Thomas Harris Hannibal

I WASHINGTON, D.C.

1

Vous auriez pensé que pareil jour frémirait de se lever…


La Mustang de Clarice Starling aborda en vrombissant la rampe d’accès au siège du Bureau des alcools, tabacs et armes à feu de Massachusetts Avenue, un immeuble loué au révérend Sun Myung Moon dans l’intérêt de l’économie nationale.

Le groupe d’intervention attendait à bord de trois véhicules, une vieille camionnette banalisée en tête, puis deux fourgons noirs des « Special Weapons and Tactics Teams », les unités d’élite, moteur au ralenti mais prêts au départ dans la pénombre du garage.

Après avoir attrapé une lourde sacoche, Starling rejoignit en courant la guimbarde dont les flancs d’un blanc sale étaient ornés de logos publicitaires au nom de « Marcell’s, la Maison du Crabe ». Par la porte arrière dont les battants étaient grands ouverts, quatre hommes observaient son arrivée. Elle était mince dans son treillis et se mouvait sans effort malgré le poids de son équipement. Sa chevelure reflétait la lumière spectrale des néons.

— Ah, ces femmes… Toujours en retard, persifla l’un d’eux, un représentant de la police du district de Columbia.

John Brigham, l’agent spécial du BATF qui commandait l’opération, ne laissa pas passer la remarque.

— Elle n’est pas en retard, non. J’ai attendu qu’on ait le tuyau pour la biper. Elle a dû mettre la gomme, pour arriver de Quantico aussi vite… Hé, Starling, passe-moi ce sac !

Elle le salua rapidement en tapant dans sa main levée.

— ’Lut, John.

Brigham lança un ordre à l’agent en civil assis au volant dans une tenue débraillée. La porte arrière n’avait pas encore été refermée que la camionnette jaillissait dans la clarté d’un agréable après-midi d’automne.

Vieille habituée des véhicules de surveillance, Clarice Starling se faufila sous le viseur du périscope pour s’asseoir au plus près du bloc de neige carbonique, une masse de soixante-quinze kilos qui faisait office de climatiseur lorsqu’il fallait rester aux aguets à l’intérieur avec le moteur coupé.

La camionnette, qui n’en était pas non plus à sa première mission, sentait la peur et la sueur, une odeur de ménagerie qu’aucun détergent ne pouvait faire disparaître. Elle avait revêtu nombre d’identités au cours de sa carrière. Les lettres fatiguées et ternies qui s’étalaient sur la carrosserie n’avaient qu’une demi-heure d’existence. Les impacts de balles rebouchés au mastic, par contre, étaient plus anciens. Les vitres des battants arrière permettaient la vision de l’intérieur seulement. A travers, Starling jetait parfois un coup d’œil aux deux fourgons noirs des SWAT qui les suivaient. Elle espérait seulement qu’ils n’auraient pas à passer des heures enfermés dans ce réduit.

Dès qu’elle tournait la tête vers les vitres, ses collègues masculins l’observaient à la dérobée. Clarice Starling, agent spécial du FBI, trente-deux ans. Elle avait toujours fait son âge et son âge lui était toujours bien allé. Même en treillis.

Brigham tendit un bras pour attraper son carnet de notes sur le siège avant.

— Comment se fait-il que tu te retrouves toujours dans ce genre de coups foireux, Starling ? interrogea-t-il avec un sourire.

— Parce que vous n’arrêtez pas de me demander.

— Là, j’ai besoin de toi, oui. Mais quand je vois qu’on te fait porter des mandats d’arrêt dans des opés coups de poing, bon Dieu! Je ne veux pas me mêler, mais à mon avis il y a quelqu’un qui t’a sérieusement dans le nez, à Buzzard’s Point. Tu ferais mieux de venir bosser avec moi. Enfin, je te présente mes hommes: agents Marquez Burke et John Hare. Et voici le sergent Bolton, police du district.

Une équipe d’intervention composite, résultat de la collaboration entre le BATF, les forces spéciales du DRD (le Département de la répression des drogues) et le FBI. En l’occurrence, le fruit de la nécessité à une époque de restrictions budgétaires où même l’École centrale du FBI avait dû fermer ses portes par manque de moyens financiers.

Burke et Hare avaient la tête de l’emploi. Le flic local, Bolton, faisait penser à un huissier de justice. Dans les quarante-cinq ans, adipeux, sans consistance.

Soucieux de paraître déterminé à lutter contre la drogue après avoir été lui-même mêlé à une affaire de stupéfiants, le maire de Washington tenait à ce que les services de police de sa ville retirent une partie des honneurs de toutes les opérations d’importance contre les narcotrafiquants dans la capitale. D’où la présence de Bolton.

— La bande à Drumgo fait bouillir la marmite, aujourd’hui, annonça Brigham.

— Evelda Drumgo… Je m’en doutais, fit Starling sans aucun enthousiasme.

— Eh oui. Elle a monté une usine à « ice » du côté de la criée de Feliciana, sur la rive. Notre indic nous a prévenus qu’elle doit faire chauffer un max de cristaux, aujourd’hui. Et elle a une réservation sur l’avion de Grand Caïman pour ce soir. Pas de temps à perdre, quoi.

La méthamphétamine cristallisée, argotiquement connue sous le nom d’« ice », est un hallucinogène dont les effets sont brefs mais foudroyants. C’est aussi une substance mortellement addictive.

— La came, c’est l’affaire du DRD, poursuivit Brigham, mais nous, Evelda, on la veut pour transport d’armes de la classe 3 entre États. Le mandat d’arrêt mentionne deux mitraillettes Beretta et quelques MAC 10, et elle sait où un paquet d’autres sont planqués. Je veux que tu t’occupes d’elle, Starling. Tu as déjà eu affaire à elle. Ces messieurs ici présents te couvriront.

— Le travail facile pour nous…, constata Bolton avec une évidente satisfaction.

— Il me semble que tu ferais mieux de leur parler un peu d’Evelda, Starling, fit Brigham.

Elle attendit que la camionnette ait bruyamment dépassé deux poids lourds avant d’obtempérer.

— Elle va vous tenir tête, Evelda. Elle n’en a pas l’air, elle a été mannequin, mais c’est une coriace. Veuve de Dijon Drumgo. Je l’ai arrêtée deux fois pour association de malfaiteurs, la première en compagnie de Dijon. Là, elle avait un 9 mm avec trois chargeurs et un spray paralysant dans son sac, plus un couteau à cran d’arrêt, un Balisong, dans son soutien-gorge. Je ne sais pas comment elle est armée, maintenant. La seconde fois, je lui ai demandé bien poliment de se rendre et elle a obéi. Mais alors qu’elle était en détention à Washington elle a tué une codétenue, une certaine Marsha Valentine, avec un manche de cuillère. Conclusion : avec elle, vous ne pouvez jamais savoir. Pas facile de lire sur ses traits. Le jury lui a reconnu la légitime défense, ce coup-là. Elle s’est tirée de la première inculpation et elle a réussi à échapper à l’autre en plaidant coupable. Ils ont laissé tomber le port d’armes illégal parce qu’elle avait des enfants en bas âge et que son mari venait d’être descendu par un tireur non identifié sur Pleasant Avenue, peut-être un règlement de comptes des Spliff. Je vais encore lui demander de se rendre. J’espère qu’elle obéira : on va lui faire un show pour la convaincre. Mais écoutez-moi bien : si nous sommes forcés de la maîtriser, j’aurai besoin d’aide, pour de vrai. Dans ce cas, vous ne vous occupez plus de me couvrir par-derrière, vous devez lui mettre sérieusement la pression. En bref, messieurs, ne vous attendez pas à mater bien tranquilles un combat à seins nus entre Evelda et moi.

Il y avait eu un temps où Starling aurait pu avoir confiance en ces hommes. Il était clair qu’ils n’appréciaient pas qu’elle leur tienne pareil langage, mais elle en avait trop vu pour s’en soucier.

— Par l’intermédiaire de Drumgo, Evelda est liée aux Crip de Trey-Eight, compléta Brigham. Notre informateur dit qu’elle a la protection des Crip, lesquels se réservent la côte. Ils la couvrent contre les Spliff, essentiellement. Je ne sais pas comment ils vont réagir quand ils verront que c’est nous. Lorsqu’ils peuvent éviter, ils ne cherchent pas la bagarre avec les autorités.

— Vous devez aussi savoir qu’Evelda est séropositive, reprit Starling. C’est Dijon qui lui a refilé le virus avec une seringue usagée. Elle a appris ça en prison et elle a complètement flippé. C’est ce jour-là qu’elle a tué Marsha Valentine, et elle s’est battue avec les matons. Si elle n’est pas armée mais résiste quand même, attendez-vous à recevoir n’importe quelle sécrétion qu’elle pourra vous balancer dessus. Elle va cracher, elle va mordre, elle est capable de vous uriner ou de vous déféquer dessus si vous tentez une fouille au corps, donc les gants et les masques sont plus que réglementaires. Quand vous la ferez monter dans le fourgon, méfiez-vous si vous posez une main sur sa tête, au cas où elle aurait une aiguille dans les cheveux. Et menottez-lui les chevilles, aussi.

Burke et Hare avaient pris une expression soucieuse. Bolton, lui, s’était renfrogné. De son menton mafflu, il désigna l’arme que Starling portait à la ceinture, un Colt 45 modèle officiel dont la crosse était munie d’une bande d’adhésif antidérapant et qui était glissé dans un fourreau d’Indien Yaqui à sa hanche droite.

— Vous vous promenez tout le temps avec ce machin déjà armé ? demanda-t-il d’un ton agressif.

— Armé et verrouillé, jour et nuit, oui, m’sieur.

— Mais c’est dangereux !

— Venez faire un tour sur la piste de tir et je vous expliquerai, sergent.

— Euh, Bolton, intervint Brigham, j’ai entraîné Starling quand elle a remporté le championnat de tir de combat tous services trois années de suite. Ne vous faites pas de souci pour son arme. Dis, Starling, comment ils t’ont surnommée, déjà, les cow-boys du Groupe anti-prise d’otages, quand tu les as battus à plate couture ? Annie Oakley, c’est ça ?

— Poison Oakley, corrigea-telle en détournant le regard vers la vitre.

Au milieu de tous ces hommes, elle se sentait épiée et isolée dans l’habitacle qui empestait le bouc, l’eau de toilette bon marché du genre « Brut » ou « Old Spice », la sueur et le cuir. Elle eut une bouffée d’angoisse, qui avait le goût d’une pièce de monnaie sous sa langue. Une série d’images fusèrent dans son esprit : son père, fleurant bon le tabac et le savon, en train de peler une orange avec son couteau de poche, le bout de la lame cassé en carré, puis partageant le fruit avec elle dans la cuisine; les feux de position de son pick-up disparaissant dans l’obscurité la nuit où il était parti pour la patrouille qui lui avait été fatale ; ses vêtements dans le placard ; sa chemise des soirs de bal campagnard, ses habits encore neufs pendus aux cintres, tristes comme des jouets relégués au grenier.

— Encore une dizaine de minutes, annonça le chauffeur par-dessus son épaule.

Brigham jeta un coup d’œil par le pare-brise, consulta sa montre.

— Voilà la disposition des lieux. — Il avait à la main un croquis sommaire, tracé en hâte au Magic Marker, ainsi qu’un plan cadastral assez flou que le Département d’urbanisme lui avait envoyé par télécopie. — Bon, le marché aux poissons est ici, dans une enfilade de magasins et de hangars au bord du fleuve. Là, Parcell Street finit en impasse dans Riverside Avenue sur cette petite place, en face du marché. Vous voyez, le bâtiment de la criée donne directement sur la rive. Tout le long derrière, ici, il y a un quai de déchargement. Le labo d’Evelda est à côté, de plain-pied, avec l’entrée ici, tout près de l’auvent du marché. Pendant qu’elle tambouille sa came, elle aura des guetteurs un peu partout, sur au moins trois pâtés de maisons autour. Dans le temps, ils ont réussi à la prévenir assez vite pour qu’elle se débarrasse de son matos. Donc… L’équipe qui se trouve actuellement dans la troisième fourgonnette, des spécialistes du DRD, doit débarquer d’un bateau de pêche sur le quai à quinze heures tapantes. Nous, dans cette camionnette qu’on a, nous sommes ceux qui peuvent approcher au plus près, juste face à la porte principale, quelques minutes avant le début du raid. Si Evelda sort par-devant, on la chope. Si elle reste à l’intérieur, on attaque cette entrée latérale, là, dès que l’autre groupe intervient de l’autre côté. Dans le second fourgon, sept hommes, notre arrière. A moins que nous n’appelions plus tôt, ils se pointent à quinze zéro zéro eux aussi.

— La porte, on s’en charge comment? demanda Starling.

— Si ça a l’air calme, on enfonce, expliqua Burke. Si on entend des coups de feu, ajouta-t-il en tapotant son fusil à pompe, on fait le coup de « la dame de chez Avon ».

Starling avait déjà vu employer cette méthode : la « dame de chez Avon », c’est une balle de magnum de 8 cm chargée de très fine grenaille de plomb qui permet de faire sauter une serrure sans blesser quiconque se trouverait derrière la porte.

— Et les gosses d’Evelda, ils sont où ? interrogea-t-elle.

— Notre indic l’a vue les déposer à la garderie tout à l’heure, répondit Brigham. Il participe de très près à la vie de la petite famille, notre mec. D’aussi près qu’il peut sans risquer d’attraper le sida, en fait…

Le petit écouteur qu’il avait dans l’oreille crachota à ce moment-là. Il se pencha pour scruter ce qu’il pouvait apercevoir du ciel à travers les vitres arrière.

— C’est peut-être juste pour le bulletin routier ? dit-il dans le micro miniature fixé à son col de chemise.

Puis, s’adressant au chauffeur :

— Strike 2 a repéré un hélico de presse il y a une minute. Tu as vu quelque chose ?

— Non.

— Il doit s’occuper de la circulation, alors. Bon, maintenant on se prépare et on la ferme.

Soixante-quinze kilos de neige carbonique ne suffisent pas à empêcher de suer cinq personnes enfermées dans les flancs métalliques d’une camionnette par une chaude journée, surtout lorsqu’elles entreprennent d’endosser leur gilet pare-balles. Quand Bolton leva les bras, il fit la preuve qu’une dose massive de déodorant « Canoe » n’est jamais aussi efficace qu’une bonne douche.

Dans sa chemise de treillis, Clarice Sterling avait cousu des épaulettes rembourrées pour atténuer le poids de son gilet, censé résister aux balles et encore alourdi par une plaque de céramique dans le dos et sur l’abdomen. L’expérience lui avait hélas appris l’importance de cette protection dorsale supplémentaire. Mener une incursion en force avec une équipe que l’on ne connaît pas, au sein d’un groupe plus ou moins bien entraîné, peut se révéler une entreprise hasardeuse : quand on prend la tête d’une colonne de bleus apeurés, il n’est pas rare de se retrouver avec l’échine criblée par le feu de ses propres coéquipiers…

A trois kilomètres de l’objectif, le troisième fourgon se sépara du convoi pour conduire le groupe du DRD à son bateau de pêche. Quant au deuxième, il ralentit, laissant une prudente distance s’établir entre lui et la camionnette banalisée.

Ils entraient dans une zone franchement délabrée. Un immeuble sur trois condamné, des carcasses de voitures abandonnées au bord des trottoirs, des grappes de jeunes bayant aux corneilles devant des bars ou des supérettes poussiéreuses, une bande d’enfants s’amusant autour d’un matelas en flammes… Si Evelda avait réellement déployé ses guetteurs, ils se fondaient à la perfection parmi ces passants désœuvrés. Aux abords des magasins d’alcool et sur les parkings des supermarchés, d’autres encore étaient installés à plusieurs dans leurs autos, discutant de tout et de rien.

Un cabriolet Impala surbaissé avec quatre jeunes Noirs à son bord s’engagea dans l’avenue peu fréquentée à la suite de la camionnette. Ils faisaient rebondir l’auto sur les bosses du macadam pour impressionner les filles qu’ils croisaient, le volume de leur stéréo tellement haut que les parois métalliques de la fourgonnette en vibraient.

De sa place, à travers les vitres opaques, Starling avait aussitôt déduit qu’ils ne constituaient pas une menace. Un véhicule de protection des Crip aurait plutôt été une puissante berline ou un break assez cabossé pour passer inaperçu dans le quartier, avec le hayon arrière entièrement ouvrable et trois, parfois quatre complices à l’intérieur. Si l’on ne sait pas garder la tête froide, une équipe de basketteurs dans une Buick peut avoir une apparence inquiétante.

Alors qu’ils étaient arrêtés à un feu rouge, Brigham retira le cache du viseur télescopique et donna à Bolton une tape sur le genou.

— Tenez, jetez un coup d’œil et dites-nous si vous voyez des vedettes locales sur le trottoir.

Dissimulé dans un ventilateur du toit, l’objectif du télescope n’autorisait qu’une vision latérale.

Après l’avoir fait pivoter entièrement, Bolton s’arrêta et se frotta les yeux.

— Ça remue trop, quand on roule, se plaignit-il.

Sur sa radio, Brigham vérifia la position du bateau.

— Ils sont à quatre cents mètres en approche, répéta-t-il à son groupe.

Immobilisée par un autre feu rouge presque au bout de Parcell Street, la camionnette demeura en face du marché pendant un moment qui leur parut très long. Le chauffeur tourna légèrement la tête comme s’il regardait dans son rétroviseur pour chuchoter à Brigham en desserrant à peine les dents :

— On dirait qu’il n’y a pas foule pour acheter du poiscaille… Ça y est, on y va.

Le feu passa au vert. A 14 h 57, trois minutes pile avant l’heure H, le véhicule fatigué se gara devant la criée de Feliciana, à une place favorable. A l’arrière, ils entendirent le grincement du frein à main que le conducteur tirait à lui.

Brigham abandonna le périscope à Starling.

— Regarde un peu.

Elle balaya l’esplanade avec l’objectif. Sur le trottoir, protégés par l’auvent en toile, les étals scintillaient. Des dorades venues des côtes de Caroline étaient disposées en bancs chatoyants sur leur lit de glace, des crabes agitaient leurs pinces dans les caissons ouverts, des homards s’agglutinaient les uns sur les autres au fond de leur bac. Rusé, le poissonnier avait couvert de papier humide les yeux de ses plus grosse pièces afin de leur conserver leur éclat jusqu’à la vague tardive des ménagères natives des Caraïbes, acheteuses avisées qui viendraient au soir tombant renifler et scruter sa marchandise.

Le soleil dessinait un arc-en-ciel dans le jet d’eau de la table à découper où un employé d’apparence hispanique était occupé à lever des filets dans un grand requin-maquereau, son bras robuste faisant aller et venir élégamment le couteau incurvé tandis qu’il manœuvrait le tuyau de l’autre main pour laver les entrailles. L’eau ensanglantée glissait jusqu’au caniveau. Starling l’entendait courir sous le plancher de la camionnette.

Elle observa leur chauffeur qui s’approchait du poissonnier, engageait la conversation avec lui. L’autre regarda sa montre, haussa les épaules et lui montra du doigt la devanture d’un petit restaurant. Après avoir flâné une minute sous l’auvent, leur homme alluma une cigarette et se dirigea sans hâte vers l’établissement qu’on venait de lui indiquer.

Quelque part dans le marché, une sono passait La Macarena à plein régime, au point que Starling l’entendait distinctement dans sa cachette. Cette rengaine, elle allait bientôt ne plus pouvoir la supporter.

La porte qui les intéressait était sur leur droite, à double battant et encadrement métalliques, avec une seule marche en béton. Starling s’apprêtait à renoncer à son poste de vigie quand elle la vit s’ouvrir. Un Blanc corpulent, en chemise hawaïenne et sandales, apparut. Il avait une sacoche en bandoulière sur la poitrine, sa main droite dissimulée dessous. Un Noir maigre et noueux surgit derrière lui, un imperméable jeté sur l’avant-bras.

— Gaffe ! souffla Starling.

Après eux, son cou gracile à la Néfertiti et ses traits harmonieux bien reconnaissables par-dessus les épaules des deux hommes, c’était Evelda Drumgo qui venait de sortir.

— Evelda arrive derrière deux types, on dirait qu’ils sont chargés tous les deux, annonça Starling.

Elle céda aussitôt le périscope à Brigham, mais pas assez vite pour éviter qu’il ne la bouscule. Le temps qu’elle ajuste son casque, le chef de l’opération parlait déjà dans son micro :

— Strike 1 à toutes les équipes ! Ça y est. Elle est sortie de notre côté. On y va.

Puis, à son groupe :

— On les neutralise avec le moins de casse possible.

Il arma son fusil anti-émeutes.

— Le bateau est là dans trente secondes. Allons-y.

Starling est la première dehors. Les nattes afro d’Evelda fouettent l’air quand elle tourne brusquement la tête vers elle. Starling sent la présence des hommes dans son dos. Ils ont dégainé, ils hurlent :

— Au sol! Tout le monde au sol!

Evelda fait un pas de côté, entièrement à découvert maintenant. Elle porte un bébé dans un harnais passé autour de son cou.

— Attendez, attendez, je veux pas d’histoires ! lance-t-elle à ses acolytes. Attendez !

Elle s’avance avec une démarche de reine, l’enfant haut sur sa poitrine, une couverture pendant sur son giron.

« Laisse-lui une sortie », pense Starling. Elle rengaine son revolver au toucher, étend les bras, paumes ouvertes.

— Evelda ! Pas de résistance. Venez vers moi!

Derrière elle, le rugissement d’un gros moteur V8, un hurlement de freins. Elle ne peut pas se retourner. « Ça doit être le renfort. »

Evelda l’ignore, elle se dirige droit sur Brigham. La couverture du bébé flotte dans le vent, le MAC 10 aboie dessous, Brigham s’écroule, sa visière rouge de sang.

Le gros Blanc laisse tomber sa sacoche. Apercevant le pistolet automatique qu’il a en main, Burke fait feu, un nuage inoffensif de poudre de plomb sort de son fusil à pompe. Il cherche à réarmer mais il n’est pas assez rapide. Une rafale vient le hacher au niveau de l’entrejambe, en dessous du gilet pare-balles. Le tireur pivote vers Starling tandis qu’elle s’approche en dégainant. Elle l’atteint à deux reprises au milieu de sa chemise bariolée avant qu’il n’ait eu le temps d’appuyer sur la gâchette.

Des coups de feu derrière Starling. Le Noir efflanqué avait une arme sous son imperméable, il bat en retraite dans le bâtiment, plié en deux. A cet instant, Starling se sent poussée en avant par quelque chose comme une bourrade très violente dans le dos, qui lui coupe le souffle. Elle arrive à se retourner pour découvrir le véhicule de riposte des Crip sur la chaussée, une Cadillac toutes fenêtres ouvertes qui tire sa bordée. Juchés à la cheyenne dans les portières du côté opposé, deux assaillants mitraillent par-dessus le toit, un troisième en fait autant du siège arrière. Les trois canons crachent du feu et de la fumée, les balles trouent l’air autour d’elle.

Réfugiée entre deux voitures en stationnement, Starling voit Burke tituber sur le macadam. Brigham est étendu sans mouvement, une mare se formant sous son casque. Quelque part de l’autre côté de la rue, Hare et Bolton répliquent. Un tir d’armes automatiques venu de la Cadillac les contraint au silence, pulvérisant les vitres des autos autour d’eux, déchiquetant le macadam, faisant exploser un pneu. Un pied dans le caniveau ruisselant, Starling risque la tête au-dehors.

Les deux de la Cadillac continuent à tirer par-dessus le toit. Le chauffeur a aussi un revolver, qu’il utilise de sa main libre. Celui installé à l’arrière a ouvert sa portière et attrape Evelda pour l’entraîner à l’intérieur avec le bébé. Elle a la sacoche avec elle. Ils visent toujours Hare et Bolton, puis les pneus arrière fument et la voiture part en trombe. D’un coup, Starling est debout, son bras suit la trajectoire de la Cadillac et elle loge une balle dans la tête du conducteur, près de la tempe. Le tireur de l’avant est touché deux fois, il tombe en arrière. Elle fait sauter le chargeur vide de son Colt et l’a remplacé par un neuf avant que l’autre ait touché le sol, sans quitter une seule seconde la voiture des yeux.

La Cadillac glisse contre la rangée de véhicules en stationnement sur le côté opposé, finit par s’immobiliser dans un fracas de tôles froissées.

Starling marche vers elle, maintenant. Le tireur de l’arrière est toujours perché sur la portière, les yeux fous, pesant des deux mains sur le toit pour tenter de dégager son torse coincé entre la Cadillac et la voiture contre laquelle elle est venue buter. Son arme glisse à terre. Des mains vides apparaissent par la fenêtre, un type sort de l’auto, le front ceint d’un bandana bleu en chiffon, il lève les bras en l’air et se met à courir. Starling ne lui prête aucune attention.

Des coups de feu à sa droite. Le fuyard bascule en avant, s’affale la tête la première, tente de ramper sous une auto. Des pales d’hélicoptère chuintent au-dessus d’elle.

Sous l’auvent, quelqu’un crie :

— Restez couchés, restez couchés !

Il y a des formes recroquevillées sous les étals. Sur la table à découper, le jet d’eau abandonné asperge le vide.

Starling se rapproche. On bouge à l’arrière de la Cadillac. La voiture oscille sur ses amortisseurs. On bouge, oui. Le bébé hurle, là-dedans. Une détonation. La lunette explose en mille morceaux.

Arme haute, Starling crie sans se retourner :

— Ne TIREZ pas ! Cessez le feu ! Surveillez la porte. Derrière moi, la porte du labo ! — Puis, baissant la voix : — Evelda ? — On bouge dans la voiture. Le bébé qui hurle encore. — Passez vos mains par la fenêtre, Evelda.

Elle sort, maintenant. Son enfant hurle toujours. Et les haut-parleurs de la criée qui continuent à beugler La Macarena. Evelda est dehors, elle marche vers Starling, sa belle tête baissée, ses deux bras autour du bébé.

Sur le sol entre les deux femmes, Burke est agité de soubresauts, de plus en plus faibles maintenant qu’il a perdu presque tout son sang. L’air de La Macarena tressaute à l’unisson avec lui. Quelqu’un a pu le rejoindre, pratiquement à quatre pattes, et s’est couché près de lui pour tenter de contenir son hémorragie.

