent ouvertes avant son arrivée.

De fait, l’ascenseur se referma alors que Jack y croyait dur comme fer. Le cyclomoteur tenta une vaine ruade contre la porte métallique, catapultant le policier tandis que l’ascenseur grimpait les étages avec une facilité toute mécanique. Il stoppa au rez-de-chaussée de l’immeuble. Ménageant sa monture pour, paraît-il, aller loin, John fit rouler le vélo sur les dalles du hall. Le guidon était tordu, la dynamo ne répondait plus que par S.O.S. et les roues s’étaient voilées en signe de deuil mais il fonctionnait encore.

Un calme olympien régnait au milieu des buildings vides. John grimpa sur la bicyclette et se mit à faire des mouvements circulaires. À peine eut-il le loisir de goûter à l’exquise brise de la nuit qu’un nouveau bruit de moteur perça le silence de la ville. John préféra rassurer ses arrières d’un regard de poursuiteur.

— Et merde…

La fourche du cyclomoteur avait pris la forme d’un boomerang, le moteur crachait sa colère noire sur le bitume, une bosse fendue pointait sur son front réputé solide mais Fitzgerald était toujours en course. Il remit les gaz, crut en ses chances et alors chuta, moteur cassé.

John roulait à allure de croisière sur le calme plat du bitume.

Le policier se releva, titubant. Au bout de l’avenue, la silhouette du fugitif passait dans la nuit. Il pointa son arme, chatouilla la détente : au bout du canon, le cycliste zigzaguait sous les lampadaires. Il marmonna :

— L’inconscient…

Fitzgerald baissa son arme en regardant l’homme tourner à l’angle de la rue.

*

La propriété s’affichait dans la nuit mauve. Les grilles toisaient le ciel qui se fichait bien de leurs menaces.

John se glissa au-delà des pics hérissés. Dans le jardin, pas de chiens aux crocs écumants. La crainte dissipée, furetant sous les branches des saules dégoulinants de sanglots, il atteignit la bâtisse : jolie demeure, avec assez de style pour épater le premier venu (lequel ne venait jamais ici). Il évalua la façade et commença à grimper aux fenêtres. S’aidant des volets peints, John se hissa au premier. Le rez-de-chaussée servait à recevoir, l’étage supérieur au billard et aux invités ; la porte-fenêtre qu’il força en silence donnait forcément sur les chambres…

De superbes statues grecques se dessinaient dans la semi-obscurité du couloir. John les observa un instant, suivit les différents tapis persans et posa l’oreille contre le bois d’une porte close : les lattes du parquet craquèrent. D’un entrechat, il se plaqua contre le mur, respiration bloquée : quelqu’un approchait. Une séduisante silhouette se découpa bientôt dans le clair-obscur de la chemise de nuit : Eva était aussi belle à moitié endormie que bien vivante.

John surgit de l’ombre et posa sa main sur sa bouche. Elle étouffa un cri dans sa paume et ouvrit des yeux de lémurien :

— John ?! Mais qu’est-ce que tu fous là ?!

— On aurait pu t’entendre ! enchaîna-t-il, coupant l’herbe sous ce pied alors nu.

Eva ricana doucement, embrassa John dans la main et l’entraîna loin de la chambre. Ils s’aimaient.

— Bon, qu’est-ce qu’on fait maintenant ? demanda-t-elle, se doutant qu’il n’avait pas plus d’idées qu’elle.

De fait, John haussa les épaules : c’était comme elle voulait.

— Bouge pas. Je reviens dans une minute.

John s’ennuya ferme. Cent soixante secondes plus tard, Eva réapparut, un jean collé aux fesses et un pull marine sur les épaules. La même couleur que sa chemise. Un signe ! songea-t-il tandis qu’ils descendaient l’escalier. Plus bas, le hall luxueux attendait tout seul dans le noir.

Ils tentèrent une sortie. Le bâtard dans sa niche daigna ouvrir un œil, et le referma quand John et Eva passèrent devant lui. C’est elle qui l’avait choisi comme chien de garde.

Ils quittèrent la propriété en courant, dévalèrent Eden Terrasse et, emportés par leur élan, atterrirent dans le jardin public. Là, ils avaient une vue stratégique sur la ville ; Auckland roupillait sec.

Assis sur un banc, ils oublièrent de s’embrasser. L’essentiel, pour le moment, était d’être ensemble.

— Alors, comment les choses se passent ? lança John, dissipant la fumée d’une cigarette dans l’atmosphère.

La course-poursuite de tout à l’heure semblait dérisoire, le désir de peindre Eva encore flou dans son esprit.

— Mal, répondit-elle tout de go. (Elle ne cherchait pas à faire traîner les choses.) J’ai parlé à Edwyn. Évidemment, il est d’accord pour te rencontrer.

— Très bien.

— Non, ce n’est pas très bien ! s’emporta-t-elle brusquement. Tu ne peux pas comprendre ! Nous n’avons jamais mélangé nos histoires, pas ce genre en tout cas. Je ne veux pas que ça change ! Je ne sais plus quoi faire. Ce type me dégoûte, et moi je m’écœure. Tu ne sais pas qui je suis : si tu savais, tu laisserais tomber. Je suis sérieuse. Oublie ce que je t’évoque et regarde-moi bien en face : je ne suis qu’une petite garce pourrie jusqu’à l’os. Oui, dit-elle en déglutissant une chose mal digérée, oublie-moi, je crois que ça vaut mieux.

John ne pouvait pas lui expliquer. Il fallait trouver autre chose. Un truc comme :

— Tu n’as pas envie de changer le sens de ta vie ? Qu’y a-t-il à bousculer le sens des choses ? Ensemble, on peut bousiller un tas de pancartes…

— Tout cela est bien puéril, souffla-t-elle, encore lointaine. Écoute, on ne se connaît même pas et, de toute façon, Edwyn a trop besoin de mes services pour me laisser partir. Ou alors dans un tel état que je n’aurais plus qu’à me jeter à la fosse commune.

— La place des génies ! ricana-t-il.

— Je n’ai ni l’humeur ni l’envie de plaisanter.

Eva s’agaçait. La voix de John changea du tout au tout.

— Je ne plaisante pas, Eva. Fais-moi confiance.

— De quel droit ?

— Laisse le droit aux avocats. Je te parle d’amour.

— Je ne sais pas ce que c’est.

— Moi non plus, et alors ? Ça te fait peur ?

— Ce qui me fait peur, c’est Edwyn.

— Pourquoi ? Ce n’est qu’un nom dans un contrat de mariage : quand avons-nous rendez-vous ?

— Demain, enfin ce soir. À huit heures. La Vague, c’est un restaurant français… (Il y eut un court silence.) Je n’aime pas ça, John. Je ne sais pas à quoi nous jouons, mais il va se passer quelque chose. Quelque chose de définitif…

— Tu as confiance en moi ?

— Oui, je crois.

— Sois-en sûre. Je ne te laisserai pas tomber, Eva. Jamais.

Un bref sentiment d’impuissance fléchissait à la lueur tourmentée de ses yeux. Comme il ne plaisantait plus, Eva fouilla dans ce regard perdu. Enfin, elle sourit : Eurêka ! Elle avait trouvé la formule magique : lui, c’était elle.

Le petit matin pointa son nez rose sur Eden Terrasse. Eva frissonna. Un vent violent venait de chasser son passé, le présent qu’elle imaginait vivre, et l’avenir qu’elle n’avait de toute façon jamais envisagé. Alors, elle murmura :

— Je t’aime.

Mais ça ne voulait rien dire. Sauf que cet amour si dérisoire serait leur baroud d’honneur.

Maintenant, c’était sûr. Ils avaient vécu séparés ; ils mourraient ensemble.

16

Les véhicules de police roulaient des gyrophares devant la maison de Katy Larsen. Trois agents en uniforme et une poignée d’inspecteurs en civil attendaient sur le perron l’arrivée du patron. Bashop comptait parmi ceux-là, une cigarette brune à la bouche.

Fitzgerald arriva enfin. Il se dirigea vers le sergent.

— On a retrouvé Katy Larsen ?

— Pas encore, capitaine, fit Bashop en écrasant sa cigarette sous ses semelles de crêpe.

— Qu’est-ce que vous foutez ?!

— Nous manquons d’effectifs, capitaine. C’est Noël… Faut pas en vouloir aux gars : ils sont débordés en ce moment, glapit-il derrière ses Ray Ban fumées.

D’un tour de reins, le Maori filait déjà vers la maison. Jack n’aimait pas Bashop (il le soupçonnait de servir de taupe au procureur du district) mais il avait son mandat de perquisition en main.

Katy restant introuvable, un serrurier commença à crocheter la porte d’entrée. Ann Waitura traversa alors à son tour le cordon de policiers.

— Bonjour, répondit-elle au regard sombre de son partenaire. Dites donc, vous avez un visage fatigué !

— Vous aussi, dit-il sans un regard.

— Qu’avez-vous encore fait cette nuit ?

— J’ai couru après un fantôme, rumina Jack.

— Et alors ?

— Il s’est envolé.

— Com…

Mais la porte de la maison venait de céder.

Les policiers entrèrent dans le hall. Salon en désordre, cendriers pleins, vêtements et papiers épars sur une caisse retournée, des pots de yaourt vides… Rapide inspection des lieux : dans la chambre de Katy, des affaires jetées sur le sol, un lit défait. Les marques d’un départ précipité. Or, Katy était soigneuse et se plaignait à l’occasion du manque de propreté de Carol.

— Fouille en règle, annonça-t-il aux policiers présents. Passez-moi cette baraque au peigne fin.

— Qu’est-ce qu’on cherche ? demanda un sous-fifre.

— Un dictaphone ou des bandes audio de même standard.

Les hommes se mirent au travail, un détecteur de métaux dans les mains qu’ils commencèrent à passer contre les lattes du plancher. Jack fonça dans la chambre de Carol et la mit à sac. Les tiroirs volèrent, le matelas fut découpé en morceaux, les lampes s’écrasèrent sur le sol tandis qu’il martyrisait la moquette. Un impressionnant attirail de maquillage vola dans l’air. Fitzgerald se vengeait sur le matériel.

Ann le regardait faire, un frémissement dans le dos. Pour la première fois depuis leur rencontre, elle comprenait que ce type était à moitié fou. Jack cessa le carnage lorsqu’il sentit la présence de sa partenaire dans l’embrasure de la porte. Un instant de confusion, trois fois rien.

— Rien dans cette chambre. Carol avait certainement les bandes sur elle…

Ann prit sur elle.

— J’ai interrogé des amis de Pete hier soir : il n’avait pas de voiture. Puisque le véhicule de Carol est toujours devant la maison, comment se sont-ils enfuis ?

Jack observa les clés qui trônaient encore sur la table de nuit. Soudain, son visage se déforma, comme dégoûté par lui-même.

— Putain, quel con !

Et il traversa la pièce, prenant soin de ne prendre soin à rien.

Après avoir bousculé Ann lors de son furtif passage dans le couloir, le métis se retrouva sur le perron, hors d’haleine. La tête lui tournait. Il tituba un instant, prétexta un excès de chaleur quand un gars en uniforme vint s’inquiéter de lui, le repoussa d’une manchette agacée et se dirigea vers la Ford en stationnement contre le trottoir. Il enfonça les clés dans la serrure : aucune ne correspondait. Alors, Jack sortit un autre trousseau, celui retrouvé dans le sac de Carol après le meurtre. Ces clés-là fonctionnaient.

Il fila jusqu’à sa voiture. Les fouilles dans la maison ne serviraient à rien.

Ann eut à peine le temps de grimper sur le siège du passager : Jack écrasa l’accélérateur de la Toyota. Les rues de Takapuna défilèrent très vite dans l’angle mort de ses yeux : il fixait la route comme si le temps imparti lui était compté.

— Pourquoi ces excès de vitesse ? Vous croyez peut-être me séduire, capitaine ? lança Ann pour détendre l’atmosphère.

— Arrêtez vos conneries. Les bandes sont dans la voiture de Carol. Pas dans celle de Katy. J’aurais dû y penser avant.

Ann ne comprenait plus.

— Mais pourquoi ?

Un appel radio coupa : « Capitaine ? On a retrouvé un cadavre dans la soufrière de Rotorua. »

Il se tourna vers Waitura et répondit alors à sa question :

— Pour ça…

Ça fit son petit effet. La jeune femme s’enfonça dans son siège.

— Des noms ? demanda-t-il à la boîte noire qui lui envoyait des ondes parasitées.

— Le corps est abîmé. Pour le moment, aucune piste.

— Il s’agit d’un homme ou d’une femme ?

— Un homme, répondit la machine.

— Appelez le coroner Mc Cleary et dites-lui de se rendre immédiatement à Rotorua, dit-il en retour. Affectez un hélico et envoyez une équipe de spécialistes là-bas. J’arrive. Tout ça à fond, et terminé.

Il raccrocha l’émetteur. L’enquête rebondissait. Et le propre des ricochets est de finir noyé.


La Toyota tressautait sur la nationale défoncée qui relie Auckland au reste de l’île du Nord. Seul intermède à ce voyage stressant, un appel à Osborne, chargé d’organiser l’enquête en son absence. Perdue dans ses pensées, Ann Waitura parcourait sans les voir les monts où jadis les tribus maories célébraient leurs dieux.

Aujourd’hui, on avait gardé les noms et respecté les cimetières où les grands chefs étaient encore enterrés : ces collines ne sont pas cultivables…

Rotorua était une ville paisible, avec ses maisons rangées sur le bas-côté, ses couleurs mélangées d’une façon très britannique, et surtout cette effroyable puanteur qui prend au nez, émanations de la soufrière, à deux kilomètres de là.

Ils atteignirent le domaine préservé des marécages du parc de Rotorua. Jaune, vert, rouge, ocre, les trous béants recrachaient des arcs-en-ciel boueux qui se répandaient dans les ruisseaux alentour. Spectacle étonnant, donc touristique.

Les portières expédiées contre l’amas de taule, Ann et Jack passèrent l’entrée du parc, exceptionnellement fermé. Puis, ils se dirigèrent vers les cabanons. Là, des policiers en uniforme discutaient en attendant les ordres des huiles d’Auckland.

Jack sortit de sa boîte.

