III VERS LE NOUVEAU MONDE

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Un silence craintif entourait Mason Verger. Ses subordonnés ne lui auraient pas manifesté plus d’égards s’il avait perdu un nouveau-né. A l’un d’eux qui lui demandait comment il se sentait, il répondit : « Comme quelqu’un qui vient de dépenser une masse d’argent pour un Rital refroidi. »

Après quelques heures de sommeil, il réclama qu’on amène des enfants dans la salle de jeux jouxtant ses appartements, et exprima le désir de s’entretenir avec les plus instables d’entre eux. Mais aucun enfant perturbé n’était immédiatement disponible, et son fournisseur habituel dans les bas quartiers de Baltimore n’avait pas le temps d’en déstabiliser quelques-uns à son usage.

Cette nouvelle déception digérée, il ordonna à Cordell, son assistant et infirmier personnel, de blesser des carpes d’ornement et de les jeter dans l’aquarium jusqu’à ce que la murène repue se retire dans les rochers, des débris dorés irisant l’eau teintée de rose et de gris.

Puis il tenta de chercher noise à sa sœur Margot, mais elle alla s’enfermer dans la salle de gymnastique et ignora ses appels sur le pager des heures durant. A Muskrat Farm, elle était la seule à oser le traiter de haut.

Un court extrait, soigneusement expurgé, d’une vidéo amateur montrant la mort de Rinaldo Pazzi fut diffusé aux informations télévisées du soir, le samedi, avant que le docteur Lecter n’ait été formellement identifié comme son meurtrier. Les détails anatomiques les plus saisissants étaient épargnés aux spectateurs par des mires de brouillage.

Le secrétaire de Mason appela immédiatement la chaîne pour obtenir la bande originale. Elle arriva par hélicoptère quatre heures plus tard. Sa provenance ne manquait pas de sel.

Pris de panique, l’un des deux touristes qui avaient leur caméra braquée sur la façade du palais Vecchio au moment de l’exécution de Rinaldo Pazzi n’avait pas été en mesure de filmer la chute. Le deuxième, un Suisse, était par contre resté de bois et avait enregistré toute la scène en allant même jusqu’à zoomer sur les balancements de la corde depuis le balcon.

Craignant que la police ne saisisse son document et que la RAI l’obtienne ainsi gratuitement, le caméraman amateur, un certain Viggert, fonctionnaire du bureau helvétique des brevets et licences, avait aussitôt téléphoné à son avocat à Lausanne pour établir avec lui ses droits sur la cassette. Après une batailles d’enchères, c’était ABC Television qui les avait acquis, Viggert conservant un pourcentage sur chaque diffusion. Les droits de publication pour la presse nord-américaine allèrent au New York Post, suivi de près par le National Tattler.

La bande avait immédiatement rejoint les grands classiques du voyeurisme macabre, aux côtés de la mort en direct de JFK sous l’objectif d’Abraham Zapruder, de l’assassinat de Lee Harvey Oswald et du suicide d’Edgar Bolger. Mais Viggert allait se reprocher amèrement sa précipitation lorsqu’il apprendrait que le docteur Lecter était accusé du crime…

La cassette était complète, non expurgée. Au début, on voyait la famille suisse en vacances, les enfants lorgnant avec discipline les parties viriles du David de l’Accademia quelques heures avant le drame.

Derrière son monocle électrique, Mason Verger considéra sans grand intérêt cette coûteuse pièce de boucherie pendue à un fil électrique. La petite leçon d’histoire servie par La Nazione et le Corriere della Sera à propos des deux Pazzi défenestrés au même endroit à cinq cent vingt ans de distance le laissa également froid. Mais ce qui le mit dans tous ses états, ce qu’il repassa encore et encore sur son magnétoscope, c’était le moment où l’objectif remontait le long du cordon jusqu’au balcon où une mince silhouette, à peine distincte dans la faible lumière venue de l’intérieur, faisait… faisait un salut. Un salut à Mason Verger. Oui, le docteur Lecter agitait négligemment la main comme lorsqu’on adresse un au revoir à un petit enfant.

— Bye-bye, répondit Mason de ses ténèbres. Bye-bye.

La voix amplifiée tremblait de rage.

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L’implication formelle du docteur Hannibal Lecter dans l’assassinat de Rinaldo Pazzi donna à Clarice Starling l’occasion de se remettre enfin sérieusement au travail, Dieu merci. De facto, et à son modeste échelon, elle devint l’agent de liaison entre le FBI et les autorités italiennes. S’absorber à nouveau dans une tâche de longue haleine était un vrai soulagement.

Depuis la fusillade du marché aux poissons, le monde n’avait plus été le même pour Starling. Avec les autres survivants du raid, elle avait été maintenue dans une sorte de purgatoire administratif, en attente des conclusions que le département de la justice devrait remettre à la vague sous-commission parlementaire chargée de l’enquête.

Après avoir retrouvé la radiographie du bras de Lecter, elle avait fait office de remplaçante hautement qualifiée à l’École nationale de police de Quantico, suppléant des instructeurs tombés malades ou partis en vacances.

Pendant tout l’automne et l’hiver, Washington avait été hanté par un scandale survenu à la Maison-Blanche. Les censeurs écumants dépensèrent bien plus de salive qu’il n’en avait coulé pour ce triste petit péché et le président des États Unis dut avaler publiquement plus que sa part de couleuvres pour tenter d’échapper à la destitution.

Au milieu de tout ce cirque, l’affaire du massacre du marché de Feliciana prit vite les proportions d’une broutille à oublier au plus vite. Chaque jour, cependant, un constat accablant s’imposait un peu plus à Starling : elle n’accomplirait plus jamais son travail comme avant. Elle était marquée. Ses collègues prenaient un air méfiant dès qu’ils devaient traiter avec elle, comme si elle était affligée de quelque maladie contagieuse. Et elle était assez jeune pour se laisser surprendre et décevoir par ces réactions.

Donc, un peu d’activité était bienvenue. Les demandes d’informations sur Hannibal Lecter en provenance d’Italie affluaient à la division Science du comportement, généralement en double exemplaire; une des copies devant être transmise au département d’État. Starling y répondait avec diligence. Elle enfournait les documents concernant Lecter sur les télécopieurs ou dans des e-mails envoyés à la chaîne, non sans s’étonner de la dispersion subie par le matériel annexé pendant les sept années qui avaient suivi l’évasion du docteur.

Son petit bureau en sous-sol était envahi de papiers, de fax italiens sur lesquels l’encre bavait, de coupures de presse. En contrepartie, qu’avait-elle à offrir à ses homologues européens ? L’élément qui les emballa le plus fut la consultation du dossier Lecter sur le VICAP effectuée depuis l’unique ordinateur de la Questura quelques jours avant la mort de Pazzi. Cela permit aux journaux italiens de ressusciter la réputation de l’inspecteur en soutenant qu’il avait œuvré en secret à la capture du meurtrier afin de restaurer son honneur.

A l’inverse, se demandait-elle, quelle donnée relative au meurtre de Pazzi pourrait être utile ici, au cas où le docteur reviendrait aux États-Unis ?

Jack Crawford n’était guère présent pour la conseiller. Il passait beaucoup de temps au tribunal et, comme la date de sa retraite approchait, on lui retira nombre de dossiers encore ouverts, de sorte qu’il prenait toujours plus de congés-maladie et qu’il se montrait de plus en plus inaccessible quand il était au bureau.

L’idée qu’elle devrait bientôt se passer de son expérience lui donnait des accès de panique.

Au fil de sa carrière au FBI, Clarice Starling avait vu beaucoup de choses. Elle savait que si le docteur Lecter frappait à nouveau en Amérique du Nord, les trompettes boursouflées du pathos se mettraient à sonner sur la colline du Capitole, qu’un bruyant concert de je-vous-l’avais-bien-dit monterait du département de la justice et que le débinage réciproque se déchaînerait, les douanes et la police des frontières étant les premières à déguster pour l’avoir laissé rentrer dans le pays.

Les autorités du comté où le crime aurait lieu exigeraient tout ce qui concernait Lecter de près ou de loin, l’antenne locale du FBI accaparerait toutes les ressources du service. Puis le docteur passerait à l’acte ailleurs et le scénario se déplacerait avec lui…

Et s’il finissait par être arrêté, les responsables s’en disputeraient la gloire tels des grizzlis autour d’une proie en sang.

La responsabilité de Starling, cependant, était de préparer l’éventualité de son retour sans se demander si ce serait le cas ou non et sans se laisser envahir par le découragement à la perspective des intrigues qui ne manqueraient pas d’entourer l’enquête.

Elle se posait une question toute simple qui aurait paru d’une confondante naïveté à tous les carriéristes qui grouillaient à Washington : comment pouvait-elle accomplir ce pour quoi elle avait précisément prêté serment? Comment pourrait-elle protéger ses concitoyens et neutraliser le meurtrier s’il revenait ici ?

A l’évidence, le docteur Lecter disposait d’excellents papiers d’identité et de solides ressources financières. Il savait se dissimuler avec une rare intelligence. Il n’était qu’à considérer l’élégante simplicité de la cachette qu’il avait choisie sitôt après son évasion à Memphis : un hôtel quatre étoiles tout près d’une grande clinique de chirurgie esthétique de Saint Louis, dont la moitié des clients avaient les traits dissimulés sous des bandages. Eh bien, il s’était affublé de pansements, lui aussi, et il avait mené la grande vie avec l’argent d’un mort.

Quelque part dans son tas de paperasses, Starling avait encore tous ses reçus de service d’étage à Saint Louis. Des sommes astronomiques. Une bouteille de Bâtard-Montrachet à cent vingt-cinq dollars, par exemple. Quel goût tous ces mets raffinés avaient-ils dû avoir, après des années de tambouille carcérale…

Elle avait demandé aux Italiens une copie de tout ce qu’ils avaient trouvé à Florence. Ils avaient répondu avec empressement mais, en voyant la piètre qualité de l’impression, elle s’était dit que leur photocopieuse marchait sans doute à la suie.

Tout était dans le plus grand désordre. Dans une épaisse chemise, ses papiers personnels saisis au palais Capponi : quelques notes sur Dante, de son écriture qui était désormais si familière à Starling, un mot à l’intention de la femme de ménage, une facture de l’épicerie fine Vera dal 1926 pour deux bouteilles de Bâtard-Montrachet et quelques tartufi bianchi. Toujours le même cru, mais quelle était cette autre emplette ?

Le dictionnaire scolaire d’italien dont elle se servait lui apprit qu’il s’agissait de truffes blanches, dites du Piémont. Elle appela le chef d’un bon restaurant italien de Washington, lui demanda de lui décrire la chose et dut trouver un prétexte pour raccrocher alors qu’il s’extasiait déjà depuis cinq bonnes minutes sur leur goût incomparable.

Affaire de goût, encore. Le vin, les truffes. C’était une constante entre l’existence de Lecter aux États-Unis et sa nouvelle vie en Europe, entre son ancien personnage d’expert médical réputé et le monstre en fuite. Il avait pu changer de visage, mais non de goût. Il n’était pas le genre d’homme à se renier.

Elle abordait là un terrain sensible car c’était à propos de goût que le docteur Lecter l’avait pour la première fois piquée au vif en la complimentant sur son sac à main, mais aussi en moquant ses chaussures de grand magasin. Comment l’avait-il appelée, déjà? Une petite pécore proprette, aguicheuse, et avec très, très peu de goût…

C’était bien là l’épine qui l’irritait toujours dans la routine quotidienne de sa vie de fonctionnaire, au milieu d’objets purement utilitaires, dans un environnement sans âme.

Parallèlement, sa foi aveugle dans la technique était en train de mourir, laissant la place à autre chose. Oui, elle s’était lassée de cette religion commune aux professionnels du danger. Affronter revolver au poing un délinquant armé ou se battre au corps à corps avec lui suppose la conviction qu’une technique parfaite, un entraînement constant vous garantiront l’invincibilité. C’est une erreur, notamment quand les armes à feu commencent à parler : vous pouvez mettre plus de chances de votre côté, certes, mais si vous vous retrouvez souvent sous les balles, l’une d’elles finira par vous tuer, tôt ou tard.

Starling l’avait vérifié de ses propres yeux.

Ainsi donc, sur le point de renier la religion de la technique, vers quoi pouvait-elle se tourner ?

Dans les épreuves et dans la répétition usante des jours, elle avait commencé à regarder la forme des choses, à se fier aux réactions viscérales qu’elles provoquaient en elle sans chercher à les évaluer ou à les limiter par des mots. C’est à peu près à ce stade qu’elle remarqua qu’elle ne lisait plus les journaux de la même façon. Auparavant, elle aurait lu la légende avant de regarder une photo. Plus maintenant. Parfois, il lui arrivait de ne plus prêter la moindre attention à la légende.

Pendant des années, elle avait feuilleté les magazines de mode en se cachant presque, avec la même culpabilité que s’il s’était agi de matériel pornographique. Désormais, elle était prête à admettre que ces images stimulaient en elle un appétit de vivre, une soif de sensations. Dans sa structure mentale galvanisée par les luthériens contre la rouille corruptrice, elle avait l’impression d’être en train de s’abandonner à une délicieuse perversion.

Avec le temps, elle aurait fini par concevoir la même stratégie, mais la vague qui montait en elle l’aida à y parvenir plus vite, la poussa vers l’idée que le goût de Lecter pour ce qui était rare, réservé à un marché limité, pourrait bien être la nageoire dorsale du monstre, celle qui coupait la surface des flots et le rendrait repérable.

En comparant des listes de clients sur son ordinateur, elle était susceptible de tomber sur l’une ou l’autre de ses identités d’emprunt. Pour cela, elle avait besoin de connaître avec précision ses préférences. Ses goûts. Elle devait arriver à mieux le connaître que quiconque au monde ne l’avait jamais connu.

« Qu’est-ce qu’il apprécie, d’après ce que je sais de lui ? La musique, le vin, les livres, la bonne cuisine. Et il m’apprécie, moi… »

Le premier pas dans la formation du goût consiste à accepter de se fier à sa propre opinion. En matière de gastronomie, de musique ou de vin, Starling ne pouvait se référer qu’aux habitudes déjà avérées du docteur, à ce qu’il avait consommé dans le passé, mais il y avait un terrain sur lequel elle était au moins son égale : les voitures. C’était une passion, chez elle. Il suffisait de voir sa Mustang pour le comprendre.

Avant d’être démasqué, le docteur Lecter avait eu une Bentley « supercharge ». Avec un compresseur volumétrique et non un turbocompresseur : un équipement réalisé à la demande, muni d’un groupe motopropulseur à déplacement positif de type Rootes qui n’avait pas le temps de latence et les à-coups d’un turbo. Mais le marché des Bentley sur mesure était si étroit qu’il prendrait un risque certain s’il y revenait, conclut-elle rapidement.

Alors, quel modèle achèterait-il, maintenant? Elle comprenait, elle « éprouvait » la sensation qu’il recherchait au volant. La puissance d’un moteur V8 encore augmentée, le couple maintenu bas et constant, la compression linéaire… Que choisirait-elle elle-même sur le marché actuel ?

Sans hésitation aucune, une Jaguar XJR « supercharge ». Par télécopie, elle demanda aux concessionnaires de la marque sur les deux côtes du continent de lui adresser un relevé hebdomadaire de ventes.

Et puis, quoi d’autre ? Qu’est-ce que le docteur Lecter aimait et que Starling connaissait bien, très bien ?

« Il m’apprécie, moi… »

Avec quel empressement il avait réagi au malheur qui s’était abattu sur elle, même compte tenu du délai imposé par le transit de sa lettre par un service de postage. Dommage que la piste de la machine à affranchissement ait tourné court : elle était tellement facile d’accès que n’importe quel escroc aurait pu s’en servir.

En combien de temps le National Tattler parvenait-il en Italie ? C’était par cette gazette qu’il avait appris ses ennuis. Un numéro avait été retrouvé au palais Capponi. Est-ce que la feuille à scandale avait un site Web ? Mais en admettant que le docteur Lecter ait eu un ordinateur en Italie, il aurait pu également lire le compte rendu de la fusillade sur le site public du FBI. Que pourrait révéler un portable utilisé par Lecter ?

Aucun appareil informatique n’était indiqué dans la liste des affaires personnelles saisies par la police italienne à Florence. Et pourtant, elle se souvenait d’avoir vu quelque chose. Elle ressortit les photos de la bibliothèque où il avait travaillé à Florence. Là, c’était le magnifique bureau sur lequel il lui avait écrit sa lettre. Et dessus, il y avait bien un ordinateur portable. Un Philips. Sur les images suivantes, il avait disparu.

Armée de son petit dictionnaire, elle peina à préparer une télécopie à l’intention de la Questura de Florence

Fra le cose personali del dottor Lecter, c’è un computer portàbile ?

Et ainsi, à petits pas, Clarice Starling commença à poursuivre Hannibal Lecter dans le labyrinthe de ses goûts. A petits pas, mais avec plus d’assurance dans sa démarche qu’elle n’était tout à fait en droit d’en éprouver.

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Cordell, l’assistant de Mason Verger, reconnut immédiatement l’écriture sur l’enveloppe à en-tête de l’hôtel Excelsior, Florence, Italie. Elle ressemblait en tout point à l’échantillon qu’il gardait dans un cadre sur son bureau.

A l’instar d’un nombre grandissant d’Américains fortunés à l’ère de l’Unabomber et de ses lettres piégées, Verger disposait d’un écran de contrôle fluorescent similaire à ceux dont les bureaux de poste US sont équipés.

Après avoir enfilé des gants, Cordell entreprit l’examen. Les rayons ne détectèrent ni fils, ni batteries. Conformément aux instructions très précises de Mason, il photocopia la lettre et l’enveloppe en manipulant l’original avec des pincettes, puis changea de gants avant de prendre la copie et de l’apporter à son employeur.

La missive était rédigée dans la ronde inimitable du docteur Lecter


Cher Mason,


Je vous remercie d’avoir placé une prime aussi énorme sur ma tête. Je serais ravi que vous l’augmentiez encore : en matière de dispositif de première alerte, c’est encore mieux qu’un radar. De telles sommes poussent les représentants de la loi de tous les pays à oublier leur devoir et à s’agiter derrière moi pour leur propre compte, avec les résultats que vous savez.

En fait, je vous écrivais surtout pour vous rafraîchir la mémoire sur un sujet qui doit vous être cher: votre ancien nez.

Dans l’interview si touchante que vous avez accordée l’autre jour au Ladies’ Home Journal, votre contribution à la lutte contre la drogue, vous soutenez que vous avez donné, en même temps que le reste de votre visage, cet appendice en pâture à Skippy et Spot, les deux clébards qui frétillaient à vos pieds. Inexact : vous l’avez mangé vous-même, en guise d’en-cas. A en juger par le bruit que vous avez alors produit en le mastiquant, j’oserais avancer qu’il devait avoir la consistance croustillante du gésier, et d’ailleurs, vous vous êtes exclamé à ce moment-là : « Ça a exactement le goût du poulet ! » Pour ma part, j’ai déjà entendu ce son dans des bistros parisiens, lorsqu’un convive français attaque une salade de gésiers confits.

Vous ne vous en souvenez pas, Mason ?

A propos de poulet, vous m’avez raconté au cours de votre thérapie qu’au temps où vous pervertissiez les enfants défavorisés durant vos camps d’été, vous avez découvert que le contact du chocolat vous donnait des irritations à l’urètre. Vous avez oublié ce détail aussi, n’est-ce pas ?

Ne croyez-vous pas probable que vous m’ayez alors fait toutes sortes de confidences que vous ne vous rappelez plus ?

Il y a une similitude frappante entre Jézabel et vous, Mason. Fervent lecteur de la Bible que vous êtes, vous savez bien sûr qu’elle eut la face puis le reste du corps dévorés par les chiens après que les eunuques l’eurent jetée par la fenêtre.

Vos gens auraient très bien pu m’assassiner en pleine rue. Mais vous me vouliez vivant, exact ? Au parfum que dégageaient vos sbires, il est facile de deviner quelle petite sauterie vous me réserviez. Ah, Mason, Mason… Puisque vous semblez tant tenir à me voir, laissez-moi vous offrir une promesse réconfortante. Et vous savez que je tiens toujours parole.

Donc : avant que vous ne mouriez, vous me verrez en face de vous.

Sincères salutations,

Dr Hannibal Lecter.


P-S. : Je me demande seulement si vous vivrez assez longtemps pour cela, Mason. C’est inquiétant. Vous devez absolument éviter les nouvelles formes de pneumonie qui se développent en ce moment. Prostré comme vous l’êtes — et comme vous allez le rester -, vous êtes un sujet à risque. Je recommanderais une vaccination immédiate, complétée d’une immunisation contre les hépatites A et B. Je n’ai pas du tout envie de vous perdre prématurément.


Mason Verger paraissait quelque peu suffoqué à la fin de sa lecture. Il attendit, attendit, et, quand il s’en sentit capable, il parla à Cordell, sans que celui-ci distingue un seul mot.

En se penchant sur le malade, l’assistant-infirmier fut récompensé par une salve de postillons lorsque Verger répéta son ordre :

— Trouvez-moi Paul Krendler au téléphone. Et appelez aussi le maître-porc.

44

L’assistant de l’inspecteur général de la Justice américaine, Paul Krendler, arriva à Muskrat Farm à bord de l’hélicoptère qui livrait quotidiennement la presse étrangère à Mason Verger.

Si la présence inquiétante de cet homme et l’antre obscur habité par sa respiration mécanique et sa murène sans cesse en mouvement avaient déjà de quoi le mettre mal à l’aise, Krendler dut aussi supporter ad nauseam la vidéo de la mort de Pazzi.

A sept reprises, d’affilée, il lui fallut regarder la famille Viggert en contemplation devant le David de Michel-Ange, puis le policier plonger dans le vide et ses entrailles jaillir de son ventre. A la septième fois, il s’attendait presque à voir David perdre les siennes aussi.

Enfin, la vive lumière de la réception s’alluma au seuil de la chambre de Mason. La chaleur du spot faisait déjà luire le crâne de Krendler sous sa maigre chevelure coupée en brosse.

Comme il était un Verger, et donc un expert hors pair en tours de cochon, Mason aborda directement ce que son visiteur attendait de lui. Avec un débit haché par le poumon artificiel, il commença dans l’obscurité totale qui entourait son lit :

— Je n’ai pas besoin d’entendre… tout un boniment… Combien d’argent il faut?

Krendler aurait voulu s’entretenir en tête à tête avec Mason, mais ils n’étaient pas seuls dans la pièce : une silhouette aux larges épaules, terriblement musclée, se découpait en noir sur les lueurs verdâtres de l’aquarium. La perspective de mener une telle conversation devant un garde du corps le rendait nerveux.

— J’aurais préféré que, euh, nous ne soyons que tous les deux. Ça vous dérangerait de demander à ce monsieur de sortir ?

— C’est ma sœur, Margot. Elle peut rester.

Elle sortit de l’ombre. Les jambes de sa culotte de cycliste bruissaient à chaque pas.

— Oh, je suis désolé! bredouilla Krendler, à moitié levé de sa chaise.

— ’Jour.

Au lieu de serrer la main que lui tendait Krendler, cependant, elle prit deux noix dans le bol qui était posé sur la table et les serra dans son poing jusqu’à ce que les coquilles cèdent avec un craquement sec. Puis elle reprit sa place dans le clair-obscur devant l’aquarium et se mit probablement à manger les noix. Krendler entendit les débris tomber sur le sol.

— Ooookay, fit Mason Verger. On vous écoute.

— Pour éjecter Lowenstein de la vingt-septième circonscription, dix millions de dollars sont un minimum, d’après moi. — Krendler croisa les jambes, les yeux fixés quelque part dans le noir sans savoir si son interlocuteur pouvait le voir, lui. — J’ai besoin de cette somme rien que pour les médias. Mais je vous garantis qu’il a son point faible, et comment ! Je suis bien placé pour le savoir.

— Et c’est quoi ?

— Disons simplement que sa conduite n’est…

— C’est quoi ? Le fric ou le cul ?

Krendler ne se sentait pas à l’aise de prononcer un mot pareil en présence de Margot, même si son frère, apparemment, trouvait cela très normal.

— Euh, c’est qu’il est marié et qu’il entretient depuis longtemps une relation avec un juge de la cour d’appel de son État. Qui a prononcé plusieurs verdicts favorables à certains de ses sponsors. Simple coïncidence, probablement, mais si les télés décident de le coincer là-dessus, il ne me faudra rien de plus.

— Ce juge, c’est une femme ? interrogea Margot.

Krendler fit oui de la tête puis, se rappelant que Mason ne le voyait peut-être pas, il répondit :

— Une femme, oui.

— Dommage! Ç’aurait été encore mieux s’il avait été une « tante »… Pas vrai, Margot? En tout cas, vous ne pouvez pas balancer la merde vous-même. Il est exclu que ça vienne de vous.

— On a concocté un plan qui permet aux électeurs de…

— Vous ne pouvez pas balancer la merde vous-même, répéta Verger.

— Je peux juste me débrouiller pour que l’inspection judiciaire s’intéresse à lui. Une fois que ça atteindra Lowenstein, ça lui restera collé dessus. Vous voulez dire que vous êtes prêt à m’aider?

— Avec la moitié, c’est possible.

— Cinq ?

— N’expédions pas une somme pareille avec ce « cinq » désinvolte. Disons plutôt, avec tout le respect que ça mérite, cinq… millions… de dollars. Le Seigneur m’a béni avec cet argent et avec cet argent j’accomplirai Sa volonté. Vous ne palperez que si Hannibal Lecter me tombe entre les mains, clair et net.

Il attendit le temps de quelques bouffées artificielles.

— Si c’est le cas, vous deviendrez Monsieur le député Krendler de la vingt-septième circonscription électorale du Congrès, net et clair. Et je ne vous demanderai jamais rien de plus que de vous opposer à leur législation pleurnicharde sur l’abattage des animaux. Mais, si le FBI repère Lecter, si les flics l’attrapent et s’il s’en tire avec la mort par injection, vous pouvez m’oublier tout de suite.

— Je ne peux rien faire s’il se fait inculper au niveau local. Ou en admettant que la bande de Crawford ait un peu plus de chance et le coince, c’est au-delà de mon influence, ça.

— Dans combien d’États qui appliquent la peine de mort le docteur Lecter pourrait-il être inculpé ?

La voix de Margot était pointue et cependant aussi grave que celle de son frère, avec toutes les hormones qu’elle avait prises pendant des années.

— Trois. La peine capitale pour homicides multiples, à chaque fois.

— S’il est arrêté, je veux qu’il soit jugé au niveau d’un État, prononça Mason. Pas d’histoires de kidnapping, ni de violation des droits civiques, ni de polémiques entre juridictions, rien du tintouin habituel. Je veux qu’il s’en sorte avec la perpétuité dans une prison d’État, pas dans un QHS fédéral.

— Je dois vous demander pourquoi ?

— Non, à moins que vous ne vouliez que je vous le dise. Ça ne tombe pas sous le coup de la loi sur l’abattage sans douleur, ça!

Après un bref gloussement, Mason se tut. Épuisé d’avoir tant parlé, il adressa un signe de tête à Margot qui s’avança dans la lumière, un porte-notes à la main, les yeux braqués sur le papier qu’elle avait devant elle.

— Nous voulons tout ce que vous obtiendrez dans cette affaire, et nous voulons voir ces informations avant qu’elles ne soient transmises à la division Science du comportement. Nous voulons voir tous les rapports qu’ils produisent, eux, ainsi que les codes d’accès au VICAP et au Centre d’information nationale sur la criminalité.

— Vous devrez téléphoner d’une cabine publique à chaque fois que vous accéderez au VICAP, remarqua Krendler en continuant à s’adresser aux ténèbres, comme si cette femme à la carrure d’athlète était transparente. Comment est-ce possible, pour vous ?

— C’est possible pour moi, intervint Margot.

— Elle le peut, oui, chuchota la créature dans le noir. Elle écrit des programmes d’exercices pour les machines de salles de gym informatisées. C’est son petit business à elle, qui lui permet de ne pas vivre aux crochets de son « frère chéri »…

— Le FBI a un système Intranet, en partie codé. Il faudra vous connecter par un serveur hôte, je vous préciserai lequel, et télécharger sur un portable préprogrammé au département de la justice. Si le VICAP vous balance un cookie à votre insu et vous repère avec, ils penseront que c’est normal. Conclusion, achetez-vous un bon portable avec un modem ultra-rapide, en cash, dans une grande surface, et sans renvoyer la garantie, bien entendu. Prenez un lecteur zip, également. N’allez pas sur Internet avec cet appareil. Je vous le prendrai un soir jusqu’au lendemain pour la programmation, et quand vous aurez fini il faudra que vous me le donniez. Je vous recontacte. Bon, voilà, on a tout vu.

— Non, mon cher, on n’a pas vraiment « tout » vu. Lecter n’est pas forcé de réapparaître. Il a assez d’argent pour rester caché toute sa vie.

— Comment il a fait? s’étonna Margot.

— Il avait des gens très riches dans sa clientèle, quand il exerçait la psychiatrie, lui expliqua Krendler. Il les a persuadés de le couvrir d’espèces ou d’actions et il a tellement bien caché tout ça que les impôts n’ont jamais pu retrouver quoi que ce soit. On a exhumé le corps de quelques-uns de ses mécènes, pour voir s’il les avait tués. Rien de probant. Pas de traces d’empoisonnement, rien.

— Donc il ne va pas se faire coincer en dévalisant une banque, résuma Mason. Il a du cash à foison. Ce qu’il faut, c’est l’attirer hors de sa cachette. Réfléchissez aux moyens possibles.

