Deuxième partie REST IN PEACE (R.I.P.)

1

Le vieil homme fredonnait, les paupières mi-closes. Sur la table de bois, un nouveau heï-tiki reposait : les yeux de nacre de la statuette maorie brillaient à la lueur de la lampe à pétrole.

À ses côtés, malgré la solennité du moment, Zinzan Bee était nerveux. Ses hommes avaient outrepassé ses ordres au risque de compromettre toutes ces années de travail souterrain… Le vieux Maori tendit une fiole à Zinzan Bee. Il fallait s’en méfier.

L’homme tatoué but après lui. Aussitôt, une violente nausée secoua ses membres. Un filet de lave coula le long de son ventre. Gorge brûlée. Spasmes. Hallucinations. Le vieil homme commença ses incantations. Vite, rétablir l’équilibre.

Les mots qu’il prononça n’étaient plus d’usage depuis l’époque des pakehas, les premiers colons. Culte ancestral, la mélodie des sons prenait racine dans leur esprit soudain sublimé. Zinzan Bee frémit de jubilation : il attendait ce jour depuis longtemps, si longtemps, lui l’adepte forcené… Bientôt les images se brouillèrent. Celles du monde apparurent, nues.

Par la faute de ces fous, la Terre courait à sa perte.

Partout on bafouait l’équilibre vital, le mana (force, prestige) de ses frères, la nature même de toutes choses était menacée. De nouvelles maladies étaient apparues. Des maladies jusqu’alors inconnues. Les hommes étaient devenus les fossoyeurs de leur propre tombeau, mélangeant leur sang à celui des animaux. En Europe, les virus qu’ils avaient inventés tuaient jusqu’aux bêtes. Herbivore carnivore, économie prédatrice, leur marché érigé en manège maudit où l’argent n’avait plus de raison, raison sans éthique, éthique réduite à un comité. Un comité… La Terre pourrissait de l’extérieur. Pollution institutionnelle, États poubelles, déchets radioactifs, lacs, ruisseaux, rivières, mers, la mort s’infiltrait partout. Les générations futures pourraient pleurer leurs larmes irradiées sur le cadavre du Grand Monde. Putréfaction au nom du dieu Capital, communisme dégénéré, torture légale, totalitarisme tribal, ethnies malades, droit arbitraire… Politique ? Les hommes savaient, agissaient dans la marge de leurs intérêts, étouffés d’avidité. Les minorités au pouvoir pouvaient ricaner, la révolution mondiale n’avait plus de drapeaux. Alors on se réunissait en colloques. Gargarismes. Progrès technologiques. On était maintenant capable de dénaturer à peu près tout. Cultures, animaux, végétaux, minéraux. Déjà le tour des hommes. Hormones, silicone, doping moral, chimie, génétique. Maîtres de la nature. Mais la nature n’a pas de maître : elle est trop bien faite. Que représentait une génération d’hommes dans le fleuve du temps ? Un tout petit filtre. La nature s’adapte, décide, organise. Elle se régule au-delà des petits Blancs. Il y a eu la période glacière. Les volcans en feu. Des avertissements : raz de marée, typhons, irruptions soudaines, tremblements de terre, inondations. Avertissements à grande échelle. Les peuples primitifs l’ont bien compris, eux qui ne défient jamais la nature. Leur sagesse ne rapportait rien. Bien sûr. Amassez. Économisez. Gardez. Rats mutants de l’espèce, votre propre violence sera le moyen de votre enfer. La mort frappera bien assez tôt. Demain.

Demain la révolte.

Le corps de Zinzan Bee sembla se soulever de terre.

Le vieil homme lui ne bougeait pas. Ses mains tremblaient au-dessus du heï-tiki. Les incantations qu’il psalmodiait avaient empli Zinzan Bee d’une saine vengeance mais inexorablement, la colère qui animait jusqu’alors le guerrier se dissipa. Le corps suivrait bientôt l’esprit, celui de Tané qui flottait autour d’eux comme une vague à l’âme.

Le monde pivota. Au milieu du chaos, les deux hommes échangèrent un regard halluciné.

Ils venaient de jeter un sort sur le monde.

2

Hémisphère Sud. Eden Terrasse. Deux heures du matin. Vêtue d’une combinaison noire, Eva O’Neil arpentait les couloirs de la maison. Elle avait renvoyé les domestiques, la femme de ménage, le jardinier. Seule dans l’immense propriété de son mari, elle se sentait étrangère, comme si cette baraque ne voulait plus d’elle. Ça arrive. Alors, il faut déguerpir. Et sans attendre.

La porte blindée du coffre-fort s’ouvrit sous ses doigts. Bientôt, une liasse de billets bleus la regarda sous l’œil torve de la reine mère.

— Vieille peau ! fit la jeune veuve en fourrant l’argent sous un amas de fringues tire-bouchonnées dans un sac de voyage.

Un peu plus tôt, Eva avait composé le numéro d’urgence. Celui que John lui avait donné dans l’hypothèse où les choses tourneraient mal. C’était le cas : Fitzgerald finirait par les débusquer, elle le savait. John était d’accord pour fuir avec elle. Cette nuit. Ils partaient pour le grand voyage. Où ? Au nord de nulle part, tout droit et rien derrière.

Depuis qu’ils avaient pris cette décision, Eva se sentait l’âme légère. Elle sifflotait l’air du dernier Bowie quand un poing cogna doucement à la porte vitrée du salon. La silhouette de John apparut derrière la fenêtre coulissante, séduisant fantôme dans la nuit. Eva souffla — il souriait.

Poussé par un coup de vent, l’homme pénétra dans la maison. Ils s’accrochèrent dans une sévère étreinte.

— C’était long… souffla-t-elle.

Ses yeux ne disaient rien. Le mystère restait entier. Tout allait bien.

Comme elle, John portait une tenue sombre. Il avait insisté là-dessus au téléphone.

— Tu as fait comme je t’ai dit ?

Eva le trouvait comme il faut : ses cheveux flous la dépassaient légèrement, il se tenait plus droit que le premier jour et ses paupières ne clignaient plus quand il la regardait. Ce qu’elle préférait chez lui, c’était ses bras. Elle finit par balbutier :

— Oui : la voiture est garée à l’extérieur… J’ai pris le minimum avec moi. Tu crois que les flics nous surveillent ?

Elle était anxieuse. Lui aussi.

— J’ai fait le tour de la propriété et je n’ai vu personne en passant par-dessus les grilles. Mais si tu me dis que la police a des soupçons, il y a de fortes chances pour que la résidence soit sous surveillance. Mieux vaut être prudent…

Ils avaient peur tous les deux : police, prison, jugements, État, tribunal, robes sombres et perruques de crin contre liberté, espoir, guérilla, demain…

Eva revêtit le blouson noir posé sur le canapé. John était prêt, une lueur pâle grésillait dans ses yeux gris. Quel drôle d’instant, songea-t-elle. La preuve en tout cas qu’ils étaient vivants. Il lui serra le bras si fort qu’elle adora la morsure du serpent.

— Allons-y.

Eva laissa un filet de lumière filtrer depuis l’halogène du salon puis, semblant avoir oublié quelque chose, retourna vers la cuisine. John empoigna le sac de voyage, passa devant l’impressionnant matériel japonais, choisit un compact-disque et le posa sur la platine. Position « repeat ».

Quand la jeune femme revint de la cuisine, un petit paquet dépassant de son blouson, Wagner gémissait en de longues jérémiades. Tristan et Isolde. Simple pied de nez à la police qui ne tarderait pas à investir les lieux.

Ils filèrent par la porte-fenêtre du salon, comme aspirés.

Dehors, tout semblait calme. Les bruits de la nuit se faisaient des passes croisées dans les bosquets du jardin, les feuilles des arbres, spectateurs enthousiastes, bruissaient en guise d’applaudissements. Quant au bâtard, il dormait dans sa niche. Ce soir comme tous les soirs.

Les amants glissèrent sous les branches à l’affut du moindre mouvement : l’impression de retomber en enfance quand on se fait des films à cause de la nuit, la peur qu’on veut dominer du haut de ses cinq ans.

C’était bon. John marchait devant. Un loup. Il huma l’air.

— Ça va, on peut y aller.

Eva goûtait chaque instant. Cette nuit ferait partie de ses meilleurs souvenirs. Vivante, enfin.

Ils traversèrent le terrain qui les séparait encore des grilles. À l’opposé de l’entrée principale, il leur fallait maintenant escalader les barrières métalliques — deux mètres hérissés sous le ciel mauve. Dans la rue, personne. Pas le moindre conducteur en stationnement lisant un journal à l’envers dans l’obscurité réductrice : rien que les couleurs des lampadaires sur le trottoir et un silence de plomb depuis la lune.

John fit la courte échelle à Eva, laquelle n’eut aucun mal à passer de l’autre côté. C’était une sportive d’occasion, mais de grandes occasions. John se hissa à son tour aux barreaux et retomba lestement sur le trottoir où Eva attendait, le sac dans les mains. Sans perdre de temps, ils se dirigèrent vers la voiture. Eva avait choisi la Jaguar. Elle était rapide.

— Tu as les clés ? chuchota John.

Eva lui lança un trousseau. Campée sur ses roues, l’anglaise attendait dans sa robe vert bouteille qu’on lui débouche les cylindres ; Elle balança son sac plein de dollars sur le siège arrière et posa le petit paquet sur ses genoux.

La Jaguar quitta son lit de trottoir, contourna le pâté de maisons et descendit Eden Terrasse à petite vapeur. John tenait les rétroviseurs à l’œil mais aucun véhicule ne les suivait. Symonds Street. Désert citadin caressé par une brise douce comme du pétale. John poussa deux rapports et bifurqua au feu de New North Road. Eva regardait les sapins de Noël le long des rues. Le parfum vanillé de ses cheveux emplissait l’habitacle. La ville dormait sur ses deux millions d’oreilles.

— Tu crois que les flics nous retrouveront ?

— Bah…

Eva aimait le voir conduire. Elle eut même envie qu’il la possède, là, maintenant, même dans la bagnole d’Edwyn. Mais c’était le genre de femme à garder la tête sur ses épaules à lui.

— Ils dresseront vite un portrait-robot du type qui dînait avec nous le soir du meurtre. C’est-à-dire toi. Et ils découvriront que je leur ai menti à ton sujet. Tu deviendras le suspect numéro un. Et moi le deux…

— Ne t’en fais pas ; là où on va, personne ne sait qui je suis. Ils ne nous retrouveront pas…

La Jaguar filait maintenant sur le motorway. Eva ouvrit le petit paquet qu’elle tenait sur ses genoux : sous le papier kraft, de la cellophane. Et sous la cellophane, une importante quantité de cocaïne. John sourit. D’un tour de main, elle avait déjà confectionné un stick d’herbe largement saupoudré.

Ils fumèrent en silence. Eva posa sa tête contre son épaule. L’obscurité les protégeait. Le ciel était plein de pétrole.

Ils mirent le cap sur la plus grosse étoile, là-bas, tout au bout de la nuit. Complètement défoncés.

3

Le restaurant de Wellesley Street était l’endroit idéal pour emmener sa fiancée, sa maîtresse ou même sa femme. Ambiance feutrée, serveurs discrets et bon vin — celui qui délie les langues. Ann portait une jupe discrète, un chemisier blanc et une veste sans ornements superflus. Elle avait attaché ses cheveux châtains et faisait patauger ses pommes de terre dans la sauce épaisse de son canard. Jack l’avait tenue au courant de l’affaire White, mais n’avait pas beaucoup parlé d’Eva, de ce qu’elle représentait pour lui : Waitura était fine psychologue, mieux valait éviter de croiser son sous-marin analytique. Il préféra se concentrer sur leur affaire. En compagnie d’Osborne et Wilson, Ann avait cherché les traces d’un géant dans les fichiers de la police. Réponses évasives :

— On a les signalements de quelques types répondant au portrait de ce géant, mais rien de précis. Deux sont en prison, un autre se tient à…

Soudain, Jack laissa tomber sa fourchette dans son assiette. Un peu de sauce gicla sur sa chemise. Ann se demanda un instant s’il n’allait pas exterminer le cuistot quand le Maori rugit :

— Putain, mais qu’est-ce que j’ai dans la tête !

Il jeta sa serviette sur la table.

— Pardon ?

— Kirsty.

Une lueur mauvaise émanait de ses yeux vert foncé. Elle commençait à bien la connaître, cette rage.

— Quoi Kirsty ? fit-elle en épargnant son canard.

— On la suivait.

— Et alors ?

— Eh bien, si on la suivait, ça veut aussi dire qu’on me suivait. On a tué Kirsty parce qu’elle m’avait parlé. On l’a donc vue me parler. On me suit. Et ça, depuis le début…

Ann ne sembla pas convaincue. Ses lèvres nacrées de cosmétique firent une moue dubitative :

— Bon. Et alors ?

— Alors Mizo, le petit Asiat’ que j’ai secoué tout à l’heure, risque de passer un sale quart d’heure : lui aussi m’a parlé.

— Vous croyez qu’on vous a suivi chez lui ce midi ?

— Oui. Je vais faire un tour sur les docks…

— Quand ?

— Maintenant.

— Je vous accompagne.

— Pas question.

— Si ! claqua-t-elle sèchement.

Fitzgerald balança un sourire carnivore. Le canard se fit tout petit dans son assiette.

*

Depuis le port, les tentacules des grues brassaient le ciel en nage après la chaleur de la journée.

Le policier coupa les phares à bonne distance et glissa doucement contre le trottoir. De l’autre côté de la rue, les lumières de l’échoppe étaient éteintes. Jack maugréa : Mizo ouvrait jusqu’à onze heures. Or, il n’était que dix heures du soir et son magasin semblait fermé.

Ann sortit la première. Fitzgerald la rattrapa devant l’échoppe. D’un revers de la main, il la repoussa et dégaina son arme, un .38 Spécial qui avait déjà abattu une douzaine d’humains. Il chuchota :

— Il s’est passé quelque chose ici. Restez dans mon dos et fermez-la.

Waitura ne protesta pas. Jack risqua un œil par la vitre de la devanture crasseuse mais l’obscurité l’empêchait de voir à l’intérieur. La criminologue retenait son souffle. Il lui tendit son .38 et marmonna :

— Prenez ça. J’ai un .32 sous le bras. Restez là, je fais le tour…

Elle le regarda dans les yeux de la nuit :

— Désolée, je n’aime pas les armes à feu. Mais ne vous en faites pas, je saurais me défendre en cas de coup dur.

— Comme vous voulez, siffla-t-il avant de disparaître.

Jack contourna l’échoppe, escalada le muret qui donnait sur l’arrière-cour et retomba au milieu de poubelles grasses. Un chat de gouttière dérangé en plein festin lui lança un regard détaché. Le policier poussa la porte. Sans bruit, il pénétra dans le magasin du Thaïlandais.

Aussitôt, une forte odeur de sang séché emplit ses narines. Arme au poing, il avança. Des boîtes de conserve s’amoncelaient dans la réserve du magasin.

Fitzgerald trouva l’interrupteur. Une lumière vive l’éblouit tandis que son pied butait contre une chose à demi molle. Il baissa les yeux : Mizo était étendu sur le sol, le corps tordu, les mains attachées. On l’identifiait encore à ses vêtements de soie car sa tête avait disparu. Une large flaque de sang avait coulé depuis le buste et coagulait maintenant contre les plinthes du mur.

Jack eut un haut-le-cœur, regretta la sauce du canard et chercha le reste du corps. Ses poumons manquaient d’oxygène mais sa main ne tremblait pas au bout de son calibre. Les gouttes de sang répandues sur le sol le menèrent à l’autre bout du magasin. La tête de Mizo était sous l’étalage de légumes. Sans doute avait-elle roulé après la décapitation…

Fitzgerald la laissa en place : de l’autre côté de la vitre, Ann Waitura le sommait d’ouvrir.

— Que se passe-t-il ? chuchota-t-elle en pénétrant dans le magasin.

Mais elle baissa d’un ton sous l’insistance de ses yeux inquiets. Aussitôt, elle renifla. Il murmura :

— C’est bien ce que vous pensez. Si vous avez l’âme sensible, restez où vous êtes. Mizo est mort. Mais ne bougez pas…

La jeune femme n’écoutait plus. Tandis que Fitzgerald longeait le mur du magasin, elle découvrit le corps mutilé du Thaïlandais. La vue du corps sans tête lui renversa l’estomac. Elle se jura de tenir le coup. Quand elle découvrit la tête, ses tripes se nouèrent : le visage exsangue du Thaïlandais était encore frappé d’un rictus de douleur intense. Comme si on l’avait torturé avant de l’exécuter.

Waitura mit son cœur de côté et actionna son cerveau : après un rapide examen, la jeune femme découvrit des marques de brûlures sur les paupières du défunt. Cigarette, probablement. Mais pourquoi l’avoir torturé ? Parce qu’il avait parlé à Fitzgerald ? Ils approchaient du but, mais quel but ? Ann sursauta : la main de Jack s’était posée sur son épaule. Elle détourna la tête de celle, horrible, qui semblait la fixer dans les yeux.

— Ça va ? il chuchota avec une prévenance qu’elle ne lui connaissait pas.

— Il y a des traces de brûlures sur les paupières…

— Et d’autres sur les testicules, ajouta-t-il dans un souffle.

— Mais pourquoi ?

— Pour semer la terreur dans le milieu. Maintenant taisez-vous. Il est ici…

Un frisson déchira l’échine de la criminologue. Il colla le .32 dans ses mains et disparut derrière les étalages. Ann tenait la crosse, le canon bougeait au bout de ses doigts. Envie d’uriner. De vomir aussi. À terre, la tête du Thaïlandais la regardait droit dans les yeux, c’était sûr.

Ann se rattrapa au mur. L’arme pesait une tonne dans sa main. Et si le géant tuait Jack ? Allait-il lui faire du mal ? Allait-il lui couper la tête à elle aussi ? Le sang affluait contre ses tempes, ses jambes flanchaient, les ombres avaient des yeux globuleux : on approchait vers elle, là, derrière l’étalage de légumes en boîte…

Fitzgerald avait contourné la tête de gondole au fond du magasin. Outre la réserve, il y avait une porte de bois qui donnait à la cave. La porte se fermait avec un petit crochet qu’on actionnait de l’intérieur du magasin. Or la porte était entrebâillée et le crochet ballant. Alerté par son intrusion dans l’échoppe, quelqu’un s’était terré dans la cave. Il n’avait même pas eu le temps d’emporter le cadavre.

Son instinct lui dicta le reste.

D’un coup sec, le policier ouvrit la porte et fit un pas de côté. Aussitôt une volée de plombs se fracassa contre la cloison voisine. Chevrotine à bout portant, canon court pour arroser. « L’arme des faibles », pensa Jack en serrant son .38.

Il balança son pied dans la porte de la cave et se plaqua contre le mur : une nouvelle bordée de plombs pulvérisa la porte en chute libre dans l’escalier. Jack bondit, tendit son arme dans le vide et tira trois fois en dégringolant les marches de la cave.

Il s’encastra dans un lot de bouteilles vides, s’entailla profondément l’arcade mais releva vite la tête : au-dessus de lui, un colosse au faciès proprement répugnant brandissait une hache. À terre, gisait un fusil à canon scié dont la crosse venait d’être fracassée. Fitzgerald avait tiré trois fois : un coup s’était perdu dans des ustensiles de cuisine, le deuxième avait explosé un doigt et la crosse du fusil, déviant ainsi le tir qui lui était destiné. La troisième balle s’était fichée dans la cuisse du géant mais à la tête qu’il faisait, une balle de .38 l’agaçait autant qu’une piqûre. Jack tira deux fois. Une balle traversa le mollet gauche, brisant net le tibia, l’autre se ficha dans le ventre. Il gardait une balle en réserve, celle qui tuait.

La bête humaine encaissa sans broncher ; la hache qu’il tenait au-dessus de la tête allait s’abattre sur ce sale flic.

La trajectoire mortelle fut bloquée net. La hache tomba sur le sol humide. L’homme s’écroula une seconde plus tard, la tête emportée par le choc hydrostatique de la dernière balle du .38 tirée à bout portant. Cent trente kilos de viande s’effondrèrent contre une étagère de contreplaqué.

Le silence écoutait la vie.

Fitzgerald se releva, une peur toute bleue dans les yeux. Le géant reposait sur le sol déjà tapi d’un sang noirâtre. Mort. Il fouilla ses poches : rien dans le treillis kaki, rien dans la veste de chasse… Enfin, il toisa l’homme qu’il venait de tuer : celui-ci devait mesurer plus de deux mètres, avec un regard dément écarquillé sur le néant. Quelques épis de cheveux crasseux garnissaient son crâne, en partie emporté par le choc de l’acier.

Des bruits de pas arrivèrent dans son dos moite. Ann Waitura dévala les marches et se jeta littéralement dans ses bras. Surpris, Jack ne put que la prendre dans les siens, le temps de réaliser que la mort n’avait plus aucune prise sur lui. Ann le lui rappelait cruellement.

Elle se dégagea bientôt. Ses traits étaient redevenus lisses, ses yeux presque secs. Cette femme avait repris ses esprits avec une vitesse phénoménale. Elle lorgna enfin le cadavre et, réprimant la répulsion qu’il lui inspirait, murmura :

— Allons-nous-en…

Il acquiesça. Oui, c’était quand même une dure.

*

La Toyota filait par les avenues désertes. Dans un quart d’heure, les flics de service ramasseraient le corps décapité du Thaïlandais, d’autres ramèneraient le géant à l’institut médico-légal. Mc Cleary en ferait de la charpie scientifique.

Ann ne disait rien. Deux mèches blondes s’étaient dégagées de son épingle et se balançaient sur son front plissé. Non, ce n’était pas l’amour qui l’avait propulsée dans les bras de ce type. Elle avait peur. Peur de lui, peur du reste aussi. Jack ne faisait pas attention à elle ; son esprit commençait à dérailler. Eva… Eva parcourant les méandres de toutes ses pensées… Cette femme l’avait possédé. Pour elle, il avait menti à Hickok. Pourtant, il savait qu’elle était coupable. Mais coupable de quoi ?

Ann Waitura l’extirpa de sa mélasse.

— Vous pensez à quoi ?

— Je me demandais d’où sort ce type, mentit-il le plus naturellement du monde. Je me demandais aussi pourquoi le tueur a pris le temps de mutiler le barman…

Le fémur ?

— Oui.

Sur le trottoir de Queen Street, un couple de jeunes gens marchait main dans la main.

— Je ne comprends plus rien, avoua-t-elle en resserrant la veste de son tailleur contre sa poitrine.

— Allez vous coucher. Vous devez être secouée. J’ai prévenu Mc Cleary : il va bosser toute la nuit sur les cadavres…

— Et vous ?

— Je rentre chez moi. Il faut que je réfléchisse.

— À quoi ?

— Je vous ramène.

Dans la nuit épaisse, les lumières clignotaient comme des sémaphores arrachés de la terre. Ann quitta la voiture sans un mot. Son équipier pataugeait dans des songes interdits. Elle se contenta de regagner l’hôtel Debrett, laissant ses jambes fuselées luire sous les cils des lampadaires. Dans sa chambre d’hôtel, une pile de dossiers et un ordinateur connecté aux différents services de police l’attendaient ; jusqu’au matin, elle continuerait son travail de fourmi guerrière.

Jack fonça chez lui.

Eva s’était emparée de lui. Elle ne le lâcherait plus de la nuit. Car ce soir, un nouveau spectre était entré dans sa vie. Par la grande porte. Celle qui ne se ferme jamais.


Une fois chez lui, le policier but deux cafés de suite avant de sombrer dans les dossiers. Comme à son habitude, il mélangea l’affaire en cours avec celle de sa famille. Avaient-elles un lien ? Y avait-il une chance, même infime, que le tueur d’aujourd’hui ait pu tuer vingt-cinq ans plus tôt alors qu’ils passaient leurs premières vraies vacances dans les fjords de Te Anau, entre les Takitimu et Hunter Mountains ?

Pendue cent fois aux murs du bureau, Elisabeth semblait l’observer. Elisabeth, son amour… Jack resta agrippé aux vestiges de sa jeunesse, les yeux soumis à la lumière orangée de son cabinet secret. Au menu de sa bouche, bière et haschich. Brouiller les idées, mêler les événements, trouver la piste damnée, la solution au problème posé il y a si longtemps. L’alcool et la drogue aiguisèrent un moment ses sens. Il se sentait presque mieux. Paradoxalement, c’était là ses rares moments de détente. Mais cette mauvaise joie ne durait guère : il lui fallait compenser son état d’échec permanent par de longues plages de réflexion. Les docks. Son territoire de chasse.

Sous l’insistance de son regard devenu trouble, les photos semblèrent s’animer — et le mur du bureau vécut un bref moment d’humanité. Une femme souriait à l’objectif, tenant dans ses bras un bébé aux yeux bavards. Elisabeth. Mémoire et liberté. La recherche du temps disparu… Non, décidément ça faisait trop mal.

Jack Fitzgerald vivait ces moments en somnambule ; après un bref trajet en voiture, il se vit arpenter les ruelles glauques jetées au pied des entrepôts. Là, il erra un moment, soldat certifié capitaine par une carte de police qu’il traînait alors comme un boulet. Titubant à l’ombre des lampadaires, il passait de la haine furtive au désespoir le plus vif, poings serrés, prêts à cogner. Elisabeth l’appelait au fond du port mais ce soir, les docks étaient déserts.

Cet homme n’avait pas pleuré depuis vingt-cinq ans. C’était horrible. Tout allait exploser, et il ne retrouverait rien.

Il se concentra sur le mal, serra les paupières, imagina pour la millième fois le cadavre torturé d’Elisabeth, Elisabeth son seul amour, son système solaire, mais rien n’y fit : ses yeux restaient secs.

À croire qu’il était maudit.

4

Le jour pointait derrière les stores vénitiens de la chambre. Par terre, sur la moquette, on pouvait voir une arme de calibre .38 sur une paire de chaussettes — une rouge et une verte —, deux chaussures renversées sur un pantalon de toile claire, une montre au bracelet cassé, de la monnaie, une veste avec un crayon accroché à la doublure, des papiers de chewing-gum, un chéquier broyé, des filtres de cigarettes blondes, un carnet, une chemise et une grosse boulette de haschich.

Fitzgerald sursauta : la sonnette de la porte d’entrée venait de percer le silence qui l’opposait à la nuit. Un œil sur le réveil ; six heures du matin. Qui pouvait bien sonner à cette heure ? Ici, trop de choses personnelles, trop de souvenirs qui ne regardaient que lui ; le seul humain à pénétrer dans l’antre était Helen. Et Helen ne venait que les mardis, pour le ménage…

Le policier se frotta le visage comme si ses mains pouvaient le nettoyer par une sorte de magie dérisoire. Enfin, il se leva et traversa le couloir jusqu’à la porte.

La surprise mesurait un mètre soixante-dix : Ann Waitura se tenait sur le perron, son tailleur beige sur les épaules et un gros dossier dans les bras. Ses yeux étaient rouges, le maquillage récent, les traits tirés. Elle n’avait pas fermé l’œil de la nuit.

— J’ai fini mon enquête, dit-elle d’un ton neutre.

« Sacrée petite teigneuse », pensa Jack en l’invitant dans son antre.

— Café ?

— Ce n’est pas de refus.

Fitzgerald contourna le bar et prépara un litre de mazout estampillé pur arabica. Ann s’assit sur le canapé et posa son dossier sur la table basse du salon. Une enfant sage. Jack se demandait parfois comment cette fille avait pu se marier et divorcer dans la foulée. Il n’avait pas posé de questions ; les réponses ne l’intéressaient pas. Il imaginait simplement qu’elle avait fini par régulariser un premier amour qui traînait depuis l’adolescence : dès lors, les choses s’étaient déréglées d’elles-mêmes…

Ann avait attaché ses cheveux : ce chignon faussement désinvolte lui allait bien. Ses sourcils bruns formaient une courbe anxieuse sous son front dégagé. L’intelligence à nu. Il répartit les tasses sur la table. Pas de sucre. Il lut dans ses yeux brillants de fatigue une impatience parfaitement contrôlée. La criminologue avait fini de dresser le portrait de plusieurs hommes ayant subi un traumatisme durant leur jeunesse. Ne figuraient parmi ces documents que les personnes recensées par les services médicaux ou judiciaires du pays. En procédant par élimination selon son système préétabli quoique arbitraire, Waitura avait gardé quatre individus : aucun ne correspondait aux six peintres précédemment sélectionnés par Osborne mais ils constituaient une piste sérieuse.

Jack servit le café. Ann se jeta sur sa tasse ébréchée tandis que son partenaire élaborait une gamme de moues furtives sur la liste exhaustive. Chaque dossier était accompagné d’une photo laser de piètre qualité. Ann l’observait depuis sa tasse. Soudain, son œil tiqua.

— Qui est-ce, Kirk ? Ce visage me dit quelque chose…

— Quel flair ! lança-t-elle dans un sarcasme à demi admiratif.

La photo était mauvaise : on y voyait le visage un peu pataud d’un adolescent polynésien. Le regard était profond, les traits magnifiques. Le photographe avait bien tenté de l’amuser avant le flash mais le sourire figé de l’adolescent n’était qu’une grimace apeurée.

Ann devait connaître ces dossiers par cœur.

— Malcom Kirk est originaire des îles Samoa, peuple pacifiste s’il en est. Né, semble-t-il, en 1979 dans une petite île appelée Tau. Arrivé en Nouvelle-Zélande avec sa mère dans les années quatre-vingt-dix, Kirk souffrait de troubles sérieux à tendances psychotiques. En fait, nous n’avons qu’une preuve de son passage : à la mort de sa mère, en 1996, Kirk a passé dix jours dans un foyer d’assistance pour orphelins. Un psychiatre en mission a eu l’occasion de rencontrer cet adolescent. C’est lui qui a établi son mal. Malheureusement, aucun organisme psychiatrique n’a eu l’occasion de l’examiner de plus près : Malcom Kirk obtint tout de suite sa majorité. Les services sociaux lui rendirent la liberté, sous réserve de se rendre au centre une fois par mois. Kirk ne vint jamais se présenter au centre médical. Donnez-moi ce dossier, s’il vous plaît… (Ann lut en diagonale avant de poser un doigt sur une ligne précise du dossier.) Regardez : au bas du rapport, il y a une note griffonnée à la main. Je cite : « Malcom Kirk ayant montré sa parfaite acculturation au système de notre pays, aujourd’hui en possession d’un logement et d’un travail fixe, il est inutile de poursuivre une démarche médicale sur ce sujet. » Depuis, plus de nouvelles. Ce rapport date de septembre 1996.

— Quatre-vingt-seize, hum… Trois mois plus tard, Irène était tuée. Qui a signé ce rapport ?

— Pas de nom lisible.

Ça sentait le coup fourré à plein nez.

— Et le psychiatre qui l’a examiné ?

— Le docteur Gallager. De l’hôpital psychiatrique de Wellington dépêché au centre social pour orphelins.

— Et l’employeur ?

— Aucun nom.

— Quelle est l’adresse de ce Malcom Kirk ?

— La dernière adresse connue est une pension de famille. J’ai téléphoné. Et c’est là que l’affaire se corse : aucun Malcom Kirk n’a jamais habité dans cette pension de famille.

— Kirk a-t-il eu affaire à la police ? demanda Fitzgerald sans se bercer d’illusions.

— Non. Aucune trace de lui dans nos fichiers.

Il rumina. Elle s’impatientait :

— Qu’est-ce qu’on fait ?

— Je ne sais pas ce que signifie cette histoire mais j’ai deux mots à dire à ce docteur Gallager… Rendez-vous avec Wilson et Osborne au bureau. On va se partager le boulot.

Le café fut expédié aux quatre coins de leur estomac.

*

— Joli coup, capitaine ! lança Wilson en gratifiant son supérieur d’un sourire.

Le regard ombrageux de Fitzgerald traversa le bureau. Il détestait qu’on le félicite pour les hommes qu’il avait tués.

— Demandez plutôt au professeur Waitura ce qu’elle pense de mes méthodes expéditives, siffla-t-il en se tournant vers la jeune femme, à peine installée.

Ann planta un compas dans la table où Osborne bâillait.

— Le capitaine Fitzgerald a sauvé sa peau, et du même coup la mienne, assura-t-elle.

Les jeunes flics échangèrent un clin d’œil que n’aima pas trop le Maori.

Waitura se plaça à la droite d’Osborne, des poches sous les yeux malgré son sourire impeccable. Quant à Wilson, à cheval sur une chaise, il piaffait d’impatience, les cheveux plaqués et la chemise de son uniforme ouverte. Comme il ne fumait pas, l’agent de Rotorua passait ses nerfs sur un chewing-gum au goût envolé depuis longtemps. Une sacrée bande d’enquêteurs, pensa Jack en les observant ensemble pour la première fois. Ils étaient sa famille, la dernière chose sur laquelle il pouvait compter.

— Je suis en train de recueillir des informations concernant le Quasimodo descendu hier soir, fit Osborne depuis son computer. John Tuiagamala. A séjourné deux fois à la prison d’Auckland pour violences répétées. Six mois fermes et trois ans avec sursis. La deuxième fois pour la même raison. Récidive. Trois ans fermes : sort au bout de deux. C’est-à-dire en 95. La seule trace qu’on ait de lui est une fiche d’embauche aux docks d’Auckland, fiche signée par son employeur, au début de l’année 96. À vérifier. S’ajoute à cela tout un charabia concernant une enfance malheureuse, des parents violents, etc.

— Je m’en fous, coupa Jack. Ann ne me contredira pas : ce type n’a pas tué Carol. Ce Tuiagamala n’est qu’un homme de main, un épouvantail chargé de protéger le véritable tueur. Sans compter qu’il n’avait pas le physique pour séduire une fille comme Carol.

— D’accord avec vous ! ricana nerveusement la jeune femme.

Wilson arrêta de mâcher son chewing-gum ; le cynisme lui allait finalement à ravir. Osborne, en garçon sérieux, poursuivit son exposé.

— Le plus singulier est à venir : excepté cette fiche d’embauche, on ne sait plus rien sur Tuiagamala depuis sa sortie de prison. À partir de cette date, Tuiagamala ne s’est pas rendu aux services de réinsertion, n’a demandé ni obtenu aucune aide institutionnelle et n’apparaît plus dans les dossiers administratifs : chômage, logement, banque, sécurité sociale, médecine du travail, Tuiagamala a comme disparu de la circulation…

Wilson cracha son chewing-gum dans la poubelle. Joli tir. Jack rumina. Jolie vache. Ann gonfla le torse. Jolie paire de seins.

— Ainsi, même sa mort ne laisse aucune trace, résuma la criminologue sans forcer son talent.

— Exact. Le rapport de Mc Cleary nous en apprendra peut-être plus. Bon, et sa cabane au bout des docks ?

— J’ai accompagné l’équipe chargée de relever les empreintes, relaya Wilson, toujours à cheval sur sa chaise tournante. Son logement a été nettoyé : pas de papiers, pas de documents, pas d’indices, pas d’autres empreintes que les siennes. Et les vôtres, bien entendu.

— Tuiagamala était analphabète, suppléa Osborne. Ça explique l’absence de papiers chez lui mais pas sa façon de couper la tête des commerçants du coin…

Sourires d’atmosphère.

— Nous avons affaire à un fantôme, si je comprends bien… (Fitzgerald releva les manches de sa chemise.) Bon. Wilson, tu files à Wellington avec Ann. Elle t’expliquera ce que vous cherchez sur la route. (Wilson sourit à l’idée de passer une journée avec le petit génie de la criminologie néo-zélandaise.) Osborne, tu te charges des peintres. Ils ne sont plus que six sur ta liste. Va donc leur rendre une petite visite. Moi, je vais faire un tour sur les docks en attendant le rapport d’autopsie de Mc Cleary. Avec un peu de chance, il nous permettra de remonter la filière jusqu’aux complices de ce Tuiagamala…

Wilson fut le plus prompt à se lever. Dans ses yeux, une lueur bien en vie attendait la jeune femme comme à un premier rendez-vous galant.

Osborne lui adressa un rictus amicalement envieux : forcément, les peintres avaient moins de charme…

*

Bledisloe Freight Terminal. Jack sortait du bureau d’embauche des docks. Il avait trouvé la trace de Tuiagamala dans les fichiers : cette brute aurait bien travaillé un mois comme docker avant de disparaître de la circulation. Purement et simplement. Ben voyons. Personne ne savait ce qu’il était devenu ni ne s’en plaignait. De dépit, le Maori avait interrogé ses petits camarades. Même son de cloche : aucune nouvelle du géant depuis son départ il y a de ça un « paquet d’temps ». Seule information délivrée par un des anciens : Tuiagamala aurait bien habité une bicoque au bout des docks. Merci, les gars. Bref, chou blanc sur toute la ligne.

Il décida de passer à l’institut médico-légal où Mc Cleary découpait de la viande humaine, une musique de radio en sourdine. Un type cool, Mc Cleary : pas une espèce de fou furieux comme son ami, celui qui déboulait dans la chambre froide avec un air de dément à travers la figure.