— Fitzgerald, fit-il en montrant sa carte aux oiseaux. Où est le corps ?

Un jeune policier approcha. Wilson : jeune, blond, svelte, droit de stature, yeux clairs, une belle peau lisse avec une fine cicatrice sur la pommette, un mètre quatre-vingts, des épaules robustes, cheveux courts, de longues mains raffinées et pas mal d’ambition dans la démarche. Un Blanc pas bec du tout.

— Transféré à l’institut médico-légal. Mc Cleary a pris cette liberté.

— Il a bien fait. Qui a trouvé le corps ?

L’agent Wilson esquissa un sourire. Des dents blanches, rangées avec minutie.

— C’est un heureux hasard, si vous me passez l’expression, capitaine.

— Je passe.

— En fait, les fosses sont nettoyées tous les quatre ans, juste après Noël, expliqua-t-il. Ce matin le gardien du site a senti quelque chose de dur en raclant le fond de la Marmite du Diable. Comme il a été impossible de remonter cette chose, il a tout de suite appelé les services de police. Je suis arrivé le premier sur les lieux avec des plongeurs en combinaison spéciale : l’eau est quand même à plus de soixante-dix degrés. Malgré tout, les plongeurs ont réussi à remonter un corps. Vous ne le savez peut-être pas, mais la victime était lestée de plomb. C’est la raison pour laquelle le cadavre n’est pas remonté.

Wilson avait fait mieux que son boulot.

— Une idée sur le meurtre ? lança Jack à tout hasard.

— Aucune, répondit l’agent.

Mais dans ses yeux pétillants, on pouvait lire une curiosité un peu malsaine. Le métier de flic.

— On connaît l’identité de la victime ?

— Il faudra demander au légiste. La peau, avec l’eau quasi bouillante, avait commencé à se détacher. Le pauvre vieux n’avait plus rien d’humain quand on l’a ressorti. Un sale spectacle, si vous voulez mon avis…

— Non.

Wilson ne se laissa pas démonter.

— En tout cas, il s’agit d’un homme. Plutôt jeune, d’après ce que j’ai vu du corps remonté.

— Bien sûr… rumina l’officier. Avez-vous retrouvé le véhicule de la victime ?

— Pas encore, mais j’ai aussitôt demandé aux patrouilles de se mettre à la recherche d’un véhicule abandonné. On finira bien par le trouver…

— Cherchez une Ford rouge immatriculée à Auckland. Mettez le maximum de gars là-dessus. Ratissez les carrières et les lacs.

— Bien, capitaine.

Le jeune policier eut un regard curieux vers le professeur Waitura que Jack avait omis de présenter. Il semblait la trouver à son goût — une seconde de trop sur ses hanches, évaluation succincte d’une ligne imparable.

Wilson retrouva ses équipiers et donna les dernières directives. Ce type avait à peine trente ans mais il savait diriger. Fitzgerald venait de trouver un allié sûr.

Ils marchèrent jusqu’à la Marmite du Diable, vaste crevasse dans le sol argileux de la soufrière. D’épaisses nappes de fumée odorante s’élevaient dans le ciel résolument azur tandis qu’ils approchaient de l’eau bouillante.

— Pfff ! souffla la criminologue. On se croirait dans un hammam !

Fitzgerald ne répondit rien tant il était difficile de respirer. Avec la chaleur ambiante, il faisait plus de cinquante degrés près du trou.

La Marmite du Diable était un lieu sacré pour les Maoris, volontiers cannibales à l’époque de la colonisation. La légende raconte qu’ils y faisaient mijoter leurs victimes. Les peuples primitifs ont toujours eu des soucis d’économie.

Ils se penchèrent vers l’eau. Des bulles explosaient par milliers, provoquant de légères vaguelettes sur la rive d’un orange vif. L’eau, verte et claire en surface, s’assombrissait par la suite : on ne distinguait rien du fond. Ils imaginèrent le corps d’un jeune homme plongé dans l’eau bouillante. Une brève plainte parcourut leur échine.

— Il aurait pu rester là pendant des siècles si le service de gardiennage ne nettoyait pas de temps en temps, nota Ann en pensant au barman du Sirène. Vous croyez qu’il s’agit de Pete ?

— Aucun doute.

— Et Katy ?

— Pire.

Malgré la fumée opaque qui s’évaporait de la fosse, la jeune femme frissonna.

— Vous avez peur ? demanda Jack sans la regarder.

— Oui.

— Je vous aime bien.

— Moi aussi.

La Marmite du Diable.

17

Mc Cleary sifflotait derrière sa moustache. Une manière comme une autre de prendre du recul. Il continua de siffler, mais sur un autre ton, lorsque Ann Waitura déboula dans la morgue, un chemisier beige clair sur les épaules. Fitzgerald la suivait l’air bien songeur.

Une odeur assez abominable emplissait la pièce froide. Sur la table d’opération, un corps en décomposition reposait. Calme blanc. L’experte détourna les yeux devant l’ignoble spectacle. Jack soutint le regard de Mc Cleary.

— Salut, Jack ! Salut, prof’ ! Très jolie aujourd’hui.

— Range tes hommages pour un autre bal, mon vieux, tempéra Fitzgerald. Quelles sont les nouvelles ?

— Mauvaises, je le crains, soupira Mc Cleary en jetant un œil sur le corps. Je viens d’ouvrir en deux le jeune type…

— Pete Loe ?

— Il faudra que quelqu’un vienne reconnaître le corps, mais il correspond à la photo que tu m’as donnée…

— Que peux-tu me dire sur les circonstances du meurtre ?

— On lui a percé la moelle épinière mais avec l’eau bouillante, pas de trace de l’arme qui l’a dévitalisé. La peau a commencé à se détacher mais vous noterez que le meurtrier savait ce qu’il faisait : après avoir percé la moelle épinière, il a passé de l’Élastoplast sur la blessure afin d’éviter les éventuelles fuites de sang. Le tueur avait donc prévu d’immerger le corps dans la Marmite. Tout ce que je peux te dire concernant l’arme du crime, c’est qu’il s’agit d’une pointe effilée. Pas de traces de balle, ni rien qui puisse nous donner un indice plus précis. Ton meurtrier est un petit futé. Mais ce que je ne comprends pas bien, c’est qu’il manque un morceau…

— Hein ?

— Le gars n’a plus de fémur, précisa Mc Cleary.

— Comment ça, le gars n’a plus de fémur ?! aboya Jack.

— On lui a ouvert la jambe pour prendre son fémur. Après quoi, on a bourré la plaie de chiffon pour stopper les saignements, on a recousu l’entaille, assez bien d’ailleurs, et on a enroulé de l’Élastoplast sur la blessure. Toujours pour éviter les fuites de sang…

Mc Cleary s’était assombri. Jack se tourna vers Waitura.

— Ann, qu’en pensez-vous ?

La jeune femme avait repris son visage de professionnelle, presque énervant à force de rigueur.

— C’est étonnant. Jusqu’alors, notre tueur n’avait jamais prémédité ses meurtres. Du moins, pas de cette façon. Peut-être pressentait-il qu’il commettrait un nouveau crime mais pourquoi aurait-il caché le corps de Pete avec autant de précaution alors qu’il a laissé Carol sur la plage, aux yeux de tous ?

— Je suis d’accord, renchérit Jack. Ce crime est celui d’un professionnel. Ou ce meurtre réfute l’hypothèse d’un psychotique sujet à des crises, et dans ce cas, nous avons affaire à un fou sanguinaire qui ne frapperait pas au hasard comme nous le supposions…

— Ou ? fit Mc Cleary.

— Ou ce n’est pas lui le coupable.

Trois cerveaux tournaient à plein régime dans le point mort du silence.

— Les deux affaires sont pourtant forcément liées, renchérit Waitura.

Jack acquiesça.

— Quoi d’autre sur le gosse ?

— La mort remonte à trente-six heures environ. C’est-à-dire la nuit de Noël, vers cinq heures du matin.

— Que faisait Pete à Rotorua en pleine nuit ?

— Il fuyait quelque chose. Quoi, je ne sais pas encore. (Jack rumina :) Nous devons régler cette histoire de voiture…

— Pauvres petits amoureux, soupira Ann.

Elle se tourna vers le cadavre mais rejeta bien vite ses yeux à l’autre coin de la pièce. Fitzgerald se remémora leur première visite chez Mc Cleary : le même air terrorisé, la même peur sur les lèvres… Il laissa Ann à ses spectres.

— Si Pete est mort vers cinq heures du matin, ça laissait peu de temps au tueur pour le mutiler, le lester et l’envoyer par le fond. Et encore moins de temps pour cacher la voiture : le jour, avec ses témoins potentiels, aurait pu le trahir. La Ford ne doit pas être loin…

— Mais pourquoi toujours cette histoire de Ford ? coupa Mc Cleary, un peu dépassé par l’évolution de cette histoire bien compliquée.

Alors, l’émetteur que portait Jack à la ceinture bipa. La voix de Wilson grésillait sur une fréquence inhabituelle : « Capitaine Fitzgerald ? On a retrouvé la Ford ! »

*

Silverdale était un village perdu de la côte Est, où l’activité principale des flics consistait à surveiller la consommation d’herbe des surfeurs de Whangaparoa Bay.

L’oisiveté de Silverdale se trouva pour le moins perturbée. La police venait de trouver la Ford de Carol : balancée à la va-vite dans un coin isolé d’Orewa River, la voiture était réapparue avec la marée. L’auteur de ce coup peu fumant n’avait pas prévu que la rivière était sujette aux humeurs « invariablement changeantes » de la lune.

En contrebas du précipice qui longeait la rivière, Wilson se tenait en faction près d’une Ford rouge embourbée jusqu’au capot dans une vase épaisse. L’agent adressa un signe de la main à la Toyota qui stoppait sur la butte.

L’endroit était calme, verdoyant, feuillu sur les hauteurs. Seuls quelques lawyers profitaient des vacances pour amortir le dernier bateau qui les traînerait en ski nautique sur la rivière, plus large à cet endroit. Jack claqua la portière et marcha jusqu’au bord du petit précipice. Sur le sol, des traces de pneus quittaient la piste et disparaissaient dans le vide. Plusieurs empreintes de pas. Certaines plus larges que d’autres. Jack lança un œil en contrebas : Wilson attendait, serein. Le métis dévala la petite falaise, oubliant d’apporter son aide à la femme qui lui emboîtait le pas. Sa jupe trop serrée obligea Ann à contourner la falaise et à noircir ses escarpins dans les pierres alentour. Jack plongea sur Wilson.

— Vous l’avez trouvée quand ?

— Il y a environ une demi-heure.

— C’est vous qui l’avez repérée ?

— Oui, capitaine.

Pas la moindre trace de satisfaction dans la voix du jeune agent de police. Bien. Les deux hommes se dirigèrent vers la Ford engluée. Le moteur avait reculé dans l’habitacle mais le reste n’avait pas trop souffert. Jack enfila une paire de gants et pressa la poignée : la portière était ouverte.

— Vous n’avez touché à rien ? demanda-t-il à Wilson.

— Non.

— Appelez le central et demandez un type pour relever les empreintes.

Wilson rebroussa chemin jusqu’à sa moto, un peu plus haut.

Jack pataugeait dans la boue, de l’eau jusqu’aux mollets et, au vu de ses mouvements autour de la voiture, semblait adorer ça. L’habitacle de la Ford était en lambeaux. Le tissu des sièges avait été lacéré, la moquette enlevée, les fils arrachés, le vide-poches en vrac. Il extirpa un trousseau de clés de sa poche et enfonça la plus grosse dans la serrure de la portière : elle fonctionnait.

— Comment se fait-il que vous ayez les bonnes clés ? cria Ann, assise au sec sur un rocher plat.

— C’est la voiture de Carol Panuula ! hurla-t-il en retour. (S’extirpant du bourbier, Jack se rapprocha de la jeune femme et posa d’une voix blanche :) Nos petits amants n’ont pas pris la voiture de Katy mais celle de Carol.

Une ombre passa dans le ciel clément. Les nuages peut-être.

— Je ne comprends pas bien…

— Comme la Ford utilisée par Carol le soir du meurtre était immobilisée par la police, Katy est allée rechercher l’autre Ford au garage. Elle était en révision…

— Quelle Ford ?

— Là est l’astuce. Les filles avaient la même voiture : une Ford rouge, dernier modèle. Souvenez-vous que Carol copiait Katy en bien des points, ce qui l’exaspérait d’ailleurs. Osborne a téléphoné au garagiste, lequel a confirmé que Carol a déposé sa voiture pour une révision dans la journée du 23, c’est-à-dire peu avant le meurtre. Ce soir-là, elle a pris la Ford de Katy. Le lendemain, Carol était morte. Et le garagiste a assuré que Katy était venue chercher la Ford dans l’après-midi du 24. La Ford de Carol. Sans savoir que les bandes s’y trouvaient…

— Comment pouvez-vous avancer une telle hypothèse ?

— Le petit secret de Carol tenait sur la bande d’un dictaphone. Comme elle en avait besoin souvent, ou bien elle le dissimulait dans son appartement, au risque que Katy les trouve, ou elle les portait sur elle. C’était le cas puisqu’on n’a rien trouvé dans la maison. Carol portait le dictaphone sur elle, dans l’espoir de le mettre en marche lorsqu’elle ferait l’amour.

— Vous voulez dire que Carol enregistrait ses coïts ?! Mais pourquoi ?

Jack réalisa qu’il n’avait pas tout dit à son équipière.

— Pour se repasser les bandes une fois seule. J’ai dit que Carol était une fille simple, mais pas forcément une fille équilibrée. Elle trouvait à travers les bandes du dictaphone de quoi prendre son pied, plus tard, dans son lit…

La criminologue hocha la tête. Elle détestait voir les femmes s’autodégrader. Jack poursuivit :

— Et si Carol n’a pas enregistré son dernier coït, celui avec le tueur, c’est parce que son dictaphone se trouvait dans sa voiture, qui était au garage, et non dans celle de Katy. Carol utilisait la Ford de Katy la nuit du meurtre.

— Dans ce cas, pourquoi aurait-elle laissé son dictaphone dans sa voiture alors qu’elle s’apprêtait à faire l’amour ?