Le revolver de Starling est pointé à terre à quelques pas devant Evelda.

— Montrez-moi vos mains, Evelda. Allez, s’il vous plaît, montrez !

Il y a une bosse sous la couverture du bébé. Avec ses nattes africaines et ses yeux sombres d’Égyptienne, elle relève la tête et fixe Starling.

— Ah, c’est toi, hein ?

— Ne faites pas ça, Evelda. Pensez à votre enfant.

— Viens qu’on échange nos jus, salope.

La couverture s’agite, l’air vibre. La balle de Starling traverse la lèvre supérieure d’Evelda Drumgo et lui explose la nuque.

Ensuite, elle tente de s’asseoir, avec une brûlure atroce sur le côté du visage et la respiration coupée. Et Evelda aussi est assise sur la chaussée, effondrée en avant sur ses jambes, le sang dégoulinant de sa bouche sur le bébé dont les cris sont étouffés par son corps inerte. Après avoir rampé jusqu’à elle, Starling s’escrime sur les fermetures poisseuses du harnais, puis elle retire le Balisong du soutien-gorge d’Evelda, fait jaillir la lame sans même le regarder et tranche les courroies. L’enfant est trempé de sang, tout glissant, Starling a du mal à le saisir.

Le bébé entre les mains, Starling relève la tête et jette un regard éperdu autour d’elle. Apercevant le tuyau qui continue à cracher sur la table à découper, elle court dans cette direction. D’un geste, elle balaie les couteaux et les entrailles pour déposer l’enfant sur la table et braque le jet impétueux sur lui. Un enfant noir étendu sur le formica blanc, parmi les lames et les déchets de poissons, la tête du requin à son flanc, lavé du sang contaminé de sa mère tandis que celui de Starling goutte sur lui et que l’eau emporte leurs deux sangs dans un torrent mêlé, aussi salé que la mer, exactement.

L’eau qui fuse, irisée d’un arc-en-ciel railleur qui annonce la Promesse divine, étendard étincelant au-dessus de l’œuvre de Son aveugle maillet. Et cet homme-enfant est intact, autant que Starling puisse le voir. Et La Macarena qui pulse dans les haut-parleurs, et une décharge de lumière qui l’aveugle, et l’aveugle encore, et encore, jusqu’à ce que Hare empoigne le photographe et l’entraîne au loin.

2

Une impasse d’un quartier prolétaire d’Arlington, en Virginie, peu après minuit. C’est une nuit chaude d’automne, la pluie a cessé il y a peu. Il fait lourd, malgré le passage de la dépression. Un grillon pousse sa chansonnette quelque part dans l’odeur âcre de la terre et des feuilles mouillées. Il se tait lorsqu’un grondement sourd l’atteint, le souffle puissant d’une Mustang cinq litres à pots chromés qui s’est engagée dans le cul-de-sac, suivie par une voiture de police. Les deux véhicules se garent dans l’allée d’une sobre maison en duplex. La Mustang vibre légèrement en passant au point mort, puis les moteurs s’éteignent. Le grillon attend un moment puis reprend son chant, le dernier avant l’arrivée des grands froids, le dernier de son existence.

Un marshal en uniforme descend de la Mustang côté conducteur. Il contourne l’auto pour ouvrir la portière à Clarice Starling. Elle apparaît à son tour. Elle a le front ceint d’un bandeau blanc qui retient un pansement au-dessus de son oreille. Des taches orangées de Bétadine parsèment son cou. Au lieu d’un chemisier, elle porte une blouse d’hôpital verte.

Le sac en plastique zippé qu’elle tient à la main contient ses effets personnels : des bonbons à la menthe et des clés, sa carte d’agent spécial du FBI, un chargeur d’appoint contenant cinq balles, une capsule de gaz paralysant. Dans la même main, elle a un ceinturon et un holster, vide.

Le marshal lui tend les clés de la Mustang.

— Merci, Bobby.

— Vous voulez qu’on entre un moment, Pharon et moi? Ou vous préférez que je fasse venir Sandra ? Elle attend mon appel. Je pourrais lui dire de passer vous tenir un peu compagnie. Vous en avez besoin…

— Non, merci. Ardelia ne va pas tarder à rentrer. Ne vous en faites pas, Bobby.

Le marshal rejoint son coéquipier dans la voiture de police, qui ne démarre qu’une fois Starling chez elle, en sécurité.

Dans la maison, la buanderie est baignée d’une chaude odeur d’assouplissant. Les tuyaux de la machine à laver et du sèche-linge sont fixés de place en place par des liens de sûreté en plastique que les policiers préfèrent désormais aux menottes en acier. Quand Starling dépose son sac sur l’un des appareils, les clés résonnent bruyamment sur la surface métallique. Elle retire une lessive de la machine, la transfère dans le sèche-linge, puis elle se dépouille de son pantalon de treillis, de sa blouse et de son soutien-gorge tachés de sang. Lorsqu’elle relance la machine, elle ne porte plus que des chaussettes, une culotte et un 38 spécial glissé dans un étui à l’aisselle. Son dos et ses côtes sont couverts de traces livides, son coude écorché. L’œil droit tuméfié.

La machine à laver est lancée. Starling s’enroule dans une grande serviette avant de passer dans le salon, d’où elle revient avec deux doigts de Jack Daniel’s dans un gobelet. Elle s’étend sur un matelas en caoutchouc étalé au pied de la machine et reste sur le dos, dans l’obscurité, tandis que l’appareil vibre et tressaute. Elle se redresse, visage levé. Quelques sanglots secs la secouent avant que les larmes n’arrivent, des larmes qui lui écorchent les joues en s’écoulant.


Vers une heure moins le quart du matin, le petit ami d’Ardelia Mapp la déposa devant chez elle. La route avait été longue depuis le Cap May. Elle lui souhaita bonne nuit sur le perron. Ardelia était sous sa douche lorsqu’elle entendit le flux de l’eau dans les canalisations et les vibrations de la machine à laver qui poursuivait son programme.

Traversant le couloir, elle alluma le plafonnier de la cuisine qu’elle partageait avec Starling. De là où elle était, elle apercevait l’intérieur de la buanderie. Starling assise par terre, la tête bandée.

— Oh, Clarice, ma doudou ! (Elle était déjà accroupie à ses côtés.) Qu’est-ce qui s’est passé ?

— Je me suis pris une bastos dans l’oreille. Ils m’ont réparé ça à Walter Reed. Laisse la lumière éteinte, tu veux bien ?

— Pas de problème. Je vais te préparer quelque chose. Je n’étais pas du tout au courant, tu sais : on a écouté des cassettes, en voiture. Raconte.

— John est mort, Ardelia.

— Johnny Brigham ? Non, pas lui!

Toutes les deux, elles avaient flashé sur Brigham au temps où il était instructeur de tir à l’école du FBI. L’une et l’autre avaient essayé de discerner le tatouage qu’il avait sur le bras sous sa chemise.

Comme une enfant, Starling s’essuya les yeux avec le dos de la main.

— Evelda et les Crip, oui. C’est Evelda qui l’a eu. Ils ont flingué Burke, aussi. Marquez Burke, un gars de John. C’était une opération conjointe, tu comprends. Evelda était au jus, donc les télés étaient là pratiquement au moment où on a débarqué. Elle était à moi, Evelda. Elle n’aurait jamais laissé tomber. Elle voulait aller jusqu’au bout et elle avait son bébé dans les bras. Elle a tiré, moi aussi. Elle est morte.

Ardelia Mapp n’avait encore jamais vu Starling pleurer.

— J’ai… Aujourd’hui j’ai tué cinq personnes, Ardelia.

Sans un mot, elle s’assit à côté de sa camarade et passa son bras autour de sa taille, toutes deux adossées à la machine qui continuait à tourner.

— Et son gosse, à Evelda ?

— J’ai enlevé le sang qu’il avait sur lui. Je n’ai remarqué aucune blessure visible, à l’hosto ils disent qu’il est OK, physiquement. Ils vont le confier à la mère d’Evelda d’ici deux trois jours. Tu sais… Tu sais le dernier truc qu’elle m’a dit, Evelda ? Elle m’a dit : « Viens qu’on échange nos jus, salope. »

— Laisse-moi te préparer quelque chose, d’accord ?

— Comme quoi?

3

Avec l’aube grise arrivèrent les journaux et les premiers bulletins des chaînes de télévision.

Ardelia entendit Starling se lever au moment où elle achevait de réchauffer des muffins. Elles s’installèrent ensemble devant l’écran.

De CNN aux autres, ils avaient tous racheté les images prises par la caméra héliportée de WFUL-TV. Une prise de vue saisissante, juste au-dessus de la scène. Starling se força à regarder, une seule fois. Elle avait besoin de vérifier encore que c’était bien Evelda qui avait tiré la première. Puis ses yeux glissèrent vers Ardelia et elle découvrit une expression de colère sur son visage.

Soudain, elle était debout, elle courait vomir aux toilettes.

— C’est dur, comme spectacle, fit-elle en réapparaissant sur des jambes mal assurées, livide.

Comme à son habitude, Ardelia avait immédiatement compris où elle voulait en venir.

— Ta question, exactement, c’est quoi ? Ce que m’inspire le fait que tu aies tué cette femme qui portait son enfant, une Afro-Américaine ? Et donc, ma réponse est la suivante : c’est elle qui t’a tiré dessus, et moi je te veux en vie. Mais s’il te plaît, réfléchis un peu à l’absurdité de tout ça, et à qui en porte la responsabilité. Quel est le raisonnement totalement débile qui t’a obligée à te retrouver face à face avec cette Evelda Drumgo, dans ce traquenard de malheur, histoire que vous régliez ce problème de came entre vous à coups de revolver ? C’est malin, ça ? J’aimerais que tu cogites vraiment là-dessus : tu as envie de continuer à ce qu’ils te donnent leur sale boulot à faire ?

Elle se reversa du thé pour marquer une pause.

— Tu veux que je reste avec toi, aujourd’hui ? Je vais prendre un jour de congé.

— Merci, ce n’est pas la peine. Passe-moi un coup de fil.

Le National Tattler, principal bénéficiaire de l’explosion de la presse à scandale dans les années 90, avait concocté une édition spéciale particulièrement outrancière, même compte tenu des habitudes d’une publication qui méritait bien son titre de « concierge national ». Le journal échoua sur le perron de Starling en milieu de matinée. Elle le découvrit en ouvrant la porte, surprise par le bruit que l’épaisse liasse avait fait en tombant sur le paillasson.

Elle s’attendait au pire et le résultat était à la hauteur de ses appréhensions : « L’ANGE DE LA MORT : CLARICE STARLING, LA MACHINE À TUER DU FBI », hurlait le gros titre en caractères Railroad Gothic corps 72. Trois photos s’étalaient à la une : Clarice Sterling en treillis faisant feu avec un 45 mm lors d’un championnat de tir; Evelda Drumgo effondrée sur son enfant au milieu de la chaussée, la tête inclinée telle une Vierge de Cimabue, le cerveau en bouillie, puis Starling encore, en train de déposer un bébé noir et nu sur une table à découper parmi des couteaux, des entrailles de poissons et une dépouille de requin. La légende accompagnant les clichés en rajoutait encore dans le sensationnalisme: « L’exécutrice du serial killer Jame Gumb, l’agent spécial du FBI Clarice Starling, vient d’ajouter encore au moins cinq encoches à la crosse de son arme. Une mère et son enfant ainsi que deux policiers au nombre des victimes d’un raid bâclé. »

L’article détaillait les carrières de dealers d’Evelda et Dijon Drumgo, revenait sur l’apparition du gang des Crip dans le paysage déjà hautement criminalisé de Washington. Le passé militaire et les nombreuses décorations de John Brigham, mort en action, étaient brièvement évoqués. Starling, elle, avait droit à un long encadré spécifique, illustré par une photo en apparence innocente, prise dans un restaurant, où elle apparaissait en robe du soir échancrée, une expression animée sur le visage.


Il y a sept ans, quand elle avait abattu dans son sous-sol Jame Gumb, le dangereux meurtrier surnommé « Buffalo Bill », Clarice Starling avait eu ses quelques minutes de gloire. Aujourd’hui, elle est menacée de sanctions administratives et de poursuites judiciaires après la mort jeudi d’une mère de famille de Washington soupçonnée de fabriquer des substances hallucinogènes interdites par la loi (voir notre reportage page 1).

« Sa carrière pourrait bien se terminer là », nous a confié une source au Bureau des alcools, tabacs et armes à feu, l’organisme associé au FBI. « Nous manquons encore de détails sur les raisons de cette bavure, mais ce qui est certain, c’est que John Brigham devrait toujours être en vie aujourd’hui. » Selon cet interlocuteur, qui a préféré gardé l’anonymat, « le FBI n’avait vraiment pas besoin d’une histoire pareille après Ruby Ridge{En 1992, à Ruby Ridge, dans les montagnes de l’Idaho, un tireur d’élite du FBI avait abattu l’épouse d’un extrémiste alors qu’elle portait sa petite fille dans ses bras. Le fils adolescent du couple avait aussi été tué, ainsi qu’un représentant des forces de l’ordre. Après une longue polémique portant sur les " consignes particulières " qu’il avait reçues de ses supérieurs, l’exécutant de cet assaut sanglant a été définitivement acquitté en 1998 (N.d. T.).} ».

La très originale carrière de Clarice Starling a débuté peu de temps après son entrée à l’École du FBI. Diplômée de l’université de Virginie en psychologie et criminologie, elle avait été choisie pour interroger le docteur Hannibal Lecter, un fou sanguinaire dont le sobriquet de « Hannibal le Cannibale » a été employé pour la première fois par le National Tattler : A cette occasion, le criminel lui avait confié des informations qui s’étaient avérées utiles dans la traque de Jame Gumb et la libération de son otage, Catherine Martin, la fille de l’ancienne sénatrice du Tennessee.

Trois années consécutives avant de se retirer de la compétition, Clarice Starling a été championne de tir tous services officiels. Par une amère coïncidence, James Brigham, l’une des victimes du raid, était instructeur de tir à Quantico à l’époque où Starling y a suivi sa formation, et devait devenir son entraîneur lors des nombreux championnats qu’elle allait disputer.

Un porte-parole du FBI nous a indiqué hier que l’agent Starling avait été placé en congé administratif avec salaire dans l’attente des conclusions de l’enquête de service. Sa convocation devant la Commission de déontologie, les très redoutés inquisiteurs internes du FBI, est attendue dans le courant de la semaine.

La famille d’Evelda Drumgo, décédée au cours du raid, a déclaré de son côté qu’elle entendait réclamer des dommages intérêts à l’administration fédérale et à Starling personnellement, en déposant plusieurs plaintes nominales pour homicide volontaire.

Le fils de la victime, un bébé de trois mois que l’on aperçoit distinctement dans les bras de sa mère sur les photos de la dramatique fusillade, n’a pas été blessé.

Selon maître Telford Higgins, l’avocat de la famille Drumgo au cours de multiples inculpations, le Colt 45 semi-automatique modifié que l’agent Starling a utilisé à cette occasion ne répond pas aux caractéristiques des armes de service autorisées dans la juridiction de Washington. « Il s’agit d’un équipement extrêmement dangereux, dont l’emploi est inimaginable dans le cadre du maintien de l’ordre », a-t-il affirmé. « L’utilisation d’une telle arme révèle à elle seule un mépris total de la vie humaine », ajoute l’avocat.


Le Tattler était allé jusqu’à acheter le numéro de téléphone personnel de Clarice à l’un de ses informateurs. La sonnerie ne lui laissa donc aucun répit ce jour-là, jusqu’à ce qu’elle finisse par le débrancher et par se servir de son cellulaire de service pour appeler son bureau.

Son oreille et sa tempe enflée ne la faisaient pas trop souffrir tant qu’elle ne touchait pas le bandage. En tout cas, elle n’avait pas d’élancements grâce aux deux Tylénol qu’elle avait pris. Elle n’eut même pas besoin du tranquillisant que le médecin lui avait prescrit : elle s’assoupit adossée à sa tête de lit, les cahiers du Washington Post s’échappant de sa main inerte pour s’éparpiller sur le sol, des traces de poudre maculant encore ses paumes, des larmes figées sur ses joues.

4

« Tu peux avoir une histoire d’amour avec le Bureau, mais le Bureau n’en aura jamais une avec toi. »

Proverbe du service du personnel du FBI


De si bon matin, la salle de sports du complexe J. Edgar Hoover, le siège du FBI, était presque déserte. Deux hommes déjà grisonnants couraient mollement sur la piste couverte. Quelque part plus loin, les à-coups d’une machine de musculation et les échanges assourdis d’une partie de squash se réverbéraient en échos dans la vaste enceinte.

Les voix des deux coureurs, elles, ne portaient pas loin. Le directeur du FBI, Tunberry, avait donné rendez-vous à Jack Crawford pour cet exercice matinal. Ils avaient parcouru trois kilomètres et commençaient à avoir du mal à trouver leur souffle.

— Il doit encore encaisser le coup de Waco, Blaylock. Ça va durer un moment mais il est condamné et il le sait, articula Tunberry. Tiens, il ferait aussi bien de donner congé au révérend Moon tout de suite ! — Le fait que le Bureau des alcools, tabacs et armes à feu soit locataire du dirigeant de la fameuse secte est l’objet de plaisanteries sans fin, au FBI. — Et Farriday plonge à cause de Ruby Ridge, ajouta le directeur.

— Ça, ça me dépasse, répliqua Crawford. — Il avait travaillé avec Farriday à New York dans les années 70, au temps où des manifestants protestaient souvent devant l’antenne locale du FBI, installée au niveau de la Troisième Avenue et de la 69e Rue. — C’est un bon, lui. Ce n’est pas lui qui a décidé ces soi-disant « consignes particulières ».

— Je lui ai annoncé la nouvelle hier matin.

— Et il s’en va sans broncher ?

— Disons qu’il ne perd pas trop de plumes dans l’histoire. Ah, on vit une époque difficile, Jack…

Ils avaient un peu accéléré, la tête levée pour mieux respirer. Du coin de l’œil, Crawford remarqua que le directeur jaugeait sa condition physique.

— Vous en êtes à combien, Jack? Cinquante-six ans, c’est ça?

— Exact.

— A un an de la retraite obligatoire, donc. Plein de gars de chez nous s’en vont à quarante-huit, cinquante ans, à un âge où ils peuvent encore retrouver un travail. Vous, vous n’avez pas voulu ça. Vous avez tenu à rester occupé, après la mort de Bella…

Comme Crawford avait déjà fait un demi-tour de piste sans répondre, Tunberry comprit qu’il avait commis un impair.

— Euh, je ne voulais pas parler de ça à la légère, vous savez, Jack. L’autre jour encore, Doreen me disait combien…

— Il y a encore du pain sur la planche, à Quantico. Peaufiner l’installation du système VICAP sur le Web pour qu’il soit accessible à n’importe quel flic, par exemple. Vous avez dû voir ça dans le budget.

— Dites, Jack? Devenir directeur de la boîte, ça ne vous a jamais tenté ?

— Je n’ai jamais pensé que ça pouvait être un job pour moi, non.

— Et vous avez eu raison, Jack. Vous n’êtes pas un politique, vous. Vous n’auriez pas pu. Ni être un Eisenhower. Ni un Omar Bradley.

Il fit signe à Crawford d’arrêter et ils poursuivirent leur conversation au bord de la piste, tout essoufflés.

— Mais un Patton, oui, vous en auriez été capable, Jack. Vous êtes du style à conduire vos hommes à travers un enfer et à vous faire aimer d’eux quand même. C’est un don que je n’ai pas, moi. Je dois les mener à la cravache, moi.

Tunberry lança un rapide regard à la ronde, ramassa sa serviette sur le banc et la posa sur ses épaules, comme s’il s’était agi de la toge d’un juge prompt à prononcer la peine capitale. Ses yeux brillaient. « Il y en a qui ont besoin de se mettre en colère pour se jeter à l’eau », se dit Crawford en observant le pli amer de la bouche du directeur quand il reprit la parole.

— En ce qui concerne le décès de Mrs Drumgo, abattue alors qu’elle portait son enfant dans les bras, l’Inspection judiciaire réclame un bouc émissaire. De la viande bien fraîche, saignante. Et les médias aussi. Tous les services concernés leur doivent un sacrifice, nous y compris. Mais en ce qui nous concerne, ils pourront peut-être se contenter de volaille. D’après Krendler, si on leur donne Clarice Starling, ils nous oublieront. Je suis d’accord avec lui. Le DRD et les autres endossent la responsabilité de l’opération, mais c’est Starling qui a appuyé sur la gâchette.

— Contre une tueuse de flics qui avait tiré la première.

— Ça, c’est dans les films, Jack. Vous ne comprenez pas, hein ? Les gens n’ont pas vu Evelda Drumgo buter Brigham. Ils ne l’ont pas vue faire feu sur Starling la première. Si on ne sait pas ce qu’il faut regarder, ce sont des choses qu’on ne voit pas. Par contre, deux cents millions de gus, dont un dixième participe aux élections, ont parfaitement vu cette femme effondrée sur la chaussée, la tête explosée, essayant de protéger son bébé. Ne me dites pas, Jack : je sais que vous avez pensé un moment faire de Starling votre protégée. Le problème, c’est que c’est une grande gueule, et qu’elle en a braqué plus d’un contre elle, et que…

— Krendler est un fouille-merde.

— Bien, écoutez-moi, ne dites plus rien tant que je n’aurai pas terminé. Sa carrière était en bout de course, de toute façon. Elle va s’en tirer avec une mise en disponibilité permanente, dans son dossier ça n’aura pas l’air trop méchant, elle pourra retrouver du boulot sans problème. Vous, vous avez énormément apporté au FBI avec votre division. Plein de gens sont convaincus que, si vous aviez mené un peu mieux votre barque, vous seriez aujourd’hui bien plus haut que chef de département, que vous méritez beaucoup mieux. Et je serai le premier à le dire, moi. Quand vous allez partir à la retraite, vous aurez le grade de sous-directeur. C’est un engagement de ma part.

— Si je ne mêle pas de cette histoire, c’est ça que vous sous-entendez ?

— Dans le cours normal des choses, Jack ! Avec la paix dans le royaume, c’est ce qui va se passer, oui. Jack ? Regardez-moi.

— Oui, Mr Tunberry ?

— Ce n’est pas une demande que je formule, c’est un ordre : vous restez en dehors de tout ça. Ne gâchez pas tout, Jack. Des fois, dans la vie, il n’y a pas d’autre moyen que de regarder ailleurs. J’en suis passé par-là, moi aussi. Et je sais que c’est dur. Je comprends ce que vous ressentez, croyez-moi.

— Ce que je ressens ? Le besoin d’une bonne douche, tout de suite.

5

Si Starling savait tenir son intérieur, ce n’était pas pour autant une fanatique de l’ordre. La partie du duplex qu’elle occupait était toujours propre, elle pouvait y retrouver ce qu’elle cherchait, mais les piles avaient tendance à s’amonceler, linge propre pas encore rangé ou revues et journaux. Elle n’avait pas sa pareille pour repasser un chemisier à la toute dernière minute. Comme elle n’avait pas besoin de se pomponner, cependant, elle s’en tirait toujours.

Lorsqu’elle avait besoin d’un cadre plus ordonné, elle traversait leur cuisine commune pour aller passer un moment chez Ardelia. Si cette dernière était là, elle pouvait bénéficier de sa conversation et de ses conseils, immanquablement avisés, quoique parfois un peu trop lucides à son goût. Quand Ardelia n’était pas là, il était entendu entre elles que Starling avait tout loisir de demeurer un moment dans l’univers impeccable de Mapp, à condition qu’elle n’y laisse rien. Ce jour-là, c’est chez Ardelia qu’elle était venue s’asseoir un instant.

C’était le genre d’appartement qui paraît sans cesse habité par son occupant, qu’il s’y trouve ou non. Starling garda les yeux fixés sur la police d’assurance-vie de la grand-mère d’Ardelia, accrochée au mur dans un cadre bricolé tout comme elle l’avait été dans la ferme en location de ladite grand-mère, puis dans l’HLM de banlieue où Ardelia avait grandi. Son aïeule, qui avait réussi à économiser pièce par pièce les versements sur ce que lui rapportaient les légumes et les fleurs de son jardin quand elle les vendait au marché, avait été en mesure d’emprunter de quoi aider sa petite-fille à poursuivre des études supérieures. Il y avait aussi une photo de cette vieille dame menue en habits du dimanche, regardant l’objectif sans même tenter un sourire, ses yeux noirs empreints d’une sagesse ancestrale sous le bord de son chapeau de paille.

Ardelia était très consciente de son passé et elle y puisait une force renouvelée chaque jour. Starling aurait aimé éprouver la même chose, maintenant, reprendre ses marques. A Bozeman, l’orphelinat luthérien où elle avait été placée lui avait assuré le gîte, le couvert et un certain modèle de vie, mais c’était dans son sang, ses origines, qu’elle devait chercher la réponse aux questions qui l’assaillaient à présent.

Comment est-on équipé pour la vie lorsqu’on vient d’une bourgade de petits Blancs où les effets de la Dépression se faisaient encore sentir jusque dans les années 50 ? Lorsque, arrivé au campus, on est rapidement catalogué parmi les « pedzouilles », les « pouilleux » ou, avec condescendance, les « prolos » ? Lorsque même le gratin social du Sud, qui dans son système de valeurs réactionnaires se pique de mépriser le travail physique, traite vos semblables de « ploucs » ? Dans quelle tradition trouver un exemple ? En se vantant de la raclée reçue par les troupes du Nord à cette fameuse bataille de Manassas ? En proclamant que son arrière-arrière-grand-père avait été du bon côté de la barricade à Vicksburg ? En jurant que Shiloh, dans le Tennessee, restera malgré tout Yazoo City à jamais ?

Non, il est bien plus honorable et raisonnable d’avoir réussi à s’en tirer après, dans les décombres de la guerre de Sécession, en s’échinant sur vingt malheureux hectares avec une vieille mule. Mais cela, il faut être capable de s’en rendre compte par soi-même, car personne ne vous le dira.

Starling avait réussi son entrée au FBI parce qu’elle était le dos au mur, de toute façon. Elle avait passé la majeure partie de sa vie dans des institutions, en respectant leurs règles du jeu et en se battant pour y survivre. Elle était toujours allée de l’avant, obtenant des bourses, s’intégrant aux équipes. L’impasse dans laquelle elle se retrouvait après un si brillant début au FBI était pour elle une expérience aussi inédite que douloureuse. Elle s’y débattait comme une abeille prise dans une bouteille.

