V UNE LIVRE DE CHAIR

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Ce qu’il y a de bien, avec le fusil à air comprimé, c’est qu’on peut tirer de l’intérieur d’une camionnette sans crever les tympans de ses occupants et sans avoir à passer le canon par la fenêtre, à la vue de tous.

Au-dessus de la vitre teintée à peine entrouverte, le petit projectile hypodermique s’envolerait avec sa charge massive d’acépromazine pour aller se planter dans les muscles du dos ou des fesses. Il n’y aurait qu’un craquement sec, à peine celui qu’une branche encore verte émet en cédant, pas de détonation ni d’écho balistique émis par l’aiguille subsonique.

Au cours de leurs répétitions, dès que le docteur Lecter commençait à s’effondrer, Piero et Tommaso, vêtus de blanc, « l’aidaient » à monter dans le van en affirmant à d’éventuels curieux qu’ils le conduisaient à l’hôpital le plus proche. L’anglais de Tommaso, héritage du séminaire, était meilleur que celui de son frère, mais il avait encore quelque difficulté avec le h aspiré de hospital.

Mason Verger avait eu raison de donner aux Italiens la priorité pour la capture du docteur Lecter. Malgré l’échec essuyé à Florence, ils étaient de loin les mieux entraînés aux enlèvements, et les plus à même de s’emparer du docteur sans mettre sa vie en péril.

Une seule arme autre que le fusil à air comprimé était autorisée dans la mission, celle de Johnny Mogli, un shérif adjoint de l’Illinois en disponibilité et une créature des Verger depuis très longtemps. Enfant, il parlait italien à la maison. C’était quelqu’un qui approuvait tout ce que disait sa victime avant de l’abattre.

Carlo et les frères Tommaso avaient apporté leur filet, leur matraque paralysante, leur pistolet à gaz et diverses sortes d’entraves. Ils ne manquaient de rien lorsqu’ils prirent position au lever du jour, à cinq pâtés de maisons de chez Starling, garés dans une rue commerçante sur un emplacement réservé aux handicapés.

Ce jour-là, les flancs de la fourgonnette portaient la mention « Transports Médicaux Senior » en lettres adhésives. Le véhicule était muni à l’avant d’une fausse plaque réservée au transport des handicapés, avec la licence correspondante suspendue au rétroviseur. Dans la boîte à gants, il y avait une facture de garage pour le remplacement du pare-chocs, ce qui leur permettrait d’invoquer une erreur des mécaniciens si la légitimité de la plaque était mise en cause, et de gagner du temps pour répondre à toute question relative à la licence. L’immatriculation et les papiers du van étaient par contre authentiques, de même que les billets de cent dollars pliés dedans au cas où il faudrait graisser la patte à quelqu’un.

Attaché au tableau de bord par du ruban adhésif et relié à la batterie sur l’allume-cigares, le moniteur affichait une carte du quartier de Starling. Le même GPS qui repérait la position de la fourgonnette indiquait aussi celle de la Mustang, un point lumineux à l’arrêt devant son immeuble.

A neuf heures, Carlo autorisa Piero à se restaurer. A dix heures et demie, ce fut au tour de Tommaso : il ne voulait pas qu’ils soient tous deux en pleine digestion s’il fallait se lancer dans une longue poursuite à pied. Ils déjeunèrent également de façon séparée.

C’est en milieu d’après-midi, alors que Tommaso piochait un sandwich dans la glacière, que le bip se déclencha. La tête malodorante de Carlo pivota vers l’écran.

— Elle s’en va, annonça Mogli en démarrant.

Tommaso reposa le couvercle en hâte.

— Ouais… Ouais… Voilà, elle remonte Tindal, en direction de l’échangeur.

Mogli s’engagea dans le flot des voitures. C’était une filature de luxe, grâce au détecteur qui lui permettait de rester à plusieurs dizaines de mètres derrière Starling, sans qu’elle puisse le voir.

Mais lui-même n’était pas en mesure d’apercevoir le vieux pick-up gris qui suivait maintenant la Mustang de plus près, un sapin de Noël arrimé sur la plate-forme.


Conduire sa voiture était un des rares plaisirs sur lesquels Starling pouvait compter. Sans freins ABS ni équilibrage de traction, la puissante machine n’était guère facile à contrôler dans les rues que l’hiver rendait glissantes la majeure partie de la saison. Mais quand la chaussée était sèche elle aimait pousser un peu son V8 en seconde et savourer le grondement des pots d’échappement.

Ardelia Mapp, experte hors pair en promotions commerciales, lui avait confié sa liste de courses complétée d’une grosse liasse de coupons de réduction. Elle avait prévu de préparer avec Starling un jambon cuit, une daube de bœuf et deux gratins. Les autres apportaient une dinde.

Si elle avait été seule, Starling n’aurait pas été d’humeur à un dîner de fête pour son anniversaire. Elle avait dû accepter l’idée, cependant, car Ardelia et un nombre étonnant de collègues féminines, qu’elle connaissait à peine pour certaines et n’appréciait pas particulièrement, avaient décidé de lui manifester ainsi leur soutien dans l’adversité.

Le sort de Jack Crawford assombrissait ses pensées. A l’unité de soins intensifs où il se trouvait toujours, les visites et les appels téléphoniques étaient interdits. Elle avait donc laissé des messages pour lui au poste des infirmières, des cartes décorées d’amusants toutous avec quelques phrases, les plus drôles qu’elle soit arrivée à trouver.

Elle échappa un moment à ses tracas en taquinant la Mustang, double débrayage, frein moteur… Quand la voiture s’engagea en vrombissant sur le parking du supermarché Safeway, elle n’utilisa la pédale de frein que pour déclencher ses feux stop à l’intention des automobilistes derrière elle.

Il lui fallut quatre tours complets pour trouver enfin une place, restée vide parce qu’un chariot abandonné en barrait l’accès. Elle sortit pour le ranger de côté. Le temps qu’elle coupe le moteur, quelqu’un l’avait pris. Elle en trouva un autre près des portes d’entrée et pénétra dans le magasin en le poussant devant elle.


Tout en suivant d’un œil le point lumineux qui négociait un tournant et s’arrêtait sur l’écran, Johnny Mogli aperçut le grand supermarché au loin sur sa droite.

— Elle va au Safeway, annonça-t-il.

Engagé dans le parking, il n’eut besoin que d’une dizaine de secondes pour repérer la Mustang. A l’entrée, une jeune femme se hâtait vers l’intérieur en poussant son chariot. Carlo l’observa aux jumelles.

— C’est elle, c’est Starling. Elle ressemble aux photos qu’on a d’elle.

Il passa les jumelles à Piero.

— J’aimerais bien la photographier, dit ce dernier. J’ai mon zoom avec moi.

Il y avait un espace réservé aux handicapés dans l’allée qui suivait celle de la Mustang. Mogli prit la dernière place libre, juste avant une grosse Lincoln qui portait la plaque des invalides. Son chauffeur lui adressa un coup de klaxon furieux.

A l’arrière du van, ils avaient maintenant la voiture de Starling, en face d’eux.

Peut-être parce qu’il était plus habitué aux véhicules de fabrication américaine, ce fut Mogli qui remarqua le premier le vieux pick-up, garé presque au bout de l’aire de stationnement. Il ne distinguait que le hayon arrière peint en gris. Pointant le doigt dans cette direction, il demanda à Carlo :

— Est-ce qu’il a un étau à l’arrière ? C’est ce que le type du magasin de vins a dit, non ? Regarde aux jumelles, moi je ne vois rien à cause de ce putain d’arbre. C’è una morsa sul camione, Carlo ?

Si… Oui, y en a un. Personne dans la cabine.

— Est-ce qu’on entre pour la couvrir ? demanda Tommaso, qui n’avait pourtant pas l’habitude de poser des questions à son chef.

— Non. S’il lui tombe dessus, c’est ici qu’il le fera.


D’abord les produits laitiers. Après avoir vérifié ses coupons, Starling choisit du fromage pour le gratin et quelques feuilletés à réchauffer. « Bon sang, se casser la tête pour cette bande… » Elle était parvenue au rayon boucherie lorsqu’elle se rendit compte qu’elle avait oublié le beurre. Abandonnant son chariot, elle repartit aux laitages. A son retour, il avait disparu. On avait posé ses quelques emplettes sur le comptoir, mais plus trace de la liste ni des coupons.

— Et merde ! s’écria-t-elle, assez fort pour être entendue des autres clients dans les parages.

Elle regarda autour d’elle. Personne ne semblait avoir une liasse de coupons aussi épaisse que celle mise de côté par Ardelia. Elle respira profondément. Il était encore possible de se mettre en observation près des caisses et de guetter sa liste, si le voleur ne l’avait pas détachée des coupons, évidemment… « Et puis au diable, pour quelques dollars! Ne te laisse pas gâcher ta journée avec ça! »

Comme il n’y avait aucun chariot libre dans le magasin, elle dut ressortir sur le parking pour en chercher un.


Ecco !

Carlo l’avait vu surgir entre les voitures de son pas vif, alerte. Le docteur Hannibal Lecter, très élégant avec son manteau en poil de chameau et son chapeau mou, un paquet-cadeau sous le bras, décidé à accomplir un dangereux caprice…

Madonna ! Il va à la Mustang!

Là, il n’y eut plus que le chasseur en lui. Contrôlant sa respiration, il se prépara mentalement au tir. La dent de verrat qu’il mâchonnait émit un bref éclair entre ses lèvres.

La fenêtre arrière du van resta close.

Metti in mòto ! Fais le tour et mets-toi de côté par rapport à lui.

Le docteur Lecter s’arrêta à la portière passager de la Mustang, puis se ravisa et contourna la voiture jusqu’à la place du conducteur, peut-être dans l’espoir de humer le volant. Après un regard à la ronde, il sortit une lame de sa manche.

La fourgonnette était maintenant en position latérale. Fusil en joue, Carlo appuya sur la commande électrique de la vitre. Rien.

Avec un calme surnaturel, entièrement concentré, il lança :

Mogli, il finestrino

C’était sans doute à cause du verrouillage centralisé, la sécurité-enfants. Mogli chercha le bouton en pestant.

Le docteur Lecter avait glissé la pointe dans la portière, débloquait la serrure et s’apprêtait à s’installer au volant.

Étouffant un juron, Carlo entrouvrit enfin la vitre et leva son arme tandis que Piero s’écartait. Le van trembla sous le départ du fusil.

Le trait fila dans le soleil. Avec un petit bruit sourd, il traversa le col empesé du docteur Lecter et alla se ficher dans son cou. La dose massive de tranquillisant, administrée à un endroit aussi sensible, agit instantanément. Le docteur chercha à se redresser, mais ses genoux le trahissaient. Le paquet s’échappa de sa main, roula sous la Mustang. Il réussit à sortir un couteau à cran d’arrêt de sa poche et à l’armer pendant qu’il s’affaissait lentement au sol, ses membres liquéfiés par la drogue. Un mot chuchoté : « Mischa ». Sa vision s’obscurcissait.

Piero et Tommaso avaient déjà bondi sur lui tels deux grands félins. Ils l’immobilisèrent à terre jusqu’à être certains qu’il ne pouvait plus résister.