— Cela signifie que Carol ne s’attendait probablement pas à coucher avec le meurtrier. Ou encore avait-elle déjà enregistré leur coït…

Tout s’embrouillait dans leurs têtes.

— Mais pourquoi Katy ne nous a-t-elle pas informés de cet échange de voiture ?

— La confusion, j’imagine. Et puis, elle ne savait pas que nous recherchions un dictaphone. Dans son esprit, seul le véhicule que Carol utilisait le soir du meurtre importait…

Ils réfléchirent à toute vitesse. Des mouettes innocentes gravitaient dans l’azur austral. Non loin, Wilson faisait celui qui n’entend rien : il venait d’appeler l’équipe chargée de relever les empreintes mais le jeune policier ne comptait pas en rester là. Ann fut la plus vive à reprendre le fil de l’histoire :

— On a tué Pete et fait disparaître Katy pour une raison précise : le dictaphone se trouvait dans leur voiture, c’est-à-dire celle de Carol. Voilà pour le mobile… Les deux filles avaient la même Ford rouge. Le tueur s’est rendu compte un peu tard de l’échange. Une fois sa méprise découverte, il les a suivis jusqu’à Rotorua pour saisir les bandes. Finalement, il bloque la Ford, tue le ou les passagers, et récupère le dictaphone. Le reste de l’histoire s’achevant dans la Marmite du Diable. Vous m’avez dit tout à l’heure que Katy est allée au garage dans l’après-midi pour récupérer la voiture de Carol : elle comptait se rendre chez ses parents mais elle a fini par décommander. Pourquoi ? Imaginez qu’elle ait trouvé les bandes, et qu’elle les ait écoutées : pour une raison « x », elle a pris peur. Du coup, Katy décommande son réveillon, attend Pete à la sortie de son travail et lui fait écouter les bandes. Terrorisés pour la même raison « x », ils s’enfuient !

— Pour partir en pleine nuit, il fallait qu’ils soient vraiment morts de trouille, soupira Jack.

— En effet.

— En tout cas, Ann, voilà du bon travail.

La jeune femme, toujours assise sur son bout de rocher, pieds nus et chaussures à la main, eut un geste de recul : Jack venait de toucher son épaule.

— Je sais ! s’esclaffa-t-elle avec un sourire franc.

Dans leur dos, une équipe venait relever les empreintes.

« Peine perdue », pensa Fitzgerald en l’aidant à remonter la falaise.


Depuis la butte qui surplombait Orewa River, ils regardaient l’équipe de policiers s’activer auprès de l’épave. Jack sentait que le jeune Wilson bouillait en silence.

— Cette affaire est plus importante que prévu. J’aurais besoin d’un type de confiance…

— Je n’ai jamais trahi personne. Même pas mon meilleur ami, assura l’agent en guise de préambule.

— O.K., ricana Fitzgerald. Tu intègres l’équipe dès aujourd’hui. Pas de problème ?

— Aucun. J’ai déjà pensé à déléguer les affaires courantes, sourit Wilson en époussetant sa fierté au gré de la brise locale.

— Je te préviens, j’ai pas le temps d’être aimable.

Les yeux bleus de l’agent pétillaient.

— Je suis de nature patiente, capitaine.

— Moi pas. Allons-y.

Le petit groupe se dirigea vers la Toyota, couverte de poussière. Wilson grimpait sur sa moto de service quand la voix de Mc Cleary s’essouffla dans la radio :

« Putain ! Jack, Ann ! Venez tout de suite ! J’ai trouvé quelque chose dans l’estomac du gosse. Jack ! J’ai trouvé un… un bout de chair humaine… Un bout de chair humaine ! »

Ann plongea sa tête dans ses mains. Son visage pâlit tandis qu’une flopée de bébés larmes naissaient dans ses yeux. Jack eut un grognement animal :

— Katy…

18

Edwyn et Eva White habitaient une magnifique propriété fichée au sommet du mont Éden — point stratégique sur la ville, avec au nord le centre et ses buildings, au sud les maisons tranquilles d’une banlieue sans fin : Auckland, la troisième ville la plus étendue au monde. En contrebas, on apercevait l’Eden Park, le stade de rugby réservé aux terribles All Blacks dont on dit communément qu’ils portent le deuil de leurs adversaires.

Eva se fichait pas mal du rugby, de l’engouement populaire et de la fierté patriotique qui en résultait : elle portait son propre deuil avec une élégance sauvage que n’auraient pas reniée les meilleurs spécialistes. Quant à son mari, il avait besoin d’un défoulement physique de tout autre nature…

Edwyn White possédait un bateau à moteur pour visiter les îles alentour, un voilier de douze mètres pour régater avec ses amis masculins, trois voitures de grand standing, une maison sur l’île du Sud où il n’allait jamais et une autre à Tahiti (lieu de villégiature des Néo-Zélandais à l’aise dans leurs dollars) où il ne se rendait guère plus souvent, deux domestiques qui n’apparaissaient qu’en journée, un prétendu chien de garde (un immonde bâtard qu’Eva avait insisté pour garder malgré sa comique passivité), un lourd portefeuille en bourse que tenait un agent de change choisi par les soins de son défunt père et des valeurs immobilières bien placées. Le tout faisait de lui un riche rentier de trente-quatre ans et un notable pervers. De toute façon, Edwyn ne savait rien faire. Même tout petit, il n’embrassait pas ses parents — lesquels brillaient, il est vrai, par leur absence. Ce fils unique saccagea si bien ses études de droit que son père s’était résolu à le mettre de côté. Par ailleurs, Edwyn avait déjà de fortes tendances homosexuelles. Comme il eût été inconvenant que ces penchants naturels éclatent au grand jour, on choisit de le marier à la première pin-up du coin, laquelle se chargerait de tenir son rôle de femme lors des innombrables cocktails où le couple serait invité. Au nom du père, Edwyn obéit sagement. La paresse n’a pas d’enfants rebelles.

Eva O’Neil pataugeait à l’époque dans la fange du show-biz local — meilleur moyen trouvé pour s’anéantir aux frais de la princesse. Edwyn croisa ce visage d’ange fatal dans une pub télé vantant les mérites de chaussures anglaises et décida de la rencontrer, via un ami producteur. Père et fils imaginaient que la souplesse exquise de sa démarche télévisée augurait la même élasticité quant à ses idéaux masculins.

De fait, Eva n’attendait rien ni personne. Le pacte d’un milliardaire cherchant à placer son fils ne l’émut donc pas outre mesure : quitte à se pulvériser le minois, autant que ça se passe entre gens de mauvaise compagnie.

Ainsi, Eva O’Neil et Edwyn White se marièrent.

C’était sans joie, sans passion, sans équivoque. Eva était belle, paumée et n’avait nul endroit où aller. Le soir de leur nuit de noces, un homme se glissait dans leur lit ; ce soir-là, le couple divorça moralement, sans rien briser du contrat qui les liait l’un à l’autre. Eva attendait sa mort comme un coup de fil anonyme.

Depuis, Edwyn ne faisait strictement rien. Ses loisirs se résumaient à vaquer de séjours en week-ends — molles vacances passées d’ordinaire sans sa femme. Eva n’avait jamais cherché à lier amitié lors des soirées très privées où le couple était convié. De provenance douteuse, elle resterait seule avec ses pitoyables mystères dont personne n’avait que faire… Jusqu’à ce curieux Noël où John avait subitement débarqué. Partir avec lui, forcément, c’était tentant.

Elle pensait à tout ça, debout face à la glace de la salle de bains. Son rouge à lèvres nacré dérapa sur la commissure de sa bouche.

— Tu as l’air bien nerveuse, ma chérie ? lança Edwyn dans son dos.

Sa voix était perfide, presque moqueuse.

— Pas plus que d’habitude. Et garde tes « ma chérie » pour tes conquêtes !

Edwyn sourit en réajustant la cravate de son costume bleu nuit.

— En tout cas, il semble te faire de l’effet…

— John ? On se connaît à peine ! protesta-t-elle en fourrant vaille que vaille sa poitrine dans le bustier noir d’une courte robe.

— C’est peut-être ça qui t’excite, hum ? D’ailleurs, je te trouve très belle ce soir. (Il s’approcha de sa femme, l’enlaça, et glissa à son oreille :) Nous formons un sacré beau couple tous les deux, hein ? (Comme elle ne répondait pas, il ajouta :) Nous avons le pouvoir, tu sais ce que ça veut dire ? C’est pour ça que nous resterons toujours ensemble. Tu comprends ça, n’est-ce pas, ma chérie ?

Il embrassa sa nuque. Elle eut un geste de recul. Eva mourait poliment, à petit feu, mais ce soir, la perspective de continuer sa vie avec Edwyn, ses manières précieuses et son fric pas gagné, l’horrifiait. Elle croisa son visage dans le miroir : à côté de son spectre rampant, un ange volait loin dans le ciel de ses désirs enfouis.

*

Minuit, Eden Terrasse. Eva et Edwyn poussèrent la porte du hall. John les suivait. Le repas avait traîné jusqu’à minuit au grand dam de la jeune femme, de plus en plus nerveuse au fur et à mesure que les deux hommes sympathisaient.

John portait une chemise blanche sans cravate et un complet noir un peu passé de mode. Eva l’avait d’abord trouvé très beau, avant de réviser son jugement face à l’attitude ambiguë de son amant. Entre les escargots au beurre persillé et les viandes en sauce, les deux hommes firent plus ample connaissance, Eva n’intervenant que pour de banales réponses à leurs questions, non moins banales. John avait changé depuis leur dernière entrevue. Ses yeux ne pétillaient plus en la voyant et c’est à peine s’il faisait attention à elle, préférant réserver la brillance artificielle de ses propos à Edwyn. Celui-là riait fort, sous le charme de ce séducteur qu’il croyait intéressé par le physique de sa femme. Les bouteilles de bon vin avaient donné du tanin à leurs mots. Edwyn était cultivé, éduqué et dépravé. Comme John. Leurs discussions n’avaient été que paraphrases alors qu’Eva rêvait tant de métaphores.

À la fin du repas, John avait accepté de se joindre à eux pour un dernier verre à la maison. Eva savait ce que cela signifiait et John n’était pas assez sot pour être naïf à ce point. Enfourchant sa moto (quel charmeur ! pensa Edwyn en le voyant grimper sur sa machine déglinguée), il les avait suivis jusqu’à la propriété d’Eden Terrasse…

Eva pénétra dans l’immense hall et enfonça ses talons dans le marbre de l’entrée en signe de vengeance. Ravalant les larmes de dégoût qui coulaient dans sa gorge, elle grimpa l’escalier de bois laqué qui menait à la salle de bains. Là, elle se rougit la peau en se démaquillant et balança du coton à tout va. Les salauds. Les hommes bifurquèrent vers le fumoir afin de déguster un whisky certifié trente ans d’âge. Au pas chancelant d’Edwyn, John nota qu’il avait un peu trop forcé sur l’alcool.

Continuant de faire le beau, le jeune millionnaire servit deux larges whiskies. Ils trinquèrent. John avait certes bu mais un étrange malaise commençait à poindre. L’impression de se sentir en trop. Ou pas assez…

Edwyn défit le nœud de sa cravate. John réprima son malaise en plongeant les yeux dans le whisky qu’il tenait à la main mais le fond du verre était bleu. Un bleu encore pâle, mais bleu. La crise allait venir. Quand il releva les yeux, Edwyn avait enlevé sa chemise et titubait vers lui, à l’étroit dans sa veste. Non, quelque chose n’allait pas, il fallait se concentrer, surtout ne pas paniquer : John tenta un sourire, sans succès. Edwyn ôta le whisky de ses mains et le posa sur un guéridon. Puis il s’approcha de l’étranger, colla son torse bronzé à sa veste et passa une main distraite sur son épaule. John eut un geste de recul mais l’autre était trop soûl pour le sentir. Tout s’embrouilla, comme dans la fin d’un rêve.

L’image d’Edwyn disparut.

Elle fut remplacée par celle d’un autre homme, beaucoup plus jeune celui-ci, une sorte d’éphèbe aux boucles blondes. Entouré d’un halo de brume, le garçon aux cheveux d’or regardait John avec de grands yeux envieux. Plus loin, la mer battait la plage. Allongé dans le creux d’une dune où il somnolait, John revisionna le visage de l’éphèbe au-dessus du sien… Si près… Si près qu’ils s’embrassèrent. John enfonça ses mains dans le sable, asphyxié par l’air marin. Au loin, la mer cognait la plage : impossible d’entendre les pas de la jeune fille qui cheminait jusqu’à ce coin de dune. Surplombant le nid de sable au creux duquel les jeunes amants s’enlaçaient, Betty avait retenu un cri. L’éphèbe, couché sur John, ricana. Les traits poupins de la gamine faisaient peine à voir mais il riait toujours. Secouée par les spasmes de sa souffrance, Betty se griffa le visage pour ne pas croire ses yeux maudits. John voulut se lever, crier, nier la vérité au monde qui ne l’écoutait pas, mais Betty n’entendait plus rien. Foudroyée en plein vol, elle disparut de son piédestal. John tenta alors de se lever mais l’éphèbe le maintenait sous lui. Ses lèvres grimaçaient mais dans le souffle du vent, son cri n’était qu’amour aphone. Quand il se dégagea enfin, Betty avait disparu dans les flots…

John fut réveillé par un autre cri : celui d’Edwyn. D’un geste brusque, le mari d’Eva avait d’abord voulu ouvrir la chemise de John mais il s’était soudain rétracté sous le coup d’une douleur inattendue. Les yeux ronds, Edwyn regarda sa main entaillée. Il chercha par terre et trouva la lame de rasoir, encore retenue par une chaîne d’argent brisée.

— Mais qu’est-ce que c’est que ça ?! glapit-il. Une lame de rasoir ! Mais tu es fou ou quoi !

Hagard, John répondit par des balbutiements où de plates excuses s’escrimaient en vain. Voyant son embarras, Edwyn lâcha d’une voix blanche :

— Bon, ce n’est pas grave. Monte là-haut. Je vais nettoyer ça et je vous rejoins.

John tituba jusqu’à l’escalier. Edwyn se tenait la main en maugréant. La blessure était superficielle mais il saignait beaucoup. Il ramassa la lame et fila vers une des salles de bains de la maison.

