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Quand Roumata dépassa la septième et dernière tombe sur la route, celle de saint Mika, il faisait déjà fort sombre. Le cheval khamakharien tant vanté, gagné au jeu sur don Taméo, était une vraie rosse. Couvert de sueur, éclopé, il avançait d’un trot détestable, tout en zigzags. Roumata lui pressait les flancs du genou, le cinglait à coups de gants entre les oreilles, mais la bête ne faisait que remuer tristement la tête sans aller plus vite. De chaque côté de la route, s’étendaient des buissons qui ressemblaient dans l’obscurité à des volutes de fumée immobiles. Le bourdonnement des moustiques était intolérable. De rares étoiles scintillaient faiblement dans le ciel brouillé. Comme toujours en automne, dans cette contrée maritime aux journées étouffantes, poussiéreuses et aux soirées glaciales, un petit vent, chaud et froid en même temps, soufflait par intermittence.

Roumata s’enveloppa dans sa cape et laissa flotter les rênes. Inutile de se presser. Il restait une heure avant qu’il soit minuit et la forêt du Hoquet profilait déjà à l’horizon sa lisière noire et dentelée. Le long de la route, des champs labourés s’allongeaient ; des marais, miroitant sous les étoiles, exhalaient une odeur de rouille putride ; les tumulus et les palissades en ruine de l’époque de l’Invasion formaient des masses sombres. Au loin, sur la gauche, de lugubres lueurs d’incendie s’allumaient et s’éteignaient : probablement un village en train de brûler, l’un de ces innombrables Mangemort, Pendard ou Tirelaine, qu’une ordonnance impériale avait rebaptisés du nom de Bienvenu, Grâces ou Angélique. Sur des centaines de miles, des rives du Détroit à la saïva de la forêt du Hoquet, s’étirait ce pays, couvert de nuées de moustiques, déchiré de ravins, inondé de marais, accablé de fièvres, de pestes et de rhumes nauséabonds.

À un détour du chemin, une silhouette sombre se détacha des buissons. Le cheval fit un écart, la tête dressée. Roumata saisit les rênes, releva les dentelles de sa manche droite et mit la main à l’épée, l’œil aux aguets. L’homme au bord de la route ôta son chapeau.

« Bonsoir, noble seigneur, dit-il à voix basse. Je vous demande pardon.

— Qu’y a-t-il ? » s’informa Roumata, l’oreille tendue.

Il n’y avait pas d’embuscades silencieuses. Le grincement de l’arc bandé trahissait les brigands ; la mauvaise bière provoquait des rots incoercibles chez les Gris des Sections d’Assaut ; les soldats des barons avaient le souffle lourd et faisaient tinter leurs armes. Quant aux moines, chasseurs d’esclaves, ils se grattaient bruyamment. Or dans les buissons, c’était le silence. L’homme ne devait pas être un guetteur. D’ailleurs, il n’en avait pas l’air : petit, trapu, vêtu d’une modeste cape, son aspect était celui d’un bourgeois.

« Me permettrez-vous de courir à vos côtés ? demanda-t-il en s’inclinant.

— Bien sûr », dit Roumata, tirant sur la bride. « Tu peux te tenir à l’étrier. »

L’homme se mit à côté de lui. Il tenait son chapeau à la main. Le haut de son crâne, bien dégarni, luisait. Un négociant, se dit Roumata. Qui achète du lin ou du chanvre à des barons, à des grossistes. Négociant bien hardi d’ailleurs… À moins qu’il n’en soit pas un. Un lettré peut-être ? Un fuyard ? Un réprouvé ? Ils étaient plus nombreux que les marchands à courir les routes, la nuit. Ce pouvait être un espion aussi.

« Qui es-tu et d’où viens-tu ? demanda Roumata.

— Je m’appelle Kihoun, répondit l’homme tristement. Je viens d’Arkanar.

— Tu fuis Arkanar ? » demanda Roumata, se penchant vers lui.

« Oui », acquiesça sombrement le voyageur.

Drôle de personnage, pensa Roumata. Et si c’était un espion tout de même ? Il faudrait vérifier… Pourquoi, après tout ? Qui en a besoin ? Qui suis-je pour le faire ? Et puis je n’en ai pas envie ! Pourquoi ne le croirais-je pas, au fond ? Voilà un homme, un lettré à n’en pas douter, qui cherche son salut dans la fuite. Il est seul, il a peur, il cherche de l’aide. Il rencontre un gentilhomme. Les aristocrates, par orgueil et par bêtise, ne se mêlent pas de politique, mais leurs épées sont longues et ils n’aiment pas les Gris. Pourquoi Kihoun le Bourgeois ne trouverait-il pas une aide désintéressée chez un noble stupide et hautain ? Je ne le mettrai pas à l’épreuve. Je n’ai aucune raison de le faire. Nous passerons le temps en bavardant et nous nous quitterons bons amis…

« Kihoun… Je connaissais un Kihoun. Un apothicaire alchimiste qui habitait rue du Fer-Blanc. C’est un parent ?

— Hélas oui, dit l’autre. Un parent éloigné, il est vrai, mais ça leur est bien égal… jusqu’à la douzième génération.

— Et où t’enfuis-tu, Kihoun ?

— N’importe où… Le plus loin possible. Beaucoup s’en vont à Iroukan. Moi aussi, je vais essayer.

— Je vois. Et tu t’imagines que le noble seigneur t’aidera à franchir le poste de garde ? »

Kihoun ne répondit pas.