L’impatience du policier fut mise à rude épreuve : Mc Cleary ne pouvait pas doubler le temps, ni la médecine. Il s’était d’abord concentré sur la hache avant de s’attaquer au cadavre. Jack le dérangeait en pleine boucherie : il faudrait attendre demain pour en savoir plus.

Demain paraissait une éternité pour Fitzgerald. Mc Cleary encaissa deux ou trois réflexions sans broncher. Ce n’était plus une question d’estime mais de temps. Pour le calmer, il délivra les premières conclusions de ses expertises : Mizo, le Thaïlandais, avait été décapité par une hache. Les empreintes étaient bien celles du géant maori. L’arme était usagée : Mc Cleary avait trouvé des résidus (résine de pin) sur la lame.

Jack tiqua : sur l’île du Nord, les pinèdes étaient rares.

Le coroner lui montra une marque incrustée sur l’épaule du macchabée : un cercle de tatouage bleu, marque indélébile finement gravée. Tuiagamala portait ces mêmes marques aux poignets, aux chevilles et aux fesses. Signification inconnue. Le dessin en revanche était superbe.

Jack prit une série de polaroids et quitta la morgue sans une blague, même nulle.

Il roula dans les rues d’Auckland, seul avec ses pensées. Ses équipiers étaient en vadrouille, il avait besoin de réfléchir. Cette histoire de pin l’intriguait. Un ancien docker comme Tuiagamala n’avait pas forcément la fibre pour les grandes pinèdes…

Décidé à tirer ça au clair, il passa le reste de la journée à répertorier les forêts riches en pins. Il téléphona aux gardes forestiers des environs dans l’hypothèse où l’un d’eux aurait eu connaissance d’un géant assez hideux traînant dans les environs. Pas de réponse.

Alors, il décida d’entamer des démarches auprès des tatoueurs locaux. Cette histoire de tatouages, oui, quand même, c’était bizarre…

5

Le jour tardait à rendre l’âme. Eva dormait, les cheveux tombés en flaques rousses sur l’oreiller alentour. Les paupières frémissaient mais le rêve vivait encore.

John était satisfait. La nuit avait été longue mais ils avaient fini par atteindre la plage de Karekare. Sa maison était maintenant celle d’Eva. Personne ne viendrait les chercher ici. Il lui avait promis. Eva n’avait pas protesté : un mensonge émis de bonne foi suffisait presque à son bonheur. En arrivant à l’entrée du site protégé, ils avaient rangé la Jaguar sous une bâche poussiéreuse comme de vrais bandits en cavale. L’idée en imposait. Eva était ravie : cela seul importait. En dépit de leur situation, un fol espoir les animait.

John lui avait montré sa maison, ce qui se résumait à peu de chose : une cuisine, une chambre avec un sofa, une cheminée, une petite salle de bains adjacente. Eva, fatiguée, avait tout trouvé très bien. Par la fenêtre, la vue sur la plage laissait présager des matins triomphants : les dunes noires, l’océan, énorme, le sable, sans les souillures civilisées des humains. À peine croiseraient-ils quelques surfeurs téméraires — pas du tout le profil du délateur moyen. Ici ils seraient heureux, même si au moment de se coucher John avait ressenti un malaise latent — toujours le même.

Ne voulant rien laisser paraître, il ouvrit le lit de draps neufs et invita Eva à s’y prélasser. Trop éreintée pour penser à rien, la croupe revêtue d’une simple culotte, la jeune femme s’était glissée là. Afin qu’elle s’endormît sans mal, John avait posé son doigt sur la lune et bousculé les étoiles qui risquaient de l’éblouir. Eva, en femme aimable, sombra aussitôt.

Depuis, il la regardait dormir. Petit spectacle d’un quotidien à venir. Elle était touchante avec ses draps coincés dans ses mains et ses mains remontées au menton comme si la nuit pouvait la voir nue.

Jusqu’à l’aube, John médita au reflet de ces paupières alanguies sous la lune. Oui, bientôt il faudrait la peindre…

*

Le vent chassait les ultraviolets de la plage, les plaquait contre les rochers avant de les envoyer au diable, là-bas, vers le grand large.

Karekare vivait à son rythme de croisière.

John venait de partir pour Piha, le village voisin, en voiture. Le risque était minime : le coin était désert. Seuls deux jeunes kamikazes testaient leur nouveau surf en compagnie de petits requins jugés inoffensifs. Eva faisait un peu de ménage dans la maison. Ça l’amusait. Tout est question de fréquence. Et puis elle avait presque l’impression que cette bicoque était sienne. Eden Terrasse n’avait jamais été qu’un bastion ordurier où la vulgarité épousait les chimères du luxe. Tout ce qu’elle avait vécu lui paraissait dérisoire. Son suicide n’aurait pas lieu.

Armée d’un balai, la jeune femme se surprit à siffloter un air inconnu. Bon signe, ça. La poussière vola. Faire le ménage dans sa vie lui donnait envie de chanter.

Eva découvrait sa vocation de fée du logis quand, à l’amorce du second couplet, un homme passa l’embrasure de la porte restée ouverte. En guise de bienvenue, Eva lui jeta un regard meurtrier. Ce type avait la tête d’un flic. Grand, les cheveux châtain foncé, bâti pour les sports violents, pas spécialement séduisant mais agréable à regarder, des yeux bruns très doux, des dents blanches, les pommettes saillantes et de jolies lèvres… mais un putain de flic. C’est ce que pensaient les yeux d’Eva pendant que sa voix disait :

— Qui êtes-vous ?

L’homme entra dans la pièce et tendit une carte de police qu’elle examina, sourcils froncés. Bonne comédienne, Eva maîtrisa la peur qui engourdissait ses jambes. Il dit :

— Agent Osborne. J’enquête dans les environs. Un voisin m’a dit qu’un peintre vivait sur cette plage. (Comme la fille ne répondait rien, il ajouta d’une voix tranquille mais ferme :) J’aimerais le rencontrer.

Eva ne considérait pas John comme un peintre. Bien sûr, il lui avait parlé de sa vocation mais la maison n’abritait aucun atelier ; elle l’avait visitée. La peinture devait être un passe-temps et le peu d’argent qu’il gagnait provenait sans doute de la dope. À vrai dire, Eva se foutait pas mal du métier de John.

C’est cette surprise qui sauva la jeune femme. Osborne n’était pas un bleu : il savait reconnaître un menteur d’une menteuse. Mais le visage que lui renvoyait cette fille absolument superbe ne mentait pas. Pas comme ça.

— Moi aussi j’aimerais bien le rencontrer ! s’esclaffa-t-elle, un tantinet moqueuse. Je suis désolée mais je ne vois pas de quoi vous voulez parler, ajouta-t-elle en se renfrognant.

Osborne était dans le doute. La présence d’un artiste vivant quelque part sur la plage n’était fondée que sur des « on dit ». En réalité, John, alors à sec, avait troqué une toile contre la réparation de sa moto (panne introuvable) : le garagiste du dimanche, un passionné, avait accepté le paiement de ses efforts par une toile, sa femme étant friande d’art. Ainsi, sans le vouloir, John s’était taillé une stupide réputation de génie acariâtre dans le microcosme de Piha.

Osborne garda le même ton neutre et répéta :

— On m’a dit dans le village voisin qu’un type habitait ici. Un peintre amateur, je crois.

Eva s’appuya sur son balai.

— Vous voyez bien qu’il n’y a que moi ici. J’ai récupéré cette bicoque dernièrement. Je m’en sers pour les week-ends, avec mon mari et mes enfants. Quand j’en aurai…

Osborne tomba un peu des nues mais il envia ce fameux mari, ce qui n’était pas le moindre des paradoxes.

— Je peux entrer ? demanda-t-il en homme bien éduqué.

Gentil mais flic.

Eva l’invita de la main à se rendre compte par lui-même de la véracité de ses propos. Des années d’entraînement.

Osborne passa devant elle. Un parfum enivrant s’évaporait de cette longue rousse dont la robe légère cachait à peine l’anatomie sulfureuse. Une fine pellicule de sueur luisait sur son buste à demi découvert et l’étoffe de la petite robe à pois s’accrochait aux tétons de sa poitrine haut perchée ; d’un coup d’œil, Osborne remarqua qu’elle ne portait pas de soutien-gorge. C’était chaud. Presque sexuel.

Osborne n’était pas un macho mais un homme consciencieux, honnête et malin.

Il visita les deux pièces sans relever le moindre indice : pas de toile, pas de peinture, pas de pinceaux, aucune odeur, rien qu’un joyeux merdier où il aurait bien aimé vivre, même un peu.

Déçu, le policier s’en retourna. Eva attendait, adossée au mur près de la porte. Un petit sourire flottait sur ses lèvres — sa façon de prier pour que John n’arrive pas maintenant.

Osborne rendit le sourire avec ses moyens.

— Merci, madame… madame ?

Poli mais de plus en plus flic.

— Madame Smith. Excusez-moi mais vous n’avez pas de mandat. On vous donne ça et vous connaissez la suite, fit-elle en tranchant deux fois le bras de sa main.

Le ton était sympathique mais ferme. Osborne n’insista pas. Fitzgerald allait faire la gueule : il avait rencontré les six peintres inscrits sur sa liste et aucun ne répondait au signalement d’un tueur malade.

Quant à celui-ci, sa réputation vivait sur des ragots de village…

Osborne fila sous le regard frissonnant d’Eva. Jusque-là elle avait tenu le coup mais la proximité de la police lui tordait le ventre. Elle connaissait leur pouvoir, leurs moyens, leur morale et l’inflexibilité de leurs lois.

Sur le pas de la porte, la brise du large soufflait du bout des vagues. Plus loin, la silhouette d’Osborne rapetissait au milieu des dunes.

Du doigt, Eva visa le dos du policier. Et tira. Deux fois.

6

Wilson montra à peine sa carte de police à l’infirmière principale du foyer d’aide aux orphelins de Wellington.

Ils avaient roulé toute la matinée sur la nationale Sud et avaient peu ou pas dormi. Wilson était content. Le fait que le professeur Waitura le faisait bander avec sa petite jupe et son air de chien savant n’avait rien à voir là-dedans. À bientôt trente ans, Wilson était ambitieux et travaillait avec la crème des flics. Aussi tendit-il la photo laser à la face de l’infirmière avec une expression de confiance à peine contenue.

— Connaissez-vous cet homme ?

L’infirmière fit la moue.

— Il faut que je regarde dans mes fichiers…

Rosemary Shelford était une femme d’une quarantaine d’années, avec de fins cheveux blonds et un visage sec, pas très beau mais d’une remarquable intelligence — pas du tout le même genre qu’Ann (Shelford avait un air pincé et des seins plats) mais une femme pleine de perspicacité.

L’infirmière fit glisser un lourd tiroir et extirpa de la paperasse la liste alphabétique des patients ayant occupé les lieux. Shelford chercha deux minutes, en vain.

— Non, cet homme n’est pas venu chez nous.

— Impossible ! trancha Ann. Il est certifié dans un rapport datant de 96 que Malcom Kirk a séjourné ici une dizaine de jours avant de partir à l’âge de sa majorité. Le docteur Gallager a signé son autorisation de départ. Où peut-on rencontrer ce docteur ?

Le visage asséché de l’infirmière se figea.

— Je suis désolée : le docteur Gallager est décédé.

Coup de tonnerre.

— Comment est-il mort ? poursuivit la criminologue.

— Un accident de voiture, il me semble…

Wilson réfléchit à toute vitesse. Shelford semblait nerveuse, le temps électrique. Il avait déjà ressenti ce type de sentiment : un automobiliste lui montrait des faux papiers, sa main tremblait juste un peu, ses yeux avaient une autre couleur, l’air était différent…

Wilson posa toute une série de questions, certaines capitales au milieu d’autres, chargées de brouiller les pistes. Shelford répondait parfaitement. Impossible de dire si elle mentait ou non. Il laissa tomber.

L’infirmière les salua d’un air coincé. Pas le genre de visage qu’on aimerait voir devant son bol de café le matin. Wilson maugréait face à ce qui ressemblait à l’échec — la jeunesse n’aime pas l’échec. Ann, quant à elle, ne dit rien — elle était certes jeune mais elle faisait plus que son âge. Ils quittèrent l’orphelinat spécialisé avec une drôle de sensation.

Même pris de vertiges, les buildings de la capitale semblaient pendus au ciel figé. Wilson et Waitura se rendirent au poste de police principal de Wellington. Là, ils apprirent que le docteur Gallager avait bien péri dans un accident de voiture en novembre 1996, soit deux semaines après sa notification du départ de Kirk. Le rapport de police mentionnait « éclatement du pneu avant gauche ». Le véhicule du médecin avait percuté un arbre. Mort sur le coup. Affaire classée. Célibataire, Gallager ne laissait derrière lui que le souvenir d’un homme anxieux, solitaire et professionnel.

Wilson gambergeait. Le toubib semblait réglo. Son décès n’était peut-être qu’une coïncidence. Pourtant, Ann n’y croyait pas. Gallager était mort pour une raison bien précise : trop de coïncidences, trop de hasards malheureux. Les fils blancs faisaient une pelote inextricable. Tuiagamala et Kirk avaient disparu de la circulation en 96, Gallager était mort en 96…

Ils remontèrent le fil de l’histoire d’après leurs maigres renseignements. On ne savait pas grand-chose de ce mystérieux Malcom Kirk : son apparition dans les fichiers des services néo-zélandais n’était due qu’à la mort de sa mère et son internement forcé dans un orphelinat spécialisé jusqu’à sa majorité — survenue trop tôt à leur goût. À part ça, aucune trace de Kirk. Nulle part. Son dossier avait même disparu de l’établissement où il avait séjourné.

Soudain, l’ordinateur neurologique de la criminologue s’arrêta net : Wellington. Bleinheim, île du Sud. Une heure de ferry entre les deux localités. Bleinheim, la ville où fut retrouvé le corps mutilé d’Irène Nawalu, la première victime, en décembre 1996. Toujours cette date. Hasard ou piste brûlante ? Qu’était devenu Malcom ? Pourquoi ne figurait-il sur aucune fiche de services néo-zélandais ? Pas de téléphone, pas d’adresse, pas la moindre allocation, pas d’amendes, pas de fichiers aux services de police, pas de numéro de sécurité sociale, rien. Hormis son passage éclair dans un orphelinat qui avait depuis égaré son dossier, Malcom Kirk n’existait pas. Pourquoi ?

Wilson rongeait son frein. Accablé de chaleur dans un bureau moite de la capitale, le policier ne rêvait plus que d’une chose : se jeter tête la première dans les vagues du Pacifique, avec ou sans la fille qui s’épongeait le front à ses côtés. Bon, elle n’était pas très belle, mais si elle insistait, Wilson ne voyait aucun inconvénient à ce qu’elle l’accompagnât dans les flots… Ann le sortit de sa rêverie : il était cinq heures de l’après-midi, les pistes s’arrêtaient toutes à la même date et les vagues oniriques de Wilson n’étaient qu’une supercherie masculine pour l’imaginer à demi nue.

Ils mangèrent un sandwich au commissariat central de Wellington avant de repartir pour Auckland ; la route était longue, ils n’avaient quasiment pas dormi de la nuit et l’énigme Kirk commençait à tarauder leur esprit. Wilson ne se plaignait pas : la promiscuité du voyage lui avait permis de sympathiser avec l’épatante Ann Waitura. Elle était plus jeune que lui mais faisait preuve d’une détermination au moins égale à la sienne, avec un petit plus : un don de perspicacité et une froideur technologique dans un cerveau qui tournait à plein régime vingt-quatre heures sur vingt-quatre.

Le policier de province pensait à tout ça, une main posée sur le volant, l’autre sur le rebord de la portière. La nuit était tombée et les phares qu’ils croisaient l’agaçaient. Sur le siège voisin, Waitura consultait ses fiches. Wilson n’était jamais tombé amoureux de qui que ce soit. Et surtout pas d’une flic. Il avait grandi dans un cadre familial rigide où aimer équivalait à une marque de faiblesse. Beau gosse, Wilson n’avait éprouvé aucun mal à suivre le code moral instauré par ses parents. Alors quoi ?

Les yeux luisant de fatigue, l’agent suivit la ligne blanche qu’engouffraient les phares de la voiture. Wilson avait toujours été seul. Même à deux. Ses notes au boulot étaient excellentes, il passerait sergent à la session de juin. Alors pourquoi son ambition sociale lui paraissait-elle ce soir totalement dérisoire ? Non : il n’était pas tombé amoureux d’Ann. Elle n’était qu’un révélateur. Mais il sut alors avec certitude que ses parents s’étaient trompés toute leur vie. À trente ans Wilson découvrait les problèmes existentiels, lui qui s’était toujours moqué des gens compliqués, et réalisait soudain, tout bête, qu’il n’avait plus envie de vivre seul : il avait envie de mourir à mille.

Un appel de Fitzgerald les tint en éveil jusqu’à Auckland : ordre de se retrouver à l’institut médico-légal à onze heures.

*

L’équipe se réunit autour d’un café, de ceux qui tordent le ventre — du pur Fitzgerald, plaisantèrent-ils en catimini. Ann et Wilson étaient arrivés à l’heure pour les premières conclusions du rapport de Mc Cleary. Osborne rentrait de sa tournée chez les peintres et, sans le savoir, venait de rater Eva White d’un cheveu. Cependant les pistes s’étaient resserrées dans cette affaire où les fantômes secouaient les chaînes de leur passé, où les spectres s’appelaient Eva, Elisabeth ou Judy…

Ils firent ce qu’on appelle le point.

Wilson dormait désormais chez Osborne, les gars ne parlaient plus que de l’enquête, très énervés à l’idée de la résoudre. Fitzgerald appréciait l’énergie de ces jeunes gens pleins d’avenir. Le briefing dura deux heures. Après quoi, chacun rentra sur son petit bout de terre fraîche.

Jack raccompagna Ann qui, à peine assise sur le siège de la Toyota, posa sa tête contre la vitre et s’endormit subitement. La fatigue avait finalement eu raison de son entêtement.

Le Debrett Hotel faisait la circulation à l’angle de Shortland Street. Comme elle somnolait, Jack lui secoua l’épaule. Réveillée en sursaut, la criminologue lui adressa un regard d’enfant fatigué. C’était la première fois qu’elle faisait son âge : ses traits s’étaient adoucis de manière surprenante et son nez légèrement épaté cherchait un coin d’oreiller frais. Elle l’embrassa sur la joue, ouvrit la portière et, sans un mot, tituba jusqu’au hall de l’hôtel.

Jack la regardait, surpris. Bah ! après tout, elle n’avait que vingt-six ans…

7

Bordel, il avait fallu vingt-six ans ! Eva ne désirait pas grand-chose dans sa vie : juste quelqu’un pour embrasser ses larmes en trop, sa mort aussi. Oui, comme ça, ce serait parfait. Eva et John, John et Eva, c’est comme on voulait. Mais toujours les deux ensemble : merde, la vie leur devait bien ça !

Non, elle ne leur devait rien.

Eva se dévêtit sans pudeur dans la pénombre de la chambre. Son chemisier plana sur le dossier de la chaise. À demi nue, elle s’assit sur le lit où se tenait John, le type qui avait tué son mari, immobile dans son pantalon noir.

Eva voulait faire l’amour, il le sentait trop bien. Comment lui expliquer… Une mèche gouttait de son front, détail fuyant sur un regard oblique qui le testait de loin. Enfin la femme approcha, poitrine nue. Derrière la peau, ce cœur sentait le sang. John se contracta : Eva rampait maintenant sur lui, reniflait la chair, la bonne chaleur de la bête. Nue, effroyablement nue. Outre l’odeur du sang flottait une forte odeur de sexe, de femme, d’amour à deux, de membres emmêlés fouillant les entrailles. John ne bandait pas, il avait à peine la force de penser. On ne jouait plus, on ne trichait plus, ou alors mal.

Ils s’étaient échoués sur une île sans eau.

Eva plaqua John sur le lit. Sa bouche faisait mourir des baisers à petits pas trempés le long de ses côtes, il tentait de l’appeler mais elle ne l’entendait pas, trop occupée à défaire les boutons du pantalon : bien sûr, ils n’avaient jamais fait l’amour, bien sûr ils s’aimaient, alors quoi ? La main d’Eva plongea dans le pantalon entrouvert, goûtant la légère contraction du sexe chaud dans sa paume. Il grossirait, sa bouche rentrerait bientôt entre ses lèvres, elle crierait là tout ce qu’elle ne pouvait pas lui dire, il pénétrerait en elle.

Renaître. Retrouver l’air ingénu des petites filles quand on leur demande ce qu’elles veulent devenir plus tard. Et grandir. Eva voulait ça, et pour toujours — jusqu’à la fin lui suffisait.

Soudain la jeune femme stoppa ses jeux érotiques : John restait pétrifié sur le lit défait, le sexe mort. Idole inutile et sinistre, ses yeux roulaient sur le plafond, caméléon cherchant la mouche. Il ne respirait plus du tout, les mains agrippées aux draps, au bord des convulsions. Eva serra les dents de rage. Sa haine du genre humain se canalisa dans l’instant ; elle était maudite. Ses parents l’avaient abandonnée, sa beauté était une malédiction, un leurre génétique destiné à rendre sa vie plus atroce encore. John n’avait presque plus rien à voir là-dedans.

Trente-huit coups de gong. Sonnée pour le compte, Eva tomba sur l’oreiller. Lentement la déception fit place à une sorte de tristesse animale. La chaleur de l’autre seule les unissait : les odeurs ne s’étaient pas mêlées. En guise d’union sacrée, ils n’épouseraient que des regrets. John n’avait toujours pas bougé. Eva fermait les yeux, les flancs rejetés sur le côté du lit. Impuissante à son tour, désemparée, abandonnée.

Le temps marquait des points.

— Je suis désolé…

La voix de John ne pesait rien. Elle l’entendit parfaitement : cet homme était désolé. Alors, dans un éclair d’une implacable luminosité, Eva comprit qu’il était sincère. Jamais on ne l’avait aimée ainsi. Physiquement, Eva avait aimé bien des hommes. Jamais plus. Aujourd’hui, les choses se renversaient. Elle ne le lâcherait pas. Quitte à s’humilier. Elle réussirait. Et il saurait. Eva souffrait pour lui — l’événement était de taille : car si John ne pouvait pas la posséder, c’est qu’on devait lui avoir pris quelque chose de sacrément important…

— Je n’étais pas préparée à ça, finit-elle par dire. Mais tu peux compter sur moi, John : je serai prête à tout, tout le temps. Fais ce que tu veux, comme bon te semble. Je ne te le dirai pas deux fois, je ne suis plus la pute que je redoutais, mais rappelle-toi ça : quand le poison sera servi, je le boirai.

Eva n’était pas le genre de femme à abdiquer sans avoir combattu. C’est ce qu’elle voulut lui signifier. Il le saisit parfaitement. C’était bien là le problème.

8

Le petit matin vint dans un ciel de feu. Voûté sur son bureau, Fitzgerald décolla enfin ses yeux du dossier. Il s’étira, massa sa nuque. Ne pensant à rien — ou à tout en même temps — il eut alors envie de faire l’amour.

Il sourit et pensa à Helen. Qui était-elle depuis treize années de relations épisodiques ? Jack se rendit compte qu’il la connaissait à peine. Helen était devenue une sorte de nuit intemporelle ; il y consommait des bouts d’intimité avant de plonger, seul, dans l’abîme de ses propres cauchemars. Helen l’attendait depuis treize ans et lui n’en avait jamais rien su. La fatigue l’enivrait. Malgré sa vieille beauté, son sourire mélancolique (mais de quoi ?), cette femme restait la sœur sexuée dont il n’avait jamais eu besoin. Ce soir, peut-être. Il l’imagina, aima ses cheveux contre sa poitrine, ses mains habiles sur son corps, le sourire poli de son visage après l’amour, cet usage exclusif qu’elle lui réservait…

Une violente poussée de tendresse le mit debout. Il quitta le bureau dans un coup de vent : le parfum d’Helen flotta un moment dans l’air et se posa sur les pages lisses du rapport en cours.

Dans le jardin, les cigales chantaient à tue-tête.

*

Le soleil étirait ses premiers rayons sur la baie. À l’abri des rochers, les homosexuels de la ville s’étaient donné rendez-vous et s’enlaçaient sans gêne.

Jack remarqua qu’il portait encore sa chemise de la veille. Il allait faire l’amour à une femme et le matin lui parut… comme étrange.

La Toyota glissa le long du trottoir de Saint-Heliers.

Helen habitait un pavillon modeste qui lui appartenait dans un lotissement où les voisins aimaient se ressembler. Des fleurs ornaient chaque fenêtre, récemment repeintes en vert, quant au jardin, c’était un coin d’Éden parfumé par ses mains expertes.

— Qu’elle doit s’ennuyer ! soupira son vieil amant en dépassant la petite grille qui délimitait son territoire.

Il sonna à la porte. Bien sûr, elle dormait encore : Jack imagina sa mine renfrognée dans son peignoir, pensant avoir affaire à un postier pour d’improbables vœux de bonne année. Au lieu de quoi, Helen trouverait l’homme qu’elle aime pour la première fois de sa vie sur le perron de sa maison, avec un bouquet de fleurs dans les yeux pour unique présent — celui qu’il ne lui avait jamais offert.

Un pressentiment brisa ce moment d’harmonie factice. L’instinct. Il enclencha la poignée mais la porte était fermée. Prenant appui sur la branche d’un arbre, le Maori grimpa au balconnet. La vitre sauta d’un coup de coude. Les éclats se perdirent sur le parquet ; Fitzgerald avait déjà bondi dans le salon.

Ses yeux fous parcoururent les quelques mètres qui le séparaient d’elle. Helen reposait sur le tapis du couloir. Il reconnut le corps charnu de sa maîtresse, ses seins généreux et ses belles jambes. Sa fierté. Mais il ne reconnut pas son entrejambe : le pubis et les lèvres avaient été scalpés grossièrement, laissant une plaie béante au niveau du sexe. Le sang avait coulé abondamment, noyant les oiseaux du tapis coloré. Jack devint pâle comme un linge.

Voir avec sa tête. Le reste, pour plus tard.

Il s’agenouilla, les dents serrées pour ne pas crier, et posa sa main sur le tapis tout poisseux de sang. Il estima la mort à quelques heures environ, ce qui situait le meurtre aux alentours de minuit.

Helen était nue. Son corps avait été déplacé pour la mutilation ; plus loin dans le couloir, on apercevait sa chemise de nuit en lambeaux. Sa langue sortait encore de sa bouche comme un petit serpent rose. Sur le cou meurtri, des marques de doigts très nettes. Étranglée, comme les autres. Mutilée comme les autres.

Ne pensant à rien, absolument à rien, Jack inspecta le sexe de son amie. La blessure était semblable à celle infligée à Carol : pubis sectionné depuis le sommet, puis descente rectiligne jusqu’au clitoris, amputant une partie des lèvres. Le vagin semblait intact mais avec tout ce sang… Mc Cleary saurait lui dire avec certitude… Il continua d’examiner le corps et remarqua qu’un ongle de doigt de pied était ébréché. Helen s’était probablement enfuie devant le tueur, nu-pieds, et avait buté contre un objet dur, lui donnant l’occasion de fondre sur elle.

Il posa ses mains sur le cou : ses doigts concordaient presque avec la poigne du meurtrier. Celui-ci était cependant un peu plus petit que lui. Sans bouger le corps, il inspecta ses ongles : pas de traces de peau, pas de tissu visible à l’œil. Il nota chaque détail. Puis il se mit à quatre pattes et commença à arpenter la moquette du salon, frénétique.

Mais il ne trouva rien.

Rien.

Alors il se releva, abasourdi.

Le reste n’était plus que l’affaire de Mc Cleary.

Son travail terminé, Jack posa alors son premier regard sur Helen. Il observa son visage bleui, pensa au vide, à la suffocation, à cet appel qu’il n’avait pas entendu. Helen était belle et laide, noble et défigurée, les yeux révulsés derrière les paupières mi-closes. De son sexe mutilé, un léger filet de sang continuait de s’épancher sur le tapis. Alors Fitzgerald plongea dans ses pupilles vides afin de sentir la mort qui l’avait rencontrée ; la terreur étincelait encore, à cheval sur une larme refroidie. Elle qui ne savait qu’aimer…

Il murmura :

— Je le tuerai… je les tuerai tous. Je te le jure.

Une vague larme coula sur sa joue. De la haine pure, donc liquide.

*

La maison d’Helen Mains était maintenant le centre d’activité de la ville. Les curieux faisaient place aux journalistes. Fitzgerald accompagna le cadavre jusqu’à la rue. Même Sweety, le chat, s’était faufilé dans ses pattes. L’homme le chassa, agacé. Il regardait la petite foule de la rue comme s’il y cherchait son pire ennemi, il cherchait parmi tous ces loups et n’y trouvait que des chiens, une bouffée de rage qui le submergeait.

L’ambulance ouvrit ses portes sur le brancard, emportant d’un coup de sac plastique le corps mutilé de sa maîtresse. Aucun sentiment sur son visage.

À ses côtés, sortie d’un bref sommeil, Ann Waitura avait le profil bas des grands compatissants. Elle ne savait pas qui était Helen — Jack s’était contenté de répondre par un grognement dissuasif — mais cela lui suffisait. N’osant rien par pudeur, la criminologue restait près de lui, comme une ombre sur laquelle il pourrait s’adosser de temps en temps, s’il le souhaitait.

Mc Cleary arriva enfin, les cheveux ébouriffés et la mine grave. La main qu’il posa sur son épaule sentait la fraternité des hommes mais son ami s’en fichait complètement : les portes de l’ambulance se fermaient. Les agents en uniforme repoussèrent les badauds pour laisser passer l’ambulance en partance vers la morgue. Jack suivit le véhicule des yeux. Discrète mais à ses côtés, Ann Waitura attendait. D’un signe de tête, il l’invita à le suivre jusqu’à la Toyota. Un seul mot pour Mc Cleary :

— Prends bien soin d’elle.

Les lèvres du médecin légiste se contractèrent sous ses moustaches. Helen lui était chère. Il songea aux moments passés ensemble, à eux et leur drôle de relation : Jack ne la présentait jamais comme sa maîtresse, plutôt comme une vieille amie, mais ils étaient complices, Mc Cleary en était sûr. Helen était une femme simple, attentive, solidaire. Férue de mythologie grecque, incollable sur les histoires de labyrinthe et de cuisse de Zeus, lui et Jack aimaient sa culture agréable, sa voix douce et passionnée…

Mc Cleary était malheureux. Son vieux copain souffrait pour elle. Ça lui donnait envie de pleurer. Oui, il prendrait bien soin d’elle : c’est l’ami et non le coroner qui lui donna sa parole. En silence.

Jack dépassa les badauds imprudents. Ann Waitura était son ombre froide.

*

Parnell. Le bistrot était presque désert. Ann avait un dossier sur les genoux et trois heures de sommeil dans ses yeux, sincères et désolés. Fitzgerald ne s’était pas détendu d’un centimètre mais écoutait les propos de sa jeune partenaire, toujours concentrée sur l’affaire. Selon elle, Gallager, le psychiatre qui a rencontré Malcom Kirk en 96, était mort de façon suspecte ; son accident de la circulation pouvait très bien être un meurtre déguisé. Kirk ne figurait nulle part, à tel point que son apparition dans les fichiers de la police revêtait du hasard, ou pire, d’un oubli : toutes les autres preuves de son passage sur terre avaient été effacées. Même son dossier de l’orphelinat avait disparu. Il ne restait qu’une brève note en bas d’une liste d’adolescents jugés inaptes à partir en vacances dans les villages sociaux prévus pour eux, note griffonnée par un psychiatre en mission bénévole aujourd’hui disparu.

Il fallait creuser le sujet. Ann ne demandait que ça.

— Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? dit-elle.

— On va faire un tour du côté de South Auckland.

Le Maori eut un rictus déplaisant. Waitura resta de marbre : elle ne connaissait pas South Auckland.


Au volant de la Toyota, ils arpentaient la banlieue la plus mal famée du pays. Dans la bouche, comme un avant-goût d’ultra-violence. Ici, les gangs rivalisent avec la police, laquelle n’intervient qu’épisodiquement dans ces quartiers pauvres laissés en charge aux délinquants de tous acabits. C’est devant un des magasins miteux que Jona Lomu avait vu périr son oncle, massacré à coups de machette. Mais si le célèbre All Blacks avait réussi à s’en sortir, il était bien esseulé parmi les jeunes autochtones. Avec la crise, le néolibéralisme et l’argent sale, les bandes s’étaient organisées. L’autorité de la police avait reculé. Il régnait désormais un univers de violence à peine contrôlée par ceux qui la généraient. Les Maoris, souvent sans travail, ruminaient les rancœurs colportées par leurs ancêtres depuis que le Royaume-Uni avait volé leurs terres d’origine. Malgré les accords passés au siècle dernier, les avantages donnés aux premiers natifs et les récentes restitutions de la reine d’Angleterre, les jeunes avaient la sensation d’être nés en marge et que tout était fait pour qu’ils y restent.

D’origine maorie, Fitzgerald avait son point de vue sur le sujet. Mais aujourd’hui, il y avait les bons (et il s’en fichait) et ceux qui, symboliquement, étaient responsables de la disparition de sa famille, d’Helen… Tous étaient coupables. Leur couleur était bien le dernier de ses soucis.

Le bitume fumait du goudron sous le soleil. Le métis connaissait mal le quartier. Ann pas du tout.

Après un parcours fléché de doigts vecteurs, ils arrivèrent chez un tatoueur réputé, lequel les envoya chez un confrère, le plus ancien de South Auckland : les tatouages de Tuiagamala avaient été dessinés par un Maori sans âge, aux gestes lents et sûrs de leur talent. Lui-même portait une multitude de tatouages. Un homme étrange, calme, aimable et discret.

Jack lui présenta les photos des œuvres gravées sur la peau du géant abattu la veille : le tatoueur reconnut avoir été l’auteur de ces curieux dessins sans en connaître la signification. « Rite maori », se contenta-t-il de dire, évasif. L’artiste se souvenait de Tuiagamala : depuis quelque temps, il se faisait plus rare, mais on le trouvait parfois au Blackbird, un bar du coin.

Le vieil homme ne mentait pas, mais il y avait une drôle d’atmosphère dans son atelier…

Ils abandonnèrent le tatoueur maori aux secrets de South Auckland.


Dix minutes plus tard, la Toyota se garait sur un parking poussiéreux. Le Blackbird portait bien son nom ; des colosses aux joues tatouées en sortaient, déjà à moitié ivres. Ann se sentait mal à l’aise. Les hommes faisaient des allusions sinistres tandis qu’ils marchaient vers le hall. Fitzgerald les chassa du regard. Sans un mot, elle accepta le calibre .32 que lui tendit le policier avant de pénétrer dans l’arène. La criminologue tira sa jupe, soudain trop courte. Elle se sentait alors vraiment dans la peau d’une petite provinciale de l’île du Sud.

Le Blackbird était un gigantesque hangar où des planches sur tréteaux posées à même le bitume faisaient office de tables. Vu leur état, elles sauraient bientôt voler. Le comptoir traînait en longueur, tiré par des chopes de bière. Deux portiers épais comme des nuages surveillaient une clientèle agitée. La musique, du heavy metal aux paroles dégénérées, couvrait tout. Depuis les téléviseurs accrochés au plafond, des vidéos passaient, clips à la mode où des femmes mimaient l’univers du sexe devant l’air crétin de ses contemporains. Aux tables, les mâles buvaient leur éternelle Steinlager. Ici, pas d’étrangers. Les bandes se défiaient du coin de l’œil, n’attendant qu’un geste du camp rival pour en venir aux mains.

Ann se tenait près du policier, impassible sous son masque de femme « qui en a ». Les hommes la dévisageaient, la plupart ricanaient. Ni sa science ni son intelligence n’auraient le moindre recours ici. Et elle détesta ça.

Fitzgerald scruta l’assemblée, des jeunes en blouson de cuir, franges et bottes de moto. Le métis était un type comme eux, sauf qu’il avait décidé d’être flic. Un traître, en somme.

Il ne répondit pas aux regards insultants, attrapa une jeune Polynésienne par le bras et lui demanda avec qui traînait Tuiagamala. La fille, farouche, dégagea vivement son bras et, en guise de réponse, se tourna vers une table à l’écart.

La table de Zinzan Bee.

Jack connaissait l’homme de réputation. C’était une sorte d’incontournable dans la communauté maorie. Une longue tresse jaillissait de son crâne rasé et descendait dans son dos comme un serpent mort. De profondes rides marquaient ses traits effilés mais l’aspect de sa peau brune semblait parfaitement lisse. Zinzan Bee portait un simple gilet de cuir sur sa peau cerclée de tatouages. Un sourire ironique gravitait sur son visage dont les joues, elles aussi tatouées, donnaient à ses yeux une expression singulière.