John s’ébroua, saisit la bouteille de whisky et, agrippé à la rambarde, monta l’escalier. Il faisait un effort terrible pour rester lucide mais le fiel du souvenir s’était immiscé en lui. Il faudrait payer pour ça.

Eva était allongée sur le couvre-lit. Elle grelottait dans son peignoir. La bouteille à la main, John réajusta sa chemise tachée de sang. À son regard vitreux, Eva comprit que quelque chose n’allait pas.

— John, qu’est-ce qui se passe ?

— Rien… Rien.

Mais ses yeux n’avaient pas de cible : ils bougeaient sans cesse, incapables de définir une limite. John s’assit sur le bord du lit. Ses mèches retombaient sur son front en sueur. Eva écrasa sa cigarette et posa la main sur son épaule.

— John, parle-moi. Que s’est-il passé ?

La tête lui tournait.

— Je t’assure, tout va bien. Juste un petit problème, mais rien de grave, rien…

Il posa la bouteille de whisky sur la table de nuit. Eva découvrit les taches rouges sur sa chemise.

— Que signifie tout ce sang ? (Comme il ne répondait pas, elle insista :) Et Edwyn, où est-il ?

— Il… Il arrive. Ne t’en fais pas. Je… Eva, je t’aime.

Ses pupilles flottaient dans le mouillage de ses yeux clairs.

Eva retira la chemise de son amant et se cala contre lui. Elle aima le contact de cette peau contre la sienne, ce torse qu’il lui offrait comme une tombe tiède au creux de son épaule. Elle murmura :

— J’ai peur. Peur de toi, peur de lui, et aussi de moi.

Elle avait les yeux mouillés, deux mers.

— Ne t’en fais pas. Ne…

Edwyn entra dans la pièce, un pansement autour de la main. Il émit un ricanement d’ivrogne à la vue des deux amants.

— Alors, les amoureux, on n’est pas encore couché !

Edwyn ne portait rien d’autre qu’un kimono de soie couleur pêche, kimono qu’il ôta sans plus tarder. Son sexe était dur, gros. Il glissa sous les draps et invita sa femme à le suivre. Eva refusa d’abord d’enlever son peignoir mais son mari le tira brusquement, laissant poindre deux petits seins ronds. Eva grimaça. Des larmes de honte montèrent à ses yeux. Edwyn lança à leur invité :

— Sacrée paire de miches, hein !

Mais John ne l’écoutait pas. Avec des gestes mécaniques, il retirait ses affaires. Une fois nu, il resta assis sur le bord du lit, sans bouger. Edwyn le prit par la main, ouvrit les draps en grand et le tira vers lui. À ses côtés, Eva, humiliée, ne disait plus un mot.

Edwyn bandait. Il attira la main de John sur son sexe. Le contact était chaud. Les doigts de l’homme tremblaient. Dans sa tête, plus rien n’existait. Il y avait cette musique, là-haut, et le bruit des vagues, là-bas, le visage de Betty au loin, déchiré de larmes, l’éphèbe qui ricanait et les cheveux blonds qui se perdaient dans la tempête… John était maintenant sous les draps, sujet aux caresses intimes d’Edwyn, trop ivre pour s’embarrasser de timidité. Eva, elle, ne disait rien, pétrifiée à demi nue près de ces hommes obscènes. Elle aurait voulu pleurer mais elle ne savait pas le faire. Les caresses d’Edwyn devinrent plus osées tandis qu’il se rapprochait du sexe de John. Sa bouche courait sur son ventre tendu sans rien deviner des démons qui le possédaient.

Une fosse à ciel ouvert. Sang des hommes. Coulant sur la mer. Le sable battu par les vents. Jeunesse.

Gaspillage. Betty. John qui serre de toutes ses forces le cou de l’éphèbe, et lui qui continue de rire comme si sa poigne n’avait aucun effet sur lui, John serrant plus fort, des larmes plein les yeux, John qui broie le cou du démon, ses doigts qui se plantent dans sa glotte, s’enfoncent, triturent, appuient encore ! encore ! et l’autre qui rit toujours, qui rit jusqu’à en perdre haleine, et John ravagé de larmes sans desserrer son étreinte jusqu’à ce que l’éphèbe, enfin, transforme son rire en agonie. Une agonie lente. Convulsion. Son corps tendu s’agrippant à son visage, et puis la mort qui est tout au bout, au bout de ses doigts contractés… Enfin, un corps qui se détend, complètement mort avec un rire convulsif fendu sur les lèvres bleuies, l’éphèbe tout mort, tout bleu, et John horrifié qui court sur le sable, qui court sans pouvoir crier jusqu’à la mer où Betty vient de pénétrer… Karekare et ses courants meurtriers… Betty déchirée qui s’en va au gré de la mort, Betty et ses quatorze ans qui dérive vers les requins du large, proie facile pour les prédateurs du monde, Betty noyée, dévorée par les bêtes, le visage rongé de larmes, les joues labourées par ses ongles, et John qui s’use dans les vagues sans espoir de l’en sortir, quatorze ans jetés dans la tourmente du monde trop vieux. Et puis soudain, au milieu des flots en furie, une lumière bleu électrique qui jaillit de l’écume, le renverse et le saisit par le cou pour le rouler contre le sable des fonds. John sous les lames rejeté vers la côte comme un rat crevé d’une poubelle, les yeux brûlés par le sel et toujours cette lumière bleue qui grandit, grandit dans sa tête, une douleur insupportable, des mots qui se croisent, la mort au fond, les couleurs, l’océan, bleu électrique, une douleur à se tordre le ventre, à se vomir sur le plancher : Betty ! Eva ! Cette chaleur, cette lueur… John ouvrit de grands yeux terrorisés.

Vite.

Sur la table de nuit, la bouteille de whisky se mit à briller d’un vif éclat bleu. Tout se mêle, s’embrouille, le son et les visions, la vie, la mort, le passé, le présent surtout. Edwyn lui a tourné le dos, Eva ne bouge pas, un cri au bord des lèvres. Il attend. Attend… la fenêtre ouverte… vite, sortir du cauchemar.

L’éclair fulgurant émanant de la bouteille aveugla John. Dès lors, tout se passa très vite : il saisit le goulot, se cambra et, dans un haut-le-cœur, fracassa la bouteille sur le crâne d’Edwyn, pendu au bout de la vie.

Lobotomie cérébrale ; tout s’arrêta net.

John se retrouva seul au milieu des détritus de son âme, les jouets cassés, les dents de lait crachées, les deux genoux à terre.

La crise était passée mais il aurait pu rester longtemps comme ça, momifié. La main d’Eva sur son épaule le sortit de sa léthargie. Le calme surgi de la tempête.

— John… Mon Dieu mais… Tu es fou… John, qu’as-tu fait ?

Tétanisée devant le corps inerte de son mari, Eva respirait à grand-peine. Elle voulut sangloter mais n’y parvint pas, comme toujours. Haine, peur et amour faisaient ménage à trois. Comme toujours.

— Tu l’as tué…

Elle répéta ces mots à mi-voix, bouleversée par le drame qui venait de se dérouler sous ses yeux. John, lui, s’éveillait. Le cauchemar était passé, il ne restait plus maintenant qu’un goût de sang dans la bouche (l’intérieur de ses joues qu’il s’était mordu) et un sentiment de calme blanc, absolu.

— C’est fini, Eva. Eva… répéta-t-il pour être sûr qu’il s’adressait bien à elle.

Il l’attira contre lui. Elle, d’ordinaire si dure, s’abandonna dans ses bras. John sentit les battements précipités de son cœur contre sa poitrine. Prédateur, il avait le goût du sang dans la bouche, c’était bon et douloureux à la fois. Comme la vie.

Quand Eva redressa la tête, John lui souriait. Un tigre mangeur d’hommes avait plus de charme.

Cruelle, elle adora ce sourire.

Le temps passa. Ils ne bougeaient pas. À quelques centimètres de là, Edwyn reposait, mort. Parfaitement mort. Ses yeux révulsés par la surprise du néant fixaient le mur, absents pour l’éternité.

Alors Eva se pencha sur le ventre de son amant et, d’une bouchée, avala son sexe encore pudique. John ressentit aussitôt une vive brûlure dans le bas-ventre. Eva s’appliquait, il chercha à la retenir, lui dire qu’il ne pouvait pas, pas maintenant, mais elle voulait le posséder : maintenant. Il se mordit les lèvres à pleines dents. Elle le voulait : désormais, ils seraient deux prédateurs.

La bouche d’Eva allait, douce et tendre, sur son sexe mou. D’un geste, elle repoussa la tête d’Edwyn : malgré ses yeux vides, il semblait la regarder tandis qu’elle s’appliquait à engloutir son nouvel amant. Dans le mouvement, le macchabée ferma les yeux. Eva se retint de hurler mais il fallait qu’elle le fasse. John grelottait au bout de ces lèvres chaudes mais il ne pouvait pas. Son sexe n’avait pas de force. Dans un long geste de précaution, il finit par la repousser : pas maintenant. Attendre. Encore un peu…

La jeune femme releva la tête. Une lueur bleu électrique grésilla dans ses prunelles et se dissipa aussitôt. John sut alors qui elle était.

Un court laps de temps passa au-dessus d’eux. L’éternité.

— Qu’est-ce qu’on va faire maintenant ? elle demanda en refermant le peignoir sur ses épaules.

Elle avait encore le goût de son sexe dans la bouche. C’était mal. C’était bien.

— Il va falloir être courageuse. Tu veux ?

— Oui… Oui.

John releva la tête pour mieux réfléchir.

— On va faire croire à un accident.

— Un accident ? (Tout ça la dépassait.) Mais comment ?

— J’ai une idée, dit-il. Elle vaut ce qu’elle vaut mais c’est notre seule chance. Il va falloir faire vite. Tu veux tenter le coup ?

— De toute façon, foutu pour foutu…

— O.K. Dans ce cas, écoute-moi bien…


Un quart d’heure plus tard, Eva arpentait nerveusement les pièces de la maison. Armée d’un chiffon, elle essuyait les éventuelles empreintes sur la rambarde de l’escalier.

John venait de confectionner un fix de sa meilleure héroïne, très peu coupée. Pour un junk occasionnel comme Edwyn, largement de quoi perdre conscience. Une fois la seringue prête, il l’administra au cadavre. Même après la mort, le corps humain continue de fonctionner quelques heures : Edwyn assimilerait la drogue sans difficulté.

Son forfait accompli, le meurtrier nettoya ses empreintes et mit celles du millionnaire sur la seringue et la cuillère. Après quoi, il descendit au fumoir. Les mains gantées, John essuya ses empreintes sur le verre de whisky. Puis, il fit un panoramique et s’assura n’avoir rien oublié. Lentement, il se remémora son arrivée dans ces lieux, chaque geste, chaque pas, avec au bout de l’intelligence aux abois la peur de l’erreur fatale, le détail oublié qui vous envoie à la chaise électrique ou pire, en prison à vie. Tout, jusqu’à la bouteille de whisky, avait été essuyé avec soin. Non, il n’avait rien oublié. Bien sûr, on l’avait vu dîner en compagnie du couple dans un restaurant réputé peu avant le meurtre mais personne ne l’avait vu entrer dans la propriété des White…

Eva connaissait la mise en scène. Elle s’y tiendrait. Après, ils verraient.

John remonta vers le lieu du crime. Edwyn semblait tranquille, seul avec sa mort. Allongé sur le lit, il attendait son linceul. Sa nuque brisée faisait une bosse dans son cou. Avec précaution, John le souleva. Chancelant sous le poids mort, il sortit de la chambre, soixante-quinze kilos de cadavre dans les bras. Il grimpa jusqu’à la salle de billard, au deuxième étage. Là attendait Eva, les bras noués autour de son peignoir. Elle avait peur mais elle serait courageuse. Elle l’avait promis.

La porte-fenêtre était ouverte, comme convenu. Un vent presque frais jouait à cache-cache dans la pièce. John passa à hauteur de la jeune femme immobile et atteignit le balcon.

Dehors, rien qu’un silence nocturne et le sentiment d’être épié. John posa le corps sur la rambarde et évalua le vide : sous lui, six mètres le séparaient du sol. Espace suffisant pour se briser la nuque… Il étudia la meilleure trajectoire, la plus vraisemblable pour une chute vertigineuse, et d’un coup poussa le cadavre par-dessus le balcon.

Dans son dos, Eva se mâchait les lèvres en silence.

John passa un œil curieux par-dessus la rambarde : plus bas, la silhouette tordue d’Edwyn se dessinait sur le sol.

Il se retourna vers Eva, très pâle sous la lune.

— Ça va aller ?

— Oui.

— Tu es sûre ?

— Puisque je te le dis. Va-t’en maintenant.

Elle avait besoin d’être seule. Assimiler John n’était pas chose aisée, même pour une droguée de la mort.

— Tu te souviens de tout ? demanda-t-il d’une voix douce.

— Oui.

— Bien. Je te téléphone demain comme convenu. La police va t’interroger, il va falloir être forte.

— Je le suis. Plus qu’ils ne le croient.

Eva fumait comme un homme mais souriait comme un reptile.

John déguerpit après lui avoir envoyé une sorte de baiser volant depuis l’autre bout de la pièce. Eva l’attrapa au passage et le cacha dans le fond de son cœur. Personne ne viendrait chercher dans cette poubelle.

*

John roulait à vive allure sur West Coast Road. Au bout de l’horizon, Karekare attendait son arrivée. Il reprenait ses esprits dans la fraîcheur de la nuit. Tout s’était passé si vite depuis leur rencontre.

Il laissa filer la moto dans les courbes serrées : elle connaissait le chemin. Soudain, un nœud d’angoisse coula dans sa gorge. D’un geste brusque, John porta sa main à son cou. La lame de rasoir avait disparu. Il ralentit pour mieux réfléchir. Dans sa tête, la soirée défila à toute vitesse : le restaurant, l’arrivée à la propriété, le fumoir… Le fumoir. Bien que le souvenir restât confus, c’est là que la crise avait commencé. Edwyn l’avait pris par le cou. Il s’était blessé à la main en voulant lui arracher sa chemise, la lame de rasoir avait disparu à cet instant précis. Qu’en avait-il fait ? Elle n’était pas sur la moquette (il l’aurait vue en nettoyant ses empreintes), ni sur un meuble… Non : Edwyn avait dû la jeter.