— Il va découvrir qui a essayé de l’avoir à Florence, remarqua Krendler.

— Évidemment.

— Conclusion : il va vouloir se venger de vous.

— Je ne sais pas. Il m’aime bien comme je suis. Réfléchissez, Krendler.

Mason Verger ne parla plus. Il fredonnait tout bas un air, sans prendre congé de son visiteur, lorsque celui-ci s’en alla. C’était une de ses habitudes, chantonner des hymnes religieuses pendant qu’il concevait un plan.

« Tu te crois déjà riche, Krendler, tu es ferré, mais on en reparlera quand tu te seras compromis en déposant une grosse somme à la banque. Quand tu m’appartiendras. »

45

C’est maintenant une réunion de famille dans la chambre de Mason Verger. Frère et sœur en tête à tête.

Lumière tamisée, musique. Rythmes d’Afrique du Nord, oud et percussions. Margot est installée sur le canapé, assise tête baissée, les coudes sur les genoux. Elle pourrait très bien être une lanceuse de marteau après l’effort ou une haltérophile marquant une pause pendant son entraînement au gymnase. Sa respiration est à peine plus rapide que le poumon artificiel de Mason.

Quand la mélopée s’achève, elle se lève et va à son chevet. La murène glisse sa tête hors du trou dans la roche reconstituée pour voir si ce soir des carpes vont encore pleuvoir de son ciel argenté et mouvant. La voix rêche de Margot a toute la douceur dont elle est capable :

— Tu es réveillé ?

En une seconde, il est là, attentif derrière son œil qui ne se ferme jamais.

— Alors, c’est le moment de parler… — un souffle mécanique — … de ce qu’elle voudrait, Margot? Viens, viens t’asseoir sur les genoux de Papa Noël.

— Tu sais parfaitement ce que je veux.

— Dis-le.

— On veut avoir un enfant, Judy et moi. On veut que ce soit un Verger, notre vrai enfant.

— Pourquoi ne pas t’acheter un petit Chinois ? Ils sont encore moins chers que les porcelets.

— Oui, c’est une bonne action. On pourrait faire ça, aussi.

— Ce que dit le testament de Papa, c’est quoi, déjà ? « En cas d’héritier vivant, dont la filiation avec moi sera attestée par le laboratoire de marquage cellulaire ou un test d’ADN équivalent, celui-ci recevra l’entièreté de mes biens après le décès de mon fils tant aimé, Mason. » Mon fils tant aimé, Mason : c’est moi, ça. Et ensuite ? « En l’absence d’une telle descendance, le seul et unique bénéficiaire sera la Convention baptiste du Sud, avec des dispositions spécifiques pour l’université Baylor de Waco, Texas. » A force de bouffer de la chatte, tu l’avais vraiment mis en colère, Papa.

— Tu ne vas peut-être pas me croire, Mason, mais ce n’est pas pour l’argent… Enfin, si, un peu, mais enfin, tu ne voudrais pas avoir un héritier? Ce serait aussi le tien, tu sais ?

— Pourquoi ne pas te trouver un gentil garçon et lui ouvrir tes jambes, Margot? Ce n’est pas que tu ignores comment on fait, quand même…

La musique marocaine reprend, l’insistance obsédante de l’oud accompagnant la frustration montante chez la sœur.

— Je me suis esquintée, Mason. Avec tous ces machins que j’ai pris, je me suis bousillé les ovaires. Et puis, je veux que Judy participe à ça. Elle a envie d’être la mère porteuse. Mason, tu avais dit que si je t’aidais… Tu m’avais promis ton sperme !

Les doigts arachnéens de Mason tâtonnent sur le drap.

— Eh bien, vas-y, sers-toi. S’il y en a encore, évidemment.

— Écoute, Mason, il y a toutes les chances pour que ta vitalité spermatique soit encore suffisante, on pourrait se débrouiller pour prélever sans douleur et…

— « Prélever » ma « vitalité spermatique » ? Hé, on dirait que tu as déjà parlé à quelqu’un du métier, toi.

— J’ai pris l’avis d’un spécialiste, oui, et ça reste totalement confidentiel. — Même dans la lumière froide de l’aquarium, les traits de Margot s’adoucirent. — On pourrait vraiment très bien s’occuper de cet enfant, Mason. On a suivi des cours d’éducation parentale, toutes les deux. Et Judy vient d’une famille nombreuse très tolérante. Et il y a une association qui aide les couples de femmes avec enfants. Et…

— Tu savais me faire jouir, du temps où on était gosses. Tu me faisais cracher comme un lance-roquettes, même. Et sacrément vite, aussi.

— Du temps où on était gosses, toi, tu me brutalisais, Mason. Tu me faisais mal sans cesse, tu m’as démis le coude pour m’obliger à… Maintenant encore, je ne peux pas dépasser les quarante kilos avec le bras gauche, dans mes exercices.

— Eh bien, tu n’avais qu’à l’accepter, ce chocolat. J’ai dit qu’on allait parler de ça, petite sœur. Dès que cette affaire sera réglée, pas avant.

— Accepte au moins un test, là. Le médecin peut prélever sans douleur un échantillon de…

— Pourquoi « sans douleur » ? Je ne sens plus rien, de toute façon. Tu pourrais me le sucer jusqu’à en perdre le souffle, ce serait égal. Et ça ne se passerait pas comme la première fois. Non, j’ai déjà demandé à des gens de me le faire et le résultat, c’est zéro.

— Le médecin peut faire un prélèvement sans douleur, juste pour voir si la mobilité des spermatozoïdes est suffisante. Judy a déjà commencé à prendre des œstrogènes, on surveille ses cycles, il y a un tas de préparatifs à respecter…

— En toutes ces années, je n’ai pas encore eu le plaisir de faire sa connaissance, à Judy. D’après Cordell, elle a les jambes arquées. Depuis combien de temps vous êtes en… « couple », toutes les deux ?

— Cinq ans.

— Pourquoi tu ne l’amènes pas un peu ici ? On pourrait peut-être… trouver un moyen ensemble, disons.

L’ultime claquement de la derbouka laisse un silence vibrant dans les tympans de Margot. Elle se penche sur son frère.

— Pourquoi tu ne ferais pas tout seul ta petite connexion avec le département de la justice ? lui demande-telle tout bas. Pourquoi tu n’essayerais pas d’aller dans une cabine publique avec ton portable de merde ? Pourquoi tu n’embaucherais pas encore d’autres Ritals à la con pour attraper enfin le type qui t’a transformé la tronche en pâtée pour chiens ? Tu avais dit que tu m’aiderais, Mason !

— Et je le ferai. Quand, c’est à ça que je dois réfléchir.

Elle brise deux noix dans sa paume et fait tomber les coquilles sur le drap.

— OK, mais ne réfléchis pas trop longtemps, Monsieur Beau Sourire.

Quand elle sortit en trombe, sa culotte de cycliste chuinta comme de l’eau sur le point de bouillir.

46

Ardelia Mapp se mettait aux fourneaux quand l’envie lui en prenait et le résultat était toujours remarquable. Appartenant à une tradition culinaire à la fois jamaïcaine et gullah, elle avait décidé ce jour-là de préparer un poulet à la créole, et elle était en train d’épépiner un gros poivron qu’elle tenait délicatement par la tige. Comme elle refusait par principe de payer plus cher pour des volailles prédécoupées, elle avait chargé Starling de se mettre à la planche avec un hachoir.

— Si tu laisses les morceaux entiers, ils ne s’imprégneront pas des épices aussi bien… — Ce n’était pas la première fois qu’elle lui faisait la remarque. — Tiens, regarde.

Elle lui prit le couperet des mains et fendit un bout de carcasse avec une telle énergie que des éclats d’os volèrent sur son tablier.

— Comme ça… Et ces cous, là, tu ne pensais quand même pas les jeter, j’espère ? Remets-moi ce délice par ici, toi.

Elles s’activèrent une minute en silence, puis Mapp reprit la parole :

— Je suis allée à la poste, aujourd’hui. Envoyer des chaussures à Maman.

— J’ai dû y passer, moi aussi, j’aurais pu m’en charger.

— Et tu n’as rien entendu de spécial, là-bas ?

— Hein? Non.

Son amie hocha la tête. Elle n’était pas surprise.

— On me raconte que ton courrier est surveillé.

— Par qui?

— Instruction confidentielle de l’inspection fédérale. Tu n’étais pas au courant, si ?

— Non.

— Alors débrouille-toi pour l’apprendre d’une autre façon. Inutile de créer des ennuis à mon petit copain postier…

— D’ac.

Elle posa le hachoir, les sourcils froncés.

— Ça alors, Ardelia…

Quand elle avait fait la queue au comptoir pour acheter des timbres, elle n’avait rien remarqué de spécial dans l’expression des employés, des Noirs en majorité, qu’elle connaissait déjà pour la plupart. A l’évidence, quelqu’un avait voulu l’aider, mais le risque de poursuites judiciaires et de perdre sa retraite était très réel. Et il était aussi clair que ce quelqu’un avait préféré confier le secret à Ardelia plutôt qu’à elle. Au milieu de son inquiétude, elle ressentit un pincement de joie à constater que la communauté afro-américaine venait de lui faire une fleur. C’était peut-être un verdict de légitime défense dans la fusillade avec Evelda Drumgo qui avait ainsi été tacitement rendu…

— Maintenant, tu prends ces oignons verts, tu les écrases avec le manche de ton couteau et tu me les donnes. Tu me réduis bien tout en purée, hein ?

Sa tâche achevée, Starling se lava les mains et alla s’asseoir dans le salon d’Ardelia, où régnait comme toujours un ordre impeccable. Sa colocataire surgit quelques instants plus tard en s’essuyant les doigts dans un torchon.

— Alors c’est quoi, ce bordel ? lança Ardelia.

Elles avaient l’habitude de jurer copieusement avant d’aborder un sujet particulièrement déplaisant, une manière postmoderne de se donner du courage.

— Comme si je savais… Qui c’est, le fils de pute qui ouvre mon courrier ? C’est ça, la question.

— L’inspection fédérale, c’est trop haut pour mes potes.

— Ce n’est pas à cause d’Evelda, j’en suis sûre. S’ils surveillent mes lettres, ça ne peut être qu’en rapport avec le docteur Lecter.

— Mais tu leur as toujours donné ce qu’il t’envoyait, bon sang ! Là-dessus, tu es totalement en règle avec Crawford.

— Et comment ! Si c’est la CDP de chez nous qui m’a à l’œil, je pourrai le savoir. Si c’est celle du Département, c’est beaucoup moins simple.

Le département de la Justice et le FBI, qui est placé sous son autorité, disposent de deux commissions de déontologie professionnelle distinctes, censées coopérer entre elles mais parfois opposées par des conflits d’intérêts. Dans le jargon du milieu, on dit que les deux organismes se livrent alors un concours à qui pissera le plus loin et que les agents qui se font attraper dedans risquent fort de prendre une douche. Par ailleurs, l’inspecteur général de la Justice, une fonction éminemment politique, peut à tout moment apparaître et reprendre sous son aile une affaire jugée trop délicate.

— S’ils sont au courant que Lecter prépare quelque chose, s’ils pensent qu’il n’est pas loin, ils doivent te le dire, ils doivent te permettre de te protéger. Dis-moi, Starling, ça t’arrive de… de le sentir pas loin de toi ?

— Non. Il ne m’inquiète pas vraiment. Enfin, ce n’est pas de l’inquiétude, à proprement parler. Il m’est arrivé de rester très longtemps sans penser à lui. Tu vois cette sensation de poids qu’on a quand on redoute quelque chose, comme du plomb, toute grise ? Eh bien, je n’ai jamais eu ça, même pas. Je me dis simplement que s’il y avait un problème je le saurais.

— Mais qu’est-ce que tu « ferais », Starling ? Qu’est-ce que tu ferais si tu te retrouvais en face de lui ? Comme ça, tout d’un coup ? Tu t’y es préparée, dans ta tête ? Tu dégainerais ?

— Aussi vite que je peux me le sortir du falze, je lui dégaine dans le cul, oui.

Ardelia éclata de rire.

— Oui, et après ?

Le sourire de Starling s’effaça.

— Ça dépendrait de lui.

— Tu pourrais le flinguer?

— Si c’est pour garder mes abattis à leur place, tu crois quoi ? Bon Dieu, j’espère bien que ça n’arrivera jamais, Ardelia. En fait, je serais contente qu’il retourne en taule sans que personne d’autre ne trinque… Lui y compris. Quoique, je vais te confier quelque chose: des fois, je me dis que si jamais je le coince je voudrai lui donner sa chance.

— Tu rigoles ou quoi ?

— Avec moi, il pourrait s’en sortir vivant. Je ne lui tirerais pas dessus parce que j’aurais peur de lui, moi. Ce n’est pas un loup-garou. Donc, ça ne dépendrait que de lui.

— Comment, tu n’as pas peur? Tu aurais intérêt à avoir un peu la trouille, ma vieille !

— Tu sais ce qui flanque la trouille, Ardelia ? C’est quand quelqu’un te dit la vérité. J’aimerais qu’il arrive à éviter la peine de mort. S’il s’en tire et qu’il est placé dans un établissement spécialisé, il présentera assez d’intérêt scientifique pour qu’on le traite correctement. Et il n’y a aucun risque qu’on lui impose d’autres types dans sa cellule… S’il était en taule, là, maintenant, j’irais le remercier pour sa lettre. On ne peut pas liquider un gus assez dingue pour dire la vérité.

— Ouais. En tout cas, il y a bien une raison qui leur fait éplucher ton courrier. Ils ont un mandat et il est sous scellés quelque part. Bon, on n’est pas encore sous surveillance, ici. On s’en serait rendu compte. Mais ces enculés, savoir qu’il est dans le coin et ne pas te le dire, je ne leur pardonnerais jamais… Tu te rancardes demain.

— Mr Crawford nous aurait prévenues, lui. Ils ne peuvent pas monter grand-chose contre Lecter sans le mettre dans le coup.

— Jack Crawford, c’est du passé, Starling ! Sur ce point, tu te fais vraiment des illusions. Et s’ils étaient en train de monter quelque chose contre toi? Parce que tu as une grande gueule, parce que tu n’as pas laissé Krendler te sauter ? Si quelqu’un cherchait à t’éliminer? Hé, je suis encore plus sérieuse, maintenant, pour ce qui est de couvrir ma source à la poste !

— On peut faire quoi, pour ton petit copain ? Est-ce qu’on doit faire quoi que ce soit, d’ailleurs ?

— Ah, et qui vient dîner tout à l’heure, d’après toi ?

— Oh, pigé, Ardelia, pigé! Mais attends une seconde, je croyais que c’était moi, l’invitée.

— Tu peux prendre une assiette et l’emporter chez toi.

— Trop gentil.

— Pas de quoi, ma doudou. Ça me fait plaisir, franchement…

47

Quand elle était petite, Starling avait quitté une cahute dont les bardeaux grinçaient sous le vent pour les solides murs de briques de l’orphelinat luthérien.

Le logis le plus délabré de sa prime enfance avait tout de même une cuisine bien chauffée où elle pouvait partager une orange avec son père. Mais la Mort sait où se trouvent les humbles maisons, où habitent les gens qui risquent leur vie pour un maigre salaire. C’est d’une semblable demeure que son père partit au volant de son vieux pick-up pour effectuer la patrouille de nuit qui lui fut fatale.

Starling s’était enfuie de chez ses tuteurs sur une jument promise à l’abattoir, pendant qu’ils étaient occupés à tuer des agneaux. L’orphelinat avait été une sorte de refuge et depuis lors elle s’était sentie en sécurité au sein de structures institutionnelles, logiques, inébranlables. Les luthériens connaissaient mieux Jésus-Christ que la chaleur ou les oranges, certes, mais chez eux le règlement était le règlement, et il suffisait de s’y plier pour avoir la paix.

Tant qu’elle n’avait eu qu’à s’affirmer dans des concours anonymes ou dans le travail sur le terrain, Starling avait su qu’elle pourrait occuper sa place sans problème. Mais elle n’était pas douée pour les intrigues de bureau et en ce matin où elle sortit de sa Mustang d’occasion à Quantico, la haute façade du siège du FBI n’était plus l’enceinte rassurante derrière laquelle elle avait cru trouver son havre. Dans l’air trouble qui flottait sur le parking, même les portes d’entrée paraissaient distordues, peu fiables.

Elle voulait parler à Jack Crawford, mais elle n’avait pas le temps : la reconstitution à Hogan’s Alley allait commencer dès que le soleil serait assez haut.

L’enquête sur le « massacre du marché aux poissons » exigeait en effet une répétition des faits sur la piste de tir de Quantico, filmée de bout en bout, chaque coup de feu et chaque trajectoire de balle soigneusement décortiqués. Starling devait tenir son rôle dans cette mise en scène.

La camionnette banalisée qu’ils avaient utilisée ce jour-là était en place, les impacts rebouchés grossièrement au mastic sur la carrosserie. Une fois, dix fois, ils sautèrent du véhicule. Une fois, dix fois, l’agent qui incarnait John Brigham s’effondra face contre terre tandis que celui qui jouait Burke se tordait sur le sol. Accompagnée des bruyantes détonations des balles à blanc, la fastidieuse pantomime laissa Starling épuisée quand elle s’acheva vers midi.

Après avoir rangé son équipement SWAT, elle alla trouver Jack Crawford dans son bureau.

Elle n’était plus prête à l’appeler Jack, désormais. Quant à lui, il paraissait de plus en plus distant et taciturne avec tout le monde.

— Vous voulez un Alka-Seltzer, Starling ? fit-il, lorsqu’il la vit sur le seuil.

Crawford était un adepte assidu des placebos les plus divers, ainsi que des comprimés de ginkgo biloba, des pastilles digestives et de l’aspirine pour nourrissons. Il avalait les cachets réunis en combinaisons immuables dans sa paume en rejetant la tête en arrière comme s’il buvait un verre cul sec.

Au cours des dernières semaines, il avait pris une autre habitude : retirer sa veste en arrivant au bureau pour enfiler un cardigan que Bella, sa femme défunte, lui avait jadis tricoté. Il paraissait beaucoup plus âgé que les souvenirs que Starling avait de son père.

— Quelqu’un ouvre une partie de mon courrier, Mr Crawford. Il s’y prend comme un pied, d’ailleurs. On croirait qu’il décolle les enveloppes au-dessus d’une bouilloire.

— Votre courrier est sous surveillance depuis que Lecter vous a écrit.

— Ils passent les paquets aux rayons, oui. Ça, d’accord, mais je peux lire mon courrier personnel toute seule. Et personne ne m’a prévenue.

— Ce n’est pas notre CDP qui fait ça.

— Ni le receveur de la poste, Mr Crawford. C’est quelqu’un d’assez haut placé pour avoir un mandat d’interception article 3 sous le coude.

— Et pourtant on dirait du travail d’amateur.

Elle resta silencieuse assez longtemps pour qu’il ajoute :

— C’est mieux que vous vous en soyez rendu compte de cette manière, hein, Starling ?

— Oui, Mr Crawford.

Il hocha la tête avec un petite grimace.

— Bon, je vais voir.

Il prit le temps de réaligner ses flacons de comprimés dans le tiroir de sa table.

— Je vais en parler à Carl Schirmer, au département de la justice. On va tirer ça au clair.

Schirmer était sur un siège éjectable : d’après ce qui se disait, il prendrait sa retraite avant la fin de l’année. Tous les vieux amis de Crawford étaient sur le départ.

— Merci, Mr Crawford.

— Alors, il y a des éléments prometteurs, dans vos élèves flics ? Quelqu’un à qui le service de recrutement devrait parler ?

— Chez les médecins légistes, je ne peux pas encore dire. Dès que c’est un crime sexuel, ils font les timides avec moi. Mais il y en a qui sont de sacrément bonnes gâchettes.

— On en a déjà bien assez, de ça…

Il lui lança un rapide regard.

— Euh, je ne disais pas ça pour vous.


Après une journée passée à reconstituer la mort de John Grisham, Starling alla rendre visite à sa dernière demeure au cimetière d’Arlington.

Elle posa une main sur la pierre encore rugueuse et soudain elle eut sur ses lèvres la sensation très nette du contact de son front glacé comme le marbre et auquel la poudre donnait la même texture râpeuse quand elle l’avait embrassé dans son cercueil en glissant dans sa paume, sous son gant blanc, la dernière médaille qu’elle avait obtenue au championnat de tir de combat.

A présent les feuilles tombaient, jonchant le sol peuplé de morts. La main toujours plaquée sur la pierre, Starling parcourut des yeux ces hectares de tombes en se demandant combien d’êtres tels que Grisham avaient été gaspillés par l’aveuglement, l’égoïsme et la perfidie de vieux hommes fatigués.

Que vous croyiez en Dieu ou non, Arlington est un lieu sacré si vous savez que la vie est un combat. Et ce n’est pas mourir qui est tragique, c’est d’avoir été sacrifié en vain.

Les liens qui l’unissaient à Brigham n’étaient pas moins forts parce qu’ils n’avaient jamais été amants. Un genou à terre près de sa dernière demeure, elle se rappela qu’il lui avait demandé quelque chose, et qu’elle avait dit non, puis qu’il lui avait proposé qu’ils soient amis, en toute sincérité, et que cette fois elle avait répondu oui, de tout son cœur.

Agenouillée dans le cimetière d’Arlington, elle pensa à la tombe de son père, très loin. Elle ne s’y était pas recueillie depuis le jour où elle était allée lui annoncer qu’elle avait obtenu son diplôme. Elle se demanda si le moment était venu d’y retourner.

Derrière les branches noires d’Arlington, le crépuscule était de la même couleur que l’orange qu’elle avait partagée avec son père. Une lointaine sonnerie de clairon la fit frissonner. Le marbre était froid sous sa main.

48

Nous pouvons l’apercevoir à travers notre haleine qui se condense dans l’air glacé, dans la nuit claire au-dessus de Terre-Neuve. Un point lumineux qui s’accroche à la constellation d’Orion puis s’éloigne lentement. Un Boeing 747 cingle face au vent, en route vers l’ouest.

Au dernier pont à l’arrière, là où sont parqués les groupes de touristes, les cinquante-deux participants au voyage « Magie du Vieux Monde », un circuit de onze pays effectué en dix-sept jours, rentrent les uns à Detroit, les autres à Windsor, au Canada. Cinquante centimètres pour les épaules, autant pour les hanches entre les accoudoirs: deux de plus que n’en avaient jadis les esclaves pendant la traversée vers l’Amérique.

Gavés de sandwichs gelés au jambon gluant et au fromage en tube, les passagers respirent les vents de leurs voisins dans l’air parcimonieusement brassé, variation moderne sur le principe du recyclage des eaux usées mis au point par les gros éleveurs de bétail et de porcs dans les années 50.

Au centre de la cabine arrière, avec des enfants de chaque côté de lui et une femme tenant un bébé dans son giron au bout de la rangée du milieu, le docteur Hannibal Lecter endure en silence. Après tant d’années de barreaux et de camisoles de force, il n’aime rien moins que le confinement. Sur les genoux de son petit voisin, une console de jeux informatiques émet des bips incessants.

Comme beaucoup d’autres voyageurs éparpillés à travers la cabine, il porte un badge jaune vif, une face de lune souriante avec la mention CAN-AM Tours en lettres rouges. A l’instar du touriste moyen, il est vêtu d’un faux survêtement de sportif connu, celui-ci orné du sigle des « Feuilles d’érable », l’équipe de hockey sur glace de Toronto. Sous cet accoutrement, une quantité respectable de billets de banque est scotchée à son corps.

Il a participé aux trois derniers jours du voyage organisé après avoir acheté sa place à une agence parisienne spécialisée dans la revente de billets annulés à la dernière minute : l’homme qui devait occuper son siège est reparti pour le Canada entre quatre planches, son cœur ayant flanché pendant l’ascension des escaliers du dôme de la basilique Saint Pierre.

En arrivant à Detroit, il va devoir affronter le contrôle des passeports et le passage de la douane. Il est certain que les agents de tous les grands aéroports du monde occidental ont été mis en garde à son sujet, que sa photographie est accrochée au mur de tous les box, ou qu’elle attend d’être affichée par une simple commande sur tous les écrans d’ordinateur des services de douanes et d’immigration. Et, malgré tout, il estime avoir une chance raisonnable de passer : il est très possible que la photo dont les autorités disposent soit celle de son ancien visage. Le passeport qu’il a utilisé pour entrer en Italie n’a pas de dossier correspondant, puisque c’était un faux. Là-bas, Rinaldo Pazzi avait essayé de se simplifier la vie et de complaire à Mason Verger en s’emparant du dossier du « docteur Fell » chez les Carabinieri, avec les photos et les négatifs nécessaires à l’établissement de ses permis de séjour et de travail. Après les avoir retrouvés dans la mallette de Pazzi, Lecter les a détruits, bien entendu.

A moins que l’inspecteur italien n’ait photographié le soi-disant Fell à son insu, il n’y a donc guère de probabilités que la nouvelle apparence de Lecter soit reproduite quelque part sur la planète. Non pas que son visage ait tant changé, en fait : un peu de collagène injecté autour du nez et dans les joues, une coupe de cheveux différente, des lunettes. Mais la différence est suffisante si rien n’attire l’attention sur lui. Quant à la cicatrice à la main gauche, il a appliqué un fond de teint résistant et une crème de bronzage teintée dessus.

Il s’attend à ce que les passagers soient répartis en deux files à l’arrivée, titulaires d’un passeport américain et « autres ». Il a choisi Detroit parce que la file des « autres » sera importante, puisqu’il s’agit d’une ville frontalière. Les Canadiens pullulent dans son avion, d’ailleurs. Le docteur pense qu’il pourra passer inaperçu au milieu du troupeau tant que celui-ci voudra bien de lui. Il s’est plié à la visite de quelques sites historiques et musées avec eux, il a toléré la promiscuité dans la cabine bondée, mais il y a tout de même des limites : partager le brouet infâme qu’offre cette compagnie aérienne lui est impossible.

Les yeux rouges et les pieds douloureux, fatigués de leurs vêtements sales et de leurs compagnons d’infortune, les touristes piochent dans leur sachet repas, ouvrant leur sandwich pour en retirer la feuille de salade noircie par le froid.

Soucieux de se fondre dans l’anonymat, il attend que les autres aient achevé leur désolant souper, se soient bousculés devant les toilettes et, pour la majeure partie d’entre eux, aient sombré dans un sommeil hagard. Loin à l’avant, un film usé rampe sur l’écran. Immobile, le docteur Lecter patiente avec le flegme d’un python. A côté de lui, le garçon s’est endormi sur son appareil. D’un bout à l’autre du gros avion, les lampes de lecture se meurent une à une.

C’est seulement maintenant, après un coup d’œil furtif à la ronde, qu’il tire de sous le siège devant lui un élégant carton jaune à filets marron de chez Fauchon, fermé par deux rubans soyeux aux couleurs assorties. Pour son dîner, le docteur Lecter a prévu un pâté de foie gras truffé au délectable parfum et des figues d’Anatolie dont la tige sectionnée pleure encore des larmes sucrées, ainsi qu’une demi-bouteille d’un Saint-Estèphe qu’il apprécie depuis longtemps. Le nœud souple cède dans un chuchotement de soie.

Il s’apprête à savourer d’abord une figue. Il la porte à la bouche, les narines palpitant de son arôme, il se demande s’il va l’engloutir d’une seule et délicieuse bouchée ou en prendre une moitié, quand la console de jeux émet son couinement, une fois, deux fois. Sans tourner la tête, il dissimule la figue dans sa paume et baisse son regard sur le petit. Des effluves de truffe, de foie gras et de cognac s’échappent de la boîte.

Le gamin renifle, museau levé. Ses yeux étroits, brillants comme ceux d’un rongeur, se braquent sur la collation du docteur Lecter. Quand il rompt le silence, c’est avec la voix perçante d’un enfant habitué à revendiquer contre ses frères

— Hé, m’sieur! Hé, m’sieur!

Il est prêt à continuer autant qu’il faudra.

— Oui, quoi ?

— C’est ça qu’ils appellent un repas spécial ?

— En aucun cas.

— Alors c’est quoi que vous avez, là-dedans ? — Il regarde maintenant son voisin d’un cri enjôleur. — Vous m’en donnez un bout, hein ?

— Ce serait avec plaisir, rétorque le docteur Lecter tout en notant que sous la grosse tête de l’enfant son cou n’est pas plus épais qu’un filet de porc, mais tu n’aimerais pas. C’est du… foie.

— De la saucisse de foie, génial! Maman dira rien. Hé, Mmmaaaan !

L’insupportable mioche. Ça aime la saucisse de foie et ça ne sait que geindre ou hurler.

La femme chargée de son bébé au bout de la rangée se réveille en sursaut. Les passagers du rang précédent, qui avaient incliné leur dossier jusqu’à ce que leur cuir chevelu soit à portée d’odorat du docteur Lecter, jettent un regard excédé dans l’infime espace laissé entre les sièges.

— On voudrait bien dormir un peu, ici !

— Mmmaaaan, j’peux avoir un peu de son sandwich?

Le nourrisson, lui aussi tiré du sommeil, se met à pleurnicher. La mère glisse un doigt dans le fond de sa couche et, constatant que le test est négatif, lui fourre une tétine entre les lèvres.

— C’est quoi que vous pensiez lui donner, vous là-bas ?

— Du foie, madame, répond-il aussi bas que possible. Et je ne lui ai rien donné du…

— La saucisse de foie, j’adore, j’en veux ! Il a dit que j’pouvais en prendre !