Elle avait quatre jours pour pleurer John Brigham, tué sous ses yeux. Longtemps auparavant, Brigham lui avait demandé quelque chose qu’elle avait refusé. Puis il lui avait proposé qu’ils soient amis, en toute sincérité, et cette fois elle avait dit oui, de tout son cœur.

Elle devait aussi arriver à admettre qu’elle avait elle-même abattu cinq personnes au marché Feliciana, ce jour funeste. L’image du petit voyou au torse comprimé entre deux voitures continuait à la harceler.

Une fois, pour soulager sa conscience, elle était allée voir le bébé d’Evelda à l’hôpital. Sa grand-mère était là, elle s’apprêtait à le ramener chez elle. Elle avait aussitôt reconnu Starling, dont la photo venait d’occuper tant de place dans les journaux. Sans un mot, elle avait confié l’enfant à une infirmière et, avant même que Starling ne comprenne ce qui arrivait, elle l’avait giflée violemment sur sa joue blessée. Starling n’avait pas répliqué, mais elle l’avait immobilisée en la plaquant sans ménagement contre la vitre de la clinique jusqu’à ce qu’elle cesse de lutter, le visage pressé contre le carreau couvert de buée et de salive. Le sang coulait dans le cou de Starling, la douleur l’étourdissait. Elle s’était fait à nouveau suturer l’oreille aux urgences et s’était abstenue de porter plainte, mais un employé de l’hôpital avait vendu l’histoire au Tattler pour trois cents dollars.

Elle avait dû s’exposer aux regards à deux reprises encore, la première fois pour organiser les obsèques de John, la seconde pour assister à sa mise en terre au cimetière national d’Arlington. Brigham n’ayant pratiquement gardé aucun contact avec sa famille, peu nombreuse et dispersée, il avait désigné Starling pour cette tâche dans ses dernières volontés.

Son visage avait été tellement abîmé qu’il avait fallu l’inhumer dans un cercueil fermé, mais Starling avait veillé à son apparence : pour le dernier hommage, sa dépouille était sanglée dans l’uniforme bleu des Marines avec sa Silver Star et ses autres décorations. Après la cérémonie, le supérieur de Brigham avait remis à la jeune femme une boîte qui contenait ses armes personnelles, ses insignes et certains objets qui avaient jadis trôné sur son bureau en désordre, parmi lesquels un absurde coq de girouette buvant dans un verre.

Elle se trouvait désormais à cinq jours d’une confrontation officielle qui risquait de marquer la fin ignominieuse de sa carrière. A l’exception d’un message laissé par Jack Crawford, sort téléphone professionnel restait silencieux. Et Brigham n’était plus là pour parler un peu…

Elle consulta son délégué du personnel au FBI. Tout ce qu’il trouva à lui conseiller fut d’éviter de porter des boucles d’oreilles trop voyantes ou des chaussures trop ouvertes lors de sa comparution.

Tous les jours, la presse et les télévisions revenaient sur la mort d’Evelda Drumgo et retournaient cette histoire dans tous les sens, comme un chat s’acharne sur une souris. Et dans l’appartement immaculé d’Ardelia, Starling essayait de réfléchir.

La tentation de tomber d’accord avec ceux qui vous attaquent, de quémander leur approbation, est un ver qui peut vous ronger jusqu’à vous détruire.

Un bruit insolite vint troubler sa concentration.

Elle cherchait à se rappeler mot pour mot ce qu’elle avait dit dans la fourgonnette. Avait-elle trop parlé ?

Ce bruit, encore.

Brigham lui avait demandé de briefer les autres à propos d’Evelda. Avait-elle exprimé sans le vouloir une certaine hostilité à son encontre, induit un jugement qui…

Ce bruit. Soudain, elle se rendit compte qu’on sonnait à sa porte. Un journaliste, sans doute. Mais elle attendait aussi une assignation administrative. Écartant à peine les rideaux de chez Ardelia, elle aperçut le postier qui regagnait déjà son camion. En hâte, elle alla lui ouvrir et lui fit remonter le perron, prenant soin de tourner le dos à la voiture de presse qui la guettait de tous ses objectifs de l’autre côté de la rue lorsqu’elle signa le reçu. Une enveloppe mauve, d’un beau papier de lin à reflets soyeux. Aussi préoccupée qu’elle ait été, la texture éveilla un vague souvenir en elle. Une fois à l’abri derrière la porte, elle examina son adresse. Une ronde impeccable. Au milieu de l’inquiétude constante qu’elle éprouvait ces derniers temps, un signal d’alarme retentit en elle. Elle sentit son ventre se contracter comme si des gouttes d’eau froide étaient tombées dessus.

Tenant l’enveloppe par un coin entre ses doigts, elle alla à la cuisine, sortit de son sac une paire de gants en latex réglementaires qu’elle gardait toujours avec elle, déposa la lettre sur la table et entreprit de la palper prudemment. Malgré l’épaisseur du papier, elle aurait été en mesure de détecter un détonateur à retardement miniature relié à une feuille d’explosif C4. Selon les règles, elle aurait dû la confier aux services compétents pour qu’elle soit passée aux rayons. En l’ouvrant tout de suite, là, elle risquait des ennuis. Oui. Et alors ?

Elle ouvrit l’enveloppe avec un couteau de cuisine, en retira un seul feuillet d’une riche texture. Sans même regarder la signature, elle sut immédiatement qui était l’expéditeur.


Chère Clarice,


J’ai suivi avec le plus grand intérêt les péripéties de votre disgrâce publique. La mienne ne m’a jamais préoccupé le moins du monde, n’était l’inconvénient de la vie carcérale, mais vous n’avez sans doute pas le même recul…

Au cours de nos discussions dans mon cachot, il m’est clairement apparu que votre père, le veilleur de nuit défunt, occupait une place prépondérante dans votre système de valeurs. Je pense que le fait d’avoir mis fin à la carrière de couturier de Jame Gumb vous a surtout comblée parce que vous pouviez imaginer votre géniteur réalisant cela à votre place.

Mais voici que vous n’êtes plus en odeur de sainteté au FBI. Y avez-vous toujours fantasmé la présence de votre père au-dessus de vous, chef de département ou — mieux encore que Jack Crawford — sous-directeur observant vos progrès avec fierté ? Et maintenant, l’imaginez-vous empli de honte et de désarroi par l’opprobre qui vous écrase ? Par la piteuse conclusion d’une carrière qui s’annonçait pourtant si prometteuse ? Envisagez-vous d’en être réduite à l’abjecte servilité dans laquelle votre mère est tombée après que des drogués eurent réglé son compte à votre « petit papa » ? Alors ? Votre échec va-t-il rejaillir sur eux ? Les gens resteront-ils à jamais abusés par l’idée que vos parents n’ont jamais été rien d’autre que des petits Blancs pouilleux? Dites-moi ce que vous en pensez sincèrement, agent Starling.

Méditez un instant avant que nous ne poursuivions…

Et maintenant, je vais vous révéler une qualité qui peut vous aider dans l’avenir : vous n’êtes pas aveuglée par les larmes, vous pouvez lire dans les oignons.

Voici un petit exercice que vous trouverez sans doute plein d’utilité. Je veux que vous l’accomplissiez avec moi, immédiatement. Disposez-vous d’un poêlon en fonte à portée ? Vous, une rustique fille du Sud, le contraire me semblerait inconcevable. Alors, placez-le sur la table de la cuisine et allumez le plafonnier.


Ardelia, qui avait hérité du poêlon traditionnel de sa grand-mère, s’en servait très souvent. Le fond noir, lustré, n’avait jamais eu besoin d’être effleuré par un quelconque détergent. Starling le posa devant elle sur la table.


Regardez dedans, Clarice. Penchez-vous et observez. S’il s’agit de celui de votre mère, ce qui me paraît très possible, ses molécules contiennent encore l’écho de toutes les conversations qui se sont déroulées autour de lui. Tout, les confidences, les mesquines disputes, les révélations assassines, l’annonce brutale de la catastrophe, les grognements et la poésie de l’amour.

Regardez, Clarice. Regardez dans le poêlon. S’il est convenablement récuré, il doit être comme un sombre étang, n’est-ce pas ? La même impression que de se pencher sur un puits: vous ne trouvez pas votre reflet exact au fond, non, mais vous vous y distinguez tout de même, pas vrai ? Avec la lumière derrière, on vous croirait grimée en Noire, la couronne électrique de votre chevelure embrasée.

Nous ne sommes tous que du carbone dérivé, Clarice. Vous, et le poêlon, et votre cher papa dans sa tombe, aussi raide et froid que cet ustensile de cuisine. Tout est encore là, il suffit d’écouter. Que disaient-ils vraiment, vos si méritants géniteurs, qui étaient-ils en réalité, dans la réalité de souvenirs concrets, non dans les illusions qui oppressent votre cœur ?

Pourquoi votre père n’était-il pas shérif adjoint, bien vu des magistrats et de leurs laquais ? Pourquoi votre mère a-t-elle dû nettoyer des chambres de motel afin d’assurer votre subsistance, même si elle n’a pas été capable de s’occuper de vous jusqu’à ce que vous voliez de vos propres ailes ?

Quel est le souvenir le plus vivace que vous gardiez de leur cuisine ? Pas de l’hôpital, non. De la cuisine.


Ma mère essuyant le sang sur le chapeau de mon père.


Quel est votre meilleur souvenir de la cuisine ?


Mon père pelant des oranges avec son vieux couteau au bout cassé et partageant les quartiers avec moi.


Votre père était un vulgaire veilleur de nuit, Clarice. Et votre mère une bonniche.

Une belle carrière au service de l’État, était-ce votre ambition, ou la leur ? Jusqu’où votre père aurait-il eu à courber l’échine pour se plier aux diktats d’une bureaucratie rancie ? Combien de fessiers aurait-il dû lécher ? L’avez-vous jamais vu ramper, flagorner?

Vos supérieurs, Clarice, ont-ils déjà fait preuve d’un quelconque sens moral ? Et vos parents ? Et si c’est le cas, partageaient-ils les mêmes valeurs, les uns et les autres ?

Regardez dans le poêlon et racontez-moi. Regardez dans la fonte, elle est intègre, elle. Avez-vous déçu vos parents disparus ? Auraient-ils voulu que vous léchiez des bottes ? Quelle était leur conception de la force de caractère ?

Vous pouvez être aussi forte que vous le souhaitez, Clarice. Vous êtes une lutteuse. L’ennemi est mort, l’enfant épargné. Vous êtes une guerrière.

Les éléments chimiques les plus stables, Clarice, se trouvent au milieu du tableau périodique des éléments. Entre le fer et l’argent, en gros.

Entre le fer et l’argent. Je crois que cela vous convient bien.


Hannibal Lecter.


P-S. : Vous me devez encore des informations à votre sujet, savez-vous ? Dites-moi si vous vous réveillez toujours la nuit en entendant les agneaux pleurer. Un dimanche quelconque, publiez une annonce dans les messages personnels de l’édition nationale du Times, de l’International Herald Tribune et du China Mail. Adressez-la à A.A. Aaron, de sorte qu’elle figure en tête de liste, et signez Hannah.


Tout en lisant ces mots, Starling les entendait prononcés par cette même voix qui l’avait jadis raillée, agressée, poussée dans ses derniers retranchements, qui lui avait ouvert l’esprit au sein des ténèbres du quartier de haute sécurité, à l’asile de fous, quand elle avait dû troquer son intégrité contre des renseignements cruciaux que Lecter détenait sur le compte de « Buffalo Bill ». L’âpreté métallique de cette voix qui avait perdu l’habitude de s’élever résonnait encore dans ses rêves. Dans un coin du plafond, une araignée avait tissé une toile toute fraîche. Starling la contempla, tandis que ses pensées oscillaient entre soulagement et tristesse, tristesse et soulagement. Soulagée par l’aide apportée, l’espoir d’une guérison. Soulagée et triste de voir que l’agence de réexpédition postale utilisée par le Dr Lecter à Los Angeles devait compter un employé peu scrupuleux parmi son personnel : il y avait une étiquette d’affranchissement, cette fois. Jack Crawford allait être ravi par cette lettre, tout comme la direction des postes et le laboratoire d’analyses.

6

La chambre dans laquelle Mason passe sa vie est silencieuse, et cependant animée de sa propre respiration : le chuintement rythmé du poumon artificiel qui lui donne son souffle. Tout est obscur à l’exception du grand aquarium faiblement éclairé où une anguille exotique s’enroule et se déroule en un huit interminable dont l’ombre se déplace comme un ruban énigmatique sur les murs.

Les cheveux de Mason sont ramassés en une natte épaisse qui repose sur le couvercle du poumon artificiel dans lequel son torse est emprisonné. Un assemblage de tuyaux est accroché devant lui, suggérant quelque étrange flûte de Pan.

Sa langue acérée jaillit d’entre ses mâchoires et s’entortille autour de l’extrémité d’un tube tandis qu’il aspire une nouvelle bouffée d’oxygène. Aussitôt, une voix s’élève du hautparleur fixé à côté de son lit surélevé :

— Oui, monsieur?

— Le Tattler.

Les consonnes initiales sont gommées, mais la voix est puissante, profonde. Une voix de présentateur de radio.

— Eh bien, en première page, il y a…

— Pas besoin de me le lire. Envoyez-moi ça sur l’écran.

Son élocution n’est qu’un amas de voyelles.

Un énorme moniteur suspendu au mur se met à grésiller. Ses reflets d’un bleu-vert tournent au rose quand le gros titre rouge du Tattler s’affiche : « L’Ange de la mort : Clarice Starling, la machine à tuer du FBI. » Le temps de trois lentes respirations du poumon d’acier, Mason visionne l’ensemble de l’article.

Il peut agrandir les photographies sur l’écran, en cliquant avec l’unique main qui émerge des couvertures, une araignée de mer blafarde qui se meut plus sous l’action pénible des doigts que par la volonté de son bras atrophié, l’index et le majeur palpitant telles des antennes pour suppléer sa vision déficiente, pendant que le pouce, l’annulaire et l’auriculaire font office de pattes tâtonnant après la télécommande.

Mason a du mal à lire. Collé à son unique œil, un monocle électrique émet un bref sifflement toutes les trente secondes lorsqu’il vaporise de sérum son globe oculaire privé de paupière, opération qui brouille souvent le verre grossisseur. Il lui faut une bonne vingtaine de minutes pour parvenir au bout du reportage et de l’encadré.

— Envoyez la radio, commande-t-il, quand il a terminé.

Après un blanc, un cliché aux rayons X apparaît sur l’écran. C’est une main, visiblement endommagée. Un autre plan lui succède, avec tout le bras cette fois. Une flèche collée sur le tirage pointe une ancienne fracture à l’humérus, à mi-chemin entre le coude et l’épaule.

Mason le contemple longuement avant de croasser :

— La lettre, maintenant.

Une écriture cursive envahit le moniteur, amplifiée jusqu’à l’absurde.

« Chère Clarice, j’ai suivi avec le plus grand intérêt les péripéties de votre disgrâce publique… » Sous le seul rythme des mots, de vieux souvenirs remontent en lui et tout se met à tourner, le lit, la chambre. Ils arrachent la croûte de ses rêves innommables, précipitent les battements son cœur jusqu’à le faire manquer d’air. Percevant son excitation, l’appareil respiratoire accélère ses pulsations.

Par-dessus le poumon d’acier, il déchiffre péniblement, comme s’il lisait un livre sur un cheval au trot. A la fin, il ne peut pas fermer son œil de cyclope, mais son esprit abandonne l’effort de la vision pour réfléchir. La machine se calme peu à peu. Il souffle à nouveau dans son tuyau.

— Monsieur ?

— Passez-moi Vellmore, sur le casque. Et coupez le hautparleur.

— Clarice Starling, ahane-t-il dans la bouffée d’air que lui procure l’appareil.

Le nom ne comporte pas de consonne explosive, il l’a très bien prononcé. Tous les sons y étaient. En attendant la communication téléphonique, il s’assoupit un instant, alors que l’ombre de l’anguille rampe sur ses draps, son visage, ses cheveux nattés.

7

Buzzard’s Point, la Pointe du Busard, le siège du FBI pour le district de Columbia et Washington, tire son nom des charognards qui venaient s’assembler près de l’hôpital édifié sur ce site au temps de la guerre civile.

Ce jour-là, c’était une théorie de hauts fonctionnaires appartenant aux trois services officiels concernés qui s’y était donné rendez-vous pour décider du sort de Clarice Starling.

Elle était assise sur l’épaisse moquette du bureau de son chef, seule, le sang qui pulsait sous son pansement bourdonnant dans sa tête. Au-dessus de ce battement sourd, elle percevait les voix des hommes réunis dans la salle de conférences adjacente, étouffées par la porte en verre dépoli.

Le fier emblème du FBI et sa devise, « Fidélité, Courage, Intégrité », se détachaient joliment en incrustations dorées sur la porte. Derrière, une conversation animée se poursuivait, dans laquelle Starling distinguait parfois son nom, mais rien de plus.

Du bureau, on avait une belle vue sur le port de plaisance et, plus loin encore, sur Fort McNair, la forteresse où les suspects, après l’assassinat de Lincoln, avaient été pendus. Une image traversa l’esprit de Starling : celle de Mary Surratt passant devant le cercueil qui l’attendait pour monter sur le gibet, puis se tenant au-dessus de la trappe, ses jupes attachées autour de ses chevilles, afin de prévenir toute indécence lorsqu’elle tomberait dans le fracas et l’obscurité finale.

Elle entendit les chaises racler le sol tandis que les participants à la réunion se levaient. Peu à peu, ils apparurent dans la pièce où elle se trouvait. Elle reconnut certains visages. Grand Dieu, il y avait Noonan, le grand manitou régnant sur tout les services opérationnels du FBI ! Et là, c’était son mauvais génie: Paul Krendler, du département de la Justice, avec son long cou et ses oreilles plantées haut sur son crâne, telles celles d’une hyène. Un arriviste, l’éminence grise agissant dans l’ombre de l’inspecteur général. Depuis qu’elle l’avait devancé en mettant la main sur le serial killer surnommé Buffalo Bill lors d’une affaire très fameuse sept ans plus tôt, Krendler s’était ingénié à lui empoisonner sa vie professionnelle par tous les moyens, et à distiller son venin contre elle auprès du service des carrières.

Pas un d’entre eux ne s’était retrouvé sur le terrain avec elle, n’avait procédé à une arrestation, essuyé le feu ou cherché les éclats de verre dans ses cheveux après une intervention à ses côtés.

Aucun d’eux ne croisa son regard jusqu’au moment où ils la regardèrent tous d’un seul bloc, comme un troupeau qui porte soudain son attention sur la brebis galeuse en son sein.

— Prenez place, agent Starling.

Son chef, l’agent spécial Clint Pearsall, frottait son poignet massif avec une telle insistance qu’on aurait pu croire que le bracelet de sa montre le blessait. Les yeux baissés, il lui désigna du menton un fauteuil installé face aux fenêtres. Dans un interrogatoire, se voir offrir un siège n’est pas une marque d’honneur.

Les sept hommes restèrent debout, sombres silhouettes découpées par la vive lumière du jour venue du dehors. Elle ne distinguait plus leurs traits maintenant, seulement leurs jambes et leurs pieds. Cinq d’entre eux portaient les mocassins à semelles épaisses qu’affectionnent les provinciaux débrouillards qui ont fait leur chemin à Washington. Une paire de lourdes Thom McAn et une de chaussures de ville Florsheim complétaient l’ensemble. Une odeur de cirage échauffé par des pieds trop engoncés flottait dans l’air.

— Au cas où vous ne connaîtriez pas tout le monde, agent Starling, voici le sous-directeur Noonan… Je présume que vous savez de qui je parle, évidemment. Et voici John Eldredge, du DRD ; Bob Sneed, du BATF ; Benny Holcomb, du cabinet du maire, et Larkin Wainwright, ici présent, représente notre commission de déontologie. Quant à Paul Krendler, du bureau de l’inspecteur général au département de la justice… Vous connaissez Paul, bien entendu. Eh bien, il est avec nous aujourd’hui de manière officieuse. Je veux dire qu’il est là et qu’il n’est pas là. C’est un service qu’il nous rend en venant simplement nous aider à prévenir les ennuis, si vous voyez ce que je veux dire…

Starling connaissait bien la définition ironique d’un enquêteur fédéral : quelqu’un qui arrive sur le champ de bataille quand tout est fini et qui s’empresse d’achever les blessés à la baïonnette.

Quelques-unes des silhouettes saluèrent d’un bref signe de tête. Le cou tendu, les hommes jaugeaient la jeune femme sur laquelle ils s’apprêtaient à fondre. Un court silence tomba, rompu par Bob Sneed. Starling se rappela qu’il avait été parmi les bonimenteurs officiels chargés de désamorcer le scandale provoqué par l’intervention désastreuse contre la secte de Waco. Il était à tu et à toi avec Krendler et jouissait lui aussi d’une réputation d’arriviste acharné.

— Agent Starling, vous avez pris connaissance de la couverture médiatique de cette affaire. Publiquement, le fait que vous avez abattu Evelda Drumgo est entendu. C’est regrettable, mais on a fait de vous une sorte de démon…

Elle resta de marbre.

— Agent Starling ?

— Je ne suis pas concernée par ce que raconte la presse, Mr Sneed.

— Cette femme avait son bébé dans les bras, vous comprenez quand même le problème que cela pose !

— Non, pas dans les bras, dans un harnais sur sa poitrine, et elle avait les mains fourrées derrière, sous une couverture, où elle dissimulait son MAC 10.

— Vous avez vu le rapport d’autopsie ?

— Non.

— Mais vous n’avez jamais nié avoir tiré.

— Pourquoi ? Vous pensez que j’allais le nier parce que vous n’avez pas retrouvé la cartouche ?

Elle se tourna vers son supérieur :

— Mr Pearsall, nous sommes entre nous, n’est-ce pas ?

— Tout à fait.

— Alors, dans ce cas, pourquoi Mr Sneed a-t-il un fil à sa cravate ? Ce genre de micros miniatures, cela fait des années qu’ils ont arrêté d’en fabriquer à la division technique. Il est en train de tout enregistrer sur le F-Bird qu’il a dans la pochette de sa chemise. C’est l’usage, de s’espionner entre services, maintenant ?

Pearsall devint rouge comme une tomate. Si Sneed était réellement équipé ainsi, c’était d’une perfidie révoltante, en effet. Mais personne ne voudrait prendre le risque de s’entendre après coup sur la bande en train de lui demander de couper son enregistrement.

— Nous n’avons pas besoin de grands airs et d’accusations, s’indigna Sneed, pâle de rage. Nous sommes ici pour vous aider.

— Pour m’aider à quoi ? C’est votre département qui a contacté le Bureau pour que je vous aide dans cette action, moi. J’ai donné deux occasions à Evelda Drumgo de se rendre saine et sauve. Elle avait une arme sous la couverture du bébé. Elle avait déjà abattu John Brigham. Je ne souhaitais qu’une chose, qu’elle laisse tomber, mais elle ne l’a pas fait. Elle m’a tiré dessus. J’ai répliqué. Elle est morte. Euh, Mr Sneed, vous devriez peut-être vérifier la place qui reste sur votre cassette, là ?

— Vous aviez connaissance anticipée de la présence d’Evelda Drumgo ? intervint Eldredge.

— « Connaissance anticipée » ? C’est dans la camionnette, déjà en route, que l’agent Brigham m’a annoncé qu’elle était au travail dans le labo clandestin. Et il m’a chargée de m’occuper d’elle.

— Il se trouve que Brigham est mort, constata Krendler, et Burke aussi. De sacrés bons éléments, ces deux-là. Mais enfin, ils ne sont plus en mesure de confirmer ou d’infirmer quoi que ce soit…

D’entendre Krendler prononcer le nom de Brigham lui donnait envie de vomir.

— Je ne suis pas prête à oublier que John Brigham est mort, Mr Krendler. Et c’était un excellent élément, oui, et un grand ami. Mais le fait est qu’il m’a demandé de me charger d’Evelda.

— Il vous a confié cette mission alors qu’il savait que vous aviez déjà eu une confrontation avec elle ?

— Allons, Paul ! protesta Pearsall.

— Quelle confrontation ? protesta Starling. Une arrestation sans aucun problème. Elle avait résisté à l’intervention d’autres représentants de l’ordre, dans le passé. Mais avec moi elle n’a pas fait d’histoires, nous avons parlé un moment, sans aucune animosité de part et d’autre. Elle avait été raisonnable, cette fois-là, donc j’espérais qu’elle le serait encore.

— Avez-vous clairement explicité que vous alliez vous charger d’elle ?

— J’ai accepté verbalement les instructions qui m’étaient données.

Sneed et Holcomb, le fonctionnaire du bureau du maire, se consultèrent à voix basse. Puis Sneed se redressa, solennel.

— Miss Starling, nous disposons du témoignage de l’officier de police Bolton selon lequel vous avez tenu des propos incendiaires au sujet d’Evelda Drumgo dans la fourgonnette qui vous conduisait sur les lieux de l’attaque. Vous avez un commentaire à ce sujet?

— A la demande de l’agent Brigham, j’ai expliqué aux autres participants à l’intervention qu’Evelda avait eu recours à la violence dans le passé, qu’elle était habituellement armée et qu’elle était séropositive. J’ai dit que nous lui donnerions la chance de se rendre pacifiquement. Je leur ai demandé leur soutien au cas où il faudrait la maîtriser physiquement. Ils n’étaient pas très partants, je dois dire…

Clint Pearsall se lança :

— Après que le véhicule des Crip s’est arrêté et qu’un des criminels a pris la fuite, vous avez bien vu du mouvement dans la voiture et vous avez entendu l’enfant pleurer ?

— Hurler, oui. J’ai levé la main pour demander à tous de cesser le feu et je me suis avancée à découvert.

— C’est contraire à la procédure normale, ça, intervint Eldredge.

Starling ignora l’interruption.

— Je me suis approchée du véhicule en position parée, arme prête. Sur le sol entre nous, Marquez Burke agonisait. Quelqu’un s’est risqué à son aide. Evelda est sortie avec le bébé. Je lui ai demandé de me montrer ses mains, j’ai dit : « Ne faites pas ça, Evelda », ou quelque chose d’approchant.