John pesta au guidon de sa moto. Encore une fois, ses crises l’avaient trahi. Téléphoner maintenant à Eva serait trop risqué : la police était peut-être déjà là… Il accéléra.

19

— Vous aimez quoi dans la vie ?

— L’idée d’un sentiment commis à deux.

Haussement de sourcils.

— Coupable ou innocent ?

— Les deux, bien sûr ! et Ann se mit à rire.

Des comme ça, elle pouvait en produire à volonté. Une vraie usine à bonheur.

Jack Fitzgerald et Ann Waitura buvaient un verre au bar de l’hôtel de Rotorua où ils étaient descendus pour la nuit. Depuis les révélations de Mc Cleary, ils avaient besoin de se vider l’esprit — le bout de chair humaine trouvé dans l’estomac de Pete avait exacerbé leur imagination morbide. Le fantôme de Katy gravitait entre le ciel et la mer, beaucoup de questions restaient sans réponse mais pour la première fois, leur association se justifiait : ils avaient autant besoin l’un de l’autre.

Dans le bar de l’hôtel, une poignée de clients s’éparpillait aux tables vernies ; du faux luxe, moquette bordeaux et lustres de pacotille. Mc Cleary, écœuré, était parti se coucher. Quant à Wilson, il préparait ses affaires pour un séjour encore indéterminé à Auckland.

Jack demanda à la fille qui sirotait son gin-fizz en léchant goulûment le sucre autour du verre.

— Que pensez-vous de cette histoire de fémur ?

— Pas la moindre idée.

— Et cette histoire de voiture ?

— Fausse piste, dit-elle sans hésiter. Ce n’est pas le meurtrier de Carol qui a suivi les deux jeunes gens jusqu’à Rotorua. Ça n’a aucun sens. Notre homme n’a pas le profil de l’assassin froid et déterminé, capable d’attaquer la partie en prévoyant plusieurs coups à l’avance. Non. Notre tueur exécute ses crimes à l’instinct, lors de crises occasionnelles : jamais par préméditation. Je reste sur mes positions.

Jack aima cette assurance, même s’il n’était pas foncièrement d’accord.

— Et s’il avait voulu récupérer les bandes du dictaphone ? rétorqua-t-il. Le tueur aurait très bien pu se rendre compte qu’elles pourraient le compromettre et décider de les récupérer coûte que coûte, avança-t-il pour tester sa propre thèse.

Ann voyait bien où il voulait en venir.

— Trop compliqué. Notre homme n’a pas le goût du meurtre. Je pense même que s’il réalisait constamment ce qu’il faisait, il se tuerait. De rage, de haine, de dégoût, c’est comme vous voulez. Mais jamais il ne pourrait préméditer deux meurtres si rapprochés l’un de l’autre. L’homme que nous cherchons n’est pas un serial killer mais un psychotique nourrissant son délire pour se soigner. C’est mon idée de départ…

— Dans ce cas, qui aurait eu intérêt à tuer les gosses ?

— Une personne que le contenu des bandes compromettait…

Jack aurait vendu ses yeux pour avoir ce cloporte au bout de son canon. Commettant une nouvelle entorse à son code de conduite, il commanda deux verres d’alcool au barman. Pour quelqu’un qui buvait peu, Ann le trouva plutôt ivrogne.

— Que s’est-il réellement passé l’autre soir avec votre ami Lamotta ? demanda-t-elle à brûle-pourpoint.

— Ce n’était pas un ami.

Ann nota que Jack n’avait pas envie d’en parler : comme c’était une femme, elle enfonça le clou.

— Il est mort, non ?

— Oui. Je crois que je n’ai pas eu assez envie de le sauver.

Son regard était resté de marbre. Ann eut soudain l’envie de se coucher dessus, totalement nue. Idée saugrenue qu’elle réprima aussitôt : Fitzgerald n’était pas en marbre.

— Lamotta, c’était un proxénète, non ? Carol tapinait pour lui ?

— Non. Des types lui ont foutu une telle trouille qu’il a consenti à la laisser travailler seule. Lamotta avait la mort aux trousses. Malheureusement, il est mort avant de révéler l’identité de ceux qui lui filaient une telle frousse…

Dans sa voix, pas l’ombre d’un regret.

— Et les types qui vous ont amoché ? fit-elle en redoublant d’énergie autour de son gin-fizz.

— Une bande de merdeux, sans doute de South Auckland. Osborne est sur le coup.

— Et hier soir ? lança la fine mouche. À la tête que vous aviez ce matin, vous avez dû dormir deux heures. Et votre sale humeur n’explique pas bien votre histoire de fantôme. Celui après lequel vous avez couru toute la nuit…

Jack avait oublié ça. Pas elle. À contrecœur, il livra le compte rendu de sa nuit :

— Je suis allé au Sirène. Un type était sur le point de vendre de la dope. Il portait une lame de rasoir autour du cou. Ça m’a fait tiquer. Quand il a remarqué ma présence, il s’est enfui. Je n’ai pas réussi à le rattraper…

Cette dernière phrase lui arrachait la gueule.

— Vous m’en parlez un peu tard, reprocha-t-elle. Je croyais que nous avions conclu un pacte ?

— Je collabore en vous révélant cette pièce du dossier. Je n’en ai parlé à personne. Pas même à Hickok.

— Vous avez une idée de l’identité de ce type ?

— Osborne est également sur ce coup.

— Sacré Osborne !

— C’est un bon flic.

— Je vous crois. Mais si cet homme s’est enfui, c’est qu’il avait quelque chose à se reprocher, non ? Drogue ?

— Possible. J’ai secoué les puces des serveurs du Sirène mais personne ne l’avait jamais vu. (Il barbouilla ses lèvres de mousse blanche :) Qu’avez-vous trouvé au sujet de Carol ?

— Eh bien, je dirais que c’était une fille issue d’un milieu peu aisé qui avait souffert de discriminations et qui avait décidé de tout faire pour renier ses origines. Ses relations extérieures au travail tendaient dans ce sens : Katy et Pete étaient des gosses d’un milieu social assez élevé, Carol fréquentait les boîtes à la mode et s’était même fendue d’une voiture qui n’était pas une guimbarde utilitaire. Elle tapinait et posait nue non pas pour arrondir ses fins de mois, mais pour économiser. Son corps était un moyen, l’argent un but. Elle n’avait aucun état d’âme à se prostituer. Sa cause était juste, ce qui ne l’empêchait pas d’aimer le sexe. Vous m’avez dit que Carol couchait surtout avec des Blancs. En suivant son raisonnement, les Blancs représentaient justement tout ce qu’elle désirait : argent, pouvoir, avenir.

— Ou le contraire ! Peut-être Carol avait-elle jugé les Blancs responsables de sa condition sociale. Le fait d’enregistrer ses coïts était aussi un moyen de les tourner en ridicule.

— Finalement, vous êtes plus fin psychologue que vous le paraissez ! se moqua-t-elle gentiment.

— Dois-je le prendre pour un compliment ou une critique ?

— C’est souvent la même chose.

Leurs regards se croisèrent. Pas farouches.

— Mais pourquoi Carol enregistrait-elle ses coïts ? Ce point reste assez obscur. Prenait-elle son pied ainsi ou…

— Ou quoi ?

— Peut-être était-ce un moyen de pression…

— Expliquez-vous avant que je ne recommande deux verres.

— Imaginez-la enregistrant ses ébats amoureux au dictaphone : au début, Carol fait ça pour des raisons personnelles, ou sexuelles. Et puis un jour, elle tombe sur un type qui a une situation et une bonne raison de cacher ses écarts. Elle peut le faire chanter… La gamine n’avait aucun scrupule. Au début, le type marche dans la combine mais ensuite, il en a assez de payer. Il la fait tuer en faisant passer sa disparition pour un meurtre de psychopathe. Quand il se rend compte que les bandes sont dans la voiture de Carol, Pete et Katy sont en route ! Il les suit et les supprime…

Il but.

— Quelque chose me chiffonne dans votre histoire. Le compte de Carol gonflait grâce à ses « revenus » de Quay Street. Mais les billets de cent dollars sont censés provenir du peintre, et non de la victime d’un chantage…

— Peut-être s’agit-il du même homme ? risqua-t-elle.

— Oui, mais on se trouve face à un problème : que viendrait faire le peintre ou la victime du chantage cinq ans plus tôt dans le meurtre d’Irène Nawalu ? Et ce fait annihile complètement votre raisonnement…

— À moins…

— À moins que quoi ?

— À moins que ce type ne connaisse le meurtrier de Carol. Certains psychopathes sont capables d’influencer des êtres plus faibles de telle manière qu’ils peuvent en quelque sorte tuer par procuration. S’il se sent menacé, un psychopathe peut inciter au meurtre un pauvre diable, appelons-le notre psychotique…

Jack commençait à se faire au jargon de la jeune femme.

— Vous avez déjà vu des psychopathes avoir des complices ? lança-t-il d’un air soupçonneux. Et ça n’explique pas le carnage exercé sur Pete et Katy. Celui qui a fait ça est un monstre : vous avez pensé aux circonstances de leur mort ? Le tueur a découpé Katy, probablement encore vivante, pour en faire bouffer à Pete ! Vous imaginez ça, vous ! Bouffer un morceau de votre amoureux qu’on vient de saigner sous vos yeux ! Et vous voulez encore le sauver ?! Ah ! il rugit. Eh bien, ce sera sans moi, ma petite !

Ann retint son souffle. Ces mots lui donnaient envie de vomir. Presque autant que le visage déformé de Jack : car à cet instant, c’était lui, le fou sanguinaire dont il goûtait si bien la mort future…

Le bar de l’hôtel se vidait. Ils mirent dix minutes et un autre verre pour se remettre d’aplomb, se demandant en silence pourquoi ils se sentaient si mal à l’aise ensemble. Au fond d’elle, Ann avait peur de Fitzgerald. Quant à lui, il éprouvait un sentiment de haine-amour pour cette fille qui secouait trop de chaînes dans le cachot sordide de son esprit. L’alcool aidant, ils reprirent le fil de leur enquête, émettant toutes sortes d’hypothèses — aucune ne leur convenait vraiment. Minuit sonnait un peu partout dans le pays. Jack finit par pester dans son quatrième verre.

— Bordel ! Il me faut des preuves. Or, nous n’en avons aucune.

— Eh bien, créez-en.

Jack lança un œil noir sur sa droite : Ann souriait.

20

Bashop s’allongea sur le bitume : le corps désarticulé d’Edwyn White commençait à se raidir. Au-dessus, le balcon du deuxième étage se dessinait dans le jour naissant.

Le sergent Bashop avait quarante ans et une longue carrière derrière lui. Il n’avait pas l’aura de Fitzgerald mais un solide sens du pragmatisme policier.

Edwyn White. Grosse fortune. Belle propriété. Des voitures plein le garage. Jardin entretenu avec soin. Grille automatique. Pas de gardiens. Quant au chien, il semblait dormir vingt-quatre heures sur vingt-quatre. À hauteur d’yeux, pas la moindre fenêtre voisine : le feuillage des arbres les cachait — pas de témoins envisageables.

Le policier inspecta le cadavre d’Edwyn et remarqua tout de suite la main bandée : il souleva le pansement et constata que la blessure était fraîche. Une coupure assez profonde. Le reste du cadavre ne lui apprit pas grand-chose ; la tête avait éclaté sous le choc, répandant une flaque de sang poisseuse sur le perron. Il se releva, invitant le photographe à faire son travail, et se dirigea vers la maison.

Bashop avait une figure un peu ingrate — celle, assez rare, des mauvais métissages —, des tempes légèrement grisonnantes, une peau grasse et un nez cassé. Il portait toujours la même cravate et les mêmes semelles de crêpe depuis des années. Fitzgerald ne l’aimait pas : Bashop était un économe. Dans ses gestes, ses habitudes, sa façon de dépenser la vie. C’était pourtant un bon policier. Hickok l’avait chargé d’interroger les ouvriers de l’abattoir où travaillait Carol Panuula, mais aussi de cette nouvelle affaire : la mort d’Edwyn White.

Entourée de flics en civil et d’infirmiers, Eva White attendait, assise sur le canapé du salon, jambes serrées. Les yeux mi-clos, elle faisait infuser une cuiller d’argent dans un café. Les hommes se taisaient autour d’elle. C’était une fille superbe malgré sa mine décavée et l’évident manque de sommeil qui alourdissait ses traits. Son petit menton se renfrognait, la bouche était sensuelle, sans vulgarité. Cette femme avait une classe innée.

Le sergent pénétra dans le salon et glissa quelques mots à l’oreille d’un agent de police. L’homme en uniforme opina du chef avant de filer aux étages. Enfin, Bashop s’approcha du canapé. Eva frémissait dans le peignoir blanc qu’elle tenait près du corps. Un infirmier lui tendit un cachet qu’elle avala sans demander de quoi il s’agissait. Elle regarda le sergent d’un œil torve tandis qu’il se présentait. Eva semblait réellement bouleversée. Les policiers bourdonnaient dans la pièce. Certains relevaient les empreintes, d’autres prenaient des photos.

Bashop ne put s’empêcher de reluquer le décolleté généreusement je-m’en-foutiste de la femme.

— Bonjour, madame. Je suis le sergent Bashop…

Eva leva la tête de son café et évalua le policier d’un regard incendiaire.

— Edwyn White était votre mari ?

— Non, c’était mon chien de traîneau.

O.K. Méthodiquement, Bashop posa les questions d’usage à la veuve flambant neuve. Eva y répondit du mieux possible, les pommettes luisantes de larmes tièdes. C’en devenait touchant, à force de mensonge.

L’interrogatoire ne dura qu’un quart d’heure. John avait prévu les réponses pour Eva, et Eva la vie avec John.

Tout se déroulait selon leur plan jusqu’à :

— Vous savez comment votre mari s’est blessé à la main ?

Les traits grossiers du sergent s’étaient affinés. Eva resta bouche bée devant sa face sournoise. La panique gagnait du terrain. John ne l’avait pas préparée à ça. Ses lèvres s’agitèrent mais elles ne savaient plus que balbutier. Un agent apparut dans le salon de luxe.