Fitzgerald évalua l’adversaire, seul face à sa Steinlager. Sous son gilet de cuir, le Maori avait conservé un corps de jeune homme ; les muscles saillaient à chaque mouvement. Jack remarqua l’un des tatouages : ils figuraient sur le corps de Tuiagamala. Le dessin, assez obscur, ressemblait à une figurine polynésienne, une figure grimaçante…

Ann les avait vus aussi, mais choisit de rester à l’écart.

Le Maori sourit à la vue de la criminologue et les invita de la main à s’asseoir. Sur la table, une bière entamée et un cendrier où gisaient quelques tickets usagés. Les détails.

— Je vous attendais, lança Bee en guise de préambule.

Jack frémit dans sa chemise soudain moite.

— Vous savez pourquoi je suis là ?

— Je m’en doute, rétorqua l’homme. J’imagine qu’un flic, car vous avez une tête de flic, a besoin un jour ou l’autre de renseignements concernant notre communauté… (Il sourit brièvement dans sa bière avant d’ajouter :) Vous venez au sujet de Malcom Kirk, n’est-ce pas ?

— Vous connaissez cet homme ? grinça Fitzgerald.

— Lui me connaît sûrement, répondit l’autre.

— Qu’est-ce que vous savez au sujet de Kirk ?

— Ça dépend de ce que vous cherchez.

— Il s’agit bien de cet homme ?

Il montra la photo laser de l’adolescent. Zinzan Bee eut à peine un regard.

— Sans doute. Les photos ne montrent que ce qu’elles ont envie de montrer. On ne sent rien, ou pas grand-chose…

L’homme se situait visiblement au-dessus des basses contingences humaines mais ses yeux noirs sombraient dans un abîme sans fond. Jack connaissait.

— Trêve de mystère. On dit que vous connaissez tout le monde ici. Vous savez où se trouve Kirk ?

Le Maori se fendit d’un sourire supérieur. Impossible de savoir si ce type était un sage parmi les sages ou un dégénéré.

— Je suis désolé de vous décevoir mais Malcom n’est plus de ce monde.

En retrait, Ann ouvrit des yeux ronds. Kirk mort, c’était leur meilleure piste qui s’envolait.

— Vous voulez dire qu’il est mort ? lâcha Fitzgerald. Quand est-ce arrivé ?

D’un geste aveugle, Zinzan Bee commanda une nouvelle bière.

— Je n’ai rien de plus à vous dire.

Ann retenait son souffle. Jack remarqua alors un ticket de ferry au milieu du cendrier, un ticket oblitéré de couleur bleue.

— Et Tuiagamala ? Vous le connaissez comment ? demanda-t-il en formulant une vraie menace.

— C’était un imbécile. Et je n’ai pas l’habitude de frayer avec les imbéciles.

Ann se tordait les doigts sous la table. Ce type lui filait une frousse inexplicable. Un viol cérébral. Bee était le lien entre toutes les affaires : il savait, maîtrisait, dictait et commandait tout.

— Ne faites pas l’idiot, grogna le policier.

Ses yeux cherchaient à lire la destination du ticket de ferry sans y parvenir. Zinzan Bee coupa net son torticolis visuel.

— Je crois que vous ne comprenez pas bien : c’est à vous de ne pas faire l’idiot, répliqua-t-il sur un drôle de ton.

Ses épaules avaient l’épaisseur d’une racine centenaire. Ann se tourna vers le bar et nota que les hommes s’étaient rapprochés de la table. Ils étaient une trentaine, de tous âges, de toutes bandes, comme regroupés autour de Zinzan Bee. Jack hésita : au moindre geste, ces types lui sauteraient dessus. Même seul, il avait peu de chances de s’en tirer. Avec Ann, c’était pire.

Les colosses se tenaient prêts, bras ballants le long des hanches. Mauvais signe chez les voyous.

— Ne prenez pas ce risque. Pas avec elle, insinua Bee en désignant la jeune femme. Malcom Kirk nous a quittés il y a cinq ans environ. D’ailleurs, vous devriez l’imiter. Un changement de peau ne vous ferait pas de mal !

Et il partit d’un rire tonitruant.

Les policiers échangèrent un regard circonspect. Zinzan Bee continuait de rire comme si ce qu’il venait de dire avait quelque chose d’irrésistible. Alors Jack le saisit par le cuir de son gilet. C’était plus fort que lui. Seulement Fitzgerald n’était pas sur les docks à chercher qui frapper. Il y eut un mouvement dans leur dos ; six hommes, tous maoris, s’étaient approchés dangereusement. Le policier reconnut trois des jeunes qui l’avaient cherché au Corner Bar, fouina dans les ombres et trouva celui à qui il avait troué le pied, engoncé dans une sorte de plâtre confectionné à la main… South Auckland. Tout venait donc d’ici. Sans se concerter, les hommes arrachèrent leur pompe-sueur, laissant découvrir leurs incroyables tatouages, et se mirent en position de haka. Waitura se tint sur la défensive. Jack lâcha Zinzan Bee.

Il y eut alors un cri formidable, féroce, sauvage, chant guerrier accompagné de grimaces traditionnellement destinées à faire fuir l’ennemi.

— Kamate ! Kamate ! (Voici la mort !)

Jack connaissait ces paroles vengeresses. Tous les Néo-Zélandais les connaissent. C’était le cri de guerre des Maoris, le haka, accompagné d’une série de gestes rituels dont la signification échappe aux pakehas, étrangers venus d’Europe. À chaque exclamation, tapant du pied sur le sol, les guerriers avançaient d’un pas si bien qu’ils se retrouvèrent bientôt nez à nez avec les policiers : leur langue frémissait comme des petits serpents sous leurs lèvres bouillantes de rage. Fitzgerald ne bougea pas. Ann retenait son souffle. La danse martiale s’acheva après un cri commun qui fit lever les hommes. Ils restèrent alors immobiles, grimace figée, narguant les policiers face contre face. Les rangs se serrèrent autour d’eux. Jack se tourna vers Zinzan Bee mais le chef maori avait disparu. Il ne l’avait même pas vu s’envoler !

— Ne restons pas là, glissa-t-il à l’oreille de sa partenaire.

Tétanisée. Il saisit Ann par le poignet et traversa la foule agglutinée. Bouclier humain, les épaules du métis roulaient contre les torses bombés. Des insultes fusèrent tandis qu’il tirait la criminologue vers la sortie. Des mains avides lui tâtaient le corps : Ann se sentait comme aspirée par ces gestes obscènes…

Jack ne vit pas le signe qu’adressa Zinzan Bee à l’un de ses acolytes, stationné à une table voisine. Le Maori souriait : Fitz avait mordu à l’hameçon.


Sur le parking, même l’air semblait prisonnier du climat. Ann avait pâli. Ils claquèrent les portières de l’automatique. Les Maoris se tenaient dans le hall pour s’assurer de leur départ. La Toyota démarra et, d’un bond sans consistance, les emporta loin d’ici.

La jeune femme, d’abord livide, finit par reprendre ses esprits.

— Qu’a-t-il voulu dire en affirmant que Malcom Kirk n’était plus de ce monde ? Vous croyez vraiment qu’il est mort ? (Comme Fitzgerald restait hermétique, elle s’écria, encore sous le choc :) Bon Dieu, Jack ! Qui est ce Zinzan Bee ?

Pas de réponse. Le policier semblait perdu dans ses pensées. La criminologue saisit son ordinateur de bord et cliqua sur les commandes.

— Je vais demander à Wilson de transférer les informations sur ma machine…

— Laissez tomber, fit Jack. Zinzan Bee ne figure sur aucune fiche de la police. C’est… une sorte de chaman.

Ann resta stupéfaite.

— Vous voulez dire une sorte de sorcier ?

— En quelque sorte.

Même lui paraissait mal à l’aise.

— Mais pourquoi n’est-il répertorié nulle part ?

— Un petit privilège maori, lança-t-il, toujours évasif.

— Il y a une raison valable à ce traitement de faveur ?

— Les autochtones ont accepté tant bien que mal les Blancs sur ces terres. N’oubliez pas que ce sont les leurs. Bee est un chaman, reconnu par les siens. Cessez une seconde de penser comme une Occidentale. Les questions existentielles de ce peuple ne sont pas les mêmes que les nôtres. Seulement aujourd’hui les choses ont changé. Beaucoup de Maoris ont adopté une attitude occidentale mais une partie d’entre eux, appelez-les traditionalistes plutôt que réfractaires, ont gardé les bases de leur culture ancestrale. Zinzan Bee est considéré comme un représentant honorifique, un chef spirituel si vous voulez. Ses pouvoirs sont limités pour vous mais pour eux il est un chaman, une entité que vous ne pouvez pas concevoir comme ça, depuis vos yeux…

— C’est la raison pour laquelle la population maorie le protège ?

— Sans doute.

— Et vous dans tout ça ?

— Quoi moi ?

— Vous vous situez où ?

— Je suis flic.

— Ils vous le font payer ?

— Non. J’assure aussi leur sécurité.

— Zinzan Bee a eu jusqu’à présent un traitement de faveur.

— Il est jugé inoffensif. Et puis on a déjà assez de problèmes avec les gangs, le chômage, la délinquance et les revendications territoriales.

— Dans ce cas que faisait-il dans ce bar ?

Jack ne répondit pas. Il semblait étrangement calme. Ça ne lui ressemblait pas. Il parlait de Zinzan Bee comme d’une entité spirituelle alors que cet homme nuisait à son paysage…

— Si je comprends bien, Zinzan Bee connaît Tuiagamala et Malcom Kirk mais on ne peut pas l’obliger à coopérer avec les autorités, c’est ça ?

— Exact. Touchez un de ses cheveux et c’est toute la communauté maorie qui s’embrase. Et ça, personne n’y tient.

Ann bouscula leurs arrangements.

— Putain, Jack ! Vous déconnez ! Livrez-moi le fond de votre pensée : que pensez-vous de ce type ?

— Il est au courant de tout. Je le sens.

C’était à son tour de se parler à lui-même. Ann avait la même sensation. Bee la terrorisait. Il avait la beauté du diable et la puissance prophétique du Millenium.

Conduisant au jugé par les avenues plombées, Jack songea au ticket de ferry sur la table du bar : malgré l’inélégance du Blackbird, on devait changer les cendriers après chaque client. Tous les bars font ça. Ca signifiait donc que le ticket bleu appartenait à Zinzan Bee, qu’il aurait utilisé ce ticket dernièrement…

Il déposa Ann au commissariat et informa ses équipiers de son prochain déplacement : Ferry Berth.

9

Ticket bleu : destination Waiheke. Jack trouva une place in extremis dans le ferry d’une heure. Entouré d’une joyeuse marmaille, il s’installa à l’un des bancs du pont supérieur.

Les rares nuages furent chassés par les alizés, faisant place à un ciel d’un bleu pur jus. Plus loin dans la baie, les voiliers de la prochaine coupe de l’America s’entraînaient afin de défendre le glorieux trophée. Les gens filèrent vers le bar du ferry pour l’inévitable soda.

Une demi-heure plus tard, le bateau garait sa lourde carcasse dans le port de Surfdale. Les mouettes jouaient les gravures de mode dans l’air marin mais Jack n’était pas un contemplatif : si sa piste était bonne, Zinzan Bee avait séjourné ici dernièrement. Dans quel but ? Kirk était-il mort comme semblait l’insinuer le Maori ? Dans ce cas, pourquoi le chaman s’était-il rendu à Waiheke ?

Fitzgerald se rendit à pied au seul poste de police présent sur l’île, sorte de baraquement à la climatisation déglinguée. Là, il tomba sur un flic aux cheveux crépus dont les bottes sales reposaient sur un tas de paperasse.

Ieremia avait une trentaine d’années, un uniforme trop petit pour sa musculature et une belle tête cuivrée. « Un Samoan », pensa Jack en lui montrant sa carte et la photo laser de Kirk.

— Vous connaissez cet homme ?

Ieremia retira ses pieds du bureau et inspecta la photo.

— Non, désolé.

— Vous travaillez seul ici ?

— Oui. Sauf pendant les congés. Un autre flic me relève. Vous savez, ici, je ne sers qu’à régler les petits problèmes des insulaires…

Ieremia n’avait pas l’air débordé.

— Vous connaissez quelqu’un susceptible de me renseigner ?

Il sembla réfléchir. Jack le trouvait aimable mais nerveux. Sans qu’aucune lueur n’éclaire ses yeux, il finit par dire :

— Je crois avoir ce qu’il vous faut. Le vieux Jones habite Waiheke depuis toujours. C’est un pêcheur. Il saura peut-être vous renseigner.

— Et on le trouve où, ce Jones ?

— Au bout de l’île, du côté d’Onetangui. Mais il faut s’y rendre en voiture. L’endroit est sauvage. Jones habite une cabane pas loin de la plage, sans téléphone évidemment.

— Vous avez un véhicule ?

— Je vous accompagne ; ça me fera une promenade…


Les deux hommes roulèrent près d’une demi-heure. L’île se dépeuplait au fur et à mesure qu’ils suivaient la route goudronnée. Ieremia ne posait pas de question, se contentant de conduire la Ford banalisée le long des champs encore verdoyants. Il allait parfois de son petit commentaire sur les beautés de l’île. Jack se taisait. Il pensait à Helen, à leurs promenades à Waiheke.

Enfin, le flic stoppa sa guimbarde en bord de route. Il essuya sa sueur d’une main et dit :

— C’est là. Jones ne doit pas être très loin…

Sur la droite, un chemin à peine visible se glissait sous les fougères. On devinait plus haut le toit d’une maison en partie cachée par les branches d’arbres exotiques. Petit frisson. Trois fois rien. Un danger. Jack rumina :

— Attendez-moi là, je reviens dans un petit moment…

N’ayant rien de mieux à ajouter, Ieremia opina du chef.

Il emprunta le chemin et disparut parmi les fougères. La maison était semblable à celles croisées le long de la route, avec un préau, un étage sur pilotis et une terrasse repoussant tant bien que mal l’avancée du bush. Hormis les incessants battements d’ailes lilliputiennes, on ne percevait aucun bruit. Fitzgerald avança jusqu’au préau : des traces d’huile encore fraîches s’épanchaient sur le sol… Il emprunta l’escalier et poussa la porte de l’étage. Pas un bruit ; la maison semblait vide. Sur une table trônait un bouquet de fleurs. Le canapé, couleur fuchsia, était neuf. Fitzgerald dégaina son arme, le cœur battant plus vite, passa à la cuisine : un frigo, un énorme congélateur, un lave-linge neuf, four micro-ondes high-tech… Il se pencha sur l’évier. Ses poils se hérissèrent : une paire de bas flottait dans une cuvette.

Des bas de femme.

Jack se jeta immédiatement à terre. Une série de coups de feu éclata près de lui. Le Maori roula vers la porte, cherchant d’abord à sauver sa peau : il ne vit pas l’homme qui, dans un nuage de fumée blanche, venait de surgir du congélateur, un pistolet-mitrailleur dans les mains.

Un projectile avait détruit le barillet de son .38 et il filait désormais mains nues vers la terrasse sous les cris perçants de l’automatique. Les balles percutaient le mur, ricochaient sur le parquet et fusaient dans l’air tandis qu’il se réfugiait à toute bombe vers le salon. Tout explosait autour de lui. Depuis la cuisine le tueur arrosait la pièce au jugé. Jack fut littéralement chassé de la maison, ahanant dans sa fuite éperdue, poursuivi par une meute de balles gros calibre.

Il atteignit la terrasse. Sous lui, un bush à peu près inextricable encerclait la maison : le policier plongea sans hésiter.

Une rafale cueillit les feuilles présentes. Le tueur fonça sur la terrasse, tira de nouveau mais un cliquetis familier lui indiqua que son chargeur était vide.

Dans sa chute, Jack avait dégringolé plusieurs mètres à travers les ronces. Il se retrouva englué dans un amas de verdure qui le rendait invisible depuis la maison. Il saignait du cuir chevelu, la brûlure était celle laissée par le passage d’une balle, les épines le déchiraient, ses épaules étaient meurtries, mais le bush avait amorti sa chute : il était vivant. Ce petit bonheur ne dura pas : le type était au-dessus, sur la terrasse, et lui n’avait plus dans sa main qu’une longue estafilade à la place du .38.

Il avait bien un canif à la ceinture… Empêtré dans les branches, Fitzgerald cherchait un moyen de sortir de ce traquenard quand il entendit le bruit d’une porte qui se claque. Plus haut, le tueur avait rechargé son PM mais il y avait maintenant un nouvel arrivant dans la maison. Quelqu’un que les balles avaient alerté. Ieremia ?

La voix qui parla la première était un mélange de mauvais anglais et d’argot.

— Qu’est-ce que tu fous là, toi ! On t’a pourtant dit de rester où t’étais !

— Je suis ici chez moi ! répondit l’autre d’un ton criard. Ce serait plutôt à moi de vous demander ce que vous faites là ?!

Cette voix-là était féminine, haut perchée, presque trop. Fitzgerald tendit l’oreille.

— T’inquiète pas, ma vieille. J’suis là pour te protéger.

Silence : manifestement, la personne qui habitait ces lieux n’en croyait pas un traître mot. Jack risqua un œil depuis sa cachette mais le bush lui barrait toute vision.

— Qu’est-ce que vous cherchez ? demanda la voix étrange.

— Y’a des traces de sang : je crois que je l’ai touché. T’as vu personne sur le chemin ? (Pas de réponse. Il insista.) Un flic. Un sale flic.

Le tueur s’approcha du bord de la terrasse et tira une salve aveugle dans le bush. Quatre mètres plus bas, Jack se terrait contre une grosse racine, les mains protégeant la tête. Plusieurs branches se fissurèrent près de lui mais aucun projectile ne l’atteignit. La drôle de voix s’écria :

— Arrêtez ! Arrêtez !

— Oh ! Ta gueule, salope ! grogna l’autre en cherchant du canon une nouvelle cible.

— On avait passé un accord ! se mit à hurler la fille. Je n’appartiens plus à ce salaud de Bee ! Vous n’avez rien à faire ici. Ni vous ni personne de sa bande !

— Tu es mal placée pour parler de ça. Et Carol, qu’est-ce que tu en fais ?

— Ce… Non ! Ce n’est pas moi ! Vous le savez très bien ! C’est pas moi ! Oh ! Non… Pas moi ! (Le son baissa jusqu’au balbutiement.) C’est pas moi… Pas ma faute à moi…

Cette voix était celle d’un damné, un être malade qu’on écorchait vif.

— Ah ouais ? Tu veux qu’on vérifie ? menaça l’autre.

— Non ! non !! Laissez-moi tranquille !

— Bon, c’est comme tu veux, ma vieille. De toute façon, j’suis pas là pour ça. Faut que j’retrouve l’autre flic. (Il pesta :) Bullshit ! Où il est ce fils de pute ?!

Il y eut le cliquetis sournois d’un automatique que l’on arme.

Fitzgerald s’ébroua. Le bush ne le protégerait pas longtemps. La meilleure défense étant, paraît-il, l’attaque, il s’extirpa tant bien que mal des ronces. Depuis la terrasse, l’autre vidait son chargeur à travers la jungle.

Jack dévala l’enchevêtrement de conifères, trouva une fougère particulièrement gigantesque et mit genou à terre. Après quoi, il tira le canif de son étui, haletant. Une minute passa. Il attendait toujours, de l’angoisse collée aux boyaux. Enfin il perçut un bruit de pas, un bruissement, trois fois rien… Ses oreilles s’agrandirent : le silence emplissait tout. Alors, un autre bruit, maintenant très net. Là, sur la gauche… L’homme approchait.

Jack évalua la lame de son canif. L’idée jaillit. Il lança un appel sur l’émetteur qui le reliait à sa partenaire, le déposa à bout de bras sous une fougère voisine et glissa un peu plus loin.

Quand le Maori arriva dans son champ de vision, Jack attendait, le canif serré dans la main droite. Au premier bip, l’homme se tourna brusquement et détruisit la fougère voisine d’un tir tendu. Les branches tombèrent comme des mouches. Il bondit sur son flanc gauche. Le Maori qui tenait le pistolet-mitrailleur n’eut pas le temps de repousser l’assaut fulgurant ; le canif s’enfonça jusqu’à la garde dans son thorax. Il chercha alors à retourner son arme contre l’agresseur mais Jack lui tordit brutalement le poignet. La rafale s’envola dans l’air du temps.

Le canif toujours planté dans le torse, il saisit le policier à la gorge et, malgré la douleur intense, tenta de l’étrangler. Jack se dégagea d’une manchette teigneuse, puis il propulsa une droite sèche à la pointe du menton : l’homme subit l’onde de choc de plein fouet. Son cerveau cogna dans son crâne, il tituba un instant avant de tomber à terre.

À bout de souffle, les jambes comme un tas de chiffons, Jack jaugeait l’ennemi : un filet de sang coula depuis sa bouche charnue. Les poumons étaient touchés. Le Maori se mit à râler, une main sur le thorax, les yeux roulants.

Cet homme allait mourir.

Le policier extirpa la photo de Kirk de sa veste. Comme sa mâchoire était cassée, Jack se demanda s’il pourrait parler. Il présenta la photo à sa face grimaçante :

— Qui c’est ce type ? (Comme il n’obtenait pas de réponse, il le saisit par le col de sa chemise :) Bon Dieu, tu vas crever ! Dis-moi ! Qui c’est ?

Le visage de l’homme se transforma. Il eut un mouvement de recul, comme si cette photo le terrorisait :

— Moe… moetotolo.

Jack crut un instant retomber en enfance, quand, au coin du feu, le grand-père de Polynésie racontait la vie sur son île lointaine. Moetotolo, cet amant qui se glisse dans le lit des jeunes filles pour la glorieuse défloration…

— Et la fille ? s’égosilla-t-il. Qui c’est, cette fille ?

Il secoua le Maori, en vain : l’homme articulait des sons mais ce charabia restait incompréhensible. Il étreignit une dernière fois sa chemise sanguinolente mais l’homme venait de sombrer dans un coma qui l’enverrait ailleurs pour un aller sans retour.

Fitzgerald mit trente secondes pour se lever et dix de plus pour réaliser qu’il fallait vivre encore — et plus vite. Le temps de se rappeler l’existence de la femme sur la terrasse.

Le cuir chevelu arraché, les vêtements couverts d’épines, il traça le bush sans penser à rien. La peur collait encore à la semelle de ses chaussures quand il grimpa les marches et atteignit le salon. La chaleur était accablante malgré les fenêtres ouvertes mais il n’y avait plus personne ici.

Fitzgerald abandonna toute idée de poursuite.

Il tenta de rassembler ses esprits mais c’était plus fort que lui, il ne pensait plus qu’à une seule femme, malgré tout ce qu’il venait d’endurer, malgré Helen, c’était Eva qui tremblait dans l’auréole du mauvais rêve. Plongé dans la contemplation de ses pieds, Jack revint à la réalité. Que lui arrivait-il ? Quand il se leva, l’air lui donnait le tournis. Il poussa la porte de la chambre et repéra un lot de barrettes sur la table de nuit. Dans les placards, accrochés à des cintres, d’autres robes, des jupes, des pantalons collants, des chemisiers… Les tiroirs aussi regorgeaient de dessous féminins.

Kirk n’aurait donc jamais vécu ici ? On lui avait tendu un piège, Zinzan Bee avait chargé un tueur de l’éliminer mais qui était cette fille ? Elle était pourtant mêlée à la mort de Carol, le tueur la protégeait, mais de quoi ?

Il inspecta la salle de bains ; sur la tablette, diverses crèmes s’étalaient au milieu d’un imposant matériel de maquillage : fond de teint, rouge à lèvres, faux cils, mascara, poudres, pinceaux… Il pensait de nouveau à Eva en retournant sur les lieux du crime — le sien. Jack fouina par terre et trouva enfin son émetteur. Rictus de déception : le Maori avait tiré juste. De l’émetteur, il ne restait plus qu’une poignée de puces électroniques et un quart de boîtier usagé. Quant au tueur, il n’avait évidemment aucun papier sur lui…

Il rebroussa chemin jusqu’à la route mais, comme prévu, la Ford avait disparu : Ieremia s’était volatilisé.

*

Le ferry coupa les moteurs. L’océan n’était plus qu’une lente glissade vers le port d’Auckland. Debout sur le pont, Jack Fitzgerald se massait le visage, épuisé par cette journée qui avait bien failli lui coûter la vie. Il avait perdu un temps précieux, à commencer par les quatre kilomètres qu’il dut effectuer à pied avant que la voiture d’un riverain daignât l’emporter jusqu’à Surfdale. Le bureau de Ieremia était évidemment vide : d’après un autochtone interrogé à ce sujet, Ieremia n’aurait pris son poste qu’au début de la semaine… Jack avait téléphoné à sa partenaire, naturellement inquiète, afin qu’elle vînt le chercher au dernier ferry.

Il arrivait enfin, dans un état proche de la paranoïa : le meurtrier de Carol était protégé par des forces beaucoup plus puissantes que lui. Cette histoire puait la trahison, la haine et la mort. Depuis le début. Il quitta le quai bondé du port : garée contre le trottoir de K. Road, Ann attendait à bord de la Toyota. Elle aussi paraissait tendue. Ils se saluèrent brièvement. La criminologue descendit l’avenue tandis que Jack lui contait son arrivée à Surfdale, Ieremia, la fille qui habitait là-bas, le tueur qui l’attendait, son appel dans l’émetteur et cette histoire de moetotolo…

— Moetotolo ?

— Une vieille pratique a priori oubliée, expliqua-t-il. Dans les villages perdus des îles du Pacifique, le viol n’existait pas. En revanche, la pratique du moetotolo était monnaie courante, et même un titre de gloire pour les amants : il s’agissait de se glisser dans la couche d’une vierge et d’y voler sa virginité. L’amant se transformait alors en une sorte d’esprit de la nuit ; en fait, c’est plus un jeu qu’un viol. Si la jeune fille trouvait le moetotolo à son goût, elle se laissait faire, quitte à crier au moetotolo le lendemain matin. Quant à l’amant, il sortait grandi de l’épreuve, possesseur de la précieuse virginité de la jeune fille, mais à ce petit jeu gare aux maladroits : le moetotolo qui ne sait pas bien s’y prendre, au physique repoussant ou trop bruyant lors de son intrusion dans la case, était immédiatement puni. La vierge se mettait alors à hurler en pleine nuit, réveillant le village afin que tous voient le moetotolo démasqué. Honte suprême pour l’amant malhabile aux choses de l’amour, ridiculisé devant son peuple, battu parfois, et la plupart du temps chassé du village…

— Quel rapport avec la fille dont vous parlez ?

— Je ne sais pas. C’est bizarre. Quelque chose ne colle pas dans cette histoire.

— Vous croyez que cette fille était une vierge ?

Il haussa les épaules.

— Ce qui est sûr, c’est que Ieremia, le flic de Surfdale, est dans le coup. Il a dû s’échapper avec la fille.

— Tout ça n’a pas de sens.

— C’est vrai. Je vais mettre Osborne sur le coup. Je ne sais pas d’où vient ce flic mais tout ça ne me plaît pas. Pas du tout. (Il se tourna vers elle :) Bon, et vous ?

La criminologue livra les derniers résultats de ses enquêtes. Bilan : les dossiers de Tuiagamala et Bee s’arrêtaient à la même date : 1996. L’année du premier meurtre. Toujours la même date.

La voix de Wilson dans la radio coupa alors leurs réflexions.

— J’ai le rapport complet de l’autopsie de Tuiagamala, feula le policier. Mc Cleary est formel : on a retrouvé… on a retrouvé de la chair humaine dans son estomac.

— Une piste ?

— La chair humaine a été ingurgitée environ six heures avant que vous n’abattiez Tuiagamala. D’après Mc Cleary, il s’agit de morceaux provenant du fessier et des cuisses. Comme la viande était déjà faisandée, on imagine que la victime a été tuée il y a environ quarante-huit heures.

— Kirsty, marmonna Jack entre ses canines.

— Ou Katy, déglutit Ann.

— Quoi d’autre ?

— Après examen, Mc Cleary a relevé de la résine de pin à la racine des cheveux de Tuiagamala. La même que sur la hache. Vous savez qu’il existe peu de pinèdes sur l’île du Nord. Mc Cleary a mis du temps à le trouver mais cette résine proviendrait d’un arbre qualifié de « pin maritime ».

Jack s’était renseigné la veille sur les pinèdes alentour. Soudain une lueur illumina son visage.

— Waikoukou Valley. C’est l’endroit le plus proche où l’on trouve cette sorte de pins.

Il avait potassé son sujet. Waitura frissonna sur son siège. Fitzgerald l’avait incluse à son équipe mais il lui cachait quelque chose.

— Qu’est-ce qui se passe maintenant ? gloussa Wilson depuis l’émetteur.

— Il faut quelqu’un pour démêler le sac de nœuds de Waiheke. Osborne s’en chargera. Toi, rejoins-nous à Waikoukou Valley. Je crois qu’on ne sera pas trop de trois, conclut le policier d’une voix glacée.

Wilson émit un grognement satisfait. Il allait enfin opérer avec son boss.

10

Karekare. Eva longea le gros rocher qui surplombait la maison. John l’attendait sur la terrasse, un matériel de pêche posé sur le sable. Le visage de l’assassin était encore rougi par la plongée mais elle le trouvait très beau dans sa combinaison sans manches.

Eva était complice d’un meurtre, exilée avec un type malade et tout allait pourtant parfaitement bien.

Edwyn avait sombré corps et biens dans sa mémoire, ce grand fourre-tout où elle évitait de ne jamais rien chercher. C’était comme s’il n’avait jamais été, ni son mari ni même un homme. En guise de remords, Eva n’éprouvait rien. John l’avait ensorcelée.

« Ça me donne du vent ! » pensa la jeune veuve en descendant jusqu’à la maison où John attendait, un panier à l’épaule.

— Tu as ramené quoi ?

— Des langoustes ! répondit-il en faisant gesticuler les gambettes mal épilées des crustacés.

Dans les yeux d’Eva, le bonheur se payait en langoustes. Il dit :

— Tu as faim ?

— Oui. Mais il faut les tuer avant, non ?

— Oui. Tu vois, c’est comme le bonheur.

Il sourit. Eva repensa au flic venu la veille. Elle n’avait rien dit à John — pas envie.

Tandis qu’ils marchaient vers la cuisine, Eva remarqua pour la première fois la figure d’une statuette maorie accrochée dans un coin de la terrasse.

— Tiens ! Qu’est-ce que c’est ?

— Un heï-tiki, répondit John. « Heï » pour pendentif, « tiki » pour humain.

— C’est une amulette, non ?

— Oui. Les Maoris s’en servaient comme cadeau de bienvenue, la chose la plus estimable que l’on pouvait offrir. Travailler la pierre rare ou l’os demandait des semaines. Les significations de cet objet sont multiples. Les Maoris mettaient le heï-tiki à l’entrée de leur case pour éloigner les mauvais esprits.

— Il y a des mauvais esprits ici ?

— Plein !

Eva observa l’objet grimaçant d’un œil circonspect. Elle comprenait que les mauvais esprits déguerpissent devant une trogne pareille.

— Les hommes sont-ils rendus si bas ? murmura-t-elle pour elle-même.

— Tu connais peut-être cette légende grecque ? Les dieux auraient créé les hommes en commençant par les meilleurs. Ceux-là travaillaient l’or. Puis ils sont descendus dans la hiérarchie : d’autres hommes ont travaillé l’argent, mais ça marchait moins bien. Alors une nouvelle génération a travaillé l’airain, puis une autre, l’héroïsme. La dernière génération est la nôtre : elle travaille le fer. La nature de ces hommes est si maligne qu’ils ne connaissent pas de répit, condamnés à travailler et à souffrir. Ils deviennent de plus en plus mauvais : les fils sont toujours inférieurs aux pères. D’après cette légende, un jour viendra où leur perversité les amènera à adorer le pouvoir : ainsi, ces hommes perdront le respect du juste et du bon. Et quand plus un ne sera indigné devant le mal, la souffrance d’autrui, les dieux les détruiront. À moins que le petit peuple ne se révolte un jour.

Eva se taisait.

— Le vieux Maori qui m’a vendu ce heï-tiki m’a raconté des histoires similaires sur cet objet. C’était étrange…

Son regard s’évada. Eva raccrocha la statuette au mur, bien décidée à devenir l’esprit bienveillant de cette maison.

— Tu crois qu’on vivra traqués ?

Sa voix pesait des poussières.

John posa doucement sa main sur sa joue.

— Ne t’en fais pas. Nous ne les laisserons pas faire ça.

Eva serra les dents, avec plaisir : il y avait dans son regard une lueur maladive — la vie.

*

Le bush s’étendait sur les hauteurs. Une petite route serpentait à travers la végétation, reliant Karekare à Piha Road. Cernée de monts forestiers, la plage se distinguait encore en contrebas mais le bruit des vagues se dissipait. « De là-haut », John lui avait assuré que la vue serait superbe.

Ils avaient quitté le chemin depuis un moment et s’enfonçaient à travers la forêt. Dans leur dos, le sentier disparaissait sous les fougères géantes. L’atmosphère chargée d’insectes laissait échapper des odeurs bizarres, proches des sensations. Exténuée après la montée, Eva s’était arrêtée au milieu du chemin. John se retourna. Et la sentit enfin. L’odeur. Celle du monde. Il fallait le faire. Le vieux Maori avait raison : le faire avant que tout ne soit trop tard, le faire avant que les hommes ne détruisent tout, la nature et les enfants à venir, eux surtout.

John avança vers la femme. Il cachait quelque chose dans son dos. Eva eut peur, car le regard qui la fixait n’était plus celui d’un homme : il était ce gosse androgyne laissé en pâture sur la dune de son enfance, quand les vagues cognaient dans sa tête, quand Betty l’avait écrasé de tout son mépris. Impuissant. Le fantôme de sa conscience l’avait touché, meurtri, humilié. John n’était plus maintenant qu’une grimace effarée aux mains tremblantes, des secousses rapprochées qui faisaient rouler ses yeux. La lueur bleue jaillit et se ficha dans son crâne : il ne devait pas crier, c’était interdit. La lumière fouilla. Le visage de Betty apparut en kaléidoscope, angélique avec ses quatorze ans, ses joues rondes et ses cheveux blonds crasseux tombant sur les épaules. Il l’aimait. Elle aussi l’aimait. Elle lui avait même murmuré : « John, je veux que tu sois le premier à me faire l’amour… » L’adolescent avait baissé la tête. Jamais on ne lui avait dit une chose si belle et si terrible. Mais tout s’était brisé, cassé, arraché, dilapidé, pulvérisé. Le kaléidoscope tourna à toute vitesse et fonça vers le cœur de la lumière bleue. L’œil du cyclone. Betty disparut dans un cri, happée par la mer électrique.

— John, ça ne va pas ?

Mais sa voix manquait de tout. Elle recula d’un pas : il tenait dans sa main une sorte de trique. Eva resta pétrifiée. Une statue vivante. Un modèle… John fit un effort surhumain pour repousser la crise. Il passa la branche entre ses cuisses, redessina l’arrondi de ses formes, ce corps immobile, palpable, soulevé par la peur qu’il lui inspirait.

— Oh ! John ! Je t’en prie…

Le bras de son amant allait s’abattre sur elle. Eva, en croisant ses yeux vides, succomba à la panique : elle recula et aussitôt s’enfuit vers le bush. En trois enjambées, John la rattrapa, la saisit par le bras et l’envoya valdinguer contre un arbre. Maintenant, elle était prête.

Dans un bref sifflement, la trique cingla sa cuisse. John grimaçait. Eva crut reconnaître la face immonde du heï-tiki de la maison. Elle subit. Et cria. Trois fois. Mais ne plia pas. John, lui, chancelait. Il cligna des yeux, finit par lâcher la branche et se retint au tronc de l’arbre. Les paupières lourdes, le sexe dur, son odeur forte dans les narines. Sueur et sperme. La chaleur de la bête.

Absent, John regardait ses mains : elles tremblaient, tout au moins coupables. Non, ce n’était pas lui. Pas lui.

Toujours adossée, Eva se mordait les lèvres. Il fallait tenir le coup, ce type était sa seule façon de vivre. John posa ses mains sur la gorge dégagée que la jeune femme lui tendait en sacrifice. Il ne pensait à rien. À rien de présent. Ses doigts s’enfoncèrent dans la glotte. Eva ne tenta aucun geste mais son regard ne quitta pas l’assassin : les yeux dans les yeux, la mort avait plus d’attraits. Son souffle raccourcit. Les oiseaux s’étaient tus, flairant le danger. John serra. Elle gémit :

— Alors ?

Le temps resta pendu au gibet de ses mains. Enfin les doigts se rétractèrent. Le bon air de la planète afflua dans la gorge d’Eva. Plaquée contre l’arbre, elle avait attendu le jugement de sa vie, il venait d’être donné : « non coupable ».

Il avait fallu vingt-six ans. Eva s’était fourvoyée. Sur toute la ligne. La malédiction n’existait pas. Elle n’avait jamais existé.

John s’agenouilla, déchira d’un geste gauche le maillot de la femme et enroula ses bras autour de ses cuisses. Eva le laissa faire. Il se battait bien. Doucement, elle caressa ses cheveux tandis qu’il tentait tout dans le creux de ses jambes.