— Et elle a tiré, et vous avez répliqué. Est-ce qu’elle est tombée d’un coup?

— Oui. Ses jambes se sont dérobées sous elle et elle s’est affaissée par terre en position assise, inclinée sur l’enfant. Morte.

— Puis vous avez pris le gosse et vous avez couru le laver, compléta Pearsall. Vous étiez inquiète, manifestement.

— Je ne sais pas ce que j’étais, « manifestement ». Il était couvert de sang. Je ne savais pas s’il était séropositif lui aussi, mais je savais qu’elle l’était, elle.

— Et vous avez pensé que votre balle avait pu atteindre l’enfant également, glissa Krendler.

— Non. Je savais exactement où ma balle était allée… Est-ce que je peux parler franchement, Mr Pearsall ?

Comme il détournait le regard, elle poursuivit de son propre chef.

— Ce raid a tourné à la boucherie, une horrible boucherie. Qui m’a réduite à un seul choix : mourir ou tirer sur une femme qui portait un enfant. J’ai choisi, et ce que j’ai été contrainte de faire me torture. J’ai tué une mère avec son nourrisson dans les bras. Même les pires animaux ne commettent pas une chose pareille. Vous devriez vérifier encore votre compteur, Mr Sneed, vous retrouverez plus facilement l’endroit de la bande où je reconnais ça. J’en ai gros sur le cœur d’avoir été placée devant une telle alternative. Et de ressentir ce que je ressens maintenant.

L’image de Brigham effondré sur la chaussée lui revint en un éclair et elle ne put s’empêcher d’ajouter une phrase de trop.

— Et quand je vous vois tous essayer de vous en laver les mains, ça me dégoûte.

— Starling…

Épouvanté, Pearsall la regardait pour la première fois dans les yeux. Larkin Wainwright prit la parole :

— Je comprends que vous n’ayez pas encore eu le temps de rédiger votre 302, mais quand nous reprenons…

— Si, monsieur, je l’ai fait. Une copie est déjà partie pour la commission de déontologie, j’en ai une autre ici si vous la voulez tout de suite. Tout ce que j’ai fait et dit ce jour-là s’y trouve. D’ailleurs, vous l’avez depuis longtemps, Mr Sneed, n’est-ce pas ?

La clarté de sa vision s’était encore intensifiée, un signe dangereux chez elle, et qu’elle connaissait bien. Elle se força à baisser un peu le ton.

— Ce raid a mal tourné pour deux raisons essentielles. La balance du BATF a menti en racontant que l’enfant n’était pas sur les lieux, parce qu’il voulait absolument que l’intervention se produise avant la date de son procès dans l’Illinois. Et Evelda Drumgo était au courant de notre arrivée. Elle est sortie avec son argent dans un sac, la drogue dans l’autre. Il y avait encore le numéro de WFUL-TV sur son biper. Elle a reçu l’appel cinq minutes avant que nous débarquions. Et l’hélicoptère de la télé s’est pointé en même temps que nous. Demandez un mandat pour vérifier l’enregistrement des communications téléphoniques de la chaîne et vous verrez qui est l’auteur de la fuite. C’est quelqu’un qui a des intérêts ici, messieurs. Si la fuite était venue du BATF, comme ça s’est passé à Waco, ou du DRD, ils auraient contacté une télévision nationale, pas la télé locale.

Benny Holcomb voulut prendre la défense de sa ville :

— Nous n’avons pas la moindre preuve que quiconque à la mairie ou à la police de Washington ait pu commettre une chose pareille.

— Demandez un mandat et vous verrez, répéta Starling.

— Le biper de Drumgo, vous l’avez? demanda Pearsall.

— Il est sous scellés à Quantico.

A cet instant précis, celui de Noonan se déclencha. Il consulta le numéro sur l’écran, fronça les sourcils, s’excusa et quitta rapidement le bureau. Quelques secondes plus tard, il demandait à Pearsall de le rejoindre dehors.

Wainwright, Eldredge et Holcomb se tenaient devant la fenêtre, les yeux fixés sur Fort McNair, les mains dans les poches. On aurait pu croire qu’ils attendaient à l’entrée d’une salle d’opération. D’un signe, Krendler ordonna à Sneed de reprendre l’interrogatoire. Une main posée sur le dossier de son fauteuil, il se pencha au-dessus de Starling.

— Si vous témoignez à l’instruction que votre arme a causé la mort d’Evelda Drumgo au cours d’une mission spéciale du FBI, le BATF est prêt à confirmer dans une déclaration officielle que Brigham vous avait demandé de… veiller spécialement à ce qu’Evelda soit appréhendée. C’est votre arme qui l’a tuée, d’accord, et ce sera le seul point sur lequel le Bureau aura à porter le chapeau. Mais il n’y aura pas de polémiques débiles entre services à propos des procédures, et nous n’aurons pas à soulever la question de vos remarques plus ou moins désobligeantes sur le genre de personne qu’elle était, dans la camionnette.

Starling revit Evelda sortir du laboratoire, puis de la voiture. Elle revit le port de tête qu’elle avait à ce moment-là et elle fut convaincue que, malgré toutes ses folies passées, la jeune femme avait alors pris la décision de garder son enfant avec elle, d’affronter ses ennemis et de ne pas céder un pouce de terrain.

Approchant son visage de la cravate de Sneed, là où était dissimulé le micro, elle prononça délibérément :

— Je suis tout à fait prête à reconnaître quel genre de personne elle était, Mr Sneed : quelqu’un de bien mieux que vous.

Pearsall fit irruption dans la pièce, sans Noonan, et referma la porte derrière lui.

— Le sous-directeur a été rappelé d’urgence à son bureau. Je vais devoir suspendre cet entretien, messieurs. Je reprendrai contact avec chacun d’entre vous par téléphone très prochainement.

Krendler leva le nez en l’air. Il avait soudain reniflé l’odeur des intrigues politiques. Sneed tenta de protester :

— Mais nous devons décider au moins…

— Non.

— Mais…

— Croyez-moi, Bob : nous n’avons rien à décider du tout. Je vous recontacte bientôt. Ah, et puis, Bob ?

— Oui?

Pearsall avait attrapé le fil qui courait derrière la cravate de Sneed. Il tira dessus d’un geste sec, arrachant plusieurs boutons de sa chemise et les bouts de sparadrap qui l’avaient maintenu sur sa peau.

— Vous revenez me voir équipé comme ça et je vous sors à coups de pied au cul.

Aucun d’eux n’accorda un regard à Starling en quittant les lieux. Sauf Krendler. En gagnant la porte d’un pas traînant, il se servit de toute la flexibilité de son cou démesuré pour garder les yeux sur elle, telle une hyène inspectant un troupeau pour choisir sa victime. Des appétits contradictoires se lisaient sur ses traits : il était dans sa nature de lorgner avec envie les jambes de la jeune femme, mais il cherchait en même temps l’endroit où il lui couperait les jarrets.

8

Au FBI, la division Science du comportement est celle qui s’occupe des meurtriers en série. Dans ses locaux en sous-sol, l’air est froid, immobile. Au cours des dernières années, des décorateurs sont venus ici avec leurs palettes de couleurs dans l’espoir d’égayer un peu cet espace souterrain. Le résultat n’est pas plus probant qu’une intervention cosmétique dans un salon funéraire.

Le bureau du chef de la division, lui, est resté dans les tons brun et cuir d’origine, ses hautes fenêtres dissimulées par des rideaux à carreaux café au lait. C’est là que Jack Crawford, au milieu de ses monstrueux dossiers, était assis à sa table, en train d’écrire.

On frappa à la porte. Crawford leva les yeux et ce qu’il vit lui fit comme toujours plaisir : Clarice Starling se tenait sur le seuil. Il se leva avec un sourire. Ils avaient pris l’habitude de rester debout quand ils se parlaient. C’était l’une des formalités tacites qu’ils en étaient venus à imposer à leurs relations. Ils n’éprouvaient pas le besoin de se serrer la main, non plus.

— On m’a dit que vous étiez passé à l’hôpital, commença Starling. Désolée de vous avoir raté.

— J’ai été bien content qu’ils vous laissent sortir aussi vite. Alors, cette oreille, comment ça va ?

— Très bien, si vous aimez le chou-fleur. Ils m’ont dit qu’elle allait désenfler, petit à petit.

Ses cheveux la dissimulaient. Elle ne proposa pas de la lui montrer. Il y eut un court silence.

— Ils ont cherché à me faire porter le chapeau du raid, Mr Crawford. Pour la mort d’Evelda Drumgo et pour tout le reste. Ils étaient autour de moi comme des chacals, et puis ça s’est arrêté d’un coup et ils se sont défilés. Quelque chose les a obligés à me lâcher.

— C’est peut-être que vous avez un ange gardien, Starling.

— Peut-être, oui. Qu’est-ce que ça vous a coûté, Mr Crawford ?

— Vous voulez bien fermer la porte, Starling ?

Il sortit un kleenex de sa poche et entreprit de nettoyer ses verres de lunettes.

— Écoutez, si j’avais pu, je l’aurais fait. Mais à moi seul, je ne m’en sentais pas capable. Si au moins Martin avait été encore sénatrice, vous auriez pu avoir un certain soutien… Ils ont envoyé John Brigham à la boucherie, avec cette opération. Ce sont eux qui sont responsables de ce gâchis. S’ils vous avaient bousillée comme ils ont bousillé John, ç’aurait été une honte. J’aurais… Ç’aurait été comme si je devais vous ramasser et vous emporter sur le capot d’une jeep, John et vous.

Ses joues s’étaient colorées. Elle se souvint de l’expression de son visage, dans le vent âpre, à l’enterrement de Brigham. Crawford ne lui avait jamais parlé de sa guerre.

— Vous avez quand même fait quelque chose, Mr Crawford.

Il hocha la tête.

— C’est exact, oui. Et je ne suis pas certain que ça va vous plaire. Voilà, c’est un job.

Un job. Dans le lexique personnel de Starling, c’était un mot qui sonnait agréablement. Qui signifiait un objectif concret, immédiat. De quoi renouveler l’air autour d’elle. Avec Crawford, ils s’abstenaient généralement d’évoquer les « affaires » qui agitaient la bureaucratie du FBI. Ils étaient comme les missionnaires médecins qui se préoccupent peu de théologie mais se dépensent sans compter pour sauver l’enfant couché devant eux, conscients, même s’ils ne le disent pas, que Dieu ne lèvera pas le petit doigt pour les aider. Sachant que même pour la vie de cinquante mille petits Ibos, le Seigneur ne se souciera pas d’envoyer la pluie.

— En fait, Starling, c’est votre récent correspondant qui vous a protégée dans cette histoire. Indirectement, du moins.

— Le docteur Lecter ?

Elle avait remarqué depuis longtemps que Crawford répugnait à prononcer ce nom.

— Oui, lui-même. Toutes ces années à nous esquiver, tranquillement dans son coin, et soudain il vous envoie une lettre. Pourquoi ?

Sept ans s’étaient en effet écoulés depuis que le Dr Hannibal Lecter, convaincu du meurtre d’au moins dix personnes, avait échappé à ses gardiens à Memphis en emportant cinq autres vies dans sa fuite. Puis il avait disparu, il s’était évaporé dans les airs, aurait-on dit. Au FBI, son dossier restait ouvert et le demeurerait à jamais, ou jusqu’au moment où il serait à nouveau appréhendé. C’était également le cas dans le Tennessee et d’autres juridictions du continent. Mais il n’y avait plus d’équipe spéciale chargée de sa recherche, même si les parents de ses victimes avaient versé des larmes amères en réclamant des mesures énergiques aux autorités de cet État.

Des volumes entiers avaient été consacrés à des conjectures sur son profil psychologique, la plupart rédigés par des spécialistes qui ne l’avaient jamais croisé une seule fois. Des psychiatres, qu’il avait jadis éreintés dans des revues scientifiques, avaient commis aussi quelques ouvrages, estimant sans doute qu’ils ne risquaient plus rien à rompre le silence. Certains soutenaient que ses aberrations le pousseraient inévitablement au suicide et qu’il était probablement mort, déjà.

Dans le cyberespace, en tout cas, le docteur Lecter était resté très vivant. Sur l’humus de l’Internet, les théories à son sujet jaillissaient comme des champignons empoisonnés; on prétendait l’avoir vu partout, presque plus qu’Elvis Presley; les imposteurs se faisant passer pour lui pullulaient dans les forums de discussion et, dans les marécages phosphorescents du Web, les clichés de police des scènes de ses crimes s’échangeaient à prix d’or entre collectionneurs de turpitudes, seules les photos de l’exécution de Fou-Tchou-Li s’avérant plus cotées.

Et là, après sept longues années, le docteur laissait une trace : sa lettre à Clarice Starling, arrivée alors que la jeune femme était crucifiée par la presse à sensation.

On n’avait trouvé aucune empreinte digitale sur la missive, mais le FBI estimait son authenticité probable. Starling, elle, en était persuadée.

— Pourquoi a-t-il fait ça, dites ? — Crawford paraissait presque fâché contre elle. — Moi, je n’ai jamais prétendu le comprendre mieux que tous ces psychiatres à la noix. Alors dites, vous !

— Il a pensé que ce qui m’est arrivé allait… détruire, non, me faire perdre mes illusions à propos du Bureau. Et il n’y a rien qu’il aime plus voir que la destruction de la confiance, de la foi. C’est comme ces histoires d’églises qui s’écroulent, ça le ravissait. L’amas de ruines en Italie quand une église est tombée sur toutes les mamies réunies pour la messe, et après quelqu’un a planté un arbre de Noël dessus: il adorait ça. Je l’amuse, il joue avec moi. Pendant nos entretiens, il prenait toujours plaisir à me faire remarquer mes lacunes, mon manque de culture. Il me juge plutôt cruche, en fait.

Ce fut avec le recul de son âge et de sa solitude que Crawford risqua la question après un moment :

— Vous n’avez jamais pensé qu’il pourrait avoir un faible pour vous, Starling ?

— Je pense que je l’amuse. Ou bien quelque chose l’amuse, ou bien non. Et si c’est non…

— Ou alors senti qu’il vous aimait bien ?

Crawford soulignait la différence entre analyse et sensation, de même qu’un baptiste insiste sur la nécessité de l’immersion totale.

— Alors qu’il a eu vraiment très peu de temps pour me connaître, il a fait plusieurs réflexions à mon sujet qui tombaient juste. Je crois qu’on arrive facilement à confondre la compréhension et la sympathie. On en a tellement besoin, de la sympathie! Apprendre à faire cette distinction, c’est cela, entre autres, devenir adulte. C’est dur de savoir que quelqu’un peut vous comprendre sans même avoir la moindre affection pour vous. C’est dur, et c’est affreux. Et quand la compréhension est utilisée comme une arme de prédateur, c’est le pire. Moi, je… j’ignore totalement les sentiments que le docteur Lecter pourrait avoir envers moi.

— Ces réflexions sur vous, c’était quoi, si je ne suis pas indiscret ?

— Il m’a dit que j’étais une petite pécore aguicheuse et proprette, que mes yeux brillaient comme des billes de troisième qualité… Il m’a dit que je portais des chaussures bon marché mais que j’avais quand même du goût. Un peu.

— Et… et vous avez trouvé ça vrai ?

— Eh oui! Peut-être que ça l’est encore. Quoique, question chaussures, j’aie fait des progrès…

— Vous ne pensez pas qu’il voulait voir si vous alliez le dénoncer quand il vous a envoyé cette lettre d’encouragement ?

— Il savait que je le dénoncerais. Il avait intérêt à en être sûr, même.

— Après son incarcération, il a encore tué six personnes, Starling. Il a liquidé Miggs à l’asile parce qu’il vous avait balancé son sperme à la figure, puis cinq autres pendant son évasion. Dans le contexte politique actuel, s’il se fait prendre, il est bon pour la seringue.

Cette idée lui fit venir un sourire aux lèvres. Il avait été un pionnier dans l’étude des meurtriers en série, il approchait désormais de la retraite obligatoire et le monstre qui avait été le cas le plus éprouvant de sa carrière courait toujours. La perspective de voir le docteur Lecter exécuté lui procurait une incommensurable satisfaction.

Starling savait que Crawford n’avait mentionné l’incident avec Miggs que pour mieux piquer son attention, pour la ramener à cette période terrible où elle essayait d’interroger « Hannibal le Cannibale » dans sa cellule de haute sécurité à l’hôpital de Baltimore, où Lecter avait joué au chat et à la souris avec elle, tandis qu’une fille prise au piège dans les oubliettes de Jame Gumb attendait la mort. C’était bien son style, de forcer son interlocuteur à la plus grande concentration avant d’en arriver à ce qu’il voulait dire, comme c’était le cas maintenant.

— Starling ? Vous saviez qu’une de ses premières victimes est toujours en vie ?

— Le richard, oui. La famille a offert une grosse récompense.

— Exact. Mason Verger. Il vit dans le Maryland, avec un poumon artificiel. Son père est mort cette année en lui laissant la fortune qu’il avait accumulée dans la viande de boucherie. Il lui a aussi légué un membre du Congrès et un type de la commission juridique de la Chambre des représentants qui n’auraient tout simplement jamais pu boucler leurs fins de mois sans lui. Mason raconte qu’il est tombé sur quelque chose qui pourrait nous aider à trouver le docteur. Il veut vous parler.

— A moi?

— A vous, oui. C’est ça qu’il veut, et d’un coup tout le monde s’accorde à trouver que c’est une excellente idée.

— Ou c’est ce que veut Mason depuis que vous le lui avez suggéré ?

— Ils étaient prêts à vous jeter, Starling. A se servir de vous comme d’une vulgaire serpillière pour nettoyer derrière eux. Un gâchis de plus, comme Brigham. Juste pour sauver la peau de quelques bureaucrates du BATF. La peur, la pression, il n’y a plus que ça qu’ils comprennent. Je me suis arrangé pour faire passer le message à Verger que les chances de mettre la main sur son bourreau seraient sacrément compromises si jamais vous étiez saquée. Ce qui s’est passé ensuite, qui Mason a pu appeler, je ne veux pas le savoir. Le député Vollmore, probablement.

Encore un an plus tôt, Crawford n’aurait jamais joué ce genre de jeu. Starling le dévisagea, à la recherche d’un signe de cette démence passagère qui s’empare parfois de ceux qui vont bientôt partir à la retraite. Elle n’en trouva pas, mais il paraissait épuisé.

— Mason n’est pas joli à voir, Starling. Et je ne parle pas seulement de sa figure. Découvrez ce qu’il a trouvé, rapportez-le ici et on se débrouillera avec. Ce ne sera pas trop tôt…

Elle savait que depuis des années, depuis le jour où elle avait quitté l’École du FBI pratiquement, Crawford avait tenté en vain de la faire nommer dans sa division. Avec l’expérience qu’elle avait accumulée, avec sa carrière mouvementée, elle comprenait désormais que son coup de maître, la neutralisation du serial killer Jame Gumb, était venu trop tôt et expliquait en grande partie son échec au sein du Bureau. Elle avait été une étoile montante dont l’ascension avait été bloquée. En attrapant Gumb, elle s’était fait au moins un ennemi puissant et elle s’était attiré la jalousie d’une bonne partie de ses collègues masculins. C’était cela, ajouté à un caractère parfois difficile, qui l’avait conduite à des années de missions ingrates, d’interventions sur des holdup, d’arrestations mouvementées, à une existence de porteuse de flingue. Et puis, jugée trop irascible pour travailler en équipe, elle avait été affectée à la section technique, plaçant sur écoute les téléphones et les voitures des mafieux ou des trafiquants de pornographie infantile, montant une garde solitaire devant ses appareils d’espionnage. Et elle était toujours disponible lorsqu’une agence associée avait besoin d’une fine gâchette pour une opération. Elle avait une force féline, elle était rapide et elle utilisait toujours son arme à bon escient.

Crawford avait vu là une chance pour elle. Il présumait qu’elle avait toujours voulu reprendre la chasse au docteur Lecter. La réalité était bien plus compliquée que cela.

Il l’observa un instant.

— Cette trace de poudre sur la joue, vous ne vous l’êtes jamais fait enlever…

C’était une petite tache noire qu’un tir du revolver de Jame Gumb lui avait laissée.

— Jamais eu le temps, répondit-elle.

— Vous savez comment les Français appellent un grain de beauté quand il est placé comme ça, en haut de la joue ? La signification qu’ils donnent à une mouche de ce genre ?

Il possédait une solide bibliothèque d’ouvrages consacrés aux tatouages, à la symbolique corporelle, aux mutilations rituelles.

Elle fit non de la tête.

— Ils appellent ça courage. Vous la méritez bien. Si j’étais vous, je la garderais.

9

Muskrat Farm, le domaine familial des Verger en bordure de la Susquehanna River, au nord du Maryland, possède une beauté un peu inquiétante. Cette dynastie qui a amassé sa fortune dans la viande de boucherie avait fait l’acquisition de cette « Ferme de l’Ondatra » dans les années 30, lorsqu’elle avait quitté Chicago pour se rapprocher de Washington. Pour les Verger, la dépense avait été dérisoire : grâce à leur sens des affaires et à leur entregent, ils étaient les fournisseurs en viande de l’armée américaine depuis la guerre civile. Le scandale dit du « bœuf embaumé » au cours du conflit entre Espagnols et Américains les effleura à peine. Quand l’écrivain réformateur Upton Sinclair et d’autres fouineurs menèrent leur enquête sur les accidents du travail dans les usines de conditionnement de Chicago, ils découvrirent que plusieurs employés des Verger s’étaient fait happer par le laminoir, transformer en bacon, mettre en boîte et vendre comme lard de qualité supérieure sous la marque Durham’s, très employée par les traiteurs et pâtissiers de la ville. Là encore, les Verger furent épargnés par l’indignation publique et ces révélations ne leur coûtèrent pas un seul contrat officiel. Dans ce cas, et dans bien d’autres encore, il leur suffit d’arroser la classe politique. Leur unique revers fut l’adoption de la loi sur le contrôle sanitaire de la boucherie en 1906.

De nos jours, les Verger abattent quatre-vingt-six mille bovins par jour et, avec quelques légères variations selon la saison, environ trente-six mille porcs. Pourtant, les pelouses manucurées de Muskrat Farm et ses bosquets de lilas balancés par la brise sont loin de sentir l’étable, et les seuls animaux en vue sont des poneys destinés aux enfants en visite ou des troupeaux d’oies que l’on voit se dandiner dans l’herbe, bec à l’affût, le derrière comiquement levé. Aucun chien, par contre. La demeure, sa grange et son parc trônent presque au centre d’un millier d’hectares de forêt classée domaine national, un rare privilège accordé à perpétuité par dérogation du département de l’Intérieur.

A l’instar de tant d’enclaves réservées aux plus riches, la propriété n’est pas facile à trouver, la première fois. Clarice Starling, ainsi, dépassa la bonne sortie sur l’autoroute et dut rebrousser chemin en empruntant la voie forestière, où elle aperçut d’abord l’entrée de service, une grille massive et cadenassée qui interrompait la haute clôture enserrant la forêt et derrière laquelle une piste disparaissait rapidement sous les arbres. Pas d’interphone. Trois kilomètres plus loin, à une centaine de mètres au fond d’une belle allée, ce fut enfin la maison du gardien. Le vigile en uniforme avait son nom sur sa feuille d’instructions. Encore trois kilomètres et elle eut la maison en vue. A quatre ou cinq cents mètres, quand elle dut arrêter sa Mustang vrombissante pour laisser traverser un cortège d’oies, elle remarqua une file d’enfants juchés sur des shetlands en train de quitter une grange altière. La demeure d’habitation, une magnifique réalisation de l’architecte Stanford White édifiée sur une colline en pente douce, paraissait inébranlable, généreuse, inspiratrice de rêves paisibles. Elle attirait Starling comme un aimant.

Les Verger avaient été assez avisés pour ne pas apporter de modifications au bâtiment, à l’exception d’une nouvelle aile que la jeune femme ne pouvait apercevoir encore, un rajout sur la façade orientale aussi incongru qu’un bras supplémentaire greffé sur un patient par quelque médecin fou.

En arrêtant son moteur devant le porche central, elle n’entendit d’autre bruit que celui de sa respiration. Un coup d’œil machinal dans son rétroviseur lui révéla cependant quelqu’un à cheval qui s’approchait de sa voiture. Le silence fut rompu par la cadence des sabots sur les pavés au moment où elle ouvrait sa portière.

La personne arrivée à sa hauteur avait une carrure imposante, des cheveux blonds coupés court. Elle mit pied à terre, tendit les rênes à un palefrenier qui l’avait rejointe en courant et commanda d’une voix virile, rocailleuse :

— Ramenez-le.

Puis, à l’adresse de Starling :

— Margot Verger.

C’était une femme, elle s’en rendait compte maintenant, qui lui tendait la main d’un geste décidé. Et une adepte du bodybuilding, de toute évidence. Son cou musclé, ses bras et ses épaules d’athlète distendaient la maille de son polo de tennis. Ses yeux étaient froids et semblaient irrités, comme s’ils ne sécrétaient plus de larmes. Elle portait une culotte d’équitation en sergé de coton et des bottes sans éperon.

— Qu’est-ce que vous conduisez là ? Une vieille Mustang?

— Elle est de 88.

— Une cinq-litres, non ? On dirait qu’elle a une sacrée reprise.

— Oui. C’est un modèle spécial.

— Vous l’aimez, hein?

— Beaucoup.

— Elle peut faire quoi ?

— Je ne sais pas. Suffisamment, je crois.

— Elle vous fait peur ?

— Elle m’inspire du respect, plutôt. Disons que je m’en sers avec déférence.

— Vous la cherchiez, ou vous l’avez juste achetée comme ça?

— Je la cherchais assez pour l’acheter à une vente aux enchères quand j’ai vu ce que c’était. Après, j’ai appris à la connaître.

— Vous pensez qu’elle battrait ma Porsche ?

— Tout dépend quelle Porsche. Je dois parler à votre frère, Mrs Verger.

— Ils auront fini de le préparer dans cinq minutes. On peut commencer à y aller.

Le tissu de sa culotte chuinta sur ses cuisses solides quand elle commença à gravir le perron. Ses cheveux couleur paille étaient assez clairsemés pour que Starling se demande si elle prenait des stéroïdes et si elle devait dissimuler son clitoris hypertrophié.