— Sergent, on a trouvé quelque chose dans la poubelle de la salle de bains…

Le cœur d’Eva battait à tout rompre. Bashop la pria de s’excuser et rejoignit le policier : dans un sachet de plastique, une lame de rasoir ensanglantée montrait sa gueule coupante.

Le sergent grimpa aux étages et transporta sa bedaine naissante jusqu’à la chambre. Les draps étaient aussi défaits que la mine de la propriétaire. Bashop renifla trois fois : une forte odeur de whisky persistait.

*

— Que pensez-vous de cette affaire ? demanda Hickok, bien calé entre les accoudoirs de son fauteuil amovible.

Bashop fit la moue. Évidemment, Edwyn White n’était pas n’importe qui. Mais déjà plusieurs détails le chiffonnaient.

Le procureur du district était un homme de flair ; il connaissait les White et le milieu dans lequel ils évoluaient. Le couple avait d’ailleurs participé au réveillon organisé chez lui l’avant-veille. Hickok avait des prétentions et il était toujours mauvais de voir un de ses invités en première page du New Zealand Herald. Cet accident sentait le coup fourré. L’instinct du procureur le trompait rarement. Après tout, il était policier avant d’être homme de loi.

Edwyn n’avait pas succombé à une overdose. Bien sûr, le jeune homme avait des mœurs curieuses : son homosexualité était un secret de Polichinelle et son mariage avec Eva O’Neil un pittoresque alibi. Mais, s’il se droguait à l’occasion, Edwyn n’était pas un idiot. Il tenait à sa situation, à son niveau de vie et à son indépendance. Jamais il ne se serait injecté une dose intraveineuse aussi vertigineuse : car d’après les dires de sa femme, Edwyn, se sentant mal, aurait pris l’air sur le balcon. Fatiguée, elle l’aurait laissé seul. Puis, inquiète par son absence prolongée, elle aurait quitté ses draps pour finalement retrouver son mari mort, deux étages plus bas.

Au-delà de la véracité de cette déclaration, cette histoire sentait le soufre : les journalistes d’opposition allaient mettre le nez dans cette affaire et ils feraient vite le rapprochement avec lui. Même s’il n’était pas impliqué dans la mort d’Edwyn White, le nom d’Hickok serait mêlé à l’enquête. Et, plus qu’ailleurs, la culture britannique et ses tabloïds se nourrissent des vagues d’une vie publique. Mieux valait montrer patte blanche, quitte à laver son linge sale en famille. Pour toutes ces raisons — et d’autres — il fallait un homme de confiance au procureur du district : Bashop était celui-là.

— D’après les premiers indices, dit-il, Edwyn White serait tombé sur la tête depuis le balcon du deuxième étage. Il y a une trace de piqûre sur son bras gauche. Or, White était gaucher. Secundo : la paume de sa main était entaillée. Une blessure récente, assez profonde. Il portait d’ailleurs un pansement. Sa femme assure n’être au courant de rien. De notre côté, on a retrouvé ça dans la poubelle de la salle de bains… Bashop sortit de la poche de sa veste beige un sachet de plastique au travers duquel luisait une lame de rasoir. Hickok approcha son visage soigné de l’objet incongru. Le sergent poursuivit son petit exposé :

— Je l’emmène au labo. Il y a fort à parier que le sang de cette lame provient de la main d’Edwyn White. Curieuse façon de se blesser, vous en conviendrez avec moi…

— En effet… rumina Hickok. Vous ne croyez pas au suicide, bien entendu ?

— Non.

Bashop était catégorique. Pas un super flic, mais pas un imbécile non plus.

— Un accident ?

— Difficile à déterminer.

— Meurtre ?

— Même chose. Sa femme est une rusée. Toutefois, je ne crois pas qu’elle ait commis le meurtre.

— Pourquoi ? s’étonna Hickok, visiblement nerveux.

— Passer un corps de soixante-quinze kilos par-dessus un balcon d’un mètre vingt n’est pas chose aisée pour une femme. Et quand bien même elle y serait parvenue, il reste trop de points obscurs. Elle semblait… comme dépassée par les événements, incapable de répondre clairement à des questions toutes simples comme la provenance de la blessure de son mari. Un tueur aurait prévu des réponses concrètes à des questions si évidentes…

Il y eut beaucoup plus qu’un silence dans le temps qui passa entre les deux hommes.

— Vous pensez qu’une tierce personne serait dans le coup ?

— S’il y a meurtre, oui. Sans hésitation.

Hickok frotta son menton rasé de près. Une idée venait de germer. Oui : c’est ainsi qu’il faudrait procéder…

21

Le coup de fil d’Osborne réveilla Fitzgerald avant l’aube. Il avait veillé jusqu’à trois heures du matin dans la chambre d’hôtel pour taper son rapport : Carol, les gosses qui l’avaient tabassé, Lamotta, Pete, les mutilations, Jack avait pris des risques inconsidérés, comme si cette enquête allait déterminer le reste de sa foutue vie. Il tenta le coup. Au pire, c’était un cocktail Molotov jeté à la mer…

Toujours calme, Osborne signala à son supérieur la disparition de Kirsty. Personne ne l’avait vue depuis la veille, son téléphone ne répondait pas et elle n’était pas venue travailler. L’événement ne s’était pas produit depuis une trentaine d’années. Il s’était donc rendu chez elle.

— Kirsty n’était pas là mais la porte de sa maison était ouverte, dit-il. J’en ai donc profité pour y jeter un œil. Je ne sais pas où elle est passée mais la fenêtre de la salle de bains a été forcée. J’ai aussi relevé des traces de terre sur une serviette, comme si l’intrus était passé par le jardin et qu’il avait grossièrement essuyé les traces de son passage. Celui qui a fait ça n’est en tout cas pas très discret puisque le parterre de fleurs sous la fenêtre a été piétiné ; le terreau était encore humide après l’orage d’hier. J’ai trouvé une trace de pas, du moins celle d’un talon. À vue de nez, je pencherais pour des grosses chaussures, type Rangers. J’ai aussi comparé l’empreinte avec la mienne, parfaitement ridicule : conclusion, le type qui a piétiné les fleurs de ta copine Kirsty chausse au moins du 50.

— Lamotta m’a parlé de deux gars qui l’avaient agressé : un petit trapu et un géant…

— Peut-être le même homme. Vous voulez que j’aille faire un tour sur les docks ?

— Non… Non, je m’en charge. On est là dans deux ou trois heures…

Fitzgerald raccrocha, anxieux. Kirsty n’était pas une amie — il ne connaissait que Mc Cleary — mais il éprouvait pour elle une certaine affection. Sa disparition venait comme une lettre de rupture.

Ann dormait paisiblement dans la chambre d’à côté. Il la réveilla par téléphone. Mc Cleary resterait à Rotorua pour finir l’autopsie de Pete — un parent était venu reconnaître le macchabée et cette histoire de fémur le tarabustait…

La criminologue fut prête en même temps que Jack, ce qui représentait une belle performance pour une femme aussi soignée. Jupe à mi-cuisse, cheveux attachés, deux mèches plus blondes en liberté, l’œil souligné d’un trait de crayon, Ann était presque jolie. Sans un mot superflu, ils passèrent prendre Wilson. Pas mécontent de quitter Rotorua et son atmosphère pleine de soufre, le policier attendait déjà sur le perron de sa bicoque, une cigarette entre les dents, trente-deux carnassières, et un sac de voyage à l’épaule.

— Bonjour.

— Bonjour.

Ils prirent la route d’Auckland.

Comme personne n’avait eu le temps de prendre un café, les discussions se résumèrent à un silence comateux. Ann Waitura sombra dans un second sommeil, bouche entrouverte contre la portière de la Toyota (un bon moment). Jack conduisait vite. Seul Wilson semblait en pleine forme. Ce type lui avait tout de suite plu : simple, direct, ambitieux, froid comme tout. À l’arrière de la voiture, le jeune flic sirotait un pack de jus d’orange, jetant çà et là un regard amusé sur la criminologue dont la tête endormie cognait contre la portière.

Ann se réveilla à mi-chemin, les yeux dans le vague du pare-brise enfumé.

— Que pensez-vous de cette disparition, Jack ? finit-elle par demander, la bouche pâteuse.

— Kirsty ? C’est une de mes meilleures informatrices. Pas une sainte mais on pouvait lui faire confiance…

— Vous en parlez au passé ? Vous croyez qu’on l’a tuée ?

— Oui.

Il avait répondu sans hésiter. Étrange : on sentait de la sympathie dans le son de sa voix quand il parlait d’elle mais la certitude de sa mort ne semblait pas l’affecter outre mesure. De quoi était donc cet homme ?

— Je ne sais pas où cette affaire va nous mener, reprit-il, mais j’ai l’impression qu’il n’y a pas un tueur mais plusieurs. Quelqu’un a intérêt à ce qu’on en sache le moins possible sur les « extra » de Carol et sur le milieu de la prostitution en général…

Jack alluma une nouvelle cigarette. Auckland était encore loin et les camions lui bouchaient la vue. Il se demanda quand le gouvernement se déciderait à prolonger l’autoroute. Ils échangèrent leurs points de vue sur ces affaires sans trouver le lien. Pour le moment, ils avançaient en aveugle.

À l’arrière de la Toyota, Wilson n’en perdait pas une miette.


Ils arrivèrent à Auckland en fin de matinée. Le ciel était lourd, eux fatigués par la route. Ils déposèrent Wilson au commissariat central où l’attendait Osborne ; entre jeunes gens intelligents, le courant passerait. Et puis Osborne avait besoin d’aide pour le boulot ingrat qu’il lui demandait.

Fitzgerald conduisait à toute vitesse sur Karangahape Road. Ann se taisait. Derrière le pare-brise, Quay Street et le quartier des prostitués se profilaient. Ici beaucoup de Maoris, la plupart paumés, mais aussi des blancs-becs au look grunge, des filles sans joie et une impression de rouge à lèvres sur un tas de bites. Le policier fit le tour de ses indicateurs. Il tenait à voir les délateurs en chair et en os. Au téléphone, on pouvait encore lui mentir, pas en face.

De fait, tous étaient au courant de la disparition de Kirsty mais personne n’inventa son destin. La nouvelle de sa disparition était un peu surréaliste. Qui pouvait en vouloir à cette vieille fille inoffensive ? Kirsty méritait peut-être une fessée (pour avoir trop donné et pas assez reçu en échange), mais guère plus. On ne comprenait pas.

Comme le policier n’avait rien à se mettre sous les crocs, il invita Ann à déjeuner. Ils étaient debout depuis six heures et la matinée avait été longue à devenir midi.

Ils dévorèrent un poulet chinois dans une des boutiques souterraines de Vulcan Street ; ça ne coûtait rien, il faisait frais et l’endroit était tranquille. Finalement, ils s’entendaient plutôt bien pour un flic quadragénaire infecté de l’intérieur et une gamine assez douée pour occulter sa vie privée.

L’appel d’Osborne à la radio de la voiture les dispensa de café.

— Capitaine, j’ai peut-être du nouveau. D’abord merci pour le petit cadeau ! (Il parlait de Wilson.) On est en ce moment au Corner Bar, le bar où Lamotta et les jeunes gus vous sont tombés dessus. J’ai travaillé un peu le patron. Vous aviez raison : manifestement, il ne connaît pas les délinquants qui vous ont agressé. Par contre il a vu Kirsty avant-hier soir dans son bouge. Je ne sais pas si c’est une piste valable mais elle portait des produits thaïlandais dans son sac. Il y a une échoppe dans Quay Street. Je pensais que vous aimeriez y faire un tour…

— Bonne déduction.

À peine Jack avait-il raccroché l’émetteur que la Toyota dérapait déjà sur les gravillons des docks.


Cinq minutes plus tard, ils se tenaient dans une échoppe de produits thaïlandais un peu miteuse, au milieu de laquelle trônait Mizo, un petit homme de type asiatique à la moustache clairsemée.

— Bonjour, monsieur Fitz ! fit-il sans ciller. Qu’est-ce qui vous amène dans ma demeure ?

— Arrête tes conneries, tu veux.

D’une seule main, Jack le souleva de terre. Ann fut absolument subjuguée par la force de son partenaire.

— Mais, capitaine…

Jack lui cogna la tête contre le mur avant de l’envoyer valser à travers les étalages. Le petit homme s’écrasa au milieu des conserves de soja et disparut dans un fracas de comptoir renversé. Quand il se releva, le Maori avait déjà pulvérisé le large frigo qui tenait les produits laitiers à l’écart des bactéries. Le bras pressé de frapper, il brandit un tuyau arraché au passage.

— Tu me racontes tout ce que tu sais avant que je ne réduise en miettes ta boutique, compris ?

— Je… Je ne sais pas grand-chose, je vous le jure ! implora-t-il en forçant sur son accent.

— Dépêche-toi avant que je ne fasse une crise de nerfs.

Fitzgerald souleva le malheureux par le col de sa chemise et le plaqua violemment contre un pilier. Mizo allait parler. Ann le remarqua à ses traits soudain détendus :

— J’ai vu Kirsty hier, il balbutia. Elle… elle est venue acheter mes produits mais elle avait l’air bizarre. Comme si elle avait peur que quelqu’un ne la suive. Comme j’étais intrigué, j’ai passé un œil par la vitrine. Là, j’ai cru apercevoir un homme dans la rue…

— Quel genre de type ?

— Un grand ! il glapit.

Jack dévoila ses canines.

— Qui était ce type ? Tu l’avais déjà vu avant ?

— Je sais pas qui c’est, je vous jure, capitaine, je sais juste qu’il traîne dans le coin depuis quelque temps. À vrai dire, il fout une trouille bleue à tout le monde mais personne n’en parle. Surtout depuis la mort de Lamotta. Et puis, il faut voir son visage : atroce !

Sa grimace le faisait ressembler à une petite vieille morte dans son lit.

— On le trouve où ton Frankenstein ?

— Je ne sais pas, je le jure ! Mais on dit qu’il habite une petite maison au bout des quais…

Fitzgerald lâcha l’homme comme s’il s’agissait d’un enfant. Celui-ci se rétablit tant bien que mal, le visage perlé de sueur. À se demander qui du géant ou du flic lui fichait la pire des frousses.