Encombrée de son deuxième chariot de la journée, Starling traversait le parking quand elle entendit le claquement sec du fusil à air comprimé. Reconnaissant instinctivement le bruit, elle se courba aussitôt par réflexe, alors qu’autour d’elle les clients continuaient leurs allées et venues sans rien remarquer. Impossible de dire d’où était parti le coup de feu. Au moment où son regard se posait sur sa voiture, elle vit des jambes disparaître à l’arrière d’une fourgonnette et pensa qu’il s’agissait d’un vol à main armée.

Sa main se plaqua à la hanche où son revolver n’était plus là pour l’accompagner. Elle se mit à courir vers le van en se protégeant derrière les véhicules à l’arrêt.

La Lincoln et son conducteur âgé étaient de retour, réclamant à coups de klaxon l’accès à la zone pour handicapés que la fourgonnette obstruait. La voix de Starling se perdait dans le vacarme

— Stop! Stop ! FBI ! Arrêtez ou je tire !

Elle aurait peut-être le temps de relever le numéro d’immatriculation, au moins…

Piero, qui l’avait vue, se hâta de trancher avec le couteau du docteur la valve du pneu avant de la Mustang, côté conducteur, puis il plongea dans la fourgonnette qui démarra en trombe, franchit brutalement un ralentisseur et fonça vers la sortie.

D’un doigt, Starling inscrivit le numéro du van sur le capot poussiéreux d’une voiture. Elle avait sorti ses clés, s’était jetée au volant et entamait déjà une marche arrière précipitée quand elle entendit le sifflement insistant du pneu crevé. Elle n’apercevait plus que le haut de la fourgonnette.

Elle courut à la Lincoln et tapa à la vitre du vieil homme qui klaxonnait toujours, contre elle maintenant.

— Vous avez un téléphone portable ? Je suis du FBI. Vous auriez un cellulaire, s’il vous plaît ?

— Avance, Noël ! ordonna la femme assise à côté du conducteur en lui pinçant la jambe. Ne l’écoute pas, ce doit être une ruse. Ne te laisse pas avoir !

La Lincoln s’éloigna. Starling se précipita à la première cabine en vue et appela le 911, les urgences.


Le shérif adjoint Johnny Mogli frisa l’excès de vitesse pendant trois kilomètres.

En retirant le dard de la nuque du docteur Lecter, Carlo fut soulagé de constater que le sang ne coulait pas. Il y avait un hématome de la taille d’une pièce de quinze cents sous l’épiderme. L’injection avait été prévue pour être absorbée par une masse musculaire plus importante. Ce fils de pute risquait bien de mourir avant que les porcs ne l’aient dépecé…

L’habitacle était silencieux, hormis la respiration précipitée des membres du commando et le caquètement continu des liaisons radio de la police interceptées par la CB installée sous le tableau de bord. Le docteur Lecter était étendu à l’arrière de la cabine dans son beau manteau. Son chapeau avait glissé de sa tête racée, une seule goutte de sang frais tachait son col impeccable. Il était aussi gracieux qu’un faisan couché sur l’étal d’un boucher.

Mogli s’engouffra dans un parking public et monta au troisième étage, où il ne s’arrêta que le temps de retirer les lettres adhésives sur les parois et de changer les plaques.

Il n’y avait même pas de quoi prendre ces précautions, pensa-t-il avec un petit rire intérieur lorsque la CB intercepta l’avis de recherche : l’opérateur du 911, qui avait apparemment mal compris la description que Starling lui avait donnée, parlait d’« un bus Greyhound », alors qu’elle avait dit « un minibus gris ou un van ». A son actif, on devait reconnaître qu’il ne s’était trompé que sur un chiffre de l’immatriculation qu’elle lui avait communiquée.

— Exactement comme chez nous, dans l’Illinois, s’esclaffa-t-il.

— Quand j’ai vu le couteau, j’ai eu la trouille qu’il se tue pour échapper à ce qui va lui arriver, disait Carlo aux deux frères. Il va regretter amèrement de ne pas s’être tranché la gorge, d’ici peu.


Devant le supermarché, Starling vérifiait l’état des autres pneus quand elle remarqua le paquet abandonné sous sa voiture.

Il contenait une coûteuse bouteille de Château-d’Yquem et un mot sur lequel elle reconnut immédiatement l’écriture :

« Joyeux anniversaire, Clarice. »

C’est seulement alors qu’elle comprit ce dont elle venait d’être témoin.

78

Starling connaissait par cœur tous les numéros dont elle avait besoin. Au lieu de rentrer chez elle téléphoner, elle retourna à la cabine, enleva d’autorité le combiné à une jeune femme et glissa des pièces de monnaie dans l’appareil pendant que l’autre, indignée, appelait à la rescousse un vigile du supermarché.

Elle appela l’unité d’intervention de l’antenne de Washington à Buzzard’s Point. Tout le monde la connaissait, dans le service où elle avait travaillé si longtemps. Pendant qu’on transférait son appel au bureau de Clint Pearsall, elle tâtonna à la recherche de monnaie supplémentaire tout en tentant de raisonner le gardien du magasin qui s’obstinait à lui demander ses papiers d’identité.

Elle entendit enfin la voix familière de Pearsall.

— Écoutez, je viens de voir trois ou quatre hommes enlever Hannibal Lecter sur le parking du Safeway, il y a à peine cinq minutes. Ils m’ont crevé un pneu, je n’ai pas pu les poursuivre.

— C’est cette histoire de bus que la police recherche ?

— Quoi, quel bus ? C’est un van gris, avec une plaque handicapés.

— Comment savez-vous que c’était Lecter ?

— Il m’a… il a laissé un cadeau pour moi. Je l’ai retrouvé sous ma voiture.

— Je vois…

Starling profita du silence qu’il laissait planer :

— Vous savez que Mason Verger est derrière tout ça, Mr Pearsall. C’est forcé. Personne d’autre ne s’y risquerait. C’est un sadique, il va torturer le docteur Lecter à mort, sans perdre une seconde du spectacle. Il faut émettre un ordre de recherche sur tous les véhicules de Verger et demander au procureur de Baltimore de préparer un mandat de perquisition pour chez lui.

— Starling… Attendez, Starling. Je ne vous le demanderai pas deux fois : vous êtes vraiment certaine de ce que vous avez vu ? Réfléchissez bien, pensez à tout le bon boulot que vous avez abattu ici, rappelez-vous le serment que vous avez prêté. Vous ne pouvez pas revenir là-dessus. Alors, qu’avez-vous vu, exactement?

« Qu’est-ce que je suis censée répondre ? Que je ne suis pas hystérique ? C’est la première chose que disent les hystériques… » En un éclair, elle mesura à quel point elle était tombée dans la confiance de Pearsall, et combien celle-ci résistait mal aux influences.

— J’ai vu trois ou quatre hommes enlever quelqu’un sur le parking du supermarché Safeway. Sur les lieux, j’ai trouvé un présent du docteur Lecter, une bouteille de Château-d’Yquem de la même année que ma naissance, avec un mot manuscrit de sa main. J’ai décrit le véhicule aux urgences. Et je soumets mon rapport à vous-même, Clint Pearsall, responsable des opérations à Buzzard’s Point.

— Bon, il y a eu kidnapping, d’accord.

— J’arrive chez vous tout de suite. Vous pourriez m’affecter comme auxiliaire à l’unité d’intervention et…

— Ne venez pas. Je ne serais pas autorisé à vous laisser entrer.

Elle n’eut pas la chance d’avoir quitté le parking avant l’arrivée d’une patrouille de police d’Arlington. Il fallut un bon quart d’heure pour corriger l’avis de recherche erroné que le 911 avait diffusé. Le policier qui recueillit la déposition de Starling était une femme corpulente, à chaussures en skaï compensées, dont le carnet de contraventions, le talkie-walkie, le revolver, le pistolet à gaz et les menottes avaient du mal à trouver leur place sur les fesses rebondies qui distendaient le bas de sa tunique. Elle mit un long moment à décider s’il était plus juste d’indiquer « FBI » ou « Sans » à la mention « adresse professionnelle ». Et, lorsque Starling la braqua en devançant ses questions, son manque de coopération fut encore plus patent. Puis Starling leur montra les traces de pneus neige, là où la fourgonnette avait buté sur le ralentisseur, mais comme aucun des policiers n’avait d’appareil photo, elle dut leur prêter le sien et leur expliquer comment il fonctionnait.

Tout en répétant pour la énième fois ses réponses, elle n’arrêtait pas de s’adresser des reproches dans sa tête, en une formule lancinante : « J’aurais dû les prendre en chasse, j’aurais dû. Il fallait vider cet abruti de sa Lincoln et foncer à leur poursuite… »

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Dès qu’il apprit l’enlèvement par ses informateurs, Krendler passa plusieurs coups de fil de vérification avant d’appeler Mason Verger sur la ligne protégée.

— Starling a été témoin de la capture. On n’avait pas prévu ça. Elle fait du tintouin au FBI de Washington, elle dit qu’il faut un mandat de perquisition contre vous.

— Krendler…

Il s’interrompit, en attente d’oxygène ou sous l’effet de l’exaspération, son interlocuteur n’aurait pu le dire avec certitude.

— Krendler, j’ai déjà porté plainte contre Starling auprès des autorités locales, du shérif et du procureur en raison du harcèlement auquel elle me soumet en appelant aux heures les plus indues pour m’abreuver de menaces sans queue ni tête.

— Elle… elle a fait ça ?

— Bien sûr que non, mais elle ne peut pas le prouver et ça ajoute à la confusion. Bon, jusqu’à plus ample informé, je peux bloquer tous les mandats qu’on voudra au niveau du comté et de l’État. Mais je vous demande de téléphoner au procureur d’ici pour lui rappeler que cette nana hystérique a la haine contre moi. Les flics locaux, je peux m’en charger tout seul, croyez-moi.

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Enfin débarrassée de la police, Starling changea son pneu et repartit chez elle, vers son téléphone et son ordinateur personnels. Son cellulaire de service lui manquait cruellement, elle n’avait pas encore eu le temps de le remplacer.

Elle trouva un message d’Ardelia Mapp sur le répondeur : « Starling, s’il te plaît, assaisonne le bœuf et mets-le à cuire dans la cocotte. Surtout, pas les légumes tout de suite ! Rappelle-toi ce que ça a donné l’autre fois. Je suis coincée dans une procédure d’exclusion de merde, j’en ai au moins jusqu’à cinq heures. »

Sur son portable, elle tenta d’ouvrir le dossier VICAP de Lecter. Accès refusé, non seulement sur cette page, mais sur l’ensemble du réseau interne du FBI. Désormais, elle n’avait pas plus de ressources informatiques que le garde champêtre le plus isolé du continent nord-américain.

Le téléphone sonna. Clint Pearsall.

— Starling ? Est-il vrai que vous avez importuné Mason Verger en l’appelant plusieurs fois ?

— Jamais. Je le jure.

— Il prétend le contraire, lui. Il a invité le shérif à venir inspecter sa propriété. Il le lui a demandé expressément, même. Ils sont en train de le faire, là. Donc, pas de mandat, ni maintenant ni à court terme. Et nous n’avons pas pu trouver un seul autre témoin du kidnapping. Il n’y a que vous.