Elle eut l’impression d’entrer dans un musée tant le décor contrastait avec le dépouillement auquel elle avait été habituée en passant la plus grande partie de son enfance dans un orphelinat protestant. Les hauts plafonds étaient ornés de poutres badigeonnées, des portraits de personnages sans doute importants couvraient les murs, des émaux cloisonnés chinois décoraient l’escalier et de longs tapis marocains couraient sur le sol du hall.

L’entrée de la nouvelle aile contrastait abruptement avec cette atmosphère feutrée. La double porte en verre dépoli paraissait déplacée, incongrue. Margot Verger marqua une pause avant de l’ouvrir, dévisageant Starling de son étrange regard.

— Il y a des gens qui ont du mal à parler avec Mason. Si c’est une épreuve trop dure pour vous, ou si ça vous trouble, je pourrai compléter ensuite ce que vous aurez oublié de lui demander.

Il est un sentiment que nous connaissons tous, mais pour lequel nous n’avons pas encore trouvé de terme spécifique : la joie anticipée de se sentir sur le point d’éprouver un mépris justifié pour quelqu’un. C’est ce que Starling lut sur le visage de son hôtesse. Elle se contenta de répliquer par un simple « Merci ».

A sa grande surprise, la première pièce de l’extension moderne était une salle de jeux spacieuse et bien équipée. Au milieu d’animaux en peluche, deux enfants noirs étaient en train de s’amuser, l’un à chevaucher un ballon sauteur, l’autre à pousser un modèle réduit de camion sur le sol. Toutes sortes de vélos et de tricycles étaient rangés le long des murs tandis que le centre était occupé par un grand jeu de barres sous lequel s’étalait un tapis de mousse rembourré.

Dans un coin, un homme de grande taille, en tenue d’infirmier, était assis sur une causeuse, un numéro de Vogue à la main. Plusieurs caméras vidéo étaient fixées aux murs, certaines en hauteur, d’autres au niveau des yeux. L’une d’elles, pratiquement au plafond, suivit l’entrée de Starling et de Margot Verger, son objectif tournant sur lui-même pour garder le point.

Starling avait dépassé le stade où la seule vue d’un gamin noir lui perçait le cœur, mais elle fut très touchée par le charmant spectacle de ces deux enfants occupés à jouer tandis qu’elle traversait la salle avec Margot Verger.

— Mason aime bien regarder les gosses, lui confia Margot.


Mais comme son apparence leur fait peur, à part aux plus petits, il a choisi ce système. Après, ils vont faire du poney. Ils viennent d’un centre pour enfants défavorisés de Baltimore.

L’accès obligatoire aux quartiers de Mason Verger passait par sa salle de bains, une installation digne d’une station thermale qui occupait toute la largeur de la nouvelle aile. Ultra-fonctionnelle, toute d’acier et de chrome et au sol plastifié, elle comportait des cabines de douche, des baignoires en inox munies de poignées et de tuyaux orange, un bain de vapeur et de grands rangements vitrés remplis de produits provenant de la Farmacia de Santa Maria Novella à Florence. L’atmosphère était encore humide et surchauffée, imprégnée d’une odeur de myrrhe et de conifère.

Starling aperçut un filet de lumière sous la porte de la chambre de Verger, qui s’éteignit à l’instant où sa sueur tourna le loquet. Elles entrèrent dans une aire de réception violemment éclairée par un spot au plafond, la seule partie de la pièce à ne pas être plongée dans l’obscurité. Au-dessus du canapé était suspendue une reproduction assez correcte du tableau de William Blake, The Ancient of Days, Dieu mesurant les jours avec son compas, dont le cadre était drapé d’un voile noir en raison du récent décès du patriarche des Verger. Des ténèbres montait un bruit de machine régulier, une sorte de soupir entre deux silences.

— Bonjour, agent Starling.

Une voix métallique, artificiellement amplifiée, où les consonnes avaient tendance à disparaître.

— Bonjour, Mr Verger, répondit-elle sans discerner son interlocuteur.

La chaleur du plafonnier au-dessus de sa tête lui hérissait le cuir chevelu. Mais le jour n’appartenait pas à cet endroit. Le jour n’avait pas le droit d’entrer ici.

— Asseyez-vous.

« Il va falloir y aller, il va falloir le faire, pensa Starling. Tout de suite, maintenant. C’est bien. C’est maintenant. »

— La conversation que nous allons avoir est à considérer comme une déposition, Mr Verger, et je vais donc avoir à l’enregistrer. Vous n’y voyez pas d’inconvénient?

— Non, bien sûr.

La voix s’élevait entre les soupirs de la machine. Le « s »de « sûr » était inaudible.

— Margot? Je pense que tu peux nous laisser, maintenant.

Sans regarder Starling, la sœur de Mason Verger sortit dans le bruissement de sa culotte de cheval.

— Mr Verger, j’aimerais fixer ce micro sur votre… sur votre vêtement ou votre oreiller, à votre convenance. Mais si vous préférez, j’appelle un infirmier pour le faire.

— Je vous en prie, rétorqua-t-il, les consonnes toujours escamotées, puis il attendit la prochaine expiration mécanique pour ajouter : Vous pouvez le faire vous-même, agent Starling. Je suis juste là.

Aucun interrupteur n’était à portée de son regard. Pensant que sa vision serait meilleure si elle quittait l’éclat aveuglant du spot, elle avança dans les ténèbres, une main tendue devant elle, guidée par le parfum de myrrhe et de conifère.

Elle était déjà plus près du lit qu’elle ne l’avait estimé lorsqu’il alluma sa lumière de chevet.

L’expression de Starling ne se modifia pas. Seule la main qui tenait le petit micro eut un bref sursaut, deux centimètres à peine.

La première réaction que lui communiqua son cerveau n’avait pas de lien avec ce qu’elle ressentait au plus profond de sa poitrine et de ses viscères. C’était le constat que son élocution anormale résultait de ce qu’il était totalement privé de lèvres. La seconde fut de constater qu’il n’était pas aveugle : un œil, unique et bleu, l’observait au travers d’une sorte de monocle muni d’un petit tuyau qui assurait l’humidification permanente du globe oculaire, puisque celui-ci n’avait plus de paupière. Pour le reste, plusieurs chirurgiens avaient fait tout ce qui était en leur pouvoir, des années auparavant, à l’aide de greffes de peau.

Sans nez, sans lèvres, sans chair sur son visage, Mason Verger était tout en dents, telle une créature des abysses les plus inaccessibles de l’océan. Nous sommes si habitués aux masques que le choc de cette apparition se produit après coup, quand nous comprenons qu’il s’agit là d’une figure humaine, avec une âme derrière. C’est de la voir se mouvoir qui vous bouleverse, de voir les articulations des mâchoires, et cet œil qui pivote pour vous regarder. Pour regarder un visage normal. Le vôtre.

Il a de beaux cheveux, Mason Verger, mais étonnamment, c’est encore ce qu’il y a de plus repoussant dans son apparence. Noirs saupoudrés de gris, ils sont ramassés dans une queue de cheval si longue qu’elle toucherait le sol si elle était passée par-dessus son oreiller. Aujourd’hui, elle repose en une grosse boucle sur sa poitrine, ou plutôt sur la carapace de tortue que lui fait le poumon artificiel. Des cheveux humains sous une gargouille en fluorine. Une tresse qui luit comme des écailles articulées.

Sous les draps, le corps depuis longtemps paralysé de Mason Verger s’amenuisait jusqu’au néant sur son lit d’hôpital surélevé.

Il avait en face de lui une télécommande qui faisait penser à une flûte de Pan ou à un harmonica en plastique transparent. Il entortilla le bout de sa langue autour d’un des embouts et attendit l’inhalation suivante du poumon pour souffler dedans. Son lit répondit par un murmure électrique, s’inclina légèrement pour qu’il puisse faire face à Starling et rehaussa sa tête.

— Je remercie Dieu de ce qui m’est arrivé, prononça-t-il. Cela a été mon salut. Avez-vous accepté jésus dans votre cœur, miss Starling ? Avez-vous la foi ?

— J’ai été élevée dans une atmosphère très religieuse, Mr Verger. Ce que j’ai, c’est les marques que cela vous laisse, de quelque manière que vous appeliez ça. Maintenant, si vous voulez bien, je vais accrocher cet appareil à votre oreiller. Il ne devrait pas vous gêner, n’est-ce pas ?

Elle avait pris un ton péremptoire d’infirmière qui ne lui allait pas. Mais la vue de sa main près du visage, de ces deux chairs côte à côte, n’était pas là pour l’aider, pas plus que celle des vaisseaux greffés sur les maxillaires pour leur apporter du sang et dont les dilatations régulières faisaient penser à des vers en train de se nourrir.

Ce fut un soulagement de dévider le fil du microphone et de retourner à la table où elle avait laissé son magnétophone et un autre micro à son usage.

— Ici agent spécial Clarice M. Starling, matricule FBI 5143690, venue recueillir à son domicile la déposition de Mason R. Verger, numéro de Sécurité sociale 475989823, à la date inscrite et certifiée sur cette cassette. Mr Verger a bien compris que l’immunité judiciaire lui a été accordée par le procureur fédéral du trente-sixième district et par les autorités locales concernés dans une résolution commune, pièce jointe certifiée.

Elle marqua une pause.

— Et maintenant, Mr Verger, si…

— Je veux vous parler du camp, l’interrompit-il dans le souffle de son poumon artificiel. C’est un merveilleux souvenir d’enfance auquel je suis revenu, littéralement.

— Nous pourrons évoquer cela plus tard, Mr Verger, mais pour l’instant je crois que…

— Oh, nous pouvons évoquer cela tout de suite, miss Starling. Voyez-vous, tout se résume à une chose : endurer. C’est de cette manière que j’ai rencontré Jésus et je n’ai rien de plus important à vous dire.

Il laissa passer un soupir de la machine.

— C’était un camp de vacances religieux que mon père finançait. Il payait pour tout le monde, cent vingt-cinq petits campeurs au bord du lac Michigan. Certains venaient de familles très humbles, ils étaient prêts à n’importe quoi pour une sucrerie. Je ne sais pas, je profitais peut-être d’eux, je les traitais peut-être durement s’ils ne voulaient pas prendre le chocolat que je leur proposais et faire ce que je voulais d’eux… Je ne dissimule plus rien parce que tout est en ordre, maintenant.

— Mr Verger, il faudrait que nous examinions certains documents relatifs à la même…

Il ne l’écoutait pas. Il attendait seulement que le poumon lui redonne du souffle.

— J’ai l’immunité, miss Starling, et tout est en ordre, désormais. J’ai obtenu l’immunité de Jésus, et du procureur fédéral, et de celui d’Owings Mills. Alléluia! Je suis libre, miss Starling, et tout va bien. Je suis juste avec Lui et tout est okay. Lui, Jésus ressuscité. Au camp, on l’appelait J.R. « Le plus fort, c’est J.R. » On l’avait modernisé, vous comprenez? « J.R. » Je L’ai servi en Afrique, alléluia, et je L’ai servi à Chicago, gloire à Son nom, et je Le sers maintenant, et Il me relèvera de ce lit de souffrance et Il frappera mes ennemis et Il les conduira devant moi et j’entendrai les lamentations de leurs femmes, et tout est bien désormais…

Il s’étrangla sous l’afflux de salive et dut s’interrompre, les veines de ses tempes gonflées, sombres.

Starling se leva pour appeler un infirmier mais sa voix l’arrêta avant qu’elle n’ait atteint la porte.

— Je vais bien. Tout est bien, maintenant.

Une question directe serait peut-être plus efficace que cette mise en préparation, qui sait ?

— Mr Verger, est-ce que vous connaissiez déjà le docteur Lecter avant que le tribunal ne vous confie à lui pour une thérapie ? L’aviez-vous fréquenté ?

— Non.

— Mais vous apparteniez tous deux au conseil d’administration de l’Orchestre philharmonique de Baltimore.

— Non. J’y avais simplement un siège en tant que donateur. C’était mon avocat qui me représentait quand il y avait un vote.

— Tout au long du procès du docteur Lecter, vous n’avez jamais fait la moindre déclaration.

Elle apprenait à calculer le moment où poser ses questions, de sorte qu’il ait assez de souffle pour répondre.

— Ils disaient qu’ils avaient de quoi le condamner six, dix fois. Et il a tout esquivé en plaidant la démence.

— C’est le tribunal qui l’a reconnu dément. Le docteur Lecter n’a pas plaidé en ce sens.

— Vous trouvez que c’est une distinction importante ?

Pour la première fois, elle percevait l’esprit au travail derrière le masque. Préhensile, aux aguets, très différent du langage qu’il lui tenait.

Dans son aquarium, la grosse anguille sortit des rochers, accoutumée à la lumière. Elle se mit à accomplir son incessante spirale, un ruban brun magnifiquement décoré de taches irrégulières couleur crème qui ondulait dans l’eau.

A la périphérie de sa vision, Starling sentait constamment sa présence.

— C’est une Muraena Kidako, annonça Mason. Il en existe une encore plus grande en captivité, à Tokyo. Celle-ci est la deuxième de par sa taille. Communément, on l’appelle « murène sanguinaire ». Vous aimeriez voir pourquoi ?

— Non, répondit Starling en tournant une page de ses notes. Donc, Mr Verger, il se trouve qu’au cours de votre thérapie diligentée par la cour, vous avez invité le docteur Lecter chez vous…

— Je n’ai plus honte. Je ne vous cacherai rien. Tout est bien, maintenant. Je me suis sorti de ces accusations d’attentat à la pudeur, de ce coup monté, en acceptant d’accomplir cinq cents heures de travail au service de la communauté, à la fourrière, et de suivre un traitement avec le docteur Lecter. Je me suis dit que si je l’impliquais d’une manière ou d’une autre dans quelque chose, il serait obligé d’être moins strict avec moi, qu’il ne saisirait pas le juge de tutelle si je ne venais pas à tous les rendez-vous, ou si j’arrivais un peu stone.

— C’était à l’époque où vous habitiez Owings Mills.

— Oui. J’avais tout raconté au docteur Lecter à propos de l’Afrique, Idi Amin, tout ça, et je lui ai dit que je lui montrerais quelques-uns de mes trucs.

— Quelques-uns de vos…

— Mon équipement. Mes joujous. Tenez, là-bas, dans le coin, il y a la petite guillotine dont je me servais pour Idi Amin. Vous chargez ça à l’arrière d’une jeep et vous pouvez aller partout, dans le village le plus reculé. C’est monté en un quart d’heure. Il faut au condamné une dizaine de minutes pour l’armer au palan, un peu plus si c’est une femme ou un gosse. Je n’ai plus honte de tout ça parce que je suis purifié, maintenant.

— Le docteur Lecter s’est donc rendu chez vous.

— Oui. Je l’ai accueilli en tenue cuir, vous voyez le genre. Je guettais une réaction quelconque, je n’ai rien vu. J’étais inquiet qu’il ait peur de moi mais non, il n’avait pas l’air. « Peur de moi. » C’est drôle, ça. Je l’ai fait monter à l’étage, je lui ai montré mes trucs. J’avais adopté deux chiens de la fourrière, qui s’entendaient bien là-bas, et je les avais enfermés ensemble dans une cage en leur donnant à boire mais rien à manger. J’avais envie de voir ce qui allait se passer… Je lui ai montré mon collier d’autostimulation érotique, vous connaissez ? C’est comme si vous vous pendiez, mais pas vraiment, c’est très efficace quand vous vous… Enfin, vous me suivez ?

— Je vous suis.

— Eh bien, lui, il n’a pas eu l’air. Il m’a demandé comment ça marchait et moi je lui ai dit, hé, pour un psychiatre, c’est bizarre de ne pas connaître ça. Et lui, il a eu un sourire, je n’oublierai jamais ce sourire, et il m’a répondu « Montrez-moi. » Et là, j’ai pensé : « Ça y est, là je te tiens. »

— Et vous lui avez montré.

— Je n’ai pas honte. C’est en commettant des erreurs qu’on apprend. Je suis purifié.

— Continuez, s’il vous plaît.

— Donc, j’ai fait descendre le collier en face de mon grand miroir, je l’ai passé, j’avais la lanière dans une main et je me pognais de l’autre, je surveillais ses réactions mais je n’en voyais pas. D’habitude, je sais lire sur le visage des gens. Il était assis sur une chaise dans un coin de la pièce, jambes croisées, les doigts entrelacés sur son genou. Et puis il s’est levé, il a fouillé dans la poche de sa veste, toujours très élégant, on aurait dit James Mason en train de chercher son briquet, et il m’a demandé : « Une capsule de speed, vous aimeriez ? » Là, j’ai pensé : « Waouh ! Qu’il m’en donne une maintenant et il sera forcé de m’en donner jusqu’à la fin de ma vie, s’il veut garder son job. » Une mine d’ordonnances. Bon, si vous avez lu le rapport d’enquête, il y avait bien plus que du nitrite d’amyle, là-dedans…

— De la poudre d’ange, d’autres métamphétamines et un peu d’acide.

— Quelque chose de dingue, oui. Puis il est allé au miroir où je me regardais, il a donné un coup de pied dedans à la base et il a ramassé un éclat de verre. Moi, je planais, plus que planer. Il est venu vers moi, il m’a tendu le bout de verre, il a braqué ses yeux dans les miens et il m’a proposé de m’arracher la figure avec. Il a libéré les chiens. Je les ai nourris avec ma figure. Ça a pris très longtemps de tout enlever, ils ont dit après; je ne sais pas, je ne me rappelle plus. Il m’a brisé le cou en tirant sur le collier. Quand ils ont fait un lavage d’estomac aux chiens à la fourrière, ils ont récupéré mon nez. Mais la greffe n’a pas pris.

Starling prit plus de temps que nécessaire pour remettre de l’ordre dans son dossier ouvert sur la table.

— Mr Verger, votre famille a offert une forte rançon quand le docteur Lecter a échappé à ses gardes à Memphis.

— Un million de dollars, oui. Un million. Nous l’avons annoncé d’un bout à l’autre de la planète.

— Et vous vous êtes également engagés à payer pour la moindre information crédible à son sujet. Pas seulement pour son arrestation et sa condamnation, comme c’est l’usage. Ces informations, vous étiez censés les partager avec nous. Est-ce que cela a toujours été le cas ?

— Pas exactement. Mais c’est qu’il n’y a jamais rien eu de valable à partager.

— Comment en êtes-vous si sûr ? Est-ce que vous avez suivi certaines de ces pistes par vous-mêmes ?

— Suffisamment pour constater qu’elles ne menaient nulle part. Et d’ailleurs, pourquoi aurions-nous dû ? Vous autres, vous ne nous avez jamais rien dit. On a eu un tuyau en Crète qui s’est révélé bidon, un autre en Uruguay que nous n’avons jamais pu confirmer. Je veux que vous me compreniez bien, miss Starling : ceci n’a rien à voir avec de la vengeance. J’ai pardonné au docteur Lecter tout comme Notre Sauveur a pardonné aux soldats romains.

— Vous avez informé mon service que vous pourriez avoir obtenu quelque chose de sérieux, Mr Verger.

— Regardez dans le tiroir de cette table.

Après avoir enfilé des gants en coton blanc qu’elle avait pris dans son sac, Starling en retira une grande enveloppe en papier kraft, raide et lourde entre ses doigts. Elle en sortit une radiographie qu’elle présenta dans la vive lumière du plafonnier. C’était le cliché aux rayons X d’une main gauche qui paraissait avoir subi une blessure. Elle compta les doigts. Quatre, plus le pouce.

— Observez bien les métacarpiens. Vous voyez où je veux en venir ?

— Oui.

— Combien de jointures?

Il y en avait cinq.

— Avec le pouce, cette personne avait six doigts à la main gauche. Comme le docteur Lecter.

Le coin où auraient dû apparaître le numéro de série et l’origine de la radio avait été découpé.

— D’où provient-elle, Mr Verger ?

— De Rio de Janeiro. Pour en savoir plus, je dois payer. Beaucoup. Pouvez-vous me dire s’il s’agit du docteur Lecter ? Je dois en avoir le cœur net avant de verser la somme.

— Je vais essayer, Mr Verger. Nous allons faire tout notre possible. Vous avez gardé le colis dans lequel cette radio vous est parvenue ?

— Margot a mis l’emballage dans un sac en plastique, elle va vous le donner. Euh, miss Starling, vous m’excuserez mais je me sens assez épuisé et j’ai besoin de soins, maintenant.

— Mon service vous recontactera, Mr Verger.

Starling avait à peine quitté la chambre que Mason embouchait le tuyau tout au bout de sa télécommande.

— Cordell ?

L’homme qui se trouvait dans la salle de jeux se présenta aussitôt. Il lui lut les données inscrites dans un dossier à l’entête du « Département de la protection de l’enfance, mairie de Baltimore ».

— Franklin, dites-vous ? Eh bien, envoyez-moi Franklin, commanda Mason Verger.

Et il éteignit sa lampe de chevet.


Le petit garçon était seul sous le puissant spot de la réception, les yeux écarquillés sur le gouffre de ténèbres qui s’ouvrait devant lui.

La voix, la voix amplifiée, s’éleva :

— C’est toi, Franklin ?

— Franklin, oui.

— Où tu habites, Franklin ?

— Avec Maman et Shirley et Stringbean.

— Est-ce qu’il est avec vous tout le temps, Stringbean ?

— Des fois oui, des fois non.

— Comment? Des fois oui, des fois non ?

— Ben oui.

— Ta maman, ce n’est pas ta vraie maman, n’est-ce pas, Franklin ?

— Ma tutrice, c’est.

— Et ce n’est pas ta première tutrice, vrai, Franklin ?

— N… non.

— Tu aimes bien, chez toi, Franklin?

Le visage du petit s’éclaira.

— On a une petite chatte, Minou. Maman, elle fait des roulés à la viande dans son four.

— Depuis combien de temps tu vis chez Maman?

— Je sais pas dire.

— Tu as déjà eu un anniversaire, là-bas ?

— Une fois, oui. Shirley, elle a préparé du soda.

— Tu aimes le soda?

— A la fraise.

— Et tu aimes Maman et Shirley?

— J’aime, oui. Et Minou, j’aime.

— Tu t’y plais, alors ? Est-ce que tu te sens en sécurité quand tu vas te coucher ?

— Hein ? Euh, je dors dans la chambre avec Shirley. Elle est grande, Shirley.

— Mais, Franklin, tu ne peux plus vivre avec Maman, avec Shirley, avec Minou. Tu vas devoir t’en aller.

— Qui qu’a dit ça ?

— L’État a dit ça. Maman a perdu son travail et son droit de tutelle. La police a trouvé un joint de marijuana chez vous. La semaine prochaine, tu ne pourras plus voir Maman. Ni Shirley, ni Minou. Dans une semaine.

— Non !

— Ou peut-être c’est qu’elles ne veulent plus de toi, Franklin ? Est-ce qu’il y a quelque chose qui cloche avec toi ? Tu les embêtes, tu es méchant ? Ou bien tu crois que ta peau est trop noire pour qu’elles t’aiment ?

Le garçon releva sa chemise pour examiner son petit ventre brun et fit non de la tête. Il pleurait.

— Tu sais ce qui va lui arriver, à ton minou ? Comment il s’appelle, ton minou ?

— Minou, c’est comme ça qu’il s’appelle, là.

— Tu sais ce qui va lui arriver ? La police va l’attraper et l’amener à la fourrière, et là, un docteur lui fera une piqûre. Est-ce que tu as déjà eu une piqûre, à l’école ? Une infirmière t’en a fait une ? Avec une aiguille qui brille ? Eh bien, ils vont en faire une à Minou. Elle va avoir tellement peur, quand elle va voir l’aiguille… Ils vont la lui enfoncer, elle va avoir mal et elle va mourir.

Franklin attrapa le pan de sa chemise et le posa sur sa joue. Il se mit le pouce dans la bouche, ce qu’il n’avait plus fait depuis un an, depuis que Maman lui avait demandé d’arrêter.

— Viens par là, reprit la voix qui montait des ténèbres. Viens et je te dirai comment tu peux empêcher que Minou ait sa piqûre. Ou tu veux qu’elle l’ait, Franklin ? Non, hein ? Alors viens par ici, Franklin.

Sans cesser de sucer son pouce, les yeux noyés de larmes, Franklin s’enfonça à pas lents dans l’obscurité. Il était à un mètre cinquante du lit quand Mason souffla dans son harmonica et la lumière s’alluma.

Était-ce par courage inné, ou parce qu’il voulait sauver sa chatte, ou encore parce qu’il savait au fond de son désespoir qu’il n’avait plus nulle part où s’enfuir désormais ? En tout cas, le garçon ne broncha pas, ne prit pas ses jambes à son cou. Il resta à sa place, les yeux fixés sur le visage sorti de la nuit.

A ce résultat si décevant, Mason Verger aurait froncé les sourcils s’il en avait eu encore.

— Tu peux épargner la piqûre à Minou en lui donnant toi-même de la mort-aux-rats.

Malgré les consonnes avalées, Franklin avait compris toute la phrase. Il retira son pouce de la bouche.

— T’es qu’un vieux caca, déclara-t-il. Et t’es moche, en plus.

Sur ce, il tourna les talons, quitta la chambre et retourna à la salle de jeux par la pièce aux tuyaux.

Mason Verger le regarda s’éloigner sur l’écran vide.

Feignant de rester plongé dans la lecture de son Vogue, l’infirmier observa attentivement le garçon.

Les jouets n’avaient plus d’intérêt pour Franklin. Il alla s’asseoir sous la girafe, face au mur. C’était tout ce qu’il pouvait faire pour ne pas sucer son pouce.

Cordell guettait les larmes, un sanglot. Lorsqu’il vit que les épaules de l’enfant étaient secouées de frissons, il s’approcha et lui essuya doucement les joues avec des compresses stériles. Puis il plaça les bouts de tissu mouillé dans le verre de martini destiné à Mason Verger, qui refroidissait dans le frigidaire de la salle de jeux au milieu des jus d’orange et des coca-cola.

10

Rechercher des informations médicales sur Hannibal Lecter n’avait rien de facile. Compte tenu de son profond mépris pour l’establishment de la santé et pour la plupart de ses collègues, il n’était aucunement étonnant qu’il n’ait jamais consulté régulièrement un médecin.