Une larme, puis deux tombèrent sur le tapis de mousse.

*

Une lame de lumière s’effilait depuis les volets de la chambre. À l’ombre lourde de la lune, la chaleur de l’été s’évaporait. Eva dormait, allongée sur le lit.

De l’autre côté de la cloison, John veillait. Dans l’atelier secret, une odeur de gouache et d’huile exhalait des pots, la plupart séchés. Une lampe à pétrole éclairait cette pièce exiguë sans fenêtre.

John avait l’habitude d’amener des modèles chez lui — des femmes exclusivement — mais aucune n’avait jamais vu le résultat de ses travaux. Elles auraient d’ailleurs été déçues : il ne peignait qu’une vision défaite de la femme, de l’amour et de sa condition. John sélectionnait ses modèles au hasard. Il repérait une fille, la suivait, puis lui envoyait une note explicative. La plupart du temps, les filles suivaient ses instructions sans poser de questions : elles venaient ici, restaient deux heures et disparaissaient jusqu’à la séance suivante avec cent dollars en poche. Des femmes de tous milieux sociaux se rendaient ici.

Aujourd’hui, Eva était le modèle. Elle serait son chef-d’œuvre.

Seul devant la toile, John attendait l’instant. Eva tenait les draps poings serrés et il l’aimait éperdument, cette femme à qui il ne pouvait faire l’amour. John ne pouvait plus supporter son impossible hétérosexualité, il ne pouvait plus se supporter. Oui, il était temps d’expier le mal. Vite. Ça lui courait déjà dans les veines, ça démangeait, tous ces petits picotements sous la peau…

Il saisit une lame de rasoir et s’ouvrit le poignet. D’un coup sec, la veine se fendit. Un flot de sang gicla sur la toile avec une vigueur surprenante. Automutilation pour punition, scarification, sang pour inspiration. « Un sang d’encre ! » fit-il en ricanant. Car depuis quelques jours le mal commençait à se faire plus présent.

La lampe à pétrole envoyait des signaux de fumée au plafond. John n’eut guère à presser sur la blessure : une flaque vermeille inondait déjà la toile vierge. Il saisit un pinceau à poils fins et le trempa dans cette gouache encore tiède. Enfin, il commença à peindre. De manière frénétique. Plus rien ne comptait.

— Ce soir, j’achèverai mon œuvre ! fit-il en brandissant le pinceau maculé de rouge.

Le peintre se concentra derrière la vitre teintée, évalua la cambrure des reins sans prêter attention au liquide qui gouttait de son poignet. Eva était magnifique. Le tableau prenait forme dans son esprit.

Il travailla jusqu’à l’aube.

Le résultat fut à la mesure de son état psychique.

Délirant.

L’œuvre était achevée. Il ne savait pas si c’était bien, en tout cas c’était vital.

Le travail l’avait mis dans un état de fatigue exquis et le sang coulait toujours de sa blessure. Le tableau était fini : il fallait y survivre.

John s’empara d’une aiguille et passa un fil dans le chas. Il pensait à tout. À rien. Au temps. Ses bousculades. Avec une minutie très discutable, il recousit la blessure à vif. L’aiguille s’enfonçait aisément dans sa peau et la souffrance ne lui faisait pas peur : son corps n’était pas le sien.

Le sang coulait beaucoup moins maintenant. Un vrai travail d’artiste. Alors, il se tourna vers la chambre : Eva, à la lueur de la lune, semblait belle… Belle et bien morte.

11

La nuit tomba sur Waikoukou Valley. Les cratères de la lune faisaient des taches d’encre sur le buvard cosmique. Jack et Ann avaient suivi le labyrinthe de sentiers forestiers qui filaient à travers les arbres, questionnant au passage les bûcherons ; l’un d’eux finit par leur indiquer le domicile présumé de Tuiagamala. Le géant habiterait quelque part dans le bush, entre fougères géantes et pins serrés en un vaste môle tournant. À pied et selon les estimations du garde forestier, ils en avaient pour une demi-heure environ.

Très vite, le chemin s’avéra impraticable pour une voiture ; ils laissèrent donc la Toyota à la lisière du bush et s’équipèrent en vue d’une marche forcée : lampe-torche, boussole, quelques armes de poing et un nouvel émetteur qui les relierait les uns aux autres. Si Jack était habillé pour la circonstance (chaussures souples, pantalon noir et veste légère), Ann Waitura avait toujours ses talons plats et son tailleur. Ils feraient avec.

Comme convenu, Wilson les avait rejoints au crépuscule. Il portait son uniforme de service, un revolver à la ceinture, une matraque et des menottes. Jack avait confiance : Wilson avait le visage des hommes prêts à l’action.

Ensemble, ils élaborèrent un plan d’investigation des lieux. Ça restait évasif, mais Fitzgerald n’avait pas le temps de dépêcher un escadron pour ratisser la pinède. Le vrai domicile de Tuiagamala se situait quelque part dans l’obscurité.

Wilson disparut le premier sous la voûte des épineux.

Jack bourra ses poches de balles calibre .38, vérifia le bon fonctionnement de son arme et fila d’un pas rapide à travers le bush. La jeune femme eut toutes les peines du monde à le suivre. Ils s’enfoncèrent sous les arbres, l’attention portée sur les bruits de la nuit, plus troublants à mesure qu’ils pénétraient l’obscurité. Le tailleur s’accrochait aux ronces, déchirant çà et là le lin de sa jupe. Lui continuait de marcher comme si de rien n’était. Bon gré mal gré, ils se frayèrent un passage dans la forêt. Les oiseaux créaient des monstres alambiqués sous les feuillages et des démons obscènes semblaient les observer depuis les cimes des arbres. Les opossums les regardaient passer en ouvrant des yeux ronds.

Ann pressa le pas : Jack avait pris de l’avance et elle ne tenait pas à rester seule en retrait. Trop occupée à surveiller ses propres pas, elle buta contre son partenaire : le policier avait stoppé au milieu du chemin.

— C’est ici…

Son souffle n’avait été qu’un murmure. Derrière une fougère démesurée, on devinait une cabane de bois vétuste prolongée par une grange où s’entassaient des piles de rondins et des outils — tout un matériel de bûcheron. Jack s’était arrêté car une lumière filtrait de la cabane. Tuiagamala ne vivait donc pas seul.

— Ann, tu restes là. Je vais y aller. Fais-moi plaisir, sors le flingue que je t’ai donné. Cache-toi et observe. Compris ?

Elle acquiesça d’un signe de tête et se glissa derrière l’énorme fougère en bordure du chemin. Sa dernière vision fut celle d’un homme aux abois disparaissant dans l’obscurité. Une terreur inexplicable lui nouait le ventre. Elle avait peur pour sa vie, celle de Jack…

Un vieux hibou ferma les yeux sur les agitations des hommes ; ceux-là faisaient tellement de bruit que les mulots avaient tous déguerpi.

À couvert, Jack contourna la cabane. Wilson ne devait plus être loin. Il attendit de longues secondes, épia, n’entendit rien de suspect, approcha lentement, chercha des ombres ennemies sous la lune, épia de nouveau, et s’arrêta à dix pas de la cabane. La lumière filtrait toujours depuis la lucarne. Il lui sembla distinguer une silhouette dans la pièce : impossible d’en déterminer l’identité.

Fitzgerald chercha la bonne respiration. Son instinct le mettait en garde. Mais de quoi ?

Son pouls devint plus régulier. En quelques enjambées, il parcourut la distance qui le séparait de la porte. D’un coup de pied, le policier fit sauter les pauvres gonds et jaillit dans la pièce, arme au poing. Son index se contracta sur la détente : face à lui, assis à une table de bois miteuse, Zinzan Bee.

Le sorcier maori eut un vague geste de bienvenue.

— Je vous attendais, capitaine.

Jack fit un brutal panoramique : c’était une pièce sale, avec deux grands placards, une étagère où s’entassait la vaisselle d’un autre temps, un évier à l’eau jaune, toutes sortes d’ornements maoris accrochés aux murs et une couche immonde posée à même la terre battue.

Un piège. Zinzan Bee les avait menés dans un piège. Jack tira deux fois. Une balle se ficha dans chaque placard.

Le rire du Maori ponctua le lourd silence qui suivit.

— Je ne me cache pas dans les placards, monsieur Fitzgerald !

Il pointa son arme sur la poitrine couverte de tatouages. Zinzan Bee n’esquissa pas le moindre geste quand il s’approcha pour jeter un regard inquisiteur sur sa cheville : celle-ci était ornée d’un cercle bleuâtre semblable au tatouage de Tuiagamala.

— Maintenant, tu vas me dire ce que tu sais, grogna-t-il. Je te préviens, je ne suis plus patient. Plus du tout.

— Mais bien sûr, capitaine. Que voulez-vous savoir ?

Bee était trop sûr de lui. Ses mains baguées gravitaient loin de son gilet de cuir mais Jack se tint contre le mur afin d’éviter toute mauvaise surprise.

— Tuiagamala, c’est un mangeur de chair humaine ?

— Si l’on veut.

Le Maori jouait franc jeu. Il devait se sentir fort. Jack se demanda où était Wilson.

— C’est toi qui l’as initié ?

— Je ne mange pas de chair humaine, rétorqua-t-il dans un sourire glacé.

— Réponds.

— Je l’ai initié aux rites de nos ancêtres mais il voulait aller plus loin…

Fitzgerald serra les dents.

— C’est un meurtrier. Tu l’as cautionné, que tu le veuilles ou non. Maintenant tu vas me raconter son histoire. Je n’hésiterai pas à te descendre.

Le chaman prit une longue inspiration. Le ton qu’il adopta était d’une étrange tranquillité.

— Tuiagamala est issu des terres retirées, celles que votre gouvernement a laissées à nos ancêtres il y a plus d’un siècle. Une terre pauvre, sans avenir mais non sans âme. Tuiagamala est né monstrueux. La consanguinité de notre autarcie forcée ne l’a pas épargné. Très tôt les siens l’ont rejeté, par honte, et puis il effrayait les femmes, les plus jeunes le chassaient…

— Accouche.

— Hum, soupira Zinzan sans se départir de son air supérieur. Son esprit malade a fait une sélection des événements et des rites qu’on continuait malgré tout à lui inculquer : avec le temps, il s’est inventé sa propre histoire. C’était pour lui une question de survie. Alors à son tour il a rejeté sa mère, sa famille, et devint Tané, l’esprit des bas-fonds où rôde et règne le mangeur de chairs mortes.

Un frisson macabre erra dans la pièce. Jack cala la crosse de son revolver. Bee poursuivit son histoire :

— Tuiagamala finit par s’éloigner de son village, hanté par ses rêves nocturnes. Il a ainsi erré sur les routes en quête d’un sanctuaire. Après des semaines de vagabondage, il s’est réfugié dans cette forêt. Seuls quelques bûcherons le connaissaient et, par pitié sans doute, le laissaient braconner. C’est ainsi que je l’ai rencontré, misérable créature aux ornements grotesques — répliques hallucinatoires des récits de son enfance où les prêtres revêtaient robes et tatouages pour honorer les dieux. Tuiagamala avait déjà commencé son initiation, mais il lui fallait un maître de cérémonie, un guide à travers l’engrenage spirituel qui le précipiterait définitivement du côté des dieux malins… Tané, le guerrier furieux qui marche dans l’ombre. Alors, il entendrait pleurer l’esprit des étrangers…

Zinzan Bee se tut. La sueur perlait sur son front tatoué. Sa grande natte brune émergeait de son crâne chauve pour retomber dans son dos. À quelques pas de là, le canon du .38 toujours rivé sur sa poitrine, Fitzgerald grimaçait.

— Oui, je l’ai initié, poursuivit le Maori. Ce pauvre être avait besoin de moi, et les dieux le réclamaient. Non pas les dieux d’aujourd’hui, ces pitres qui sont les vôtres, mais ceux de nos ancêtres, avant l’arrivée de Tuti, votre capitaine Cook. Ainsi, Tuiagamala devint Tané, le Mal dont chaque civilisation a besoin comme repère. Car, sans notion de bien et de mal, quelles barrières fixer à son peuple ? La symbolique est simple, monsieur Fitzgerald. Elle est la même que la vôtre, quoique plus primitive. Vous avez chassé les dieux multiples que nous honorions mais certains sont revenus. Car ceux que vous nous avez proposés en échange avec la cohorte de missionnaires débarqués sur notre terre ne nous ont finalement apporté que chaos, désorganisation du lien social et familial, mort des croyances, désolation et chômage… Aujourd’hui, certains d’entre nous, esclaves d’hier, reviennent aux anciennes formes de vie, de croyances… Nous honorons nos dieux en secret, loin de vos villes criardes et perverses où nous n’avons nulle place…

Le triomphe saillait de ses pommettes ; cet homme se croyait invincible. D’immortel, il n’y avait qu’un pas. Jack savait que les hommes étaient des sots, inventeurs de contradictions qu’ils étaient incapables d’assumer. L’aspect spirituel lui échappait : les Grecs n’avaient pas fait tant de manières. Ils se servaient de leurs divinités selon l’occasion. Il expulsa un soupir dégoûté.

— Pauvre fou. Tu me donnes vraiment envie de vomir…

Son index jouait sur la détente quand un coup de feu retentit : il provenait du dehors. Aussitôt, le policier se plaqua contre le mur, un œil sur Bee, l’autre sur la fenêtre. Il cria par la lucarne à moitié démolie :

— Wilson !

Silence. Juste le bruissement des arbres. La nuit se tenait tranquille, avec ses ombres angoissantes et ses mystères. Un piège. Fitzgerald visa le sorcier au front. Bee ricanait.

— Tu me dis ce qu’il se passe, tout de suite ! il menaça.

Zinzan ne fit pas le moindre geste. Seuls ses sourcils bougèrent. Un signe que Jack interpréta dans la seconde : il y eut un bris de glace et une succession de cris. Un homme passa à travers la fenêtre et se réceptionna sur le sol dans un athlétique roulé-boulé : Ieremia, le flic de Surfdale.

Jack l’accueillit par une volée d’acier : la balle traversa l’épaule du flic avant de se ficher contre l’os. Ieremia fut projeté en arrière, la clavicule pulvérisée. Au même moment, Zinzan Bee bascula sur sa chaise et se laissa tomber en arrière : la seconde balle siffla à hauteur de tête, mais s’écrasa sans dommage dans le placard. Bee se faufila entre les chaises.

Le policier pivota sur lui-même et visa la porte : deux hommes venaient de faire irruption dans la cabane tandis qu’un autre sautait par la fenêtre brisée. Il tira ses dernières balles sur les cibles mouvantes, touchant un Maori de forte corpulence à l’abdomen, l’autre à la boîte crânienne. Les guerriers s’effondraient sur la paillasse sale quand il ressentit une douleur vive à son poignet droit. Il releva les yeux et reconnut un des hommes croisés dans le bar de South Auckland : le guerrier brandissait un bâton traditionnel, celui qui venait de cogner son bras armé.

Rapide comme un serpent, le Maori frappa une seconde fois, à la tête. Jack s’écroula aussitôt.

Tout s’était passé très vite. Zinzan Bee se releva au moment où le policier glissait sur la terre battue. Le sorcier le jaugea avec un air de satisfaction. Le chef de la police n’était plus qu’un tas de viande recroquevillée contre le mur, le visage en sang.

Autour de lui, le carnage. Un de ses guerriers était mort sur le coup, un autre agonisait sur la paillasse et l’épaule blessée de Ieremia lui faisait courber l’échine. Le chaman l’aida à se relever.

À ses côtés, Térii bombait le torse : il venait d’abattre l’étranger. C’est à lui que revenait l’honneur de le dépecer avant de blanchir ses os.

Le jeune guerrier leva son bâton et s’apprêta à frapper la nuque afin d’achever ce maudit flic. La voix de Bee coupa net son élan meurtrier :

— Non ! Attends ! On va le mettre avec l’autre. (Ses canines se découvrirent une vocation de fossoyeur :) C’est l’occasion unique de faire une petite cérémonie en l’honneur du Tané mort…

Térii obéit sans discuter. Zinzan Bee était son chef spirituel, son guide. Il se contenta d’un regard méprisant envers sa victime à terre et se retira.

Dehors, deux hommes vêtus d’un costume traditionnel tenaient un petit tronc d’arbre en équilibre sur leurs larges épaules. Le corps de Wilson pendait là. Le guerrier leur fit signe d’approcher.

Attaché par les mains et les pieds, le jeune policier ne bougeait plus : la moitié de son orbite oculaire avait été emportée par un coup de massue, le sang gouttait abondamment sur sa chemise, ses cheveux blonds étaient tout poisseux mais il respirait encore faiblement.

— Timu et Paouta sont morts. Celui-là servira leur mémoire, dit solennellement le guerrier.

Ils jetèrent Wilson sur le sol poussiéreux. Un râle s’échappa de sa bouche tuméfiée.

*

Cachée derrière les fougères, Ann avait retenu son souffle : une bande de Maoris passait devant elle. Des peintures de guerre ornaient leur visage farouche. Ils marchaient dos courbé, furetant à travers les feuillages en direction de la cabane. Leur aspect était magnifique, effrayant. Le temps avait reculé : « Des mangeurs d’hommes », pensait-elle, le cœur haletant. Prise de panique, la criminologue hésita à donner l’alerte : pourtant ses deux compagnons étaient là-bas, quelque part dans l’obscurité autour de la maison, en danger, et les Maoris les suivaient probablement depuis le début. Un piège. Il fallait décider, trouver un moyen de sortir vivant de ce guêpier… Soudain, deux coups de feu retentirent. Son dos se contracta, mordu dans sa chair. Sans comprendre son geste, Ann s’enfuit dans le bush.

Un autre coup de feu claqua dans l’air suffocant de la nuit. Elle courut sans s’arrêter, tenant son sac contre son ventre comme un bouclier dérisoire. Les épines arrachaient son tailleur, ses pieds butaient contre les racines, son ventre grouillait de peur : fuir. Il y eut une nouvelle série de coups de feu, Ann n’entendait plus rien, la panique dévalait sous ses jambes, les branches lui giflaient le visage, la nuit la poursuivait jusque dans ses pires rêves de gosse. Elle courut jusqu’à en perdre haleine, au hasard de ses pas affolés. Lorsqu’elle s’arrêta, son cœur cognait contre ses tempes. Ann Waitura voulut vomir mais n’y parvint pas. Elle hoquetait, la main plaquée au tronc rugueux d’un pin, l’estomac retourné.

Enfin, lentement, la vie reprit forme par-dessus le hoquet de son corps. Ça faisait presque du bien, tant de douleur. La criminologue tenta de se calmer. Vite, analyser la situation. La nuit gardait son silence comme une mère jalouse. Ann se redressa, expulsa le mauvais air de sa bouche et lissa son visage exsangue de ses mains moites. La peur l’avait fait détaler comme la dernière des lâches. Qu’étaient devenus Fitzgerald et Wilson ? Pourquoi avait-elle si peur pour eux ? Une pensée fusa. Elle la rejeta violemment : l’homme n’a pas de prédateur.

Un calme blanc navigua dans ses eaux. La jeune femme remarqua qu’elle tenait toujours son sac contre son ventre. Il y avait bien l’émetteur mais elle n’osa pas joindre Jack : il pouvait être avec les criminels et son appel pouvait le trahir. Entre un rouge à lèvres et un porte-cartes, elle vit alors le petit cadeau de Jack : un calibre .32.

Ann Waitura détestait les armes à feu mais savait les utiliser — elle avait même relevé un défi stupide lancé par un élève de sa promotion. Elle ferait une exception pour cette fois : la jeune femme vérifia le chargement des six balles et prit la direction qu’elle venait de fuir.

L’obscurité était son alliée. Elle reprit courage, rebroussa chemin et, au détour de mille précautions, tomba sur la bande organisée.

De loin, la criminologue suivit des yeux l’étrange cortège : quatre puissants Maoris aux corps luisants sous la lune portaient deux hommes blancs, accrochés à des troncs comme des fauves après une longue battue. Le cliché sauvage de l’enfant occidental, les récits d’aventures du capitaine Cook. Le visage d’Ann avait des siècles : elle reconnut Jack, pendu tel un lion mort, et Wilson, dont l’œil à moitié crevé expulsait un flot de sang noirâtre. Fermant la marche funèbre du cortège, Ieremia se tenait l’épaule. Le convoi surréaliste se dirigeait d’un pas nonchalant vers le bush.

À distance respectable, Ann suivit les Maoris à travers la forêt d’épineux. Elle n’avait plus peur : le cap était dépassé et puis elle s’était comportée comme une lâche tout à l’heure : son devoir était de les sortir de là. Coûte que coûte.

Elle serra fort la crosse du .32 dans sa paume.

Enfin le cortège stoppa à hauteur d’une clairière. Waitura se tint en retrait, prenant garde par d’incessants regards alentour à parer toute surprise. À une vingtaine de mètres, les guerriers avaient disposé les corps inertes des policiers sur le sol. La femme ouvrit les yeux en grand : elle faisait face à une sorte de sanctuaire, avec des pierres dressées devant les vestiges d’un grand feu.

Un homme approcha.

Zinzan Bee avait revêtu le maro blanc, signe du premier savoir, et commença à prononcer des incantations incompréhensibles. À ses côtés, Térii recouvrit les corps des prisonniers de bandelettes macérées d’huiles odorantes après les avoir solidement attachés par les mains.

Jack revint à lui au moment où l’un des guerriers traînait un cochon sacré par les oreilles : les fanatiques avaient tout prévu. Avant l’égorgement, la bête renifla le charnier, son groin fouillait les restes. Parmi eux, Fitzgerald sentait l’haleine fétide du porc couler sur sa figure.

Il profita du relâchement causé par la préparation de la cérémonie pour évaluer la situation : ses mains étaient liées dans son dos. Devant lui, un charnier où exhalaient toutes sortes d’immondices. Les offrandes : cochons égorgés en présage, chiens expiatoires éventrés. De ces bas-fonds régnait Tané, le mangeur de chairs mortes. Pour lui, on abattait des hommes selon les rites ancestraux. Des os blanchis, des têtes aux orbites vides, et toujours cette odeur de mort qui crevait les narines… Ici gisaient les restes de Katy, Kirsty, et sans doute tant d’autres avant eux.

Wilson gémit. Jack se tourna vers lui. Le visage du jeune flic faisait peine à voir mais il respirait encore, par secousses. Son orbite frontale était fracassée et son œil ne tenait plus qu’à ses larmes.

Jack avait du mal à voir, la tête lui tournait.

On amassa des branchages dans les cendres froides. Après quoi on jeta les corps des deux policiers à même le charnier. Trop faible, Wilson plongea tête la première dans la fange sans pouvoir se dégager. Jack extirpa sa nuque pour respirer un peu d’air.

Les guerriers ne faisaient plus attention à lui. Térii, vêtu du maro sacerdotal, peint de jaune et poudré de safran, marchait à la manière des incantateurs, le torse nu pour découvrir le tatu des maîtres-initiés :

— Que les dieux qui se troublent et s’agitent dans les neuf espaces du ciel de Tané m’entendent, et qu’ils s’apaisent ! rugit-il dans la nuit hallucinée.

Il présenta une fiole à Zinzan Bee. Le maître de cérémonie avala une large goulée du liquide épais avant de la donner à ses disciples qui, à leur tour, burent la drogue. Bientôt, chacun fut pris de convulsions. Les corps se tordaient sous la lune, Jack, vautré dans le charnier, tenta de se dégager mais ses liens étaient trop solides. À ses côtés Wilson bougeait encore, à moitié étouffé par les cadavres d’animaux en putréfaction.

Quand les Maoris cessèrent leurs spasmes, une lueur de folie pure dévorait leur visage peint. Ces hommes n’avaient plus rien à voir avec le monde alentour, ni même le souvenir de ce que furent leurs ancêtres. La drogue les avait rendus fous.

On mit le feu aux branchages : Jack comprit que le brasier leur était destiné. Très vite, les flammes crépitèrent sur le bois mort. Térii présenta une écuelle à Zinzan Bee : du poison pur.

Deux guerriers saisirent Wilson et le relevèrent. Le malheureux respirait faiblement. Jack se débattit, en vain. Un cri effrayant perça l’air. Il releva la tête : Wilson, que l’on maintenait debout malgré sa grande faiblesse, hurlait de douleur. Térii venait de lui ouvrir le poitrail à l’aide d’un couteau et enfonçait maintenant le poison dans la plaie ouverte.

On nageait en plein délire. Fitzgerald tira de toutes ses forces sur ses liens, sans résultat. Wilson agonisait ; il vomit un liquide verdâtre qui provenait de sa bile, le corps tétanisé par la douleur laissant suinter un mélange de sang et de pourriture. Jack détourna les yeux.

Wilson expira dans un long râle.

Les guerriers psalmodiaient des incantations maléfiques. Térii commença à dépecer la victime : s’aidant d’une lame effilée, il ouvrit de l’aine jusqu’au thorax le corps encore brûlant du jeune policier. Puis, il extirpa les entrailles où se mêlaient sang chaud et défécations, viscères et appareil digestif, les tendit en signe de victoire avant de les jeter dans le feu sacré.

Ils ne mangeaient que les parties nobles.

Jack maudissait entre ses dents quand un coup de feu claqua depuis la forêt d’épineux. Le corps d’un guerrier tomba d’un seul bloc dans le charnier où il se débattait. Une balle s’était fichée dans le dos du Maori, faisant éclater une omoplate sous l’impact.

Les guerriers se mirent à plat ventre et se lancèrent une série d’invectives. C’était le moment ou jamais. Jack fit un effort terrible pour se hisser sur ses jambes. Ieremia voulut s’interposer mais un nouveau projectile siffla à ses oreilles, l’obligeant à se coucher : le flic de Surfdale gémit quand sa clavicule déjà fracturée frappa le sol épineux.

D’un bond, Fitzgerald se jeta dans le feu où grillaient les viscères de Wilson.

Rampant à couvert, Zinzan Bee hurlait les ordres. Térii glissa jusqu’aux fougères et se trouva bientôt à l’ombre de la lune. La mort changeait de camp.

Deux guerriers se dispersèrent. Ieremia, toujours à terre, saisit la jambe de Jack et l’attira vers lui de sa main valide. Le policier s’était jeté dans les flammes et livrait ses poignets noués à l’épreuve du feu. Les brûlures lui arrachaient des larmes tièdes mais il tiendrait bon. D’un coup de talon rageur, il repoussa Ieremia, agrippé à sa jambe, tandis qu’une série de balles faisait voler la terre alentour. Ann devait se situer quelque part dans les fourrés, il fallait se hâter : désormais dispersés, les guerriers ne tarderaient pas à la prendre à revers.

La peau de ses poignets avait commencé à se consumer mais les liens finirent par se déchirer : il était libre. Libre. La sensation fit grimper en flèche son taux d’adrénaline. Il se jeta à la gorge de Ieremia et roula avec lui dans une étreinte capricieuse. Trouvant l’ouverture, Fitzgerald enfonça son doigt dans la plaie du Maori : un sang tiède jaillit de la blessure encore fraîche. Il sentit même la balle, encore coincée contre la clavicule en morceaux. Sur l’instant, il ne ressentit rien. D’une brutale clé du bras, Fitzgerald lui cassa le cou. Les vertèbres de Ieremia cédèrent et son corps devint subitement tout mou.

Jack se releva, à moitié fou : ses poignets étaient brûlés, sa tête lui faisait mal et l’effort fourni pour se débarrasser de Ieremia le rendait fébrile. À ses pieds, la fiole ingurgitée par les tueurs s’épanchait. Les coups de feu avaient cessé et la clairière était étrangement déserte. Il rassembla ses forces pour hurler dans la nuit :

— Attention, ils cherchent à te contourner ! Déplace-toi, vite !

Sans attendre de réponse, il saisit le bâton de combat qui traînait à terre. Trop faible pour courir, Jack tituba vers le bush où venaient de disparaître Zinzan Bee et sa clique. La tête lui tournait. Sans arme, il n’avait aucune chance contre des combattants aguerris. Le policier fit alors demi-tour et se pencha sur le sol : il restait quelques gorgées de drogue dans la fiole. Il avala le tout.

Le liquide épais commença par brûler son œsophage. Un spasme violent parcourut son corps et le jeta les deux genoux à terre. Le goût était atrocement amer mais une chaleur inconnue lui fit l’effet d’une bombe. Il avait des braises dans l’estomac. Un fantastique coup de fouet le propulsa sur ses jambes : chien maintenant complètement enragé, il courut vers les épineux.

Quelque part sur sa gauche, deux coups de feu claquèrent, vite suivis par un cri de femme. Jack pensa aussitôt à Elisabeth, à son appel. La drogue le possédait. Dès lors, il fallait tuer. Le bâton à la main, il sauta par-dessus les fourrés et courut. Dans sa tête, un vide profond de vingt-cinq ans. L’appel d’Ann n’était qu’un lointain écho.

Un guerrier tapi dans le noir surgit alors des étoiles. Ayant senti le danger, le métis bloqua l’attaque à l’aide de son bâton et jeta son crâne dans le nez du tueur : les cartilages cédèrent mais il riposta aussitôt, touchant au ventre. Fitzgerald recula sous l’impact mais resta en position, prêt à affronter l’ennemi. Le jeune Maori qui lui faisait face n’avait pas vingt ans. Il tourna autour du flic en grognant dans le dialecte de ses ancêtres. Jamais Fitzgerald n’avait ressenti ça. Il frappa dans le vide et sentit siffler la mort juste au-dessus de sa tête. Soudain le bâton qu’il tenait vola littéralement de ses mains ; le Maori, plus habile, se ruait maintenant sur lui, les yeux rougis par la peur. Jack se protégea derrière un tronc, pivota et frappa de plein fouet le genou de son agresseur : la rotule fêlée, le Maori vacilla et, hagard, ne réussit pas à éviter la semelle suivante, qui lui détruisit le nez. En réponse aux lourdes larmes affluant aux yeux du guerrier, Fitzgerald décocha un terrible uppercut au menton. Sa technique de boxe n’avait pas pris une ride. L’homme lâcha son arme mais ne tomba pas. Quelque chose le faisait mourir debout.

Le policier s’empara de la massue à terre et l’écrasa sur sa tête. Alors seulement, le mangeur d’homme daigna s’affaisser. Il frappa pourtant de nouveau, avec la même violence, laissant apparaître une masse étrange, gluante. Jack n’entendait plus rien : enivré par la drogue et sa propre folie, il ne voyait qu’une bête frappée à mort — car alors c’était lui, le meurtrier de sa famille.

Un cri lointain et désespéré le sortit de sa transe hallucinatoire. La tête de Jack bourdonnait comme une mouche épileptique, ses doigts serraient encore le bâton de guerre dans une étreinte d’aliéné et le jeune type gisait sur le sol humide, le crâne ouvert… Revenir sur terre.

C’était fait. Il courut vers les arbres voisins, vers l’appel. Dans le ciel noir de monde, même les étoiles saignaient à blanc. Sur le chemin, Fitzgerald trouva le corps d’un homme tatoué, abattu d’une balle en plein visage.

Ann s’était défendue avec courage mais l’étau s’était resserré. Zinzan Bee l’avait surprise et très vite l’avait contrainte à lâcher le calibre .32. Dans la bagarre qui suivit, Térii lui démolit la lèvre inférieure, cassant deux dents au passage. Le sang affluait dans sa bouche : Ann avait lancé un dernier cri. Jack.

Les Maoris la plaquaient maintenant contre un arbre. Ils arrachèrent ses vêtements. Les seins lourds de la jeune femme jaillirent à la lune. Ann Waitura se laissa faire. Sa mort ne lui faisait pas peur. Aveuglé par cette résignation, Térii déchiqueta les lambeaux de sa fine culotte blanche.

— Calme-toi ! siffla Zinzan Bee.

Ann ne disait rien. Le sang frais coulait de sa bouche meurtrie, ses dents lui faisaient mal, le Maori la maintenait par le sexe contre le tronc de l’arbre.

— Arrête ! ordonna le chaman. Nous allons la sacrifier selon les rites !

Térii se retira, les yeux exorbités. Zinzan Bee fit jaillir la lame de son poignard. D’un coup, il éventrerait cette créature mauvaise. Après quoi il dévorerait son foie et calcinerait ses organes génitaux dans le feu sacré. Les restes seraient livrés au charnier après qu’on eût dévoré les morceaux de choix.

Zinzan Bee avait jeté un sort sur le monde : une vengeance sauvage, pour son peuple anéanti et pour tous les peuples primitifs écrasés par la loi des Blancs.

Tout à sa haine, il n’entendit pas la bête feuler dans son dos.

Térii lâcha soudain les poignets d’Ann. Alerté par la proximité du danger, le sorcier fit volte-face. La femme se laissa glisser sur le tapis de mousse, le visage barbouillé de sang.

Térii fut le plus prompt à la riposte. Il gonfla le torse, fit courir ses muscles sur sa peau découverte : devant lui, un métis à tête de cinglé le menaçait des canines. Personne n’avait peur : ils frappèrent ensemble.

Les bâtons se brisèrent dans un bruit de bois sec. De la main gauche Fitzgerald tordit le poignet de son adversaire, et de la droite enfonça violemment son bâton sectionné dans ses yeux. Les échardes crevèrent la rétine. Térii tituba, tenant dans ses mains un flot de sang. Fitzgerald allait l’achever quand Zinzan Bee, lancé à l’attaque, planta sa lame dans sa cuisse. Le couteau s’enfonça juste avant l’os.

Des bêtes sauvages grimpèrent aussitôt à l’esprit du policier, tentèrent de l’aspirer vers le bas. Sa jambe trembla mais sa volonté refusa de flancher, bêtes sauvages ou pas. Zinzan Bee commença à malaxer son couteau dans la blessure à vif. Une piqûre féroce grimpa jusqu’à l’aine.

Quand un crocodile géant les happe au bord du Nil, les zèbres s’attaquent aux yeux de leur agresseur : alors, le monstre les laisse s’échapper. Fitzgerald était cet animal en perdition : il planta ses crocs dans les paupières du sorcier. D’un coup sec, il arracha peau et cils. Le Maori se prit le visage à deux mains et lâcha sa garde. Jack cracha des lambeaux de chair, empoigna le couteau planté dans sa cuisse et le tira d’un coup sec. Les bêtes féroces se déchaînèrent dans sa tête.

Il rugit une dernière fois avant d’égorger Zinzan Bee. Dans un flot d’hémoglobine qu’il tentait de réprimer, le sorcier maori tomba à terre. Les yeux révulsés, il pensa à tous ces Blancs, ces métis, tous ces traîtres, et à la terre de ses ancêtres définitivement tournés vers l’Occident… Sa carotide était déchirée mais il psalmodia une dernière fois la formule damnée, un sort jeté à ces fous libres de tout détruire.

L’image du vieux Maori passa devant ses yeux vitreux.

Zinzan Bee expira le cœur en paix.

La nuit tournait dans les arbres. Ivre de douleur, Jack se tourna vers Térii : le jeune Polynésien cachait toujours son visage dans ses mains poisseuses. Il eut un geste de recul en voyant approcher Fitzgerald. Il ne pouvait plus se défendre et, dans le flou de sa vision rouge sang, Térii eut soudain peur : ce type était un démon. Même le Tané n’était pas si sauvage.

Avant de s’évanouir, Fitzgerald lui perfora le ventre. Dans son délire, il entendit presque distinctement le bruit du sang expulsé. Rassuré par cette dernière vision de cauchemar, il sombra dans un coma bref mais profond.

12

Le vent bruissait dans les flancs des arbres. Jack fut réveillé par un autre bruit que celui du sang, des os qui craquent ou de la chair violée ; le bruit d’une bouche sur sa peau brune. Il ouvrit un œil. Tout était trouble, bizarre, dépassé. La cime des pins tanguait au-dessus de lui et Ann Waitura divaguait, nue et tremblante sur sa poitrine.

Une douleur aiguë le saisit alors à la cuisse. Son estomac se souleva. Il ne savait pas depuis combien de temps ils reposaient tous deux sur la mousse mais il avait perdu beaucoup de sang : une flaque poisseuse s’épanchait de sa jambe blessée. Jack accueillit l’oisillon tombé du nid, posa sa main sur les cheveux d’Ann, qui sanglotait en silence. Le contact humain la ramena un peu à la vie.

— Tu… tu es vivant. Oh ! Mon Dieu…

Elle releva la tête, ses pupilles fauves noyées de larmes. Sa lèvre inférieure était nettement coupée. Ils ne bougeaient pas, ils avaient presque peur de respirer. Fitzgerald reprenait ses esprits. La coupure de son crâne ne saignait plus mais ses poignets brûlés étaient à vif.

Enfin, la criminologue se rendit compte de la situation — elle reposait nue sur le corps du policier. Soudain gênée, elle rampa jusqu’à ses pauvres vêtements éparpillés sur la mousse. Ann tint ses guenilles contre elle, espérant peut-être effacer le sentiment qui l’avait poussée vers lui.