Le dernier mot s’éternise en plainte lancinante.

— Si vous donnez quelque chose à mon garçon, m’sieur, je peux voir ce que c’est ?

Une hôtesse aux traits engourdis par un somme interrompu se campe devant la femme, dans les piaillements continus du bébé.

— Tout se passe bien, ici ? Vous désirez une boisson ? Il y a un biberon à réchauffer ?

La mère en sort un de son sac, le tend à l’hôtesse de l’air, puis elle allume sa lampe individuelle et, tout en tâtonnant à la recherche d’un téton sous ses habits, elle apostrophe le docteur Lecter :

— Vous voulez me passer ça par là ? Si vous proposez quelque chose à mon garçon, je veux le voir d’abord. Vous vexez pas, hein, mais il a un ventre qui lui joue des tours.

Nous n’avons pas de scrupules à confier notre progéniture à de complets étrangers quand nous les envoyons à la garderie, mais dans le même temps notre culpabilité nous conduit à manifester une agressivité paranoïaque à l’encontre d’inconnus et à cultiver la peur chez nos petits. A une époque comme la nôtre, un monstre authentique doit prendre des précautions à cet égard, même s’il s’agit d’un monstre aussi indifférent aux enfants que le docteur Lecter.

Sans un mot, il fait passer le carton de chez Fauchon à la mère.

— Hé, il est joli, ce pain ! remarque-t-elle en le tâtant avec le doigt qui venait d’inspecter la couche.

— Je vous en prie, madame, servez-vous.

— J’veux pas l’alcool, en tout cas ! s’exclame-t-elle en guettant les rires chez ses voisins. Je savais pas qu’ils vous laissaient en emporter avec vous dans l’avion. C’est quoi, du whisky? Et vous avez le droit de le boire comme ça, ici ? Par contre, j’garderais bien le ruban, si vous le voulez pas.

— Vous ne pouvez pas ouvrir une bouteille de boisson alcoolisée à bord, monsieur, intervient l’hôtesse. Je vais la garder pour vous, vous la demanderez en débarquant.

— Bien sûr, bien sûr. Merci.

Le docteur Lecter était en mesure de s’abstraire de son environnement. Tout glissait sur lui. Les bips de la console de jeux, les ronflements et les pets n’étaient rien en comparaison des hurlements infernaux qu’il avait connus dans les quartiers de haute sécurité. Et son siège n’était pas plus inconfortable qu’une camisole de force. Alors, comme tant de fois dans sa cellule, il rejeta la tête en arrière, ferma les yeux et se retira dans le calme apaisant de son palais de la mémoire, un édifice qui recèle plus de beauté que de laideur.


Pendant un court instant, le cylindre de métal qui lutte contre le vent accueille entre ses flancs un palais de mille pièces. Et de même que nous lui avions rendu visite au palazzo des Capponi un soir, nous le suivrons maintenant dans son château mental…

L’entrée principale est constituée par la chapelle normande de Palerme, à la beauté sévère, hors du temps, où le seul rappel de la fragilité de l’homme est le crâne gravé dans le sol. Sauf lorsqu’il est très pressé de puiser des informations dans son palais de la mémoire, le docteur Lecter aime s’arrêter là et admirer cette splendide architecture. Au-delà, profonde et complexe, sombre ou lumineuse, s’étend la vaste construction de son être, passé et à venir.

Le palais de la mémoire, procédé mnémotechnique bien connu des savants antiques, a permis de préserver de multiples connaissances tout au long de l’ère de déclin où les Vandales brûlaient les livres. Comme les érudits qui l’ont précédé, le docteur Lecter conserve une énorme quantité d’informations liées à chaque ornement, chaque ouverture et chacune des mille pièces de son édifice, mais contrairement à eux il lui réserve encore une autre fonction : il part y vivre de temps à autre. Il a passé des années parmi ses collections d’art raffinées, alors que son corps restait attaché dans la cellule dont les barreaux d’acier vibraient telles les cordes d’une harpe infernale sous les cris des prisonniers.

Même selon les critères médiévaux, le palais d’Hannibal Lecter est immense. Dans l’univers tangible, il rivaliserait en taille et en complexité avec le Topkapi d’Istanbul.

Nous le rejoignons quand les souples mules de sa pensée glissent dans la galerie des Saisons. L’édifice est construit selon les principes découverts par Simonide et développés quatre siècles plus tard par Cicéron : l’air y circule librement sous ses hauts plafonds, il est peuplé d’objets et de tableaux intenses, étonnants, choquants et même absurdes parfois, souvent d’une grande beauté, exposés et éclairés avec le soin qu’y mettrait le conservateur de musée le plus exigeant. Toutefois, les murs n’ont pas les couleurs neutres d’une salle d’exposition : comme Giotto, le docteur Lecter a décoré de fresques les parois de son esprit.

Il a décidé de prendre l’adresse personnelle de Clarice Starling en passant, mais il a le temps, alors il marque une pause au pied d’un monumental escalier où s’élèvent les bronzes de Riace, ces grands guerriers attribués au ciseau de Phidias et exhumés des fonds marins au large de la Calabre à notre époque, pièces maîtresses d’un espace couvert de peintures murales qui pourraient raconter tout Homère et tout Sophocle.

Quant au docteur Lecter, il serait capable de faire parler la langue de l’Étolie aux lèvres de bronze s’il en avait envie, mais aujourd’hui il a seulement le désir de les contempler.

Mille pièces, des kilomètres de couloirs, des centaines de faits attachés à chaque objet, c’est un agréable répit qui l’attend à chaque fois qu’il décide d’effectuer une retraite ici.

Mais il y a au moins un point sur lequel nous nous retrouvons avec lui : sous les voûtes de notre cœur et de notre cerveau, le danger guette. Toutes les alcôves ne sont pas accueillantes, baignées de lumière et d’air frais. Comme celui d’un donjon médiéval, le sol de notre esprit est parsemé de trous béants, oubliettes fétides qui sont des puits d’oubli, justement, geôles taillées dans le roc en forme de bouteille renversée, avec la trappe au fond. Rien ne s’échappe d’eux pour nous soulager discrètement. Il suffit d’un mouvement de terrain ou de quelque trahison de nos gardiens pour que des étincelles de mémoire enflamment les gaz toxiques et que ce qui était jeté là depuis des années s’envole en tous sens, prêt à détoner dans des explosions de douleur et à nous pousser à de dangereuses extrémités…

Alors, empreints d’une crainte émerveillée, nous le suivons tandis qu’il parcourt d’un pas vif et léger le corridor des souvenirs où flotte la senteur des gardénias, dans la présence intimidante des grandes sculptures et la lumière des tableaux.

Il oblique à droite devant un buste de Pline l’Ancien et monte l’escalier qui conduit à la galerie des Discours, une salle tapissée de statues et de peintures disposées dans un ordre précis, bien séparées les unes des autres et éclairées avec soin, suivant les recommandations de Cicéron.

Ah… La troisième niche à droite en partant de la porte est entièrement occupée par un portrait de Saint François offrant un lépidoptère à un étourneau. Par terre, devant le tableau, une composition grandeur nature en incrustations de marbre. Approchons. C’est une parade militaire au cimetière d’Arlington. Elle est ouverte par Jésus, trente-trois ans, au volant d’un camion Ford Model-T de 1927. A l’arrière de ce vieux tacot, J. Edgar Hoover, le fameux directeur du FBI de 1924 à 1972, se tient debout, en tutu de danseuse, saluant de la main la foule qu’on imagine au fond. Derrière eux marche Clarice Starling, un fusil Enfield 308 à l’épaule.

Le docteur Lecter semble content de la revoir. Starling : « étourneau », en anglais. Il y a déjà longtemps qu’il s’est procuré son adresse personnelle en contactant l’association des anciens élèves de l’université de Virginie. C’est dans cette scène qu’il la conserve et maintenant, pour son seul plaisir, il se remémore les coordonnées de son appartement : 3327 Tindal Street, Arlington, VA 22308.

Il se déplace dans les immenses étendues de son palais de la mémoire. Avec ses réflexes, sa force, la sûreté et la rapidité de son esprit, il est bien armé contre les dangers du monde physique, mais il est des recoins de lui-même où il ne serait sans doute pas prudent pour lui de se risquer, où les principes cicéroniens de logique, d’espace ordonné et de lumière ne peuvent s’appliquer.

Il a résolu d’aller voir sa collection de tissus anciens. En vue d’une lettre qu’il est en train d’écrire à Mason Verger, il veut revoir un texte d’Ovide à propos des huiles faciales aromatisées, qu’il conserve parmi les tissages.

Il poursuit son chemin sur un long kilim, une pièce très originale, en direction de la galerie des Métiers à tisser et des Textiles.


Dans l’univers du 747, la tête du docteur Lecter est appuyée contre le dossier, les yeux fermés. Elle oscille légèrement quand l’avion traverse des turbulences.

Au bout de la rangée, le bébé a terminé son biberon, mais il ne s’est pas encore rendormi. Soudain, il s’empourpre. La mère sent le petit corps se tendre dans la couverture, puis se relâcher. Ce qui vient de se passer ne fait aucun doute, elle n’a même pas besoin de replonger un doigt dans la couche-culotte. Quelqu’un devant soupire « Booooon Dieu ! ».

A l’odeur de gymnase mal ventilé vient s’ajouter une nouvelle couche de pestilence. Habitué aux mœurs de son tout jeune frère, le garçon assis à côté du docteur Lecter continue à dévorer le dîner de chez Fauchon.

Et dans le sous-sol du palais de la mémoire les trappes s’ouvrent d’un coup, les oubliettes exhalent leur haleine puante…


Quelques bêtes avaient réussi à survivre au pilonnage d’artillerie et aux tirs de mitrailleuse qui laissèrent Hannibal Lecter orphelin et la grande forêt de leur domaine déchirée de blessures béantes.

La bande hétéroclite de déserteurs qui s’étaient réfugiés dans le relais de chasse parmi les bois se nourrissaient comme ils pouvaient. Une fois, ils avaient débusqué un malheureux petit chevreuil tout efflanqué, une flèche encore plantée dans le corps, mais qui avait réussi à trouver un peu d’herbe sous la neige et à survivre. Ils l’entraînèrent jusqu’à leur camp pour s’épargner de le porter.

Lecter, qui avait alors six ans, les observa à travers une fente de la grange tandis qu’ils le tiraient et le poussaient avec le filin qu’ils avaient entortillé autour de son cou. Comme ils ne voulaient pas gaspiller une balle, ils s’escrimèrent à briser ses pattes toute maigres et à lui ouvrir la gorge à coups de hache, s’injuriant réciproquement dans plusieurs langues différentes pour que l’un d’eux aille chercher un seau avant que tout le sang ne soit perdu.

L’avorton n’avait guère de viande sur les os. Au bout de deux jours, trois peut-être, les déserteurs franchirent l’étendue neigeuse qui les séparait de la grange et déverrouillèrent la porte. Dans leurs longs manteaux, des panaches de condensation nauséabonde flottant devant leur bouche, ils étaient venus choisir à nouveau parmi les enfants blottis dans la paille. Comme aucun d’entre eux n’avait péri gelé, ils en prirent un vivant.

Après avoir tâté les cuisses, les bras et la poitrine d’Hannibal Lecter, ils le délaissèrent pour porter leur choix sur sa sœur, Mischa, qu’ils emmenèrent avec eux. Jouer, disaient-ils. Aucun de ceux qui étaient partis jouer en leur compagnie n’était jamais revenu.

Hannibal s’accrocha si fort à sa sœur, la retint de tous ses membres nerveux avec un tel acharnement qu’ils finirent par claquer la lourde porte sur lui. Il resta à moitié assommé, l’épaule fêlée.

Ils entraînèrent la fillette dans la neige où les taches sanguinolentes laissées par le chevreuil se voyaient encore.

Il pria aussi très fort pour revoir Mischa. La prière épuisa son cerveau d’enfant mais n’étouffa pas le bruit de la hache au loin. Son vœu, pourtant, ne resta pas entièrement ignoré : il devait revoir les dents de lait de sa sœur dans la fosse d’aisance puante que ses ravisseurs utilisaient, à mi-chemin du relais de chasse et de la grange où ils gardaient prisonniers les petits, leurs seules réserves en ce mois de 1944 où le front oriental avait fini par être enfoncé.

Depuis cette réponse partielle à ses prières, Hannibal Lecter ne s’était plus jamais embarrassé de la moindre référence à un quelconque principe, sinon pour admettre que ses modestes actes de prédation étaient bien dérisoires devant ceux commis par Dieu, dont l’ironie est sans égale et la cruauté gratuite, incommensurable.


Dans l’appareil lancé comme un caillou à travers le ciel, tandis qu’il dodeline un peu de la tête contre son dossier, le docteur Lecter flotte entre sa dernière vision de Mischa traversant la neige ensanglantée et le bruit de la hache. Une force le retient là et c’est insupportable. Alors, l’univers de l’avion est percé par un cri bref sorti de son visage noyé de sueur, un cri aigu, fluet mais sonore.

Les passagers assis devant lui se retournent, ou se frottent les yeux, réveillés en sursaut. L’un d’eux s’exclame d’une voix mauvaise :

— Bon Dieu, mais qu’est-ce qui t’arrive, petit?

Les yeux du docteur Lecter s’ouvrent, fixés droit en face de lui. Il sent une main sur la sienne. Celle du garçon.

— Z’avez eu un cauchemar, hein ?

Il n’est pas effrayé, ni intimidé par les protestations venues des rangées devant eux.

— Oui.

— J’en fais des tas et des tas, moi aussi. Je me moque pas de vous.

Le docteur Lecter reprend son souffle, la tête toujours un peu rejetée en arrière. Puis il retrouve son flegme comme si un rideau de calme descendait du haut de son front pour recouvrir ses traits. Il se penche légèrement vers l’enfant et lui dit sur le ton de la confidence :

— Tu as eu raison de ne pas manger ces saletés, tu sais. N’y touche jamais.

Il y a longtemps que les compagnies aériennes ne proposent plus de papier à lettres. Parfaitement maître de lui, le docteur Lecter extrait de la poche de sa veste quelques feuilles à en-tête d’un hôtel et entreprend d’écrire à Clarice Starling. Mais d’abord il exécute un rapide portrait d’elle. Le croquis se trouve désormais dans un fonds privé à l’université de Chicago, accessible aux chercheurs habilités. Sur ce dessin, elle ressemble à une petite fille et ses cheveux, comme ceux de Mischa, sont collés à ses joues par les larmes…


Nous pouvons l’apercevoir à travers notre haleine qui se condense dans l’air glacé, une petite mais vive lumière dans le ciel dégagé de la nuit. L’avion croise l’étoile polaire, bien au-delà du point de non-retour, astreint maintenant au grand arc descendant qui le conduit vers le lendemain et le Nouveau Monde.

49

Dans le réduit qui servait de bureau à Clarice Starling, les piles de papiers, de dossiers et de disquettes atteignaient la masse critique. Quand elle réclama plus d’espace, sa requête resta ignorée. « Marre ! » Avec l’audace des désespérés, elle réquisitionna un espace conséquent au sous-sol de Quantico, destiné à devenir le laboratoire de développement photographique réservé à la section Science du comportement, dès que le Congrès approuverait quelque rallonge budgétaire au FBI. La pièce était dépourvue de fenêtres mais elle était tapissée de rayonnages. Aménagée pour servir de chambre noire, elle avait de lourds rideaux noirs en guise de porte, sur lesquels un collègue anonyme s’amusa à épingler un écriteau soigneusement calligraphié en caractères gothiques : « L’Antre d’Hannibal ». Craignant d’attirer l’attention sur elle, Starling ne le jeta pas, mais le mit à l’intérieur.

C’est pratiquement à ce moment-là qu’elle découvrit une mine d’informations personnelles concernant le docteur Lecter à la faculté de criminologie de l’université de Columbia, qui conservait dans un dépôt spécial des originaux datant de son activité médicale et psychiatrique, ainsi que les minutes de son procès et les plaintes déposées contre lui.

La première fois qu’elle se présenta à la bibliothèque, elle attendit trois quarts d’heure que les responsables retrouvent la clé du dépôt, sans succès. A sa seconde visite, le stagiaire étudiant de service ce jour-là consentit d’un air blasé à lui donner accès aux archives, qu’elle trouva dans un complet désordre.

La trentaine passée, Starling n’était pas devenue plus patiente. Grâce à l’intervention du chef de sa section, Jack Crawford, auprès du procureur fédéral, elle obtint par décision de justice le transfert de toute la collection à ses modestes locaux à Quantico. Les marshals n’eurent besoin que d’un fourgon pour réaliser le déménagement. Mais, ainsi qu’elle l’avait craint, l’arrêté du tribunal souleva des vagues dans le cénacle des initiés. Et c’est sur l’une d’elles que finit par arriver, sans crier gare, l’inspecteur général adjoint de la justice, Paul Krendler.

C’était un vendredi, tard dans l’après-midi. Après y avoir travaillé deux longues semaines, Clarice Starling était sur le point d’achever l’identification et le classement de la plupart des archives dans son « Centre d’études lectériennes » improvisé. Elle venait de se laver les mains et la figure pour se débarrasser de la poussière des dossiers. Toutes lampes éteintes, elle s’était assise par terre dans un coin de la pièce, laissant son regard errer sur les mètres d’étagères encombrées de livres et de chemises. Il est possible qu’elle se soit assoupie quelques secondes quand…

Ce fut une odeur qui la réveilla. Instantanément, elle comprit qu’elle n’était pas seule. Cela sentait… le cirage.

Dans la pénombre, Paul Krendler approchait à petits pas le long des rayonnages, sans cesser de scruter les ouvrages et les photographies qui se succédaient sur les murs. Il n’avait pas pris la peine de frapper avant d’entrer: on ne frappe pas sur des rideaux, de toute façon, et puis il n’était pas du genre à s’embarrasser de telles formalités, surtout dans les locaux d’un service qui dépendait directement de son département. Venir ici, dans les sous-sols de Quantico, n’était pour lui qu’un simple tour du propriétaire.

Une paroi entière du bureau était consacrée aux œuvres du docteur Lecter en Italie. En bonne place, un agrandissement de Rinaldo Pazzi suspendu au balcon du palazzo Vecchio, les entrailles à l’air. Le mur d’en face, réservé à ses crimes aux États-Unis, était dominé par un cliché du chasseur à l’arbalète que le docteur avait tué des années plus tôt. Sur ce document de la police américaine, le corps était pendu à un crochet d’un tableau à outils et présentait toutes les blessures caractéristiques des représentations médiévales de « l’Homme blessé ». Un alignement de boîtiers en carton sur les étagères contenaient les multiples plaintes en justice déposées par les familles des victimes du docteur Lecter. Quant à la bibliothèque professionnelle qu’il avait réunie dans son cabinet de psychiatre au temps où il exerçait encore, Starling l’avait rangée selon son agencement originel après avoir étudié à la loupe les photos de son ancien lieu de travail prises par les enquêteurs.

Les seules lumières à lutter contre le soir tombant provenaient d’une radiographie de la tête et du cou d’Hannibal Lecter éclairée par une visionneuse sur le mur et d’un moniteur informatique dans un coin. Le thème de l’écran de veille était « Dangerous Creatures ». De temps à autre, l’ordinateur rappelait son existence par un grognement menaçant.

Empilé à côté du clavier, tout ce que Starling avait réussi à glaner péniblement au cours de ces derniers mois : bouts de papier, reçus, factures qui racontaient en pointillés la vie qu’il avait menée en Italie, et en Amérique avant son internement. Un catalogue tâtonnant des goûts et des passions du docteur Lecter.

Sur le capot d’un scanner à plat, elle avait également dressé la table pour une personne avec ce qui restait du service qu’il avait jadis utilisé à Baltimore : assiette en porcelaine, argenterie, cristal, serviette d’un blanc aveuglant, chandelier. Un mètre carré de raffinement sous les grotesques contorsions des pendus.

Krendler s’empara du verre à vin pour le faire tinter d’une pichenette.

Il n’avait jamais combattu un criminel au corps à corps, senti sa chair contre la sienne. Pour lui, le docteur Lecter était une sorte de vampire médiatique, et une occasion à ne pas rater: il voyait déjà sa propre photo dans une exposition de ce style au musée du FBI une fois que le monstre serait mort, il mesurait l’énorme gain politique que constituerait sa prise. Il était penché si près de la radiographie de l’imposante boîte crânienne du docteur que son nez laissa une traînée de sueur graisseuse sur l’écran lorsqu’il sursauta en entendant la voix de Starling :

— Vous cherchez quelque chose, Mr Krendler ?

— Pourquoi vous restez dans le noir, comme ça ?

— J’étais en train de réfléchir, Mr Krendler.

— Oui ? Au Capitole, ils aimeraient bien savoir ce que nous faisons au sujet de Lecter.

— Voilà. C’est ça que nous faisons.

— Expliquez-moi, Starling. Mettez-moi un peu dans le coup.

— Vous ne préféreriez pas que Mr Crawford vous…

— Et d’abord, où il est, Crawford ?

— Au tribunal.

— J’ai l’impression qu’il est dépassé. Vous ne sentez jamais ça, vous ?

— Non, pas du tout.

— Mais qu’est-ce que vous fabriquez, ici ? Les gars de Columbia ont fait un raffut du diable quand vous avez dévalisé leur bibliothèque. On aurait pu s’y prendre autrement, autrement mieux.

— Nous avons réuni dans ce local tout ce que nous pouvions trouver à propos du docteur Lecter, affaires personnelles, dossiers, tout. Ses armes à feu sont conservées par le service concerné, mais nous avons leurs copies. Ainsi que ce qui reste de ses archives privées.

— Et vous allez où, comme ça? Vous voulez coincer ce salaud ou vous écrivez un livre sur lui ?

Il s’interrompit, savourant l’ironie cinglante qu’il trouvait dans la formule.

— Admettons qu’un de ces aboyeurs de républicains à la commission juridique du Sénat me demande ce que vous, agent spécial Starling, comptez faire pour neutraliser Lecter, je lui dis quoi ?

Elle alluma toutes les lumières du bureau, ce qui lui permit de constater aussitôt que Krendler continuait à s’acheter des costumes coûteux tout en économisant sur ses chemises et ses cravates. Les os de ses poignets velus saillaient de ses manchettes.

Elle laissa son regard errer un moment à travers le mur, loin, très loin, à jamais hors de ce temps et de ces lieux, puis elle se ressaisit, s’obligeant à lui parler comme si elle donnait un cours à l’école de Quantico :

— Nous savons que le docteur Lecter a d’excellents papiers. Il peut compter sur au moins une identité d’emprunt au-dessus de tout soupçon, sinon plus. Il est paré, et il est prudent. Inutile d’espérer qu’il commette une erreur bête.

— Oui, et alors ?

— C’est quelqu’un qui a des goûts très recherchés, parfois très peu courants, en matière de vin, de cuisine, de musique… S’il revient aux États-Unis, il continuera à rechercher les mêmes choses. Il devra se les procurer. Il restera cohérent avec lui-même. Mr Crawford et moi, nous avons étudié tous les reçus et les documents datant de sa vie à Baltimore avant sa première arrestation, et les actions en justice de ses créanciers, et ce que la police italienne a été en mesure de nous transmettre. Sur cette base, nous avons établi une liste de ses préférences. Voyez par exemple, là : le mois où le docteur Lecter a servi à dîner les ris du flûtiste Benjamin Raspail à ses confrères de l’Orchestre philharmonique de Baltimore, il a acheté deux caisses de Château-Pétrus, trois mille six cent dollars chacune, ainsi que cinq caisses de Bâtard-Montrachet à onze cent l’une, ainsi que d’autres crus plus accessibles. C’est ce même vin, du Bâtard-Montrachet, qu’il a commandé à l’hôtel de Saint Louis après son évasion et qu’il s’est fait livrer par l’épicerie Vera dal 1926 à Florence. C’est un produit plutôt rare, donc nous sommes en train de recenser tous les importateurs et revendeurs.

» Quoi d’autre ? A l’Iron Gate, à New York, il a commandé du foie gras de qualité supérieure à deux cents dollars le kilo. A l’Oyster Bar de Grand Central, il a pris des huîtres de Gironde. Ce sont ces crustacés qu’il a servis en entrée aux musiciens du Philharmonique, avant les fameux ris, puis un sorbet, puis… Tenez, vous pouvez retrouver dans Town Country ce qu’il y avait ensuite. — Elle lut à voix haute, d’un trait : — "Un ragoût d’une texture remarquablement riche et sombre, dont les ingrédients n’ont jamais pu être déterminés, servi sur un lit de riz au safran. La saveur en était surprenante, avec ces notes soutenues que seule une réduction minutieuse de la sauce permet d’obtenir." S’il y avait bel et bien une de ses victimes dedans, on n’a jamais pu l’établir. Enfin, bla-bla, bla, l’article continue et continue, avec ici une description détaillée de son service de table et de ses ustensiles de cuisine. Nous avons d’ailleurs vérifié tous les achats en cartes de crédit chez les fournisseurs de porcelaine et de cristal à Baltimore.

Krendler souffla dans ses narines, impatienté.

— Tenez, regardez ici, une plainte pour facture impayée d’un chandelier de chez Steuben. Et le garage Galeazzo de Baltimore a porté plainte pour récupérer la Bentley qu’il y avait achetée. Nous vérifions toutes les ventes de Bentley, neuves ou d’occasion. Il n’y en a pas tant que ça. Et des Jaguar « supercharge », également. Nous avons faxé à tous les fournisseurs de gibier au sujet des achats de sanglier et nous allons les relancer une semaine avant l’arrivée des premières perdrix rouges d’Écosse.

Un œil sur la liste qu’elle tenait en main, elle s’écarta un peu en sentant l’haleine de Krendler trop près dans son cou.

— J’ai demandé des fonds pour acheter la coopération de plusieurs revendeurs de tickets de spectacles à New York et San Francisco : il y a quelques orchestres et quatuors à cordes qu’il aime particulièrement, il a l’habitude de demander des sièges au sixième ou septième rang, toujours sur le côté. J’ai donné son signalement le plus probable au Lincoln et au Kennedy Center ainsi qu’à la plupart des grandes salles de concert. Vous pourriez nous aider sur le budget de votre département, Mr Krendler ?

Comme il ne répondait pas, elle poursuivit :

— Nous surveillons aussi les abonnements aux revues culturelles qu’il recevait dans le temps, des publications en anthropologie, linguistique, médecine, mathématiques, musique…

— Est-ce qu’il loue les services de call-girls SM, ce genre de trucs ? Ou de garçons prostitués ?

Il se délectait de la question, c’était visible.

— Pas à notre connaissance, Mr Krendler. Il y a des années, à Baltimore, il a souvent été vu à des concerts en compagnie de femmes séduisantes, dont plusieurs très actives dans les œuvres de bienfaisance, ce genre de trucs… Nous avons leur date d’anniversaire à toutes, pour le cas où il leur enverrait des cadeaux. D’après ce que nous savons, nulle n’a eu à pâtir de le fréquenter. Aucune d’entre elles n’a voulu faire la moindre déclaration à son sujet. En ce qui concerne sa vie sexuelle, nous sommes dans le noir.

— Moi, je me suis toujours dit qu’il était homo.

— Et pourquoi donc, Mr Krendler ?

— A cause de tout ce tralala, musique de chambre, petits canapés et ainsi de suite… Ne le prenez pas mal, hein, si vous avez plein de sympathie pour ce genre de gus ou des amis qui en sont ? Enfin, le principal, Starling, ce que je voudrais que vous enregistriez bien, c’est que j’aimerais voir que ça coopère sur ce dossier, que ça coopère « vraiment ». Pas de chasse gardée, ici, pas de petits secrets. Je veux être tenu au jus du moindre rapport, du moindre relevé, de la moindre piste. Vous me suivez, Starling ?

— Oui, monsieur.

Sur le seuil, il se retourna.

— Vous avez intérêt, en effet. Comme ça, vous pourriez avoir une chance d’améliorer un peu votre situation ici. Vu où elle en est, votre soi-disant carrière en aurait le plus grand besoin.

La future chambre noire était déjà équipée d’un système de ventilation. Ostensiblement, sans le quitter des yeux, Starling l’alluma pour se débarrasser de son odeur d’after-shave et de cirage. Sans dire au revoir, Krendler écarta brutalement les rideaux et disparut.

Devant elle, l’air dansait comme la vibration de la chaleur sur le terrain de tir.

Dans le couloir, Krendler l’entendit le héler :

— Mr Krendler ? Je pars avec vous.

Il avait une voiture avec chauffeur qui l’attendait. A son niveau hiérarchique, il devait encore se contenter d’une berline Mercury, une Grand Marquis. Avant qu’il ait atteint la portière, elle l’interpella :

— Une minute, Mr Krendler.

Il se retourna, dans l’expectative : c’était peut-être le début de quelque chose, d’une capitulation à contrecœur ? Ses antennes étaient dressées.

— On est dehors, là, sous le ciel, fit Starling. Pas de micros ni rien, à moins que vous n’en ayez un sur vous.

Soudain, elle fut prise d’une impulsion irrésistible. Pour travailler parmi ses dossiers poussiéreux, elle portait habituellement une chemise en jean sur un débardeur moulant.

« Je devrais pas. Oh, et merde ! »

Elle fit sauter les pressions de la chemise et l’ouvrit largement.

— Vous voyez, je ne porte pas de magnétophone, moi.

Elle n’avait pas de soutien-gorge non plus.