— Il y avait un vieux couple dans une Lincoln blanche sur les lieux, Mr Pearsall. Dites, et si vous épluchiez les achats par cartes de crédit dans le magasin juste avant les faits ? Ils ont un compteur horaire, aux caisses.

— On va s’en occuper, oui, mais…

— Mais ça prendra du temps, compléta-t-elle.

— Euh, Starling ?

— Oui?

— Entre vous et moi, je vais vous rancarder sur les trucs importants. Mais vous ne vous en mêlez pas, compris ? Tant que vous êtes suspendue, vous n’êtes plus assermentée et vous n’êtes pas censée être informée. Vous êtes le quidam lambda.

— Je sais, Mr Pearsall, je sais.


Quand vous vous apprêtez à prendre une décision importante, que regardez-vous ? Nous qui n’appartenons pas à une culture contemplative, nous ne sommes pas habitués à lever les yeux vers le sommet des montagnes. La plupart du temps, nous tranchons des dilemmes essentiels tête baissée, l’œil braqué sur le linoléum passe-partout d’un couloir anonyme, ou en murmurant quelques mots à la hâte dans une salle d’attente où le téléviseur piaille des insanités.

Pressée par un besoin indéfinissable, Starling traversa la cuisine pour pénétrer dans l’ordre harmonieux de la partie du duplex qu’occupait sa camarade. Elle contempla un moment la photographie de la grand-mère Mapp, cette petite bonne femme indomptable qui connaissait tous les secrets des infusions. Elle fixa sa police d’assurance encadrée au mur. Ici, on savait qui habitait les lieux et les lieux étaient habités.

Elle retourna à ses quartiers. Impersonnels, désertés, pensa-t-elle. Qu’avait-elle accroché au mur, elle ? Son diplôme de l’École du FBI. Aucune photo de ses parents ne lui était parvenue. Elle avait vécu sans eux depuis si longtemps qu’ils ne subsistaient que dans ses pensées. Parfois, au hasard d’une bonne odeur de petit-déjeuner, ou d’une bribe de conversation surprise chez d’autres, d’une expression familière, elle sentait leurs mains sur elle. Mais c’était surtout dans sa perception du bien et du mal qu’elle décelait leur présence.

Et d’abord, qu’est-ce qu’elle était, elle ? Qui avait jamais pris la peine de la reconnaître ?

« Vous pouvez être aussi forte que vous le souhaitez, Clarice. Vous êtes une lutteuse. »

Elle pouvait comprendre le désir de mort qui animait Mason Verger. S’il tuait le docteur Lecter ou s’il en chargeait quelqu’un, elle aurait été capable de l’accepter : il avait ses griefs. Ce qui lui était insupportable, c’était l’idée que le docteur soit torturé jusqu’à en perdre la vie. Elle le refusait comme elle avait jadis fui l’abattage des agneaux et des chevaux.

« Vous êtes une guerrière, Clarice. »

Et ce qui était aussi repoussant que l’acte lui-même, ou presque, c’était que Mason puisse le perpétrer avec l’accord tacite d’hommes qui avaient prêté serment de garantir le triomphe de la loi. Ainsi le monde était-il fait…

A ce constat, elle prit une décision simple et nette : « Le monde ne sera pas ainsi à portée de mon bras. »

Une seconde plus tard, elle était devant son placard, sur un tabouret, les mains tendues vers la plus haute étagère.

Elle redescendit la boîte que l’avocat de John Brigham lui avait remise à l’automne. Des siècles paraissaient s’être écoulés depuis.


Le legs de ses armes personnelles à un compagnon qui a partagé les mêmes dangers est chargé de tradition et de mystique. La perpétuation de certaines valeurs est ici à l’œuvre, par-delà l’existence éphémère des individus.

Pour ceux qui vivent dans un monde que d’autres ont pacifié, cette symbolique sera peut-être difficile à saisir.

Le coffret dans lequel les armes de John Brigham étaient conservées constituait à lui seul un présent de marque. Il avait dû trouver en Extrême-Orient cette pièce en acajou, au rabat incrusté de nacre, au temps où il était Marine. L’attirail était typiquement Brigham : utilisé à bon escient, entretenu avec soin, d’une impeccable propreté. Il y avait un Colt 45 MI9IIA1, une version raccourcie du même revolver conçue par Safari Arms pour être portée au corps et une dague crantée qui se glissait dans la botte. Son ancien insigne du FBI avait été monté sur une plaque d’acajou, son insigne du DRD reposait dans le vide-poches.

Elle retira celui du FBI de son support et le cacha sur elle. Le Colt trouva aisément sa place dans le fourreau yaki qu’elle portait à la hanche, sous sa veste. Elle coinça le revolver plus court dans une de ses bottes, le couteau dans l’autre.

Elle retira son diplôme du cadre, le plia de telle sorte qu’il tienne dans sa poche. Dans la pénombre, on aurait pu le prendre pour un mandat d’arrêt ou de perquisition. En insistant sur les plis du papier rigide, elle se dit qu’elle n’était plus vraiment elle-même, ce qui la ravit.

Encore trois minutes à l’ordinateur, le temps d’accéder au site Mapquest et d’imprimer une carte à grande échelle de la propriété des Verger et de la forêt domaniale qui l’entourait. Elle s’attarda à contempler cet empire de la viande, parcourant d’un doigt ses confins.

Les pots d’échappement de la Mustang couchèrent au sol l’herbe morte quand Starling quitta son allée. Elle allait rendre une visite de courtoisie à Mason Verger.

81

Comme à l’approche de l’ancien Sabbat, un calme soudain était tombé sur Muskrat Farm. Mason était transporté, empli de fierté par ce qu’il avait pu réaliser. En lui-même, il comparait son œuvre à la découverte du radium.

De tous ses livres de classe, le manuel de sciences naturelles était celui dont il gardait le meilleur souvenir d’enfance : outre qu’il était illustré, il était le seul assez grand pour lui permettre de se cacher derrière et de se masturber pendant les cours. Ses yeux se fixaient souvent sur un portrait de Marie Curie quand il se livrait à cette occupation, et là, des années plus tard, il évoqua à nouveau la savante et les tonnes de pechblende qu’elle avait dû chauffer pour parvenir au radium. L’entreprise de Marie Curie était très similaire à la sienne, se disait-il.

Il s’imagina le docteur Lecter, produit de ses recherches opiniâtres et de ses dépenses colossales, luisant doucement dans l’obscurité tel le flacon de préparation dans le laboratoire de Marie Curie. Il vit aussi les porcs qui allaient le dévorer se retirer dans le sous-bois après leur banquet et s’allonger à terre pour dormir, leur panse éclairée de l’intérieur comme si une ampoule électrique y était allumée.

On était vendredi soir et la nuit arrivait. Toutes les équipes de maintenance étaient parties. Aucun de ses employés n’avait vu la fourgonnette arriver car elle avait évité l’entrée principale en empruntant le chemin forestier qui servait à Mason de route de service. Leur très symbolique inspection achevée, le shérif et ses hommes étaient repartis bien avant.

Désormais, l’accès de la ferme était gardé et seule l’élite de ses troupes avait été autorisée à rester autour de lui : Cordell à l’infirmerie jusqu’à ce qu’il soit relevé à minuit, Margot, et Johnny Mogli, lequel avait ressorti son insigne officiel pour impressionner le shérif. Sans oublier bien entendu l’équipe des kidnappeurs professionnels, au travail dans la grange.

Dimanche soir, tout serait accompli, les dernières preuves détruites ou déjà sédimentées dans les boyaux des seize cochons. Mason se dit qu’il pourrait offrir à sa murène un morceau de choix du docteur Lecter. Son nez, peut-être. Ainsi, pour les années à venir, aurait-il le loisir de contempler le vorace ruban lové dans son éternel huit en sachant que le symbole de l’infini qu’il traçait dans l’eau signifiait : Lecter mort pour toujours, mort pour toujours, pour toujours…

D’un autre côté, il n’ignorait pas le danger de voir son plus grand souhait enfin réalisé. A quoi s’occuperait-il, une fois qu’il aurait tué Lecter ? A détruire quelques foyers déshérités, à tourmenter quelques enfants. A boire des martinis corsés de larmes. Mais quelle était la source du plaisir véritable, impartagé ?

Non, il serait décidément trop bête de gâter cette apothéose par de vagues inquiétudes à propos de l’avenir. Il attendit que le jet ténu vienne laver son œil unique, puis que son monocle reprenne sa transparence. Il souffla péniblement dans une commande tubulaire : quand il le désirait, il pouvait brancher sa vidéo et contempler sa proie, sa récompense.

82

Odeur de charbon brûlé dans la sellerie de la grange, mêlée aux effluves passagers des animaux et des hommes. Reflets du feu sur le long crâne d’Ombre mouvante, vide comme la Providence, observant tout derrière ses œillères.

Les braises rougeoient dans la forge et palpitent sous le chuintement du soufflet quand Carlo porte à incandescence une barre de fer déjà rouge cerise.

Tel un angoissant retable, le docteur Lecter est pendu au mur sous la tête du cheval, les bras écartés à l’horizontale et solidement attachés à une attelle, robuste pièce de chêne prise à la carriole des poneys qui pèse sur son dos comme un joug et que Carlo a fixée aux briques avec une cheville de sa fabrication. Les pieds du docteur ne touchent pas le sol. Ses jambes sont ficelées par-dessus le pantalon en de multiples tours régulièrement espacés, de même que deux rôtis prêts à être mis au four. Pas de chaîne, pas de menottes, aucun objet métallique qui pourrait blesser les mâchoires des porcs et les décourager.

Quand la barre atteint la température maximale, Carlo la porte à l’enclume avec ses pinces et lève son marteau. Il modèle le trait de chaleur jusqu’à lui donner la forme d’une manille, soulevant des étincelles dans la pénombre qui rebondissent contre sa poitrine et vont tomber sur la silhouette écartelée du docteur Hannibal Lecter.

D’une modernité choquante au milieu des outils ancestraux, la caméra de télévision de Mason Verger lorgne le docteur Lecter de son trépied arachnéen. Sur l’établi, un moniteur, pour l’instant éteint.

Carlo chauffe à nouveau sa pièce avant de se hâter dehors pour l’installer sur le chariot élévateur pendant qu’elle est encore rougeoyante, malléable. Son marteau réveille des échos dans les grands espaces de la grange, les coups puis leur réverbération : BANG-bang, BANG-bang…

Une voix précipitée, grésillante, sort du grenier. Sur les ondes courtes, Piero vient de capter la retransmission d’un match de football. Cagliari, son équipe, affronte un ennemi détesté, la Juventus de Rome.

Tommaso est installé dans un fauteuil en rotin, le fusil à air comprimé posé contre le mur à portée de sa main. Ses yeux sombres de séminariste ne quittent pas le visage de Lecter. Soudain, il détecte un changement dans l’immobilité de l’homme ligoté. C’est une mutation subtile, le passage de l’inconscience à une surnaturelle maîtrise de soi, à peine une légère altération du rythme de sa respiration, peut-être…

Il se lève, annonce à la cantonade :

Si stà svegliando.