Jack ne la regardait plus ; il déchira la manche de sa chemise et la porta à sa cuisse afin de bloquer l’hémorragie. Il serra contre la plaie, souffrit mille morts lors de l’opération et fit un nœud. Puis il se hissa sur sa jambe valide, eut un mal de chien à faire les quelques pas qui le séparaient des cadavres, ôta la tunique d’un guerrier mort et porta le maro à la jeune femme perdue sur son tapis de mousse.

Avec tout ce sang, c’était assez répugnant à enfiler, mais Ann n’avait plus qu’un désir : rentrer. Un lit, une maison, un hôpital, n’importe quoi pour partir d’ici.

En passant son doigt contre ses gencives, elle réalisa avec effroi que deux dents manquaient. Deux molaires. Ses cauchemars de gosse la poursuivaient. Pleurant doucement, elle se leva et, nu-pieds, suivit le pas chaotique du policier sous la futaie.

Ils abandonnèrent sans un regard les cadavres mutilés des Maoris, marchèrent un moment, ailleurs. Jack ne disait pas un mot. Son visage luisait d’une pâleur alarmante. Ann ressentait cette douleur. Unis dans la mort, ils formaient désormais une seule et même personne.

La jeune femme se voila la face quand elle aperçut le corps dépecé de Wilson près du charnier. À ses côtés, les braises rougissaient sous la lune. Elle était intervenue trop tard : à cause de sa lâcheté, Wilson avait péri de manière abominable. Ce sentiment de culpabilité la fit flancher.

C’est la main de Jack qui rattrapa la sienne.

— On n’y peut rien maintenant. N’y pense plus. Je… C’est… C’est la première fois que quelqu’un me sauve la vie.

On aurait dit que ça lui en coûtait. Ann offrit son épaule comme pilier. Il l’accepta, peu persuadé d’être debout. Cahin-caha, les deux épaves s’enfoncèrent dans la nuit.

Au milieu de la clairière, le feu sacré crépitait encore.

*

Ann conduisait l’automatique. Ayant perdu trop de sang, Fitzgerald avait fini par s’endormir sur le siège du passager. Elle le laissa à ses délires morbides.

Ils venaient de quitter Waikoukou Valley. Avec sa tunique blanche tachée de sang et ses pieds nus, Ann Waitura avait l’allure d’un fantôme perdu. Elle ne voulait toujours pas croire ce qu’elle venait de vivre. Comme un automate téléguidé, elle roulait : au-delà des phares, Auckland dormait sur ses oreilles de béton. Elle ne pensait plus rien. Le sang coagulé formait une croûte sur ses lèvres.

Préférant se concentrer sur la route, elle atteignit la ville peu avant les premières lueurs du jour. Dans le yacht club, les bateaux jouaient des coudes en contrebas de la maison de Mission Bay.

Ann se pencha sur Fitzgerald. Sa cuisse ne saignait plus. Bien que le tissu fût imbibé de rouge, c’était le signe qu’aucune artère vitale n’avait été touchée.

Elle gara la voiture sous le préau. Il ne manquait plus que ce type meure…

Le policier sortit de l’état d’inconscience dans lequel il avait sombré. Paupières lourdes et nausées. La Toyota les avait ramenés à bon port comme un cheval fourbu sentant l’écurie.

— Je… Je me suis endormi, je crois, ronchonna-t-il en massant sa nuque.

Ann s’étira. Des oiseaux gazouillaient dans le matin brumeux. Jack fit un premier geste pour descendre de voiture mais son corps refusait obstinément de lui obéir.

— Attends, je vais t’aider, glissa-t-elle entre ses lèvres tuméfiées.

Pas de refus. Toujours revêtue de la tunique, elle contourna la voiture et ouvrit la portière. Jack grimaça en s’extirpant du siège. L’épaule de sa partenaire le soutint jusqu’au préau. Pitoyablement enlacés, ils montèrent les quelques marches qui menaient à la maison sur pilotis.

L’atmosphère était moite malgré l’heure matinale. L’été s’était détraqué. Dans le salon, une forte odeur de bois ragaillardit leurs sens.

— Je vais appeler un docteur, annonça Waitura en accompagnant Fitzgerald jusqu’au sofa.

— Non. Pas pour moi.

— Tu as vu l’état de ta cuisse ?

— Je t’assure, ça va aller. La… La blessure est profonde mais rien de très grave. C’est pas pour la ramener mais j’ai l’habitude…

Il s’allongea sur le canapé rouge et passa sa main sur sa tête. Ses poignets brûlés le lançaient, sa cuisse n’était plus qu’une plaie vivace, mais il se sentait mieux. Ann, disparue depuis un instant, revint avec le tiroir à pharmacie porté à bout de bras.

— C’est tout ce que j’ai trouvé, dit-elle.

Elle était drôlement sexy, toute nue sous sa tunique d’aliéné.

— Ça va aller.

Il se redressa sur le canapé tandis qu’elle apportait le matériel médical. Jack prit sa main et la serra brièvement :

— Je… Merci.

Oui, ça lui en coûtait. Ann eut un sourire un peu gêné et glissa de ses doigts avec un air timide. Fitzgerald la regarda se mouvoir dans l’espace du salon avec une grâce que rien n’abîmait. Elle disparut dans la salle de bains. Ses pas craquaient doucement sur le parquet. Des pas de femme…

Le policier farfouilla dans la pharmacie et trouva ce qu’il cherchait. Il ôta la bourre qui protégeait la plaie, évalua la gravité de la blessure et nettoya le tout avec un produit sans alcool. Pas une partie de plaisir. Avec la baisse de tension, la douleur allait s’empirant.

Le bruit d’eau courante cessa depuis la salle de bains. Il ferma les yeux, devina tous ses gestes. Ann revint bientôt, une serviette autour de la poitrine. Elle avait nettoyé sa lèvre abîmée et rincé sa bouche à plusieurs reprises mais elle parlait à demi-mots, tous douloureux.

— Tu as mal, hein ? demanda-t-il tandis qu’elle posait genoux à terre, là, à son chevet.

Elle secoua la tête pour dire « oui ».

— Je n’ai qu’un anesthésiant ici. Cocaïne.

Ann haussa les épaules. Au point où elle en était… Il choisit un sachet dans le tiroir à pharmacie et saupoudra une petite quantité de poudre sur une revue quelconque. D’un trait, il rectifia son compte à d’improbables rhumes. Avec une certaine anxiété, Ann l’imita. La poudre grimpa dans son nez et lui brûla les yeux un court instant. Elle se frotta les narines comme si une colonie de fourmis y avait trouvé logis. Enfin, elle sourit. Un pauvre sourire. Ses cheveux détachés gouttaient sur sa jolie peau cuivrée. Le policier tenait une aiguille dans sa main. Un fil dans l’autre. Impossible de les mettre en place.

— Qu’est-ce que tu comptes faire avec ça ?

— Me recoudre, évidemment, dit-il, presque agacé.

Elle hocha la tête.

— Attends, je vais t’aider…

Ce qu’elle commença à faire avec une belle application.

— J’ai aussi un diplôme d’infirmière, ricana-t-elle pour lui passer l’envie de hurler tandis qu’elle recousait la plaie ouverte.

Mais Jack serrait trop bien les dents pour se plaindre. La cocaïne lui donnait un sacré coup de main. Ann appliqua deux pansements adéquats sur de la gaze, puis s’occupa de son crâne ouvert et de ses poignets sévèrement brûlés. Voilà. Il n’avait plus qu’à attendre la cicatrisation — si ce genre de type était le genre à cicatriser un jour…

Fitzgerald alluma une cigarette, tira deux larges bouffées et la tendit à Ann, qui l’accepta. Les volutes mimaient le dernier vol du Hindenburg. La jeune femme oublia la douleur de sa lèvre et fuma à son tour. La cocaïne commençait à faire son effet. Leurs nez se touchaient presque. L’élan était irrésistible : personne n’aima ce moment mais ils s’embrassèrent.

Ann avait un goût de sang dans la bouche. Jack aima ça. De toute façon, le moment était mal choisi.

Ni l’un ni l’autre ne savait pourquoi ils s’embrassaient mais ça n’avait pas beaucoup d’importance. C’est ce qui devait arriver dans leur vie : se rencontrer, se voir, s’appréhender, et aujourd’hui s’aimer. Même mal. Ils se connaissaient déjà : le même type d’animal, bien dans les formes, très noir dans le fond. Les mêmes désirs, les mêmes envies, et une espèce de devoir de survie alors que tout, tout inclinait vers la mort. Ils étaient allés trop bas cette nuit. Il fallait survivre à ça.

Jack pivota sur le canapé et se pencha vers Ann, toujours à ses pieds. Sa main glissa sur son épaule et la trouva étonnamment douce. La criminologue sourit sans joie : elle aussi avait ses petits secrets.

La serviette qui tenait sa poitrine tomba sur le sol. Sa nudité avait quelque chose d’émouvant. Jack ferma les yeux. Il ne voulait pas la voir maintenant. Attendre. Encore un peu. Il n’était pas pressé d’en finir.

Leurs langues fouillèrent dans leurs bouches, se reniflant comme deux chiens sur un trottoir crasseux. Ça aurait pu ressembler à de la passion mais ils manquaient de tendresse. Ou l’inverse. Ils ne savaient plus : la peur roulait dans leurs yeux tout embués de l’autre.

Il embrassa ce grand bout de femme qui lui tendait les seins comme la main d’un ami sûr. Brève fraternité des désespérés. Jack flâna un moment sur cette peau mais c’est Ann qui l’aida à se lever. Sa lèvre et sa mâchoire lui faisaient de moins en moins mal. La cocaïne, sans doute.

Serrés l’un contre l’autre, ils traversèrent le parquet du salon, lui traînant la jambe, elle oubliant tout pour l’aider à marcher. Un désir inédit courait dans son ventre de femme. Elle n’interpréta pas ce signe. Ann Waitura n’aimait pas beaucoup les hommes, celui-là moins que tout autre ; elle ne rêvait plus d’amants impossibles, même fatiguée après une bonne journée, planquée sous la couette. Mais pour la première fois, elle sentit ses entrailles se tordre, et son âme divaguer. Pourtant, cet homme l’effrayait. C’est peut-être ça qui l’excitait.

Le matin filtrait depuis les stores vénitiens de la chambre. Ann se posa sur le lit, parfaitement nue, et roula sur elle-même. Jack la contempla, allongée sur le ventre. Ann, soudain, était belle. Implacablement. Un miracle. Misérable mâle vautré dans la vanité, il avait d’abord fait la fine bouche en voyant arriver cette fille un peu trop sûre d’elle pour être honnête, mais il se trompait. Ce n’était pas la première fois — Jack ne tirait aucune gloriole à constater qu’il avait raison — mais cette femme éphémère et froide était ce matin sa rosée, son appétit, sa faute.

Il se dévêtit, admira une dernière fois les fesses rebondies de sa partenaire et glissa contre son flanc chaud. Ils n’échangèrent pas le moindre mot, leurs silences se parlaient dans le grand vide, avec des cris qui veulent dire « je t’aime » et qui n’y arrivent pas.

Leur volupté serait chirurgicale.

Leurs lèvres mimaient l’amour et la cocaïne leur faisait oublier qui ils étaient, ce qu’ils venaient de vivre, la douleur du reste du monde. Le sang affluait dans leurs veines. Le cœur, machine à broyer, à amputer des sentiments.

Sous l’effet de la drogue, la cuisse de Jack lui donnait l’impression d’un plâtre. C’était plus embarrassant que douloureux. Le nez retroussé face à l’odeur du plaisir instantané, il parcourut cette peau encore adolescente. Ann se laissa faire sans pudeur et poussa même l’audace à ce qu’il la masturbât doucement. Avec tout ce qui s’était passé cette nuit, c’était la moindre des choses.

L’étreinte de l’homme faillit lui briser les côtes. Dans cette étreinte, il y avait un peu d’Helen et beaucoup d’Eva.

Ann mesura l’ampleur du désir de son amant, évalua la rudesse de son sexe tendu pour elle et aima le sentir brûlant contre son ventre. Ses mains comptèrent six secondes. À la septième, elle grimpa sur lui. Jack l’aida à venir. Ses hanches étaient des poignées sans amour mais non sans bonheur.

Une fois glissée le long de lui, elle s’assit franchement sur son ventre. Une mort légale. Naturelle. Il empoigna ses seins généreux, fit le tour des départements — elle serait son pays dans un instant —, arpégeant la définition de la peau, si délicate, les épaules, qu’il aimait robustes. Ces seins étaient d’une jeunesse arrogante, puissants et muets. Déjà en sueur dans la moiteur du matin, Ann plongea sa tête dans son cou. Ses cheveux détachés vinrent le chatouiller. Il frémit. Elle aussi, mais en bougeant autour de lui. Ses doigts se plantèrent dans son torse, bien décidés à lui faire la peau. La rage passa. Ils se léchèrent en animaux familiers, s’aimèrent avec application. Elle longeait les murs de son sexe, il s’enfonçait sans mal, tout au fond.

Elle pensa à son enfance, à cette angoisse qui ne l’avait jamais quittée, à cette méchante interrogation, à tous ceux qu’elle avait rencontrés et qui l’avaient laissée comme une tête pensante sans buste… Il pensa à cette femme sur lui, elle qu’il aimait soudain, qu’il était bon de prendre. Il pensa à tout à l’heure aussi, quand ils auraient fini, tout haletants l’un contre l’autre sans trop savoir pourquoi ils avaient fait ça, qu’est-ce que ça leur apportait de plus, de moins, bref, il songea aux amours incertaines dans ce monde si glorieux avec ses certitudes.

Il allait bientôt tirer sa révérence quand le visage d’une autre femme passa dans son esprit. L’image absolue. Un fantôme connu, lui en femme, non pas semblable comme Ann, non, le même : Eva. Eva qui ce soir dormait quelque part sans lui, Eva qui ne l’avait jamais quitté depuis qu’ils s’étaient vus, sentis, reconnus, totem flamboyant dans la nuit passante, magie noire de l’obsession coincée dans un coin d’obscurité, là, dans la chambre, entre ciel et terre. Il délirait, Eva mon amour, allez avance ! C’est dans mon ventre là, allez viens, viens là, sous le drap c’est le sang des enfants morts qui court, encore ! Encore.

Eva, pauvre fille encore toute dégoulinante de ce sang qui était le sien.

Eva.

Sa fille.


Il y eut quelque cri pour protester contre l’amour qui ne vient pas, du plaisir brut écrasé par le remords du lendemain qui ne sera jamais. Non, ils ne pouvaient pas. Ça faisait trop mal. Pourtant, ils étaient à deux doigts de s’aimer. Deux doigts.

Sa tête sur l’oreiller. Lui qui ferme les yeux pour ne pas voir le carnage. Elle qui dort, toute seule avec son misérable amour. Eva, souriante, qui tangue au-dessus de lui délirant, un mince filet de sang coulant depuis la bouche. Dernière image d’une rêverie sans âme.

Jack s’endormit brusquement, épuisé par trois nuits de veille.

La cocaïne était passée. Eva non.

13

Ann n’avait somnolé qu’une heure ou deux. La drogue cognait dans son corps meurtri. Le sperme de Jack n’y pouvait rien. Pourtant tout était calme dans la chambre. Une lueur pâle filtrait des stores. Le Maori semblait dormir, les épaules coincées sous l’oreiller. La bête était repue mais il restait toujours aussi impressionnant. Son souffle était devenu plus régulier, ses doigts s’étaient enfin détendus. La criminologue se leva et, avec une infinie précaution, sortit de la chambre.

Le soleil s’étirait derrière la baie vitrée du salon. Au loin, le port se dressait, tout fier de sa situation. Ann n’avait pas envie de voir Jack. Les lendemains sont toujours difficiles quand on n’est pas sûr de savoir quoi penser. Leur rapport de la nuit passée avait été une sorte de sublime catastrophe.

Elle prépara un café, bien noir, et flâna dans le salon en attendant qu’il passe, se disant qu’un poète un peu cossard devait penser la même chose à propos du temps. Toujours nue, elle aima l’air frais du matin sur son corps et se sentit étrangement active. La coke, sans doute. Ann n’avait pas fait l’amour depuis des mois. Elle se mira dans une glace quelconque et nota que sa lèvre était salement amochée. Sa gencive droite la lançait, un trou béant à la place des molaires. Elle ne se souvenait même pas d’avoir craché deux dents la nuit passée. De toute façon, elle devait tout oublier : les tueurs de Zinzan Bee, le triste cadavre de Wilson et aussi Jack Fitzgerald, l’homme qui avait joui en elle dans un râle hallucinant, comme échappé du néant…

Le café fut enfin prêt. La première gorgée était presque douloureuse, les amygdales comme deux gosses criant dans le noir. Elle erra dans la maison, chassant tous ses sentiments. Il ne fallait plus penser, rien que le café. Par les baies vitrées, le jour se levait. Ann fuit le voyeurisme des fenêtres et s’enquit d’une chemise. Sa nudité la dérangeait. Le couloir menait au bureau. La jeune femme poussa la porte du repaire secret de Fitzgerald sans savoir où elle mettait les pieds.

La surprise fut de taille. Des tonnes de dossiers reposaient sur les étagères. Curieuse, la criminologue se pencha sur les annotations. Sur les murs, des dizaines de photos. Celles d’une femme svelte, assez jolie, disparue vingt-cinq ans plus tôt. Les dossiers démarraient à partir de cette date. Ann resta dubitative. Elle se rappelait l’exemple de psychotiques adultes qui remplissent des carnets d’écrits répétitifs et parfois incompréhensibles, puis remplissent des cartons de ces carnets, puis remplissent une pièce de ces cartons. Il y avait dans les différents rangements une sorte de maniaquerie, une précision qui faisait presque mal à voir, une obsession maladive sur un sujet précis — la disparition de sa famille. C’est là, dans ce bureau, que Jack entretenait son délire.

Elle comprit pourquoi ce type était aujourd’hui à moitié fou : un crime injuste avait été commis et, fait essentiel dans la psychose du policier, les corps pourrissaient quelque part. Cet homme ne pouvait pas mourir avant d’avoir retrouvé leurs cadavres.

Avec compassion, elle approcha son visage des innombrables photos qui couvraient les murs : la femme de Jack était partout d’une beauté aimable, souriante, en vie. Pas du tout une beauté fatale, non, une beauté magistralement banale. À vue de nez, Elisabeth aurait aujourd’hui quarante-cinq ans. Le bébé, lui, ressemblait à tous les petits d’hommes en route pour des lendemains incertains. Ses cheveux presque blonds avaient la fraîche innocence de leur mère.

Un détail étrange attira son attention. Ce fut d’abord comme un pincement au cœur, une angoisse latente qui se transforma en certitude.

Ann jeta alors un regard horrifié sur les photos. Ses jambes flanchèrent. Elle se retint au mur. Trouble. Tout était trouble.

Le téléphone sonna à cet instant précis.

Craignant le réveil de Jack, elle décrocha le combiné. Ses lèvres tremblaient de dégoût, elle ne pouvait plus parler.

Une voix pressée l’en dispensa : celle d’Osborne.

Waitura sortit de sa terrifiante léthargie. Elle retint son souffle tandis que le policier l’informait des dernières nouvelles : un camion venait de quitter l’abattoir de Devonport en détruisant tout sur son passage. Au fur et à mesure qu’Osborne entrait dans les détails de cette curieuse affaire, le visage d’Ann blêmit. Vite. Faire vite.

Elle était à bout de nerfs mais la cocaïne l’aidait à tenir le choc. Le jeune flic était comme toujours prêt à tout. Ann aussi.

— Surtout pas un mot à qui que ce soit ! glapit-elle. Mets cette affaire en code rouge. Notre mission doit absolument rester confidentielle.

À l’autre bout du fil, Osborne laissa passer un blanc.

— En code rouge, vous êtes sûre de ce que vous faites ? Et Jack ?

Waitura serra les dents. Non : surtout pas Fitzgerald.

Elle prit une terrible décision.

Sa voix dit :

— Fais ce que je te dis !

Mais elle ne l’entendait déjà plus.

14

Le pic-vert qui se croyait propriétaire du jardin piqua une colère à la fenêtre de la maison. Depuis trois jours, Jack avait dormi une poignée d’heures et, après le cauchemar de la veille, s’était laissé aller à un sommeil cotonneux. Le pic-vert se chargea de le réveiller sans sommation : debout là-dedans.

Il se dressa sur son séant, l’esprit embrumé. La drogue lui laissait un goût de médicament dans la bouche et une barre sur le crâne. Aussitôt sa cuisse blessée lui asticota les nerfs. Les souvenirs affluaient un à un. Ses poignets étaient bandés. Il jeta un œil fiévreux sur l’oreiller à ses côtés : Ann avait disparu. Ce n’était pas une surprise. L’inverse aurait laissé un espoir à leur relation. Or il n’y avait jamais aucun espoir à ses relations.

Le policier regarda sa montre : midi. Le ciel était bas, les nuages venus en masse pour protester contre cet été trop lourd. Il regretta d’avoir tant dormi. Sa cuisse le lançait plus qu’hier soir. Pour une fois, il bénit la boîte automatique de sa voiture qui malgré tout lui permettrait de conduire. Il souffrit en passant un sous-vêtement. Après quoi, il se dirigea vers le bar de la cuisine et constata qu’un litre de café attendait au chaud. Ann avait pensé à lui. C’était déjà ça. Il but de larges goulées de ce liquide qu’il aurait souhaité plus épais et traîna la jambe jusqu’à la petite table du salon. Le combiné était décroché.

Mauvaise impression. Jack clopina jusqu’au bureau et vit que le combiné du deuxième téléphone pendait également dans le vide : pourquoi Ann avait-elle fait ça ? Pour le laisser dormir ? Et qu’avait-elle fait ici, dans son bureau ?

Il raccrocha les combinés, l’esprit embrumé. Puis, considérant qu’il ne ferait rien de bon avant de prendre une douche, il arracha son pansement et s’organisa sous la poire. La blessure était nette, chaque mouvement lui arrachait un rictus, mais Ann l’avait parfaitement recousue. L’eau de la douche fit saigner les croûtes, il s’en foutait. Revigoré, Jack posa une nouvelle bande. Depuis deux minutes, il pensait à Eva. Où était-elle en ce moment ? Pensait-elle à lui ? Savait-elle qui il était ?

Fitzgerald se rendit compte qu’il n’avait toujours pas prévenu les services de police à propos d’hier. Il y avait pourtant des corps à ramasser… Il pensa de nouveau à Eva. Bien sûr : Bashop s’occupait de son affaire. Et Jack n’oubliait pas qu’elle était coupable : il avait menti à Hickok pour la sauver mais le sergent et le procureur du district ne tarderaient pas à deviner la vérité.

Il fallait faire quelque chose, à commencer par se tenir au courant. Il téléphona au bureau central et demanda Bashop à la standardiste stagiaire. On lui passa tout de suite la ligne.

— Fitz ! Bon Dieu, où étiez-vous ? On essaie de vous avoir depuis hier soir mais vous étiez injoignable ! Le téléphone était toujours occupé et…

— Qu’est-ce qui se passe ? coupa-t-il.

Le rapport d’autopsie de Mc Cleary concernant la mort d’Helen Mains est formel : la même lame de rasoir a coupé la main d’Edwyn White et scalpé le pubis d’Helen. L’homme qui accompagnait Eva White la nuit du décès de son mari a donc commis ce double meurtre, affirma Bashop. Et certainement celui de Carol. Notre tueur en série est un petit malin et un grand séducteur car Eva White a disparu.

— Quoi ?

— Elle a quitté sa maison depuis au moins vingt-quatre heures. La petite salope nous a filé entre les doigts. Aucun témoin, mais une de ses voitures n’est plus là : une Jaguar vert anglais. Quant au type qui l’accompagnait le soir du meurtre, on a interrogé les serveurs du restaurant : ils ne l’avaient jamais vu mais, toujours d’après les serveurs, cette tierce personne semblait très amie avec le couple. Ce mystérieux personnage serait un homme de trente à trente-cinq ans, un mètre quatre-vingts, les cheveux châtains, yeux clairs, séduisant. Nous ne pensons pas qu’Eva White ait tué son mari : elle n’aurait jamais eu la force de passer le corps d’Edwyn par-dessus la balustrade du deuxième étage. Elle avait donc un complice. À coup sûr l’homme du restaurant. Il n’est pas fiché dans nos services mais avec le portrait-robot, nous ne tarderons pas à le trouver. Le mobile des meurtres reste flou mais l’homme qui a tué et mutilé Helen Mains a aussi assassiné Edwyn White…

Jack avait retenu son souffle.

— Eva White est innocente, expulsa-t-il d’une voix blanche.

— Elle est au moins complice du meurtre de son mari, renchérit Bashop sans se démonter. D’après Mc Cleary, la mort d’Edwyn White a été provoquée par le choc d’un objet rond contre les cervicales, brisant net le cou du défunt. Le reste n’est que mise en scène. Le scénario que nous avons élaboré est le suivant : Eva rencontre X, notre tueur en série. Elle tombe amoureuse de lui. X rencontre Edwyn dans un restaurant, puis, sympathisant avec le mari, décide de les suivre à la propriété des White. Là, X tue Edwyn. Eva est complice. Ils font croire à un meurtre mais X n’en est pas à son coup d’essai. Profitant de son effet de séduction sur Eva, il la persuade de quitter Auckland. Elle accepte, sans savoir à quel monstre elle a affaire, signant ainsi son arrêt de mort. Aujourd’hui la pauvre fille est peut-être déjà décédée. Il faut la retrouver.

— Une piste ? demanda-t-il en cachant mal sa nervosité.

— Oui. Sérieuse. L’homme qui accompagnait les White au restaurant se déplaçait en moto. Coup de chance, le portier est un type plutôt observateur : la moto était immatriculée dans la province d’Auckland. Comme Eva White reste introuvable en ville — on a vérifié auprès de ses amis —, il est probable qu’ils soient partis pour la campagne. Un coin retiré où ce salaud pourra commettre ses méfaits en toute tranquillité…

— Vous avez vérifié dans la famille d’Eva White ? siffla Jack avec une énorme boule d’angoisse dans la gorge : la réponse conditionnerait le reste de sa vie.

— Pas de famille. C’est une orpheline.

La voix de Bashop résonna dans sa tête. Maintenant, c’était sûr.

Eva.

Le reste se perdit dans l’abîme de son cerveau.

Bashop ajouta, comme dans un rêve :

— Qu’est-ce qu’on fait maintenant, capitaine ?

— Envoyez une équipe à Waikoukou Valley. Vous trouverez une cabane de bûcheron au bout du sentier forestier et un charnier un peu plus loin.

— Un charnier ? s’étrangla le sergent.

— Avec plusieurs corps. Certains non identifiés. Ratissez le coin, il y a des cadavres plein la forêt.

— Quels cadavres ?

— Des Maoris. Ne traînez pas.

— Mais… et la fille ?

— Je m’en occupe.

Fitzgerald raccrocha, blême. Ses mains tremblaient. Eva. S’il touchait à un de ses cheveux… Non : elle ne pouvait pas mourir deux fois.

Il s’habilla en serrant les dents, passa une veste légère et enfila un nouveau .38 dans le holster. Ann avait gardé le .32.

Avant de claquer la porte, il s’envoya une ligne de coke et en fourra quelques grammes dans sa poche : il avait besoin d’un remontant et sa cuisse lui faisait trop mal.

Dehors, les mouettes hurlaient en tombant dans le vide de son âme.

15

John enfonça ses chaussures dans le sable brun de Karekare. Il venait de quitter l’atelier secret où reposaient ses tourments picturaux et errait comme tous les matins sur la plage. Eva dormait toujours. Combattant la chaleur, le gros rocher planté dans la mer s’aspergeait de vagues épaisses. L’homme chassa quelques oiseaux familiers du bout du pied. Il ne se méfiait que des humains ; ils lui avaient volé ses rêves de gosse et, en échange, lui avaient rendu des cauchemars pour adulte. Là, il léchait des sexes masculins énormes sous les yeux effarés d’une fille qu’il aimait plus qu’une fée… John n’avait jamais supporté son homosexualité latente. Il se dégoûtait. Son impuissance à aimer Eva le consumait lentement. Pour vaincre, il était prêt à tout. Chez lui, nul repos. Le tourment gardait le parfum funèbre des amours dépecées. Malgré ses faiblesses, il savait qu’un homme sans amour ne valait guère plus qu’un imbécile heureux. Alors il suivrait les signes. La vie en est placardée. John et Eva. Deux noms courts, comme la vie : oui, c’était bon signe…

Il s’adossa dans les reins d’une dune. Le manque de sommeil commençait à se faire sentir. Le sentiment qu’Eva ne lui survivrait pas aussi.

Le visage alangui par la brise du Pacifique, il plongea tête la première dans un sommeil sans fond : à mi-chemin, les cachalots livraient des combats titanesques aux calmars dont l’envergure dépassait la taille des baleines bleues…


Eva s’éveilla de mauvaise humeur : John avait disparu du lit et un mauvais pressentiment lui faisait traîner les pieds jusqu’à la cuisine. Elle passa une chemise tire-bouchonnée sur le dossier d’une chaise avant de prendre un café noir sur la terrasse. Toute la nuit, elle s’était sentie épiée. Dans les méandres de son inconscient, Fitzgerald la poursuivait et son but était clairement déterminé : lui couper la tête. Oui, un mauvais pressentiment…

Eva ne savait pas si elle était recherchée par la police, si sa disparition était passée aux yeux du monde comme une dérobade, le baroud d’une veuve éplorée partie noyer son chagrin sur un bord de mer tropicale, ou si au contraire elle et John n’étaient passés que pour de vulgaires meurtriers amateurs au regard d’enquêteurs déjà lancés à leurs trousses avec mandat d’arrêt international. À vrai dire, elle s’en foutait. Edwyn n’apparaissait plus qu’en pointillé dans son esprit tout à John. Ce drôle de type avait éveillé en elle un désir inédit — ce n’était pas le moindre de leurs paradoxes. Par sa touchante et pathétique maladresse, il comblait le vide psychique de son corps si souvent livré aux sexes masculins choisis par son mari. John n’était pas de ceux-là. La sauvagerie néophyte de son approche physique l’avait encouragé à se livrer. Pour l’aider à se sauver, elle donnerait tout — sa vie n’avait de toute façon jamais eu beaucoup d’importance. Il lui avait montré que l’amour existait, même mal. Évidemment, cet homme restait un mystère total qui, à ses rares moments de lucidité, l’effrayait. Il y avait en lui une lueur spectrale, un sentiment d’autodestruction tapageur qui plaidait en faveur d’un fou. Mais elle n’y comprenait rien en matière d’âme masculine. Elle était là pour guérir. Pour se guérir.

La jeune veuve acheva son café d’un trait. Et si John ne revenait pas ? Et s’il ne revenait jamais ?

Le bol de café échoua sur la table de la terrasse. Plus loin, Karekare tendait ses vagues, l’air sabrait la plage comme un champagne tiède.

C’était un vendredi : elle décida de lui sauver la vie.


Les oiseaux pivotaient sous les risées du large. Eva courut très vite vers la tache brune qui se dessinait dans les dunes. On l’avait déjà trop abandonnée : le perdre serait au-dessus de ses forces. Dorénavant, c’était lui ou rien. Et rien ne lui faisait plus peur.

Quand elle arriva, hors d’haleine, John reposait dans le souffle du Pacifique, endormi. Eva se rétracta aussitôt : un pansement taché de sang entourait son poignet. Elle se laissa tomber sur le sable. Rien ne serait facile. Sans même chercher à le réveiller, elle ôta le pansement et découvrit la blessure avec un rictus déplaisant : l’entaille était nette, profonde, la veine sectionnée. Le vent se leva d’un coup. Un encouragement : vas-y. Alors elle embrassa ce poignet taillé, cette peau déchirée, ce sang mort. Plus de dégoût, plus de pudeur. Petite bête chaude et curieuse, sa langue chercha entre les fils qui enserraient grossièrement la plaie ouverte et fouilla à même la blessure. John tressaillit : Eva semblait goûter son sang.

Quand elle releva la tête, un sourire presque cruel bâillait au-dessus de lui, de l’hémoglobine sur les lèvres comme un cosmétique primitif. Cette obstination à l’aimer le conforta dans l’étrange sensation qui commençait à poindre. La demande était encore timide mais elle avait le vertige d’exister.

La jeune femme ôta sa chemise et arbora deux seins éclatants de jeunesse. John ne disait rien. Des sons familiers perçaient à l’orée de sa conscience, semant la déroute dans ses sentiments ravalés depuis tant d’années. Des voix, des gens, des images. L’action se déroule sur la Terre : les vagues frappent contre sa poitrine pour qu’on leur ouvre le ventre. Betty a quatorze ans et il l’aime, lui, à peine plus vieux. Mais il l’aime. C’est juré craché sur la plage où le vent emporte tous leurs mots sans même prendre le temps de faire le tri entre les jamais et les toujours. C’est alors qu’il est arrivé, venu ici pour le souiller, lui, allongé. Betty avait pris John en flagrant délit de réalité. Violé par un homme. Un homme, mi-ange mi-bête, qui lui avait révélé sa véritable identité. John avait crié que c’était faux, il avait crié ça sur la plage, en vain. Car c’était lui, l’éphèbe de ses cauchemars. Et Betty était partie mourir un peu plus loin, dégoûtée par ce faux homme qu’elle avait sottement pris pour un charmant prince adolescent. Depuis, l’humiliation avait des teintes bleuâtres dans le fond de la gorge ; elle déversait son haleine fétide sur son visage, celui qu’aujourd’hui Eva serrait si fort pour lui signifier que c’était faux, qu’il était bien un homme et pas autre chose, que ça n’avait plus d’importance maintenant.

Eva ouvrit son pantalon. John ne protestait pas : dans sa tête, un maelström de pourritures bouillait à grosses bulles. Rêves hauts en couleur, hallucinations d’allure épileptoïde, illuminations et transport mystique : Betty se débattait en hurlant son nom, happée par les démons qui couvaient en lui. De violents éclairs bleu électrique strièrent les cieux de son cerveau malade, alimentant le carnage à chaque impact. Crier était inutile : seuls quelques crapauds venimeux s’extirpaient en ricanant de sa bouche. Des larmes bouillaient sous ses paupières, le ciel de sa tête éclata d’une lueur aveuglante, une grimace meurtrière sur les lèvres, et puis soudain, comme un torrent de lumière diffuse, le ciel s’éclaircit.

Soudain.

Cette chose limpide dans l’orage noir, cette lumière, c’était Eva. Elle le ramenait à la vie comme un enfant noyé à sa mère : sa mère justement, qui l’avait laissé perdre sa masculinité, sa rivalité. Et pourquoi ? Oh ! Par simple vanité de femme : il y a un moment où il faut lui renvoyer ses chers testicules à la figure, au chérubin ! Pas par plaisir, non, par amour, c’est souvent différent. Sa mère qui l’avait laissé seul avec sa sexualité incertaine, sans repères pour qu’il comprenne pour qui il était fait, pour quoi, pour quand ; et ça l’avait rendu fou de savoir qu’il n’aurait jamais le bonheur qu’on lui avait promis trop jeune.

Eva.

La terre n’avait plus de ciel.

Elle caressa ses épaules à pleine poignée. Alors, il réussit : Dieu c’était soudain lui, lui quand il jouit, c’était elle aussi, Eva gémissant dans sa bouche quand un éclat de rire sauvage étincelait sur ses yeux embués, pour l’encourager, eux enfoncés, chacun pendu au fond de l’autre, tout encastrés, bousillés l’un dans l’autre. Elle avait réussi !

Ils firent l’amour pour la première fois.

Une mue radicale. Un changement de peau, de larve à papillon. Non, on ne les avait pas oubliés. Ils pouvaient dorénavant voler. Comme les autres.

*

Une mouette vint picorer quelques puces acrobates à leurs pieds ; l’oiseau observa les deux humains, l’œil sévère et vaguement idiot.

John et Eva venaient de faire l’amour. L’odeur était suave, pas dégoûtante du tout.

La mouette disparut d’un coup d’aile anodin.

John sourit. La sensation était nouvelle. Rien n’était gagné, mais il pourrait peut-être devenir comme tout le monde, un homme qui aime la force et la faiblesse, le vent et l’eau, la démocratie et la violence sans même s’en rendre compte. Les perspectives, pour lui, étaient énormes.

— Tu veux que je roule un stick ? demanda Eva, toujours nue à ses côtés.

— Comme tu veux…

D’un tour de main, la jeune veuve roula un joint qu’ils fumèrent en déclinant toutes sortes de sottises, seuls à s’esclaffer sur la plage.

Leur imagination déborda sur la mer, le monde se chargea d’harmonie. C’était du toc mais ils s’en moquaient : ils le croyaient à eux.

*

John n’avait pas protesté quand Eva s’était chargée de désinfecter son poignet. Puisqu’elle se fichait bien des raisons qui l’avaient poussé à se mutiler, il la laissa faire : elle seule le retenait encore parmi les vivants.

Et ce soir, il aima se regarder dans la glace.

De l’autre côté de la cloison, Eva se faisait belle. Souriant de l’euphémisme, il goûtait l’instant inédit où une femme se préparait pour lui. Enfin elle sortit de la salle de bains avec le naturel désarmant d’une Vénus en cavale et tournoya sur le parquet de la chambre.