— Puisque c’est peut-être la seule occasion que nous aurons de parler entre quat’z’ yeux, je voudrais vous poser une question : depuis des années, je fais mon job, mais à chaque fois que vous avez pu, vous m’avez planté un couteau dans le dos. Quel est votre problème, exactement, Mr Krendler ?

— Je vous recevrai volontiers à ce sujet, si vous le désirez. Je trouverai bien un moment pour que nous en…

— On en parle maintenant, là.

— A vous de trouver la réponse, Starling.

— C’est parce que je n’ai pas voulu sortir avec vous ? Ça remonte à la fois où je vous ai dit de rentrer vous coucher avec votre femme ?

Il la regarda encore. Non, elle n’avait pas de fil électrique sur elle, ni grand-chose, d’ailleurs.

— Ne vous haussez pas tant du col, Starling. Cette ville abonde de petites provinciales qui ne demandent qu’à se faire sauter.

Il s’installa derrière le chauffeur, tapa sur la vitre de séparation et la grosse berline s’éloigna. Ses lèvres remuèrent, esquissant la formule qu’il aurait voulu avoir prononcée : « De petites connasses provinciales comme vous. »

Le sens de la répartie occupait une grande place dans l’avenir politique qu’il se voyait. Il devait encore parfaire son karaté verbal, arriver à maîtriser parfaitement la technique des mots qui tuent.

50

— Ça peut marcher, je vous assure, affirma Krendler aux ténèbres chuintantes dans lesquelles Mason Verger était étendu. Il y a encore dix ans, ç’aurait été impossible, mais maintenant elle peut obtenir toutes les listes qu’elle veut sur son putain d’ordinateur.

Il changea de position sur le canapé, sous la chaude lumière des spots. La silhouette de Margot se découpait sur la lueur verdâtre de l’aquarium. Krendler n’avait plus de scrupules à proférer des vulgarités devant elle, désormais. Il trouvait cela agréable, même. Il aurait parié gros que la sœur de Verger rêvait d’avoir une queue et soudain il eut envie de prononcer ce mot devant elle, il réfléchit rapidement à un moyen de le caser.

— C’est comme ça qu’elle a décortiqué sa vie. Elle sait pratiquement tout de Lecter. Probable qu’elle vous dirait même s’il range sa queue à droite ou à gauche.

— A ce propos, Margot, fais entrer le docteur Doemling, commanda Mason.

Le médecin patientait depuis un moment dans la salle de jeux, en compagnie des animaux en peluche. Sur sa vidéo, Verger le voyait examiner d’un œil intéressé l’entrejambe cotonneux de la girafe, d’une manière qui lui rappela beaucoup la famille Viggert en train de lorgner le David de Michel-Ange. Il paraissait bien plus petit que les peluches sur l’écran, comme s’il avait rétréci, peut-être pour mieux revenir à une enfance qui ne serait pas la sienne.

Lorsqu’il fut sous les spots de la réception, le psychologue apparut comme un homme sec et froid, d’une propreté extrême malgré les pellicules qui tombaient de ses maigres mèches plaquées sur sa calvitie naissante. Un insigne de la société académique Phi Bêta Kappa était attaché à sa montre de gousset. Quand il prit place à l’autre bout de la table basse, son attitude suggérait qu’il connaissait déjà bien les lieux.

Dans la coupe de fruits en face de lui, il y avait une pomme attaquée par un ver qu’il retourna posément. Derrière ses lunettes, ses yeux suivirent Margot avec un intérêt plus que scientifique lorsqu’elle s’approcha pour prendre encore deux noix dans la coupe avant de retrouver sa position devant l’aquarium.

— Le docteur Doemling est le chef du département de psychologie à l’université Baylor, expliqua Mason à Krendler. Il est le titulaire de la chaire Verger. Je lui ai demandé quel type de relations pouvait exister entre le docteur Lecter et l’agent FBI Clarice Starling. Docteur…

Aussi raide sur le canapé que s’il était à la barre d’un tribunal, Doemling tourna la tête vers Krendler, qui eut l’impression d’être un membre du jury et qui reconnut aussitôt les manières posées, la subtile mauvaise foi de l’expert à deux mille dollars la journée.

— Mr Verger connaît évidemment mes références, commença-t-il. Désirez-vous que je les rappelle pour vous ?

— Non, fit Krendler.

— J’ai examiné les notes prises par la dénommée Starling après ses entretiens avec Hannibal Lecter, les lettres que ce dernier lui a adressées et toute la documentation que vous m’avez fournie sur leur passé respectif, Mr Verger.

Krendler ne put réprimer un froncement de sourcils.

— Le docteur Doemling s’est engagé par écrit à respecter la confidentialité de ce dossier, intervint Mason.

— Cordell envoie vos diapos sur le projecteur dès que vous voulez, docteur, le prévint Margot.

— Quelques petites précisions d’abord. Donc, nous savons que Lecter est né en Lituanie. Son père était comte, vieille noblesse remontant au Xe siècle. Sa mère venait aussi d’une excellente famille italienne, c’était une Visconti. Au cours de la retraite allemande de Russie, des panzers nazis qui passaient par là ont pilonné leur domaine, près de Vilnius, depuis la route. Ses parents et la plupart des gens de maison ont été tués. Après cela, les enfants ont disparu. Ils étaient deux, Hannibal Lecter et sa sœur. Nous ignorons ce que cette dernière est devenue, mais ce que je voulais souligner déjà, c’est ceci : Lecter est un orphelin, tout comme Clarice Starling.

— Ce que je vous avais déjà dit, coupa Mason, excédé.

— Mais qu’en avez-vous conclu ? objecta Doemling. Je ne suis pas en train de suggérer une sorte de sympathie spontanée entre deux orphelins, Mr Verger. Il n’est pas question de sympathie, là. C’est un affect qui n’entre pas en ligne de compte. Quant à la compassion, elle est allègrement foulée aux pieds. Non, écoutez-moi bien : ce que cette expérience commune donne au docteur Lecter, c’est simplement le moyen de mieux la comprendre et, en dernier recours, de prendre le contrôle sur elle. Tout est affaire de contrôle, ici. Quant à la dénommée Starling, nous savons qu’elle a passé la majeure partie de son enfance dans des établissements religieux. D’après ce que vous m’avez indiqué, nous ne lui connaissons aucune relation durable avec un homme. Elle habite avec une ancienne camarade d’études, une jeune Afro-Américaine.

— Ça pourrait très bien être un machin sexuel, ça, lança Krendler.

Le psychologue ne daigna même pas lui adresser un regard. Objection rejetée.

— On ne peut jamais affirmer avec certitude pourquoi quelqu’un vit avec quelqu’un, certes, concéda-t-il dédaigneusement.

— Cela fait partie des choses qui restent cachées, comme dit la Bible, compléta Mason.

— Elle a l’air plutôt appétissante, si on aime les filles de la campagne, remarqua Margot.

— Je crois que l’attirance physique est du côté de Lecter, pas du sien, déclara Krendler. Vous l’avez vue : elle est jolie, mais elle est coincée.

— Ah, vraiment, Mr Krendler ?

Il y avait une nuance amusée dans la voix de Margot.

— Toi, Margot, tu penses que c’est une lesbo ?

— Et comment je le saurais, bon sang ? Qu’elle soit ci ou ça, elle tient vachement à le garder pour elle, c’est en tout cas l’impression que j’ai eue. Je crois qu’elle n’est pas commode ; quand je l’ai vue, elle n’était pas plus lisible qu’un joueur de poker mais je ne dirais pas qu’elle est coincée. On n’a pas beaucoup parlé, toutes les deux, mais c’est ce que j’en ai retiré. C’était avant que tu aies « tellement » besoin de mon aide, Mason : tu m’as jetée de la pièce au bout de trente secondes, tu te rappelles ? Non, coincée, je ne pense pas. Simplement, une fille qui a une allure pareille doit toujours garder un air assez distant, parce que des connards viennent lui casser les pieds tout le temps…

Même s’il ne discernait que sa silhouette, Krendler eut la nette sensation qu’elle le regardait avec insistance en formulant cette dernière remarque.

Ces voix dans la pièce à la fois sombre et violemment éclairée formaient un étrange concert: il y avait Krendler et son élocution péremptoire de vrai bureaucrate, le ton pédant de Doemling, la sonorité métallique de Mason Verger avec ses consonnes explosives écorchées et ses sifflantes interminables, et il y avait Margot, sa voix mâle et brusque sortant de ses mâchoires serrées comme celles d’un poney de louage qui ne supporte plus le mors. Et en bruit de fond, la machinerie haletante qui cherchait sans cesse de l’oxygène pour l’invalide.

— J’ai quant à moi certaines idées concernant sa vie privée qui découlent de l’apparente fixation qu’elle fait sur son père, reprit Doemling. Je vais y venir dans quelques instants. Bien. Donc, nous disposons de trois documents du docteur Lecter qui concernent directement Clarice Starling. Deux lettres et un dessin. Celui-ci représente la « Montre-Crucifix »qu’il a conçue du temps où il était à l’asile.

Il leva les yeux vers le moniteur suspendu.

— Projection, s’il vous plaît.

D’une autre partie des appartements, Cordell envoya l’extraordinaire croquis sur l’écran. L’original en avait été réalisé au fusain sur papier-boucherie. Sur la copie dont disposait Mason, les traits étaient du même bleu sombre que des marques de coups.

— Il a essayé de déposer un brevet pour ceci, expliqua Doemling. Comme vous le voyez, le Christ est crucifié sur le cadran et Ses bras font office d’aiguilles, exactement comme pour une montre Mickey. Ce qui est intéressant pour nous, c’est que Son visage, tête penchée, est celui de Clarice Starling. Il l’a dessiné à l’époque de leurs entretiens. Vous avez maintenant une photographie de la susdite, vous pouvez comparer. Euh… Cordell, c’est exact ? Envoyez-nous la photo, s’il vous plaît, Cordell.

C’était indéniable : la tête de Jésus était celle de Starling.

— L’autre singularité, c’est que le corps est cloué à la croix par les poignets et non par les paumes.

— Ce qui est correct, répliqua Mason. On est obligé de les clouer par les poignets en passant les clous dans de grandes rondelles en bois, autrement ils tiennent mal. Idi Amin et moi avons vérifié concrètement ce point quand nous avons remis en scène tout le truc pour Pâques, en Ouganda. Oui, Notre Sauveur a été crucifié par les poignets, c’est un fait, et toutes les représentations picturales sont erronées. Tout ça à cause d’une mauvaise traduction de l’hébreu par les rédacteurs de la Bible en latin…

— Merci, Mr Verger, fit Doemling sans conviction. Enfin, cette représentation de la Crucifixion est clairement un détournement de l’objet sacré. Notez que le bras servant à indiquer les minutes est placé sur le six, ce qui permet de couvrir pudiquement les parties honteuses. Notez également que l’aiguille des heures est sur le neuf, ou à peine plus, ce qui est une référence évidente à la tradition selon laquelle Jésus a été crucifié à cette heure-là.

— Et notez également que six accolé à neuf donne soixante-neuf, un chiffre qui a d’évidentes connotations sexuelles, ne put s’empêcher de glisser Margot.

En réponse au regard glacial que le psychologue lui lançait, elle brisa les noix dans sa paume et laissa tomber les coquilles par terre.

— Maintenant, passons aux lettres du docteur Lecter. Quand vous voudrez, Cordell…

Doemling sortit un pointeur laser de sa poche.

— Vous pouvez constater que l’écriture manuscrite, une ronde fluide exécutée au stylo à encre à plume carrée, est d’une régularité remarquable, presque mécanique. On retrouve ce type de calligraphie dans les bulles papales du Moyen Age. Elle est assez belle, mais d’une perfection effrayante. Il n’y a rien de spontané, ici. Il calcule, il calcule sans cesse. La première a été rédigée juste après son évasion, alors qu’il venait de tuer cinq personnes. Reprenons le texte :


Alors, Clarice, est-ce que les agneaux ont cessé de pleurer?

Vous me devez une réponse, vous savez, et cela me ferait plaisir.

Une petite annonce dans l’édition nationale du Times et dans l’International Herald Tribune, le premier jour de n’importe quel mois, ce serait parfait. Faites-la aussi passer dans le China Mail.

Je ne serais nullement surpris si la réponse était oui et non. Les agneaux vont se taire, pour le moment. Mais, Clarice, vous vous jugez avec la bienveillance des pires cachots du donjon de l’île de Threave ; et il vous faudra constamment le mériter, ce silence béni. Parce que ce sont les situations désespérées qui vous poussent à agir, et il y aura toujours des situations désespérées.

Je n’ai pas l’intention de vous rendre visite, Clarice ; sans vous, le monde serait bien moins intéressant. Veillez à me rendre la politesse…


Doemling repoussa ses lunettes sur son nez, se racla la gorge.

— C’est un exemple typique de ce que j’ai désigné dans certaines de mes publications sous le néologisme d’« avunculisme » et que nombre de mes confrères, dans leurs écrits, ont pris l’habitude d’appeler « avunculisme de Doemling ». Il est possible que cela devienne une nouvelle entrée dans la prochaine édition du Manuel de diagnostic et de statistiques. La définition grand public de ce concept serait la tendance à se faire passer pour un protecteur avisé et attentionné tout en poursuivant ses propres desseins… D’après les notes de l’intéressée, je déduis que l’allusion aux bêlements des agneaux se réfère à un souvenir d’enfance, l’abattage de ces animaux dans le ranch du Montana où elle avait été recueillie.

— Elle négociait des informations avec Lecter, expliqua Krendler. Il savait des choses sur le compte de Buffalo Bill, le serial killer.

— La deuxième lettre, sept ans plus tard, est en apparence un message de condoléances et de consolation. En réalité, il l’attaque perfidement sur ses parents, auxquels elle semble vouer une véritable adoration. Il traite son père de « vulgaire veilleur de nuit », sa mère de « bonniche ». Puis, aussitôt après, il leur accorde des qualités exceptionnelles, ce qu’elle ne demande qu’à croire, et invoque ces mêmes points positifs à la suite afin d’expliquer les revers professionnels de Starling. Nous avons là ni plus ni moins que de la subornation. Prise de contrôle, disais- je tout à l’heure. Ma théorie est que cette femme entretient un attachement durable à l’image de son père, une forme de sublimation qui l’empêche de vivre des relations sexuelles épanouies et qui pourrait la conduire à être attirée par le docteur Lecter dans une sorte de transfert affectif sur lequel, en grand pervers qu’il est, il est prêt à spéculer sans scrupule. Dans ce deuxième courrier, il l’encourage à nouveau à le contacter par voie de petite annonce et il offre un nom de code qui…

« Seigneur Jésus, quel baratin ! » L’impatience et l’agacement étaient une torture pour Mason Verger puisqu’il n’était pas en mesure de trépigner.

— OK, très bien, docteur, coupa-t-il. Margot, ouvre un peu la fenêtre. J’ai trouvé une nouvelle source sur Lecter, docteur. Quelqu’un qui les a connus, lui et Starling, et qui les a vus ensemble. Quelqu’un qui a passé plus de temps avec lui que n’importe qui. Je veux que vous lui parliez, maintenant.

Krendler s’agita sur le canapé. Son estomac commençait à se serrer. Il avait compris ce qui allait suivre.

51

Après un ordre bref à l’interphone, la porte s’ouvrit sur une imposante silhouette. Le nouveau venu était aussi musclé que Margot, vêtu d’une blouse et d’un pantalon blancs.

— Voici Barney, annonça Mason. Il s’est occupé du quartier de haute sécurité de l’hôpital de Baltimore pendant six ans, au temps où Lecter y était enfermé. Il travaille pour moi, maintenant.

Barney aurait préféré rester debout près de l’aquarium, aux côtés de Margot, mais comme le docteur Doemling voulait le voir dans la lumière, il vint s’asseoir près de Krendler.

Barney, c’est cela ? Eh bien, Barney, quelle est votre qualification ?

— Je suis IDE.

— Vous voulez dire infirmier diplômé d’État? Excellent. Et quoi encore ?

— J’ai une licence de lettres de l’Université par correspondance des USA, poursuivit Barney, le visage impassible. Et un certificat de l’École Cummins de thanatologie. Je suis qualifié pour ça aussi. Je le faisais la nuit pendant mes études d’infirmier.

— Vous étiez employé à la morgue tout en suivant vos études ?

— Oui. Aller chercher les corps sur les lieux du crime, aider à l’autopsie, tout ça.

— Et avant ?

— Les Marines.

— Je vois… Et donc, à l’époque où vous travailliez à l’hôpital de Baltimore, vous avez vu Clarice Starling et Hannibal Lecter en interaction… Je veux dire, vous les avez vus parler ensemble ?

— Il m’a semblé qu’ils…

— Commençons par ce dont vous avez réellement été témoin, non ce qu’il vous a semblé avoir vu. C’est faisable ?

Mason s’en mêla :

— Il a assez de jugeote pour donner son avis, docteur. Vous connaissez Clarice Starling, Barney ?

— Oui.

— Et vous avez fréquenté Hannibal Lecter pendant six ans ?

— Oui.

— Qu’est-ce qu’il y avait, entre eux ?

Au début, Krendler avait eu du mal à comprendre la voix aiguë, éraillée de Barney, mais c’est lui qui posa la bonne question :

— Est-ce que Lecter se comportait différemment quand Starling venait l’interviewer, Barney ?

— Oui. La plupart des fois, il ignorait complètement les visiteurs. Ou d’autres, il ouvrait les yeux juste le temps d’injurier les spécialistes qui venaient essayer de lui piquer ses idées. J’ai même vu un de ces professeurs se mettre à pleurer, un jour. Avec Starling, il était très dur, mais il lui parlait plus qu’à tout autre. Il avait de l’intérêt pour elle. Parce qu’elle l’intriguait.

— Comment?

Barney haussa les épaules.

— Il avait pas trop d’occasions de voir des femmes, vous comprenez. C’est vraiment une jolie fille, Starling, et…

— Je n’ai pas besoin de votre opinion à ce sujet, l’interrompit Krendler. Bien, c’est tout ce que vous savez ?

Sans répondre, Barney le regarda comme si les deux hémisphères du cerveau de son interlocuteur étaient deux chiens en train de s’accoupler.

Margot fit craquer encore une noix.

— Allez-y, Barney, commanda Mason.

— Ils étaient très francs l’un envers l’autre. C’est un des côtés désarmants qu’il a. On a l’impression qu’il ne condescendrait pas à mentir.

— Qu’il ne quoi pas ?

— Condescendrait.

— Avec s-c, Mr Krendler, intervint Mason Verger dans le noir. Daigner. Ou s’abaisser, si vous voyez ce que je veux dire.

— Le docteur Lecter lui a dit des choses peu agréables sur elle, poursuivit Barney, et d’autres très plaisantes à entendre. Elle a supporté le mauvais côté et du coup les bonnes paroles lui ont fait encore plus plaisir, parce qu’elle savait que ce n’était pas en l’air. Lui, il la trouvait charmante, amusante.

— Vous, vous êtes capable de savoir ce que le docteur Lecter trouvait « amusant » ? s’étonna Doemling. Et comment vous y preniez-vous, monsieur l’infirmier ?

— Rien qu’en l’écoutant rire, « docteur ». On nous a appris ça à l’école des assistants médicaux. « Bonne humeur et guérison », il s’appelait, le cours.

Ou Margot avait pouffé, ou bien c’était l’aquarium derrière elle qui avait émis ce gargouillis étouffé.

— Du calme, Barney, le raisonna Mason. Allez, racontez le reste.

— Certainement. Parfois, tard dans la nuit, on parlait, le docteur Lecter et moi. Quand il était assez calme pour ça. On discutait des cours par correspondance que je prenais, et de plein d’autres…

— Ce n’est pas des cours de psychologie que vous suiviez, par hasard ? glissa Doemling.

— Non, m’sieur. Je ne considère pas que la psychologie soit une science. Le docteur Lecter non plus, d’ailleurs. — Il poursuivit rapidement, avant que le poumon artificiel de Mason ne lui permette de lancer un rappel à l’ordre. — Je peux simplement répéter ce qu’il m’a dit, d’accord ? Il la voyait telle qu’elle était en train de se transformer. Il la trouvait charmante comme peut l’être un bébé animal, un louveteau, ce que vous voudrez, avant qu’il ne grandisse et devienne… comme les grands. Avant qu’on ne puisse plus jouer avec lui. Elle avait la sincérité d’un louveteau, il disait. Elle avait toutes les armes qu’il fallait, taille miniature mais en train de se développer, et tout ce qu’elle savait faire, jusque-là, c’était de se battre avec les autres louveteaux. C’est ça qui l’amusait, lui. Tenez, la manière dont les choses ont commencé entre eux est assez révélatrice, je pense. A leur première rencontre, il a été poli mais il l’a pas mal rembarrée. Et puis, au moment où elle allait partir, un autre détenu lui a lancé du sperme à la figure. Le docteur Lecter en a été très, très contrarié. C’est la seule fois où je l’ai vu vraiment fâché. Elle aussi, elle l’a remarqué et elle a essayé de s’en servir avec lui. Je crois qu’il a eu de l’admiration pour ce côté fine mouche, débrouillard, qu’elle avait.

— Et quelle a été sa réaction vis-à-vis de ce codétenu qui a… fait ce que vous racontiez ? Ils entretenaient des rapports quelconques, tous les deux ?

— Pas vraiment, non. Le docteur Lecter l’a tué le soir même.

— Comment ça, tué ? Ils étaient dans la même cellule ? Comment s’y est-il pris ?

— A trois cellules de distance, ils étaient, avec le couloir entre eux. En pleine nuit, le docteur Lecter lui a parlé un moment et il lui a dit d’avaler sa langue.

— Donc, Starling et Lecter ont fini par devenir… proches? demanda Mason.

— Dans des limites bien précises, répondit Barney. Ils s’échangeaient des informations. Le docteur Lecter lui a donné ce qu’il savait sur l’assassin qu’elle était en train de chercher et elle, elle l’a payé en retour en acceptant de parler d’elle. Il m’a dit que d’après lui elle avait sans doute trop de cran, que ça risquait de lui porter tort. « Excès de zèle », il appelait ça. Il pensait qu’elle était prête à aller trop loin si elle jugeait que sa mission le nécessitait. Et une fois, il m’a confié qu’elle avait « le malheur d’avoir du goût ». Je n’ai toujours pas compris ce qu’il entendait par là.

— Alors, docteur, est-ce qu’il veut la baiser, la tuer, ou la bouffer ? interrogea Mason en épuisant toutes les hypothèses qu’il pouvait concevoir.

— Les trois, probablement, rétorqua Doemling, mais je ne me risquerais pas à pronostiquer dans quel ordre il entend assouvir ces envies. Et c’est pourquoi je n’ai pas la tâche facile en vous disant ce que je suis prêt à certifier : quand bien même la presse à scandale et ceux qui s’en repaissent feraient tout pour tirer un roman à l’eau de rose de leur relation, pour réécrire La Belle et la Bête à leur sujet, l’objectif primordial de Lecter est d’humilier cette femme, de lui infliger les pires souffrances et de la tuer. Il est allé vers elle à deux reprises, quand elle a été insultée sous ses yeux puis quand elle a été clouée au pilori par les journaux après cette histoire de fusillade. Il se déguise en mentor paternel mais rien ne l’excite autant que de la voir déstabilisée. Quand on écrira l’histoire d’Hannibal Lecter, ce qui ne manquera pas d’arriver, on le citera comme un cas typique d’« avunculisme de Doemling ». Pour qu’elle l’attire, il faut qu’elle soit dans la détresse.

Un sillon était apparu entre les yeux largement écartés de Barney.

— Est-ce que je peux donner mon avis là-dessus, puisque vous me l’avez demandé, Mr Verger ?

Il n’attendit pas son assentiment :

— A l’asile, le docteur Lecter a décidé de dialoguer avec elle quand il a vu qu’elle tenait le coup, qu’elle s’essuyait le sperme sur la figure sans un mot et qu’elle continuait à faire son travail. Dans ses lettres, il dit que c’est une guerrière et il souligne qu’elle a sauvé la vie à ce gosse pendant la bagarre. Il a de l’admiration et du respect pour son courage, pour sa discipline. Il dit lui-même qu’il n’a pas l’intention de venir la chercher. Et s’il y a au moins une chose qu’il n’a jamais faite, c’est bien de mentir.

— Exactement la mentalité sensationnaliste que j’évoquais à l’instant! s’exclama Doemling. Non, Hannibal Lecter est étranger à des sentiments tels que l’admiration ou le respect. De même qu’il est incapable de chaleur, d’affection. Prétendre le contraire, c’est du romantisme aveugle qui prouve, soit dit en passant, le danger d’une éducation à la va-vite.

— Dites, docteur Doemling, vous ne vous souvenez pas de moi, n’est-ce pas ? Mais c’était moi qui m’occupais de son quartier quand vous êtes venu lui parler. Oh, plein de gens ont essayé, mais c’est vous, et personne d’autre à ma connaissance, qui êtes reparti en larmes. Et par la suite, il a fait la critique de votre livre pour la Revue américaine de psychiatrie. Franchement, je ne pourrais pas vous jeter la pierre si vous avez encore pleuré en la lisant.

— Suffit, Barney ! Allez voir où en est mon déjeuner, plutôt.

— Un autodidacte mal dégrossi, siffla Doemling, lorsque Barney eut quitté la pièce. Il n’y a rien de pire.

— Vous ne m’aviez pas raconté que vous étiez allé voir Lecter, docteur, remarqua Mason.


— Il était en pleine catatonie, à l’époque. Impossible de lui tirer quoi que ce soit.

— Et c’est ce qui vous a fait pleurer ?

— Racontars !

— Et vous n’accordez aucun crédit à ce que dit Barney.

— Il est aussi manipulé que cette fille.

— Et il en pince certainement pour Starling, lui aussi, ajouta Krendler.

Margot laissa échapper un rire sous cape, assez sonore néanmoins pour que l’intéressé l’entende.

— Si vous voulez que Clarice Starling exerce une attirance sur le docteur Lecter, il faut qu’il la sache dans une mauvaise passe. Il faut que les blessures qu’il pourra voir soient un avant-goût de celles qu’il pourra lui faire. Blessures symboliques, évidemment, mais observer son désarroi et son abattement serait pour lui un stimulant aussi efficace que s’il l’espionnait pendant qu’elle se caresse. Quand le renard entend un lapin brailler de douleur, il arrive en courant. Et ce n’est pas pour lui venir en aide.

52

— Je ne peux pas vous donner Clarice Starling comme ça, déclara Krendler après le départ de Doemling. Vous dire où elle est et ce qu’elle est en train de faire, c’est dans mes cordes, mais je n’ai pas droit de regard sur les opérations du FBI. Et s’ils décident de l’exposer, de se servir d’elle comme appât, croyez-moi qu’ils ne la quitteront pas des yeux.

Il pointa un doigt vers les ténèbres de Mason pour souligner ses mots

— Vous n’arriverez pas à vous immiscer dans leur plan. Inutile d’espérer guetter autour d’elle et intercepter Lecter avant eux : leur dispositif aura repéré vos gars avant qu’ils aient dit ouf. Par ailleurs, le Bureau ne prendra aucune initiative tant qu’il ne l’aura pas recontactée ou qu’ils n’auront pas la preuve qu’il est dans le coin. Il lui a déjà envoyé des lettres mais il ne s’est jamais approché d’elle, après tout. Pour une surveillance rapprochée de Starling, il leur faut au minimum douze agents en permanence. C’est beaucoup d’argent. Non, vous auriez été mieux placé maintenant si vous l’aviez laissée se griller après la fusillade. Ça aurait l’air de quoi, de retourner sa veste et d’essayer de la coincer à nouveau à cause de cette histoire ?

— Si, si, avec des si… (pour une fois, Mason ne s’en était pas trop mal tiré avec les sifflantes). Hé, Margot, regarde voir ce journal milanais, le Corriere della Sera, l’édition du dimanche qui a suivi la mort de Pazzi. Dans le carnet, la rubrique des messages personnels. Lis-nous le premier de la colonne.

Margot leva la page saturée d’encre dans la lumière.

— C’est en anglais, destiné à un A.A. Aaron. Voilà : « Livrez-vous aux autorités, où que vous soyez. Vos ennemis sont tout près. » C’est signé « Hannah ». Qui est-ce, celle-là ?

— C’est le nom de la jument qu’avait Starling quand elle était gosse, expliqua Mason. Nous avons là un avertissement adressé à Lecter par Starling. C’est lui qui lui a demandé de signer comme ça, dans sa dernière lettre.

Krendler bondit sur ses pieds.

— Bon Dieu ! Elle n’était quand même pas au courant, pour l’opération à Florence ! Si elle l’est, elle sait forcément que c’est moi qui vous ai mis sur la piste.

Mason poussa un soupir. Il se demandait si Krendler était assez malin pour devenir un homme politique qui servirait ses intérêts.

— Mais non, elle ne sait rien, elle. C’est moi qui ai fait passer ce message dans La Nazione, le Corriere della Sera et le Herald Tribune. Pour publication le lendemain de notre intervention contre Lecter. De cette manière, en cas d’échec de notre part, il croirait que Starling essayait de l’aider. Comme ça, on gardait un lien avec lui par l’intermédiaire de la fille.

— Personne ne l’a remarqué, ce message.

— Non. A part Hannibal Lecter, peut-être. Il voudra la remercier pour le tuyau, par lettre ou en personne, qui sait ? Bon, maintenant écoutez-moi : vous avez toujours son courrier sous surveillance ?

— Absolument. S’il lui envoie quoi que ce soit, nous l’aurons en mains avant elle.