Carlo revient dans la sellerie, la molaire de verrat dansant entre ses lèvres. Il apporte un pantalon bourré de fruits, de légumes et de carcasses de poulets, qu’il entreprend de frotter contre le docteur Lecter, en insistant sous les bras.

Tout en prenant garde de ne pas approcher sa main de la bouche du docteur, il l’attrape par les cheveux pour lui relever la tête.

Buona sera, dottore

Le poste de télévision émet un léger sifflement, l’écran s’allume et Mason Verger apparaît.

— Allumez le projecteur au-dessus de la caméra, ordonne-t-il. Bonsoir, docteur Lecter.

Il ouvre les yeux pour la première fois depuis sa capture.


Carlo eut l’impression que des étincelles jaillissaient derrière ses pupilles. C’était peut-être les reflets de l’âtre, mais il se signa tout de même pour se protéger du mauvais œil.

— Mason, fit Hannibal Lecter à l’adresse de l’objectif.

Derrière son ravisseur, sur l’écran, il distingua la silhouette de Margot qui se découpait en noir sur l’aquarium. Avec courtoisie, maintenant :

— Bonsoir, Margot. Je suis content de vous revoir.

A la netteté de son élocution, on pouvait se demander s’il n’était pas réveillé depuis un certain temps.

— Docteur Lecter, le salua Margot de sa voix grave.

Tommaso avait trouvé le bouton de mise sous tension du projecteur. Le flot de lumière les aveugla tous une seconde. Mason Verger prit la parole, speaker d’une radio inconnue :

— Dans une vingtaine de minutes, docteur, nous allons servir aux cochons les entrées, en l’occurrence vos pieds. Après cela, nous aurons une petite conversation nocturne, vous et moi. En pyjama ou même en caleçon, dans l’état où vous serez alors. Cordell va faire en sorte de vous maintenir en vie longtemps et…

Mason continuait à parler quand Margot se pencha en avant pour regarder la scène sur l’écran. Après s’être assuré qu’elle pouvait voir ce qui allait se passer, Lecter murmura à l’oreille de Carlo, d’une voix métallique, autoritaire :

— Votre frère Matteo doit sentir encore plus mauvais que vous, à l’heure qu’il est. Il s’est chié dessus quand je l’ai tailladé.

Saisissant l’aiguillon électrique dans sa poche arrière, Carlo le fouetta en pleine face dans la lumière aveuglante. Puis il le saisit par les cheveux et appuya sur le bouton de voltage de la poignée, en la tenant sous le nez du docteur tandis que le courant à haute tension passait en arc tressautant entre les électrodes.

— Enculé de ta mère !

Et il enfonça la pique vrombissante dans son œil.

Le docteur Lecter n’émit aucun son. Ce fut du haut-parleur qu’un rugissement surgit, celui de Mason Verger, autant que son souffle le lui permettait. Tommaso s’efforçait de tirer Carlo en arrière. A deux, avec Piero descendu du grenier à sa rescousse, ils le forcèrent à s’asseoir dans le fauteuil en rotin et parvinrent à l’y maintenir.

— Tu l’aveugles et on perd le fric ! hurlèrent-ils à l’unisson, chacun dans une oreille.


Dans son palais de la mémoire, le docteur Lecter rajusta les tentures pour échapper à l’éclat brûlant. Aaaaaah… Il pressa son visage contre le flanc de Vénus, soulagé par le marbre froid.

Face à la caméra, parfaitement maître de sa voix :

— Je ne prendrai quand même pas votre chocolat, Mason.

— Il est complètement dingue, cet enfoiré! s’exclama Johnny Mogli. Bon, ça, on le savait. Mais Carlo l’est autant.

— Allez là-bas et séparez-les, ordonna Mason.

— Vous… vous êtes sûr qu’ils ne sont pas armés ?

— On ne vous a pas embauché pour que vous ayez la frousse, si ? Non, ils n’ont pas d’armes. Rien que le fusil à somnifère.

— Laisse, je m’en charge, intervint Margot. Ça les dissuadera de commencer à jouer les machos entre eux. Ils se tiennent à carreau devant leur mamma, les Italiens. Et puis, Carlo sait que c’est moi qui tiens les cordons de la bourse.

— Installe la caméra dehors et montre-moi les cochons, demanda Mason. Dîner à huit heures !

— Je ne suis pas obligée d’assister à ça, moi, dit Margot.

— Oh, que si !

83

A l’entrée de la grange, Margot reprit longuement son souffle. Si elle devait être prête à le tuer, elle était bien obligée de supporter sa vue. Avant même d’ouvrir la porte de la sellerie, elle perçut l’odeur de Carlo. Piero et Tommaso encadraient Lecter, face à leur chef toujours assis dans le fauteuil en rotin.

Buona sera, signori, lança-t-elle. Vos amis ont raison, Carlo : vous le bousillez maintenant, vous ne touchez plus un rond. Alors que vous avez fait tout ce chemin, après tout ce que vous avez accompli…

Les yeux du Sarde ne quittaient pas le visage de Lecter.

Sortant un téléphone portable de sa poche, elle composa un numéro sur les touches fluorescentes et le tendit à Carlo.

— Allez-y, prenez-le. — Elle le plaça dans la trajectoire de son regard. — Regardez.

L’écran à cristaux liquides indiquait le destinataire de l’appel : Banco Steuben.

— C’est votre banque à Cagliari, signore Deogracias. Demain matin, quand tout ceci sera terminé, quand vous l’aurez fait payer pour votre frère si courageux, c’est ce numéro que j’appellerai. Je donnerai mon code à votre banquier et je lui dirai : « Débloquez le reste de la somme que vous gardez pour Carlo Deogracias. » Il vous le confirmera par téléphone, sans tarder, et demain soir vous serez dans un avion, de retour chez vous et riche, Carlo, riche. La famille de Matteo aussi. Tenez, si vous voulez, vous pourrez leur ramener les couilles du docteur dans une pochette plastique, en guise de consolation. Mais si Lecter n’est plus en état d’assister à sa mort, s’il ne peut plus voir les porcs se ruer sur lui pour lui manger la figure, vous n’aurez rien, rien. Comportez-vous en homme, Carlo. Allez chercher vos bêtes. Moi, pendant ce temps, je surveille cet enfoiré. D’ici une demi-heure, vous allez l’entendre hurler, quand ils vont attaquer ses pieds…

Carlo jeta soudain la tête en arrière, soupira profondément.

Andiamo, Piero! Tu, Tommaso, rimani.

Sans broncher, le deuxième frère reprit le fauteuil en rotin et s’installa près de la porte.

— J’ai la situation en main, Mason, annonça Margot à la caméra.

— Je veux ramener son nez avec moi à la maison, tout à l’heure. Préviens Carlo.

Sur ces derniers mots de Verger, l’écran s’éteignit.

Pour l’invalide comme pour ceux qui l’entouraient, une sortie hors de sa chambre nécessitait un énorme effort. Les aspects purement techniques comportaient la connexion de tous les tubes aux réservoirs dont sa civière roulante était dotée, et le branchement du poumon artificiel sur une batterie portable.

Margot braqua son regard sur le visage du docteur Lecter. Son œil était fermé sous la paupière distendue, marquée aux deux extrémités par les deux brûlures laissées par les électrodes.

Il ouvrit celui resté intact. Il arrivait à conserver le contact apaisant de la hanche de marbre contre sa joue, le réconfort de Vénus.

— J’aime l’odeur de cette crème. C’est frais, citronné… Merci d’être venue, Margot.

— C’est exactement ce que vous m’avez dit quand votre assistante m’a fait entrer dans votre cabinet la première fois. Le jour où ils vous ont amené Mason pour sa thérapie.

— Vraiment ?

A peine revenu de son palais mnémonique où il avait relu les comptes rendus de ses séances avec Margot Verger, il savait qu’elle disait vrai.

— Oui. J’étais en larmes, j’étais terrorisée de vous raconter ce qui s’était passé entre Mason et moi. J’avais peur de m’asseoir, aussi, mais vous ne me l’avez pas demandé… Mes points de suture, vous étiez au courant, non ? On a marché un peu dans le jardin. Vous vous souvenez de ce que vous m’avez dit, à ce moment-là?

— Que ce qui était arrivé n’était pas plus votre faute…

— Que « si un chien enragé m’avait mordu le derrière ». Vos propres termes. Vous m’avez facilité les choses, cette fois-là, et les suivantes aussi. Je vous en ai été reconnaissante, pendant une période.

— Que vous ai je dit encore ?

— Que vous étiez encore plus bizarre que je ne pourrais jamais l’être. Et vous avez ajouté qu’il n’y avait rien de mal à ça, à être bizarre.

— Si vous essayez vraiment, vous êtes capable de vous rappeler tout ce que nous nous sommes dit, absolument. Allez, souvenez-vous et…

— Pas ça, non, s’il vous plait, ne me demandez rien maintenant…

Les mots avaient jailli de sa bouche à son insu. Elle n’avait jamais eu l’intention de formuler sa pensée de cette manière.

Quand le docteur changea de position, les liens qui l’emprisonnaient gémirent sur le bois. Tommaso se leva pour venir vérifier les nœuds.

Attenzione alla bocca, signorina. Méfiez-vous de sa bouche.

Margot se demanda un instant si l’Italien la mettait en garde contre les dents du docteur ou contre ses paroles.

— Cela fait plusieurs années que je vous ai eue en traitement, Margot, mais j’aimerais vous dire quelque chose à propos de votre cas, sur un plan médical. — Son œil valide se fixa brièvement sur Tommaso. — En tête à tête.

Margot réfléchit quelques secondes.

— Vous pouvez nous laisser un moment, Tommaso ?

— Non, signorina, désolé. Mais je peux aller dehors si la porte reste ouverte.

Le fusil en main, il s’éloigna dans la grange sans quitter le docteur Lecter du regard.

— Je ne vous importunerai jamais en faisant pression sur vous, Margot, mais je serais intéressé de savoir pourquoi vous faites ça. Vous me le diriez ? Est-ce que vous vous êtes mise à « accepter le chocolat », pour reprendre l’image chère à Mason, après avoir résisté à votre frère si longtemps ? Inutile dé prétendre que vous voulez me faire payer ce qui est arrivé à sa figure.

Elle répondit. En moins de trois minutes, elle lui raconta Judy, l’enfant qu’elles désiraient avoir. La facilité avec laquelle elle résumait son désarroi l’étonna elle-même.

Au loin, quelque part dans la grange, un cri étouffé et l’amorce d’un hurlement. A côté de l’enclos qu’il avait fait construire sous l’auvent, Carlo réglait son magnétophone. Il s’apprêtait à attirer les bêtes pâturant dans le sous-bois avec les plaintes enregistrées de victimes depuis longtemps mortes ou libérées contre rançon.

Le docteur avait peut-être entendu, mais il resta impassible.

— Et vous croyez que Mason va vous donner ce qu’il vous a promis, Margot? Vous le suppliez, maintenant, mais est-ce que cela a servi à quelque chose au temps où il vous tordait le bras ? C’est la même logique que de prendre son chocolat et de le laisser faire. Mais enfin, là, ce sera Judy qui devra avaler son morceau. Et elle n’a pas l’habitude, je crois…

Si Margot ne répondit rien, ses traits se décomposèrent.