L’hôpital des aliénés dangereux à Baltimore, où il était resté enfermé jusqu’à son catastrophique transfert à Memphis, n’était plus désormais qu’un bâtiment désaffecté attendant les bulldozers des démolisseurs.

La police de l’État du Tennessee, dernière autorité responsable du docteur Lecter avant son évasion, affirmait n’avoir jamais reçu son dossier médical. Les policiers qui l’avaient conduit de Baltimore à Memphis, tous décédés depuis, avaient signé la prise en charge du prisonnier, mais non de son dossier médical.

Après une journée de recherches au téléphone et sur l’ordinateur, Clarice Starling décida d’aller inspecter les salles de l’immeuble J. Edgar Hoover à Quantico, où le FBI stockait les preuves relatives aux affaires traitées par le Bureau. Puis elle passa une matinée entière dans les archives poussiéreuses et malodorantes du siège central de la police de Baltimore, et un après-midi éprouvant à consulter le dossier non catalogué consacré à Hannibal Lecter à la bibliothèque judiciaire du Fitzhugh Memorial, là où le temps s’arrête tandis que les archivistes s’affairent à retrouver leurs clés.

Au final, elle ne retint qu’un seul feuillet, le compte-rendu succinct de l’examen médical auquel la police de l’État du Maryland l’avait soumis lors de sa première arrestation. Aucun document antérieur n’y était joint.

Inelle Corey, qui avait survécu à la débâcle de l’hôpital des aliénés dangereux de Baltimore et trouvé une occupation moins ingrate à la Direction hospitalière du Maryland, ne voulut pas recevoir Starling dans son bureau. Elle préférait que l’entretien ait lieu à la cafétéria du rez-de-chaussée.

Starling avait l’habitude d’arriver à ses rendez-vous un peu en avance et d’attendre à une certaine distance, en observation. Inelle Corey, elle, fut d’une ponctualité exemplaire. C’était une femme d’environ trente-cinq ans, corpulente, pâle, sans maquillage ni bijoux. Ses cheveux lui arrivaient presque à la taille, comme au temps où elle était lycéenne. Elle portait des sandales blanches avec des chaussettes Supp-Hose.

Starling s’arrêta au présentoir pour prendre des sachets de sucre tout en la regardant s’asseoir à la table convenue.

Vous commettez peut-être l’erreur de croire que tous les protestants se ressemblent. Loin de là. De même qu’un natif des Caraïbes est souvent capable de deviner l’île dont l’un de ses semblables est originaire, Starling, élevée chez les luthériens, n’eut qu’à poser les yeux sur cette femme pour décider par-devers soi : « Église du Christ-Saint, ou peut-être, à la limite, une nazaréenne. »

Elle retira le bracelet tout simple qu’elle avait au poignet, la minuscule boucle en or qu’elle portait à son oreille indemne, et les fit disparaître dans son sac. Sa montre était en plastique et ne posait donc pas problème. Quant au reste de son apparence, il allait falloir faire avec…

— Inelle Corey ? Vous voulez un café ?

Elle s’était approchée avec deux gobelets à la main.

— Ça se prononce Aïnelle. Et je ne bois pas de café.

— Alors je boirai les deux. Vous désirez quelque chose d’autre ? Je suis Clarice Starling.

— Non, ça va. Vous pourriez me montrer une pièce d’identité quelconque ?

— Bien entendu. Voici. Mrs Corey… Euh, je peux vous appeler Inelle ?

Son interlocutrice répondit par un haussement d’épaules.

— Inelle, j’ai besoin de votre aide sur un point qui ne vous concerne pas du tout personnellement. Il me faut juste un conseil pour retrouver certains dossiers de l’hôpital de Baltimore.

Inelle Corey s’exprime avec une précision exagérée quand il s’agit de faire sentir son bon droit ou son mécontentement.

— Nous avons déjà réglé cette question avec la direction de la Santé au moment de la fermeture, miss… ?

— Starling.

— Miss Starling. Vous vous apercevrez qu’aucun patient n’a quitté cet établissement sans son dossier. Vous verrez qu’aucun dossier n’est sorti de là-bas sans l’approbation d’un inspecteur. Pour ce qui est des patients décédés, la Direction de la santé n’avait pas besoin de leurs dossiers et le Bureau des statistiques n’en a pas voulu. Donc, autant que je sache, les dossiers morts, je veux dire ceux des personnes décédées, sont restés là-bas après mon départ. Et j’ai été pratiquement la dernière à quitter les lieux. Quant aux déperditions, leurs dossiers ont été repris par la police municipale et les services du shérif.

— Les « déperditions » ?

— Les évasions, si vous préférez. Les prisonniers à régime de faveur en profitaient parfois pour s’envoler.

— Est-ce que le docteur Hannibal Lecter aurait pu être classé comme « déperdition » ? Dans ce cas, ce qui le concerne aurait été transmis aux autorités policières de Baltimore ?

— Il n’était pas une déperdition ! On ne l’a jamais considéré comme notre déperdition, en tout cas. Il n’était pas sous notre responsabilité quand il s’est enfui. Je suis allée en bas une fois pour le voir, je l’ai montré à ma sœur qui était passée avec ses garçons. Quand j’y repense, je me sens sale. Il a… il a poussé un des autres qui étaient enfermés là-bas à nous envoyer son… — elle baissa la voix -… son jus dessus. Vous voyez ce que je veux dire ?

— Je connais le terme, oui. Ce n’était pas Mr Miggs, par hasard ? Il avait un bon lancer, celui-là.

— Je ne veux plus y penser, jamais. Mais de vous, je me souviens. Vous êtes venue à l’hôpital, vous avez parlé à Fred… au docteur Chilton, et puis vous êtes descendue dans ce sous-sol. Pour voir Lecter, c’est cela ?

— Oui.

Le docteur Frederick Chilton était alors le directeur de l’établissement de Baltimore. Après l’évasion de Lecter, il avait été porté disparu alors qu’il se trouvait en vacances.

— Vous savez que Fred n’est jamais réapparu ?

— J’ai entendu dire ça, oui.

Deux larmes claires perlèrent sous les yeux d’Inelle Corey.

— Nous étions fiancés. Il a disparu, et puis l’hôpital a fermé, c’était comme si le ciel m’était tombé sur la tête. Sans l’aide de mon église, je n’aurais pas pu refaire surface.

— Je suis désolée. Vous avez une bonne place, maintenant.

— Mais je n’ai plus Fred. C’était quelqu’un de bien, de très bien. Entre nous, il y avait un amour… un amour qu’on ne voit pas tous les jours. Au temps où il était lycéen, il avait été élu Garçon de l’année à Canton, près de Boston.

— Ça alors ! Permettez-moi de vous demander, Inelle : est-ce qu’il gardait les dossiers dans son bureau, ou bien est-ce que vous les rangiez dans la réception, là où vous aviez votre bureau ?

— Ils étaient d’abord dans les placards chez lui, et puis il y en a eu tellement qu’on a été obligés de les mettre dans de grands classeurs chez moi. Les casiers étaient toujours fermés à clé, évidemment. Quand on est partis, ils ont transféré temporairement la clinique des toxicomanes ici et plein de papiers se sont perdus.

— Le dossier du docteur Lecter, vous l’avez déjà eu entre les mains ? Vous vous en êtes occupée ?

— Bien sûr.

— Vous vous souvenez d’y avoir vu des radiographies ? Les radios, vous les classiez avec le reste ou à part ?

— Avec. Avec le reste. Comme elles étaient plus grandes que les dossiers, ça ne les rendait pas faciles à ranger… Nous avions une salle à rayons X, mais pas de radiologue à plein temps, donc elles n’étaient pas archivées séparément. Il y avait un électrocardiogramme que Fred montrait souvent à ses visiteurs. Vous savez, le docteur Lecter… Oh, comment je peux l’appeler encore « docteur » ? Bref, il était encore branché à l’électrocardiographe quand il a attaqué cette pauvre infirmière. Eh bien, c’est effrayant, la courbe ne s’élève même pas au moment où il lui est tombé dessus. Tenez, il a eu une épaule déboîtée quand les aides-soignants l’ont attrapé pour l’obliger à lâcher la malheureuse. Théoriquement, ils ont dû faire une radio de ce bras, après… Enfin, si on me demande mon avis, il aurait dû récolter plus qu’une épaule déboîtée, beaucoup plus.

— Si quoi que ce soit d’autre vous revient, sur l’endroit où son dossier aurait pu atterrir, vous m’appellerez ?

— Nous allons tenter ce que nous appelons une « recherche globale », fit Inelle Corey en se gargarisant de ce terme, mais je ne pense pas que nous trouvions grand-chose. Plein de dossiers ont fini par être abandonnés, pas par nous, à cause des gens de la clinique des toxicos.

Les deux gobelets à café débordèrent quand elle se leva. Starling la regarda s’éloigner d’un pas pesant vers son enfer personnel et but la moitié d’une tasse, sa serviette en papier coincée sous son menton.

Elle prit un peu le temps de penser à elle. Elle se sentait lasse, mais de quoi ? De la négligence, peut-être, ou pire encore : du manque de style. De l’indifférence envers ce qui flatte l’œil. Peut-être avait-elle soif d’un certain style, n’importe lequel. Même le genre diva sado-maso était mieux que de n’en avoir aucun. C’était une prise de position, que l’on ait envie de l’entendre ou non.

Elle se demanda si elle pouvait se reprocher d’être snob et conclut qu’elle n’avait vraiment pas de quoi. Ses réflexions sur le style lui ramenèrent à l’esprit Evelda Drumgo, qui en avait eu énormément. Et, à cette pensée, elle eut terriblement envie de prendre ses distances avec elle-même, à nouveau.

11

Et c’est ainsi que Clarice Starling retourna à l’endroit où tout avait commencé pour elle, l’hôpital des aliénés dangereux à Baltimore. La vieille bâtisse brunâtre avait été une chambre de torture, c’était maintenant son tour d’être enchaînée, bâillonnée, humiliée de graffitis, dans l’attente du coup de grâce.

Son déclin avait commencé des années avant la disparition inexpliquée de son directeur, le docteur Frederick Chilton. Ensuite, les révélations sur sa mauvaise gestion, et l’état de délabrement du bâtiment lui-même, avaient bientôt conduit les législateurs à lui couper les vivres. Certains de ses patients avaient été transférés dans divers établissements de l’État, d’autres étaient morts, et une poignée d’entre eux finirent par errer dans Baltimore, zombies hébétés par la thorazine qu’un inepte programme de « réinsertion » vouait bien souvent à mourir de froid dans la rue.

Tout en battant la semelle devant le sinistre immeuble, Starling prit conscience qu’elle avait d’abord essayé tous les autres moyens possibles parce qu’elle répugnait à revenir ici.

Le gardien arriva avec trois quarts d’heure de retard. C’était un homme déjà âgé, court sur pattes, avec des chaussures à talonnettes qui claquaient sur le trottoir et une coupe de cheveux très Europe de l’Est qui avait peut-être été exécutée dans son pays natal. A bout de souffle, il la conduisit à une porte latérale au bas de quelques marches. Comme la serrure avait été arrachée par des vandales, elle était désormais fermée par une chaîne et deux cadenas, le tout envahi par les toiles d’araignée. L’herbe qui avait poussé dans les faillés du perron chatouillait les chevilles de Starling tandis qu’il se battait avec son trousseau de clés. C’était une fin d’après-midi couverte, opaque, sans ombres.

— Che ne le connais bas très bien, ce bâtiment, expliqua l’employé, che dois chuste m’occuber de férifier les alarmes anti-incendie.

— Est-ce que vous savez s’il y a encore des documents ici ? Des classeurs, des dossiers ?

— Bah ! Après l’hôbital, ils ont mis la clinique des toxicos ici, quelques mois. Ils ont tout fourgué au sous-sol, les lits, les linges, che sais pas quoi encore. C’est très bauvais bour moi ici, rapport à mon asthme. Tout boisi, très bauvais boisi. Matelas sur lits boisis, boisi partout. Beux bas resbirer là-dedans. Et ces escaliers qui me tuent les chambes. Che fous montrerais bien, mais…

Starling aurait été heureuse d’avoir de la compagnie, même la sienne. Mais il ne ferait que la retarder.

— Non, allez-y. Où est votre bureau ?

— Au coin de la rue là-bas, où il y a fait le bureau des bermis de conduire afant.

— Si je ne suis pas de retour dans une heure…

Il jeta un regard inquiet à sa montre.

— Mon serfice terminé dans une demi-heure, normalement.

« Ch’en ai un beu ma claque de toi, bauvre mec ! »

— Ce que vous allez faire pour moi, monsieur, c’est d’attendre vos clés à votre bureau. Si je ne suis pas de retour dans une heure, appelez ce numéro, là, sur cette carte, et montrez-leur où je suis allée. Et si vous n’êtes pas là quand je reviens, si vous avez fermé pour rentrer chez vous, je me chargerai personnellement d’aller voir vos supérieurs demain matin et de leur signaler votre comportement. De plus… de plus, vous aurez un contrôle des impôts et un autre du Service de l’immigration et des… et des naturalisations. Vous me comprenez ?J’aimerais une réponse, monsieur.

— Je fous aurais attendue, évidemment. Fous n’avez pas besoin de dire des pareilles choses.

— Merci infiniment, monsieur.

Le gardien empoignait déjà la rambarde pour se hisser sur le trottoir. Elle écouta son pas hésitant s’éloigner, se fondre dans le silence, puis elle ouvrit la porte et se retrouva sur un palier de l’escalier de secours. De hautes fenêtres grillagées laissaient passer la lumière grisâtre. Elle hésita à refermer les cadenas derrière elle, préférant finalement nouer la chaîne sur la porte de façon à pouvoir ressortir si jamais elle perdait les clés.

A ses visites précédentes, lorsqu’elle venait interroger le docteur Lecter, elle était toujours arrivée par l’entrée principale. Il lui fallut donc un moment pour s’orienter dans le bâtiment. Elle grimpa d’abord l’escalier de secours jusqu’au rez-de-chaussée. Ici, les vitres dépolies plongeaient les lieux dans la pénombre. A l’aide de sa lampe de poche, elle trouva un interrupteur. Trois ampoules fonctionnaient encore sur le lustre central à moitié cassé. Le standard téléphonique de la réceptionniste avait disparu, mais les fils traînaient sur le bureau.

Les pillards avaient laissé leur marque sur les murs, peinte à la bombe. Un phallus de deux mètres de haut se détachait, avec les testicules et une formule sans équivoque : « Branlemoua Faron Mama. »

La porte d’accès au bureau du directeur était ouverte. C’était par là qu’elle était passée pour accomplir sa première mission au FBI, quand elle n’était encore qu’une stagiaire pleine d’illusions, persuadée que si on était capable de faire son job, d’emporter le morceau, on finissait par être accepté, sans distinction de race, de religion, de couleur, d’origine, que l’on fasse partie ou non de la vieille bande de copains. De ce credo, il ne lui restait plus qu’un seul article de foi : elle se croyait toujours capable d’emporter le morceau.

Ici, le docteur Chilton lui avait tendu sa main poisseuse et lui avait fait du gringue. Ici, il avait intrigué, espionné et, en se croyant aussi malin que Hannibal Lecter, pris les décisions aberrantes qui allaient permettre à son prisonnier de s’échapper dans un terrible bain de sang.

La table était encore là, mais il n’y avait plus une seule des chaises, plus faciles à emporter. Ses tiroirs étaient vides, à l’exception d’un comprimé d’Alka-Seltzer effrité. Il restait deux classeurs dont la serrure ne lui opposa aucune résistance, son expérience en la matière lui permettant de trouver la faille du mécanisme en moins d’une minute. Un sandwich desséché dans son sachet en papier, quelques formulaires de la clinique des toxicomanes, un vaporisateur contre la mauvaise haleine, un tube de crème fortifiante pour les cheveux, un peigne, quelques préservatifs. Rien d’autre.

Elle songea au sous-sol de l’asile, à ce cachot où le docteur Lecter avait vécu pendant plus de huit ans. Elle n’avait aucune envie d’y descendre. Il lui suffisait de prendre son portable et de demander à la police de la ville d’envoyer une patrouille pour l’accompagner. Ou de contacter l’antenne FBI de Baltimore et de solliciter le renfort d’un agent. Le triste après-midi tirait à sa fin, même en partant sur-le-champ elle n’avait aucune chance d’éviter l’heure de pointe sur l’autoroute de Washington. Et si elle tardait, ce serait encore pire.

Sans se soucier de la poussière, elle posa ses coudes sur le bureau de Chilton et essaya de prendre une décision. Croyait-elle vraiment qu’elle pourrait trouver des dossiers en bas ? Ou bien était-elle attirée par les lieux de sa première rencontre avec Hannibal Lecter ?

Sa carrière dans le maintien de l’ordre lui avait appris au moins une chose sur son propre compte : elle ne recherchait pas les émotions fortes, elle ne demandait qu’à ne plus jamais être étreinte par la peur. Mais que des dossiers aient été entreposés au sous-sol restait « possible ». Et elle pouvait en avoir le cœur net en cinq minutes.

Le bruit sourd des portes de haute sécurité qui s’étaient refermées derrière elle des années plus tôt résonnait encore dans ses oreilles. Pour le cas où quelqu’un les actionnerait à nouveau quand elle serait entrée, elle appela l’antenne de Baltimore, se présenta et convint d’un rendez-vous téléphonique une heure plus tard afin de confirmer qu’elle n’était pas restée prisonnière.

Les appliques fonctionnaient toujours dans l’escalier principal, par lequel Chilton l’avait jadis conduite au sous-sol. C’est en descendant ces marches qu’il lui avait détaillé les mesures de sécurité à prendre lorsqu’elle traiterait avec Lecter et c’est là, sous cette lampe, qu’il s’était arrêté pour sortir de son portefeuille la photographie de l’infirmière dont Lecter avait mangé la langue alors qu’elle voulait l’examiner. Puisqu’il avait eu l’épaule démise tandis qu’on le maîtrisait, il y avait certainement eu une radiographie.

Un courant d’air passa sur sa nuque, comme si une fenêtre était ouverte quelque part.

Au bas des marches, une boîte en carton de chez McDonald’s béait au milieu de serviettes disséminées sur le sol. Une tasse où un fond de haricots s’était coagulé. Dans un coin, quelques colombins et d’autres serviettes. Au fond du couloir, la lumière s’arrêtait aux lourdes portes en acier qui avaient délimité le quartier de haute sécurité. Elles étaient ouvertes et retenues au mur par un crochet.

Munie de cinq piles surpuissantes, la lampe de poche de Starling projetait un faisceau d’une bonne amplitude. Elle la braqua dans le long couloir de l’ancien QHS. Une forme massive se distinguait tout au fond. Le spectacle de ces cellules ouvertes avait quelque chose de surnaturel. Le sol était jonché de gobelets et de sacs en plastique qui avaient contenu du pain. Une cannette de soda, noircie à force d’avoir servi de pipe à crack, était abandonnée sur le bureau du surveillant.

Starling appuya sur les interrupteurs qui se trouvaient derrière. Rien. Elle sortit son portable, dont le voyant rouge lui parut très brillant dans cette obscurité. En sous-sol, il ne pouvait fonctionner, elle l’approcha cependant de sa bouche pour parler d’une voix forte :

— Barry ? Rapproche la camionnette de l’entrée principale, en marche arrière. Et apporte un projo. Il va falloir un treuil pour remonter ce machin… Hein ? Ouais, tu me rejoins.

Puis, à l’adresse des ténèbres :

— Attention, là-dedans ! Je suis officier fédéral. Si vous occupez ces lieux illégalement, vous êtes libres de sortir. Je ne vous arrêterai pas. Je ne suis pas ici pour vous. Si vous revenez ici quand j’aurai terminé ce que j’ai à faire, ce n’est pas mon problème. Vous pouvez avancer à partir de maintenant. Au cas où vous tenteriez d’entraver mon action, vous risquez de sérieux dommages corporels car je n’hésiterai pas à vous balancer une bastos dans le cul. Merci.

Sa voix mourut en écho dans le couloir où tant de détenus avaient épuisé la leur en hurlements, et perdu leurs dents en mordant les barreaux.

Elle se souvint de la présence rassurante du garde aux larges épaules, Barney, lorsqu’elle était venue interroger Lecter. De l’étrange courtoisie avec laquelle les deux hommes se traitaient. Plus de Barney, désormais. Un souvenir d’école s’imposa soudain dans son esprit. Par pure discipline, elle se força à se le remémorer mot pour mot :

Des bruits de pas résonnent dans la mémoire

Le long du passage que nous n’avons pas pris

Vers la porte que nous n’avons pas ouverte

Sur la roseraie.

Roseraie, tu parles. Tout ça ne ressemblait vraiment pas à un jardin de roses…

Les récents commentaires de la presse l’avaient encouragée à détester son arme autant qu’elle-même et pourtant, à cet instant, elle dut constater que le contact du revolver n’avait rien d’odieux, au contraire. Le tenant contre sa jambe, elle se mit à avancer derrière sa torche. Surveiller ses deux flancs en même temps sans négliger ses arrières est un exercice difficile mais vital. De l’eau coulait goutte à goutte quelque part.

Des sommiers démontés et entassés dans certaines cellules, des matelas dans d’autres. La fuite d’eau faisait une flaque au centre du couloir et Starling, toujours soigneuse de ses chaussures, la contourna. Elle se rappela le conseil que Barney lui avait donné des années plus tôt, quand tous les boxes étaient occupés : « Quand vous passez ici, restez toujours bien au milieu. »

Et les classeurs. Ils étaient là, oui, en veux-tu en voilà. Ils occupaient toute la seconde moitié du couloir, vert olive terne dans le faisceau de sa lampe.

Elle était maintenant à la hauteur de la cellule qu’avait habitée « Multiple » Miggs, celle devant laquelle elle avait le plus appréhendé de passer jadis. Miggs, qui lui chuchotait des obscénités dans l’oreille et l’avait souillée de sa semence. Miggs, que le docteur Lecter avait tué en lui ordonnant d’avaler sa langue ordurière. Et après la mort de Miggs c’était Sammie qui avait vécu là, Sammie dont Lecter encourageait la veine poétique avec constance. Encore maintenant, elle croyait l’entendre meugler son quatrain fétiche :


J’VEU ALÉ A JÉZU

J’VEU ALÉ AU CHRISS

J’PEU ALÉ VEC JÉZU

SI J’FAIS PAS BÊTISS.


Elle devait toujours avoir quelque part le bout de papier où il l’avait péniblement crayonné.

Sa cellule était désormais envahie de matelas et de ballots de linge.

Et puis, finalement, ce fut celle du docteur Lecter.

Au milieu, la solide table à laquelle il lisait était toujours boulonnée au sol. Les étagères où il rangeait ses livres avaient été arrachées, mais leurs supports saillaient encore des murs.

Starling aurait dû s’occuper des classeurs, mais elle était trop fascinée par ces lieux, le théâtre d’une rencontre sans précédent dans sa vie qui l’avait tour à tour étonnée, remuée, sidérée, au cours de laquelle elle avait entendu des vérités si terribles à son propos que son cœur en résonnait encore telle une cloche au timbre grave.

Elle voulait entrer. C’était la même pulsion que celle qui nous incite à nous jeter d’un balcon, celle qui sourd des rails luisants alors que nous percevons le bruit du train qui arrive.

Elle balaya les alentours de sa torche, la rangée de classeurs qui lui tournaient le dos, les cellules voisines.

La curiosité finit par la pousser à franchir le seuil. Elle était au milieu de la pièce où Hannibal Lecter avait vécu pendant huit ans. C’était elle qui occupait maintenant son espace, la place où elle l’avait vu se tenir debout. Elle s’était attendue à éprouver un frisson, mais elle restait calme. Elle posa son revolver et sa lampe sur la table du docteur, veillant à ce que la torche ne roule pas par terre, et s’appuya dessus de ses deux mains à plat. Sous ses paumes, elle ne sentit que des miettes de pain.

En fait, l’expérience était décevante. La cellule était aussi vide de son ancien pensionnaire que la peau abandonnée par un serpent après sa mue. Elle se dit qu’elle était entrée pour arriver à un constat : le danger et la mort n’ont pas besoin de sinistres accessoires pour fondre sur vous. Ils peuvent vous surprendre dans le souffle tendre de l’être aimé. Ou par un bel après-midi sur un marché aux poissons, avec La Macarena à plein volume.

Au travail, maintenant. Il y avait quatre classeurs d’environ soixante centimètres de large, qui lui arrivaient au menton. Chacun était muni de cinq compartiments protégés par une seule serrure à quatre points en haut. Il s’avéra qu’aucun d’eux n’était verrouillé, mais ils étaient tous remplis de dossiers, parfois épais, contenus tantôt par de vieux porte-documents marbrés dont le carton s’était amolli avec le temps, tantôt par des chemises en kraft plus récentes. L’état de santé des fantômes qui s’étaient succédés ici depuis l’ouverture de l’hôpital en 1932. Ils semblaient classés par ordre alphabétique et dissimulaient dans certains cas des piles de documents entassés au fond du compartiment. Retenant sa lourde torche sur l’épaule, elle les inspecta rapidement de sa main libre. Elle s’en voulait de ne pas avoir pris une lampe plus petite, qu’elle aurait pu tenir entre ses dents. En quelques instants, elle avait compris l’organisation générale de ces archives et elle se concentra sur un compartiment. Les J, très peu de K, puis les L et… Dans le mille. Lecter, Hannibal.

En retirant le long dossier en kraft du classeur, elle sentit à l’intérieur la texture dense et raide d’une radiographie. Elle le posa sur les autres et l’ouvrit. Ses yeux tombèrent sur l’histoire médicale de feu I. J. Miggs. Bon sang, il allait donc continuer à la harceler de sa tombe, ce type ? Elle abandonna la chemise sur le dessus du meuble et se hâta de piocher dans les M. Il y avait bien un dossier Miggs, mais il était vide. Erreur d’archivage ? Quelqu’un s’était-il trompé en replaçant les pièces concernant Miggs dans la jaquette au nom de Lecter ? Elle repassa tous les M, à la recherche d’un dossier laissé sans jaquette, puis revint aux J. Consciente de son impatience grandissante, elle était aussi de plus en plus gênée par l’odeur des lieux. Le gardien avait raison, c’était irrespirable. Elle avait parcouru la moitié des J lorsqu’elle constata brusquement que… la puanteur s’était encore accentuée.