— Alors, ouvrez bien vos oreilles, Krendler : étant donné la façon dont cette petite annonce a été commandée et payée, Clarice Starling n’arrivera jamais à prouver que ce n’est pas elle qui l’a fait publier. Et ça, c’est un délit sérieux. C’est avoir profité de sa position pour tourner la loi. Avec ça, vous pouvez la démolir, Krendler. Vous savez pertinemment que le FBI se contrefout de ses agents quand ils sont dans la merde. Ils la laisseront aux clebs sans le moindre état d’âme. Elle ne sera même pas fichue d’avoir un port d’armes officieux. Et plus personne ne veillera sur elle, à part moi. Et Lecter apprendra très vite qu’elle est à poil, toute seule. Mais avant d’en arriver là, on va essayer d’autres moyens.

Il s’interrompit pour respirer.

— S’ils ne marchent pas, on fera comme Doemling a dit : on la mettra « en situation de détresse » avec cette petite annonce. Détresse, tu parles ! Il y a de quoi la casser en deux, oui ! Et gardez la moitié avec la foune, si vous voulez mon avis ; l’autre est bien trop rasoir, avec ses nom de Dieu de scrupules… Oups, pardon, je ne voulais pas blasphémer !

53

Clarice Starling court parmi les feuilles mortes d’une réserve naturelle de Virginie, à une heure de route de chez elle, un endroit où elle aime venir. Personne aux alentours en ce week-end d’automne, en ce jour de repos qu’elle a bien mérité. Elle suit sa piste favorite sur les collines boisées qui bordent la Shenandoah River. Dans les hauteurs, le soleil du matin a réchauffé l’atmosphère mais, lorsqu’elle redescend, elle retrouve brusquement un air vif. Parfois, elle a encore chaud au visage quand ses jambes sont déjà dans le froid.

A cette époque, la terre n’avait pas retrouvé sa stabilité sous ses pieds quand elle marchait. C’est seulement en courant que le sol lui paraissait plus solide.

Et donc elle court dans la belle lumière mouchetée par les branches, la piste parfois striée par l’ombre des troncs dans le soleil bas. Devant elle, trois chevreuils détalent, deux femelles et un brocard se dégageant d’un bond à couper le souffle. Leur queue blanche fuse dans la pénombre du sous-bois tandis qu’ils s’éloignent à toute allure. Mise en joie par ce spectacle, Starling accélère, elle aussi.

Aussi immobile qu’un personnage de tapisserie médiévale, Hannibal Lecter était assis dans les feuilles fanées sur le versant qui dominait la rivière. La piste lui était visible sur une portion d’environ cent cinquante mètres grâce à ses jumelles protégées des reflets du soleil par une visière en carton qu’il avait lui-même fabriquée. Ce fut d’abord les chevreuils en fuite qu’il eut dans son champ de vision, qui remontaient la colline de son côté. Et puis, pour la première fois depuis sept ans, Clarice Starling surgit en chair et en os à son regard.

Ses traits demeurèrent impassibles derrière les jumelles. Seules ses narines palpitèrent en inhalant longuement, comme si malgré la distance elles avaient détecté le parfum de la jeune femme.

Il perçut nettement l’odeur des feuilles en décomposition, rehaussée d’un soupçon de cannelle, et celle des glands pourrissant doucement sur le sol, et celle à peine marquée de crottes de lièvre à quelques mètres, et dans le sous-bois les effluves musqués d’une dépouille d’écureuil. Mais la fragrance de Starling, qu’il aurait reconnue entre mille, ne flottait pas jusqu’à lui. Il avait vu les chevreuils détaler devant elle et ils avaient depuis longtemps échappé au regard de Starling qu’il les suivait encore des yeux.

Moins d’une minute après, elle apparaissait dans ses jumelles. Elle avançait avec aisance, elle n’avait pas besoin de lutter contre la gravité. Dans son dos, haut sur les épaules, un petit sac d’où dépassait une bouteille d’eau minérale. La lumière rasante du matin l’éclairait par-derrière, donnant à son corps un reflet trouble qui pouvait faire croire que sa peau était couverte de pollen. En suivant son avance, les objectifs du docteur Lecter attrapèrent un reflet sur la rivière qui lui laissa des taches lumineuses dans les yeux pendant un bon moment. Puis elle s’engagea dans la pente et commença à disparaître. Sa nuque fut la dernière partie visible de la jeune femme, avec sa queue de cheval qui se balançait comme le panache blanc d’un chevreuil. Il resta figé sur place, sans faire mine de chercher à la suivre. L’image continuait à courir dans sa tête, très nette, et il en serait ainsi tant qu’il voudrait la revoir en train de dévaler la piste. C’était sa première apparition depuis sept ans, sans compter les photos des tabloïds ni la vision fugitive de ses cheveux à travers les vitres d’une voiture. Mains croisées sous son crâne, il s’étendit sur le lit de feuilles, observant au-dessus de lui le feuillage automnal d’un érable qui tremblait sur le ciel d’un bleu soutenu tirant sur le violet. Violettes aussi, les grappes de raisin sauvage qu’il avait cueillies pendant son ascension jusqu’à son poste d’observation, violets, les grains qui venaient de dépasser leur maturité et dont il savourait maintenant la chair dense, qu’il pressait dans sa paume et dont il léchait le jus comme un enfant le ferait de sa langue tendue. Violette, elle encore.


Et violettes, les aubergines dans le potager.

En milieu de journée, il n y avait pas d’eau chaude au relais de chasse. Alors, la nounou de Mischa traînait dans le jardin la baignoire en cuivre pleine de bosses et laissait le soleil réchauffer le bain de la petite. Mischa, qui avait deux ans, s’asseyait ensuite dans l’eau étincelante, au milieu des légumes, sous les vifs rayons, des papillons blancs voletant autour d’elle. Seul le fond de la baignoire était rempli, l’eau couvrait à peine ses jambes potelées, et cependant la nounou recommandait expressément à son frère et au grand chien qui l’accompagnait toujours de la surveiller pendant qu’elle retournait à la maison chercher une serviette.

Hannibal Lecter était un enfant qui inspirait la crainte à plusieurs des domestiques, avec sa gravité intimidante, la rare précocité de son intelligence. Mais il n’effrayait pas la vieille gouvernante, qui connaissait parfaitement son affaire, et il n’intimidait pas Mischa, dont les petites mains en forme d’étoile venaient se poser sur ses joues quand elle lui riait au visage.

De la baignoire, sa sœur tendit les bras par-dessus Hannibal pour attirer à elle une aubergine. Elle adorait contempler leur peau lui sante dans le soleil. Ses yeux n’étaient pas noisette comme ceux de son frère, ils étaient bleus, et tandis qu’elle les fixait sur le légume, ils semblaient en prendre peu à peu la nuance, s’assombrir, tirer sur le violet. Hannibal savait qu’elle vouait une passion à cette couleur. Lorsqu’elle repartit à la maison dans les bras de sa nounou, il attendit que l’aide-cuisinier ait terminé de vider la baignoire dans la platebande et soit reparti en maugréant pour s’agenouiller entre les rangées de plants. Les bulles de savon du bain renversé se gonflaient de reflets irisés, verts et violets, avant d’éclater sur le sol en brique. Alors, il sortit son petit canif, coupa la tige d’une aubergine, la fit reluire avec son mouchoir et la prit dans ses bras, encore gorgée de soleil, chaude comme un animal, pour la porter à la chambre de Mischa et la déposer à un endroit où elle la verrait tout de suite. Le violet foncé, la couleur aubergine, fut sa préférée jusqu’à la fin de sa courte vie.


Hannibal Lecter ferma les yeux pour revoir le chevreuil bondissant devant Starling, pour la revoir bondir à son tour sur la piste, le corps enluminé d’or par le soleil oblique. Ce fut un autre chevreuil qui surgit alors, pas celui qu’il attendait, mais le brocard avec sa flèche encore fichée dans le flanc qui se débattait sous le filin passé autour de son cou tandis qu’ils le traînaient vers le billot, le petit chevreuil qu’ils avaient dévoré avant de manger Mischa, et, comme il ne pouvait plus conserver son immobilité, il dut se lever, les mains et les lèvres tachées de jus de raisin, les coins de la bouche tombants comme ceux d’un masque grec. Il jeta un regard en direction de Starling au loin, aspira profondément par le nez et se laissa pénétrer par les senteurs purifiantes de la forêt. Il contempla l’endroit où elle avait disparu de sa vue; la trajectoire qu’elle avait suivie lui sembla plus claire que le sous-bois avoisinant, comme si elle avait laissé une trace lumineuse derrière elle.

Il monta rapidement jusqu’à la crête et redescendit l’autre versant pour rejoindre le parking d’une aire de camping déserte où il avait laissé son pick-up. Il voulait avoir quitté le parc quand Starling reviendrait à son auto, qu’elle avait garée à trois kilomètres de là, près de la guérite des gardiens fermée pour la saison.

Il restait un bon quart d’heure avant qu’elle puisse y parvenir en courant.

Le docteur Lecter s’arrêta près de la Mustang en laissant son moteur allumé. Il avait déjà eu plusieurs fois l’occasion d’inspecter le véhicule sur la zone de stationnement d’un supermarché près de chez elle. C’était l’autocollant de son abonnement annuel au parc national, sur le pare-brise de la vieille Mustang, qui lui avait permis de découvrir qu’elle avait l’habitude de venir y faire son footing. Aussitôt, il avait acheté une carte de la réserve forestière et l’avait explorée à loisir.

La voiture était fermée à clé. Ramassée sur ses larges pneus, elle semblait assoupie. Elle amusait Lecter, cette Mustang à la fois incongrue et terriblement efficace. Même penché tout contre la poignée chromée de la portière, il ne distinguait aucune odeur. Il sortit une mince lame en acier de sa poche, la déplia et l’enfonça dans l’interstice entre la portière et le montant, au-dessus de la serrure. Avait-elle une alarme? Oui? Non? Clic. Non.

Le docteur Lecter se glissa dans l’habitacle, dans un espace intensément habité par la présence de Clarice Starling. L’épais volant était gainé de cuir, avec quatre lettres au centre de l’axe : Momo. Il contempla un instant cette formule, la tête penchée de côté comme le ferait un perroquet, ses lèvres la prononçant en silence : « Momo. » Il se laissa aller contre le dossier, paupières closes, respiration régulière, sourcils levés. La même attitude que s’il avait été en train d’assister à un concert.

Puis, comme dotée d’une volonté autonome, la pointe effilée de sa langue apparut, tel un minuscule serpent rosé qui aurait cherché à s’extraire de son visage. Sans changer d’expression, les yeux toujours fermés, comme en transe, il se pencha lentement en avant, trouva le volant en se laissant guider par son seul odorat. Sa langue s’enroula autour, parcourant les bosses en cuir qui marquaient l’emplacement des doigts sur la face inférieure du rond. Sa bouche goûta la zone où les paumes de Starling reposaient le plus souvent, à deux heures sur le cercle. Il se redressa, sa langue regagna ses quartiers. Ses lèvres remuaient doucement, comme s’il avait été en train de savourer une gorgée de vin. Il prit une longue bouffée d’air, s’interdisant de la rejeter pendant qu’il sortait de la Mustang et refermait la portière, la gardant en lui. Quand il quitta le parc, il avait encore Clarice Starling contre son palais et dans ses poumons.

54

Un des axiomes de la science du comportement veut que les vampires soient des êtres attachés à un territoire, alors que les cannibales, au contraire, parcourent le pays de long en large.

Le docteur Lecter, en tout cas, n’était guère attiré par la vie de nomade. S’il avait réussi à échapper aux autorités, il le devait avant tout à la solidité de ses identités d’emprunt, au soin qu’il mettait à les entretenir et à des moyens financiers toujours aisément accessibles. La fréquence et l’imprévisibilité de ses déplacements ne jouaient aucun rôle particulier dans son succès.

Comme il passait depuis longtemps d’un nom à l’autre, tous deux jouissant d’un excellent crédit, et qu’il en conservait un troisième pour gérer son parc automobile, il n’hésita pas un instant à se préparer un nid douillet aux États-Unis alors qu’une semaine ne s’était pas écoulée depuis son retour.

Il avait jeté son dévolu sur le Maryland, qui avait le double avantage de se trouver à environ une heure de route au sud de la résidence de Mason Verger et à une distance raisonnable de la vie musicale et théâtrale de Washington ou de New York.

En surface, rien dans son existence n’était censé attirer l’attention sur lui et chacune de ses deux principales identités aurait pu résister aisément à une enquête de routine. Après avoir rendu visite à l’une de ses réserves de numéraire à Miami, il loua donc pour un an à un lobbyiste allemand une agréable villa sise dans un endroit retiré de la baie de Chesapeake.

Grâce aux deux lignes téléphoniques qui répercutaient ses appels depuis le modeste appartement qu’il conservait à Philadelphie, il était en mesure de se constituer d’impeccables références quand il en avait besoin sans avoir à quitter le confort de sa nouvelle maison.

Ne payant qu’en liquide, il obtint rapidement auprès des revendeurs spécialisés des places de choix aux concerts symphoniques, aux ballets et aux représentations d’opéra qui l’intéressaient durant la saison à venir.

Parmi les multiples commodités de son logis, il y avait un garage deux-places complété d’un atelier, le tout muni de portes basculantes. C’est là qu’il gardait ses deux véhicules, un vieux pick-up Chevrolet à plate-forme à arceaux pourvus de fixations amovibles qui avait appartenu à un plombier et peintre en bâtiment, et une Jaguar « supercharge » prise en leasing par l’intermédiaire d’une société de courtage du Delaware. Sa camionnette pouvait changer d’apparence de jour en jour, selon qu’il installait dessus une échelle double d’entrepreneur, ou des barres de PVC, ou des tuyaux de cuivre, ou encore un barbecue avec une bonbonne de propane.

Son installation terminée, il s’offrit une semaine de musique et de musées à New York, non sans envoyer les catalogues des meilleures expositions à son cousin qui vivait en France, le célèbre peintre Balthus.

A Sotheby’s New York, il fit l’acquisition de deux pièces dont la sonorité était aussi exceptionnelle que l’intérêt historique : une épinette flamande presque identique au modèle Dulkin de 1745 exposé à la Smithsonian Institution, équipée d’un clavier modifié pour les transcriptions de Bach, digne successeur du gravicembalo sur lequel il jouait à Florence, et l’un des tout premiers instruments électroacoustiques, un thérémin fabriqué dans les années 30 par le professeur russe Leo Theremin en personne, invention qui avait toujours fasciné le docteur Lecter, à telle enseigne qu’il en avait improvisé un dans son enfance. Le thérémin s’utilise en bougeant ses mains nues près de ses deux antennes : il suffit d’un geste pour réveiller sa voix.

Et désormais qu’il était équipé de pied en cap, désormais qu’il pouvait se distraire à son goût…

Après sa matinée dans la forêt, le docteur Lecter regagna son havre de paix sur la côte du Maryland. L’image de Clarice Starling courant sur la piste jonchée de feuilles mortes était maintenant gravée en bonne place dans son palais de la mémoire, une source de plaisir inépuisable qu’il pouvait atteindre en moins d’une seconde sitôt franchie l’entrée de l’édifice. Revoir les foulées souples de Starling et même, grâce à sa mémoire visuelle hors du commun, trouver à chaque fois de nouveaux détails dans la scène, les cals sur les articulations des chevreuils vigoureux qui remontent le versant de la colline, ou une trace d’herbe fraîche sur le pelage ventral du plus proche, et leurs bonds puissants… Il a remisé ce souvenir dans une pièce bien ensoleillée du palais, aussi loin que possible du petit brocard blessé.

A la maison, donc. Chez soi, enfin, tandis que la porte du garage se rabat doucement derrière le pick-up.

Quand elle se releva à midi, ce fut pour laisser sortir la Jaguar noire et, au volant, Hannibal Lecter en tenue de ville.

Il aimait courir les magasins, le docteur Lecter. Il se rendit tout droit chez Hammacher Schlemmer, spécialiste des accessoires de décoration et des ustensiles de cuisine. Là, il prit tout son temps. La tête encore pleine de l’odeur et du calme de la forêt, il mesura avec son mètre de poche trois paniers à pique-nique de bonne taille, tous en rotin verni avec des courroies en cuir et de solides attaches en laiton. Il se décida finalement pour le moins imposant, puisqu’il s’agissait de pique-niquer en solitaire. Le panier était équipé d’une thermos, de gobelets, d’assiettes en porcelaine résistante et de couverts en acier inoxydable. Il fallait acheter l’ensemble.

En s’arrêtant ensuite chez Tiffany puis à la boutique Christofle, il remplaça les lourdes assiettes par un service de Gien à décor dit « de chasse », avec feuilles ciselées et oiseaux en vol. Chez Christofle, il se procura un service pour une personne en argenterie française du XIXe siècle, sa préférée, à motif Cardinal, avec la marque du fabricant dans le creux des cuillères et le poinçon de la ville de Paris garantissant le titre du métal au dos des manches. Les fourchettes, très incurvées, avaient des dents largement écartées. Les couteaux étaient lestés pour peser agréablement dans la paume et d’ailleurs toutes les pièces, une fois en main, donnaient l’impression de tenir un bon pistolet de duel. En matière de cristal, il hésita longtemps sur la taille des verres à dégustation avant d’élire un ballon à cognac élancé. Pour les verres à vin, par contre, la cause était entendue: il acheta des Riedel en deux tailles, chaque modèle laissant toute la place nécessaire au nez.

C’est aussi chez Christofle qu’il trouva des napperons en lin d’un blanc crémeux, ainsi que de superbes serviettes damassées, ornées dans un coin d’une minuscule rose de Damas, comme une goutte de sang brodée. Amusé par le jeu de mots que suggérait cette décoration, il en prit six, afin de ne jamais en manquer quand certaines seraient à la blanchisserie.

Il fit ensuite l’acquisition de deux réchauds à alcool très puissants, du même modèle que ceux utilisés sur les dessertes de restaurant, d’une ravissante sauteuse en cuivre et d’un fait-tout, également en cuivre, qu’il réservait aux sauces, ces deux ustensiles en provenance du fabricant parisien Dehillerin, ainsi que de deux fouets de cuisine. Il ne réussit cependant pas à trouver des couteaux en acier trempé, qu’il préférait de loin à l’inoxydable, pas plus que certains des outils à découper destinés à un usage particulier qu’il avait été obligé de laisser en Italie.

Sa dernière étape fut un magasin de matériel médical non loin du principal hôpital de la ville, où il trouva une excellente affaire en l’espèce, une scie d’autopsie Stryker pratiquement neuve. L’instrument n’avait pas seulement l’avantage de s’emboîter exactement à la place originellement prévue pour la thermos dans son panier, il était encore sous garantie et équipé de plusieurs lames interchangeables, dont une pour la boîte crânienne. Ainsi, sa « batterie de cuisine », comme disent les Français, était presque complète.


Chez le docteur Lecter, les portes-fenêtres sont maintenant ouvertes à la fraîcheur de la nuit. Sous la lune et les ombres mouvantes des nuages, la baie est tantôt d’argent, tantôt de suie. Un de ses nouveaux verres en cristal est posé sur un chandelier à pied près de l’épinette. Le bouquet du vin se mêle à l’air marin et le docteur Lecter peut le humer sans même avoir à retirer ses mains du clavier.

Dans sa vie, il a eu des clavicordes, un virginal et encore d’autres instruments anciens, mais il aime par-dessus tout le son et le toucher de l’épinette, car il est impossible de modifier la résonance des cordes griffées par les becs de plume et la musique survient donc comme un événement soudain, sans rémanence.

Le docteur Lecter observe le clavier en faisant jouer ses doigts dans l’air. Il approche sa nouvelle acquisition de la même manière qu’il pourrait aborder une séduisante inconnue, par une remarque à la fois badine et perspicace : il interprète une pièce écrite par Henry VIII, Le Très-Saint verdit la terre.

Encouragé par la réaction de l’instrument, il s’essaie à la Sonate en si bémol majeur de Mozart. L’épinette et lui ne sont pas encore des intimes et cependant la manière dont elle répond sous ses mains lui suggère qu’ils atteindront bientôt une grande complicité. La brise se lève, les bougies tremblotent, mais les yeux du docteur Lecter sont fermés à la lumière, son visage plongé dans la musique, et il joue. Des bulles de savon s’échappent des petites mains en forme d’étoile de Mischa quand elle les secoue au-dessus du bain. A l’entrée du troisième mouvement, c’est une apparition qui fuse à travers la forêt, Clarice Starling court, vole, les feuilles bruissent sous ses pieds, et le vent dans les arbres, et les chevreuils détalent devant elle, deux femelles et un brocard, ils bondissent par-dessus la piste comme le cœur peut bondir dans la poitrine. Et puis il fait soudain plus froid et des hommes hirsutes traînent le maigre brocard hors du bois, une flèche encore fichée dans son flanc, ils le tirent derrière eux pour ne pas avoir à le porter jusqu’au billot, et la musique s’arrête net au-dessus de la neige tachée de sang. Le docteur Lecter s’est accroché des deux mains au tabouret. Il respire profondément, plusieurs fois, repose les doigts sur le clavier, s’oblige à former une phrase, une deuxième, coupée par le silence.

Nous entendons monter de lui l’ébauche d’un cri perçant qui s’interrompt aussi brutalement que la musique. Il reste assis un long moment, tête baissée sur le clavier. Enfin, il se lève sans bruit et quitte la pièce. Impossible de dire où il se trouve maintenant dans la villa obscure. Le vent venu de l’océan a forci, il fouette les chandelles jusqu’à ce qu’elles se meurent en fondant, il chante à peine dans les cordes de l’épinette abandonnée, un air au hasard ou bien un cri flûté venu d’un lointain passé.

55

Dans la grande salle du Mémorial de la Guerre se tient la foire aux armes de la région Atlantique-Centre. Ce sont des hectares d’étals, une plaine d’instruments de mort, en majorité des revolvers et des fusils d’assaut. Les rayons rouges des lunettes à laser raient le plafond.

Peu de vrais chasseurs se rendent à ce genre de manifestations, désormais. Ils évitent. De nos jours, les armes sont mal vues et ces foires sont aussi mornes, ternes et lugubres que le paysage intérieur de la majorité de leurs adeptes.

Observez ces gens : débraillés, fuyants, hargneux, constipés, nourrissant des flammes dans leur « cœur résineux », comme l’a écrit Yeats. Ce sont eux la principale menace contre le droit des citoyens à posséder une arme personnelle.

Leur article préféré ? Le fusil d’assaut de mauvaise qualité, fabriqué à la va-vite pour donner une puissance de feu démesurée à des troupes aussi ignorantes que mal entraînées.

Parmi les panses remplies de bière et les bajoues blafardes des habitués des salles de tir confinées, le docteur Hannibal Lecter promenait son impériale sveltesse. Aucunement intéressé par les pétoires, il alla directement au stand du principal coutelier représenté à l’exposition.

Le marchand, un dénommé Buck, pesait dans les cent soixante kilos. Beaucoup de sabres de décoration, de reproductions d’armes médiévales et gothiques, mais aussi les meilleurs couteaux qui soient, et nombre de matraques également. En quelques secondes, le docteur Lecter repéra la plupart des articles qu’il recherchait, destinés à remplacer l’équipement qu’il avait dû laisser en Italie.

— J’peux vous aider ?

Buck avait un visage jovial et des yeux méchants.

— Oui. Je voudrais ce Harpie, s’il vous plait, et un Spyderco droit avec une lame crantée de dix centimètres. Et puis ce couteau de chasse avec la rainure, là, derrière.

Buck réunit la marchandise demandée.

— Il me faudrait aussi un bon saignoir. Non, pas celui-ci, un bon, j’ai dit. Passez-moi cette matraque en cuir, là, la noire, oui, que je l’essaie…

Il éprouva sa tenue en main.

— Je prends aussi.

— Ce s’ra tout ?

— Non. Il me fallait un Spyderco Civilian, mais je n’en vois pas.

— C’est que c’est pas très connu, ça. J’en garde qu’un en stock, d’habitude.

— Un seul me suffit.

— Deux cent vingt, il coûte. Mais j’peux vous l’faire à cent quatre-vingt-dix seulement, avec le boîtier.

— Parfait. Vous avez des couteaux de cuisine en acier trempé ?

Buck secoua sa tête massive.

— Faudra vous en chercher dans un marché aux puces. C’est là que j’me les trouve, moi. Vous pouvez les aiguiser avec le fond d’une soucoupe.

— Emballez-moi ça. Je reviens dans un instant.

On avait rarement demandé à Buck de préparer un paquet, mais il s’exécuta sans broncher, les sourcils levés.

Comme il fallait s’y attendre, cette foire-exposition était plus un bazar qu’autre chose. Quelques tables de pièces de la Seconde Guerre mondiale qui commençaient à atteindre le statut d’antiquités, des fusils M-1, des masques à gaz aux verres fendillés, des cantines de soldat, sans oublier les inévitables stands d’équipement des nazis où l’on pouvait acheter une véritable cartouche de gaz Zyklon B si l’on avait ce genre de goût. Presque rien datant des guerres du Vietnam et de Corée, par contre, et absolument rien de la récente guerre du Golfe.

Nombre de visiteurs étaient vêtus de treillis, comme s’ils avaient brièvement abandonné la ligne de front pour venir faire leurs emplettes. Les tenues de camouflage étaient aussi en vente un peu partout, y compris l’équipement du guide de chasse écossais qui permet de se fondre totalement dans le décor, idéal pour un sniper ou un chasseur à l’arc. Une grande partie de l’exposition était d’ailleurs consacrée à l’archerie.

Le docteur Lecter était en train d’examiner la tenue du ghillie écossais quand il sentit la présence de deux hommes en uniforme derrière lui. Il saisit un gant d’archet et, pivotant sur ses talons pour examiner la marque du fabricant à la lumière d’un spot, il constata qu’il s’agissait de deux gardes du Service virginien de contrôle de la chasse et de la pêche en rivière.

— C’est Donnie Barber, fit le plus âgé d’entre eux en désignant du menton un point dans la foule. Si jamais tu le coinces un jour devant un juge, préviens-moi, hein ? Je serais content qu’il remette jamais les pieds en forêt, ce sacré fils de pute.

Ils observaient un chaland d’une trentaine d’années qui se trouvait à l’autre bout des stands d’archerie. Il était face à eux, les yeux braqués sur un téléviseur où était projeté un film vidéo. En treillis, lui aussi, il avait passé sa veste autour de la taille en la nouant par les manches. Son tee-shirt kaki révélait les nombreux tatouages sur ses bras. Il portait sa casquette de base-ball avec la visière en arrière.

Le docteur Lecter s’éloigna lentement, en faisant mine de s’arrêter à plusieurs stands, remonta l’allée jusqu’à un étal de lunettes de pistolet à laser. Dissimulé derrière un filet de camouflage sur lequel des holsters étaient exposés, il regarda ce qui captivait tant Donnie Barber sur l’écran.

C’était le film d’une partie de chasse au chevreuil. A l’arc.

Un rabatteur hors champ devait avoir acculé la bête le long d’un grillage dans une parcelle reboisée tandis que le chasseur tendait sa corde. Il était muni d’un micro portatif, dans lequel sa respiration s’accéléra alors qu’il chuchotait : « Mieux que ça, j’l’aurai pas. »

Le chevreuil se tassa sur lui-même quand la flèche l’atteignit. Il se cogna deux fois à la barrière avant de sauter pardessus et de s’enfuir.

Au moment de l’impact, Donnie Barber sursauta en laissant échapper un grognement.

A la séquence suivante, le chasseur-acteur s’apprêtait à dépouiller l’animal tout en continuant à commenter ses moindres faits et gestes. Il commença l’entaille par ce qu’il appelait l’« an-nus ».

Barber arrêta la cassette et la rembobina jusqu’au gros plan de la flèche frappant le chevreuil. Il répéta l’opération jusqu’à ce que le responsable du stand lui adresse quelques mots.

— Va te faire enculer, débile ! l’entendit crier Lecter. Tu peux courir pour que j’t’achète quoi que ce soit.

A l’étal suivant, il fit l’emplette de plusieurs flèches jaunes à large tête munie d’un aileron en croix effilé comme un rasoir. Avec son achat, il reçut un billet de participation à un tirage au sort dont le prix était deux jours de chasse au chevreuil dans une réserve. Il y écrivit ses coordonnées, glissa le carton dans l’urne prévue à cet effet, et garda le stylo que lui avait prêté le vendeur en se perdant dans la cohue de treillis, son long paquet à la main.


De même qu’un crapaud décèle le moindre mouvement autour de lui, le commerçant repérait parmi le flot des visiteurs ceux qui faisaient mine de s’arrêter à son stand. Celui qui était apparu devant lui se tenait maintenant complètement immobile.

— C’est la meilleure arbalète que vous ayez? lui demanda Hannibal Lecter.

— Non, répondit le responsable du stand en sortant une boîte de sous son comptoir. La meilleure, la voilà. Je les préfère avec l’arc recourbé simple, c’est plus facile à armer. Elle est équipée d’un cric qu’on peut utiliser soit électrique soit manuel. Euh, vous savez que vous n’avez pas le droit de chasser le chevreuil à l’arbalète dans l’État de Virginie, à moins que vous soyez un handicapé ?

— Mon frère a perdu un bras et il rêve de tuer quelque chose avec celui qui lui reste.

— Ah, pigé.

En moins de cinq minutes, le docteur avait conclu l’achat d’une excellente arbalète et de deux douzaines de viretons, les grosses flèches que l’on utilise avec cette arme.

— Vous me l’emballez.