— Vous savez ce qui se passerait au cas où vous refuseriez de céder encore et où vous lui stimuleriez simplement la prostate avec l’aiguillon de Carlo ?Celui qui est posé sur l’établi, là-bas ?

Comme elle faisait mine de se lever, il ajouta en un murmure pressant :

— Écoutez, écoutez-moi ! Mason va vous abuser une nouvelle fois. Vous savez que vous n’avez pas d’autre choix que de le tuer, vous le savez depuis vingt ans. Depuis le jour où il vous a dit de mordre votre oreiller et de ne pas tant crier.

— Vous êtes en train d’insinuer que vous le feriez pour moi? Je ne pourrai jamais vous croire.

— Non, bien sûr que non. Mais vous pouvez être assurée d’une chose au moins, c’est que je ne nierai jamais m’en être chargé moi-même. En fait, il serait préférable que vous le fassiez vous, ce serait meilleur pour votre thérapie. Vous vous rappelez sans doute que je vous l’avais conseillé quand vous étiez encore une enfant.

— « Attendez jusqu’à ce que vous puissiez vous en tirer sans encombre », vous aviez dit. Ça m’avait remonté le moral, d’une certaine manière.

— C’est le genre de catharsis que je me devais de recommander, professionnellement parlant. Et maintenant, vous êtes assez grande pour ça. D’ailleurs, une accusation de meurtre de plus ou de moins, qu’est-ce que cela change pour moi ? Vous savez que vous serez forcée de le tuer. Et après, la justice suivra l’argent, l’une comme l’autre iront à vous et au bébé. Je suis le seul suspect que vous ayez sous la main, Margot. Si je meurs avant Mason, qui d’autre pourrait prendre ce rôle ? Vous pouvez passer à l’action quand cela vous conviendra. Moi, je vous enverrai une lettre pour me vanter de tout le plaisir que j’ai pris à le tuer.

— Non, docteur Lecter. Je regrette, c’est trop tard. J’ai déjà pris mes dispositions. — Elle le dévisagea de ses yeux d’un bleu implacable. — Ça ne m’empêchera pas de dormir après, vous le savez très bien.

— Oui, je le sais. C’est un aspect de vous qui m’a toujours plu. Vous êtes beaucoup plus intéressante, vous avez bien plus de… ressources que votre frère.

Elle se leva, prête à partir.

— Je suis désolée, docteur Lecter, même si ce ne sont que des mots…

Avant qu’elle ait atteint la porte, il lança :

— La prochaine ovulation de Judy, Margot, c’est pour quand ?

— Comment? Euh, dans deux jours, je crois.

— Vous avez tout ce qu’il vous faut ? Les diluants, le matériel pour la congélation instantanée ?

— J’ai tout l’équipement d’une clinique de pointe.

— Alors, rendez-moi un service.

— Lequel?

— Injuriez-moi, tirez-moi les cheveux, arrachez-en une touffe. Pas trop devant, si vous voulez bien. Qu’il y ait un peu de cuir chevelu avec. Prenez ça avec vous quand vous retournerez là-bas. Et pensez à le glisser dans la main de Mason. Une fois qu’il sera mort. Dès votre retour à la maison, demandez-lui ce qu’il vous a promis. Écoutez bien ce qu’il répond. Vous m’avez livré à lui, vous avez rempli votre partie du contrat. Avec mes cheveux entre les doigts, exigez ce que vous attendez. Vous allez voir comment il réagit. Quand il va vous rire au nez, revenez ici. Tout ce que vous aurez à faire, c’est d’envoyer une dose de somnifère au type qui est derrière vous avec ce fusil. Ou de l’assommer d’un coup de marteau. Il a un couteau dans sa poche. Vous me coupez les cordes d’un seul bras, vous me donnez le couteau et vous vous en allez. Je me charge du reste.

— Non.

— Margot ?

Elle attrapa la poignée de la porte, réunit ses forces pour repousser une dernière demande.

— Vous êtes toujours capable de casser une noix dans votre poing, Margot?

Elle en sortit deux de sa veste. Les muscles de son avant-bras se gonflèrent. Craquement des coquilles, suivi d’un gloussement amusé du docteur Lecter.

— Bravo, excellent ! Toute cette force pour deux malheureuses noix. Vous pourrez toujours les donner à Judy, histoire de lui faire passer le goût de Mason.

Margot était déjà revenue vers lui, les traits indéchiffrables. Elle lui cracha au visage et lui arracha une touffe de cheveux au-dessus de l’oreille. Il était difficile de discerner les raisons qui l’animaient.

En repartant, elle l’entendit chantonner tout bas.

Tandis qu’elle se dirigeait vers les lumières de la maison, le sang coagulé collait le bout de scalp à sa paume. Elle n’avait même pas besoin de serrer les doigts pour le retenir. Les cheveux pendaient de sa main vers le sol.

Elle croisa Cordell qui se rendait à la grange dans une voiture de golf chargée d’équipement médical. Il allait préparer le patient.

84

Depuis la rampe d’autoroute au niveau de la sortie 30 en direction du nord, Starling aperçut à un kilomètre à vol d’oiseau la maison de gardien éclairée, l’avant-poste du vaste domaine des Verger. Elle avait pris sa décision en chemin : elle entrerait par l’accès de service, même si elle n’y était aucunement autorisée. Sans son insigne, sans mandat de perquisition, choisir l’entrée principale l’exposerait inévitablement à se faire reconduire par une escorte policière hors du comté. Ou à la prison locale. Et le temps d’en sortir, il n’y aurait plus rien à tenter.

Elle continua donc jusqu’à la sortie suivante, contournant de loin Muskrat Farm pour revenir par la route forestière. Après les puissants lampadaires de l’autoroute, la piste en macadam paraissait encore plus obscure. Elle était bordée par la voie express à droite, à gauche par un fossé et un haut grillage qui enfermait la masse sombre de la forêt domaniale. D’après sa carte, elle croiserait dans à peine deux kilomètres un chemin de service empierré qui n’était pas visible du poste de garde et qui semblait traverser les bois jusqu’à la ferme. C’était là qu’elle s’était arrêtée par erreur à sa première visite. Un œil sur le compteur kilométrique, elle trouvait la Mustang plus bruyante que d’habitude, le grondement du moteur à bas régime répercuté par la voûte des arbres.

Dans ses phares apparut bientôt ce qu’elle attendait, le lourd portail en tubes métalliques surmontés de barbelés. Le panneau « Entrée de service » qu’elle avait remarqué la fois précédente avait disparu. Les mauvaises herbes avaient envahi l’esplanade et le drain dans le fossé. Devant la porte, elles avaient été récemment écrasées par le passage d’un véhicule. Elle nota aussi des traces de pneus dans le sable caillouteux, là où le macadam était usé. Des pneus neige. Les mêmes que ceux du van sur le ralentisseur du supermarché ? Possible. Très possible.

Un cadenas et une chaîne chromés retenaient les deux battants. Aucun souci. Elle jeta un coup d’œil des deux côtés de la piste. Personne. Un brin d’illégalité, maintenant. Le frisson du crime. Elle palpa les poteaux, à la recherche de fils qui auraient indiqué la présence d’un détecteur de mouvement. Rien. Avec deux aiguilles et sa petite torche coincée entre les dents, il lui fallut à peine quinze secondes pour venir à bout de la serrure. Elle reprit sa voiture, s’enfonça loin sous les arbres avant de revenir à pied fermer le portail et remettre la chaîne en place, le cadenas à l’extérieur. De loin, tout semblait normal mais elle avait pris soin de laisser les extrémités de la chaîne pendre à l’intérieur. Ainsi, il serait plus facile d’écarter les deux battants avec le pare-chocs de la Mustang si une sortie d’urgence se révélait nécessaire.

En mesurant de son pouce la distance sur la carte, elle calcula qu’il lui restait quelque quatre kilomètres à parcourir à travers la forêt. Elle partit dans le tunnel obscur que le chemin de service ouvrait sous les épaisses frondaisons, le ciel parfois visible au-dessus d’elle, parfois plus du tout quand les branches étaient trop denses. En seconde, sans accélérer, n’ayant gardé que ses feux de position allumés, elle essayait d’avancer aussi silencieusement que possible tandis que la caisse de la Mustang faisait chuinter les herbes mortes en passant. Lorsque le compteur indiqua trois kilomètres six, elle s’arrêta. A présent que le moteur s’était tu, elle entendit une corneille crier dans le noir. Elle paraissait… contrariée. De tout son cœur, elle espéra qu’il s’agissait bien d’un oiseau.

85

Avec la hâte précise d’un exécuteur des hautes œuvres, Cordell fit son entrée dans la sellerie, les bras chargés de flacons de perfusion déjà munis de leur tube.

Le docteur Lecter, enfin ! Je rêve depuis tellement longtemps d’avoir votre masque dans l’équipement de notre club à Baltimore. Ma petite amie et moi, on anime des soirées « gothiques », si vous voyez ce que je veux dire, genre cuir et vaseline.

Après s’être débarrassé de son chargement sur le support de l’enclume, il mit un tisonnier à chauffer dans la forge.

— Voilà, il y a de bonnes nouvelles et de moins bonnes, poursuivit-il de son ton enjoué d’infirmier professionnel teinté d’un léger accent helvétique. Est-ce que Mason vous a donné le programme? Donc, dans quelques minutes, lorsque je l’aurai conduit ici, nous allons donner vos pieds à manger aux cochons. Puis vous allez patienter toute la nuit, et demain Carlo et ses frères vous donneront à la curée en vous jetant tête la première dans l’enclos, pour que les bêtes commencent par vous dévorer la figure, exactement comme les chiens avec Mason… Je vous maintiendrai jusqu’au bout avec des perfs et des garrots. Vous êtes vraiment coincé, vous avez compris ? Ça, ce sont les moins bonnes nouvelles.

Cordell vérifia d’un coup d’œil que la caméra était éteinte.

— La bonne, c’est que ça pourrait ne pas être forcément pire qu’un rendez-vous chez le dentiste. Regardez ça, docteur

Il brandit une seringue hypodermique munie d’une longue aiguille devant Lecter.

— On parle entre gens du métier, n’est-ce pas ? Donc, il suffirait que je vous pique le derrière pour que vous ne sentiez plus rien, mais alors plus rien, dans vos membres inférieurs. Vous n’aurez qu’à fermer les yeux et à essayer de ne pas écouter… Oh, vous serez un peu chahuté, d’accord, mais à part quelques secousses, rien ! Et une fois que Mason se sera bien amusé, il rentre chez lui et je vous administre de quoi arrêter votre cœur, aussi simple que ça. Vous voulez voir de quoi je parle ?

Dans sa paume, il tenait une dose de Pavulon qu’il approcha de l’œil valide du docteur Lecter tout en prenant garde de ne pas se faire mordre.

Les flammes de la forge dansaient sur les traits avides de Cordell, sur ses pupilles alertes et pétillantes d’espoir.

— Vous avez un tas de fric, docteur Lecter. Tout le monde dit ça, en tout cas. Je sais parfaitement comment ça marche : j’ai placé mon argent un peu partout, moi aussi. Retraits, virements, on peut toujours faire joujou avec, non ? Moi, il me suffit d’un coup de fil pour ça, et je parie que vous c’est pareil.