— Alors ?

— Je te trouve… pas mal.

— Merci. Toi aussi tu es très beau.

On lui avait dit ça quand il était petit. Jamais depuis qu’il était grand. Le compliment le fit rougir. Il présenta un « trois feuilles » à Eva. La jeune femme eut une mimique simulant une énorme envie et alluma le pétard d’un coup de briquet. Le goût âcre de l’herbe manqua de l’étouffer mais la belle avait les poumons déjà complètement encrassés. Eva fit celle qui allait tomber raide morte dans la seconde et passa la drogue douce à sa drogue dure. Ils se finirent à la « soufflette », un truc de gamins qui ne leur rappelait pourtant rien. Une odeur puissante enveloppait la pièce. Ils ricanèrent sans savoir exactement pourquoi, et si la société inclinait à leur préférer de jeunes chiots aux prétendues dents longues, les peuples primitifs avaient de tout temps précédé leur désir de laxisme insouciant. John et Eva avaient choisi leur camp, tout était bien dans le monde.

La moto attendait sur la terrasse. Elle grimpa dans son dos. Piha n’était qu’à cinq minutes ; ils filèrent moins vite que le vent, tout disposés à contempler la côte et sa végétation tropicale.

Piha était le village voisin, que l’on rejoignait après une longue série de courbes. Deux cents personnes vivaient dans les petites maisons en bord de mer. On avait même planté une cabane de secouristes et un petit restaurant sur la plage.

Six heures du soir. En attendant une faim digne de ce nom, John et Eva y burent quelques verres. Comparé à Karekare et sa nudité sauvage, Piha faisait figure de station balnéaire. Sur la plage, les vacanciers retenaient l’ardeur de leur progéniture comme s’ils allaient se jeter sous le premier rouleau venu.

Enfin, les enfants disparurent, le soleil partit nager la brasse au fond de l’horizon et les voitures emportèrent une foule de petits pieds ensablés vers d’autres logis…

Ils dînèrent à l’abri du vent — fruits de mer et vin blanc, nouveau suppléant de l’herbe fumée tout à l’heure. John raconta à Eva le destin des opossums qu’on abattait sous les encouragements de Green Peace : une fois l’an, on tuait à vue ces gros rongeurs qui détruisaient les forêts du pays depuis qu’un cinglé en avait lâché dans la nature sans se soucier de l’équilibre naturel. Les cadavres d’opossums se ramenaient par camions entiers. Eva hurla de rire quand elle apprit qu’on organisait même des lancers d’opossums morts pour animer la chasse. Du coup, ils partagèrent une ligne d’héroïne dans les toilettes — des toilettes pour hommes.

Le spectacle de la vie devenait fascinant. John nota que le nez d’Eva se retroussait quand elle parlait, elle ne pensait à rien d’autre qu’à la vie, son adrénaline, fluide divin quoique mortel. En bons Britanniques, les serveurs restèrent de marbre devant le désordre qu’ils provoquaient : après tout, ces deux-là avaient l’air de s’aimer.

Un gros pourboire suivit la note. Ils rentrèrent. Avec la relative fraîcheur du crépuscule, les cylindres flirtaient à l’ombre des pistons. Le vent les reconnut tandis qu’ils fonçaient vers Karekare.

John dévala la pente qui menait à la maison, Eva se plantait dans son dos à chaque virage. L’héroïne les excitait. Ils dépassèrent la maison, escaladèrent les dunes sous leurs rires déments, dégringolèrent dans le sable mouvant, se rattrapèrent in extremis et foncèrent droit devant, là où la plage écumait de rage. Eva cria pour la forme, John encastra la moto dans les vagues qui bientôt les submergèrent. Elle le traita de pauvre taré. Terrassés de rire, ils abandonnèrent la japonaise à son destin d’épave.

Sous le lustre tiède de la lune, le bal des baisers salés faisait valser les amants à petits pas précieux. Mais le bonheur ne dure pas. Ils pensaient pouvoir le retenir encore un petit peu mais une surprise les attendait.

Une surprise de taille — un mètre quatre-vingt-huit.

16

L’automatique se gara sur le parking de sable bordé par les monts touffus de Karekare. Comme une barrière interdisait l’accès à la plage, Fitzgerald s’extirpa de sa voiture. La nuit tombait.

Toute la journée le policier avait arpenté les environs d’Auckland en contact avec les unités chargées de retrouver les fugitifs. Quant au central, il avait coupé toute émission, n’ayant aucune envie de se justifier auprès de Bashop ou Hickok. Eva était dans les bras d’un type qui avait déjà tué. Qu’il soit ou non le meurtrier de Carol ne l’intéressait plus : seule sa fille avait de l’importance. Ann avait disparu, Wilson était mort et même Osborne ne donnait plus signe de vie.

Il avait commencé par lancer un appel aux flics locaux concernant un individu répondant au signalement donné par Bashop, propriétaire d’une moto japonaise immatriculée dans les environs. Les services concernés s’étaient mis en marche, balayant la province. Si la moto n’était répertoriée nulle part, le portrait-robot établi par Bashop avait mis Jack dans un état de tension permanent : il avait dressé le même à propos de l’homme à la lame de rasoir. La lame de rasoir… Il devait les trouver avant Bashop.

Il avait fouillé la campagne. La cocaïne qu’il s’administrait désormais régulièrement le rendait nerveux. On finit par lui envoyer une suite de noms parmi lesquels figurait sans doute le meurtrier. Procédant par élimination, Fitzgerald avait frappé à plusieurs portes susceptibles de loger l’homme qu’il cherchait. Ceux qu’il rencontra ne correspondaient pas au profil du tueur. Certaines maisons étaient vides et le délabrement avancé repoussait toute possibilité qu’un couple en fuite pût s’y installer.

L’image d’Eva gravitait dans sa tête, symbole flou d’une vie à reconstruire près d’elle si la mort les épargnait. Jack avait hâte d’entendre son histoire, hâte de savoir comment elle avait atterri en Eva White plutôt qu’en Judy Fitzgerald. Si Elisabeth était morte, il lui fallait sauver sa fille, et mettre fin à cette obsession. Pourtant, une foule de détails étranges obscurcissait sa vision de l’affaire…

Il ne lui restait plus que trois maisons à visiter avant d’avoir épuisé son secteur quand une chose singulière le fit tiquer. Il vérifia dans son dossier : une des maisons, située à Karekare, figurait parmi la liste des peintres amateurs dont Osborne avait vérifié l’identité. L’agent avait fait chou blanc : selon lui, aucun peintre n’exerçait dans cette maison, sa présence n’étant fondée que sur des on-dit.

Aujourd’hui, le hasard les rattrapait.

Jack prit une ligne de coke sur le tableau de bord et passa la barrière de bois, la tête pleine de choses rapides. Le coin était isolé, idéal pour se cacher. La maison devait se situer quelque part dans l’obscurité. Il serra son arme et, traînant la jambe, suivit le cours d’eau qui serpentait jusqu’à la plage. La lune le dirigeait, il peinait dans le sable meuble, sa cuisse le lançait. À sa droite, une masse noire grimpait dans le ciel mal luné ; le piton rocheux surplombait une petite maison que l’on distinguait mieux à présent.

Il avança. Seul le bruit des vagues distrayait le silence alentour. La bicoque avait été retapée à la va-vite. Il pressa la clenche de la porte et pénétra dans la pièce. Ça sentait le bois, la poussière et le parfum vanillé d’une femme.

— Eva ? murmura-t-il d’une voix étonnamment douce.

À tâtons, Jack trouva l’interrupteur. Ustensiles usagés, table de cuisine bancale, évier émaillé de taches dues au mauvais écoulement de l’eau… Plus loin, une salle de bains refaite depuis peu jouxtait la chambre-salon. Une robe noire reposait sur le lit défait. Par terre, diverses affaires exclusivement féminines s’épanchaient d’un sac de voyage.

Eva vivait là. Jack reconnut même le pull qu’elle portait le soir de leur rencontre. Sa fille vivait là, sa fille ! Une peur panique lui glaça les os. Et s’il arrivait trop tard, si l’autre l’avait déjà tuée, découpée, torturée ? Il fonça vers la salle de bains : dans l’évier, des traces de poudre faisaient des taches de rousseur sur l’émail. Les marques étaient fraîches : Eva avait utilisé cette poudre quelques heures plus tôt. Le policier rangea son arme et inspecta les placards : des chemises et des pantalons tire-bouchonnés garnissaient les étagères. À vue de nez, l’homme mesurait près d’un mètre quatre-vingts. Son amant. Son tueur.

Il sortit de la chambre et réfléchit : Carol avait rencontré un peintre peu avant sa mort, un type qui la payait en billets de cent dollars. Or, rien ici ne laissait croire qu’un peintre exerçait son art solitaire. Peut-être avait-il un atelier en ville ? Jack en doutait. Un personnage aussi secret ne s’encombrerait pas d’un tel outil de travail. Il songea alors à l’annexe de béton collée à la baraque : cette annexe ne donnait sur aucune pièce de la maison…

Dehors, l’océan grondait. L’annexe de béton était bien mitoyenne à la maison mais aucune porte n’en permettait l’accès. L’entrée se situait forcément à l’intérieur.

Rebroussant chemin, Fitzgerald inspecta les murs de la cuisine, puis ceux de la chambre. À l’aide du revolver, il cogna au jugé. Le mur sonna creux : le passage était là, quelque part sous l’étagère surplombée d’une grande glace aux dorures désuètes. Il passa sa main dans les interstices et finit par actionner un système : l’étagère se décrocha du mur par enchantement mécanique.

Grâce à un système de poulies simple et astucieux, le passage donnait accès à une salle sombre. Celui qui avait monté ça était un petit génie du bricolage. Rien d’étonnant à ce qu’Osborne n’ait pas remarqué.

Le policier grinça des dents pour plier la cuisse et s’engouffra dans le passage. Une odeur de peinture diluée emplissait les lieux. Jack tâtonna jusqu’à l’interrupteur ; bientôt, une faible lumière se diffusa dans la petite pièce. L’atelier était plein de chiffons tachés, de pinceaux, de toiles vierges, avec une palette et une peinture sur un chevalet : dans un frémissement, il reconnut l’image déformée d’Eva.

La toile était lugubre, voire sinistre. Eva était plutôt « réussie » malgré l’expression furtive de son visage mais un indicible sentiment de haine suintait de cette peinture, comme un amour mêlé de rage intense. Il examina la texture de la peinture : du sang.

Fitzgerald se retourna et découvrit avec stupeur que, depuis l’atelier, on voyait la chambre. Une glace sans tain. Voilà pourquoi Carol n’avait jamais vu le peintre qui l’avait prise pour modèle. Le tueur peignait dans cette pièce secrète et demandait aux filles de se tenir dans la chambre : ainsi, il pouvait les regarder sans être vu.

Il fouilla nerveusement parmi les toiles posées à même le mur et trouva vite ce qu’il cherchait : le corps d’une femme lui sauta littéralement à la figure. Celui de Carol Panuula. Cette fois-ci, la preuve était accablante. Tout concordait. Le tueur l’avait peinte peu avant sa mort. Dans quel but ? Jack se remémora les leçons d’Ann Waitura, toute sa théorie sur le tueur : un psychotique se soigne en gardant sa part de délire, et le nourrit. Si le délire disparaît, l’angoisse est en quelque sorte multipliée. Le fait de peindre les femmes dans cette pièce lui permettait de délirer et ainsi de sauvegarder le mince équilibre de son quotidien. Ce type dessinait les femmes car il était incapable de les aimer : évidemment ! Homosexualité, impuissance, peu importait la raison. Les femmes qu’il créait compensaient ses frustrations. Mais le délire ne lui suffisait plus : alors il se vengeait en les tuant avant de scalper leur sexe en guise de trophée. Fétichisme. Dans ce cas, où cachait-il ces scalps monstrueux ?

Un bruit de moto stoppa le cours de ses interrogations morbides : ils arrivaient.

Fitzgerald analysa très vite la situation : avec sa blessure, il n’aurait pas le temps de sortir de l’atelier. Pire, il risquait de se trouver nez à nez avec le tueur, exposant Eva à une situation dangereuse : il referma la porte du passage derrière lui.

Avec la cocaïne, l’attente lui parut un siècle. Depuis l’atelier secret, aucun bruit ne filtrait de l’extérieur ; bien entendu, la pièce était insonorisée. Deux, trois, cinq minutes passèrent. Qu’est-ce qu’ils foutaient ? La main rivée sur la crosse du revolver, Jack guettait d’un regard angoissé la chambre à coucher.

Enfin ils entrèrent dans la maison.

— Tiens, on a oublié d’éteindre la lumière du salon en partant ! lança Eva d’une voix qui s’en fichait éperdument.

De l’autre côté du miroir, Jack retint son souffle. Il connaissait l’homme qui la suivait : c’était bien le type qu’il avait poursuivi dans les rues d’Auckland. Ils étaient trempés jusqu’aux os mais Eva était vivante, cela seul importait. Occupée à ébrouer ses cheveux ensablés, la jeune femme fila vers la salle de bains. Jack l’observa, une tendresse maladive dans les yeux.

L’homme qui l’accompagnait avait la trentaine, cheveux châtains, assez courts, séduisant, un bandage au poignet, comme lui.

John ôta sa chemise et passa un tee-shirt sec. Eva réapparut très vite, une serviette sur les cheveux qu’elle frottait en miaulant. Dans son attitude, nulle crainte : juste un profond et inconcevable sentiment de sécurité.

Prisonnier de l’atelier, le policier ruminait : Eva aimait un homme qui allait la tuer, un déséquilibré qui allait lui découper le sexe : sa propre fille ! Les idées se bousculèrent dans son cerveau : il fallait trouver un moyen d’opérer sans la mettre en danger, elle qu’il ne quittait plus des yeux, fou d’un amour brutal capable de le mettre en pièces.

John enlaça sa compagne qui, aussitôt, se lova contre lui. Elle semblait aimer ça, la garce ! Fitzgerald se retint de hurler : il ne pensait plus à rien. On lui volait son seul bien.

Eva tira John sur le sofa dépenaillé. Ils goûtaient jusqu’à l’asphyxie le mélange éphémère de leur meilleure salive. La main de l’homme passa sous sa robe et caressa ses longues cuisses nues. En araignées voraces, ses jambes s’accrochèrent à lui. Jack écrasa ses paupières à la vue du sexe à nu sous l’étoffe. John laissa dériver une bretelle sur le bras de son amante. Bientôt, un sein rond pointa son nez rose, qu’il saisit à pleine main : Eva se tordait sous ces maudits doigts. Jack refusait de voir Eva nue, livrée aux mains d’un homme — tueur ou non. Son esprit commença à siffler. Vingt-cinq ans sous pression, la cocotte-minute allait exploser.

Eva posa sa nuque sur l’accoudoir du sofa et laissa sa tête tomber à la renverse. Ses cheveux trempés allaient jusqu’à terre dans une joyeuse chute capillaire, loin de présager le danger sous les câlineries diaboliques de son amant. Quand l’homme posa sa main sur le cou offert en gage de bonne volonté, Jack hurla :

— Eva ! Eva, il va te tuer !

Dans un état second, il tira dans le verre teinté qui le séparait de la chambre : la glace se fissura mais ne céda pas. Fitzgerald paniqua à l’idée de rester coincé dans cette réserve alors qu’un type s’apprêtait à massacrer sa fille : il recula pour se protéger des éclats et pressa de nouveau la détente.

John et Eva s’étaient dressés d’un bond : malgré l’épaisseur de la cloison, la voix du policier les avait alertés. L’impact des coups de feu avait strié la vitre à trois endroits bien distincts. John se mit debout en une fraction de seconde. Il comprit tout, tout de suite. Eva remonta la bretelle de sa robe, le regard obnubilé par la voix spectrale de l’autre côté du mur. Son visage était terrorisé.

Dans un tourbillon de fumée âcre, Jack tira deux balles au plus près des impacts. La vitre vola enfin en éclats.

Travail d’amateur, pensa John : il s’était fait avoir sur la qualité du matériau. Maintenant un flic braquait son arme sur eux, silhouette déchirée derrière les pans de verre encore accrochés au mur. Il allait tirer de nouveau. Son visage était celui d’un fou en cavale. À ses côtés, Eva refusait de comprendre. Ses dents claquaient dans sa bouche : la mort lui faisait face. John se posta aussitôt devant elle.

Le Maori le tenait au bout de son canon mais hésitait à l’abattre : Eva était maintenant derrière lui. À trois mètres, sa dernière balle avait toutes les chances de traverser sa tête avant de pulvériser celle d’Eva. À moins qu’un os du crâne ne déviât la trajectoire. Non, il ne prendrait pas ce risque.

John savait quel genre d’homme était Fitzgerald : il resta devant Eva, pétrifiée dans son dos. La gueule noire du revolver ne quittait pas son front plissé.

— Ne bouge plus ! gronda le flic. Eva ! Va-t’en ! Vite !

La jeune femme restait sans mouvement.

— Ne bouge pas, ordonna John d’une voix étrangement calme.

— Eva ! Ce type est un tueur ! Il a déjà massacré deux filles. C’est à ton tour maintenant ! Bon Dieu, crois-moi, je suis là pour te sauver !

Sa voix suppliait presque. Eva ne broncha pas. Une lumière de doute déformait son visage. Jack extirpa une paire de menottes et les lança en direction de John.

— Enfile ça. Tout de suite.

Toujours calme, John attrapa les menottes au vol. Eva avait reculé d’un pas. Il regarda les bracelets d’acier et esquissa un sourire un peu triste.

— Tu n’as pas compris. C’est peut-être toi le héros de l’histoire, mais tu arrives trop tard. Tu n’y changeras rien.

La menace du revolver se fit plus pressante : Eva s’était décalée, c’était maintenant ou jamais. Jack hésita mais comprit que, s’il l’abattait, Eva lui en voudrait pour toujours. Car elle aimait cet homme. Et ni la loi ni les preuves apportées au dossier ne suffiraient à l’inculper à ses yeux trop passionnés pour être honnêtes. Il hésita donc une seconde. De trop : Eva se posta devant son amant. Elle voulait le protéger.

— Je vous en prie, laissez-nous… S’il vous plaît…

Des larmes étincelaient dans ses yeux, cette voix gorgée de pitié lui faisait vraiment mal au cœur.

— Eva : je suis venu te sauver. Tu es ma…

— Mais je ne veux pas me sauver ! coupa-t-elle sans hésitation.

C’était pire qu’un suicide. Car elle était sincère.

Soudain la main de John propulsa la jeune femme en arrière. Une paire de menottes vola dans l’air tandis qu’Eva effectuait un bond forcé vers la sortie. Jack évita sans mal les bracelets d’acier que le meurtrier venait de lui jeter à la figure mais ne put viser correctement. Dans un tourbillon, Eva se laissa tirer vers l’extérieur — leur salut.

Fitzgerald poussa un juron en les voyant disparaître dans l’embrasure de la porte. Il enjamba avec difficulté la cloison démolie et clopina tant bien que mal vers l’entrée de cette foutue baraque.

Le vent hurlait depuis le large. Eva courait comme un automate. John la tirait par la main. Dans l’obscurité, le flic les sommait de s’arrêter mais sa voix se perdait sous leurs pas chaotiques : encore quelques mètres et ils atteindraient la Jaguar. Elle piétinait, ses jambes ne la portaient plus que par habitude et son visage avait perdu sa formidable vitalité.

John ouvrit les portières de la voiture, poussa Eva sur le siège et prit le volant. Il écrasa la marche arrière et fit un rapide demi-tour sur le sable. Au-delà du pare-brise, la route grimpait en épingle vers la corniche. Eva ne disait plus un mot, les mains posées sur ses genoux de petite fille sage. Machinalement, John regarda la jauge d’essence. Coup de tonnerre : elle était vide. Désespérément vide. Il fonça.

Fitzgerald geignait : marcher dans le sable avec une blessure à vif dans la cuisse n’était pas une partie de plaisir. Il avait cent mètres de retard sur les fuyards et une forte envie de vomir. Chaque pas lui coûtait deux ans de vie en moins : encore un petit effort, la Toyota attendait là-bas. Eux venaient de déraper sur le parking, un peu plus loin sur la droite. Il ne pouvait pas tirer : l’obscurité était leur alliée, Eva son bouclier et la fatigue mauvaise cible.

Quand le policier atteignit son véhicule, la Jaguar venait de passer devant lui, en l’aveuglant de ses phares.

Il poussa un cri en se jetant sur le siège : sa blessure venait de se rouvrir.

L’automatique ronronna. La suite fut plus brutale : Jack passa la vitesse de côte et fit hurler le moteur. Il savait qu’une saloperie de japonaise n’aurait jamais raison d’une anglaise bien huilée. De rage, il écrasa l’accélérateur. Un peu plus haut, deux yeux rouges luisaient avant de disparaître au gré des virages. Ils n’avaient pas beaucoup d’avance. Jack ne les lâcherait pas, saloperie de japonaise ou non.


Crispé au volant de la Jaguar, John poussait les rapports en enfilant les lacets. Assise près de lui, Eva semblait dépassée par les événements. Elle dit :

— John… Dis, c’est vrai ce que disait le flic ?

L’homme ne répondit rien. Son sourire resterait une énigme. La route sinueuse les menait vers la lune. Eva se frotta le nez.

L’inconscience de leur fuite avait éveillé en eux un fol espoir de vivre. Coupés de la réalité, survivant d’illusions, ils s’étaient réinventé le monde. Mais ce soir ils sentaient bien que les dieux étaient morts. On les avait bel et bien abandonnés. Dans le rétroviseur, les phares de la Toyota apparaissaient par intermittence, s’accrochaient à eux comme des limaces sanguinaires.

John se demanda si Fitzgerald aussi avait peur, si Eva avait toujours envie de crever en lui comme une bulle. Encore quelques lacets et ils atteindraient la route de Piha…

— John… Où on va ?

La voix d’Eva était toute petite, son mètre soixante-quinze recroquevillé sur le siège de la voiture. Il chuchota :

— Tu m’aimeras toujours ?

Elle changea de ton. Son visage s’éclaircit :

— Oh ! John ! John, mais qu’est-ce que tu crois ?! (Une énergie foudroyante irrigua ses veines.) C’est pas un flic qui va nous séparer. Fonce ! Putain, défonce tout mais emmène-moi, ne me laisse pas. Ne m’abandonne pas comme ça. John ! N’importe quoi mais pas ça. Emmène-moi…

Elle balbutiait les mots qui n’étaient jamais sortis d’elle. Ils surgissaient maintenant, tout tremblants, comme s’il faisait froid dehors. Pire qu’une déclaration d’amour, un sauf-conduit sur son territoire. Dès lors, John se sentit presque serein.

Ils atteignaient la route côtière : la Jaguar s’engagea vers Piha. Fitzgerald se traînait dans leur dos, pestant toujours contre cette satanée boîte automatique. John regarda tomber l’aiguille sur le cadran du tableau de bord : la voiture engloutissait les dernières gouttes d’essence disponible dans le monde, les phares découpaient la nuit en tranches de vie bien distinctes, la drogue le faisait trépigner sur l’accélérateur, Eva continuait d’implorer, non, surtout ne pas l’abandonner, jamais ! Une mauvaise lueur sous les paupières : oui, elle l’aimait. Dans quelques secondes, il serait temps.

La Jaguar fila. John ne savait plus ralentir. Dans la pénombre de l’habitacle, leurs yeux étincelaient d’un éclat démoniaque, la route était un défilé, le monde une pyramide à l’envers menaçant de s’écrouler : des instants sans mémoire. Dans leur dos, les phares de l’automatique les prenaient pour cible. Encore quelques secondes. La route lovait le bord de mer et tout là-bas, il y avait ce mur devant l’eau. Bientôt, ils épouseraient la vie.

Des vagues énormes s’écroulaient sur les rochers dans un fracas de guerre civile. On s’entendait à peine mourir. John écarquilla les yeux : le mur venait de se teindre en bleu. En bleu électrique. La tentation était puissante mais il n’était pas sûr qu’Eva voudrait le suivre. Les yeux injectés de sang, il glapit :

— Eva ! Tu vois ? Dis ? Tu le vois ?

— Oui… Oui ! Le mur. La mer… John…

Les herbes sur le bas-côté défilaient, Eva se jeta contre John, lui dont les yeux fous roulaient dans le rétroviseur : non, c’était impossible, il y avait quelqu’un avec eux, là, dans la voiture : sur le siège arrière, comme le spectre de l’amulette maorie qui les regardait, atroce ! Hallucination ? Une sale blague, un cauchemar d’enfant, le virage qui approche à toute allure, le mur, John contre Eva, Eva contre John, le baiser de la mort, l’araignée dévorant son amant d’une nuit, déjà le lacet, la courbe de la route, l’orage dans la nuit, ne jamais s’abandonner, John, Eva, la mort qui se les enfilait, vite !

Loin dans leur dos, Jack Fitzgerald hurla.

Les pneus de la Jaguar crissèrent dans la courbe qui bordait la mer. John frissonna : Eva venait de lui mordre la bouche dans une étreinte sauvage, elle se cramponnait à lui, la main accrochée à son sexe dur, une grimace farouche dans les yeux. Enfin, elle hurla :

— Tue-la !

La Jaguar fonça droit sur le muret. La mer électrique s’ouvrit devant eux. Ils vinrent percuter violemment le mur de béton avant de venir s’aimer jusqu’à la mer qui, beaucoup plus bas, leur tendait tout son bleu.

Les hurlements de leur âme se turent.

*

Les pneus de l’automatique stoppèrent leur course en bordure du précipice. La tête du policier cogna contre le volant. Il n’avait rien fait pour la retenir.

Maintenant le silence habitait tout. Fitzgerald tremblait d’effroi. Le muret avait volé en éclats ; la Jaguar était partie loin vers la mer. Le vol n’avait duré qu’une poignée de secondes, jetées en vrac dans le précipice.

Ils étaient seuls désormais. Seuls avec leur mort bien portante, tout emmêlés.

Dans un rêve absurde, il sortit de sa voiture. Son visage livide ne savait plus que balbutier. Eva. Il avança au bord du précipice et aperçut la Jaguar, écrabouillée sur les rochers de Piha la sauvage. Sa fille était un tas de chair démolie, démembrée, calcinée. Et lui ne savait plus qui dit quoi, qui est qui, et qui meurt pour quoi. Sa nuque inclinait toute seule vers le vide : le gouffre l’attirait. Eva, tout là-bas, lui envoyait des signes de bienvenue. Des bouts de squelettes s’agitaient depuis le néant : « Viens, père ! Viens ! »

Jack planta ses ongles dans son crâne. Un long râle, qu’il n’entendait plus, ses paupières acides le démangeaient. Vite, pleurer. Ou alors en crever.

Par la portière ouverte de la Toyota, le contact de l’émetteur supplanta ses sinistres désirs. Les neurones grésillaient : tout occupé à son malheur, il entendait à peine la voix d’outre-tombe qui déversait un flot de mots incompréhensibles. Eva. Morte. Son cerveau se décomposait. La voix dans la radio n’était plus qu’un murmure indistinct, lui un fantôme.

Fitzgerald se tourna vers la voiture. Le .38 Spécial reposait encore sur le siège avant…

17

Dans les os de la tête, ça avait déjà un sale goût de renfermé. Le talon écrasé sur la pédale d’accélérateur, Malcom Kirk regardait passer la campagne néo-zélandaise ; sur le terrain d’une école perdue, des poteaux de rugby se penchaient sur leur destin. Comme lui, il faudrait bientôt les remplacer.

Malcom pensait à sa vie terriblement ratée, à ses amours ruinées, à sa mère aussi… Des larmes tièdes lui brûlaient les yeux. Le camion frigorifique l’emportait vers le nord : lui, son désespoir, sa haine et sa cargaison fraîchement embarquée. Le paysage défilait, mais il ne pouvait pas le maîtriser. Après la brutale altercation de cette nuit, Malcom n’avait plus le choix : tout ce qu’il pouvait faire, c’était partir avec elles. Alors il avait foncé à l’abattoir pour prendre le camion, et là, il avait tout bousillé. Dans sa tête, des souvenirs flous, mal organisés, montés les uns sur les autres : lui grimpant dans le camion, l’usine qui dormait encore, le bruit du moteur, la jauge d’essence à ras, le crissement des pneus, son déboulé dans les allées et puis les cris, les cris de ceux qui le poursuivaient depuis toujours, et puis le cri d’un type qui sortait de son baraquement pourri, le petit chef de l’usine où Carol avait abîmé ses jolies mains, ce cloporte infâme qui gesticulait dans tous les sens en agitant ses bras comme s’ils étaient susceptibles de l’arrêter, lui et son engin fumant. Il délirait.

« Tiens ! Voilà pour toi, sale chien ! Un grand coup de capot dans les dents, qu’est-ce que t’en penses ! Ah ! Pour ça, il sait voler, le Moorie ! Sa tête a percuté la calandre avant d’exploser contre le radiateur : faut dire que j’avais fait un bel écart pour le dégommer, l’enflure ! Ça a fait du sang sur le pare-brise, avec des bouts de cervelle sur les vitres et les restes sous les roues du vaisseau fantôme. Salut, Moorie ! À la revoyure ! Ah ah ! Quel bordel, mon Dieu… Mon Dieu : il a fallu hier pour que je m’en souvienne. Et là, j’ai vu, j’ai vu… Non, ne crie pas. Écoute plutôt les pistons qui cognent sous le capot. Ils hurlent pour qu’on leur ouvre. Le monde. Comme moi. Fallait pas m’ouvrir le monde… Non, ne bouge pas, surtout ne crie pas. Écoute, je te dis. C’est beau, non ? Oui, c’est ça : pose ta tête sur mon épaule, fais pas gaffe au couteau. C’est ça, fais comme si de rien n’était… comme si de rien n’était… Oui, je vais te raconter une histoire, petite fille… Je vais te parler de ma vie, si tu veux. D’ailleurs, j’ai mal à la vie. J’ai attrapé ça hier, impossible de la guérir. J’ai tout essayé. Impossible. Incurable. C’est ma maladie : incurable. J’ai l’incurable dans le sang. Incroyable. Je croyais qu’on attrapait ça vivant, pas quand on est mort. Eh bien, non : j’ai l’incurable. Pourquoi ? Oh ! C’est flou, difficile à expliquer… Comment dire… Ma mère avait des yeux verts et une bouche… verte aussi. En fait, c’était une pelouse. Fallait pas s’allonger dessus. C’était interdit. Interdit. C’est drôle, quand j’y pense, je m’en souviens pas bien. Faut dire que j’étais petit. C’était sur les îles, ça, je me rappelle : une île avec personne autour. Jolie. Et puis un jour, j’ai eu très mal au ventre. La douleur, on s’en souvient : pas forcément la physique, non, surtout la morale. Pourtant, je ne savais pas pourquoi mon ventre me faisait si mal. La blessure avait parfaitement cicatrisé, alors c’était autre chose. Mais ne crie pas. Non ! ne crie pas ! Ah ! je vois que tu ne m’écoutes pas. C’est malin ! Maintenant, j’ai perdu le fil de mon histoire… Mon histoire, c’était une pelote avec des nœuds énormes, des nœuds tout emmêlés, gros comme des montgolfières. Et ça soufflait dans ma tête, ça me décollait le cerveau, putain ! je savais même pas pourquoi ! J’étais assis sagement à côté de ma pelouse — c’était interdit de marcher dessus — mais avec le temps, j’ai pas pu résister : je me suis allongé. On était bien sur la pelouse, tous les deux. On a même fini par s’installer… Mère a fait un étang. C’est après que les grenouilles sont arrivées : elles se sont mises à coasser après moi, elles se sont mises à dire des choses sales alors que moi j’étais nu comme une merde : c’est pas joli joli, une merde toute nue, hein ? Après, je sais plus. J’ai mal à la tête… Je me suis retrouvé dans les rues, nu comme une merde, avec des habits sales sur le dos, avec des gens autour de moi qui me reniflaient comme un chien, à moins que l’odeur ne les attire… Je sais plus. L’enfer, avec des queues partout dans moi, des sexes énormes qui me rentraient dedans, des bras qui me tenaient, les autres qui ricanaient, moi qui criais sans pouvoir me défendre, Mère n’était pas là, elle était pas loin, mais pas là. L’enfer, avec dix morts par jour. J’ai souffert, petite fille, si tu savais comme ils me faisaient mal ! La nuit, je me réveillais en sueur, le lit entouré de crocodiles qui attendaient que je tombe dans leur gueule pour me dévorer… Et toutes les nuits, c’était pareil. Jusqu’au jour où il est arrivé avec ses yeux bleus tout fondus sur moi, ses beaux yeux dégoulinants qui ne savaient que m’aimer… Pour la première fois, j’ai senti de la douceur sur moi. Il m’a offert son épaule pour que j’y repose. Il était bon, puissant, le seul capable de me sauver. Pour ça, il m’a payé le prix fort. Il ne m’a jamais dit combien il avait dû payer pour m’avoir. C’était quelqu’un de très discret, très distingué, plein de pudeur : rien à voir avec les chiens qui m’entouraient, ces tueurs mangeurs de chair humaine… Oui, il s’est bien occupé de moi, m’habillant toujours très bien, oh ! je n’avais pas à me plaindre ! Il m’aimait toujours plus, de jour en jour, et moi aussi je l’aimais, c’était pas facile du tout mais j’y arrivais presque. On se cachait, les autres devaient pas savoir, je voyais bien qu’il était inquiet, surtout ces jours-ci… Mais le mal était profond. Je ne pouvais pas m’en empêcher. Sans identité, pas de survie possible. Personne peut comprendre. J’ai repris ce qu’il appelle mes “travers”. Faut dire que je me suis bien fait engueuler pour Carol… J’ai juré que j’y étais pour rien ; c’était vrai. Au début, il m’a cru. Mais les choses ont empiré, il a fallu que je m’en aille, c’était pas moi, je le jure ! Vous le savez que ce n’est pas moi, pas ma faute à moi ! Oh non ! Non ! Ce n’est pas possible ! Non ! Ce n’est pas moi ! Pas moi ! Je l’ai pas tuée, cette pauvre fille ! Et il a fallu hier pour que je m’en souvienne… me souvienne que… c’est moi. Oh ! mon Dieu… c’est moi… C’est moi qu’ai fait tout ça… Mais ne crie pas, petite fille, non ! Ne crie pas ! Je t’en supplie ! C’est pas moi ! »

*

Jack Fitzgerald revint lentement sur Terre. Le cadavre d’Eva fumait encore au bas de la falaise. La nuit allait tomber, la Toyota reposait, portière ouverte, sur le bord de la route, et une voix folle déversait une sorte de complainte incompréhensible dans l’émetteur qui le reliait à Ann Waitura.

Le policier blêmit ; la voix, d’abord stridente et railleuse, commençait à changer de ton. Malgré la confusion des paroles noyées dans le vacarme des ondes parasitées, Jack reconnut cette voix : c’était celle de la fille de Waiheke, la fille qui avait parlé au tueur alors qu’il se trouvait empêtré dans le bush ; la fille s’était enfuie avant qu’il pût la voir mais sa voix était si particulière que Jack la reconnut aussitôt dans l’émetteur. Mais ce soir la voix qui psalmodiait ces paroles incohérentes avait inexorablement changé de ton : car désormais ce n’était plus la voix d’une femme qui parlait, mais celle d’un homme. Un homme aux abois. Plus de doute possible. La femme croisée à Waiheke était un homme.

Bien sûr : Jack avait fouillé la maison isolée, il avait trouvé de multiples affaires féminines mais ni tampons ni serviettes hygiéniques. Ce n’était pas une femme qui habitait dans cette maison mais un homme.

Un travesti.

Malcom Kirk.

Les étranges coutumes polynésiennes resurgirent à sa mémoire, les histoires que lui contait son père, ces temps oubliés où les villages s’organisaient en complète autarcie : il arrivait en effet qu’il y ait plus d’hommes que de femmes dans les villages. On réglait le problème (et peut-être même celui de l’homosexualité) en imposant à certains hommes de tenir le rôle de la femme. On pouvait ainsi voir un robuste Polynésien revêtu du costume traditionnel réservé aux femmes s’affairer aux tâches ménagères. Cet « homme » vivait même avec les femmes et tenait dans la famille le rôle d’une maîtresse de maison. Personne ne se moquait de lui. Il comblait le déséquilibre au sein d’un groupe où les hommes étaient, de surcroît, souvent polygames.

Jack gambergea : tout cela datait et n’avait a priori plus lieu de nos jours. Mais il avait maintenant une certitude : un tueur avait débarqué sur le continent depuis la veille et, par un concours de circonstances qu’il ne comprenait pas, Ann Waitura était actuellement en sa présence. Elle avait mis son émetteur en marche mais elle se taisait. Pourquoi ?

Le temps s’accéléra : si Ann n’avait toujours pas parlé, c’est qu’elle avait ses raisons. En ouvrant le contact de l’émetteur, elle cherchait à mettre Jack sur la piste du tueur : appeler pouvait être dangereux. Depuis un moment, Kirk s’était tu. Ses supplications avaient fait place à un bruit sourd, celui d’un moteur. Un gros. Celui d’un camion, ou quelque chose comme ça. Mais il y avait un autre bruit de fond, encore difficile à distinguer… Depuis l’émetteur, Kirk continua à délirer. Ann se taisait toujours ; mais où était-elle ?