Un bruit d’éclaboussure derrière elle. Elle avait déjà pivoté à cent quatre-vingts degrés, sa torche levée pour faire office de matraque si besoin était, son autre main volant sur la crosse du revolver sous sa veste. Dans le pinceau de lumière, il était grand, vêtu de haillons sales, l’un de ses pieds démesurément enflés engagé dans la flaque. Une main tendue, vide, l’autre munie d’un débris d’assiette. Des lambeaux de drap étaient entortillés à l’une de ses jambes et à ses deux pieds.

— ’Jour, fit-il, la langue engourdie par les aphtes.

A un mètre cinquante, Starling sentait son haleine. Sous sa veste, ses doigts abandonnèrent le revolver pour chercher sa bombe paralysante.

— Bonjour. Vous voulez bien vous mettre là-bas, devant les barreaux ?

Il ne bougea pas.

— Z’êtes Jézu ?

— Non, répondit Starling. Je ne suis pas Jésus.

Cette voix. Elle l’avait reconnue.

— Z’êtes Jézu ? répéta-t-il plus fort, le visage tout plissé.

« Cette voix. Allez, réfléchis ! »

— Bonjour, Sammie. Comment ça va? Justement, j’étais en train de penser à vous.

Qu’est-ce qu’elle savait de lui ? Convoqués à une telle vitesse, ses souvenirs se télescopaient un peu. « A posé la tête de sa mère sur le plateau de quête pendant que les fidèles chantaient "Donne ce que tu as de mieux au Seigneur". » C’était ce qu’il avait de plus joli à donner, expliquera-t-il ensuite. Une église baptiste sur l’autoroute, quelque part. « Il est en colère, avait dit le docteur Lecter, il est en colère parce que Jésus est tellement en retard… »

— Z’êtes Jézu ?

C’était presque une plainte, cette fois.

Il fouilla dans sa poche, en sortit un mégot de cigarette, une belle trouvaille, au moins cinq centimètres de long. Après l’avoir posé sur le débris d’assiette, il le présenta de son bras tendu, telle une offrande.

— Je suis désolée, Sammie, mais je ne suis pas Jésus, je suis…

Soudain il est pâle de rage, furieux qu’elle ne soit pas Jésus. Ses cris explosent dans le couloir moisi :

J’VEU ALÉ A JÉZU

J’VEU ALÉ AU CHRISS

Il lève encore plus haut le morceau de faïence, dont le bout effilé pointe comme une houe, et fait un pas vers Starling. Il a les deux pieds dans la flaque maintenant, le visage grimaçant, sa main libre se crispant dans le vide qui les sépare.

Dans le dos de Starling, l’arête du classeur est coupante.

Alors elle récite, d’une voix claire et forte, comme si elle l’appelait de loin :

— TU PEUX ALLER AVEC JÉSUS… SI TU NE FAIS PAS DE BÊTISES.

Il s’arrête, grommelle un acquiescement. Apaisé.

Starling fouilla dans son sac.

— Hé, Sammie, j’ai un Snickers. Vous aimez les Snickers ?

Pas de réponse.

Elle posa la sucrerie sur un dossier et le lui tendit, de la même manière qu’il lui avait présenté l’assiette.

Il mordit dedans avant même de retirer l’emballage, dont il recracha un lambeau tout en continuant à mâcher.

— Est-ce que quelqu’un d’autre est descendu ici, Sammie ?

Sans répondre, il posa le reste de la barre de chocolat sur son éclat de faïence et disparut derrière une pile de matelas, dans son ancienne cellule.

— C’est quoi, cette merde ?

Une voix de femme.

— Ah, merci, Sammie.

— Qui êtes-vous ? héla Starling.

— Pas tes affaires.

— Vous vivez là avec Sammie ?

— Bien sûr que non ! C’est juste un rendez-vous galant. Hé, tu pourrais pas nous lâcher ?

— Si. Mais répondez-moi : vous êtes là depuis quand ?

— Quinze jours.

— Est-ce que quelqu’un d’autre est venu ?

— Des clodos que Sammie a jetés dehors.

— Sammie vous protège, alors ?

— Ah, mais ça veut tout savoir! Je suis une marcheuse, moi, je trouve de quoi croûter et lui il a un coin peinard pour bouffer ce que je ramène. Plein de gens ont des arrangements dans ce genre.

— Est-ce que l’un de vous est dans un programme social ? Vous voudriez ? Je peux vous aider, pour ça.

— Il a déjà tout fait. La société… On participe, on fait toutes leurs conneries et finalement on revient à ce qu’on connaît, hein ? Mais toi, qu’est-ce que tu cherches ici ? Qu’est-ce que tu veux?

— Des dossiers.

— S’ils sont pas là, c’est que quelqu’un les a chourés. Faut pas être une grosse tête pour conclure ça, si ?

— Sammie ? appela Starling. Sammie ?

Il ne répondit pas.

— Il dort, Sammie, déclara son amie.

— Si je laisse un peu d’argent par ici, vous lui achèterez de quoi manger?

— Non. De quoi boire. La bouffe, ça se trouve. La picole, obligé de l’acheter. Hé, en partant, fais gaffe de pas te prendre la poignée de porte dans le cul !

— Ce sera sur le bureau, là.

Elle avait envie de s’enfuir en courant. Elle se rappelait la fin de ses entrevues avec le docteur Lecter, l’effort qu’elle faisait sur elle-même tandis qu’elle regagnait ce qui était alors un îlot de paix, le poste de surveillance de Barney.

Revenue sous les lampes de la cage d’escalier, elle sortit un billet de vingt dollars de son portefeuille, le déposa sur le bureau de Barney, couvert d’inscriptions et d’entailles, et le bloqua sous une bouteille vide. Puis elle déplia un sac en plastique de supermarché et y glissa les deux jaquettes et le dossier médical de Miggs.

— Au revoir! Bye, Sammie ! cria-telle à l’homme qui s’était hasardé dans le monde avant de revenir à l’enfer qu’il connaissait.

Elle aurait voulu lui assurer qu’elle espérait que Jésus viendrait bientôt, mais cela lui parut idiot à dire.

Elle remonta vers la lumière, poursuivre son errance dans le monde.

12

S’il existe des stations sur la route de la Géhenne, elles ressemblent sans doute à l’accès aux urgences de l’hôpital général Maryland-Misericordia. Par-dessus la plainte des sirènes d’ambulances et des mourants, le fracas des civières à roulettes ensanglantées, les pleurs et les hurlements, les colonnes de vapeur sorties des égouts se teintent d’écarlate en passant devant le grand néon clignotant de l’entrée, montent dans l’obscurité comme autant de colonnes de feu bibliques et se dispersent en nuages dans le jour qui vient.

Barney jaillit de la fumée en secouant ses larges épaules, sa tête ronde coiffée en brosse tendue en avant, lancé à grandes enjambées sur le trottoir défoncé vers l’est et le petit matin.

Il avait quitté son travail avec vingt-cinq minutes de retard. Comme la police leur avait amené un souteneur drogué qui aimait se battre avec les femmes et qui avait été blessé par balle, l’infirmière en chef lui avait demandé de rester. A chaque fois qu’un patient susceptible de violence se présentait, on faisait appel à l’expérience de Barney.

Dissimulée par la capuche de sa parka, Clarice Starling le laissa franchir quelques dizaines de mètres avant de passer à l’épaule la sangle de son sac à dos et de lui emboîter le pas. Elle fut soulagée de constater qu’il n’interrompait sa marche ni au parking réservé, ni à l’arrêt d’autobus. Le suivre à pied serait plus facile, d’autant qu’elle n’était pas sûre de son vrai domicile et qu’elle avait besoin d’accumuler le maximum d’informations à son insu.

C’était un quartier tranquille, plutôt populaire et sans clivage racial. Le genre d’endroit où l’on met une canne d’arrêt à sa voiture mais où il n’est pas obligatoire de retirer la batterie tous les soirs, et où les enfants peuvent encore jouer dans la rue.

Au troisième carrefour, Barney attendit qu’une camionnette libère le passage clouté pour s’engager vers le nord dans une rue bordée de maisons étroites, certaines dotées d’un perron en marbre et d’un jardinet bien léché. Quelques magasins hors d’activité conservaient leurs vitrines intactes, blanchies à la chaux, les autres commençaient à ouvrir et on voyait déjà des passants. Comme les poids lourds garés là pour la nuit gênaient la vue de Starling, elle pressa le pas pour ne pas se faire distancer avant de constater qu’il s’était arrêté. Ils étaient maintenant exactement à la même hauteur, de part et d’autre de la rue. Il l’avait peut-être remarquée lui aussi, elle ne pouvait en être sûre.

Il se tenait les mains dans les poches de sa veste, la tête inclinée, les sourcils froncés, les yeux fixés sur un point au milieu de la chaussée. Une colombe morte, dont l’aile s’agitait dans le déplacement d’air chaque fois qu’une voiture passait à côté. Le second membre du couple tournait en rond autour de la dépouille, sa petite tête tressautant à la cadence de ses pattes rosées. Cercle après cercle, il roucoulait le tendre appel des colombes. Plusieurs autos et un fourgon les frôlèrent, mais le survivant n’évitait le danger qu’à la dernière seconde, par un simple saut plus que par un envol.

Était-ce les oiseaux ou elle que Barney observait ? Starling n’aurait su le dire. Elle était obligée de continuer sa marche si elle ne voulait pas se faire remarquer. Lorsqu’elle glissa un regard par-dessus son épaule, il était accroupi sur la chaussée, les bras levés face à la circulation.

Ayant franchi le coin de la rue, elle retira sa parka, sortit un sweater, une casquette de baseball et un sac de sport. Elle se changea rapidement, fourra son ancienne tenue dans le sac et emprisonna ses cheveux sous la casquette. Puis elle emboîta le pas à un groupe de femmes de ménage de retour du travail pour revenir là où elle avait laissé Barney.

Il avait pris la colombe morte dans sa paume. L’autre s’envola dans un battement d’ailes pour se poser sur les fils électriques au-dessus de lui et le regarder. Barney déposa le petit corps sur un lit de pelouse, lissa son plumage, leva son visage massif vers la colombe sur son perchoir et lui adressa quelques mots. Dès qu’il reprit sa marche, l’oiseau redescendit et se remit à exécuter des cercles autour du cadavre. Barney ne se retourna pas.

Une centaine de mètres plus loin, il gravit les marches d’un immeuble et sortit un trousseau de clés. Starling piqua un sprint pour le rejoindre avant qu’il n’ait ouvert la porte.

— Salut, Barney.

Il s’interrompit posément et la dévisagea du haut du perron. Elle avait oublié que ses yeux étaient plus écartés l’un de l’autre que la normale. L’intelligence s’y lisait, et une brève impulsion électronique. Il réfléchissait.

Elle retira sa casquette, libérant ses cheveux.

— Clarice Starling. Vous vous souvenez de moi ? Je suis…

— La flicaille, fit Barney, les traits impassibles.

Elle esquissa une sorte de révérence.

— Eh bien, oui, disons que je suis la flicaille. Il faut que je vous parle, Barney. C’est juste entre nous. J’ai besoin de vous demander des trucs.

Il redescendit les marches. Même là, elle était obligée de lever la tête pour le regarder. Mais elle ne se sentait pas menacée par sa taille comme un homme aurait pu l’être.

— Pour la bonne forme, agent Starling, vous reconnaissez que vous ne m’avez pas lu mes droits ?

Il avait une voix haut perchée, sans apprêt, qui faisait penser à celle du Tarzan incarné par Johnny Weissmuller.

— Absolument. Je ne vous ai pas fait le coup de Miranda, c’est exact.

— Et si vous le faisiez à votre sac ?

Starling l’ouvrit et se pencha pour parler dedans, comme s’il contenait un lutin.

— Je n’ai pas lu ses droits à Barney conformément à la décision de la Cour suprême dite « Miranda ».

— Ils ont un café assez correct, là-bas, annonça-t-il en désignant le bout de la rue. Puis, tandis qu’ils marchaient ensemble : Dites, combien vous avez de chapeaux, dans votre sac ?

— Trois.

Lorsqu’un minibus portant la plaque des handicapés passa devant eux, Starling sentit les regards de ses occupants sur elle. Mais ceux qui souffrent sont souvent en proie au désir et ils en ont entièrement le droit. Au carrefour suivant, les jeunes passagers d’une voiture la dévorèrent aussi des yeux, sans pour autant tenter quoi que ce soit à cause de Barney. Elle était prête à répliquer instantanément à ce qui pourrait surgir des vitres ouvertes, s’attendant à quelque vengeance des Crip d’un moment à l’autre, mais il fallait bien supporter ces œillades silencieuses.

Lorsqu’ils pénétrèrent dans le café, le minibus s’engagea dans une entrée de garage, fit demi-tour et remonta la rue.

Ils durent attendre qu’une banquette se libère dans la cohue du petit déjeuner. Le serveur criait ses commandes en hindi au cuistot qui, derrière son comptoir, manipulait les steaks et le jambon avec de longues pinces et un air coupable.

— Prenons des forces, proposa Starling, quand ils furent installés. C’est l’Oncle Sam qui invite. Alors, comment va, Barney ?

— Le travail, ça va.

— Et c’est ?

— Aide-soignant des hôpitaux.

— Ah ? Je vous croyais infirmier licencié, maintenant, ou même interne.

Barney répondit par un haussement d’épaules tout en saisissant le pot de crème. Puis il la regarda dans les yeux.

— Ils vous font des histoires, à cause d’Evelda ?

— On va bien voir. Vous l’avez connue ?

— Je l’ai vue une fois, quand ils nous ont amené son mari, Dijon. Mort. Il leur avait pissé dessus tout son sang avant qu’ils aient pu le caser dans l’ambulance. Et toute la came qu’il avait dans les veines. Elle ne voulait pas qu’on l’emporte, elle a essayé de se battre avec les infirmières. J’ai dû… enfin, vous comprenez. Une belle femme, et musclée aussi. Ils ne l’ont pas transportée chez nous après ce qui…

— Non. Son décès a été constaté sur place.

— Je m’en doutais.

— Dites-moi, Barney. Quand vous avez remis le docteur Lecter aux gars du Tennessee, est-ce que…

— Ils n’ont pas été courtois avec lui.

— Est-ce que…

— Et ils sont tous morts, maintenant.

— Oui. Ils ont tenu trois jours vivants avec lui. Alors que vous, vous avez duré huit ans.

— Non, six. Il était là avant que j’arrive.

— Comment vous avez fait, Barney ? Si vous me permettez de vous poser la question, comment vous vous êtes débrouillé pour ne pas avoir d’ennuis avec lui ? Ce n’était pas simplement une affaire de courtoisie, quand même ?

Il observa un moment son reflet dans la cuillère, convexe puis concave.

— Le docteur Lecter avait d’excellentes manières. Pas guindé, non, chez lui c’était aisé, élégant. Je suivais des cours par correspondance et il échangeait des idées avec moi. Ça ne veut pas dire qu’il ne m’aurait pas bousillé s’il en avait eu l’occasion une seule seconde. Personne n’est d’une pièce, on peut avoir deux aspects, un bon et un abominable, qui existent ensemble… Enfin, Socrate a dit ça bien mieux que moi. Dans une situation pareille, on ne doit jamais l’oublier, jamais. Et si on garde toujours ça en tête, on s’en sort. Oui, le docteur Lecter peut regretter de m’avoir fait connaître Socrate.

Pour cet autodidacte épargné par les préventions d’une scolarité normale, la rencontre du philosophe grec paraissait une expérience authentique, personnelle.

— Il y avait les règles de sécurité et il y avait la conversation, reprit-il. Deux terrains totalement différents. La sécurité n’avait rien de personnel, même quand je devais le priver de son courrier ou lui passer la camisole.

— Vous parliez beaucoup avec lui ?

— Des fois il passait des mois sans prononcer un mot et des fois on parlait tard dans la nuit, quand les cris s’étaient arrêtés. Moi, je recevais ces cours par la poste, je connaissais que dalle, et lui il m’a ouvert un univers, littéralement: Suétone, Gibbon, et ainsi de suite…

Il prit sa tasse de café. Une égratignure récente sur le dos de sa main dessinait une ligne orange de Bétadine.

— Quand il s’est échappé, vous avez pensé qu’il pourrait chercher à se venger de vous ?

— Non. Une fois, il m’a dit que tant que c’était « faisable », pour reprendre son expression, il préférait manger les brutes. « Les brutes élevées en plein air », il les appelait.

Il éclata de rire, ce qui était rare chez lui. Il avait des petites dents de nourrisson et son hilarité avait une nuance hystérique, à l’instar d’un bébé qui jubile en gazouillant son baragouin au visage d’un oncle gaga d’admiration.

Starling se demanda un instant s’il était resté trop longtemps enfermé sous terre avec des siphonnés.

— Mais vous ? demanda-t-il. Ça vous est arrivé de… flipper, après son évasion ? De penser qu’il était après vous ?

— Non.

— Pourquoi?

— Il a dit qu’il ne le ferait pas.

La réponse parut causer une étrange satisfaction à l’un et à l’autre.

Leurs œufs arrivèrent. Comme ils étaient tous deux affamés, ils ne se consacrèrent qu’à leur assiette pendant quelques minutes, puis :

— Barney ? Quand le docteur Lecter a été transféré à Memphis, je vous ai demandé de sortir ses dessins de sa cellule et vous me les avez apportés. Mais le reste de ses affaires ? Ses livres, ses papiers, que sont-ils devenus ? Même son dossier médical a disparu de l’hôpital.

— Il y a eu tout un chambardement…

Il marqua une pause tout en jouant avec la salière.

— Il y a eu beaucoup de remue-ménage à l’hôpital. J’ai été licencié, plein de gens aussi, les archives ont été dispersées. D’après ce que je sais, il…

— Pardon ? s’écria Starling. Excusez-moi, mais dans tout ce bruit je n’ai pas saisi ce que vous disiez. Ah, hier soir j’ai découvert que son exemplaire annoté et paraphé du Dictionnaire de cuisine d’Alexandre Dumas a été vendu à des enchères privées à New York il y a deux ans. Un collectionneur l’a emporté pour seize mille dollars. Le certificat de propriété présenté par le vendeur était signé Cary Phlox. Vous le connaissez, ce Cary Phlox, Barney ? J’espère que oui, parce que c’est lui qui a écrit à la main votre lettre de candidature à l’hôpital où vous travaillez maintenant. Sauf qu’il a signé Barney. Et sur votre déclaration d’impôts, c’est aussi son écriture… Désolée de ne pas avoir entendu ce que vous me racontiez à l’instant. Vous voulez répéter? Combien vous avez touché pour le livre, Barney ?

— Environ dix mille, répondit-il sans détourner son regard.

Starling hocha la tête.

— Dix mille cinq, d’après le reçu. Et combien pour l’interview au Tattler après l’évasion du docteur Lecter ?

— Quinze mille.

— Cool… Tant mieux pour vous. Surtout pour tout ce baratin que vous leur avez servi.

— Je savais que le docteur Lecter n’y verrait pas d’inconvénient. Si je ne les avais pas menés en bateau, il aurait été déçu.

— Quand il a attaqué l’infirmière, vous n’étiez pas encore employé à l’hôpital de Baltimore ?

— Non.

— Il a eu l’épaule démise, ce jour-là.

— C’est ce que j’ai cru comprendre.

— On lui a fait une radio ?

— C’est très probable, oui.

— Il me la faut.

— Mmm…

— J’ai aussi découvert que les manuscrits autographes du docteur Lecter étaient classés en deux catégories. Ceux écrits à l’encre, c’est-à-dire avant son incarcération, et ceux au crayon ou au feutre, qui datent de l’asile. La deuxième catégorie est plus cotée, mais je pense que je ne vous apprends rien, là ? Je suis sûre que c’est vous qui avez tous ces papiers et que vous avez l’intention de les négocier au fur et à mesure sur le marché.

Il haussa les épaules sans répondre.

— J’ai l’impression que vous attendez qu’il revienne à la une avant de les mettre en vente… Qu’est-ce que vous voulez exactement, Barney ?

— Je veux voir tous les Vermeer du monde entier avant de mourir.

— J’ai besoin de vous demander qui vous a initié à Vermeer ?

— On parlait d’un tas de choses, la nuit.

— Et de ce qu’il aimerait faire s’il était libre, vous en parliez ?

— Non. Le docteur Lecter n’est pas amateur d’hypothèses. Il ne croit ni aux syllogismes, ni aux synthèses, ni à rien de définitif.

— A quoi il croit, alors ?

— Au chaos. Et on n’a même pas besoin d’y croire, d’ailleurs. C’est une évidence en soi.

Elle ne voulait pas l’accabler, pour le moment.

— Vous dites ça comme si vous y croyiez et pourtant votre job là-bas, c’était de maintenir l’ordre, non ? Vous étiez surveillant en chef. C’est notre boulot à tous les deux, de garantir l’ordre. Et le docteur Lecter ne vous a jamais échappé.

— Je vous ai expliqué pourquoi.

— Oui. Parce que vous n’avez jamais baissé la garde. Même si, dans un certain sens, vous avez fraternisé, vous et…

— Je n’ai pas fraternisé ! Il n’est le frère de personne. Nous avons évoqué des sujets qui nous intéressaient tous les deux. Ou au moins qui m’intéressaient moi, quand j’ai appris à les connaître.

— Est-ce qu’il est arrivé au docteur Lecter de se moquer de votre manque de connaissances ?

— Non. Et avec vous ?

— Non, répondit-elle pour ne pas le peiner.

Elle venait de se rendre compte que les sarcasmes du monstre étaient une forme de compliment, en réalité.

— Il aurait très bien pu le faire, s’il avait voulu, compléta-t-elle. Vous savez où sont toutes ses affaires, Barney ?

— Il y a une récompense si on les retrouve ?

Elle replia sa serviette en papier et la glissa sous le bord de son assiette.

— La récompense, c’est que je ne vous fasse pas inculper d’obstruction à la justice. J’ai déjà fermé les yeux une fois, quand vous aviez mis mon bureau à l’hôpital sur écoutes.

— Ils étaient à feu le docteur Chilton, ces micros.

— « Feu » ? Comment vous êtes si sûr de ça, Barney ?

— Bon, en tout cas, il est hors circuit depuis sept ans et je ne m’attends pas à le revoir de sitôt. Mais à mon tour de demander : qu’est-ce qui vous contenterait, agent Starling ?

— Je veux voir cette radio. Il me la faut. Et si ses livres existent toujours, je veux les voir aussi.

— Admettons que nous mettions la main dessus. Qu’est-ce qu’ils deviendront, après ?

— Je ne peux rien garantir, franchement. Il est possible que le procureur fédéral saisisse tout le matériel en tant que pièces à conviction dans l’enquête sur son évasion, et que ça pourrisse ensuite dans ses archives. Mais dans le cas où j’examinerais ses affaires et où je n’y trouverais rien d’utile, je peux faire une déclaration en ce sens et vous, vous pouvez affirmer que le docteur Lecter vous avait donné ses livres. Puisqu’il a disparu depuis sept ans et qu’il n’a aucun parent connu, vous serez en mesure de revendiquer vos droits in absentia. Je recommanderai que tout document non susceptible de troubler l’ordre public vous soit remis. Évidemment, vous devez savoir que mes recommandations n’ont qu’un poids très limité auprès des gros bonnets. Vous ne récupérerez probablement ni la radio ni le dossier médical, puisqu’il n’était pas autorisé à vous les donner.

— Et si je vous dis que je n’ai rien ?

— Alors, ce sera pratiquement impossible de les monnayer parce que nous ferons savoir que le recel ou l’achat de ses affaires feront l’objet de saisies et de poursuites judiciaires. Et j’obtiendrai un mandat de perquisition sur votre domicile.

— Maintenant que vous savez où il est, mon domicile… Mais si c’était des domiciles ?

— Je n’en sais rien. Ce que je sais, c’est que si vous remettez ce matériel, vous n’aurez aucun ennui pour l’avoir pris, étant donné ce qui lui serait arrivé au cas où vous l’auriez laissé sur place. Quant à promettre qu’il vous sera rendu, ça, je ne le peux pas à cent pour cent.

Elle fouilla dans son sac, désireuse d’observer une pause avant de passer à la suite.

— Vous savez, Barney, j’ai comme l’impression que vous n’avez pas cherché à obtenir votre diplôme de médecine parce que vous saviez que le serment vous serait refusé. Peut-être que vous avez des antécédents, quelque part. Je vous dis ça et remarquez bien que je n’ai même pas vérifié votre casier.

— Non, vous vous êtes contentée de regarder ma déclaration d’impôts et ma lettre de candidature. C’est trop gentil…

— Si votre casier n’est pas vierge, le procureur fédéral pourrait peut-être arranger ça. Faire en sorte qu’on passe l’éponge.

Barney sauça son assiette avec un bout de toast.

— Bon, vous avez fini ? Allons marcher un peu.

Ils étaient dehors quand Starling annonça :

— J’ai vu Sammie, vous vous rappelez, celui qui avait repris la cellule de Miggs ? Il vit toujours là-bas.

— Je croyais que le bâtiment était condamné…

— Il l’est.

— Il est dans un programme de réhabilitation, Sammie ?

— Non. Il se terre dans le noir, c’est tout.

— M’est avis que vous devriez le signaler à qui de droit. Il est diabétique jusqu’aux yeux, il va crever, là-dedans. Vous savez pourquoi le docteur Lecter a fait avaler sa langue à Miggs ?

— Je crois savoir.

— Il l’a tué parce qu’il vous avait manqué de respect. Net et clair. Mais ne vous faites pas de souci. Il aurait été capable d’agir pareil si ce n’était pas arrivé.

Ils passèrent devant l’immeuble de Barney et parvinrent à la pelouse où la colombe continuait à protéger la dépouille de son ami. Barney la chassa d’un geste de la main.

— Allez, tu l’as assez pleuré. Un chat va finir par t’attraper, si tu restes là.

L’oiseau s’envola en sifflant. Ils n’arrivèrent pas à voir où il alla se poser.

Barney ramassa la colombe morte. Le petit corps soyeux glissa aisément dans sa poche.

— Vous savez, le docteur Lecter a dit quelques mots à votre sujet, un jour. C’était peut-être la dernière fois où je lui ai parlé. Une des dernières, en tout cas. C’est cet oiseau qui me l’a rappelé. Vous voulez savoir quoi?

— Bien sûr.