Il sortit un téléphone cellulaire de sa poche.

— Vous appelez votre banquier, vous lui dites votre code, il me le confirme et je vous arrange tout.

Puis, levant la seringue en l’air :

— Attention, ça va jaillir… Il suffit d’un mot.

Tête baissée, le docteur bredouilla quelques mots dans lesquels Cordell ne reconnut que « mallette » et « coffre ».

— Allez, docteur, un petit effort. Et après, vous aurez tout le temps de vous reposer. Allez…

… en billets de cent neufs…

Comme la voix de Lecter s’éteignait à nouveau, Cordell se pencha légèrement. Déployant toute la longueur de son cou, le prisonnier attrapa son arcade sourcilière de ses petites dents acérées et en arracha une bonne portion avant que l’autre n’ait eu le temps de sauter en arrière. Il lui recracha en pleine figure le sourcil, comme on fait d’une peau de raisin.

Après avoir nettoyé sa plaie, Cordell plaça dessus une compresse en forme de papillon qui lui donnait un air perpétuellement interloqué. Il rangea sa seringue dans la boîte.

— Un pareil soulagement, gâché… Enfin, vous aurez changé d’avis d’ici demain matin. Parce que j’ai des stimulants qui produisent exactement l’effet inverse, vous savez ? Vous voulez attendre, je vais vous faire attendre, moi.

Il prit le tisonnier sur l’âtre.

— Bon, il faut que je vous raccorde vos trucs, maintenant. A la moindre résistance, je vous crame. Vous voulez voir ce que ça donne ?

Il porta le bout incandescent contre la poitrine du docteur Lecter. Le téton grésilla sous la chemise, que Cordell dut tapoter en hâte pour que le feu ne s’étende pas.

Lecter n’avait pas émis un son.

Carlo entra dans la sellerie au volant du chariot élévateur. Avec l’aide de Piero, tandis que Tommaso gardait le doigt sur la gâchette du fusil à air comprimé, il déplaça Lecter et fit passer l’attelle dans la manille ajustée à l’avant de la machine. Le docteur était maintenant assis sur la fourche, les bras toujours attachés à la pièce de bois, les jambes encordées à l’horizontale sur chacune des dents.

Cordell planta des aiguilles de perfusion sur le dos des mains de Lecter et les y maintint avec du sparadrap. Il dut grimper sur une balle de foin pour fixer sur les deux montants les flacons de plasma au-dessus du docteur, puis il descendit, recula et admira son œuvre. L’étrange spectacle que leur victime donnait, ainsi écartelée entre deux perfusions, lui fit penser à la parodie d’une image déjà vue, mais dont il n’arrivait pas à se souvenir exactement pour le moment. Au-dessus de chaque genou, il installa des garrots à nœud coulant qu’il serait possible de serrer par-dessus la barrière au moyen de câbles assez longs, et qui éviteraient ainsi une hémorragie fatale. Il était exclu de les assujettir tout de suite : Mason deviendrait fou de rage s’il apprenait que les pieds de Lecter n’étaient plus irrigués et donc presque insensibles…

Il était temps de transporter son patron dans le van. Le véhicule était garé devant la grange. L’habitacle était glacial et malodorant, car les Sardes y avaient laissé leurs provisions de route. Avec un juron, Cordell expédia la glacière par une vitre. Il allait devoir passer l’aspirateur dans cette foutue bagnole avant que Mason Verger y prenne place, et l’aérer à fond puisque ces salauds d’Italiens y avaient aussi fumé malgré son interdiction formelle. L’allume-cigares était rebranché, le fil d’alimentation du moniteur GPS négligemment abandonné sur le tableau de bord.

86

Avant d’ouvrir sa portière, Starling alluma le plafonnier de la Mustang et appuya sur le bouton de déverrouillage du coffre.

Si le docteur Lecter se trouvait bien ici, et si elle parvenait à l’attraper, elle pourrait peut-être l’enfermer dans la malle arrière pieds et poings liés et le conduire jusqu’à la prison du comté. Elle avait quatre paires de menottes et assez de corde pour le ligoter fermement. Elle préférait ne pas penser à sa force, quand il se débattrait…

Il y avait un peu de givre sur les graviers lorsqu’elle mit un pied dehors. En libérant les ressorts de son poids, elle arracha un grognement à la Mustang.

— Faut encore que tu te plaignes, vieille emmerdeuse ? lui dit-elle entre ses dents.

D’un coup, elle se rappela comment elle parlait à Hannah, la jument sur laquelle elle s’était enfuie dans la nuit pour ne pas les entendre massacrer les agneaux.

Elle ne referma pas complètement la portière, et glissa les clés dans une petite poche de son pantalon, où elles ne tinteraient pas.

A la clarté d’un quart de lune, elle arriva à avancer sans sa torche électrique tant qu’elle resta à découvert. Elle essaya le bord du chemin mais, comme le gravier y était inégal et instable, elle préféra se remettre au centre, là où les roues des voitures l’avaient tassé. Les yeux braqués en avant, la tête légèrement tournée de côté, elle avait l’impression d’avancer dans une masse sombre et molle qui lui arrivait à la taille, avec le bruit de ses bottes sur les cailloux mais sans voir le sol.

Il y eut un moment pénible, lorsque la Mustang fut hors de vue mais qu’elle sentit encore sa puissante présence dans son dos : elle ne voulait pas s’en éloigner. Et soudain elle se vit telle qu’elle était, une femme de trente-trois ans, seule, avec une carrière ruinée, et sans fusil, marchant dans une forêt obscure… Elle voyait tout d’elle, jusqu’aux rides qui commençaient à se creuser autour de ses yeux. Elle aurait tant aimé retourner à sa voiture… Le pas suivant fut moins assuré, puis elle s’arrêta. Elle s’entendait respirer.

La corneille croassa à nouveau. Une rafale secoua les branches nues au-dessus d’elle et là un cri déchira la nuit, un cri affreux, désespéré, qui s’enfla et se brisa dans une lamentation si terrible que la voix qui appelait ainsi la mort aurait pu appartenir à n’importe qui : « Uccidimi ! » Un autre hurlement.

Le premier l’avait tétanisée. Le second la poussa en avant, à grandes foulées dans les ténèbres, le revolver encore dans son holster, la torche éteinte dans une main, l’autre étendue devant elle. « Non, Mason, arrêtez ! Non, pas ça. Vite, plus vite… » Elle se rendit compte qu’elle arrivait à rester au milieu du chemin en écoutant le bruit de ses pas et en corrigeant sa trajectoire dès qu’elle sentait le gravier inégal de la bordure sous ses pieds. Elle arriva à un coude, la piste suivait maintenant une clôture faite de solides barreaux de près de deux mètres de haut.

Des sanglots apeurés, des bredouillements suppliants, le cri s’enflant à nouveau. De l’autre côté de la clôture, devant elle, elle perçut un mouvement dans les buissons, qui se transformait en trot, plus léger que celui d’un cheval, plus rapide aussi. Elle reconnut aussitôt le grognement qui s’élevait des taillis.

Les plaintes étaient plus proches maintenant, humaines de toute évidence, mais aussi déformées, avec un seul glapissement qui couvrait tout le reste pendant une seconde, et Starling comprit alors qu’il s’agissait d’un enregistrement, ou d’une voix amplifiée et réverbérée dans un micro. Des lumières apparurent entre les arbres, la forme massive de la grange. Elle pressa son visage contre les barreaux glacés de la clôture pour mieux voir. Des silhouettes obscures se hâtaient vers le bâtiment, longues et basses. Après une clairière d’une quarantaine de mètres, les grands battants de la grange étaient ouverts, derrière lesquels elle vit une barrière qui courait sous l’auvent, avec un double portail au milieu, surplombé par un miroir doré qui renvoyait l’éclat d’un projecteur en une flaque lumineuse sur le sol. Dehors, dans la pâture, un homme râblé, la tête couverte d’un chapeau, une grosse chaîne portable près de lui. Il couvrit une de ses oreilles de la main quand une nouvelle série de cris et de gémissements jaillit des haut-parleurs.

Et là, ils surgissaient du sous-bois, les cochons sauvages à la face brutale, agiles comme des loups sur leurs longues pattes, leurs soies grises hérissées sur leur poitrine hirsute.

Ils étaient parvenus à trente mètres quand Carlo courut se réfugier de l’autre côté de la barrière en refermant le portillon à double battant derrière lui. Les bêtes s’arrêtèrent en demi-cercle, dans l’expectative, leurs défenses recourbées relevant leur lèvre en un éternel rictus sardonique. Comme une ligne d’avants qui guetterait l’engagement, elles piétinaient sur place, se bousculaient, grognaient en grinçant des dents.

Bien qu’élevée à la campagne, Starling n’avait jamais vu de pareilles créatures. Il y avait une terrible beauté en elles, une grâce redoutable. Les yeux fixés sur l’entrée de la grange, les cochons se lançaient en avant, s’arrêtaient, reculaient, sans jamais tourner le dos à la barrière devant eux.

Carlo lança quelques mots par-dessus son épaule et disparut à l’intérieur.

Un véhicule gris surgit sous l’auvent, que Starling identifia sans hésitation : le van sur le parking du supermarché. Il s’arrêta près de l’enclos, à un angle. Cordell en sortit et alla ouvrir la porte latérale coulissante. Avant même qu’il ait allumé le plafonnier, Starling aperçut Mason à l’arrière, emprisonné dans son poumon artificiel, la tête relevée par des coussins, sa queue de cheval lovée sur la coque d’acier. Il allait être aux premières loges. L’entrée de la grange s’illumina.

Carlo ramassa un objet posé par terre qu’elle ne reconnut pas immédiatement. De loin, on aurait dit une paire de jambes, ou la moitié inférieure d’un corps humain. Si tel était le cas, Carlo devait être très fort, pour le soulever ainsi sans effort… Un instant, elle craignit qu’il ne s’agisse des restes du docteur Lecter. Mais non, les jambes étaient pliées d’une manière grotesque, impossible. Ce ne pouvait être celles de Lecter que s’ils lui avaient brisé les articulations, pensa-t-elle un bref, éprouvant moment. Carlo aboya un ordre vers le fond de la grange. Elle entendit un moteur démarrer, puis un chariot élévateur apparut, conduit par Piero. Le docteur Lecter était suspendu dans les airs sur la fourche, les bras en croix sur une pièce de bois, deux bouteilles de transfusion se balançant au-dessus de ses mains à chaque manœuvre du chariot. Il était assez haut pour voir les bêtes affamées dehors, pour faire face à ce qui l’attendait.

Avec l’atroce lenteur d’une procession, le chariot élévateur se dirigea vers la barrière, encadré d’un côté par Carlo et de l’autre par Johnny Mogli, armé d’un revolver. Starling remarqua l’insigne sur la chemise immaculée de ce dernier. Une étoile de shérif adjoint : ce n’était pas l’insigne des policiers locaux. Il avait les cheveux blancs, tout comme le conducteur du van lors de l’enlèvement du docteur.

La voix grave de Mason retentit dans la cabine. Il était en train de fredonner Pomp and Circumstance, la marche solennelle d’Elgar. Et de glousser.