Fitzgerald fit le tri entre ses fausses et ses vraies pistes. Les mots de la fille de Waiheke étaient en fait ceux de Kirk. Il disait : « Je n’appartiens plus à Bee. »

Cela signifiait-il qu’il appartenait à quelqu’un d’autre ? Découvert, Kirk n’était plus aujourd’hui qu’un humain fragile lâché dans la nature. Sa réaction serait celle d’un désespéré, d’un suicidaire. Car, par un stratagème bien compliqué, Kirk ne savait pas qu’il était un tueur : « Ce n’est pas moi », avait-il dit, avant de rectifier « pas ma faute » — preuve qu’il réalisait alors la terrible vérité. Maintenant qu’il avait fui son île refuge de Waiheke, allait-il tuer de nouveau ? Et quel secret emportait-il avec sa folie ? Une autre phrase frappa l’esprit du flic. Celle émise par le Maori alors qu’il dialoguait avec Kirk : « Tu veux qu’on vérifie ? » Les deux hommes parlaient alors du meurtre de Carol. Que pouvaient-ils donc vérifier ? Quel était le sens de cette allusion, allusion qui avait tant effrayé Kirk ?

Fitzgerald fut alors frappé de stupeur : Carol avait eu le sexe scalpé mais on n’avait pas retrouvé le pubis. Voilà donc la « preuve » de sa culpabilité, la « vérification » dont parlait Ofengahu. Les pubis. Mais si Zinzan Bee et ses sbires savaient où Kirk cachait les preuves de ses crimes, pourquoi protégeaient-ils le jeune Polynésien, lequel était censé ne plus « appartenir » à l’étrange sorcier maori ?

Dans un éclair, les choses se mirent en place : Malcom Kirk avait subi un choc en réalisant sa culpabilité. Désespéré, il chercherait à s’enfuir, emportant avec lui son seul bien : le pubis scalpé des femmes qu’il avait assassinées. Le tueur avait une cachette, un endroit planqué dans le fond de sa mémoire. Les sexes mutilés étaient pour Kirk une sorte de trophée, un symbole quelconque dans sa pauvre tête. Il les gardait précieusement, quelque part… Jack songea à un endroit froid. C’était le seul moyen de garder les pubis en « état ». Oui, mais où ? Pas chez lui, puisque la cachette devait être un lieu fréquenté en de rares occasions — uniquement pour alimenter son délire. Alors quoi ? Une boucherie ? Trop compliqué d’accès. Une maison qu’il louait aux alentours d’Auckland, avec une chambre froide ? Peu probable, toujours parce qu’il ne devait s’y rendre qu’en état de transe. Non, il s’agissait d’une petite chose, un coin désert où, à l’occasion des meurtres, il déposait ses monstrueux trophées : un hangar, un garage… Depuis l’émetteur, la voix de Kirk gagnait en intensité.

Jack réalisa alors qu’il avait fermé tout contact avec le central depuis ce midi : il était à la poursuite d’Eva et tenait à ce que personne ne soit au courant de ses escapades. Il pesta contre lui-même : jusqu’au bout, Eva serait sa faute. Il appela le commissariat central et demanda Osborne, d’urgence. Coup de théâtre : Osborne avait disparu depuis ce midi. Même son de cloche pour Waitura. On ne connaissait pas la raison de leur départ mais ils avaient établi une mission en code rouge. À ces mots, Fitzgerald retrouva son vieil esprit de combat : Ann avait abusé de ses pouvoirs et cherchait maintenant à le mettre sur la piste en ouvrant le contact de son émetteur.

Il glapit dans la radio du central :

— Y a-t-il eu un événement quelconque ce matin ? Fait divers, accident, fuite, n’importe quoi ayant rapport avec un lieu de stockage frigorifique…

— Attendez, je regarde, répliqua le standardiste.

Dans l’émetteur qui le reliait à Ann, Kirk délirait maintenant à plein tube : il appelait Waitura « petite fille ». Enfin, le standardiste répondit à sa demande :

— Capitaine ? J’ai peut-être trouvé ce que vous cherchez : un camion a créé un sacré carnage à l’abattoir de Devonport. On ne sait pas qui le conduisait mais la camionnette a pris la fuite. Par contre, je ne vois aucune équipe de police lancée sur cette affaire…

— Waitura, répliqua Jack pour lui-même.

Il coupa le contact radio.

La mort d’Eva fit une brève apparition dans ses pensées. Il démarra la Toyota et s’engagea sur la route de West Coast Road. Alors un coup de feu retentit dans l’émetteur qui le reliait à Ann Waitura : on distinguait des cris et toujours le rugissement du moteur, les ondes parasitées…

Jack hésita. Tant pis, il fallait briser le silence radio. Il ouvrit le contact mais n’obtint aucune réponse : depuis l’émetteur, le bruit du moteur venait de stopper. Fitzgerald cessa de respirer : on n’entendait plus qu’un bruit. Un bruit de vagues.

La mer.

Une plage.

Il écouta. Non, pas de doute : ils roulaient sur une plage. La plage, le lieu des crimes. Le bruit des vagues était maintenant bien distinct dans l’émetteur.

Un camion qui roule sur une plage : Ninety Mile Beach.

18

La course-poursuite durait depuis des heures. Ann avait commencé par suivre l’itinéraire le plus court en direction de Whangarei. À bord de la Ford pilotée par l’agent Osborne, ils avaient roulé loin vers le nord. Silence pesant. Voyage électrique. Tension confuse. Plus de limite.

Au volant de sa voiture, Osborne rongeait son frein : la criminologue l’avait déjà envoyé sur les roses à deux reprises. Quelque chose ne tournait pas rond. Ann paraissait angoissée, vulnérable, à bout de nerfs. Et Jack n’était pas là. Il détestait ça. Quant à Wilson, Waitura lui avait simplement dit qu’il était mort. Wilson, mort. Sans autre commentaire.

Osborne encaissa sans broncher.

Ce matin, il avait appelé chez Fitzgerald. Bien que surpris de tomber sur Ann, il n’avait pas posé de question embarrassante : un camion frigorifique venait de semer un véritable carnage dans l’abattoir de Devonport. La camionnette avait défoncé la barrière de sécurité, tuant au passage Moorie, le recruteur. D’après les témoins, il s’agirait d’un fourgon frigorifique blanc avec le sigle de l’usine, conduit par un jeune homme bronzé, probablement d’origine polynésienne. Le véhicule était facilement reconnaissable : il y avait aussi du sang sur le radiateur…

Waitura avait tout de suite pensé à Kirk. Zinzan Bee avait menti, ils le savaient : Kirk n’était pas mort. Pire : il avait disjoncté et faisait là son baroud d’honneur, une sorte de suicide aux yeux du monde. Dans l’urgence, ils avaient établi un plan d’action. Avec un minimum de chance, ça marcherait : ils chasseraient l’assassin jusqu’à sa reddition.

Osborne gambergeait au volant de sa voiture. Non, quelque chose n’allait pas. Ils opéraient sans filet et, hormis l’hélicoptère qu’ils attendaient toujours, aucune force de police n’était déployée autour du tueur présumé. L’hélicoptère en approche leur livrerait des informations depuis le ciel. Code rouge. Cela signifiait qu’ils évoluaient en autonomie, coupés des ondes, et donc du central. Pourquoi Waitura avait-elle déclenché ce code d’urgence ? Il eût été plus prudent de quadriller le terrain — le camion de Kirk aurait fini par s’engluer dans la nasse des barrages. Au lieu de quoi, Osborne avait pris son véhicule personnel afin de retrouver Ann sur la route de Mission Bay, tout près de chez Fitzgerald. La criminologue attendait là, une chemise trop grande sur les épaules. Sa lèvre était tuméfiée, son visage semblait bouleversé, mais Osborne n’avait rien dit : il était trop peu gradé pour contredire la partenaire attitrée du capitaine et il y avait dans ce visage une chose qu’il ne se sentait pas de taille à affronter.

Non, Osborne n’avait jamais senti ce coup-là. Avec Fitzgerald, les choses auraient été différentes…

Ils avaient roulé deux heures, guettant les signes, les bords de route et le contact qui les reliait à l’hélicoptère. Ils finirent par atteindre Whangarei. Depuis les airs, toujours aucun signe du camion en fuite. Osborne et Waitura avaient continué, dépassant bientôt Hikurangi, Whakapara, Moerewa, petites villes perdues au large d’Auckland, derniers bastions de la civilisation avant les étendues sauvages de l’extrême Nord.

Osborne avait bien tenté un rapprochement avec Ann : ses yeux farouches faisaient plisser ses paupières lourdes, sa lèvre supérieure était salement amochée, mais elle restait confinée dans un inquiétant mutisme. Impossible de savoir ce qui s’était passé la veille.

Ils se rapprochaient du Nord. Le jeune policier mâchait un chewing-gum, dernier cadeau de Wilson, quand la voix du pilote retentit. Depuis les airs, il avait enfin repéré Kirk : le camion réfrigéré roulait sur une route secondaire en direction de Kaitaia.

L’hélicoptère le survolait de très haut.

Ann fit un bref calcul : avec un peu de chance, ils atteindraient le village de Kaitaia avant lui.

Dans un nuage de poussière, ils dépassèrent Kaeo, Mangonui et ses plages frappées par l’océan comme des sacs de sable avant le grand combat. Bientôt, ils traversèrent Cable Bay et enfin Awanui, un bled situé au-dessus de Kaitaia — le village que Kirk venait d’atteindre. Si le tueur continuait sa route (et il n’avait aucune raison de s’arrêter), il passerait forcément devant eux : apparemment, Kirk roulait sans but précis, poussé par ses dernières pulsions.

À contrecœur, Osborne déposa la criminologue sur le bord de la route. Il voulut protester — le plan était beaucoup trop risqué — mais Ann ne voulut rien entendre. Première assistante du boss, c’est elle qui commandait la mission. Osborne n’aima pas son regard trouble mais se résigna. Au loin, les pales de l’appareil battaient l’azur.

Ann Waitura se posta sur le bas-côté : le camion passerait bientôt devant elle et la prendrait en stop. Pendant ce temps, il chercherait un endroit propice pour bloquer la route avec la voiture : un coin de campagne, loin des habitations. Alors le camion stopperait sa course éperdue. Waitura gardait un calibre .32 dans son sac à main : elle arrêterait Kirk. Osborne serait là pour la seconder, sous l’œil aéroporté du pilote dont l’ordre lui avait été donné de voler assez haut pour ne pas effrayer Kirk…

La criminologue déboutonna sa chemise trop grande et passa une main fiévreuse sur ses cheveux détachés. Osborne la trouva très jolie. Désespérée mais très jolie. Sa poitrine pointait sous le tissu de la chemise, ça l’excitait. Le policier mit ça sur le coup de la peur.

— Bonne chance, lança-t-il depuis la portière de la Ford.

Ann lui sourit tristement. Sa bouche meurtrie l’empêchait peut-être de répondre…

Osborne enclencha la première. Il fallait appeler Jack. Pas de radio dans sa voiture privée, juste un émetteur relié à l’hélicoptère. C’était risqué. Trop. Il fonça à travers le village d’Awanui : il n’avait plus une seconde à perdre.

Ann regarda partir Osborne avec un petit soupir désolé. Elle ne savait pas ce qu’elle redoutait le plus : la mort ou la vie. Seule sur le bord de la route, la jeune femme attendait le tueur. Les minutes avaient le poids d’un siècle sur ses épaules. Osborne absent, elle se laissa aller à quelques sanglots quand un bruit lointain lui fit dresser la tête : le battement des pales se rapprochait dans l’air brûlant de l’après-midi. Si Kirk se rendait compte qu’on le suivait, il était capable de tout…

Étranges sensations : la mort avançait, là, sur une route de campagne inondée de soleil poussiéreux, le vent s’était levé pour l’accueillir, tout paraissait subitement calme, le passé n’avait plus d’importance, elle s’en allait, souillée jusqu’aux os.

Un bruit mécanique chassa les oiseaux : d’une volée tapageuse, ils abandonnèrent les champs désolés et s’enfuirent dans l’azur austral. Le camion arrivait. Ann le voyait maintenant distinctement, soulevant un nuage de poussière à chaque embardée. Un grondement sourd. Des reflets. L’asphalte fumant, une carlingue chromée fonçant sur elle. Dernier envol. Le cœur dans la gorge, une masse bruyante, le soleil dans les yeux, la peur, intacte.

Un gros bruit de freins suivi d’un hennissement pneumatique : le camion dépassa la jeune femme et s’arrêta un peu plus loin, sur le bas-côté. Ann retint son souffle. Il y avait du sang sur la calandre. Trente mètres. Les jambes qui refusent de se mouvoir. L’espace qui prend soudain tout son sens. Allez, encore un petit effort. Ce ne sera pas long…

La portière du passager s’était déjà ouverte. Ann courut. Bientôt, un pauvre visage apparut, encore opaque derrière le pare-brise du truck. Son sac dans les mains, la jeune femme grimpa sur le marchepied. Un homme d’une vingtaine d’années lui sourit, un Polynésien aux traits fins (Samoan ou Tongien d’après elle), de courts cheveux noirs sur sa tête d’ange exterminateur. Ann avait répondu à son sourire — la politesse du néant — avant de grimper à bord. Cet homme était magnifique.

Malcom Kirk : des yeux noirs imbibés de terreur, un visage à la grâce naturelle et un parfum d’innocence crasse fichée au milieu de ses traits déformés par l’effroi. En regardant loin dans les pupilles, elle éprouva le sentiment étrange d’avoir affaire à un pitre dément.

Présentation, météo, où aller : questions gênées, réponses saccadées. La mort dans le trémolo de la voix. Unisson.

Le visage de Kirk était ravagé par les larmes mais le jeune tueur faisait un bel effort pour paraître aimable. Ann apprécia son courage. La première enclenchée, le camion mordit l’asphalte en sueur. Dans l’air du temps : rien.

Une succession d’images floues : Kirk essayant de parler malgré ses phrases incompréhensibles. Pantomime humaine, les mains moites sur le volant et une voix haut perchée, semblable à celle d’une femme…

Ann ne broncha pas quand le camion quitta brusquement la route ; juste avant l’entrée du village, Kirk avait braqué plein nord, défonçant au passage une barrière réservée aux bus.

Ninety Mile Beach.

Bien sûr, là-bas ils seraient tranquilles.

Tant pis pour Osborne qui l’attendait à la sortie d’Awanui. De toute manière, le plan était trop scabreux pour réussir. Restait l’hélicoptère, quelque part au-dessus d’eux. Ann ne le cherchait même plus.

Quittant la petite route de Cape Reinga, ils atteignirent Ninety Mile Beach, l’une des plages les plus longues du monde : cent vingt kilomètres de sable mouillé battus par le bouillon du Pacifique. En suivant la marée descendante, on peut rouler sur la plage jusqu’à Cape Reinga avant que l’océan ne recouvre tout. Les bus étaient les seuls véhicules autorisés à tenter le coup.

Pour Kirk, on fit une exception.

Le camion dévala la petite pente qui menait à la plage. De gros rouleaux s’écrasaient sur le sable. D’un côté, la mer, énorme, poussée par les vents violents, de l’autre des dunes au découpage chirurgical. À l’occasion, on aperçoit quelques chevaux sauvages s’ébrouant parmi les herbes. Au milieu, le passage : des kilomètres de sable mouillé écumant de rage. Une route dangereuse pour les néophytes.

Malcom Kirk faisait preuve d’une étonnante dextérité : il passait juste après les vagues, là où le sable était encore dur. Ann le regardait s’escrimer sous les cris des oiseaux, outrés de ce passage en force sur leur territoire.

Le Polynésien semblait effondré, comme s’il venait de réaliser une chose connue de tous, une chose qui échappait encore à sa conscience. Cocufiage psychologique. Une larme épaisse coula sur sa joue. Ses lèvres se mirent à trembler, jamais ensemble. Sa voix avait changé. Elle était devenue plus grave au fur et à mesure qu’il parlait.

Malgré le vent qui hurlait par la vitre ouverte, Ann avait écouté délirer Malcom. « Petite fille » : c’est ainsi qu’il l’appelait. Sans doute ne savait-il plus très bien à qui il parlait. Tout à l’heure, alors qu’ils n’avaient parcouru qu’une poignée de kilomètres, une lame d’acier était sortie de sa chemise : ce couteau de boucher avait découpé le sexe de Carol Panuula. Mc Cleary pourrait le confirmer.

Le pauvre Malcom ne savait plus à quel saint se vouer : conduisant d’une main, menaçant de l’autre la jeune femme avec son couteau, il avait raconté sa vie, comme ça, par bribes. Ann Waitura n’était pas la première venue : elle l’avait écouté, analysant la confusion de son délire tandis qu’il déversait son fiel mêlé d’impossibles amours sur le pare-brise du camion. Certains détails avaient pris une signification, d’autres restaient flous. Il faudrait un long travail avant que Kirk ne réussisse à évacuer les maux qui torturaient son esprit malade.

La première séance eut lieu à bord d’un camion réfrigéré bringuebalant sur une plage sans fin : le patient avait un couteau dans la main, un volant dans l’autre, le spécialiste un sac de cuir posé sur ses genoux, un émetteur qu’elle venait d’enclencher à son insu.

Ann Waitura avait analysé la situation en professionnelle : cet être avait subi des traumatismes si graves qu’il pouvait à peine déterminer son sexe. Tout était parti d’un acte de violence abominable — Kirk n’avait pu l’inventer. Toutefois, cet acte commis lors de sa petite enfance ne lui laissait guère que des énigmes, un immense sentiment de frustration menant à une crise d’identité capable de le pousser à un dédoublement de personnalité — unique moyen trouvé par son inconscient pour refouler la réalité trop cruelle. Et le sort s’était acharné sur lui : disparition de la mère, impuissance, esclavage sexuel, homosexualité, viol, prostitution. Tout se mêlait : difficile de faire la part du vrai et celle du fantasme. Parler était aujourd’hui une souffrance. Ann l’observait du coin de l’œil. Imperceptiblement, le couteau s’était rapproché de sa gorge. Il battait l’air du camion, frôlant à deux reprises ses beaux yeux noisette. Kirk était entré dans une phase de délire symptomatique d’une crise aiguë.

Il allait imploser.

Le vent s’engouffrait par les vitres ouvertes mais Ann entendit le vacarme de l’hélicoptère au-dessus d’eux. Le pilote s’était rapproché de manière alarmante. La jeune femme paniqua : dans son délire, Malcom confondait le bruit des pales avec sa voix à elle. Il l’implorait de ne pas crier mais elle ne criait pas ! Bon Dieu, elle ne criait pas, ce n’était que l’hélicoptère ! Des larmes énormes coulaient sur les joues du tueur, le couteau fendait l’air et l’appareil approchait encore.

Le visage de Malcom se déforma. Lui aussi avait peur : ses yeux fous allaient de la plage à Ann dans un ballet pathétique, il la conjurait de se taire, surtout ne pas crier, non, ne pas crier ! Elle fit un geste par la vitre ouverte signifiant à l’hélicoptère de déguerpir mais Kirk n’était plus maître de ses gestes : il allait tuer !

Ann enfouit sa main dans son sac où le calibre .32 de Jack attendait, six balles dans le barillet. À ses côtés, Malcom hurlait de terreur : surtout qu’elle se taise ! La jeune femme saisit l’arme. Les cris de Kirk emplissaient tout. Le diable couvait. Malcom lâcha le volant. Le camion fit une embardée. Le .32 hors du sac. Le couteau siffla dans l’air. Le hurlement des moteurs au-dessus. Celui de Kirk, déchirant, « Arrête ! » Un coup de feu. Une lame qui s’enfonce. Des cris. L’hélicoptère, Malcom, Ann. Mortelle harmonie. La mer sous les roues du camion, de l’écume plein la calandre, noyant le sang séché de Moorie, un nouveau travers. Vite, rétablir l’équilibre.

Malcom Kirk, le ventre perforé, tira le volant vers les dunes et accéléra. Manquant de s’enfoncer dans le sable meuble, le camion effectua un bond sur le côté. Les roues filèrent sur le dur. L’équilibre était rétabli : le camion roulait maintenant à vitesse raisonnable sur la plage infinie.

Le tueur respirait avec difficulté : la balle tirée à bout portant s’était fichée dans son ventre, un flot de sang s’était répandu sur ses cuisses et clapotait maintenant sur le siège. Malcom serra les dents : avec un peu de chance, aucun organe vital n’avait été touché. À ses côtés, la fille agonisait. La lame s’était enfoncée dans le thorax avec une facilité déconcertante. Un revolver pendait sans vie au bout de sa main.

Il accéléra.

Ann ouvrit les yeux, mais tout était flou. Des larmes de douleur obstruaient sa vision, si faible qu’elle ne distinguait plus que des formes mouvantes. Le vent par la vitre la rafraîchit un peu, fouettant ses cheveux. Douce sensation. Au-delà des dunes, un couple de chevaux piétinait en toute liberté.

Sa tête cognait contre la portière. Ann pensa à Jack, et expira sans regret.

Après tout, elle était venue là pour ça…

19

Osborne pestait entre ses dents. Le plan pour bloquer le fugitif était dangereux. Les choses avaient évidemment mal tourné : l’hélicoptère s’était bien éloigné pour ne pas l’alerter, mais le camion n’était jamais apparu au point de rencontre fixé pour l’interception. Kirk avait dû bifurquer vers la plage. Ninety Mile Beach. C’était la seule route. Le pilote gambergeait : le soir allait bientôt tomber.

Il y eut un moment de flottement entre le pilote de l’hélicoptère et le policier qui trépignait dans sa Ford. Enfin Osborne l’avait sommé de se poser afin de l’embarquer. De là-haut, ils reprendraient les recherches. C’est là qu’il se trouvait maintenant, anxieux. Il assurerait seul. Avec ou sans Fitzgerald. Après tout, il le formait pour ça…

Après une longue glissade aéroportée vers la mer, le pilote repéra le fuyard : le camion avait bifurqué sur Ninety Mile Beach et roulait maintenant sur le sable mouillé. Ils s’approchèrent du véhicule en perdition, mais Waitura leur fit immédiatement signe de s’éloigner. Osborne hésita un instant, puis ordonna au pilote de grimper, se résignant à laisser Ann à son sort.

Cette fois-ci c’était trop. Il ne pouvait pas abandonner l’assistante de Jack aux mains du tueur. Désobéissant aux ordres de Waitura, il rétablit le contact avec le central.

Cinq minutes plus tard, alors qu’ils survolaient de haut le bord de mer en direction de Cape Reinga, la voix du capitaine grésilla dans la radio.

— Bon Dieu, tu es où ?!

— Je viens de rejoindre le camion en fuite, répondit Osborne sans cacher sa nervosité. On est à hauteur de Waihopo. Ann est avec lui. Elle m’a fait signe de partir mais je crois… (Le pilote lui adressa un signe du doigt désignant un point fixe sur la plage.) Je crois qu’ils viennent de stopper. Fitz ! Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? Le camion a stoppé sur la plage mais je le distingue à peine avec la nuit qui tombe ! Je… je ne sais pas ce qui se passe ! On dirait que la marée a bloqué le camion. Fitz ?

Plus bas, sur le bord de la route, le Maori gambergeait à toute allure. Sorti de nulle part, les yeux hagards, une tête de dément, le radiateur de la Toyota fumant après un sprint effréné jusqu’à Ninety Mile Beach, il avait rejoint la route de Cape Reinga. Il visionna la carte et répondit :

— Mets les torches et trouve-les : moi je coupe par les dunes !

Osborne baragouina un « O.K. » guttural. L’adrénaline avait comme coagulé dans le fond de la gorge. La voix de Jack avait changé. Peut-être l’émission radio. En tout cas, il l’avait trouvé… détestable.

*

— Maman, j’ai mal ! Ça me glace partout, ça me glace le bide, les tripes, les entrailles ! Putain ! Maman ! Où es-tu, vieille salope ! J’ai mal !

Malcom se tordait le ventre au volant du camion frigorifique. Le sang avait coulé jusque sur ses bottes. Y en avait partout. Et la mer continuait à rogner la plage. Malgré ses efforts, il devenait impossible de conduire le camion : les vagues grimpaient vers les dunes et gagnaient du terrain. Dans quelques kilomètres, bloqué par la marée montante, il serait obligé d’arrêter le véhicule. Avec tout ce que cela impliquait…

Sur le siège du passager, la fille semblait dormir, le corps imbibé d’un liquide vermeil. Elle était belle, seule avec sa grande mort. Malcom eut un sourire satisfait ; elle avait fini par se taire.

Il se concentra sur sa route où les vagues se faisaient plus pressantes. Un bouillon d’écume vint lécher les roues du camion. Le ciel tombait : la nature le repoussait vers les terres.

Il fut bientôt impossible de passer : la mer était montée à l’assaut des dunes et avait grappillé mètre par mètre le territoire ennemi. Malcom stoppa le véhicule. La lave blanche de la mer allait le submerger. Ses yeux fous vaquèrent alentour. L’hélicoptère avait disparu. On n’entendait plus que le requiem des vagues contre la plage vaincue.

Le ventre tordu par la douleur, Kirk mit pied à terre : les flots atteignaient déjà ses bottes couvertes de sang.

— Ah ! Maman ! Enfin tu es là ! Oh ! si tu savais comme j’ai mal… J’ai un trou dans le ventre. Ça me ronge déjà, c’est tout froid, tout froid. Il faudrait que tu viennes, comme avant, que tu me prennes contre toi, que tu me touches, tu sais… Comme avant… Hein ? Quoi ? Oh non ! Non ! Je t’en prie, je ne veux pas ! Oh ! non, pas ça…

D’un pas d’automate, pataugeant dans la mer montante, Malcom contourna la cabine du camion et ouvrit la portière du passager. Le corps sans vie d’Ann Waitura tomba dans l’écume. L’eau se teinta un court instant, une caresse bleue, le temps pour le sang de se dissoudre à l’infini. Malcom délirait, plié en mille :

— Tu la veux, tu es sûre ? Oui, bien sûr, tu la veux… Mais j’en ai assez, maman ! Assez de combler tous tes désirs ! Je suis grand maintenant, tu sais que je pourrais te laisser… Oh ! je t’en prie, cesse tes jérémiades ! Je vais te la donner puisque tu la veux, mais je te préviens : c’est la dernière fois ! La dernière fois, tu comprends ?! Putain, tu comprends !!

De rage, Kirk empoigna le couteau de boucher et tomba à genoux. Il ne sentait plus l’eau battre ses flancs recourbés : pestant entre ses mâchoires serrées, il déchira les vêtements d’Ann et cria dans le vent furieux. Puis, minutieusement, il scalpa son pubis jusqu’au clitoris.

La chair se découpa facilement. Malcom lança le couteau dans la mer, poussa un nouveau cri déchirant, se releva enfin, le trophée sanglant dans la main.

Le ciel tournait à toute vitesse. Il tituba jusqu’aux portes arrière du camion et les ouvrit en grand. Fou furieux, il grogna :

— Tiens, la voilà ! Prends-la puisque tu le veux ! Prends-la, salope !

Et il jeta violemment le scalp ensanglanté d’Ann dans la cabine arrière. Il garda le clitoris et le mit à la bouche.

Couvrant d’insultes le fracas de la mer, le tueur se jeta à genoux et roula dans la mousse des vagues. Là il suçota un moment le petit bout de chair avant de le recracher. Après quoi il poussa un long gémissement qui se perdit dans l’ultime soubresaut de sa raison. Larve rampante, Malcom Kirk se traîna dans l’écume. Le goût du clitoris dans sa bouche lui évoqua un très vieux souvenir d’enfance mais il ne savait plus lequel : un bruit sourd faisait éclater ses oreilles. Malcom leva un regard trouble : un hélicoptère approchait, chassant le vent sous les coups de ses pales.

Au loin, les dunes s’évaporaient sous le ciel branlant.

*

Fitzgerald grimaça en stoppant son véhicule : la mer était montée plus vite que prévu. Il ne lui restait plus qu’à abandonner la Toyota à l’abri d’une dune et rejoindre le camion à pied.

L’hélicoptère tanguait dans le soir. Jack marchait vite mais sa blessure pissait le sang. Serrer les dents ne le mènerait pas loin : il tâta la poche droite de sa veste, s’empara de la cocaïne et s’envoya le fond du sachet. Flash aveuglant, suivi de frissons rapides. Ann était dans de sales draps. La rage le pousserait contre le vent.

Longeant les dunes, il prit le bon rythme, la seule foulée capable de l’emmener loin sans s’épuiser dans le sable. Du haut de son désespoir, Fitzgerald était dans une forme physique éblouissante : déjà se profilait la silhouette du camion, là-bas, droit devant. Il redoubla d’effort. La douleur lancinante de sa cuisse semblait le galvaniser. Ses jambes l’emportèrent, lui, la douleur et sa rage toute fraîche agrippée à la crosse de son arme.

Il crut d’abord distinguer une silhouette à moitié submergée. Les pneus du camion infusaient dans les flots grondants. Son pas se ralentit, inexorablement. Il rangea son arme sans s’en rendre compte, les yeux fichés sur le corps inerte. Fitzgerald parcourut les derniers mètres en apnée. Son cou se raidit. Le pressentiment de tout à l’heure ne l’avait pas trompé : c’était bien le corps d’Ann Waitura qui gisait là, bientôt emportée par la mer…

Il approcha. La jeune femme était nue, une méchante blessure au thorax. Ses chevilles étaient encore prisonnières du pantalon. Du sang coulait de la plaie à débit régulier.

Quand il remarqua la mutilation au niveau du sexe, ses jambes se mirent à flageoler. Peut-être la course de tout à l’heure. Jack détestait la pitié. Ça lui donnait parfois envie de pleurer. Il s’agenouilla, prit le corps dans ses bras et le souleva. Ann était étrangement légère.

Le poids de l’âme, se dit-il. Il paraît que quand un homme meurt, il perd instantanément trois cents grammes. Oui, c’était ça : le poids de l’âme. Lui qui ne croyait pas l’ombre d’une seconde en Dieu se sentit un peu réconforté.

Portant sa partenaire dans ses bras, il contourna le camion ; les portes étaient grandes ouvertes. Il déposa le cadavre à l’arrière, puis se rétracta : une odeur pestilentielle émanait de la cabine. Malgré le soir tombant, Jack vit très distinctement ce qu’il y avait à l’arrière du camion. Son visage vira au blanc. Dans un sac de plastique suspendu à un crochet de boucher, on distinguait encore le cadavre décomposé d’un être humain.

Le policier alluma sa lampe-torche. Sa gorge était sèche mais la curiosité l’emportait sur l’horreur : il passa un mouchoir sur son nez et monta à bord du camion réfrigéré. Par terre, trois scalps de femme. Le premier n’était qu’un amas de chair rabougrie orné de quelques poils. Le second était dans un état de conservation acceptable. Le troisième était encore sanguinolent. Celui d’Ann.

Fitzgerald manqua de vomir, déglutit, eut mal au cœur. Il était descendu en enfer, ça se passait cette nuit. Le reste n’était presque plus qu’une formalité. Il inspecta le corps humain dans le sac plastique. Malgré l’état de décomposition très avancée du cadavre, il s’agissait d’une femme : de longs cheveux secs frisaient sur sa tête rongée et, sous les bouts de chairs gelées, les hanches étaient sans conteste féminines. Par contre, aucune trace de mutilation, sexuelle ou autre. Malcom Kirk n’avait pas touché au corps. Et pour cause : c’était celui de sa mère.

Son totem.

Son tabou.

Le monstre qui le dévorait, la divinité sombre à qui il ramenait le sexe des femmes, ces créatures qu’elle lui avait définitivement interdit d’aimer.

L’odeur faillit le repousser hors du camion mais Jack tenait à observer le cadavre : à première vue, la femme était morte depuis plusieurs années. Entre trois et six : tout dépendait dans quel lieu Kirk l’avait entreposée. Une chambre froide sans aucun doute, mais ça n’avait plus d’importance. La vengeance habitait son esprit. Kirk. Il tuerait ce monstre.

Fitzgerald dégaina son arme et grimpa à bord de la cabine avant. Des traces de sang salissaient les sièges. À côté des pédales, une petite flaque commençait à coaguler…

Il se tourna vers le ciel comme s’il y voyait déjà Ann : Kirk était blessé.

*

— La lune, un soleil noir. Marcher avec le pilote automatique : droit devant et rien derrière… Mon corps se tord, maman, et la mort est proche. C’est le cimetière des dunes qui me l’a dit tout à l’heure. Et j’ai entendu ce que je ne voulais plus : être. Être. Tu m’emmerdes, maman : tu me pèses sur le ventre et j’ai mal. Regarde ! Mon Dieu, aidez-moi ! J’ai du sang plein les mains à force de retenir mon ventre de couler ! Ça me brûle de l’intérieur, ça me consume les boyaux et ça se tortille partout dans moi ! Ah ! C’est pas la mort qui fait peur, c’est la souffrance ! Une balle dans le cœur, c’est rien. Le ventre qui se vide, ça c’est autre chose ! Autre chose… Adossé à la dune, les nuages passent sous la lune et je me fous bien du gros bourdon qui gravite là-haut, avec ses yeux jaunes qui me cherchent partout. Je suis tranquille dans mon coin, bien au noir, bien au chaud. Tu n’as jamais voulu me laisser tranquille, tout est ta faute, alors maintenant viens pas te plaindre si je t’ai abandonnée. Tu vois que j’en suis capable finalement. Tu as l’air bien maligne, hein, toute seule dans la roulotte avec les filles ! Ah ! Vous allez pouvoir en raconter des trucs ensemble ! Bande de petites salopes ! Salopes ! Putain de salopes !!! Oh ! Ça me tire, oh oui ! Il faut que je me tire d’ici ! Le bourdon approche avec ses gros yeux jaunes, je ne le laisserai pas me piquer ! Saloperie d’insecte aussi, tiens ! Tu m’auras pas, tu entends, insecte de merde ! Ah ! Bon Dieu, mon ventre : va pas tenir le coup si je gesticule comme ça. Mais j’ai mal, ah la la, c’est fou ce qu’on a mal !… Il y a des hautes herbes là-bas : si j’arrive à me traîner… Oui, ça va aller. Encore un petit effort, on y est presque ! Voilà ! Aaaah ! Je suis l’homme invisible, tu m’entends, l’insecte ! L’homme invisible, ça t’épate, hein, enculé d’insecte de merde dans ton cul ! Au milieu des herbes, un trou, un trou noir. Je connais bien… c’est là que je vais me cacher… en attendant que les insectes partent… en attendant que mon ventre se recouse… Tâtonner, s’engouffrer et… Ah ! Aaah ! Qu’est-ce que c’est que ça ! Maman ! Un truc m’a sauté à la gueule ! Il vient de me bouffer les lèvres ! À pleines dents ! La saloperie ! Bon Dieu, c’est quoi ce truc dans les herbes ?! Oh non ! C’est pas possible. Non, pas possible ! Il n’y a pas de serpent en Nouvelle-Zélande, tu me l’as toujours dit ! Maman ! Tu mentais ! Regarde maintenant ! Il m’a bouffé la gueule ! Quand j’appuie dessus, ça fait du pus ! Oh non, non ! Et ça me lance, putain, le venin me monte à la bouche, je sens mes lèvres tripler de volume, ça me démange déjà, ça me grille la langue, j’ai du sang dans la bouche, mes dents vont tomber, je peux plus parler ! Maman ! J’ai la gueule emportée ! Regarde ! Maman ! Où es-tu ?! Le serpent m’a déchiqueté le visage ! Et le frelon qui approche, ses gros yeux me regardent, ils m’aveuglent, maman, aide-moi ! J’ai mal partout ! Maman ! Et les autres au-dessus de moi, c’est pas vrai ! Je vois plus rien ! Maman, saloperie de bourdon ! Tiens ! Prends ça, salope !

*

Larve en proie aux fourmis carnivores, le tueur avait rampé jusqu’aux dunes. Soutenu par deux puissantes torches, l’hélicoptère avait fini par le débusquer. Dans la cabine, l’ambiance était électrique. Malgré le stress et le vent de sable soulevé par l’appareil, le pilote maniait le manche avec dextérité. Osborne avait confiance : Fitzgerald était là.

Il ordonna au pilote de descendre : ils tenaient Kirk sous leurs feux.

Non loin, avançant dans la nuit naissante, Jack suivait les faisceaux de l’hélicoptère. Il aperçut enfin Kirk, pris sous les projecteurs. Le sable projeté par le souffle des pales fouettait son visage. Malgré son désir d’en finir avec lui, il resterait prudent : le tueur était aux abois et probablement armé.

Sa veste protégeant son visage, Jack avança : il avait repéré la silhouette de Kirk derrière les joncs, à moitié caché par une butte de sable que l’appareil chassait dans un tourbillon. Aveuglé par la lumière blanche, Kirk cherchait à fuir. L’hélicoptère le survolait de trop près : Fitzgerald grimpa la pente sablonneuse qui le séparait du tueur. Le vacarme assourdissant rendait la scène surréaliste : Kirk, prisonnier des lumières, brandissait une arme vers l’appareil.