— Tenez, remplissez ça, vous pouvez gagner deux jours de chasse dans une bonne réserve.

Il obéit, jeta le bulletin dans la boîte et s’en alla. A peine le marchand était-il occupé avec un nouveau client qu’il revint sur ses pas.

— Flûte! J’ai oublié de mettre mon numéro de téléphone. Je peux ?

— Bien sûr, allez-y.

Le docteur Lecter ouvrit l’urne et en retira les deux cartons sur le haut de la pile. Puis il ajouta un faux numéro au sien tout en fixant l’autre bulletin, d’un seul long regard interrompu par un clignement des yeux, comme le déclic d’un appareil photo.

56

Toute de high-tech noir et chrome, la salle de gymnastique de Muskrat Farm disposait de l’équipement dernier cri en musculation et en aérobic, ainsi que d’un bar à jus de fruits.

Barney était sur le point d’achever ses exercices en détendant ses muscles sur un vélo d’appartement lorsqu’il se rendit compte qu’il n’était plus seul dans la pièce : dans le coin du banc de musculation, Margot Verger retirait déjà son survêtement pour apparaître dans un short en lycra et un débardeur enfilé par-dessus un soutien-gorge de sport, tenue qu’elle compléta par une ceinture d’haltérophile avant de s’étendre sur la banquette. Barney entendit le bruit de la barre et des disques d’acier, ainsi que la respiration un peu accélérée par son échauffement.

Il pédalait à vide en se frottant la tête avec une serviette quand elle s’approcha pendant une pause entre deux séries de tractions.

Elle regarda les biceps de l’homme, puis les siens : ils étaient pratiquement de la même taille.

— Vous pouvez monter combien, au banc de muscu ?

— J’en sais rien.

— Ça m’étonnerait.

— Dans les cent soixante-quinze, à peu près.

— Cent soixante-quinze ? Oh, je ne pense pas, mon grand. Je ne pense vraiment pas.

— Peut-être que vous avez raison.

— J’ai un billet de cent dollars quelque part qui me jure que vous ne pouvez pas monter un poids pareil.

— Cent contre ?

— Contre cent, qu’est-ce que vous croyez ! Et je chronomètre.

— D’accord.

Ils enfilèrent les disques chacun d’un côté de la barre. Margot recompta ceux que Barney avait installés comme si elle le soupçonnait de tricherie. Pour lui rendre la pareille, il vérifia les siens avec insistance.

Il s’allongea sur le banc. Margot vint se placer debout près de sa tête. Sous son short moulant, son bas-ventre se dessinait, bosselé comme un cadre baroque entre l’abdomen et le haut des cuisses. Vu d’en bas, son torse massif paraissait s’élever presque jusqu’au plafond.

Barney chercha sa position, le dos plaqué sur la banquette. Les jambes de la femme sentaient le liniment frais. Elle gardait les mains à peine posées sur la barre, avec ses ongles laqués couleur corail. Elles étaient fines, malgré leur force.

— Prêt?

— Oui.

Il poussa les poids vers le visage de Margot, toujours penchée au-dessus de lui. Sans effort apparent, il reposa la barre sur ses montants avant que le temps fixé ne se soit écoulé. Elle alla chercher le billet dans son sac de sport.

— Merci, dit Barney.

— Mais je suis capable de faire plus de flexions que vous, déclara-t-elle pour toute réponse.

— Je sais.

— Comment, vous savez ?

— Mais moi, je peux pisser debout.

Le cou musclé de Margot s’empourpra.

— Moi aussi.

— Cent dollars ?

— Préparez-moi un cocktail de fruits, commanda-telle.

Pendant que Barney mettait en marche le mixer, Margot prit deux noix dans la coupe qui se trouvait sur le bar et les explosa dans son poing.

— Et avec une seule, vous pouvez ? demanda-t-il.

Il cassa deux œufs sur le bord du récipient et les ajouta à la pulpe.

— Et vous ? fit-elle en lui tendant une noix par-dessus le comptoir.

Il la prit dans sa main ouverte.

— Je ne sais pas.

D’un revers, il poussa de côté les fruits entiers posés devant lui et une orange roula aux pieds de Margot.

— Oh, pardon !

Sans un mot, elle la ramassa et la plaça dans la coupe.

Barney serra son gros poing. Les yeux de Margot ne cessaient d’aller de ses jointures à son visage tandis que les veines de son cou se gonflaient sous l’effort et que le sang affluait à ses joues. Son bras commença à trembler et soudain un faible craquement se fit entendre dans sa main crispée. La mine de Margot s’allongea. Barney porta son poing secoué de frissons au-dessus du bol du mixer. Le craquement s’intensifia. Il ouvrit lentement les doigts. Un jaune et un blanc d’œuf tombèrent dans le cocktail avec un léger plouf. Barney ralluma la machine tout en se léchant les phalanges. Margot ne put réprimer un rire.

Barney remplit deux verres. A distance, on aurait pu les prendre pour deux lutteurs ou deux haltérophiles appartenant à des catégories de poids légèrement différentes.

— Vous croyez que vous êtes obligée de tout faire comme un mec?

— Pas les conneries, non.

— Copain-copain, vous voulez essayer ?

Le sourire de Margot s’effaça.

— Si c’est pour me proposer la botte, Barney, laissez tomber.

Il secoua son énorme tête en signe de dénégation.

— On parie ?

57

Dans l’« Antre d’Hannibal », les découvertes s’accumulaient jour après jour sur le chemin que Clarice Starling empruntait à tâtons dans le dédale des goûts personnels du docteur Lecter. Ainsi, Rachel DuBerry.

Au temps où elle était une active bienfaitrice de l’Orchestre symphonique de Baltimore, elle était un peu plus âgée que lui mais aussi très belle, ainsi que Starling avait pu le vérifier sur les photos du carnet mondain de Vogue à l’époque. C’était deux riches maris plus tôt. Désormais, elle était Mrs Franz Rosencranz, des textiles Rosencranz. Starling parla d’abord à son assistante avant de l’avoir en ligne.

— Maintenant, je me contente d’envoyer de l’argent à l’orchestre, très chère. Nous sommes bien trop souvent en voyage pour que je puisse continuer à m’impliquer personnellement. Mais si c’est une sorte d’enquête fiscale que vous menez là, je peux vous mettre en rapport avec notre comptabilité.

— A l’époque où vous siégiez aux conseils d’administration du Philharmonique et de la Westover School, vous avez connu le docteur Hannibal Lecter, n’est-ce pas, Mrs Rosencranz ?

Long, très long silence.

— Vous êtes toujours là, Mrs Rosencranz ?

— Je crois que je ferais mieux de prendre votre numéro de poste et de vous rappeler par le standard du FBI.

— Mais certainement.

Quelques minutes plus tard, Rachel Rosencranz, née DuBerry, répondait à la question.

— Oui, j’ai rencontré Hannibal Lecter à des soirées, il y a des années de cela, et depuis les journalistes montent la garde devant mon perron. C’était quelqu’un d’ab-so-lu-ment charmant, et de très, très exceptionnel. Une présence électrisante, de quoi vous faire frissonner dans votre manteau de fourrure, si vous voyez ce que je veux dire… Il m’a fallu un temps fou pour accepter son autre côté…

— Est-ce qu’il vous a déjà fait des cadeaux, Mrs Rosencranz ?

— Presque toujours un petit mot pour mon anniversaire, même quand il a été arrêté. Parfois un cadeau, oui, jusqu’à ce qu’il soit placé dans cet asile. Des présents d’un goût exquis.

— Et puis, il y a eu ce fameux dîner d’anniversaire qu’il a organisé en votre honneur. Où il n’a servi que des crus de votre année de naissance.

— En effet. Mon amie Suzy disait que cela avait été la réception la plus remarquable depuis le Bal en blanc et noir de Truman Capote.

— S’il entre en contact avec vous, Mrs Rosencranz, pourriez-vous prévenir le FBI au numéro que je vais vous donner, s’il vous plaît ? Et puis, j’avais encore une question à vous poser, si vous me permettez : est-ce que vous avez des dates particulières à célébrer avec le docteur Lecter, des événements qui vous concernent tous les deux ? De plus, puis-je vous demander votre date de naissance ?

Ce dernier point avait jeté un froid très palpable à l’autre bout de la ligne.

— Mais… je pensais que vous n’aviez aucun mal à obtenir ce genre d’informations.

— Certainement, Mrs Rosencranz, seulement nous avons constaté certaines… contradictions entre les dates figurant sur votre carte d’assurée sociale, sur votre acte de naissance et sur votre permis de conduire. En fait, ce n’est jamais la même. Je suis désolée d’insister, mais nous surveillons actuellement les achats d’articles de luxe coïncidant avec l’anniversaire des personnes qui sont des connaissances avérées du docteur Lecter.

— « Connaissances avérées » ? Alors, c’est ça que je suis, maintenant? Quelle horrible expression !

Elle eut un petit rire. Comme elle appartenait à une génération de femmes qui ne refusaient pas un verre ni une cigarette, elle avait une voix un peu rocailleuse.

— Quel âge avez-vous, miss Starling ?

— Trente-deux ans, Mrs Rosencranz. Trente-trois l’avant-veille de Noël.

— Eh bien, je vous dirai juste ceci, sans acrimonie aucune : j’espère que vous en aurez quelques-unes dans votre vie, de « connaissances avérées ». Ça vous aide à passer le temps.

— Oui, Mrs Rosencranz. Et votre date de naissance ?

Elle finit par consentir à donner la bonne, qu’elle appela « celle que le docteur Lecter connait ».

— Pardonnez-moi, Mrs Rosencranz : l’année, je peux comprendre, mais pourquoi avoir changé aussi le jour et le mois ?

— Je voulais être Vierge. Cela s’harmonisait mieux avec Mr Rosencranz. C’était peu après notre rencontre.


Les personnes qui avaient connu le docteur Lecter au temps où il vivait en cage avaient une vision de lui assez différente, évidemment.

Starling avait sauvé Catherine, la fille de l’ancienne sénatrice Ruth Martin, de la cave infernale où la retenait le criminel en série Jame Gumb. Si elle n’avait pas été battue aux élections suivantes, Ruth Martin aurait sans doute tenu à l’en récompenser par de multiples faveurs. Au téléphone, elle se montra très chaleureuse avec elle, lui donna des nouvelles de Catherine et s’enquit de sa situation.

— Vous ne m’avez jamais rien demandé, Starling. Si vous cherchez un autre job, je…

— Merci, sénateur Martin.

— En ce qui concerne ce salaud de Lecter, je n’ai rien de nouveau, non. J’aurais bien entendu immédiatement prévenu le FBI si j’avais appris quoi que ce soit. Enfin, je laisse ce numéro direct près de mon téléphone, au cas… Et Charlsie sait comment s’y prendre avec les lettres suspectes. Mais je ne pense pas qu’il cherche à me contacter. La dernière chose qu’il m’ait dite à Memphis, ce connard, c’était « J’a-dore votre tailleur. » En cruauté, personne ne peut rivaliser avec lui, j’en suis convaincue. Vous savez ce qu’il m’a fait, à ce moment-là ?

— Je sais qu’il vous a narguée.

— Catherine avait disparu, nous étions tous au désespoir et lui, il affirmait avoir des infos au sujet de Gumb, alors je l’ai supplié, supplié de m’aider… Et lui, il me regarde avec ces yeux de serpent qu’il a et il me demande si j’ai allaité ma fille. Si je lui ai donné le sein quand elle était bébé. Et quand je lui réponds oui, il me dit : « Ça donne soif, non ? » Et ça m’a tout rappelé d’un coup, la petite dans mes bras qui tétait, moi qui attendais qu’elle soit rassasiée, j’ai eu le cœur brisé comme jamais encore auparavant, et lui, il était là à me regarder et il buvait ma peine, littéralement…

— Quel genre était-ce, sénateur Martin ?

— Quel genre… Pardon, quoi ?

— Quel genre de tailleur portiez-vous ce jour-là ? Celui qui a tellement plu au docteur Lecter.

— Attendez, que je me souvienne… Oui, un ensemble Givenchy bleu marine, très habillé, répondit Ruth Martin, un peu froissée par ce que semblaient être les priorités de Starling. Eh bien, lorsque vous l’aurez refourré au trou, venez me voir, Starling. On fera du cheval.

— Merci, sénateur. Je m’en souviendrai.


Deux conversations téléphoniques, deux facettes du docteur Lecter. Le charme dans l’une, les écailles dans l’autre.

Elle prit des notes. « Crus de l’année de naissance » : cette donnée était déjà traitée dans le petit programme qu’elle avait mis au point. « Givenchy », à ajouter à sa liste d’articles de luxe sous surveillance. Après un instant de réflexion, elle écrivit aussi « allaitement », sans déceler aucune raison précise à son geste dans l’immédiat. Mais elle n’eut pas le temps d’y réfléchir car le téléphone s’était mis à sonner sur sa ligne rouge.

— Science du comportement? J’essaie de joindre Jack Crawford. Ici le shérif Dumas, comté de Clarendon, Virginie.

— Je suis l’assistante de Jack Crawford, shérif. Il est au tribunal, aujourd’hui. Je suis l’agent spécial Clarice Starling, que puis je pour vous ?

— Fallait que je parle à Jack Crawford. On a un type à la morgue qui a été dépecé. Dépecé pour sa viande, quoi ! C’est bien votre service qui se charge de ce genre de trucs ?

— Oui, shérif, nous sommes spécialisés en bouch… Euh, oui, vous avez frappé à la bonne porte. Dites-moi exactement où vous vous trouvez et j’arrive à l’instant. Mr Crawford sera prévenu dès qu’il aura terminé sa déposition.

En passant le portail de Quantico, les pneus de la Mustang hurlèrent assez pour que le Marine en faction fasse les gros yeux à Starling et brandisse un doigt menaçant dans sa direction. Il réussit à ne pas sourire.

58

La morgue du comté de Clarendon, au nord de la Virginie, est reliée à l’hôpital régional par un court sas équipé d’une ventilation haute et de doubles portes rabattables à chaque extrémité afin de faciliter l’accès aux morts. Un shérif adjoint se tenait devant l’entrée du sas, faisant face aux cinq journalistes et cameramen qui se massaient autour de lui.

Derrière eux, Starling se mit sur la pointe des pieds et brandit son insigne en l’air. Le représentant de l’ordre finit par la remarquer et lui adressa un hochement de tête. Aussitôt, elle plongea à travers la barrière humaine, sentant les flashs crépiter dans son dos.

La salle d’autopsie était plongée au contraire dans un silence quasi total, seulement rompu par le tintement des instruments sur les plateaux en métal.

Il y avait quatre tables en acier inoxydable, chacune équipée de ses instruments de mesure et d’un évier. Deux d’entre elles étaient couvertes d’un drap étrangement distendu par les restes qu’il dissimulait. A celle qui se trouvait le plus près de la fenêtre, une analyse post mortem de routine sur un malade décédé à l’hôpital était menée par le médecin légiste et une interne, qui devaient être accaparés par une phase délicate car ils ne relevèrent pas la tête quand Starling entra.

La plainte aiguë d’une scie électrique emplit la salle. Un instant plus tard, le médecin retirait la calotte crânienne et prenait dans sa main le cerveau, qu’il déposa sur la balance. Après avoir chuchoté son poids dans le micro épinglé à sa blouse, il examina l’organe sur le plateau, le tâtant de son doigt ganté. Lorsqu’il s’aperçut de la présence de Starling par-dessus l’épaule de son assistante, il jeta négligemment le cerveau dans le torse ouvert du cadavre, éjecta ses gants de chirurgien dans la poubelle comme un gamin s’amusant à tirer des élastiques et contourna la table pour aller vers elle.

Serrer cette main, après ce qu’elle venait de voir, donna un petit frisson à Starling.

— Clarice Starling, agent spécial du FBI.

— Docteur Hollingsworth, chirurgien des hôpitaux, médecin légiste, chef cuisinier et picoleur patenté.

Il avait des yeux d’un bleu très clair, luisants comme des œufs durs fraîchement écalés. Sans les détourner de Starling, il s’adressa à son assistante

— Appelez le shérif aux réanimations cardiologiques, Margot. Et découvrez-moi ces tables, s’il vous plait, miss.

Starling savait d’expérience que les médecins légistes sont souvent brillants mais loufoques, enclins à la dérision permanente et à la frime. Hollingsworth suivit son regard.

— C’est ce cerveau qui vous étonne ?

Elle hocha la tête. Il écarta les bras, narquois.

— Nous ne sabotons pas le boulot, ici, agent spécial Starling. C’est un petit service que je rends au type des pompes funèbres, de ne pas remettre le cerveau dans la boîte crânienne. Pourquoi ? Parce qu’on a prévu un cercueil ouvert avec une veillée interminable pour ce monsieur et que dans ce cas il est impossible d’empêcher le cadavre de commencer à fuir sur l’oreiller. Alors on bourre le crâne avec ce qu’on a sous la main, des couches-culottes par exemple, on referme et je fais une encoche pour que la calotte s’emboîte bien. Résultat, la famille a un corps intact et tout le monde est content.

— Je comprends.

— Ah ! Eh bien, dites-moi si vous comprenez ça, aussi.

Derrière Starling, l’assistante avait enlevé les draps qui masquaient les deux tables. L’image qu’elle eut d’un coup en se retournant allait rester gravée en elle toute sa vie.

Côte à côte, sur chacune des plaques en acier inoxydable, reposaient un chevreuil et un homme. C’était la flèche jaune encore plantée dans le corps de la bête et ses cornes qui avaient tendu le drap comme des piquets de tente.

Une flèche plus courte et plus épaisse transperçait la tête de l’homme de part en part au-dessus des oreilles. Il était nu, à part la casquette de base-ball portée à l’envers et que la flèche clouait à son crâne.

A ce spectacle, un absurde accès de rire assaillit Starling, si vite réprimé qu’il sembla un petit cri étranglé. Les deux dépouilles étaient allongées de la même manière, sur le flanc et non dans la position de l’examen anatomique, ce qui permettait de constater qu’elles avaient été dépecées d’une façon presque identique, la longe et l’aloyau soigneusement levés, en même temps que les petits filets situés en bas de la colonne vertébrale.

Un pelage de chevreuil sur une table d’autopsie. Les bois coincés en dessous surélevaient la tête et la bloquaient vers l’arrière, son œil blanc écarquillé comme s’il cherchait à voir le trait qui l’avait tué. Sur le flanc, son image reflétée par l’inox, la créature paraissait encore plus animale dans la netteté maniaque de cette salle, plus éloignée de l’homme qu’aucun chevreuil ne pouvait le sembler dans la forêt.

Les yeux du mort étaient ouverts, eux aussi. Un peu de sang perlait de ses canaux lacrymaux comme des larmes rouges.

— C’est bizarre de les voir ensemble, comme ça, remarqua le docteur Hollingsworth. Leurs deux cœurs pesaient exactement le même poids.

Il dévisagea Starling, constata qu’elle tenait le choc.

— Il y a une différence chez l’homme que vous pouvez voir ici… Là, les côtes ont été séparées de la colonne pour permettre l’extraction des poumons dans le dos. Ça lui fait comme des ailes, vous ne trouvez pas ?

— L’Aigle sanglant, murmura Starling après avoir réfléchi un instant.

— Encore jamais vu une chose pareille.

— Moi non plus.

— Alors, il y a un terme spécial pour ? Comment vous avez dit ?

— L’Aigle sanglant. On a une doc à Quantico là-dessus. C’est une tradition sacrificielle des Vikings. On taille dans les côtes, on sort les poumons et on les aplatit dans le dos pour suggérer des ailes. Dans les années 30, il y avait un néo-Viking qui faisait ça au Minnesota.

— Vous devez en avoir vu, vous… Je veux dire, pas ça, précisément, mais ce genre de trucs.

— Des fois, oui.

— Moi, ça sort un peu de mon registre. Ici, on traite essentiellement des meurtres « normaux » : une balle, un coup de couteau… Mais bon, vous voulez savoir ce que je pense ?

— J’aimerais beaucoup, oui, docteur.

— Je crois que ce type, ce Donnie Barber, d’après l’identité qu’on m’a communiquée, a tué illégalement cette bête hier, c’est-à-dire la veille de l’ouverture de la chasse. Oui, je sais à quelle heure il est mort. La flèche est la même que celles qu’on a retrouvées dans son équipement. Et il s’est dépêché de la saucissonner. Je n’ai pas encore fait analyser les antigènes du sang qu’il a sur les mains, mais c’est du sang de chevreuil, sans doute possible. Il voulait prendre les filets, là, et il a commencé un travail de sagouin, cette vilaine incision que vous voyez ici. Seulement il a eu une grosse surprise, une flèche à travers la caboche en l’occurrence. Même couleur que l’autre, mais pas du même type. Tenez, elle n’a pas d’entaille au bout. Vous savez ce que c’est?

— On dirait un trait d’arbalète, constata Starling.

— Donc, une deuxième personne, peut-être celle à l’arbalète, a fini de découper le chevreuil, en s’y prenant beaucoup mieux que ce gus, et puis, mon Dieu… Il ou elle s’est occupé du mec aussi. Regardez avec quelle précision la peau est incisée : c’est assuré, c’est… volontaire. Rien d’abîmé, rien de perdu. Un maître-boucher n’aurait pas mieux fait. Aucune trace de sévices sexuels sur les corps. C’est juste la viande qui l’intéressait.

Starling porta ses phalanges à ses lèvres. Une seconde, le médecin crut qu’elle baisait une amulette.

— Est-ce que les foies ont été enlevés, docteur Hollingsworth ?

Il la contempla un moment par-dessus ses lunettes.

— Celui du chevreuil a disparu, en effet. Apparemment, le foie de ce monsieur n’a pas été jugé assez appétissant. Il a été en partie excisé pour être examiné, il y a une incision le long de la veine porte. L’organe est cirrhosé, décoloré. Il est toujours dans le cadavre. Vous voulez jeter un œil ?

— Non merci. Et le thymus?

— Les ris, n’est-ce pas ? Enlevés chez les deux, oui. Dites, personne n’a encore cité de nom, si ?

— Non. Pas encore.

La porte du sas s’ouvrit dans un soupir. Un homme mince et tanné, en veste de tweed et pantalon de toile kaki, apparut dans l’embrasure.

— Alors, shérif, comment va Carleton ? lança Hollingsworth. Agent Starling, je vous présente le shérif Dumas. Le frère du shérif est en réanimation cardiologique ici.

— Il tient le coup. Ils disent que son état est « stable », « stationnaire », ou je ne sais quoi encore…

Puis, par dessus son épaule

— Viens un peu par là, Wilburn.

Après avoir serré la main à Starling, il lui montra d’un geste le nouveau venu.

— Wilburn Moody, garde-chasse.

— Si vous préférez ne pas vous éloigner de votre frère, nous pouvons parler là-haut, shérif, proposa Starling.

— Non, ils ne me laisseront pas m’approcher de lui avant une heure et demie encore. Euh, ne vous vexez pas, miss, mais c’est Jack Crawford que j’ai appelé. Il va venir ?

— Il est retenu au tribunal. Quand vous avez téléphoné, il était en pleine déposition. Je suis sûre qu’il va nous contacter très vite. Nous vous sommes vraiment reconnaissants de nous avoir prévenus aussi rapidement, shérif.

— Ce vieux Crawford a été mon prof à Quantico il y a des lustres de ça. Un type au poil. Enfin, s’il vous envoie, c’est que vous devez connaître votre boulot. Bon, on y va?

— Quand vous voudrez, shérif.

Dumas sortit un calepin de la poche de sa veste.

— L’individu ici présent avec une flèche dans le crâne est Donnie Leo Barber, sexe masculin, Blanc, trente-deux ans, domicilié au caravaning de Cameron. Pas d’emploi stable, à ma connaissance. Rayé des cadres de l’US Air Force avec blâme il y a quatre ans. Mécanicien aéronautique certifié pendant un temps. Une amende pour utilisation d’armes à feu en ville, une autre pour violation de propriété privée pendant la dernière saison de chasse. A plaidé coupable dans une affaire de braconnage au chevreuil dans le comté de Summit en… C’était quand, Wilburn ?

— Il y a deux ans. Il venait juste de récupérer son permis de chasse. Le bonhomme était bien connu, chez nous. Ça tire sans se soucier de ce que devient l’animal, il en blesse un, il en attend un autre. Tenez, une fois…

— Raconte-nous ce que tu as trouvé aujourd’hui, Wilburn.

— Ben, je roulais sur la forestière 47, à environ un kilomètre et demi du pont, il devait être dans les sept heures du matin, quand je vois le vieux Peckman qui me fait signe d’arrêter. Il avait une main sur le cœur, le souffle coupé, incapable de prononcer un mot, sauf qu’il me montrait du doigt un point dans les bois. J’ai dû faire… oh, pas plus de cent cinquante mètres dans les taillis, et voilà que je tombe sur le Barber ici présent effondré contre un arbre avec une flèche au milieu de la tête, et ce chevreuil-ci à côté. Ils étaient raides tous les deux, d’hier au moins.

— Hier matin très tôt, je dirais, compléta Hollingsworth.

— Mais la saison, c’est ce matin qu’elle ouvrait, reprit le garde-chasse. Et ce gars-là avait une nacelle d’observation qu’il n’avait pas encore installée dans un arbre. Ou bien il voulait préparer sa position pour aujourd’hui, ou bien il était encore en train de braconner, mais enfin, si c’était rien que pour mettre la nacelle, je vois pas pourquoi il avait pris son arc… Enfin, ce joli chevreuil-là s’est pointé et il a pas pu résister à la tentation. J’en connais plein qui feraient pareil. C’est devenu banal comme tout, ce genre de comportement. Et puis l’autre lui est tombé dessus pendant qu’il dépeçait la bête. Au point de vue traces, impossible de dire parce qu’il y a eu une grosse averse et…

— Et c’est pour ça qu’on a pris des photos et qu’on a emporté les corps, intervint le shérif. Le vieux Peckman, c’est le propriétaire de ces bois. Barber avait une autorisation de chasse sur sa réserve en bonne et due forme, signée par Peckman, mais à partir d’aujourd’hui seulement. Il loue chaque année son droit de chasse, Peckman, il charge un courtier de s’en occuper. Barber avait aussi une lettre dans sa poche lui annonçant qu’il avait gagné deux jours pour le chevreuil. Toutes ses affaires sont trempées, miss Starling. Je n’ai rien contre nos gars d’ici, mais je me demandais si vous ne devriez pas relever les empreintes à votre labo. Les flèches aussi, elles sont mouillées. On a essayé de ne pas les toucher.

— Vous voulez les prendre avec vous, miss Starling ? demanda Hollingsworth. Et comment je vous les enlève ?

— Si vous pouviez les tenir avec des pinces pendant que vous les sciez en deux au niveau de l’épiderme, je les fixerais sur mon support de preuves avec des colliers plastiques, lui répondit-elle en ouvrant déjà sa mallette.

— Je ne crois pas qu’il y ait eu bagarre, mais vous voulez un prélèvement sous les ongles, au cas où ?

— Je préférerais avoir des rognures pour le test ADN. Pas besoin de les identifier doigt par doigt mais ce serait bien de spécifier main droite et main gauche, docteur.

— Vous êtes équipés pour les amplifications en chaîne par polymérase synchronisée ?

— Au labo central, ils le sont. On aura quelque chose pour vous d’ici trois ou quatre jours, shérif.

— Et le sang du chevreuil, vous pouvez aussi l’analyser? demanda Moody, le garde-chasse.

— Ça non. On peut juste confirmer que c’est du sang d’animal.

— Et si vous veniez de trouver la viande de c’te bête dans le frigo d’un bonhomme, miss ? insista Moody. Vous aimeriez bien être sûre qu’il s’agit de la même, pas vrai ? Nous, des fois, on est forcés d’identifier un animal par rapport à un autre avec son sang, dans des affaires de braconnage. Chaque chevreuil est différent, sur ce plan. Vous pensiez pas, hein ? Alors on doit envoyer un échantillon sanguin à Portland, au Service de la chasse et de la pêche de l’Oregon, et si vous avez la patience d’attendre ils finissent par vous dire, tiens, ça c’est le chevreuil numéro un, ou « Sujet A », avec tout un tas de chiffres, comme ils font souvent, puisqu’ils ont pas de nom à eux, les chevreuils, hein ? En tout cas, c’est ce qu’on connaît, nous autres.

Starling observa un instant les traits parcheminés par le vent et le soleil du vieux garde-chasse.

— Eh bien, celui-ci, on va l’appeler « John Machin », Mr Moody. Merci pour cette information sur le Service de l’Oregon, cela nous sera peut-être très utile.

Au sourire que lui adressait la jeune femme, il piqua un fard en tripotant nerveusement sa casquette dans ses mains.

Pendant qu’elle était penchée sur son sac à la recherche de quelque chose, le docteur Hollingsworth la contempla, juste pour le plaisir. En parlant avec le vieux Moody, elle s’était détendue, son visage s’était éclairé. Le grain de beauté qu’elle avait à la joue ressemblait fort à une trace de poudre brûlée. Il faillit lui poser la question, mais préféra se taire, finalement.

— Dans quoi avez-vous mis les papiers ? demanda-t-elle au shérif. Pas dans du plastique, au moins ?

— Non, dans des sacs en papier kraft. C’est encore ce qu’il y a de mieux, pas vrai ?