Habitués au bruit, les cochons n’étaient pas intimidés par l’avancée de la machine. Au contraire, ils semblaient s’en réjouir.

Le chariot s’immobilisa devant l’enclos. Mason adressa quelques phrases au docteur Lecter, qu’elle ne put saisir de sa place. Le docteur ne bougea pas la tête, ne manifesta d’aucune manière qu’il avait entendu. Il surplombait même Piero juché aux commandes. Est-ce qu’il porta son regard dans la direction de Starling ? Elle n’aurait pu le dire, car elle s’élançait déjà le long de la clôture, contournait la grange et trouvait la porte par laquelle le van était entré.

A cet instant, Carlo jeta le pantalon « farci » dans l’enclos. D’un bloc, épaule contre épaule, les porcs se lancèrent en avant. Ils déchiraient, tiraient, arrachaient, grognaient. Les carcasses de poulets explosaient sous leurs dents, les entrailles volant en tout sens tandis qu’ils secouaient la tête en dévorant. On ne voyait plus qu’une mer d’échines mouvantes.

Carlo ne leur avait donné là qu’une petite mise en bouche : trois volailles et quelques légumes d’accompagnement.

Quand le pantalon ne fut plus qu’un haillon informe, les cochons levèrent leur groin baveux et leurs petits yeux avides vers la barrière.

Piero abaissa la fourche à quelques centimètres du sol. Le battant supérieur du portillon allait protéger les organes vitaux du docteur Lecter, pour l’instant. Pendant que Carlo lui retirait ses chaussures et ses chaussettes, la voix de Mason s’éleva de son poste d’observation

— « Crouinc, crouinc, chantait le petit cochon en rentrant chez lui… »

Starling arrivait dans leur dos. Ils étaient tous tournés vers l’enclos, face aux porcs. Après avoir traversé la sellerie, elle se glissa au centre de l’auvent.

— Bon, vous ne le laissez pas trop saigner, surtout, rappela Cordell, qui était monté près de Mason pour lui essuyer son monocle avec une compresse. Dès que je vous fais signe, vous serrez les garrots.

— Vous avez quelque chose à dire, docteur Lecter ?

Comme en réponse, la détonation du 45 se répercuta contre le toit de la grange et Starling cria :

— Mains en l’air, plus un geste. Coupez ce moteur !

Piero paraissait ne pas avoir compris.

Fermate il motore, traduisit Lecter obligeamment.

On n’entendit plus que les couinements impatients des bêtes.

Starling avait repéré au moins une arme, celle de l’homme aux cheveux blancs et à l’étoile de shérif. Un holster à dégainage rapide. « Avant tout, les faire se coucher mains sur la nuque… »

Cordell s’était jeté derrière le volant et la fourgonnette démarrait malgré les hurlements de protestation de Mason Verger. Starling pivota pour suivre le véhicule dans sa ligne de mire, mais elle perçut aussi le mouvement de l’homme aux cheveux blancs qui sortait déjà son revolver pour la tuer tout en criant : « Police ! » Elle l’abattit de deux balles à la poitrine, en rafale.

Son 357 cracha deux éclairs de feu au sol. Il tituba en avant, tomba sur les genoux, les yeux fixés sur son étoile transformée en tulipe écarlate par le gros projectile qui l’avait traversée avant d’entrer dans son cœur en biais.

Mogli s’écroula en arrière et resta immobile.

Tommaso, qui avait entendu les coups de feu dans la sellerie, attrapa le fusil à air comprimé et grimpa au grenier, où il rampa dans la paille jusqu’à l’extrémité qui ouvrait sur la grange.

— Au suivant, lança Starling d’une voix qu’elle ne se connaissait pas.

Elle devait agir vite, pendant qu’ils étaient encore sous le choc de la mort de Mogli.

— Par terre, vous deux, la tête tournée vers le mur! J’ai dit à terre, la tête par là. Par là !

Girate dall’altra parte, expliqua le docteur Lecter de sa place.

Carlo releva les yeux vers Starling, comprit qu’elle le tuerait sans hésitation et s’étendit au sol sans broncher. Elle les menotta rapidement d’une seule main, tête-bêche, le poignet de Carlo attaché à la cheville de Piero et vice versa, sans cesser d’enfoncer le canon de son arme derrière l’oreille de l’un ou de l’autre.

Puis elle sortit le couteau de sa botte et s’approcha du chariot.

— Bonsoir, Clarice, fit-il, quand elle fut devant lui.

— Vous pouvez marcher ? Vos jambes sont en état ?

— Oui.

— Vous arrivez à voir ?

— Oui.

— Bon, je vais vous détacher mais, docteur, avec tout le respect que je vous dois, si vous essayez de me baiser, je vous bousille sur place, à la seconde. Vous comprenez ça ?

— Parfaitement.

— Conduisez-vous bien et vous allez vous sortir de là.

— Voilà qui est parler en vraie protestante.

Elle avait déjà attaqué les liens. Son couteau était bien aiguisé. Elle constata que le côté cranté était plus efficace sur la corde neuve, glissante.

Son bras droit était libre.

— Je peux terminer, si vous me le prêtez…

Elle hésita, recula un peu avant de lui confier la courte dague.

— Ma voiture est à une centaine de mètres sur le chemin de service.

Elle devait les surveiller sans cesse, lui et les deux hommes couchés au sol.

Il avait libéré une de ses jambes et s’occupait de l’autre, obligé de couper boucle après boucle. Le coin où Carlo et Piero étaient couchés sur le ventre n’était pas dans son champ de vision.

— Quand vous serez détaché, n’essayez pas de vous enfuir, vous n’arriveriez même pas à la porte. Je vais vous donner deux paires de menottes. Il y a deux gars allongés derrière vous. Faites-les ramper jusqu’au chariot et attachez-les dessus, qu’ils ne puissent pas donner l’alerte. Ensuite, vous vous passez les autres.

— Deux ? Attention, ils sont trois !

Il n’avait pas terminé que le dard jaillit du fusil de Tommaso, un éclair d’argent dans la lumière des projecteurs qui alla se planter au milieu du dos de Starling. Elle se retourna, mais elle chancelait déjà, sa vue se troublait tandis qu’elle cherchait à localiser une cible. Elle distingua le reflet du canon au bord du grenier et tira, tira, tira, tira. Dans les volutes bleues de la poudre brûlée, Tommaso roulait précipitamment en arrière, frappé d’éclats de bois. Elle fit feu encore une fois, le regard brouillé, sa main tâtonnant sur sa hanche à la recherche d’un nouveau chargeur alors que ses genoux se dérobaient sous elle.

Le vacarme semblait avoir excité encore plus les porcs, et le spectacle des hommes à terre, dans une position si tentante. Ils couinaient, grognaient, se pressaient contre la barrière.

Starling tomba tête en avant, son revolver vide vola loin d’elle, gâchette armée. Après avoir prudemment levé la tête pour inspecter la scène, Carlo et Piero s’agitèrent sur le sol et se mirent à ramper ensemble, avec la maladresse d’une chauve-souris à terre, en direction du cadavre de Mogli, de son pistolet et de ses clés de menottes. Ils entendirent le bruit que fit Tommaso en rechargeant son fusil dans le grenier. Il lui restait une dose. Il se leva, revint au bord de la plateforme et chercha de sa mire le docteur Lecter, de l’autre côté du chariot.

Il se déplaçait maintenant sur son perchoir. Quand il trouverait son angle, il serait impossible de se protéger.

Hannibal Lecter prit Starling dans ses bras et recula rapidement vers le portillon en s’efforçant de garder le chariot élévateur entre Tommaso et lui, Tommaso qui se déplaçait avec précaution au bord du vide, prenant garde de ne pas tomber. Le Sarde tira. Il avait visé le docteur à la poitrine, mais le projectile frappa Starling au tibia, contre l’os. Lecter poussa les loquets du portillon.

Piero s’acharnait sur le trousseau de clés de Mogli et Carlo tendait les doigts vers son revolver quand les cochons s’abattirent sur ce repas tout prêt qui s’agitait au sol. Carlo parvint à se servir du 357, une seule balle qui atteignit une des bêtes, mais les autres passèrent sur son corps pour attaquer les deux hommes et le cadavre de Mogli. D’autres encore continuèrent leur route et disparurent dans la nuit.

Le docteur Lecter, qui serrait toujours Starling contre lui, s’était rangé derrière les battants pour laisser passer la charge.

Du grenier, Tommaso aperçut le visage de son frère dans la mêlée. Une seconde après, ce n’était plus qu’une masse sanguinolente. Il laissa tomber son fusil dans la paille.

Droit comme un danseur, la jeune femme dans ses bras, le docteur Lecter quitta son abri et traversa la grange pieds nus, au milieu des porcs. Il fendait la mer d’échines empressées, d’où le sang jaillissait en embruns.

Deux des animaux les plus puissants, dont la truie pleine, s’immobilisèrent à son passage, tête baissée, prêts à charger. Mais il ne prenait pas la fuite, les cochons ne sentaient pas l’odeur de la peur, donc ils retournèrent à leurs proies faciles.

Sans voir de renforts arriver de la maison, le docteur Lecter s’enfonça sous les arbres du chemin de service. Là, il s’arrêta pour retirer les deux aiguilles et sucer les plaies de Starling. Le deuxième dard s’était tordu contre l’os du tibia.

Des porcs passèrent en trombe dans les taillis, tout près.

Il retira les bottes de la jeune femme, les enfila. Elles étaient un peu serrées pour lui. Il laissa le 45 attaché à sa cheville : en portant Starling dans ses bras, il pouvait s’en saisir à tout moment.

Dix minutes plus tard, le vigile de service au poste de garde fut interrompu dans la lecture de son journal par un bruit lointain mais assourdissant, comme un avion de chasse entamant une attaque en piqué. C’était le moteur cinq litres de la Mustang, lancé à 5800 tours-minute sur la rampe d’accès à l’autoroute.

87

Mason Verger pleurnicha pour qu’on le ramène dans sa chambre, avec des larmes de rage comme au temps où les garçons et les filles les plus jeunes du camp arrivaient à lui résister et à lui décocher quelques coups vicieux avant qu’il ne puisse les écraser sous son poids.

Margot et Cordell le hissèrent dans l’ascenseur puis le réinstallèrent sur son lit et le reconnectèrent à ses sources de vie artificielle.

Elle n’avait jamais vu son frère dans un tel état de colère. Les vaisseaux sanguins se tordaient sur sa figure osseuse.

— Je ferais mieux de lui donner quelque chose, dit Cordell quand ils se retrouvèrent tous les deux dans la salle de jeux.

— Non, pas tout de suite. Qu’il réfléchisse un peu à tout ça. Filez-moi les clés de votre Honda.

— Pour quoi faire ?

— Il faut bien que quelqu’un aille voir s’ils ne sont pas tous morts, là-bas. Vous voulez vous en charger ?

— Non, mais…

— Avec votre voiture, je peux entrer directement dans la sellerie. Le van ne passera pas par la porte, lui. Allez, les clés, merde !