Fitzgerald se coucha au sommet de la dune et pointa son calibre. La fatigue faisait trembler son poignet : il ajusta le tueur dont le visage semblait déformé. Kirk visait l’hélicoptère, juste au-dessus de lui. Fitzgerald tira au moment où Kirk pressait sur la détente : la balle du .38 fusa dans l’air tourbillonnant et lui traversa le cou. Malcom Kirk lâcha son arme, tenant sa gorge dans ses mains.

Mais il avait eu le temps de tirer.

Depuis la cabine de l’appareil, Osborne sentit le coup venir, un peu tard. Il hurla :

— Attention, il a une arme ! Remonte !

Le pilote avait déjà broyé le manche à balai. En contrebas, Kirk vidait son chargeur : la première balle ricocha contre une pale, l’autre atteignit le pilote à la tête. Ses lobes frontaux se dispersèrent tandis qu’il s’écroulait sur les commandes de l’appareil. Aussitôt, l’hélicoptère partit en vrille. Dans un vacarme terrifiant, Osborne se jeta sur les commandes et tenta de dégager le pilote.

Deux secondes plus tard, ils s’écrasaient sur le sol.

En explosant, l’hélicoptère fit l’effet d’une bombe : des bouts de carlingue giclèrent un peu partout, soufflant le sol sous l’impact. Des projectiles d’acier rasèrent les environs, des flammes fusèrent dans le ciel. Jack s’était jeté au bas de la dune. Kirk, qui titubait en se tenant la gorge, fut littéralement projeté en l’air, le corps criblé de métal.

Quand Fitzgerald se releva, le corps de son plus jeune adjoint grillait avec celui du pilote parmi les morceaux de carlingue froissée…

20

Cinq heures du matin, Ninety Mile Beach. Jack Fitzgerald se taisait. Depuis la dune qui l’avait protégé de l’explosion, il regardait les corps mutilés mêlés aux amas de carcasses épurées. Les gyrophares des services de police avaient chassé cette nuit sans fond, mais ça puait toujours autant la mort. Alors il se taisait ; lui qui la connaissait bien avait un certain respect pour elle.

Il savait qu’il était arrivé trop tard sur les lieux. Osborne. Pauvre gamin. Un hélicoptère de secours venait d’emporter Ann vers le ciel noir. Il espérait simplement qu’ils s’y sentiraient mieux…

Après Eva, il avait fait le tour du malheur. Quel gâchis. C’était comme s’il venait de tout reperdre. Femme, fille, espoir. Le cauchemar continuait, en accéléré. Il refuserait toutes les nuits — comment désormais dormir ?

Le policier enfonça ses pouces dans ses paupières. La cocaïne lui infligeait une lente descente. Autour de lui, des infirmiers butinaient, bonshommes immaculés, rapaces sanitaires à l’ère de l’humanitaire. On tentait de reconnaître les corps parmi les débris de carlingue fumante. Les secours étaient arrivés tard sur les lieux du massacre. L’éloignement, la nuit, colporter la nouvelle aux instances responsables, l’organisation : tous ces petits détails avaient pris du temps. Mais dans l’esprit de Fitzgerald, c’était lui et lui seul le fautif : il aurait dû être là, avec Osborne et Waitura, plutôt que de s’évertuer à pourchasser deux innocents coupables de s’être aimés un peu trop fort, un peu trop mal.

Eva.

La prononciation de ce nom suffisait à le rendre à moitié fou. Comment avait-il pu, lui, perdre autant la raison ?

Le Maori faisait peine à voir avec sa mine décomposée, ses cernes lourds qui le vieillissaient de dix ans, ses taches de sang sur ses vêtements, son pas incertain et la lueur épouvantable qui naviguait dans ses yeux vides.

Dorénavant, les vivants le fuyaient : on faisait des écarts pour éviter cette affreuse chose. Et ce regard… « Un zombi », disait-on en parlant de lui. Ça faisait déjà jaser. Jack ne voyait rien.

Eva était morte — et ils ne s’étaient rien dit.

Ann, fidèle jusqu’au bout, lui avait donné un peu d’amour sans espoir de retour — et lui n’avait même pas su la remercier…

Pauvre idiot.

Pauvre fou.

Pauvre con.

Fitzgerald avait toujours fait les mauvais choix. Sa vie n’avait jamais été qu’un labyrinthe fermé, une rue sans issue où il se terrait à la recherche de son propre cadavre. La fatalité le précédait toujours d’un pas, une seconde ou un sentiment. Malgré ses beaux désirs, ses nobles pensées, il était responsable de tous ses échecs. Son attrait pour le morbide l’avait poussé à survivre dans un présent cruel et sinistre : il plongeait dans la pourriture de chaque charnier. Ce soir il n’avait plus qu’à trier les restes : son destin, son squelette.

Il y avait bien ce .38 à la ceinture…

L’instinct reprit cependant le dessus : l’histoire n’était pas terminée. Il irait jusqu’au bout. Pour eux, pour elle.

Fitzgerald se dirigea vers le corps de Malcom Kirk. Il découvrait pour la première fois le visage du tueur — du moins, ce qu’il en restait. Une souffrance aiguë se lisait encore sur ses traits pourtant si fins. L’agonie avait dû être longue : vingt-deux ans. L’âge de Kirk.

Ce type aurait pu être son fils.

Il observa attentivement le cadavre : une balle de .38 avait traversé son cou. On retrouverait le projectile quelque part dans une dune. Mais il y avait aussi un autre trou, situé dans le ventre du défunt. Il plongea la main dans la plaie et extirpa une balle dans ses doigts sanguinolents.

— 32, évalua-t-il.

Ann s’était bien défendue.

Les vêtements de Kirk avaient été en partie soufflés par la déflagration mais on distinguait encore des lambeaux de chair calcinée. Intrigué, Jack se pencha sur la victime. Il ne broncha pas. Pourtant, ce qu’il vit était plutôt effrayant : Malcom Kirk n’avait plus de testicules.

L’émasculation n’avait pas été causée par l’accident : ce type avait été castré, il y a de ça des années. Il avait été castré par sa mère. C’est elle qu’on avait retrouvée dans le sac plastique du camion, il en était sûr. Ainsi tout s’expliquait. Ann avait vu juste : le tueur avait subi un traumatisme durant sa jeunesse, la chose avait dû se passer lors de sa petite enfance. Sa mère, monstre de possession, incestueuse et définitivement malade, l’avait émasculé pour le garder. Kirk, alors trop jeune, avait refoulé cet événement. Mais depuis ce jour, ses actions intimes furent motivées par cet accident barbare…

Pauvre type, pensa Jack, vaguement humain.

Rassemblant ces informations, il élabora la théorie : Malcom avait grandi avec sa mère, qui l’avait dressé contre les autres femmes. Pourtant Kirk avait essayé de les aimer : Carol avait même accepté de le suivre sur la plage. Mais Malcom ne pouvait satisfaire ni les désirs des femmes ni les siens. Et ça le rendait fou. Alors, il tuait. Puis il les scalpait : la symbolique du trophée ramené à la mère était évidente. Bien qu’elle fut morte depuis longtemps (peut-être même Malcom l’avait-il tuée de ses propres mains), sa mère continuait à hanter son présent, son passé, et anéantissait toute forme d’avenir. Il tuait par autodestruction et entretenait son délire à travers sa mère : lors de ses crises, il lui ramenait ses offrandes. Sa course éperdue en camion n’était qu’un suicide déguisé en pèlerinage avec sa mère. C’était pour lui le seul et le dernier moyen de payer ses fautes, de dire au monde qu’il l’aimait, malgré tout. Le reste n’était que littérature, thèse et affaire de spécialiste.

Jack n’en était pas un. Sa spécialité, désormais ce serait la mort.

Il partit colporter la nouvelle.

*

Queen Street s’était mis sur son 31 pour la parade de la Whitbread. Des barrières avaient été dressées le long de l’avenue où les gens se pressaient en bon ordre. Le défilé paralysait la ville, ravie de célébrer ces marins qui se coursaient autour du monde. Même les cravatés des agences financières sortaient sur les terrasses afin d’acclamer les héros. Voitures électriques aux carrosseries déformables, orchestres et cuivres, bateaux de pirates : un joyeux cocktail d’enfantillages s’ébattait sur la plus grande avenue du pays.

Fitzgerald dut faire un détour. L’engouement de la ville contrastait singulièrement avec sa mine, les nerfs coincés sur le volant de l’automatique : Kirsty. Wilson. Helen. Osborne. Ann. Eva. Eva… Après l’effroyable série, tout son corps réclamait un lit, du silence et des rêves, même simplistes, mais cette foutue journée était loin d’être terminée. Il gara la Toyota le long d’un mur d’enceinte : plus loin, une luxueuse propriété aux murs blancs dépassait des arbres.

Ponsonby vivotait avant le Nouvel An, les enseignes tapageuses des restaurants suppliaient les gens de venir s’amuser chez eux. Dernier jour de soleil de l’année. Jack cligna des yeux en sortant de la voiture. Il n’avait plus de cocaïne et sa cuisse le faisait souffrir.

Pantin alors redoutable, il tituba jusqu’au perron de la propriété. Pendu au bout de sa main, le calibre .38 ballait au hasard de ses pas.

Bizarrement, personne ne vint interrompre sa marche. Les domestiques avaient été congédiés pour la journée, aucun vigile privé n’arpentait le jardin : on l’attendait.

Le policier respira puissamment avant de pousser la porte de bois blanc. Le hall de la maison n’était que luxe inutile, dorures en pagaille, tableaux de la Renaissance ou imitations de grands maîtres. Ses vieilles Doc couinèrent sur le marbre gris. Le silence de la propriété annonçait son arrivée.

Fitzgerald tira ses semelles sales vers le salon. La veste légère qu’il portait collait à sa chemise débraillée. Il y avait du sang partout. Un fantôme aux yeux d’acide, voilà à peu près ce qu’il restait du plus grand flic de la ville.

Une odeur de cigare alerta ses narines. Jack pénétra dans le salon, l’arme toujours collée à sa cuisse. Le bandage s’était desserré mais il n’avait pas pris la peine de le refaire. Il n’éprouvait plus qu’un curieux devoir de justice perdu au milieu d’images sinistres : parmi elles, Eva faisait l’amour à Ann, leurs corps mêlés de placenta, ou quelque chose comme ça…

— Je vous attendais, fit une voix derrière un large fauteuil de cuir.

Jack stoppa son attaque sur le tapis persan du salon. Des volutes épaisses s’envolaient mollement derrière le dossier : le gros fauteuil pivota sur lui-même. Dedans, un homme soudain très vieux inclina la tête : Hickok.

Lui aussi avait pris dix ans dans la nuit. Jack se sentit moins seul en relevant son arme. Le canon du .38 visa la tête. Entre les deux yeux. Une mort précise.

Hickok sourit, un peu las : manifestement, la punition ne lui faisait pas peur. Le procureur du district semblait même attendre le châtiment qu’il méritait — Fitzgerald. Il avait joué, et tout perdu. Le Maori avait vite soupçonné son supérieur d’être dans le coup. Même s’il ne savait pas comment, ni pourquoi. Sans preuve, il ne pouvait rien. Hickok lui-même avait senti que Fitzgerald finirait par le débusquer. Depuis le début, les deux hommes s’étaient tendu des pièges ; au finale, un pitoyable match nul, de ces mauvaises rencontres où tout le monde sort tête basse.

Ces deux êtres réputés durs au mal souffraient et, aujourd’hui face à face, allaient jouer une funèbre partie de qui-perd-gagne.

Le canon du revolver semblait aimanté au front du procureur. Jack dit doucement :

— Maintenant racontez-moi tout ; depuis le début.

Hickok évacua un soupir, sourit jaune, ralluma son cigare pour l’inspiration et se cala dans le cuir du fauteuil. À la différence de Jack, Hickok souffrait confortablement.

— D’après ce que j’ai pu tirer de lui, dit-il enfin, et considérant le travail effectué depuis cinq années sur sa personnalité fort complexe, Malcom Kirk est issu d’une petite île de Polynésie, dans l’archipel des Samoa, Pacifique Sud. On y pratiquait encore la coutume du moetotolo, que vous connaissez peut-être… (Fitzgerald inclinant la tête, il poursuivit :) Malcom était l’esclave de sa mère. Toutefois il fit preuve d’un courage magnifique en osant la défier : comme il lui était impossible et de toute manière inconcevable de rencontrer des jeunes filles en plein jour, il décida de devenir moetotolo, c’est-à-dire l’amant d’une nuit… Sa mère, monstre de possession, l’ayant émasculé à la puberté, vous imaginez quelle fut sa déroute. Dès lors, Malcom apprit à ses dépens que la réalité confirmait les propos de sa mère : le monde était fourbe, les femmes mauvaises, sauf sa chère mère, évidemment…

— Venons-en au fait, coupa Jack, pas du tout enclin à entendre les théories d’un ethnologue de pacotille.

— Bien, rectifia Hickok. Quand j’ai trouvé Malcom, le pauvre garçon était coupé du monde, sans repères. Pourtant il émanait de lui une grâce, une sensualité…

— C’était votre gigolo.

— Bien sûr, soupira Hickok. Bien sûr, vous ne pouvez pas comprendre… Je suis tombé amoureux de lui. Je n’ai pas honte de le dire. Malcom a été la lumière dans ma vie, la seule chose véritable que j’aie jamais rencontrée… (Hickok paraissait sincère.) Malheureusement, enchaîna-t-il, Malcom était tombé entre les mains de Zinzan Bee qui avait fait de lui sa chose, une pauvre chose qu’il prostituait dans des milieux, disons, aisés…

— Et c’est là que vous l’avez rencontré.

— Oui. La première solution était d’embarquer cette canaille de Bee pour proxénétisme ou encore de le tuer, mais il y avait un obstacle de taille : Irène venait d’être assassinée et mutilée. Je n’ai jamais très bien su si Malcom a tué sa mère ou si cette vieille folle est décédée de mort naturelle : toujours est-il qu’il gardait précieusement son cadavre dans un endroit secret et, appelé par je ne sais quelle voix intérieure, lui livrait les scalps de ses victimes. Zinzan Bee savait tout de ses agissements, comme il savait tout de mes sentiments pour le jeune Polynésien. Nous conclûmes donc un pacte : je laissais filer Bee et sa clique en échange de Malcom. En quelque sorte, je le rachetais à son patron…

— Et vous vous êtes débrouillé pour étouffer l’affaire…

— En quelque sorte. J’ai alors pris Malcom sous mon aile avec pour objectif de le soigner au plus vite. Le pauvre était seul et je le répète complètement perdu. Je lui ai trouvé une maison à l’écart et commençai une thérapie avec l’aide d’un médecin personnel. Les premiers mois, tout se passa bien. Malcom apprenait la vie et la médecine l’aidait à reconstituer sa personnalité. Chacune de ses réactions était féminine : ses envies, ses désirs, ses petits actes de tous les jours… Je ne savais pas qu’il tenterait d’être un homme… Car ce que ni moi ni le médecin ne savions, c’est qu’il avait rapatrié le corps de sa mère dans les environs… Malcom entretenait son délire à notre insu…

Le procureur marqua une pause. Son visage était maintenant tout à fait gris.

— Et Carol Panuula ? reprit Fitzgerald.

— Je ne sais pas comment Malcom a rencontré cette petite traînée, fit-il sans cacher son mépris. J’ai appris la nouvelle par le biais de Zinzan Bee, personnage toujours aussi sordide qui, dès lors, assura sa protection sur les docks où la petite garce tapinait.

— Pourquoi ? Il eût été aussi simple de se débarrasser de Carol.

— Malcom l’aimait. Enfin, c’est ce qu’il disait. Je le laissais faire, croyant qu’il comprendrait vite qu’il lui était impossible de lier une relation avec une femme, mais cette petite pute l’avait embobiné. Mal lui en prit puisque Malcom eut une rechute. Je ne pensais pas qu’il tenterait ça… Je veux dire, rechercher sa masculinité perdue. Bien entendu, ce fut un fiasco. Carol morte, il fallait faire vite. J’ordonnai à Malcom, en état de choc, de rester à la maison de Waiheke avec interdiction formelle de revenir sur le continent. Quand il me révéla l’existence des bandes où Carol enregistrait ses coïts, j’avoue avoir paniqué : et si Malcom figurait sur ces bandes ? Bien sûr ils n’avaient jamais fait l’amour mais ils avaient très bien pu essayer… Bee et sa clique se sont chargés de récupérer ce maudit dictaphone mais la piste était chaude. Kirsty, la prostituée, en savait trop, le Thaïlandais était un témoin gênant et vous touchiez au premier rouage de l’engrenage, au risque de remonter toute la filière…

— Vous oubliez Helen.

Il y eut un moment de flottement. Le canon du .38 pointé en direction du cœur, Hickok s’ébroua.

— On peut dire que l’affaire White est venue à point, dit le procureur avec une assurance suspecte — ou suicidaire. En dérobant l’une des pièces à conviction, à savoir la lame de rasoir qui avait blessé Edwyn White, et en tuant votre amie Helen à l’aide de celle-ci, nous comptions créer un choc psychologique susceptible de vous faire perdre les pédales… Et surtout de vous éloigner de la vérité. En vain.

Un voile passa sur son visage. Jack l’aurait cogné avec plaisir, jusqu’à ne plus sentir ses poings…

— Malcom est venu chez moi hier soir, reprit Hickok. Il n’avait plus sa raison, ou plutôt si : il n’en avait que trop. Il se rendait compte pour la première fois de sa vie qu’il était un meurtrier. Tout le travail effectué durant ces années, anéanti en une seule journée… Nous avons eu une violente altercation mais il était désormais impossible de le sauver.

Un voile couvrit ses yeux embués, qu’il essuya avec pudeur. Jack avait enregistré sa confession mais plusieurs détails le chiffonnaient.

— Et votre femme, elle était au courant ?

L’autre eut un sourire dérisoire :

— Non. Mais vous pouvez tout lui dire. Elle est là-haut, dans son lit, fit-il en désignant le plafond. Elle aussi attend la mort… mais d’une autre nature. Cancer généralisé. La petite soirée de Noël en faveur des orphelins était son dernier cadeau… Dites-moi plutôt comment vous m’avez débusqué…

Fitzgerald n’avait pas envie de parler. Il concéda pourtant :

— Une idée d’Ann. Les disparitions soudaines de tous les témoins laissaient penser que la panique gagnait l’organisation autour du crime de Carol. Quant à l’absence de fichiers concernant les suspects, c’était la preuve même de leur culpabilité dans cette affaire. Vous avez trop joué sur la corde raide, Hickok. Tout ce que vous avez fait n’a jamais été que du bricolage. Évidemment en brouillant les cartes vous vous reposiez sur le fait qu’aucune preuve ne pourrait être retenue contre vous et votre organisation. Nous avons donc eu l’idée d’en créer. Et vous êtes tombé dans le panneau : le rapport d’autopsie de Mc Cleary était volontairement incomplet. Kirk avait bien scalpé le pubis de Carol mais comme pour Irène il avait pris soin d’ôter le clitoris à son trophée. Et ce clitoris, il le jetait sur les lieux du crime. J’ai retrouvé celui de Carol dans le sable. Et ça, vous ne pouviez pas le savoir puisque je ne l’ai pas mentionné dans mon rapport. Or je n’ai retrouvé aucun clitoris dans l’appartement d’Helen. Celui qui avait commis le meurtre n’était donc pas le meurtrier de Carol. Sans compter qu’Helen a réussi à mordre la cagoule de son agresseur. Mc Cleary a retrouvé un fil de nylon de couleur kaki entre ses dents. Jamais le tueur de Carol n’aurait utilisé de cagoule, pour la simple et bonne raison qu’il connaissait la victime… Comme je vous ai personnellement remis le rapport d’autopsie, personne d’autre que vous ne pouvait maquiller le meurtre. Mais j’ai commis deux terribles erreurs. D’abord je n’aurais jamais pensé que vous prendriez Helen pour cible. Ma deuxième erreur, je n’en parlerai pas…

Le regard du policier resta suspendu au vide. Il releva le canon du .38 et visa la tête.

— Mais vous allez payer pour elle. Pour elle et pour Eva…

Fitzgerald allait presser la détente quand le glissement d’une semelle sur le marbre le fit sursauter. Sans bouger d’un centimètre, il grogna :

— Bouge pas, Bashop : j’ai la cervelle de ton patron au bout du doigt.

Dans son dos, le sergent le tenait en ligne de mire. Il venait d’arriver et, alerté par la présence de l’automatique poussiéreuse devant la propriété du procureur, avait pénétré dans l’enceinte sur la pointe des pieds. Jack savait que ce misérable était le complice obligé d’Hickok dans cette affaire. Il avait même retrouvé sa cagoule kaki dans le coffre de sa voiture. Imbécile. Hickok avait besoin d’un homme de confiance, un type sans scrupule qu’il payait grassement. Cette taupe faisait le lien entre lui, les services de police, Kirk et Zinzan Bee…

Bashop. C’est lui qui avait dérobé la lame de rasoir, lui qui secondait Tuiagamala dans ses missions, lui qui trafiquait les fichiers de la police avec l’accord du procureur. Et c’était lui qui avait tué Helen en faisant croire à un tueur en série…

Il pensait l’abattre après Hickok. Il était là, dans son dos. Soit.

— Lâche ton arme, Fitz, ou je te descends ! menaça Bashop.

— Va te faire foutre, connard ! rétorqua Jack sans prendre la peine de changer quoi que ce soit dans son plan de destruction. Tu sais que je ne baisserai pas mon arme devant une merde comme toi. Tu n’es pas de taille et puis tu es tellement con que tu dois avoir ton arme de service…

Bashop gambergea une seconde. De trop : Jack se jeta subitement à terre. Bashop tira quand même. Le fauteuil d’Hickok pivota et, sous l’impact, fit un tour complet sur lui-même.

Un nouveau coup de feu. Une giclée de liquide frais aspergea la joue de Fitzgerald tandis qu’il roulait à terre : l’encrier du bureau, soudain réduit à une flaque bleu marine. Dans l’élan, Jack se projeta contre une table basse et réussit à se tourner vers Bashop. Une nouvelle balle fusa dans l’air et vint griffer méchamment son épaule. À son tour il tira.

Le bras du sergent cherchait la cible idéale : il la trouva enfin mais deux projectiles lui brisèrent le visage.

La tête de Bashop sauta en arrière, perforée au niveau de l’œil gauche, éjectant en tombant un lit pourpre sur le marbre du salon. Il rebondit à terre, tressauta une seconde et s’immobilisa à jamais.

Par les vitres ouvertes, les oiseaux émettaient leurs stupides gazouillis.

Jack essuya son visage couvert d’encre et se releva en grimaçant — toujours cette satanée cuisse. Une odeur de poudre se répandait dans la pièce. Il renifla dans sa barbe de trois jours : ça sentait presque bon. Il se dirigea lentement vers le fauteuil où Hickok attendait soi-disant le verdict de la justice.

La balle tirée quelques secondes plus tôt l’avait manifestement déclaré coupable : Hickok geignait, de l’acier chaud dans l’abdomen. Jack releva le menton du procureur afin qu’il voie la mort bien en face.

La mort. Fitzgerald l’avait dans son dos : il s’en rendit compte trop tard. Une présence, un parfum, juste derrière lui.

Un coup qui part : à la détonation, un petit calibre. Le Maori n’avait pas prévu que la femme d’Hickok était accompagnée dans son cancer final par une infirmière, une fille au service du procureur : c’était elle, le médecin qui avait assisté Malcom durant toutes ces années.

Rosemary Shelford.

Il ne l’avait jamais vue mais elle travaillait à l’institut psychiatrique de Wellington — Wilson et Ann l’avaient interrogée trois jours plus tôt, la piste était donc brûlante. Hickok l’avait fait rappliquer dare-dare, non seulement pour s’occuper de sa femme, mais surtout de Malcom, alors en pleine phase de délire… Et cette femme venait de lui tirer dans le dos.

Jack se retourna. Une douleur aiguë lui barrait le ventre. Le bras de Shelford avait un peu tremblé avant de tirer. À cinq mètres, dans l’embrasure de la grande porte vitrée du salon, elle n’était pas sûre de toucher sa cible.

Quand il lui fit face, la main de l’infirmière tremblait encore. Ce n’était pas une tueuse, juste un être vénal qui garnissait joliment son compte en banque depuis quatre ans au service d’Hickok.

Fitzgerald l’abattit d’une balle en plein cœur. Propulsée contre le mur du salon, Shelford poussa un bref cri avant de s’écrouler de tout son poids, comme une danseuse sans forces.

Silence.

Jack serra les dents et se tourna vers Hickok, qui agonisait dans son fauteuil de cuir. Ses cheveux grisonnants étaient déjà couverts de sueur froide, ses yeux bleu acier se révulsaient tandis que ses paupières papillonnaient. Il voulut parler mais des bulles de sang envoyaient des messages simplifiés à l’enfant qu’il n’était plus. Mais alors plus du tout : Jack ramassa l’arme de Bashop et l’acheva d’une balle dans le front.

21

Le coroner Mc Cleary n’avait pas dormi depuis deux jours. Il avait envoyé sa famille chez ses beaux-parents et ne les rejoindrait pas avant d’en avoir terminé. Comme Fitzgerald, il commençait à ne plus rien supporter. Même pas sa famille.

Plongé dans un état proche de l’épuisement, Mc Cleary se demandait encore comment les choses avaient pu aller jusque-là. Depuis le début, cette histoire de fémur le froissait : pourquoi Tuiagamala (ou d’autres types à la solde de Zinzan Bee) avait-il pris le temps de soutirer l’os de Pete Loe ?

Suite à l’appel de Jack, le coroner s’était rendu avec une équipe à Waikoukou Valley. Là, ils avaient découvert un charnier abject au milieu d’une clairière enfoncée loin dans la pinède. Des tas d’os humains blanchissaient, mêlés au dépeçage d’animaux divers — des cochons, le plus souvent.

Le cadavre de Wilson fermentait parmi tout ça : on l’avait éventré de haut en bas après qu’un coup violent lui eut à moitié emporté le visage. À partir de là, les policiers avaient fait leur travail. Leur sale travail : trier les corps du charnier pour vérification de l’identité des victimes. Mc Cleary avait assisté au sinistre spectacle et c’est sans surprise qu’il avait constaté l’absence de fémur sur chaque cadavre tiré du charnier. L’opération, longue et fastidieuse, dura toute la journée. Sous les ordres du médecin légiste, on assembla les os. Les squelettes se reconstituaient. Deux hommes, deux femmes — sans doute Kirsty et Katy Larsen. Même Wilson n’avait plus de fémur…

Mc Cleary commençait à savoir pourquoi : l’inspection de la cabane où vivaient Tuiagamala et ses sbires n’avait fait que confirmer ses hypothèses. Accrochés aux murs de la bicoque, les heï-tiki aux figures grimaçantes étaient en os. Mc Cleary les avait amenés au labo pour expertise. Des os humains.

Comme dans les vieilles traditions maories, on avait sculpté les os de ses ennemis pour confectionner le précieux pendentif…

Il téléphona plusieurs fois chez Jack mais ça ne répondait pas. Tout allait de mal en pis.

Le coroner n’était pas au bout de ses mauvaises surprises : il était midi quand on lui apporta un nouveau corps. Celui d’une femme.


Maintenant, et pour la première fois de sa vie, Mc Cleary répugnait à exercer son métier. Quand, deux jours plus tôt, il avait dû découper le cadavre d’Helen, la maîtresse de son meilleur ami, il avait frôlé la crise de nerfs. Mais Ann Waitura, mon Dieu, non…

Malgré ses blagues un peu creuses, il avait toujours aimé cette fille. Depuis le début. Ses pupilles étincelantes, cet air de ne pas y toucher, la fureur qui l’animait, ce n’était pas de l’amour à proprement parler — Mc Cleary aimait sa femme bien qu’il ne rechignât pas à quelques « extra » — mais cela avait le parfum puissant du désir : Ann Waitura était jeune, superbement faite, et son visage clos sur le marbre de la morgue avait l’air presque vivant. Cette vision le torturait.

Et puis il y avait cette saloperie au milieu du corps, ce pubis manquant qui laissait une blessure à vif au niveau du sexe. Ce détail anatomique qui changeait tout…

Mc Cleary cligna si fort les yeux que deux larmes pures s’en échappèrent : Ann était allongée sur la table d’autopsie, les bras posés contre les hanches, dans la position qui lui faisait si peur la première fois qu’elle était venue ici… Le coroner se sentait vraiment mal : beaucoup plus que lors des premières leçons à l’école de médecine, quand il fallait découper ses premiers macchabées en faisant le désinvolte un peu dragueur… Il avait toujours considéré la mort comme une chose abstraite. Sa logique était chirurgicale, il ne matérialisait jamais les corps qu’on lui amenait mais ce soir Ann lui renvoyait en pleine face les symboles de la vie, de la jeunesse, et de la mort… Il saisit malgré lui un scalpel. Ses mains tremblaient comme quelques feuilles abandonnées. Non, jamais il ne pourrait triturer ce vagin, tout chez elle était si émouvant… Oui, c’était décidé, ce soir, il donnerait sa démission.

Fitzgerald arriva à cet instant précis.

Sur le coup, Mc Cleary eut un geste de recul : quelle tête il avait ! Il le connaissait depuis longtemps mais l’humanité avait comme disparu de son visage : ses yeux rougis lançaient des éclairs hagards, le pas était chaotique, saccadé, sans but précis. Ses lèvres semblaient psalmodier. Une épave. Sa chemise ouverte était maculée de sang, sa veste ne valait guère mieux, arrachée au niveau de l’épaule gauche, quant à sa cuisse, une auréole de sang grandissait sur son pantalon.

— Salut, Jack ! lança-t-il dans un pauvre sourire où l’ironie tombait à plat. Dis donc, t’as vu ta gueule ?

— Une fois ou deux, il répondit dans un souffle. Désolé, j’ai pas le cœur à la plaisanterie.

— Moi non plus…

Le coroner se tourna alors vers Ann, tout à fait morte sur son lit de marbre. Ses seins magnifiques faisaient un monticule de chair sans vie. Jack passa devant elle, mâchoires scellées pour éviter de geindre. Mc Cleary remarqua qu’un mouchoir avait été bourré sous sa chemise. Le tissu regorgeait de sang frais. Fitzgerald ne disait rien : la balle de Shelford lui avait troué le ventre sur le côté mais ça ne l’empêchait pas de marcher.

« Ce type est increvable ! » songea le coroner avec un brin d’admiration bornée.

Le visage dégoulinant de sueur, Fitzgerald posa ses mains sur la table d’autopsie. Oui, il était fatigué. Rétamé. Complètement vidé.

Il regardait maintenant la tête inerte de son équipière, ses lèvres qui ne souriaient plus… Une larme de tendresse passa dans ses yeux. D’une certaine manière, Jack avait aimé Ann. Pas beaucoup, pas longtemps, mais suffisamment pour lui devoir quelque chose.

Et puis soudain le drame.

Le coup de canon dans le dos.

Une épouvantable montée d’adrénaline, le cœur comme coincé dans la gorge : Jack frémit de tout son corps. La violence était si vive qu’il manqua d’en vomir. Comment cracher ses poumons pour contenir l’implosion de la vie qui fuyait sous ses yeux, là, devant lui, juste devant lui, cette tache de naissance à l’intérieur de sa cheville gauche et cette cicatrice reconnaissable entre mille ? Non, c’était impossible ! Comment ne l’avait-il jamais vu auparavant, cette petite tache si particulière, avec sa forme oblique, surmontée d’une marque originale, celle occasionnée par le vaccin d’urgence administré alors que le nourrisson était frappé d’une maladie qu’on craignait incurable ? Cette marque, il n’en existait qu’une au monde : celle que portait sa fille.

En l’espace d’une ou deux secondes, tout explosa dans l’esprit de Fitzgerald. Ann était sa fille. Ann Waitura, sa fille.

Sa fille.

Comment elle avait survécu, qui l’avait recueillie, comment était morte sa mère, il n’en savait rien : elle non plus peut-être. Sans doute était-ce la raison pour laquelle Ann, ou plutôt Judy, était devenue experte en criminologie. Et lui, pauvre fou cherchant chez toutes les femmes la marque qui lui permettrait de reconnaître sa fille n’avait même pas su voir qu’elle était sous son nez, vingt-cinq ans après !

Bien sûr tout collait, même l’âge. Et lui qui croyait qu’Eva était cette femme, tout ça parce qu’ils avaient la même chose dans le sang ! Des leurres. Le monde n’était qu’un leurre. Ann avait découvert l’ignoble supercherie après avoir couché avec lui, dans le bureau elle avait vu les photos, ses photos, et les dossiers qu’il menait depuis toutes ces années, elle s’était rendu compte qu’il était son père et c’est pour ça qu’elle s’était jetée dans la gueule du loup, Malcom Kirk.

Osborne avait téléphoné au pire moment. Le tueur enfui en camion, Ann avait monté l’opération en code rouge pour l’exclure lui. Son but était bien de mourir sans qu’il apprît jamais la vérité. Car elle l’aimait. Pas comme un père, non, pas comme un père… Évidemment, c’était un suicide. Comment pouvait-elle vivre avec pareille horreur dans ses entrailles, et jusque dans son sexe ? Aucun doute n’était possible. Aucun sursis non plus : elle venait de coucher avec Jack Fitzgerald. Son père. Voilà donc ce qui l’effrayait tant chez cet homme, ce qui l’attirait aussi…

Zinzan Bee et le vieux Maori avaient jeté un sort sur le monde, sur ceux qui avaient envahi leur île. Le malheur arrivait, nu.

Jack se tordit en mille. Il ne reconnut pas la petite Judy dans le visage exsangue d’Ann Waitura mais réalisa l’impossible : il avait couché avec sa fille, aujourd’hui morte, le sexe scalpé, par sa faute.

Une poignée de secondes : c’est le temps qu’il lui fallut pour tout comprendre.

Vingt-cinq ans d’obsession pour arriver à ça. Fitzgerald empoigna son calibre .38, le fourra dans sa bouche et se fit sauter la tête. Sans hésiter.

Ce n’est pas la mort qu’on craint, c’est la douleur. Une poignée de secondes : Jack ne s’en était pas si mal tiré.

*

Mc Cleary n’eut pas le temps de retenir le geste de son ami. Tout s’était passé trop vite — une poignée de secondes.

Il lâcha un cri pour l’arrêter dans sa folie destructrice mais la tête de Jack avait déjà volé en morceaux. Ann en était recouverte.

Le coroner tendit les mains comme pour le rattraper mais Fitzgerald venait de s’écrouler contre la table de marbre, aux pieds de sa fille. Il ne souffrait plus du tout maintenant.

Silence.

Un râle. Le sien ; Mc Cleary s’affaissa malgré lui. Anéanti, il prit sa tête entre ses mains et sanglota doucement. Ses épaules tressautaient, secouées d’un petit rire hystérique, les larmes sautaient à cloche-pied sur ses moustaches. L’enfer était ici. Cette fois-ci, il n’avait plus rien à faire sur ce coin de terre. Partir. Loin. N’importe où, avec sa famille, un peu d’argent, quoi d’autre…

Il quitta le bloc comme dans un cauchemar. Par endroits, les murs le retenaient. La peau rougie de larmes, il marcha sous le regard atterré des infirmières, droit devant lui. Il ne répondit à aucune question. Déjà des cris s’échappaient depuis la morgue : une femme venait de s’évanouir dans la salle d’autopsie, les autres détournaient les yeux en se voilant la face. Ça n’avait plus beaucoup d’importance.

La Honda attendait, toute bête, sur le parking de l’institut médico-légal où les palmiers se dandinaient. Le médecin tituba jusqu’à la portière, s’essuya le visage d’un revers et s’y prit à trois fois avant d’ouvrir la serrure. Sa tête tanguait dans l’après-midi, il suffoquait, sa gorge cherchait le bon air mais tout empestait ici-bas. Enfin, il s’affala sur le siège et fila sur la route de Devonport, déjà ailleurs, loin, très loin.

Oui, partir, c’était la seule solution à peu près valable. Fuir. Disparaître.

Un gros paquet de larmes afflua de nouveau. Ses yeux vomissaient en de violents sursauts que rien ne semblait calmer. Ann, Jack. C’était trop, trop dur. Il pensait à tout, à rien, ses différences. Les larmes et la douleur l’aveuglaient : il ne vit pas le camion qui venait de couper la route. La Honda fonça droit dessus.

Sans un cri, Mc Cleary s’encastra sous la remorque de la citerne.

*

On ne retrouva jamais le conducteur du camion volé. L’accident s’était produit à la sortie de Devonport, un 31 décembre où les forces de sécurité encadraient le défilé de la Whitbread. Mais quand les policiers vinrent constater l’accident, ils notèrent qu’une chose manquait parmi l’amas de chair écrasée dans le moteur de la Honda : un fémur.

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