Son petit déjeuner lui pesait un peu sur l’estomac, soudain. Elle était décidée à ne pas flancher.

— On parlait de comportement directement acquis et il a pris l’exemple de la génétique des pigeons culbutants, ceux qui se laissent retomber au sol en effectuant cinq ou six culbutes. Il y a des culbutants de haut vol et d’autres qui restent à basse altitude. On ne peut pas accoupler deux culbutants de haut vol, autrement leur progéniture serait prise de vertige et finirait par s’écraser à terre. Le docteur Lecter a eu cette remarque : « C’est un culbutant de haut vol, l’agent Starling. Il faut espérer qu’un de ses parents ne l’était pas. »

Starling dut encaisser le coup.

— Qu’est-ce que vous allez faire de l’oiseau ? finit-elle par demander.

— Le plumer et le manger. Venez à la maison avec moi. Je vais vous donner la radio et les livres.

De retour vers l’hôpital et sa voiture, chargée du volumineux paquet, Starling entendit la colombe en deuil lancer un unique appel dans la ramure des arbres.

13

Grâce à l’attention que lui portait un dément et aux obsessions d’un autre, Starling avait obtenu ce qu’elle avait toujours désiré: un bureau dans le couloir de la division Science du comportement, en ce sous-sol objet de tant de rumeurs. C’était une satisfaction qui avait un goût amer.

A sa sortie de l’École du FBI, elle n’avait jamais imaginé rejoindre aussitôt cette section d’élite mais elle avait fermement cru pouvoir y gagner une place à la force du poignet, après plusieurs années passées sur le terrain. Bonne professionnelle, Starling ignorait tout des intrigues de bureau et il lui avait fallu très longtemps pour comprendre que la Science du comportement lui serait à jamais fermée, et cela en dépit des souhaits du chef de cette division, Jack Crawford.

Le principal obstacle à une telle ascension lui était resté invisible jusqu’au moment où, tel un astronome qui arrive soudain à localiser un trou noir, elle avait repéré l’inspecteur général adjoint Paul Krendler à l’influence occulte que ce dernier exerçait sur tous les services alentour. Krendler ne lui avait jamais pardonné de l’avoir devancé dans la poursuite du serial killer Jame Gumb, et le prestige médiatique que sa capture avait apporté à la jeune femme lui était resté en travers de la gorge.

Par une pluvieuse nuit d’hiver, il l’avait appelée chez elle. Elle avait décroché le téléphone en peignoir de bain et pantoufles Bugs Bunny, les cheveux pris dans une serviette en turban. Elle ne pouvait oublier la date, puisque c’était la première semaine de l’opération « Tempête du désert ». Agent technique à l’époque, elle venait de rentrer de New York où elle avait eu pour mission de remplacer le poste de radio dans la limousine de la mission irakienne auprès de l’ONU. Le nouvel appareil avait exactement le même aspect que l’ancien, sinon qu’il retransmettait toutes les conversations menées dans la voiture à un satellite militaire américain. L’intervention dans un garage privé avait été des plus délicates et elle était encore sous le coup de la tension nerveuse.

Pendant une seconde de naïveté, elle avait cru que Krendler téléphonait pour la féliciter de son travail. Elle se rappelait encore les rafales contre les vitres et sa voix dans le combiné, un peu pâteuse, un brouhaha de bar en bruit de fond.

Il lui avait proposé de sortir avec lui. Il pouvait passer la prendre dans une demi-heure, avait-il assuré. C’était un homme marié.

— Je ne pense vraiment pas, Mr Krendler.

Et elle avait enfoncé la touche d’enregistrement sur son répondeur, ce qui avait produit un bip très reconnaissable. A l’autre bout, il avait aussitôt raccroché.

Plusieurs années après, installée dans ce bureau qu’elle avait tant attendu, Starling calligraphia son nom sur un bout de papier qu’elle scotcha à la porte. Mais cela n’avait rien de drôle, alors elle l’arracha et l’expédia à la poubelle.

Il n’y avait qu’une seule lettre dans sa corbeille de courrier. C’était un questionnaire du Livre Guinness des records qui se proposait de la nommer la femme des services de sécurité américains ayant le plus grand nombre de criminels neutralisés à son tableau de chasse. Le terme de « criminels » était utilisé à bon escient, précisait le responsable de la publication, puisque tous étaient à leur mort l’objet de multiples inculpations et que trois d’entre eux étaient sous le coup de mandats d’arrestation. Le formulaire alla rejoindre son nom dans la poubelle.

Elle entamait sa deuxième heure de recherches laborieuses sur son terminal d’ordinateur, non sans souffler de temps à autre sur une mèche de ses cheveux blonds pour l’écarter de son visage, lorsque quelqu’un frappa à la porte et passa la tête à l’intérieur. C’était Crawford.

— J’ai eu un coup de fil de Brian au labo, Starling. La radio fournie par Mason et celle que vous avez obtenue de Barney correspondent point par point. C’est bien le bras de Lecter. Ils vont les digitaliser pour les comparer encore mais d’après Brian ça ne fait aucun doute. On va verser le tout dans le dossier protégé qui est réservé à Lecter sur le VICAP (le Violent Criminal Apprehension Program, Programme de recherche des criminels dangereux).

— Et Mason Verger?

— On va lui dire la vérité. Vous et moi, Starling, nous savons pertinemment qu’il ne partagera rien avec nous, à moins de tomber sur quelque chose qui dépasse ses moyens. Mais à ce stade, si nous essayons de lui rafler sa piste brésilienne sous le nez, on va se retrouver sans rien.

— Vous m’avez dit de laisser tomber, c’est ce que j’ai fait.

— Oui ? Mais vous aviez l’air bien occupée, tout de suite…

— Verger a reçu la radiographie par DHL. Avec le code-barre et le carnet de service du porteur, ils ont retrouvé assez facilement le lieu de la prise en charge de l’enveloppe. Hôtel Ibarra, à Rio. — Elle leva une main pour couper court à toute protestation. — Tout ça uniquement de source new-yorkaise, notez bien. Pas la moindre enquête au Brésil même. Par ailleurs, pour traiter ses petites affaires au téléphone, et il y en a un paquet, Mason passe par le standard du bureau des paris sportifs de Las Vegas. Vous pouvez imaginez le nombre d’appels qui transitent par là.

— Est-ce que j’ai vraiment envie de savoir comment vous avez appris ça ?

— Un plan réglo à cent pour cent… Enfin, pratiquement. Je n’ai rien planté chez lui, si c’est ce que vous vous demandez. Simplement, je me suis procuré les codes d’accès à ses factures téléphoniques. N’importe quel agent du service technique peut faire pareil. Bon, admettons qu’il fasse obstruction à l’enquête. Avec l’influence qu’il a, combien de temps il nous faudrait pour obtenir un mandat nous autorisant à le mettre sur écoutes ? Et à quoi ça nous servirait, même au cas où il serait inculpé ? Seulement, voilà, il passe par les paris sportifs…

— Je vois. La Commission des jeux du Nevada serait en droit de surveiller leur standard, ou de tracasser ce bureau jusqu’à obtenir ce dont nous avons besoin. Les destinataires de ses appels, en l’occurrence.

— Voilà. J’ai laissé tomber Mason, exactement comme vous me l’avez demandé.

— C’est clair, en effet. Bon, vous pouvez lui dire que nous avons demandé de l’aide à Interpol et à notre ambassade. Expliquez-lui que nous avons besoin d’envoyer des types à nous là-bas pour préparer le terrain à son extradition. Il a probablement commis des crimes en Amérique du Sud, donc nous avons intérêt à l’extrader avant que la police de Rio ne se mette à piocher dans ses dossiers étiquetés « cannibalisme ». Tout ça, s’il est vraiment là-bas, évidemment… Dites-moi, Starling : ça ne vous rend pas malade de traiter avec Verger ?

— Ça demande une certaine préparation, j’admets. Mais vous m’avez initiée quand on a sorti de l’eau ce macchab’ en Virginie… Comment je parle, moi ? Je voulais dire cette jeune femme, Fredericka Bimmel. Oui, il me rend malade, Mason. Et la vérité, Jack, c’est que plein de choses me produisent le même effet, ces derniers temps…

La surprise lui coupa la voix. Jamais encore elle n’avait appelé le chef de division Crawford par son prénom, jamais elle n’en avait eu l’intention. Ce « Jack » était un choc pour elle. Elle étudia les réactions éventuelles sur un visage réputé impénétrable.

Il hocha la tête avec un petit sourire triste.

— Moi aussi, Starling. Euh, vous voudriez un ou deux comprimés de Sorbitol avant de l’appeler?

Mason Verger ne prit pas la peine de lui répondre personnellement. Un secrétaire la remercia du message et l’assura qu’il la recontacterait. Mais il ne le fit pas : venue d’un échelon bien plus élevé que celui de Clarice Starling, l’information sur les radiographies concordantes était déjà pour lui de l’histoire ancienne.

14

Si Mason Verger savait que sa radiographie était celle du bras du docteur Lecter bien avant que Starling n’ait été elle-même au courant, c’était parce que ses entrées au département de la justice étaient nettement meilleures que les siennes.

Il l’avait appris par un e-mail signé « Rétribution287 », l’un des deux noms de code informatique de l’assistant du député Parton Vellmore à la Commission des affaires juridiques. Le bureau de Vellmore avait été auparavant alerté par un message électronique de « Cassius199 », le second pseudonyme de Paul Krendler en personne.

L’information l’avait plongé dans une grande excitation. Il ne croyait pas que Lecter se trouvait au Brésil, non, mais ce document prouvait que le docteur avait désormais le nombre normal de doigts à la main gauche, et cette confirmation arrivait en même temps qu’une nouvelle piste signalant sa présence en Europe. Mason était presque sûr que le tuyau provenait des services de police italiens. C’était la première fois depuis des années qu’il humait la trace de Lecter avec une telle intensité.

Et il n’avait aucune intention de partager avec le FBI. Grâce à près d’une décennie d’entêtement, d’accès aux dossiers les plus confidentiels, de zèle propagandiste à travers la planète et de fortunes dépensées en ce sens, c’était lui qui occupait la première place dans la chasse au docteur Lecter. Il ne voulait bien communiquer ses informations au Bureau fédéral que s’il pouvait en retirer quelque profit. Ainsi, dans le seul but de faire illusion, il ordonna à son secrétaire de poursuivre Starling d’appels téléphoniques en réclamant de nouvelles précisions. Bientôt, ce fut au moins trois fois par jour qu’il la relança.

Parallèlement, Mason avait fait aussitôt virer cinq mille dollars à sa source brésilienne afin qu’elle continue à remonter la filière de la radiographie. Les fonds qu’il expédia en Suisse pour la suite des événements étaient bien plus importants. Et il était prêt à en débloquer encore dès qu’il disposerait d’informations concrètes.

Il croyait que son informateur européen avait trouvé le docteur Lecter, certes, mais il avait été tant de fois déçu qu’il avait appris à se méfier. La preuve allait venir, tôt ou tard, et il surmontait les affres de l’attente en concentrant son esprit sur ce qui arriverait au docteur une fois qu’il serait entre ses mains. Sur ce plan aussi les préparatifs avaient été longs et complexes, car Mason Verger était un expert en souffrance…

Pour nous, humains, les choix de Dieu lorsqu’Il inflige la douleur sont aussi insatisfaisants qu’incompréhensibles. A moins que l’innocence soit à Ses yeux une offense. Il est clair qu’Il a besoin d’une certaine aide pour canaliser la fureur aveugle avec laquelle Il châtie la terre.

Mason était paralysé depuis douze ans quand il en était venu à percevoir son rôle en la matière. Il n’était alors plus qu’une forme évanescente sous ses draps et il savait qu’il ne se relèverait plus jamais de son lit d’agonie. Ses nouveaux quartiers à Muskrat Farm étaient achevés, il avait des moyens financiers conséquents mais non illimités, puisque l’aïeul des Verger, Molson, régnait encore sur l’empire familial.

C’était le Noël de l’année où le docteur Lecter s’était échappé. En proie aux émotions particulières que provoque généralement l’approche de la Nativité, il se reprochait amèrement de ne pas avoir organisé l’assassinat de Lecter dans sa cellule. Il savait que son ennemi était libre, qu’il sillonnait le monde à sa guise et qu’il se payait très probablement du bon temps.

Lui-même était prisonnier de son poumon artificiel sous une couverture de laine souple, une infirmière à son chevet qui se dandinait inconfortablement sur ses pieds en rêvant de pouvoir enfin s’asseoir. Une escouade d’enfants pauvres étaient arrivés en bus pour chanter des noëls. Avec l’accord de son médecin, ses fenêtres avaient été brièvement ouvertes à l’air glacé. En bas, chacun les mains en coupe autour d’une chandelle, les enfants lui donnaient l’aubade.

Toutes les lumières de sa chambre étaient éteintes. Au-dessus du domaine, la voûte des étoiles était dense.

« Petite ville de Bethléem, comme te voilà immobile ! »

Comme te voilà immobile…

Les paroles l’accablaient de leur ironie : « Comme te voilà immobile, Mason ! »

Dehors, les étoiles de Noël gardaient un silence oppressant. Elles ne lui répondaient rien lorsqu’il levait vers elles son unique œil suppliant, lorsqu’il leur adressait un pauvre signe avec les rares doigts qu’il pouvait bouger. Il n’allait plus pouvoir respirer, pensa-t-il. S’il étouffait dans l’espace, sa dernière vision serait celle des étoiles muettes scintillant dans le vide. Et il suffoquait maintenant, persuadé que le poumon artificiel ne gardait plus le rythme, il devait attendre pour « respirer » sa ligne de vie couleur vert sapin de Noël sur les écrans, tourmentée de pointes, autant de petits conifères dans la forêt nocturne des moniteurs. Pointes de son pouls, une cime systolique, une diastolique…

L’infirmière s’était affolée, prête à appuyer sur le bouton d’alarme, une main déjà tendue vers le flacon d’adrénaline.

Les lignes se moquaient de lui comme les paroles du noël, « Comme te voilà immobile, Mason ! »

Et puis, l’Épiphanie. Avant que l’infirmière n’ait le temps de sonner ou d’attraper ses médicaments, le pelage râpeux de sa vengeance effleura pour la première fois sa main décharnée, implorante, spectrale, et le calma peu à peu.

Quand ils communient pour Noël dans le monde entier, les croyants sont persuadés qu’ils absorbent véritablement le corps et le sang du Christ grâce au miracle de la transsubstantiation. Mason Verger, lui, entreprit alors les préparatifs d’une cérémonie encore plus sidérante, et qui ne nécessitait pas le mystère de l’eucharistie : il avait résolu que le docteur Hannibal Lecter serait dévoré vivant.

15

Mason Verger avait reçu une éducation peu conventionnelle, mais qui convenait aussi bien à l’avenir que son père avait prévu pour lui qu’au but qu’il s’était lui-même désormais fixé. Il avait été pensionnaire dans un lycée en grande partie financé par les donations paternelles, et où ses fréquentes absences avaient donc été aisément pardonnées. Car le patriarche des Verger avait l’habitude de retenir l’enfant auprès de lui plusieurs semaines d’affilée afin de parfaire sa véritable éducation dans les étables et les abattoirs, la source de la fortune familiale.

Molson Verger avait fait œuvre pionnière dans plusieurs aspects de l’élevage, à commencer par celui de la réduction des coûts de production. Ses premiers essais d’alimentation bon marché, un demi-siècle auparavant, étaient allés encore plus loin que ceux de Batterham : il avait introduit dans le régime habituel des porcins de la poudre de soies de porc et de plumes de poulet, ainsi que du fumier, en quantités jugées très audacieuses à l’époque. Dans les années 40, il s’était taillé une réputation de dangereux charlatan lorsqu’il avait supprimé l’eau à ses cochons pour la remplacer par une décoction de purin animal qui accélérait la prise de poids. Les ricanements cessèrent à la vue des profits ainsi accumulés, et tous ses concurrents s’empressèrent de l’imiter.

Ce ne fut pas le seul terrain sur lequel Molson Verger imposa ses vues dans la branche de la boucherie industrielle. Puisant dans sa fortune personnelle, il combattit sans relâche la loi sur l’abattage sans douleur à partir de critères strictement économiques et réussit à ne pas perdre la face en stigmatisant les législateurs tout en les arrosant copieusement. Toujours avec Mason à ses côtés, il supervisa des expériences à grande échelle pour déterminer à quel moment il était possible de cesser d’alimenter les animaux destinés à l’abattage sans qu’ils ne subissent de perte de poids significative.

Ce furent aussi les recherches génétiques financées par les Verger qui permirent enfin la mise au point des espèces de cochon belge surmusclées, épargnées par les suintements qui affligeaient jusqu’alors ce type de porcs. Toujours prêt à acheter des « reproducteurs » dans le monde entier, Molson Verger encouragea aussi maints programmes zootechniques à l’étranger.

Mais l’abattage est avant tout l’affaire des hommes, et personne ne le comprit mieux que lui. Il réussit à domestiquer les leaders syndicaux lorsque ceux-ci cherchèrent à écorner ses profits par des revendications salariales ou l’exigence de meilleures conditions de travail. En ce domaine, ses étroites relations avec le crime organisé lui furent d’un grand secours pendant trois décennies.

A cette époque, Mason ressemblait énormément à son père : mêmes sourcils d’un noir aile de corbeau au-dessus d’yeux carnassiers d’un bleu délavé, mêmes cheveux plantés très bas en oblique sur le front. Molson Verger aimait prendre la tête de son fils entre ses mains et la tâter affectueusement comme s’il établissait sa paternité au travers de traits physiques spécifiques, de même qu’il était capable de reconnaître le patrimoine génétique d’un porc en parcourant des doigts la structure osseuse de sa face.

Mason avait été un disciple doué et, lorsque son état le cloua à jamais au lit, il resta capable de diriger l’affaire familiale en prenant des décisions mûrement réfléchies que ses subalternes étaient chargés d’appliquer. Ce fut ainsi l’idée du fils Verger de pousser les autorités américaines et les Nations Unies à ordonner la destruction de tous les cochons de Haïti en invoquant les risques de contagion par la grippe porcine d’Afrique. Ce fut pour lui l’occasion de vendre les grands porcs blancs d’Amérique afin de remplacer l’espèce locale. Et, comme ces éléments importés ne résistaient pas aux conditions climatiques de l’île, il fallut les renouveler sans cesse, jusqu’à ce que les Haïtiens finissent par avoir recours aux pourceaux venus de République dominicaine, plus trapus et plus robustes.

Et maintenant, avec l’expérience d’une vie industrieuse et le savoir d’un spécialiste, Mason Verger vibrait tel Stradivarius s’approchant de son établi tandis qu’il mettait en place le dispositif de sa vengeance.

Quel trésor de connaissances et de ressources recélait ce crâne défiguré! Cloué au lit, composant dans son esprit comme Beethoven devenu sourd, il se souvenait de toutes les foires porcines qu’il avait hantées avec Molson pour surveiller la concurrence, le petit couteau en argent du père Verger toujours prêt à jaillir de sa veste et à s’enfoncer dans l’échine d’une bête exposée afin d’estimer l’épaisseur de la graisse, puis le célèbre éleveur s’éloignant du couinement indigné, son air digne dissuadant tout reproche, la main à nouveau dans la poche, l’ongle de son pouce marquant la profondeur obtenue sur la lame. S’il avait encore eu des lèvres, il aurait souri au souvenir de Molson Verger frappant ainsi un animal de concours qui ne se méfiait de rien, des cris du garçon qui le présentait, de l’intervention du père outragé et des sbires de Molson l’entraînant sans ménagement hors du chapiteau… Ah, quelle époque bénie, vraiment!

A ces expositions, il avait observé des espèces exotiques venues du monde entier. Et, dans la perspective qui l’occupait désormais, il avait collecté le meilleur de ce qu’il avait vu en ce temps-là.

Le programme d’élevage avait débuté sitôt après sa très personnelle Épiphanie. Il avait pour cadre une petite porcherie que les Verger possédaient en Sardaigne, choisie pour sa discrétion et sa proximité de l’espace européen. Car, s’il pensait — à raison — que la première étape du docteur Lecter après son évasion avait été l’Amérique du Sud, il était convaincu que ses goûts le conduiraient tôt ou tard en Europe. C’est pour cette raison qu’il faisait surveiller chaque année le Festival de Salzbourg ou d’autres manifestations culturelles du Vieux Continent. Et c’est pour cette raison aussi qu’il avait envoyé ses éleveurs préparer en Sardaigne le théâtre de la mort du docteur Lecter.

L’un de ses exécuteurs serait Hylochoerus meinertzhageni, le cochon sauvage géant, six tétines et trente-huit chromosomes, un mangeur infatigable, un omnivore sans scrupule, à l’instar de l’homme. Long de deux mètres dans les familles des montagnes, il peut atteindre les deux cent soixante quinze kilos. Il allait être la note sylvestre de sa composition.

Il y avait ensuite le sanglier commun d’Europe, Sus scrofa scrofa, trente-six chromosomes dans sa forme la plus pure, tout en soies raides et en défenses meurtrières, un animal aussi vif que brutal qui peut éventrer une vipère de son sabot aiguisé et l’engloutir en quelques secondes. Lorsqu’il est en rut ou qu’il veut protéger ses marcassins, il est prêt à charger tout ce qui le menace. La laie, qui dispose de douze tétines, est une mère attentionnée. Avec cette espèce, Mason avait trouvé le thème principal, ainsi qu’une apparence faciale susceptible de donner au docteur Lecter un atroce dernier reflet de sa propre destruction (cf. Harris on the Pig, 1881).

Il avait fait l’acquisition de cochons de l’île d’Ossabaw en raison de leur agressivité, ainsi que de porcs noirs de Jiaxing à cause de leur taux élevé d’oestradiol. Une note discordante était donnée par Babyrousa babyrussa, le babiroussa d’Indonésie orientale, connu sous le nom de « cochon-cerf » pour ses défenses très longues et très grêles. C’était un médiocre reproducteur, avec deux tétines seulement, qui lui avait coûté trop cher malgré son poids relativement dérisoire, à peine cent kilos. Mais Mason savait qu’il ne lui faisait pas perdre de temps puisque des portées sans croisement de babiroussas avaient déjà été mises à bas.

En matière de dentition, le choix avait été limité. Pratiquement toutes les espèces retenues avaient les dents de l’emploi : trois paires d’incisives coupantes, une de canines effilées, quatre de prémolaires et trois de molaires susceptibles de broyer n’importe quoi, soit un total de quarante-quatre aux deux mâchoires.

N’importe quel cochon est prêt à manger un cadavre humain, mais l’amener à dévorer un homme vivant nécessite un certain dressage. Les Sardes embauchés par Mason Verger étaient à la hauteur de cette dernière mission.

Après sept années d’efforts et de multiples portées, les résultats étaient là et ils étaient en tout point… remarquables.

16

Une fois tous les acteurs en place dans les montagnes sardes de Gennargentu, hormis le docteur Lecter, bien entendu, Mason Verger passa à la résolution d’une autre question : comment conserver la scène du trépas de son ennemi pour la postérité, et pour son propre plaisir voyeuriste ? Les dispositions en ce sens avaient été prises depuis longtemps, en réalité. Il s’agissait maintenant de donner l’alerte.

Il mena cette délicate opération par téléphone, au travers du bureau des paris sportifs de Las Vegas. Dans l’impressionnant volume d’appels que le standard recevait, ses communications n’étaient que d’éphémères signaux.

Sa voix métallique, aux consonnes curieusement gommées, se réverbéra donc de la côte virginienne au désert du Nevada pour rebondir par-delà l’Atlantique, d’abord à Rome.

Dans un appartement au septième étage d’un immeuble de la via Archimède, non loin de l’hôtel du même nom, la sonnerie éraillée propre aux téléphones italiens retentit soudain. Un dialogue ensommeillé s’ensuit dans l’obscurité.

Còsa ? Còsa c’è ?

Accendi la luce, idiòta !

La lampe de chevet s’allume. Il y a trois formes allongées dans le lit. Le garçon qui se trouve le plus près du poste décroche le combiné et le tend à un homme plus âgé, corpulent, installé au milieu. A l’autre bout, une fille blonde, d’une vingtaine d’années, lève un visage endormi dans la lumière puis le laisse retomber sur l’oreiller.

Pronto, chi ? Chi parla ?

— Oreste, mon ami ! Ici, Mason.

Il se redresse, fait signe au garçon de lui passer un verre d’eau minérale.

— Ah, Mason, mon ami! Excusez-moi, je dormais. Quelle heure est-il, chez vous ?

— Il est tard chez moi comme chez vous, Oreste. Vous vous souvenez de ce que je vous ai promis et de ce que vous deviez faire pour moi ?

— Euh… Bien sûr.

— Eh bien, le moment est arrivé, mon ami. Vous savez ce qu’il me faut. J’ai besoin d’une prise de vue à deux caméras, et d’une qualité de son autrement meilleure que celle de vos petits films pornographiques. Comme vous allez devoir produire l’électricité dont vous aurez besoin, cela signifie que le générateur sera installé aussi loin que possible. Il me faut aussi de jolis plans de paysages que nous monterons ensuite, et des chants d’oiseaux. Je veux que vous partiez en repérage demain et que vous mettiez tout en place. Vous pouvez laisser votre matériel là-bas, je garantis sa sécurité. Ensuite, vous rentrez à Rome jusqu’au tournage, mais débrouillez-vous pour être prêt dans les deux heures après notification. C’est clair, Oreste ? Il y a un ordre de virement pour vous à la Citibank. D’accord ?

— C’est que là je suis en plein…

— Vous voulez le faire ou non, Oreste ? C’est vous qui disiez que vous en aviez assez de filmer de la baise et du gore ou des documentaires débiles pour la RAI. Vous êtes réellement décidé à tourner quelque chose d’important, Oreste ?

— Mais… oui, Mason.

— Alors, en route ! L’argent est à la Citibank. Partez tout de suite.

— Où ça, Mason ?

— En Sardaigne. Vous serez attendu à l’aéroport de Cagliari.

L’appel suivant aboutit à Porto-Torrès, sur la côte est de la Sardaigne. Il dura peu. Mason n’eut en effet que quelques mots à prononcer, le mécanisme qu’il avait patiemment mis en place là-bas étant aussi efficace et implacable que sa guillotine portable. Moins expéditif, certes, mais plus élaboré, écologiquement parlant.

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