En bas, dans l’allée, elle vit Tommaso qui arrivait à travers la pelouse. Il courait péniblement tout en regardant derrière lui. « Vite, Margot ! » Elle consulta sa montre : huit heures vingt. « A minuit, la relève de Cordell arrive. Il reste assez de temps pour faire venir l’équipe de Washington en hélico, qu’ils fassent un peu de nettoyage… » Elle partit à la rencontre de Tommaso, en voiture sur l’herbe.

— J’essayais de les relever et un cochon m’a attaqué. Lui… — il prit la posture du docteur Lecter portant Starling dans ses bras — … et la femme. Ils partent dans la voiture qui fait beaucoup le bruit. Elle a due… — il leva deux doigts en l’air — due freccette — il montra son dos, puis sa jambe -, freccette, dardi… Plantés dans elle. Bang, bang. Due freccette.

Il fit mine de viser avec un fusil imaginaire.

— Des aiguilles ?

— Des aiguilles, oui. Peut-être trop de narcotico. Peut-être elle morte.

— Montez, répliqua Margot. On va aller voir ça.


Elle entra par la porte à double battant par laquelle Starling s’était faufilée plus tôt. Grognements, couinements, échines hirsutes qui moutonnaient… Elle avança en klaxonnant et parvint à faire suffisamment reculer les bêtes pour apercevoir les restes des trois hommes, méconnaissables.

Elle gagna la sellerie en voiture. Ils refermèrent les portes derrière eux.

Tommaso était le seul être encore en vie à l’avoir vue dans la grange, constata-t-elle. Sans compter Cordell, évidemment.

L’idée l’avait peut-être traversé, lui aussi, car il se tenait à prudente distance, sans la quitter de ses yeux aux aguets. Il y avait des traces de larmes séchées sur ses joues.

« Vite, Margot. Pas question de te laisser emmerder par le reste des Sardes. Ils savent que c’est toi qui tiens le fric, là-bas. Ils n’hésiteront pas une seconde à te faire chanter. »

Le regard de Tommaso suivit la main qu’elle plongea dans sa poche.

Elle en retira son téléphone portable. Un numéro en Sardaigne, le banquier de la Steuben, chez lui, à deux heures et demie du matin là-bas. Après lui avoir brièvement parlé, elle le passa à Tommaso qui écouta, hocha la tête à deux reprises, et lui rendit l’appareil. La récompense lui appartenait, désormais. Il grimpa en hâte au grenier, attrapa son sac de voyage ainsi que le chapeau et le manteau du docteur Lecter.

Pendant qu’il était en haut, Margot saisit l’aiguillon, vérifia qu’il était en état de marche et le glissa dans une de ses manches. Elle prit le marteau de maréchal-ferrant, également.

88

Au volant de la Honda de Cordell, Tommaso déposa Margot à la maison. Il devait laisser le véhicule au parking longue durée de l’aéroport international. Margot lui promit d’enterrer de son mieux ce qui restait de son frère et de Carlo.

Avant de partir, il se sentait obligé de lui dire quelque chose. Il rassembla ses idées, et toutes ses ressources dans une langue qu’il maîtrisait mal

Signorina, les cochons… Il faut que vous sachiez. Ils ont aidé le dottore, eux. Ils reculaient devant lui, ils le laissaient tranquille. Ils tuaient mon frère, ils tuaient Carlo, mais lui, ils le craignaient. Je crois qu’ils le… vénèrent. — Il se signa. — Vous ne devriez pas continuer à le poursuivre, Lecter.

Et c’est ce qu’il allait raconter jusqu’à la fin de sa longue existence, Tommaso. Septuagénaire, il décrirait encore le docteur Lecter, la femme dans les bras, sortant de la grange escorté de cochons sauvages.

Lorsque la voiture disparut sur le chemin de service, Margot resta immobile de longues minutes, les yeux levés sur les fenêtres éclairées de Mason. Elle distinguait l’ombre de Cordell qui bougeait sur les murs pendant qu’il s’affairait auprès du malade, rebranchait les moniteurs qui surveillaient sa respiration et son pouls.

Elle glissa le manche du marteau dans sa ceinture en prenant soin que la tête soit dissimulée par les plis de sa veste.

Cordell quittait la chambre les bras chargés de coussins quand elle sortit de l’ascenseur.

— Préparez-lui un martini, Cordell.

— Je ne sais pas si…

Moi, je sais. Faites ce que je dis.

Il déposa les coussins sur la causeuse avant de s’accroupir devant le réfrigérateur.

— Il y a un jus de fruit quelconque, par là ? demanda-telle en s’approchant de lui.

Elle le frappa à la nuque, fort, et entendit un son bref, comme celui d’un bouchon qui saute. Sa tête alla cogner contre le bord du frigo, sur lequel elle rebondit. Il tomba en arrière, le corps cassé en deux, ses yeux ouverts levés au plafond. Une pupille se dilatait, l’autre pas. Elle lui tourna le visage de côté sur le sol, leva à nouveau son marteau et enfonça sa tempe d’au moins deux centimètres. Un sang épais jaillit de ses oreilles.

Elle n’éprouvait aucune émotion particulière.

Au bruit de la porte qui s’ouvrait, Mason tressaillit. Il s’était assoupi un moment dans la chambre faiblement éclairée. Sous son rocher, la murène était endormie.

La large silhouette de Margot se profila sur le seuil. Elle referma derrière elle.

— Salut, Mason.

— Qui est-ce qui s’est passé, là-bas ? Pourquoi tu as mis tout ce temps, bordel ?

— Ils sont tous morts, « là-bas ».

Elle s’approcha du lit, détacha le cordon du poste de téléphone et le jeta par terre.

— Piero, Carlo, Johnny Mogli, finis. Le docteur Lecter s’en est tiré et il a emporté la Starling avec lui.

Les dents écumantes, Mason Verger jura. Elle poursuivit, imperturbable :

— J’ai renvoyé Tommaso dans son pays, avec l’argent.

— Tu as quoi ? Salope! Écoute-moi bien, abrutie que tu es : on va remettre tout ça en ordre et recommencer. On a encore le week-end. Pas besoin de s’inquiéter pour ce que Starling a pu voir : si Lecter l’a avec lui, elle est foutue, de toute façon.

— Elle ne m’a pas vue, moi, fit Margot avec un haussement d’épaules.

— Appelle Washington et dis à quatre de ces connards de rappliquer illico. Envoie-leur l’hélico. Montre-leur la pelleteuse et fais-leur… Cordell ! Ramenez-vous ici !

Mason sifflait déjà dans sa flûte de pan, mais Margot repoussa la télécommande et se pencha sur lui, son visage tout près du sien.

— Cordell ne viendra pas, Mason. Il est mort.

— Hein ? Comment?

— Je viens de le tuer, là, dans la salle de jeux. Et maintenant, tu vas me donner ce que tu me dois, Mason.

Elle releva les barres antichute de chaque côté de son lit, écarta la lourde queue de cheval pour arracher le drap. Ses petites jambes n’étaient pas plus épaisses que des rouleaux à pâtisserie. Sa main, la seule extrémité qu’il arrivait à mouvoir, s’agita en direction du téléphone. Le poumon artificiel poursuivait, sur son rythme immuable.

Margot tira un préservatif non spermicide de sa poche et le lui montra en le tenant entre deux doigts. Puis elle retira l’aiguillon de sa manche.

— Tu te rappelles, Mason, comment tu crachais sur ta queue pour que ça glisse mieux ? Tu crois que tu pourrais en trouver un peu, de salive ? Non ? Moi, je peux essayer…

Quand il eut assez d’oxygène en lui, il éructa, une succession de braiements plaintifs. En moins d’une demi-minute, cependant, l’opération était terminée. Avec succès.

— T’es morte, Margot.

Cela sonnait plus comme « Nargot ».

— Oh, nous le sommes tous, mon cher. Tu ne le savais pas ? Mais ceux-là, en tout cas, ils sont bien vivants.

Elle glissa sous sa chemise l’étui encore chaud, noué au bout.

— Ils gigotent, même. Je vais te montrer comment. Je vais te montrer comment ils gigotent. Démonstration immédiate.

Elle attrapa la paire de gants de poissonnier posée près de l’aquarium.

— Je pourrais adopter Judy, râla Mason. Elle deviendrait mon héritière, on partagerait…

— On pourrait, oui.

Elle sortit une carpe du réservoir à poissons, puis alla chercher une chaise dans l’entrée et monta dessus pour retirer le couvercle de l’énorme aquarium.

— Mais on ne le fera pas.

Et elle plongea ses deux longs bras dans l’eau. Retenant la carpe par la queue devant l’entrée de la grotte, elle attendit que la murène surgisse pour la saisir à l’arrière de la tête d’une poigne implacable, la ramena à la surface, la souleva en l’air. Le monstre se débattait, ondulait de tout son corps, aussi long que celui de Margot, sa robe festive jetant des éclairs dans la pièce. Elle dut l’agripper des deux mains pour la retenir tant bien que mal entre ses gants épais, dont les pointes en caoutchouc se plantaient dans la peau irisée.

Elle redescendit lentement de la chaise, approcha de Mason avec la bête tressautante, à la tête en forme de coupe-boulons, dont les dents cliquetaient comme un télégraphe, ces crocs incurvés auxquels aucune créature marine n’avait pu échapper. Elle la jeta sur la coque du poumon, où elle atterrit avec un flop sonore et, tout en la retenant dans son poing, elle enroula autour d’elle la queue de cheval de son frère, en de multiples torsades.

— Gigote, Mason, gigote, maintenant.

De son autre main, elle saisit la mâchoire de Mason pour le forcer à l’ouvrir, pesant de son poids sur le menton, encore et encore, tandis qu’il résistait de toutes ses faibles forces. Avec un son qui était à moitié un glapissement, à moitié un craquement, sa bouche finit par céder.

— Tu aurais dû accepter le chocolat, Mason.

Et elle enfourna la gueule de la murène entre les dents de son frère, la murène qui saisit la langue entre ses crocs coupants et s’y accrocha comme s’il s’agissait d’un poisson, sans céder un pouce, sans relâcher sa prise, entraînant dans ses soubresauts la chevelure de Mason entortillée à son corps. Le sang fusa de ses narines, l’étouffant, le noyant.

Margot les laissa ensemble, Mason et la bête, alors que, restée seule dans l’aquarium, la carpe nageait en cercle.

Elle reprit son calme sur la chaise de Cordell, les yeux fixés sur les moniteurs jusqu’à ce que Mason ne soit plus qu’une ligne plate, continue.

La murène bougeait encore lorsqu’elle retourna dans la chambre. Le poumon artificiel pulsait l’air dans ses branchies pendant qu’elle pompait l’écume sanglante sortie des bronches de Mason.

Margot plongea l’aiguillon dans l’aquarium pour le rincer avant de le mettre dans sa poche. Ensuite, elle sortit d’un sac en plastique le bout de scalp et la mèche de cheveux qu’elle avait arrachés au docteur Lecter, passa l’épiderme encore gorgé de sang sous les ongles de Mason, ce qui n’avait rien d’évident avec les secousses que la murène continuait à donner, et enroula la mèche autour de ses doigts.

Sa dernière touche consista à glisser un cheveu dans l’un des gants de poissonnier.

Elle traversa la salle de jeux sans accorder un regard au cadavre de Cordell et partit rejoindre Judy à la maison, son trophée blotti là où il resterait bien au chaud.

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