Il se frotta énergiquement la nuque avant de poursuivre, les yeux dans ceux de Starling :

— Écoutez, vous comprenez pourquoi j’ai appelé votre bureau, pourquoi j’ai demandé Jack Crawford. Je suis content que ce soit vous qui soyez venue, parce que je me rappelle qui vous êtes, maintenant. Sorti de cette pièce, personne ne va prononcer le mot de « cannibale », autrement les journaleux vont débouler dans cette forêt comme des éléphants dans un magasin de porcelaine. Pour l’instant, tout ce qu’ils savent, c’est qu’il y a eu un accident de chasse. A la limite, ils ont entendu dire qu’il y avait eu mutilation. Mais ils ignorent qu’on a découpé Barber comme une bête de boucherie. Les cannibales, il n’y en a pas tant que ça, hein, miss Starling ?

— Non. Pas tant que ça.

— Et c’est du travail sacrément propre, exact ?

— En effet, shérif.

— C’est peut-être parce que la presse en a tellement parlé que je dis ça, mais… Est-ce que ça ressemble à du Hannibal Lecter, d’après vous ?

Elle regarda un moment une araignée à longues pattes qui se dissimulait dans la rainure de la table d’autopsie vacante avant d’annoncer calmement :

— La sixième victime du docteur Lecter était un chasseur à l’arc, également.

— Et… il l’a mangé ?

— Pas celui-là, non. Il l’a laissé suspendu à un tableau à outils, avec toutes sortes de blessures de par le corps. Une allusion à une planche médicale du Moyen Age qui s’appelle « l’Homme blessé ». Le docteur Lecter s’intéresse beaucoup à tout ce qui est médiéval.

Le médecin légiste montra du doigt les poumons de Donnie Barber étalés sur son dos.

— Vous disiez que c’est un rituel très ancien, ça…

— Je pense, oui. Mais je ne sais pas si c’est lui qui l’a fait. Si c’est le cas, ce n’est pas du fétichisme de sa part. Ce genre de mise en scène n’est pas une constante, chez lui.

— C’est quoi, alors ?

— C’est un… caprice, annonça-t-elle sans les quitter des yeux, pour voir si le terme qu’elle avait choisi les désarçonnait. C’est un caprice, et c’est à cause de ça qu’il s’est fait prendre, la dernière fois.

59

Le laboratoire d’identification d’ADN était tout récent. Il sentait le neuf et son personnel était nettement plus jeune que Starling, constat auquel elle se résigna avec un petit pincement au cœur : il fallait s’y habituer, puisqu’elle serait très bientôt plus vieille d’un an…

La fille d’une vingtaine d’années qui signa le reçu pour les deux flèches que Starling lui apportait avait un badge au nom d’A. Benning sur sa blouse.

Elle devait déjà avoir des expériences cuisantes en matière de réception de preuves, à en juger par son soulagement évident lorsqu’elle vit avec quel soin Starling leur avait évité tout contact pendant le transport.

— Oh, vous ne pouvez pas imaginer dans quel état on m’amène ce genre de trucs, des fois, soupira-t-elle. Bon, il faut que vous compreniez que je ne vais pas pouvoir tout vous dire comme ça, en cinq minutes…

— Je m’en doute. Il n’y a pas eu d’analyse PTFR sur le docteur Lecter, son évasion remonte à trop longtemps. Et toutes les pièces à conviction que nous avons sont inutilisables, à force d’être passées par des centaines de mains.

— Vous savez que l’heure de labo est beaucoup trop chère pour analyser tout et n’importe quoi, genre douze poils ramassés dans une chambre de motel. Par contre, si vous m’apportez quelque…

— Écoutez un peu ce que je dis, après vous parlerez. J’ai demandé à la PJ italienne de m’envoyer la brosse à dents qui était celle du docteur Lecter, d’après eux. Vous pourrez relever de l’épithélium dessus, je pense, il n’y a qu’à chercher le polymorphisme de taille des fragments de restriction. Et faites un séquençage court répété en tandem, aussi. Ce trait d’arbalète est resté un moment sous la pluie, ça m’étonnerait que vous en tiriez quoi que ce soit, mais si jamais vous…

— Pardon, je crois que vous n’avez pas bien compris ce que je vous disais.

Starling se força à sourire.

— Ne vous en faites pas, « A. Benning ». Je suis sûre que nous allons finir par nous entendre super-bien. Regardez, les deux flèches sont jaunes, d’accord, mais celle de l’arbalète, le vireton comme ils disent, est peint à la main. Pas mal, comme travail, juste un peu moins régulier. Et là, vous ne voyez pas quelque chose sous la peinture ?

— Un poil de pinceau, non?

— Peut-être. Mais quand même, c’est incurvé, et un peu renflé au bout… On dirait un cil, non ?

— Et s’il y a le follicule pilo-sébacé avec…

— Exactement.

— Bon, je peux faire une PCR, et vous trouver trois sites de restriction d’un coup sur l’ADN. Il va en falloir treize pour l’identification mais dans deux jours on pourra dire sans trop de risques de se gourer si c’est lui ou pas.

— Je savais que vous pourriez m’aider, A. Benning.

— Et vous, vous êtes Starling, l’agent spécial Starling. Je ne cherchais pas la bagarre, tout à l’heure… C’est juste que les flics nous donnent des trucs tellement nazes, des fois… Enfin, rien de personnel contre vous.

— Compris.

— C’est que… je vous imaginais plus âgée, c’est tout. Toutes les filles… Je veux dire, on vous connaît toutes de réputation, vraiment, et… (elle détourna les yeux)… et bon, on tient à vous, quoi !

Elle leva son petit pouce dodu.

— Je… je vous souhaite bonne chance avec Azazel. Si je peux me permettre.

60

Cordell, le majordome de Mason Verger, était un homme corpulent, aux traits marqués, qui aurait pu être séduisant si son expression n’avait pas toujours été si renfrognée. A trente-sept ans, il était définitivement interdit d’exercice dans les établissements de santé suisses et ne pouvait prétendre à aucun emploi qui l’aurait amené à côtoyer des enfants.

Il était grassement payé pour superviser tout le fonctionnement de la nouvelle aile, notamment les soins et l’alimentation de Mason Verger. Celui-ci s’était rendu compte qu’outre sa totale fiabilité Cordell présentait une indifférence complète à la souffrance humaine. Il avait assisté sur la vidéo à des « entretiens » accordés par Mason à certains petits visiteurs, dont la cruauté aurait rendu n’importe qui d’autre fou de rage ou de détresse.

Ce jour-là, Cordell était un peu préoccupé par le seul aspect de la vie qu’il considérait avec révérence : l’argent.

Il frappa deux fois à la porte, comme à son habitude, avant d’entrer dans la chambre. Tout était noir ici, à part l’aquarium scintillant où la murène, reconnaissant sa présence, sortait déjà de son antre, pleine d’espoir.

— Mr Verger?

Mason tarda un moment à se réveiller.

— Il fallait que je vous parle de quelque chose, Mr Verger. Je vais devoir opérer un versement supplémentaire à la personne de Baltimore que vous savez, cette semaine. Il n’y a rien de dramatique mais ce serait plus prudent, je crois. Ce petit Noir, Franklin, vous vous rappelez ? Il a avalé de la mort-aux-rats ; il y a quelques jours encore il était dans une situation « critique ». Il a raconté à sa mère adoptive que c’est vous qui lui avez donné l’idée d’empoisonner son chat pour empêcher que la police ne l’emporte et ne le torture. En fait, il a donné l’animal à un voisin et il a pris le poison, lui.

— Absurde ! lança Mason. Je n’ai rien à voir avec ça.

— Bien sûr que c’est absurde, Mr Verger.

— Qui fait des histoires ? La femme qui vous procure les gosses ?

— C’est elle qu’il faut payer, en effet, et tout de suite.

— Vous n’avez pas touché à ce petit salaud, j’espère ? Ils n’ont rien trouvé de suspect à l’hôpital, au moins ? Je le saurai, Cordell, vous comprenez ?

— Moi, sous votre toit? Non, Mr Verger, jamais. Je vous le jure. Vous me connaissez, je ne suis pas irresponsable, je tiens à mon travail.

— Où il est, Franklin ?

— Au Maryland-Misericordia. Quand il en sortira, il va être placé en foyer. Vous savez que sa mère adoptive a été rayée des listes pour avoir fumé de l’herbe. C’est elle qui fait du raffut à votre sujet. Nous allons peut-être devoir négocier avec elle.

— Une négresse toxico ! Ça devrait pas être un gros problème.

— Elle ne connaît personne à qui aller raconter son histoire, mais je crois qu’il faut la prendre avec prudence. Avec des pincettes, même. Notre interlocutrice des services sociaux voudrait qu’elle se taise.

— Bon, je vais y réfléchir. En attendant, allez-y, payez la nana des services sociaux.

— Mille dollars ?

— Peu importe. Qu’elle comprenne seulement que c’est tout ce qu’elle aura, entendu ?


Étendue sur le canapé dans l’obscurité, les joues striées de larmes séchées, Margot Verger avait suivi toute la conversation. Auparavant, elle avait encore tenté de raisonner son frère, mais il s’était assoupi pendant qu’elle lui parlait. Il croyait qu’elle était partie, c’était évident.

Elle ouvrit la bouche pour prendre une courte bouffée d’air, en essayant de faire concorder sa respiration avec les chuchotements du poumon artificiel. Un rai de lumière grise passa dans la chambre lorsque Cordell ouvrit la porte. Margot se tassa sur les coussins.

Elle attendit une vingtaine de minutes, le temps que la pompe à oxygène reprenne le rythme d’une personne endormie. La murène la vit se faufiler hors de la pièce, mais non Mason.

61

Margot Verger et Barney passaient de plus en plus de temps ensemble, pas tant pour bavarder que pour regarder la télévision dans la salle de jeux : matchs de football, les Simpson, parfois des concerts sur la chaîne culturelle. Ils suivaient aussi le feuilleton Moi, Claude et, quand le service de Barney l’obligeait à manquer certains épisodes, ils commandaient les cassettes vidéo.

Margot aimait bien Barney. Avec lui, elle se sentait partie prenante d’une camaraderie masculine, un « pote » parmi les autres. Il était le seul être de sa connaissance à se montrer aussi détendu, aussi simple. Et puis, il était loin d’être bête et il avait un côté planant, hors de ce monde, qui lui plaisait aussi.

Elle disposait d’une bonne culture générale et d’une solide formation en sciences de l’informatique. Barney, lui, était un autodidacte dont les considérations allaient de l’extrême puérilité à la plus grande pénétration. L’éducation de Margot était une vaste plaine ouverte, dominée par la raison, où il pouvait prendre pied. Mais cette plaine s’étendait à la surface de son esprit, de même que la terre, dans l’idée de ceux qui la croyaient plate, reposait sur la carapace d’une tortue.

Elle lui fit payer sa boutade sur sa condition féminine qui l’aurait obligée à s’accroupir pour uriner. Elle était convaincue d’avoir de meilleures jambes que lui et le temps lui donna raison. En feignant des difficultés aux haltères, elle l’entraîna dans un pari au banc de musculation des jambes et regagna ses cent dollars. Plus encore, elle profita de l’avantage que lui conférait son moindre poids pour le battre à la barre fixe avec des tractions d’un seul bras, mais seulement du droit, car le gauche restait affaibli par les séquelles d’une blessure survenue pendant une bagarre avec Mason quand ils étaient adolescents.

Tard le soir, après la fin du tour de garde de Barney auprès de l’invalide, il leur arrivait de s’entraîner ensemble. Alors, ils se lançaient des défis muets, s’absorbaient dans l’effort, et le silence de la salle de musculation n’était troublé que par leur respiration et le bruit des machines. Parfois, ils n’échangeaient qu’un rapide bonsoir tandis qu’elle rangeait son sac de gym et s’en allait vers les appartements à l’étage, une partie de la vaste demeure où le personnel n’était pas admis.

Cette nuit-là, elle entra dans le gymnase tout de skai noir et de chrome avec des larmes dans les yeux. Elle arrivait directement de la chambre de Mason.

— Oh, hé! fit Barney. Ça ne va pas?

— Des histoires de famille à la con, qu’est-ce que je peux te dire ? Si, ça va.

Et elle se mit à forcer, forcer. Trop de poids, trop d’arrachés.

A un moment, Barney s’approcha d’elle et lui retira une barre d’haltères en secouant la tête.

— Tu vas finir par te déchirer un muscle.

Elle s’exténuait encore sur un vélo d’exercice quand il décida qu’il avait eu son compte. Debout dans une des cabines de douche du gymnase, il laissa l’eau brûlante emporter avec elle le stress d’une longue journée. Elle était à multijets, au plafond et sur les parois. Barney aimait focaliser la pression sur deux pommeaux, dont les jets fouettaient son corps.

Bientôt, la condensation fut si dense autour de lui qu’il oublia tout, à part le picotement de l’eau sur son crâne. Il trouvait que la douche était un endroit propice à la réflexion, avec ses nuées de vapeur… Les Nuées. Aristophane. Le docteur Lecter lui expliquant la scène où le lézard pisse sur Socrate. Une idée lui traversa soudain la tête : s’il n’avait pas été forgé sur l’enclume impitoyable de la logique lectérienne, il aurait sans doute été intimidé par des gens comme Doemling.

Lorsqu’il entendit quelqu’un ouvrir un autre robinet, il n’y prêta guère attention et continua à se frotter énergiquement le torse. Les autres employés de Verger utilisaient également la salle de musculation, mais surtout tôt le matin ou en fin d’après-midi. Selon les conventions qui régissent les relations entre hommes, il est malvenu de s’intéresser à un autre utilisateur dans une douche collective et pourtant Barney se demanda de qui il pouvait s’agir. Il souhaitait que ce ne soit pas Cordell, dont la seule vue lui donnait la nausée. A une heure aussi tardive, qui était-ce, alors ? Il pivota pour présenter sa nuque au jet. Dans les nuées de vapeur, le corps de son voisin lui apparut par fragments, comme une fresque sur un mur rongé par le temps. Une épaule musclée, puis une jambe, puis une main fine frictionnant un cou d’athlète, des ongles couleur corail… C’était la main de Margot. Et c’était la jambe de Margot que terminaient ces ongles de pied laqués.

Barney baissa la tête sous le flot brûlant, respira à fond. Dans la cabine d’à côté, la silhouette se mouvait, se lavait avec des gestes décidés. Ses cheveux, maintenant. Oui, c’était le ventre plat de Margot, ses petits seins érigés sur ses puissants pectoraux dont les tétons pointaient sous les gouttes impétueuses, son bas-ventre bosselé entre l’abdomen et le haut des cuisses. Et ce devait être sa chatte, là, émergeant de la courte toison blonde sévèrement taillée.

Il retint sa respiration, mais le calme ne revenait pas en lui, au contraire. Sous la douche, elle luisait comme un cheval après la course, chacun de ses muscles sculpté au ciseau des exercices les plus durs. Comme son intérêt devenait apparent, il se tourna vers la paroi, pensant qu’il arriverait peut-être à l’ignorer jusqu’à ce qu’elle s’en aille.

L’eau s’arrêta dans l’autre cabine. Mais maintenant, c’était sa voix qu’il entendait :

— Hé, Barney, qu’est-ce qui se dit, pour le prochain match des Patriots ?

— Hein? Euh, d’après mon gars, cinq et demi contre un face à Miami.

Il risqua un regard par-dessus son épaule.

Elle était en train de se sécher juste à la limite des éclaboussures de la douche de Barney. Les cheveux encore plaqués par l’eau, son visage paraissait détendu, les larmes avaient disparu. Elle avait une très belle peau.

— Alors, tu veux parier? Au bureau de Judy, ils ont fait un pot commun et il y a déjà…

Il n’écoutait plus. La toison de Margot, emperlée de gouttelettes, et au centre ce rose… Il sentit le sang lui monter au visage, il bandait comme un âne, il était à la fois stupéfait, apeuré, excité. Il n’avait jamais ressenti d’attirance pour un homme. Mais, malgré tous ses muscles, elle n’en était pas un, et il était très tenté par ce qu’elle était.

Et puis, venir se doucher avec lui, ça voulait dire quoi ?

Il éteignit la douche, lui fit face et, sans plus réfléchir, posa sa grande paume sur la joue de la jeune femme.

— Bon Dieu, Margot, je…

Les mots moururent dans sa gorge.

Elle avait baissé les yeux sur son entrejambe.

— Oh non, merde, tu ne vas pas…

Il tendit le cou, essayant de l’embrasser doucement quelque part sur son visage sans la toucher avec son membre tendu mais il n’y arriva pas et elle recula, les yeux toujours fixés sur la lance de fluide cristallin qui se tendait entre lui et son ventre plat, et elle projeta son avant-bras contre le large torse de Barney avec la force d’un contre au football américain. Les jambes de Barney se dérobèrent sous lui. Il atterrit sur les fesses dans le bac à douche, brutalement.

— Putain d’enculé ! siffla-telle entre ses dents. J’aurais dû m’en douter, pédé ! Prends ton machin et fourre-le-toi où je pense…

Barney se releva d’un bond. En quelques secondes, il s’était rhabillé sans se sécher et avait quitté les lieux sans un mot.


Ses quartiers se trouvaient dans une dépendance, d’anciennes étables au toit en ardoises qui avaient été reconverties en garages avec des chambres au-dessus. Il resta très tard devant son ordinateur portable, absorbé dans un cours par correspondance sur Internet. Soudain, il sentit le sol trembler, comme si une force de la nature était en train de gravir l’escalier.

Un léger coup à sa porte. En l’ouvrant, il découvrit Margot dans un épais survêtement, la tête couverte d’une casquette en maille.

— Je peux entrer une minute ?

Barney contempla ses chaussures un instant avant de s’effacer pour lui laisser le passage.

— Écoute, Barney, je suis désolée, pour tout à l’heure. J’ai… j’ai paniqué, pour tout dire. Enfin, je veux dire que j’ai déconné et que j’ai paniqué. Ça me plaisait, qu’on soit amis.

— Moi aussi.

— Je pensais qu’on aurait pu être, comment dire… des potes, quoi.

— Oh, Margot, faut pas pousser, là ! J’ai dit qu’on serait copains mais j’ai pas dit que j’étais un foutu eunuque. C’est toi qui es venue sous cette fichue douche avec moi. Tu m’as plu, j’y peux rien, moi. Tu te pointes là, à poil, alors moi je vois deux trucs ensemble qui me plaisent vraiment…

— Moi et ma chatte, explicita Margot.

A leur grande surprise, ils éclatèrent de rire en même temps.

Elle s’approcha de lui, lui donna une accolade qui aurait pu faire des dégâts chez quelqu’un de moins robuste.

— Écoute, s’il devait y avoir un mec, ce serait toi. Mais ce n’est pas mon truc, pas du tout. Ni maintenant, ni jamais.

Barney hocha la tête.

— Je le sais, ça. Simplement, ça a été plus fort que moi.

— Tu veux qu’on essaie d’être copains ?

Il réfléchit une minute.

— D’accord, mais alors faudra que tu m’aides un peu. Voilà le deal : je m’engage à faire l’effort, le gros effort d’oublier ce que j’ai vu tout à l’heure ; et toi, tu te débrouilles pour ne plus me le montrer. Et pendant qu’on y est, pas de nibards sous mon nez, non plus. Qu’est-ce que tu en penses ?

— En amitié, tu peux me faire confiance, Barney. Viens à la maison demain. Judy va faire la cuisine et moi aussi.

— Ouais, mais peut-être pas aussi bien que je la fais, moi.

— On parie?

62

Il était en train d’examiner le contenu d’une bouteille de Château-Pétrus à la lumière. Elle avait quitté sa position couchée pour reposer à la verticale depuis la veille, au cas où il y aurait eu du dépôt. Après un coup d’œil à sa montre, le docteur Lecter résolut qu’il était temps de l’ouvrir.

Pour lui, c’était un vrai risque à prendre, un défi sérieux. Il n’était pas dans la hâte inconsidérée, mais dans le désir de contempler la robe du vin à travers la carafe en cristal. Qu’il l’ouvre trop tôt et le souffle saint qui habitait ses flancs de verre échapperait à sa rigoureuse dégustation.

Il y avait du dépôt, oui.

Il retira le bouchon avec le même soin qu’il aurait mis à trépaner un crâne, puis plaça la bouteille sur un verseur qui permettait de contrôler au millilitre près l’écoulement. Désormais, c’était à l’air marin d’intervenir un peu. La décision viendrait après.

Il alluma un feu au charbon de bois et se prépara un verre de Lillet bien frappé avec un zeste d’orange tout en méditant le fond de sauce sur lequel il travaillait depuis trois jours. En matière de bouillon de cuisson, le docteur Lecter était un adepte de l’improvisation inspirée, telle que l’avait prônée Alexandre Dumas. Ainsi, de retour des bois trois jours plus tôt, il avait ajouté dans la marmite une grosse corneille qui venait de se farcir elle-même de baies de genièvre. Les petites plumes noires étaient parties en flottant sur les eaux calmes du littoral. Il avait gardé les plus solides pour fabriquer des plectres de rechange à son épinette.

Maintenant, il écrasait des baies de genièvre, séchées celles-ci, après avoir mis des échalotes à roussir dans une poêle. Il noua fermement un ruban en coton autour du bouquet garni et versa quelques cuillerées de bouillon sur les échalotes.

Le filet qu’il retira de la terrine en céramique avait pris une teinte sombre dans la marinade, qu’il exprima hors de la viande avant de rabattre la plus effilée des extrémités pour que la pièce présente un diamètre uniforme tout du long.

Le feu était désormais prêt, rougeoyant au centre, les charbons à bonne distance de la grille. Le filet grésilla dessus, une fumée bleue s’étira lentement dans le jardin, comme au rythme de la musique qui passait sur la chaîne du docteur. C’était encore une composition du roi Henry VIII, très touchante : Qu’Amour puisse céans régner


Plus tard dans la nuit, ses lèvres teintées du rouge profond du vin, un petit verre en cristal de Château-d’Yquem à la robe miellée posé sur le chandelier, le docteur Lecter joue du Bach. Dans son esprit, Clarice Starling court à travers les feuilles fanées, les chevreuils détalent devant elle et remontent la colline en passant à côté de sa silhouette immobile. La course continue, continue, il aborde la deuxième des Variations Goldberg, les reflets des bougies dansent sur ses mains bondissantes, l’exécution s’altère soudain quand surgit une image fugace de neige ensanglantée et de dents sales grimaçantes, rien qu’un éclair cette fois qui disparaît dans un bruit sourd et net, un « schtoc » décidé, un vireton d’arbalète perforant un crâne, et nous voici rendus au calme plaisant de la forêt, à la musique qui coule avec aisance et à Starling dorée d’un pollen lumineux qui s’éloigne dans la pente, sa queue de cheval qui se balance comme la queue d’un chevreuil, et sans plus d’hésitation le docteur joue le mouvement jusqu’à la fin, et le silence qui suit a la riche douceur du Château-d’Yquem.

Le docteur Lecter leva son verre dans la lueur des bougies. Elles scintillaient derrière le cristal comme le soleil scintille sur l’eau, et le vin avait la couleur du soleil d’hiver sur la peau de Clarice Starling. Son anniversaire était proche, pensa-t-il. Il se demanda si une bouteille de Château-d’Yquem de son année de naissance était encore trouvable. Peut-être un tel présent s’imposait-il pour la jeune femme qui, d’ici trois semaines, allait avoir vécu autant de jours que le Christ.

63

A l’instant précis où le docteur Lecter observait son nectar à la flamme des bougies, dans le laboratoire d’identification d’ADN déserté, A. Benning porta sa dernière plaquette de gel à la lumière et contempla les lignes d’électrophorèse pointillées de rouge, de bleu et de jaune. C’était l’échantillon de cellules d’épithélium prélevées sur la brosse à dents retrouvée au palais Capponi et transmises au FBI par la valise diplomatique italienne.

— Hummm, hummm…, fit-elle en décrochant aussitôt son téléphone pour appeler le poste de Starling.

Ce fut Eric Pickford qui décrocha.

— ’Soir, est-ce que je peux avoir Clarice Starling, s’il vous plaît ?

— Elle est absente aujourd’hui et c’est moi qui suis de garde. Je peux vous aider ?

— Vous avez son numéro de biper ?

— Je suis justement avec elle sur l’autre ligne. Vous avez quelque chose pour elle ?

— Dites-lui que Benning, du labo ADN, veut lui parler. Dites-lui seulement que la brosse à dents et le cil sur la flèche concordent. Que c’est bien le docteur Lecter. Demandez-lui qu’elle me rappelle, s’il vous plaît.

— Donnez-moi votre poste… D’accord, pas de problème, je lui transmets tout de suite. Merci.

Starling n’était pas sur l’autre ligne. Et si Pickford composa sans tarder un numéro de téléphone, ce fut celui du domicile de Paul Krendler.

Quand A. Benning constata que Starling ne la rappelait pas, elle fut un peu déçue. La jeune laborantine avait fait plus que son compte d’heures supplémentaires pour parvenir à ce résultat. Elle était déjà rentrée chez elle depuis longtemps lorsque Pickford prévint enfin Starling au téléphone.

Mason Verger, lui, était au courant depuis une bonne heure.

Il avait échangé quelques phrases avec Krendler, sans hâte, laissant l’oxygène revenir dans ses artères à chaque pause, l’esprit très clair.

— C’est le moment de mettre Starling hors course, avant qu’ils ne décident de prendre les devants et de se servir d’elle comme appât. On est vendredi, vous avez tout le week-end pour lancer le truc, Krendler. Racontez aux macaronis l’histoire de la petite annonce et tombez sur la petite. Il est grand temps qu’elle débarrasse le plancher. Ah, et puis, Krendler ?

— Je… je pensais qu’on aurait pu se contenter de…

— Faites ce que je dis, point. Et quand vous allez recevoir une autre carte postale des îles Caïmans, il y aura un nouveau numéro de téléphone inscrit sous le timbre, pigé ?

— D’accord, je vais…

Il n’eut pas le loisir de terminer. Verger avait raccroché.


Si brève qu’elle fût, la conversation avait épuisé Mason.

Il se sentait basculer dans un sommeil hagard, mais il eut tout de même la force d’appeler Cordell et de lui murmurer quatre mots :

— Faites rappliquer les porcs.

64

Déplacer un cochon sauvage contre sa volonté requiert un effort physique encore plus intense que de kidnapper un homme. Ces animaux sont plus entêtés et souvent plus forts que les humains, d’autant que la vue d’un revolver ne les intimide aucunement. Et puis il y a les défenses, que l’on doit toujours garder à l’œil si l’on veut conserver son ventre et ses jambes en l’état. Lorsqu’ils en sont munis et qu’ils affrontent une espèce à station verticale, les hommes ou les ours, ils cherchent d’instinct à les éviscérer. Couper les jarrets n’est pas un réflexe naturel chez eux, mais cela peut rapidement devenir une réaction acquise.

De plus, si l’on veut en prendre un vivant, il est impossible de recourir à un choc électrique pour le paralyser momentanément, car ces bêtes ont le cœur fragile et sont très exposées aux accidents coronariens.

Carlo Deogracias, le maître-porc, avait cependant la patience d’un crocodile guettant sa proie. Il avait déjà fait l’expérience de droguer quelques-unes de ces redoutables créatures, en utilisant le même sédatif que celui qu’il avait eu l’intention d’employer contre le docteur Lecter, de l’acépromazine. Il connaissait désormais la dose exacte que nécessitait un sanglier de cent kilos, et la fréquence des injections pour le maintenir en léthargie pendant pas moins de quatorze heures sans que la bête subisse de séquelles.

Comme la maison Verger avait une longue pratique d’import-export de cheptel et qu’elle collaborait en permanence avec le département américain de l’Agriculture sur des programmes de génétique animale, l’entrée des porcs de Mason aux États-Unis ne présentait aucune difficulté majeure. Conformément à la règle, le formulaire 17-129 du service de l’inspection de la santé animale et végétale fut faxé à sa direction de Riverdale, dans le Maryland, de même que les certificats vétérinaires en provenance de Sardaigne et la taxe de 39,50 dollars requise pour l’importation de cinquante échantillons de sperme congelé que Carlo voulait prendre avec lui.

Les permis d’entrée des porcs et de la liqueur séminale parvinrent à Mason Verger par retour de télécopie, accompagnés de la dispense de quarantaine à Key West qu’il obtenait toujours et de la confirmation qu’un inspecteur du Service monterait à bord de l’avion à l’aéroport international de Baltimore-Washington pour placer hors douane la livraison.

Carlo et ses aides, les frères Falcione, entreprirent d’assembler les caisses de transport, du matériel de première qualité avec des portes coulissantes à chaque extrémité et les parois intérieures capitonnées. Ils faillirent oublier d’emballer également le miroir du bordel de Cagliari, dont les dorures rococo encadrant l’image reflétée des porcs semblaient avoir enchanté Mason Verger.

Puis Carlo commença à droguer les spécimens qu’il avait sélectionnés, cinq mâles élevés dans le même enclos et onze truies. Il y en avait une gravide mais aucune n’était en chaleur. Lorsque les bêtes furent inconscientes, il les examina soigneusement, éprouvant des doigts le tranchant de leurs dents et les pointes de leurs puissantes défenses. Prenant leur face effrayante entre ses mains, il observa leurs petits yeux troubles, écouta leur respiration régulière. Puis il entrava leurs chevilles d’une étonnante finesse, les tira jusqu’aux caisses sur des toiles et les y enferma.