Ils sortirent de la boutique en coup de vent. Ann observait Jack depuis un moment et la rage qui émanait de son visage le rendait presque vulnérable.

— Je ne vous aime pas quand vous êtes comme ça, Jack, dit-elle.

— Moi non plus je ne m’aime pas quand je suis comme ça.

Et le sourire qu’il lui renvoya avait des larmes au bord des lèvres.


Bringuebalée sur le siège de la Toyota, Ann Waitura se sentait un peu inutile. Sur les trottoirs de Quay Street, Fitzgerald était maître du jeu. Femme moderne, Ann abhorrait les rapports de force tout en les cultivant. Le manque de confiance supplantait parfois sa remarquable intelligence. Le temps arrangerait ça — car il était inutile d’attendre un signe rassurant de la part de Fitzgerald.

Les pneus de la japonaise crissèrent tout au bout des quais. Jack se fichait bien que le géant sût qu’il débarquait chez lui pour le tuer. Au contraire, il aimait donner un petit avantage à ses ennemis, comme si la non-résolution de la disparition de sa famille lui conférait une quelconque invincibilité. Il stoppa devant une cabane de bois aux fenêtres closes et lança à sa partenaire un :

— Toi, tu ne bouges pas !

Qui ne souffrait aucune contestation.

Fitzgerald claqua la portière. Sa silhouette paraissait presque légère tandis qu’il marchait vers la maison abandonnée.

Il balança son pied dans la porte d’entrée, recula vivement, attendit une poignée de secondes et se jeta à l’intérieur. Un silence moqueur accueillit son intrusion. Le taudis sentait la poussière, le vieux en boîte et l’hygiène ancestrale. Un évier fissuré se cramponnait au mur, une paillasse se répandait à terre en un amas de couvertures entassées. Quelques objets ménagers piquaient du nez dans une bassine d’eau stagnante, une caisse renversée provenant des docks remplaçait la table à manger ; seule fantaisie dans cet antre crasseux, un heï-tiki à la face grimaçante planté au mur… Jack passa son doigt sur l’évier fatigué : un mince filet de poussière, comme électrisé, se colla à sa peau. L’homme qui habitait ici était parti depuis plusieurs jours.

Il fouilla la bicoque de fond en comble, sans résultat. Le géant avait disparu sans laisser de traces. Jack quitta cet endroit nauséabond avec la perspective d’envoyer une équipe pour relever les empreintes…

Derrière le pare-brise de la Toyota, la fumée d’une Marlboro guettait l’entrée du taudis en élaborant des spirales appliquées. Ann lança une bouffée de soulagement en voyant sortir le policier. Cet homme lui inspirait une crainte étrange, mais il fallait qu’il vive. Coûte que coûte. D’une manière qu’elle n’expliquait pas, la chose était inévitable : ils devaient se rencontrer.

Fitzgerald plia sa carcasse derrière le volant de la voiture. Une auréole de sueur pointait sous sa chemise.

— Alors ? demanda Ann.

— Alors rien.

C’était pire que tout.

*

Ils passèrent le reste de l’après-midi au bureau en compagnie d’Osborne et Wilson. Le premier était un fouineur talentueux qui avec le temps s’imposerait comme son futur bras droit — moins brillant que son frère Paul mais au moins on pouvait compter sur lui. Wilson, lui, avait des fourmis dans la tête et le sens de l’improvisation. À eux deux, ils formaient un binôme efficace.

Pendant qu’une équipe relevait les empreintes dans la bicoque au bout des docks, les policiers vérifièrent toutes sortes de détails concernant les maigres indices de l’affaire Panuula. Ils délaissèrent vite la piste des cartes bancaires en provenance du Sirène. Quant à l’inconnu poursuivi en vain l’autre soir, ils n’avaient toujours pas de prénom malgré le portrait-robot dressé par Fitzgerald. Par ailleurs, on n’avait enregistré aucune manifestation extérieure concernant les dernières heures de Carol et la perquisition au domicile des jeunes filles n’avait rien donné. Le garagiste avait simplement confirmé que Katy Larsen n’avait pas l’air dans son assiette en venant chercher la Ford — celle de Carol. De son côté, Pete avait quitté le service sans boire le fameux dernier verre et, selon les employés, avait semblé nerveux toute la soirée. Évidemment puisque lui et Katy étaient traqués…

D’un commun accord, les policiers abandonnèrent la piste des bandes audio du dictaphone de Carol puisqu’elles étaient dorénavant en possession du (ou des) tueur (s) : Katy et Pete étaient morts pour ça. À ce sujet, le bout de chair humaine retrouvé dans l’estomac du barman restait un mystère absolu. Aucun sadique n’était répertorié dans les fiches de la police et les Maoris ne mangeaient plus de viande humaine depuis deux siècles…

Osborne avait également dressé une liste de peintres professionnels ou amateurs de sexe masculin susceptibles d’avoir été présents dans les environs d’Auckland la nuit du meurtre. Après enquête, douze personnes pouvaient avoir peint Carol. Évidemment, aucun ne possédait de casier. Le type qui avait pris Carol comme modèle était un original puisque, d’après Katy, son amie ne voyait jamais l’artiste. Ce dernier n’était donc pas le genre à se laisser recenser par les services administratifs. On restait donc dans un flou, piteusement qualifié d’artistique.

La sonnerie du téléphone interrompit les supputations des enquêteurs : Osborne passa le combiné à Jack en mimant la gravité caricaturale du procureur du district. Le capitaine soupira comme s’il s’agissait d’un fan très collant dont les appels incessants finissaient par lui taper sur le système.

Hickok n’était pas le genre d’homme à s’embarrasser d’admiration envers quiconque ; il lui fit part d’un décès suspect, celui d’Edwyn White, unique héritier d’un riche industriel décédé depuis peu. Cet événement n’avait probablement rien à voir avec l’enquête principale mais Hickok tenait, pour des raisons personnelles, à ce que Fitzgerald lui-même menât cette enquête. Ordre lui était ainsi donné de passer à son bureau avant de se rendre chez le couple White.

— Bullshit… furent les mots qu’employa le plus gradé des inspecteurs pour décrire l’humeur ambiante.

*

— Ah ! Fitz ! Je suis bien content de vous voir ! gloussa Hickok en guise d’introduction. Mettez-vous à l’aise ! ajouta le procureur en désignant un fauteuil que Jack aurait volontiers fracassé à travers la baie vitrée.

Il se résigna à s’y asseoir : Hickok l’avait forcément dérangé pour une bonne raison et il n’allait pas tarder à la connaître.

— Il y a un problème ?

Hickok laissa couler quelques rides sur son front bronzé.

— Toujours aussi direct, hein ? Bon. Écoutez bien ce que je vais vous dire : vous savez qu’un homme est mort la nuit dernière ?

— Comme beaucoup d’autres.

— Peut-être, mais aucun de ceux-là n’était le fils de mon meilleur ami.

Fitzgerald resta de marbre : il était un des rares Néo-Zélandais à ne pas se fissurer quand une bombe atomique explosait dans les poissons de Mururoa. Hickok poursuivit d’une voix ferme mais tendue :

— Edwyn White, la victime en question, était le fils de Richard White, le fameux industriel décédé l’année dernière dans un accident d’avion. Depuis sa mort, je garde un œil sur son fils. Richard m’avait prévenu que ce n’était pas un jeune homme facile mais il y tenait comme à la prunelle de ses yeux. Pour honorer sa mémoire, je veux que vous établissiez la raison de la mort d’Edwyn.

— Pourquoi moi ? Bashop ne fait pas l’affaire ?

— Bashop est un bon policier, il a fait son travail en se rendant sur place après l’incident. Son rapport, que j’ai sous les yeux, est bien rédigé mais succinct. Pour cette affaire, il me faut le meilleur. Et vous êtes le meilleur, Fitz.

Classique. Sauf que la flatterie l’exaspérait tout autant que les civilités.

— J’ai déjà une affaire compliquée sur les bras, il rétorqua. Je ne peux pas me permettre de la laisser tomber. À moins que vous ne me dessaisissiez de l’enquête ? lança-t-il avec un air de défi.

— Je ne vous dessaisis pas, je vous demande simplement de lâcher l’affaire Panuula durant quelques heures. Le temps pour vous de trouver les raisons de la mort d’Edwyn White. Je sais que cette enquête est simple et que vous trouverez la vérité deux fois plus vite que n’importe quel officier de police. Je veux savoir s’il s’agit d’un accident ou d’un meurtre. Donnez-moi la réponse. Vous reprendrez votre activité favorite dès que vous aurez une certitude. Elle sera ma réponse. Les autres se chargeront de prouver ce que vous aurez avancé…

La colère rentrée dans les épaules, Jack pesait le pour et le contre. Match nul. Le procureur confectionna un sourire sarcastique avec ses petites lèvres agaçantes.

— Ah ! J’oubliais de vous dire : c’est un ordre, capitaine.

— Bien. Si c’est ce que vous voulez…

— C’est ce que je veux.

White. Le nom ne lui disait rien, mais Jack se doutait que l’affaire était de première importance. Comme les dessous politiques ne l’intéressaient pas, il lança un dossier sur le bureau de son supérieur. Deux crayons valant à eux seuls un mois de son salaire s’éparpillèrent sur le buvard. Il dit sans trahir son émotion :

— Voilà mon rapport concernant l’affaire Panuula. Ça se complique…

— Je l’examinerai en temps voulu. Tenez ! Voilà celui de Bashop concernant la mort d’Edwyn White !

Et Hickok lança de la même manière un dossier cartonné sur ses genoux. Fitzgerald l’attrapa au vol, le broya sans s’en rendre compte, omit de saluer le procureur du district et se dirigea vers la sortie. Avant que Jack ne propulse la porte dans son dos, Hickok s’exclama :

— Fitz ! Vous avez carte blanche sur cette affaire. C’est… C’est très important pour moi.

Le policier haussa ses fins sourcils noirs. De l’autre côté du bureau, Hickok tortillait un de ses gros crayons.

— Je n’ai pas envie que la famille White voie son nom sali dans les journaux. Compris ?

Il le toisa du haut de son mètre quatre-vingt-huit.

— Vous aurez ma réponse ce soir.


Jack maugréait dans sa barbe de rien du tout. Ann était presque obligée de courir pour suivre son pas dans l’escalier principal du commissariat. Une fois atteint le marbre blanc du hall, elle passa les portes battantes devant lui et l’arrêta sur le trottoir.

— Jack ! Qu’est-ce que je fais, moi ?! Ce que vous pouvez être renfrogné quand vous vous y mettez !

Fitzgerald était contrarié. Et chaque petite contrariété le rapprochait de la mort.

— Écoutez, prof : occupez-vous de vos fesses. Je vais chez un mari mort pour interroger sa femme. Ça ne sera pas long.

Le professeur Waitura en resta bouche bée. Ou ce type était un goujat, ou un parfait frustré.

Avant de disparaître, Fitzgerald se retourna :

— Elles sont d’ailleurs très jolies vos fesses !

Elle serra les dents.

C’était donc un frustré.

22

Eva White, une dure parmi les dures malgré son air de beauté lasse d’être belle pour rien, avait vécu une journée éprouvante : John était parti, elle se retrouvait seule dans la maison avec le cadavre de son mari au pied du balcon. La police et l’ambulance n’avaient pas tardé à arriver, avec leur cortège de questions et d’odeurs : celles des médicaments, des premières cigarettes du matin, du matériel photographique, de la poudre sur les meubles, des eaux de toilette bon marché — celles que mettent tous les flics — et des questions fielleuses.

Le policier chargé de l’enquête s’appelait sergent Bashop. Un type un peu tordu qui parlait beaucoup et souvent pour ne rien dire. Il n’était pas beau, sentait le tabac brun — et donc la cendre froide — mais sous un débit soutenu, mine de rien, il déversait un flot d’allusions insidieuses, vachardes, à double sens.

Eva, en femme intelligente et pragmatique quand il s’agissait de sauver sa peau en attendant mieux, s’en était plutôt bien tirée. Seulement, elle ne pouvait pas prévoir qu’une lame de rasoir ensanglantée traînait dans la poubelle de la salle de bains. Eva ne savait pas d’où sortait cette lame mais elle se souvenait du pansement d’Edwyn et le sang sur la chemise de John. Mauvais signes du destin.

Pour le moment, on ne la soupçonnait pas. Pas encore. Liberté provisoire. Les flics commenceraient par retracer leur emploi du temps, son itinéraire et celui de l’homme qui avait dîné avec eux. De John, elle n’avait livré que le prénom (les serveurs les avaient peut-être entendus le prononcer), prétextant ne pas connaître son nom : c’était un collègue de son mari et elle se fichait bien qu’il s’appelât John ou Wayne. Bashop était reparti avec sa troupe, enveloppant Edwyn d’un drap blanc sur lequel coulaient les larmes de sa femme. Des larmes de peur ; sa tristesse, elle la gardait pour John.

Dorénavant, Eva devait, selon les mots mêmes du sergent, « rester à la disposition de la police ».

La jeune femme passa sa journée à fumer des cigarettes sur le canapé du salon en regardant des documentaires animaliers d’un œil distrait. La maison paraissait bien sûr trop grande, les tapis persans inutiles et les meubles sans histoire.

Le téléphone de la maison sonna toute la journée. Eva répondit du mieux possible, jouant les éplorées auprès des femmes de « leurs amis » venues en vautours délicats tester le cadavre de la veuve. Veuve à vingt-six ans. Bravo, Eva. Elle acquiesça aux condoléances par des mots brefs et des grimaces étirées aux quatre coins de ce qu’elle appelait ses idiomatiques.

La police avait téléphoné deux ou trois fois afin d’obtenir quelques renseignements facilitant l’enquête. Ben voyons. On la testait de loin, on l’appâtait avait d’envoyer la bête.

Eva était prête à l’affronter.

*

Jack Fitzgerald sonna à la porte d’entrée à six heures précises. Eva s’était habillée simplement mais de manière raffinée. Une longue jupe violette fendue aux cuisses, un petit pull noir, des escarpins plats et un teint de pêche. Veuve, certes, mais toujours craquante. Les policiers sont des ours : ils aiment le miel au-delà de la raison.