Les camions descendirent de la montagne en grondant, jusqu’à la piste de Cagliari où les attendait un avion-cargo des Count Fleet Airlines, une compagnie spécialisée dans le transport des chevaux de course. L’Airbus était habituellement affecté aux liaisons transatlantiques, conduisant et ramenant des pur-sang américains aux courses hippiques de Dubaï. Un seul cheval se trouvait déjà dans la carlingue, embarqué lors d’une escale à Rome. Dès qu’il huma la forte odeur des cochons, il se mit à hennir et à ruer dans son box au point que l’équipage fut obligé de le laisser à terre, incident fort coûteux pour Mason, qui dut ensuite prendre en charge les frais de rapatriement de la bête ainsi que de généreux dédommagements versés à son propriétaire pour éviter des poursuites en justice.

Carlo et ses hommes restèrent aux côtés des animaux dans la soute pressurisée du cargo. Toutes les demi-heures, au-dessus de la mer démontée, Carlo venait les inspecter un par un, posant la main sur leurs flancs aux soies rêches afin de contrôler le battement sauvage de leur cœur.

Même si elles étaient robustes et affamées, seize bêtes ne seraient jamais en mesure de consommer l’entièreté du docteur Lecter en un seul repas. Il leur avait fallu une journée pour ingérer les derniers restes du réalisateur.

Le premier jour, Mason voulait que le docteur Lecter les voie dévorer ses pieds. Puis il serait maintenu en vie à l’aide d’une perfusion pour attendre le service suivant, le lendemain.

Mason avait promis à Carlo qu’il pourrait disposer du docteur pendant une heure, dans l’intervalle.

Pour leur second festin, les porcs seraient autorisés à le vider et à se repaître de sa panse et de son visage jusqu’à ce que, rassasiés, les plus gros d’entre eux et la truie gravide abandonnent la place à la deuxième vague de banqueteurs. Mais à ce stade la scène aurait déjà perdu de son attrait, évidemment.

65

C’était la première fois que Barney se rendait à la grange. Il entra par une porte dissimulée sous les gradins qui bordaient sur trois faces une piste de présentation abandonnée. Vide et silencieuse, n’étaient les roucoulements des pigeons dans les structures en bois, l’arène paraissait encore suspendue dans l’attente de l’arrivée des pur-sang. Derrière l’estrade du commissaire-priseur s’étendait le hangar ouvert, puis une porte à double battant commandait l’aile des écuries et de la sellerie.

Il entendit des voix quelque part et cria :

— Salut !

— On est dans la sellerie, Barney ! Viens par ici.

C’était Margot.

La pièce était agréable, tapissée de harnais et de selles aux courbes gracieuses. Les chauds rayons de soleil qui passaient par les fenêtres poussiéreuses tout en haut des murs réveillaient une bonne odeur de cuir et de foin. La salle était bordée sur un côté par un grenier ouvert qui donnait sur la réserve de foin.

Margot était en train de suspendre des étrilles et quelques bridons. Ses cheveux étaient plus clairs que la paille, ses yeux aussi bleus que l’estampille du boucher sur un quartier de viande.

— Bonjour, lança Barney sur le seuil.

Il trouvait que la sellerie ressemblait un peu à un décor de théâtre, conçu tout spécialement pour les enfants en visite.

Avec la hauteur de ses plafonds et la lumière oblique qui tombait d’en haut, on se serait presque cru dans une église.

— Salut, Barney. Entre, entre. On déjeune dans une vingtaine de minutes.

La voix de Judy Ingram tomba du grenier surélevé :

— Barneeeeey, enfin ! Bonjour. Hé, attendez un peu de voir ce qu’on a apporté ! Dis, Margot, tu veux qu’on essaie de manger dehors?

Tous les dimanches, elles avaient l’habitude de venir panser l’assortiment hétéroclite de poneys bien nourris qui étaient chargés de promener les petits visiteurs de la propriété. Et elles prenaient toujours un pique-nique avec elles.

— On peut essayer du côté sud, au soleil ! répondit Margot.

Barney se dit qu’elles avaient l’air un peu trop enjoué. Son expérience hospitalière lui avait appris que l’excès de gazouillements n’était jamais un bon signe.

La salle était dominée par un crâne de cheval accroché en trophée à un mur avec sa bride et ses œillères, l’ensemble se découpant sur un tissu aux couleurs de l’élevage Verger.

— C’est Ombre mouvante, vainqueur des courses de Lodgepole en 52, lui expliqua Margot. Le seul cheval de mon père qui ait jamais gagné une coupe. Mais il était trop radin pour le faire empailler…

Son regard suivit celui de Barney sur la face émaciée.

— Il ressemble drôlement à Mason, pas vrai ?

Dans un coin, une forge à soufflet grondait tout bas. Margot y avait allumé un petit feu pour réchauffer un peu la salle. Il s’échappait comme une odeur de soupe de la marmite posée sur les charbons.

Elle alla à un établi qui présentait l’équipement complet d’un maréchal-ferrant, s’empara d’un marteau à manche court et grosse tête. Avec son torse et ses biceps, elle aurait pu aisément passer pour quelqu’un du métier, ou pour un forgeron à la poitrine étonnamment proéminente…

— Tu me les envoies, ces couvertures ? cria Judy d’en haut.

Margot saisit une pile de lourdes couvertures de cheval toutes propres et les expédia dans le grenier d’un seul mouvement de balancier de son bras d’Hercule.

— OK, le temps de me laver les mains et je vais prendre le reste dans la jeep, annonça Judy en descendant l’échelle à reculons. Repas dans un quart d’heure, d’accord ?

Barney, qui sentait que Margot surveillait sa réaction, s’abstint de reluquer les fesses de son amie.

Restés en tête à tête, ils s’assirent sur des balles de foin recouvertes de couvertures pliées qui faisaient office de sièges.

— Tu as raté les poneys, constata Margot. Ils sont partis à l’étable de Lester.

— Oui, j’ai entendu les camions arriver, ce matin. Comment ça se fait?

— Ah, c’est les trucs de Mason, ça…

Un court silence s’établit. Ils pouvaient rester sans parler, d’habitude, mais cette fois un certain malaise était palpable.

— Bon, allons-y, Barney. Voilà: tu arrives à un point où il ne suffit plus de bavarder, il faut passer aux actes. On en est bien là, hein ?

— Comme dans un flirt, c’est ça?

La comparaison tombait mal, dans leur cas, et l’expression qui passa sur les traits de Margot le disait assez.

— Un flirt… Je te réserve autrement mieux que ça, moi ! Tu comprends à quoi je fais allusion, n’est-ce pas ?

— Je crois, oui.

— Mais si jamais tu décidais que tu ne veux rien faire et qu’il arrivait quand même quelque chose ensuite, tu comprends que tu ne pourras pas venir me chercher des histoires là-dessus, non ?

Elle tapotait sa paume avec le marteau de ferronnier, sans y penser peut-être, mais avec ses yeux d’un bleu carnassier fixés sur Barney.

S’il était encore en vie, c’était parce qu’il avait appris à lire les visages. Et là, il savait qu’elle pensait vraiment ce qu’elle disait.

— J’ai pigé, oui.

— Et si nous passons à l’acte, même topo. A part que je me montrerai très, très généreuse, une fois, rien qu’une fois, mais ce sera amplement suffisant. Tu veux savoir à quel point, généreuse ?

— Écoute, Margot, rien n’arrivera pendant que je suis de garde, en tout cas. Pas tant qu’il me paie pour que je prenne soin de lui.

— Mais pourquoi, enfin?

Il haussa les épaules.

— Parce qu’un deal, c’est un deal.

— Hein ? Tu appelles ça un deal ? En voici un, Barney, un vrai : cinq millions de dollars. La même somme que Krendler est censé toucher pour court-circuiter le FBI, si tu veux savoir.

— On parle de prendre du sperme à Mason, de quoi rendre Judy enceinte…

— Oui, de ça et de quelque chose d’autre encore. Tu te doutes bien que si tu lui soutires sa crème et que tu le laisses en vie, il te coincera aussi sec, Barney. Tu ne pourras pas lui échapper et tu iras droit aux cochons, merde !

— J’irais droit où, tu dis ?

— Qu’est-ce qui te retient, Barney ? Ce « Semper Fi » que tu as tatoué sur le bras ? La parole d’honneur d’un ancien Marine ?

— Quand j’ai accepté son fric, je me suis engagé à m’occuper de lui. Tant que je travaillerai pour lui, je ne lui ferai aucun mal.

— Mais tu n’auras rien à « faire » quand il sera mort, à part le… prélèvement. Moi, je ne peux pas toucher son machin. Pas une seule fois de plus, tu m’entends ? Et il faudra peut-être que tu m’aides si Cordell vient s’en mêler.

— Si Mason est mort, tu ne pourras compter que sur une émission, pas deux.

— Il suffit de cinq centimètres cubes, même d’un sperme moins riche que la normale, on le dilue et on a de quoi faire cinq tentatives d’insémination, in vitro si nécessaire… Ils sont tous très fertiles, dans la famille de Judy.

— Tu n’as pas pensé à l’acheter, Cordell ?

— Non. Il ne tiendrait jamais son engagement. Je ne lui fais pas confiance une seconde. Il cherchera à me soutirer du fric, tôt ou tard. Non, il va falloir le neutraliser.

— Tu as réfléchi à tout, on dirait…

— Oui. Toi, il faut que tu sois aux commandes à l’infirmerie. Tous les moniteurs sont concentrés là-bas, chaque instant est enregistré sur une bande de sauvegarde. Il y a le circuit télé, aussi, mais là ils n’enregistrent pas en permanence à la vidéo. Nous… je veux dire, moi, je passe la main dans le poumon artificiel et je lui bloque la poitrine. Sur le moniteur, la machine continuera à fonctionner normalement. Dès que la courbe de son pouls et de sa pression sanguine présente un changement, tu te précipites dans la chambre, tu le trouves évanoui, tu peux tenter toutes les réanimations que tu veux, simplement tu fais comme si je n’étais pas là. Moi, je continue à appuyer jusqu’à ce qu’il meure. Tu t’y connais assez en autopsie, toi : qu’est-ce qu’ils regardent d’abord, quand ils soupçonnent un étouffement prémédité ?

— S’il y a eu hémorragie sous les paupières.

— Il n’en a pas, de paupières!

Elle était cultivée, pleine de ressources, et habituée à pouvoir acheter n’importe quoi, n’importe qui.

Barney la regarda bien en face, mais c’était le marteau dans sa main qu’il surveillait du coin de l’œil lorsqu’il donna sa réponse

— Non, Margot.

— Et si je t’avais laissé me sauter, tu l’aurais fait ?

— Non.

— Et si tu ne travaillais pas ici, si ta responsabilité d’infirmier n’était pas engagée envers lui, tu le ferais ?

— Non plus, probablement.

— C’est quoi, déontologie ou manque de couilles?

— J’en sais rien.

— Bon, on va bien voir. Tu es viré, Barney.

Il opina du bonnet, sans manifester de surprise.

— Et puis, Barney ?

Elle posa son doigt sur ses lèvres.

— Chuuut, hein ?J’ai ta parole, n’est-ce pas ? Ne me force pas à te rappeler que je peux te casser les reins avec ces antécédents que tu as en Californie. Je n’ai pas besoin de revenir là-dessus, ou si ?

— Tu n’as pas à t’inquiéter, répliqua Barney. C’est plutôt moi qui devrais flipper. Je ne sais pas si Mason a l’habitude de laisser partir ses employés. Peut-être qu’ils « disparaissent », juste…

— Pas de souci, toi non plus. Je lui dirai que tu as attrapé une hépatite. Après tout, tu ne connais pas grand-chose de ses petites affaires, à part qu’il essaie d’aider la justice de son pays… Et comme il sait qu’on te tient avec cette histoire de Californie, il va te laisser partir gentiment, crois-moi.

Un moment, Barney se demanda qui, du frère ou de la sœur, avait semblé le patient le plus intéressant aux yeux du docteur Lecter.

66

Il faisait nuit noire quand le long fourgon argenté vint s’arrêter devant la grange de Muskrat Farm. Ils étaient en retard, et de fort méchante humeur.

Au début, tout s’était bien passé à l’aéroport de Baltimore Washington. L’inspecteur du département de l’Agriculture monté à bord avait donné son accord à l’entrée des seize animaux sans barguigner. Lui-même expert en race porcine, le fonctionnaire n’avait encore jamais vu pareils spécimens.

Lorsque Carlo Deogracias avait inspecté le camion qui devait les emmener à la ferme, par contre, il avait constaté qu’il s’agissait d’une bétaillère dont les anciens occupants avaient laissé des traces nauséabondes un peu partout. Il avait refusé de faire débarquer ses bêtes et l’avion avait donc été immobilisé pendant que les trois Sardes et le chauffeur très en colère partaient à la recherche d’un véhicule plus convenable, trouvaient une station de lavage et récuraient l’intérieur à la vapeur.

En arrivant à la route d’accès à la ferme, dernière contrariété : après avoir jaugé le tonnage du camion, le garde forestier leur avait refusé le passage sous prétexte qu’ils devraient emprunter un pont qui n’était pas prévu pour un tel poids. Il les avait obligés à prendre la piste de service à travers la forêt domaniale. Les trois derniers kilomètres, le gros véhicule s’était péniblement faufilé sous les arbres, accrochant les branches au passage.

Carlo fut cependant satisfait en découvrant la belle grange de Muskrat Farm, la propreté des lieux et la souplesse avec laquelle le petit chariot élévateur déposa les caisses dans les stalles abandonnées par les poneys.

Quand le conducteur de la bétaillère arriva avec un aiguillon électrique en proposant d’envoyer une décharge à l’un des porcs afin de vérifier s’il était toujours sous l’effet du sédatif, Carlo lui arracha la pique des mains et lui lança un regard si menaçant que l’autre ne s’avisa pas de demander qu’il la lui rende.

Le maître-porc voulait que ses bêtes sortent de leur léthargie dans la pénombre et qu’elles ne quittent leur caisse qu’après avoir retrouvé toutes leurs facultés motrices. Il craignait en effet que les porcs réveillés en premier ne soient tentés de s’offrir une collation au détriment de ceux encore plongés dans leur sommeil forcé : quand les bêtes n’étaient pas assoupies en même temps, la moindre forme allongée réveillait leur appétit.

Piero et Tommaso devaient d’ailleurs redoubler de vigilance depuis que la bande avait dévoré le réalisateur et, quelques jours après, son cameraman préalablement décongelé. Il n’était plus question de traverser l’enclos ou la pâture quand les cochons étaient lâchés. Non pas qu’ils se soient montrés menaçants, à grincer des dents comme le feraient des sangliers : non, ils se contentaient de regarder les hommes avec la terrible obstination du cochon et s’approchaient lentement, de côté, jusqu’à se retrouver assez près pour charger.

Tout aussi entêté qu’eux, Carlo ne pensa à prendre quelque repos qu’après avoir inspecté avec une torche la longue clôture qui bouclait la partie du sous-bois réservée par Mason à ses porcs, en bordure de la forêt domaniale. Avec son couteau de poche, il fouilla l’humus sous les arbres et trouva des glands. Plus tôt, alors qu’ils roulaient dans les dernières lueurs du jour, il s’était dit qu’il devait y en avoir par là quand il avait entendu des geais gazouiller. Et, certes, il y avait des chênes dans la pâture clôturée, mais pas trop, heureusement : il ne voulait pas que les bêtes se nourrissent d’elles-mêmes, ce qui leur aurait été des plus faciles dans la forêt.

Mason avait aussi fait construire au bout de l’auvent de la grange une solide barrière percée d’un portail à deux vantaux superposés, sur le même principe que celui que Carlo avait installé en Sardaigne. Derrière cette protection, il allait pouvoir alimenter ses cochons en jetant par-dessus les traverses des vêtements bourrés de carcasses de poulets, de quartiers d’agneaux et de légumes qui atterriraient dans la mêlée.

Ils n’étaient pas intrépides, mais ils ne craignaient ni les hommes ni le bruit, et même Carlo n’aurait pu s’aventurer dans l’enclos avec eux. Le porc est un animal à part : il a des éclairs d’intelligence et un sens pratique d’une logique effrayante. Ceux-ci ne manifestaient pas d’hostilité particulière envers les humains, ils avaient simplement pris goût à les manger. Ils avaient également des pattes aussi nerveuses qu’un taureau de combat, les mâchoires redoutables d’un chien de berger, et les mouvements qu’ils effectuaient autour de leurs gardiens avaient un sinistre relent de préméditation. Piero, ainsi, avait frôlé la mort la fois où il avait récupéré une chemise dont ils avaient pensé pouvoir se resservir pour un de leurs repas.

Jamais encore il n’y avait eu des porcs d’une telle puissance, plus massifs que le sanglier d’Europe et d’une égale brutalité. Carlo avait le sentiment d’être leur créateur. Ce qu’ils allaient bientôt faire, cette incarnation du mal qu’ils allaient prochainement détruire, serait le seul hommage rendu à son œuvre, et il n’en demandait pas plus.

A minuit, tous, hommes et bêtes, étaient profondément endormis : Carlo, Piero et Tommaso dans le grenier de la sellerie, les cochons toujours enfermés, ronflant, leurs élégants petits sabots commençant à piaffer dans leurs rêves, quelques-uns s’étirant sur la toile propre qui leur servait de litière. A peine éclairé par le feu de la forge, le crâne du trotteur Ombre mouvante surveillait l’ensemble.

67

En s’apprêtant à attaquer un membre du FBI avec la fausse preuve fabriquée par Mason, Paul Krendler prenait un risque qui lui serrait un peu la gorge. Si Madame le procureur général des États-Unis découvrait la supercherie, elle n’hésiterait pas à l’écraser comme un cafard.

Mais, au-delà de l’inquiétude pour son propre sort, la perspective de ruiner la carrière de Clarice Starling ne le préoccupait pas autant que s’il s’était agi d’un homme. Car un mâle doit nourrir sa famille, tout comme il le faisait lui-même en dépit de la gloutonnerie et de l’ingratitude de ladite nichée.

Et puis, Starling devait être mise hors course, de toute façon : si on la laissait remonter les pistes avec l’ingéniosité obtuse et tenace des femmes, elle finirait par retrouver Hannibal Lecter. Et, dans ce cas, Mason Verger ne lui donnerait rien, ni argent, ni protection.

Le plus tôt elle serait dépouillée de ses ressources et exposée en appât facile, le mieux ce serait.

Au cours de son ascension, d’abord en tant que procureur local très impliqué dans la vie politique, puis au département de la justice, Krendler avait déjà eu à casser professionnellement des gêneurs. Il savait d’expérience que sur ce plan les femmes sont beaucoup plus vulnérables que les hommes : si l’une d’elles est promue à un poste qui n’aurait pas dû revenir à quelqu’un de son sexe, il est toujours facile, et payant, de proclamer qu’elle l’a obtenu en couchant.

Quoique ce genre d’accusations ne pourrait jamais marcher avec Clarice Starling, se dit-il. En fait, il ne connaissait pas une femme qui aurait eu autant besoin d’un bon coup de rouleau par-derrière. Il pensait parfois à cette corrosive revanche quand il se fourrait un doigt dans le nez.

Il aurait été incapable d’expliquer son animosité à l’encontre de Starling. C’était une haine viscérale, qui appartenait à une partie de lui-même où il ne pouvait se risquer, un recoin avec des sièges couverts de housses, un plafonnier en dôme, des poignées aux portes et des crémaillères aux fenêtres, et une fille qui avait l’aspect de Starling mais non sa réserve et qui, sa culotte tombée autour des chevilles, lui demandait ce qui pouvait bien lui arriver, bon sang, et pourquoi il n’y allait pas, enfin, et s’il « n’était pas un peu pédé, par hasard », un peu pédé, un peu pédé…

Si on ne savait pas à quel point Starling était cul-serré, pensa Krendler, sa prestation en blanc et noir était étonnamment supérieure aux qualités érotiques que pouvaient suggérer ses rares promotions, il devait l’admettre. Les satisfactions professionnelles n’étaient certes pas tombées en masse dans son escarcelle, tout au long de ces années : en ajoutant de temps à autre une touche empoisonnée à son dossier, Krendler avait réussi à influencer la direction du personnel du FBI de telle manière que les postes gratifiants qu’elle aurait été en droit d’attendre ne lui soient jamais proposés. Son indépendance d’esprit et son refus de mâcher ses mots avaient facilité le travail de sape.

Mason n’était pas disposé à attendre les conclusions de l’enquête interne sur la fusillade du marché aux poissons. D’ailleurs, il n’était nullement assuré que Starling en sorte ternie : la mort d’Evelda Drumgo et des autres était à l’évidence le résultat d’une mauvaise conception du raid. Et c’était un miracle qu’elle ait pu sauver ce petit moutard, un parasite de plus à nourrir sur les deniers publics… Rouvrir la plaie de cette horrible histoire n’avait rien de difficile, certes, mais ce serait une manière stérile de s’en prendre à Starling.

Non, la méthode Mason était bien meilleure. Plus rapide, plus radicale. D’autant que le moment était propice. Un axiome en vigueur à Washington et dont la pertinence a été vérifiée encore plus souvent que celle du théorème de Pythagore stipule en effet qu’en présence d’oxygène un seul pet bien sonore émis par un coupable patent couvrira plusieurs flatulences mineures dans la même pièce, à condition que celles-ci se produisent simultanément ou presque. En d’autres termes, le procès en destitution du Président accaparait alors suffisamment le département de la justice pour que Krendler ait tout loisir de régler son compte à Starling.

Mason Verger exigeait des échos dans la presse, que le docteur Lecter ne manquerait pas de remarquer. Mais Krendler devait s’arranger pour que l’affaire apparaisse comme un déplorable incident. Par chance, une occasion se présentait qui allait lui faciliter la tâche : ce serait bientôt l’anniversaire de la création du FBI.

La conscience de Krendler était assez souple pour lui accorder l’absolution quand il le fallait. Elle lui murmurait maintenant, en guise de consolation, que si Starling perdait son job, elle devrait au pire se passer de la grande antenne parabolique qui planait au-dessus du repaire de gouines où elle vivait. Au pire, il donnait ainsi à une gâchette facile l’opportunité de passer par-dessus bord et de ne plus mettre en danger la vie d’autrui.

Une gâchette trop nerveuse par-dessus bord, de quoi empêcher le bateau de tanguer, compléta-t-il, ravi par ces deux métaphores nautiques qui semblaient conférer une logique rassurante à son raisonnement. Que ce soit le tangage du bateau qui l’ait expédiée à la baille ne lui traversa pas l’esprit.

Dans les modestes limites de son imagination, Krendler menait une vie fantasmatique intense. A cet instant, il se représenta pour sa plus grande délectation une Starling vieillie trébuchant sur ses seins affaissés, ses jambes lisses désormais couvertes de varices et de verrues, peinant dans l’escalier avec un ballot de linge sale dans les bras, tête tournée pour ne pas avoir à supporter la vue des taches suspectes sur les draps, réduite pour gagner son pain à faire la bonniche dans un hôtel miteux tenu par un couple de vieilles lesbiennes poilues.

Il imagina ce qu’il lui allait lui dire, tout de suite après son triomphal « petite connasse de provinciale ». Inspiré par les déductions psychologiques que le docteur Doemling avait avancées sur son compte, il s’approcherait tout près d’elle lorsqu’on lui aurait retiré son arme et il laisserait tomber, les lèvres pincées par le mépris : « Même pour une petite Blanche sudiste, vous êtes quand même un peu vieille pour continuer à baiser votre papa, non ? » Il répéta plusieurs fois la formule dans sa tête et se demanda s’il ne devrait pas la noter quelque part.

Krendler disposait donc de l’instrument, de l’occasion et de tout le venin nécessaires à la ruine de Starling. Il se préparait à passer à l’action quand le hasard et la poste italienne vinrent lui apporter encore une aide considérable.

68

Aux environs de Hubbard, le cimetière de Battle Creek est une petite cicatrice sur la peau fauve du Texas intérieur en décembre. Ce jour-là, le vent siffle comme il a toujours sifflé ici et comme il sifflera toujours. Inutile d’attendre qu’il se calme.

Dans la nouvelle section, les pierres tombales sont plates, ce qui rend la pelouse plus facile à tondre autour. Aujourd’hui, un ballon argenté en forme de cœur danse au-dessus de la tombe d’une petite fille dont ce doit être l’anniversaire. Dans la partie la plus ancienne, les allées sont tondues aussi soigneusement, les abords des sépultures un peu moins souvent. Des bouts de rubans fanés et des tiges de fleurs mortes se décomposent dans l’humus. Tout au fond du cimetière, un tas de compost attend les vieux bouquets. A mi-chemin du ballon flottant et du compost, une pelleteuse est arrêtée. Un jeune Noir est aux commandes. Un autre, qui se tient près de la machine, protège de ses deux mains la cigarette qu’il allume dans le vent.

— Mr Closter, je tenais à ce que vous soyez présent pour que vous puissiez constater ce à quoi nous sommes confrontés, dit Mr Greenlea, le directeur des pompes funèbres de Hubbard. Je suis certain que vous dissuaderez les proches de s’infliger un spectacle pareil. Ce cercueil… et je veux à nouveau vous féliciter pour votre goût… ce cercueil fera très bonne figure, ils n’ont pas besoin d’en voir plus. Je suis heureux de vous accorder la remise professionnelle dessus. Mon propre père, qui n’est plus de ce monde à l’heure qu’il est, repose exactement dans le même modèle.

Un signe de tête à l’adresse du conducteur de la pelleteuse, et la mâchoire mécanique arrache un morceau de la tombe affaissée par le temps et les mauvaises herbes.

— Pour la stèle, c’est entendu, Mr Closter ?

— Oui, répond le docteur Lecter. Les enfants en veulent une seule pour le père et la mère.

Ils restent là, silencieux, leur pantalon claquant dans la brise, jusqu’à ce que le pelleteur soit descendu à une soixantaine de centimètres.

— A partir de là, mieux vaut continuer à la main, observe Mr Greenlea.

Les deux ouvriers se laissent tomber dans le trou et commencent à rejeter des pelletées de terre sans effort. On voit qu’ils ont de la pratique.

— Doucement, maintenant, commande Mr Greenlea. Il ne doit pas avoir tenu le coup, le cercueil. Rien à voir avec celui que nous allons lui donner…

La bière en vulgaire pitchpin s’est en effet effondrée sur son occupant. Greenlea demande à ses fossoyeurs de bien dégager les côtés et de glisser une toile sous le fond qui, lui, a résisté. Retiré dans ce brancard improvisé, le cercueil est placé à l’arrière d’un camion.


Sur une table à tréteaux dans le garage du funérarium de Hubbard, les planches pourries du couvercle furent retirées, révélant un squelette de bonne taille.

Le docteur l’examina rapidement. Une balle avait endommagé la côte juste au-dessus du foie, il y avait également une fracture enfoncée et un impact en haut de la tempe gauche. Le crâne, envahi de mousse et d’humus, présentait dans sa partie visible des os zygomatiques bien dessinés qu’il reconnut sans mal.

— La terre ne laisse pas grand-chose, n’est-ce pas ? constata Greenlea.

Les ossements étaient encore à moitié couverts par ce qui avait été un pantalon et des lambeaux de chemise de cowboy, dont les boutons en nacre étaient tombés dans la cage thoracique. Un chapeau en feutre, de cow-boy également, un modèle de grande taille dans le style de Fort Worth, était posé sur la poitrine du cadavre. Il y avait une entaille dans le bord et un trou au-dessus du ruban.

— Vous avez connu le défunt ? s’enquit le docteur Lecter.

— Notre groupe n’a racheté cet établissement et repris l’entretien du cimetière qu’en 1989, Mr Closter. Je suis installé ici depuis mais notre société a son siège à Saint Louis. Désirez-vous conserver ces vêtements ? Je pourrais vous fournir un costume, mais je ne pense pas que…

— Inutile, coupa le docteur Lecter. Nettoyez seulement les os. Rien d’autre à part le chapeau, le ceinturon et les bottes. Mettez les mains et les pieds dans des sachets en toile et enveloppez le tout dans le meilleur linceul en soie que vous ayez, avec le crâne et le reste. Pas besoin de les réarranger, mais gardez-les tous. Est-ce que la récupération de la stèle suffira, en compensation du travail de comblement de la tombe ?

— Bien sûr. Si vous voulez juste signer ici, je vais vous donner des copies de tout ça…

Mr Greenlea était enchanté d’avoir vendu son cercueil. Habituellement, lorsque l’un de ses confrères venait récupérer un corps, il se contentait d’expédier les ossements dans une boîte pour proposer ensuite à la famille une bière sortie de ses propres ateliers.

Les formulaires d’exhumation présentés par le docteur Lecter étaient parfaitement conformes au code texan de la santé et de la salubrité publiques, article 711.044. Ce n’était pas étonnant, puisqu’il les avait fabriqués lui-même après avoir téléchargé les clauses et les fac-similés sur le site Web de la bibliothèque juridique du Groupement des comtés texans.

Avec l’aide appréciable de la plate-forme électrique à l’arrière du camion que le docteur Lecter avait loué, les deux employés des pompes funèbres chargèrent le cercueil neuf et le fixèrent sur son support à côté d’une malle-penderie en carton, le seul autre objet transporté à l’arrière.

— Quelle bonne idée, de se déplacer avec son placard à vêtements! s’extasia Mr Greenlea. Comme ça, votre costume de cérémonie ne se froisse pas dans une valise, n’est-ce pas ?

Arrivé à Dallas, le docteur sortit de la penderie un étui à violoncelle et installa dedans le tas d’os enveloppé du linceul. La partie inférieure était juste assez spacieuse pour accueillir le chapeau, dans lequel le crâne vint se loger confortablement.

Après s’être débarrassé du cercueil au cimetière de Fish Trap, il rendit le camion de location à l’agence de l’aéroport de Dallas-Fort Worth, où il enregistra l’étui pour Philadelphie.

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