Sonnerie. La goule pleine de sucre, Eva ouvrit la porte de la propriété. Elle avait prévu un sourire désolé mais la crêpe qu’elle tenait à la main pesa soudain une tonne : un grand type lui faisait face, Maori métissé, des épaules larges, le regard dur, intense, charismatique, de courts cheveux noirs, un peu grisonnants sur les tempes dégagées, une volonté indestructible dans les traits et de la mort clinquante dans les pupilles. Surtout quand elles vous fixaient droit dans les yeux comme un hypnotiseur à moitié cinglé.

Jack Fitzgerald. Une chose belle et épouvantable.

Comme elle.

Alors, un événement absolument imprévu se produisit : Jack Fitzgerald et Eva O’Neil se reconnurent. Ils ne savaient pas comment l’exprimer, mais ils étaient une seule et même personne.

L’espace d’une seconde, les bras d’Eva lui en tombèrent. Cet homme était comme elle. Deux billets de banque. Seule la date de fabrication et le numéro différaient.

Le policier chancela malgré lui. Elisabeth se tenait là, devant lui. Son fantôme. Ou plutôt l’impression qui succédait à son passage…

Il se retint à la porte tandis qu’Eva l’invitait à la suivre en direction du salon. Elle aussi venait de rattraper in extremis sa crêpe à la confiture.

Ils s’étaient compris.

Chacun reprit ses esprits, marchant à pas comptés sur le marbre clair du rez-de-chaussée. Quelques secondes pour prévoir chaque contre-attaque. Malgré la chaleur, Eva frissonnait dans son pull. Jack, lui aussi, était secoué. Cette fille surgissait d’un autre temps. Il avait déjà rêvé de cette fine silhouette, ce visage. Eva était plus grande, simple question de génération… Après un moment de flottement, ils s’installèrent sur le canapé de tissu bleu qui traînait les pieds sur le sol lustré du salon.

— Excusez-moi de manger, je n’ai rien dans le ventre depuis ce matin, fit-elle en picorant un bout de crêpe.

— Mais vous êtes tout excusée, madame.

Pas mal, le coup de la crêpe à la confiture, pensa Fitzgerald. Cela permettait de différer de quelques secondes la réponse à ses questions — le temps de mâcher, d’avaler, avec un peu de malchance la confiture tomberait sur son pull, catastrophe du monde féminin qui prendrait facilement vingt secondes à se régler, assez pour passer la botte secrète, la réponse fourre-tout… Il commença en douceur :

— On m’a chargé de faire le point une dernière fois avant de classer l’affaire.

— Je comprends, renchérit Eva en le traitant de menteur.

— Je vais donc vous poser quelques questions de routine. Je sais que vous avez tout raconté à mon collègue sergent mais il me faut les réponses les plus précises possible. Ça va aller ?

Mais oui poulette, bien sûr que tu vas tenir le coup. Mais attends-toi à une attaque en règle.

— Vous pouvez y aller.

— Savez-vous de combien vous héritez ? lança le policier d’un ton subitement glacé.

— Non. Je n’y ai pas pensé. Excusez-moi d’avoir encore un petit bout de cœur pur. Mais je pense pouvoir tabler sur quelques millions de dollars. Américains, bien entendu.

Pas mal.

— Bien. Connaissiez-vous des ennemis à votre mari ?

— Trois millions et demi. Soit la population de notre beau pays, moins les gens comme nous, c’est-à-dire une poignée de privilégiés dont vous faites presque partie. Encore deux ou trois ans et vous aurez une promotion susceptible de vous expédier de temps en temps parmi nous. Je vous préviens, on s’ennuie beaucoup.

— Je n’en doute pas. Rien de plus précis ?

Les yeux d’Eva étincelaient à la lumière rasante du salon.

— Désolée : Edwyn faisait pâlir d’envie le premier type qui s’approchait de lui. Il était bel homme et il avait le pouvoir. Je veux dire assez d’argent pour se payer ce qui se fait de mieux dans notre société de consommation : une belle femme, de belles voitures, de belles maisons, de beaux bateaux, et encore plus de beau pognon.

— Vous l’aimiez ? demanda-t-il sans la quitter des yeux.

Pour les yeux, elle pensa à John.

— On s’attache. D’abord par perfidie, puis par désespoir réciproque. Je n’ai pas tué mon mari, capitaine.

— Moi non plus. Avec qui dîniez-vous hier soir ?

C’était parti, et au triple galop. Eva tira de toutes ses forces sur les rênes :

— Je l’ai déjà dit cent fois à votre sergent…

— Oui, mais il est sourd et muet. Dites-vous que c’est moi, Zorro.

Eva faillit pouffer de rire. Elle se retint en pensant à Edwyn : rien de réjouissant, ni au passé ni au présent.

— Un certain John. Je ne connais pas son nom pour la simple et bonne raison qu’il ne m’intéressait pas, ni lui ni les hommes de son genre. Eva pensa à un collègue d’Edwyn vaguement ressemblant et dressa son portrait craché : ce John était peut-être sympathique, mais il faisait partie de ces gens trop polis avec les femmes pour les apprécier le moins du monde. Pour eux, la femme est un objet nécessaire qu’on engrosse au début avec fierté, avant de la ranger dans une chambre de princesse ou le placard doré de sa mémoire. Alors on la trimballe, la plupart du temps pour des futilités, puisqu’elle participe si peu au grand jeu du pouvoir, pauvre gourde trop romantique pour appeler un chat un chat, un dollar et la sodomie une bite dans le cul. Bref, un univers machiste que vous devez bien connaître dans la police, sauf que chez nous, c’est plus raffiné, plus sournois, plus dégueulasse encore. Mais personne ne crache dans la soupe, puisque c’est là-dedans qu’on bouffera le lendemain. Oui, capitaine, vous avez devant vous un exemple vivant de femme soumise.

Bien joué. Mais pas suffisant.

— Nous n’avons pas retrouvé cet homme et il ne s’est toujours pas manifesté. Pouvez-vous m’en faire un portrait-robot ?

Eva mordit à belles dents dans sa crêpe tout à fait refroidie. Elle fit d’ailleurs un geste de dégoût, ce qui lui permit d’établir un plan évasif.

— Le John en question est un homme entre trente et quarante ans, les cheveux bruns, environ un mètre quatre-vingt-cinq, plutôt pas mal, sans plus (faisant la difficile, confondant l’antipathie avec la réalité d’un physique engageant), vêtu d’un costume foncé, ou quelque chose comme ça.

Elle aurait décrit le Yeti avec la même précision : grand, poilu, avec des yeux.

— Un signe particulier ? Cheveux en brosse ou plaqués, touffus ou rares ?

— Plutôt touffus. Pas de signe particulier. Quant à la couleur de ses yeux, je vous avoue que je n’en sais strictement rien. On perçoit moins bien les couleurs le soir et, de toute façon, il pouvait avoir les yeux roses et les cils verts que je m’en serais à peine aperçue.

— Il vous arrive souvent d’oublier les gens avec lesquels vous partagez votre dîner ?

— Plus souvent que vous ne le croyez.

— Avait-il du sang maori en lui ?

— Peut-être.

— J’aimerais une réponse plus précise.

— Je n’en sais rien. Il était bronzé…

— Vous l’avez quitté juste après le restaurant ?

— Oui.

— Comment se déplaçait-il ?

— En voiture, je suppose.

— Vous vous êtes séparés quand et où ?

— Après manger, dans la rue.

— Et vous ne savez pas s’il est en voiture ou non ?

— Il devait être en voiture puisque Edwyn ne lui a pas proposé de le déposer quelque part.

— Il y a des traces d’huile sur le parking. Qui est venu ici ces jours-ci ?

Nouvelle attaque au cœur après des banalités.

— Je n’en sais rien. Des coursiers sans doute. Nous commandons souvent des repas préparés…

— Les domestiques confirmeront ?

— Nous n’en avons pas. Juste une femme de ménage qui vient de temps à autre, et seulement en journée. Nous préférons être seuls le soir…

— Les traces d’huile sont encore assez fraîches. Vous devez bien vous souvenir ?

— Non, désolée.

— Vous avez pourtant fait appel à un coursier hier ou avant-hier ?

— Moi non, mais mon mari peut-être. À moins que ce ne soit la femme de ménage, le jardinier, ou un ami d’Edwyn, ou Robin, l’ami asexué de Batman lors d’une de ses escapades nocturnes…

Un éclat de rire tonitruant passa dans ses beaux yeux verts. Ça allait très bien avec ses cheveux auburn mais Jack n’était pas là pour un casting. Il menaça :

— Madame, nous ne sommes pas là pour déconner. Il s’agit de la mort de votre mari.

— Justement ! s’emporta Eva. J’aimerais bien savoir pourquoi vous me persécutez de la sorte ! Pour des questions de routine, vous y allez un peu fort ! Si vous voulez m’inculper pour le meurtre de mon mari, dites-le-moi : au moins je resterai muette comme une carpe avant d’appeler mon avocat.

Brutal retour de kick. Elle l’avait appâté pour qu’il dérape jusqu’à la soupçonner ouvertement. Comme il ne pouvait pas l’arrêter sans preuves, Eva pouvait toujours se réfugier derrière la loi. Mais elle mentait. Quelque chose dans le filet de la voix, une impression d’ailleurs dans les yeux… Il fallait enfoncer le clou avant qu’elle ne se réfugie définitivement derrière un mutisme d’homme de loi.

— Alors vous pouvez m’expliquer comment votre mari s’est brisé les vertèbres cervicales avec un objet rond en tombant du deuxième étage sur du bitume ?

Elle accepterait le défi. Une femme de son cran rendrait coup pour coup.

Eva regarda fixement le policier. La décision qu’elle prendrait déterminerait le reste de sa vie.

— J’appelle mon avocat.

Jack eut un rictus de rage. Elle ne voulait pas se battre. Elle ne voulait pas se sauver. En refusant le combat, elle signait son arrêt de mort. Car elle mentait, il en était maintenant persuadé. Qu’Eva ait tué son mari ou non n’avait plus d’importance : elle venait de plonger dans un abîme et la chute n’avait pas de fin.

Jack vit sa propre mort bouger dans les yeux de cette femme.

Il se leva. Sa réponse pour Hickok était « coupable ». Les autres, en fouinant un peu, trouveraient la vérité : du côté du mystérieux John, de l’autopsie ou des propos mêmes d’Eva, mais à la longue ils trouveraient.

Elle le savait.

Fitzgerald n’avait pas le pouvoir de la mettre en résidence surveillée. Hickok s’en occuperait. Après tout, il était sur une autre affaire. Le cadavre de Carol, mais aussi ceux de Pete, Katy et Kirsty attendaient qu’on leur rende justice. Sa femme et sa fille aussi…

Eva le raccompagna jusqu’à la sortie. Sa jupe flottait dans l’air, découvrant çà et là ses jambes superbes. Ils n’échangèrent pas un mot, tous deux résignés à exécuter une chose qu’ils ne voulaient pas faire. Avant de partir, il se retourna et lui dit d’une voix enfin humaine :

— Au revoir, Eva.

Elle le toisa de toute sa beauté fragile.

— Adieu, Fitzgerald.

Il baissa les yeux, un peu triste.

— Oui, vous avez peut-être raison : adieu.


Le soir commençait à tomber sur Auckland quand il passa le rapport de sa fichue boîte automatique. Dans son dos, la propriété des White rapetissait sur Eden Terrasse. La Toyota descendait la pente tortueuse du quartier des privilégiés, Jack était bouleversé. Il y avait quelque chose dans cette fille, mais quoi ? Du sang, des larmes, une mauvaise blague, un sale coup qui se tramait. Il ne comprenait pas. Que signifiait ce pincement au cœur quand il l’avait quittée ? Non, ce n’était pas possible. Vite, revenir sur Terre.

Depuis son véhicule, il passa un coup de fil à l’hôtel Debrett : comme le réceptionniste l’informa que la criminologue n’était pas encore rentrée, il composa le numéro de son bureau. Bosseuse comme elle était, Ann ne pouvait être que là-bas, entre dossiers rébarbatifs et café dégueulasse.

De fait, elle décrocha à la première sonnerie.

— Désolé de vous avoir envoyée paître tout à l’heure, s’excusa-t-il sans vraiment croire à ce qu’il disait.

— Qu’allez-vous faire maintenant ? fit-elle crânement. Me traiter de punaise ?

— Je vous invite au restaurant. Il faut que je parle avec une femme.

— Je vous remercie de me considérer comme n’importe laquelle. Comment s’est passé l’interrogatoire ?

— L’impression d’avoir parlé à un mur.

— Des Lamentations ?

— Oh ! non ! s’esclaffa-t-il, un rien ironique. Je passe chez Hickok et je vous prends après, c’est d’accord ?

— O.K., capitaine.

Voix informelle, avec du « capitaine » glacé, comme au début de leur coopération. Un pas en avant, cinquante en arrière. La meilleure tactique avec un homme comme lui.

*

— Alors, Fitz ? Vous avez interrogé Eva White ?

— Oui.

Jack faisait face au procureur, les pieds campés devant son large bureau. Il l’observait derrière l’abat-jour de la lampe.

— Que pensez-vous d’elle ?

Bien sûr, Eva était coupable. Son mariage n’était qu’un simulacre, elle une tueuse amateur, dépassée par les événements. Mais elle n’avait pas pu balancer le corps d’Edwyn toute seule par-dessus le balcon. Sans parler des traces d’huile sur le perron — aucun des véhicules d’Edwyn ne pissaient l’huile, il l’avait vérifié. Eva avait donc un amant, un type qui la faisait rêver pour la première fois de sa vie et sans doute la dernière, ses yeux brillaient pour lui en ce moment même, elle n’avait même pas pris soin de s’en protéger, Eva était désespérée, elle ne voulait plus se battre mais elle lui avait montré tout ce qu’elle voulait cacher avec assez d’arrogance pour se laisser piéger. Même Bashop ne ferait qu’une bouchée d’elle. Mais Eva O’Neil n’était pas le genre de femme à aller en prison. Elle se tuerait avant. Et lui aussi, peut-être.

Oui, Eva était coupable, ça ne faisait aucun doute.

Jack regarda son supérieur dans les yeux et d’une voix blanche affirma :

— Non coupable.

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