« Tu crois peut-être que le noble seigneur ignore qui est l’alchimiste de la rue du Fer-Blanc ? »

Kihoun se taisait. Je n’ai pas trouvé les mots qu’il fallait, pensa Roumata. Il se dressa sur ses étriers et cria, imitant les hérauts de la place Royale :

« Accusé et déclaré coupable de crimes abominables et impardonnables contre Dieu, la couronne et l’ordre ! »

Kihoun restait muet.

« Et si le noble seigneur était un fanatique de don Reba ? S’il était dévoué corps et âme à la cause et à la doctrine des Gris ? Crois-tu que c’est impossible ? »

Kihoun n’ouvrait pas la bouche. À droite de la route, les lignes brisées d’une potence se détachèrent dans l’obscurité. On distinguait la forme blanchâtre d’un corps nu accroché par les pieds. Hum, aucun effet, remarqua Roumata. Il tira sur les rênes, attrapa Kihoun par les épaules et le fit pivoter vers lui.

« Et si le noble seigneur te pendait tout de suite, à côté de ce vagabond ? » demanda-t-il, scrutant le visage blême où les yeux faisaient des trous d’ombre. « Lui-même. Vite et bien. Avec de la bonne corde d’Arkanar. Au nom des grands principes. Pourquoi ne dis-tu rien, Kihoun le grand clerc ? »

L’homme gardait le silence. Il claquait des dents et se contorsionnait faiblement sous la main de Roumata, comme un lézard qu’on écrase. Tout à coup, quelque chose tomba avec un clapotis dans le fossé, et tout de suite, comme pour couvrir le bruit, Kihoun cria avec acharnement :

« Eh bien, vas-y, pends-moi ! Pends-moi, traître ! »

Roumata inspira profondément et relâcha Kihoun.

« Je plaisantais, dit-il. N’aie pas peur.

— Mensonges, mensonges…, bredouillait Kihoun avec des sanglots dans la voix. Partout des mensonges !

— Bon, ne te mets pas en colère. Tu ferais mieux de ramasser ce que tu as jeté. Ça va se mouiller. »

Kihoun se dandina sur place, puis tapota sans raison sa cape et descendit dans le fossé. Roumata attendait, las, courbé sur sa selle. C’est toujours comme ça, se dit-il, on ne peut pas faire autrement… Kihoun sortit du fossé en cachant son paquet.

« Des livres, bien sûr », dit Roumata.

Kihoun secoua la tête.

« Non. » Sa voix était enrouée. « Un livre. Mon livre.

— Qu’écris-tu ?

— Je crains que cela ne vous intéresse guère, noble seigneur. »

Roumata soupira.

« Attrape l’étrier. Partons. »

Ils restèrent longtemps sans rien dire.

« Écoute, Kihoun, dit Roumata. Je plaisantais. Tu ne dois pas avoir peur de moi.

— Qu’il est beau le monde, qu’il est gai ! Tous les gens plaisantent. Et tous de la même façon. Même le noble Roumata. »

Roumata fut étonné.

« Tu connais mon nom ?

— Oui, dit Kihoun. Je vous ai reconnu à votre cercle sur le front. J’étais tellement heureux de vous trouver sur ma route… »

Voilà à quoi il pensait quand il m’a crié que j’étais un traître, pensa Roumata. Il dit à voix haute :

« Je te prenais pour un espion. Je tue toujours les espions.

— Un espion… répéta Kihoun. Oui, bien sûr. À notre époque, c’est tellement facile et tellement nourrissant d’être un espion. Notre grand et noble don Reba tient à savoir ce que disent et pensent les sujets du roi. J’aimerais bien être un espion. Un simple indicateur au cabaret de la Joie du Gris. C’est tellement bien, c’est tellement honorable ! À six heures du soir, j’entre dans la taverne et gagne ma place habituelle. Le patron accourt avec ma première chope de bière. Je peux boire jusqu’à plus soif, c’est don Reba qui paie, ou plutôt, personne ne paie. Je sirote ma bière tout en écoutant. Par moments, je fais semblant de noter les conversations, et les clients, pris de peur, viennent m’offrir leur amitié et leur bourse. Je ne vois dans leurs yeux que ce que j’ai envie de voir : une fidélité canine, une peur respectueuse ou une haine impuissante qui m’enchantent. Je peux impunément lutiner les filles, peloter les femmes sous les yeux de leurs maris, des costauds qui se bornent à de petits rires complaisants… Quel magnifique raisonnement, n’est-ce pas, noble seigneur ? Je l’ai entendu dans la bouche d’un gamin de quinze ans, élève à l’École Patriotique…

— Et que lui as-tu dit ? demanda Roumata avec curiosité.

— Que pouvais-je lui dire ? Il n’aurait pas compris. Je lui ai raconté que les hommes de Vaga la Roue, quand ils attrapent un indicateur, lui ouvrent le ventre et lui farcissent les entrailles de poivre… Que les soldats, pris de vin, fourrent les mouchards dans un sac et les noient dans les latrines. C’est la pure vérité, mais il ne m’a pas cru. Il m’a dit que ça n’était pas au programme de leur école. Alors, j’ai sorti un bout de papier et j’ai noté notre entretien. J’en avais besoin pour mon livre. Lui, le pauvre, a cru que c’était pour le dénoncer, de peur : il a fait dans ses chausses… »

Les lumières de l’auberge de Bako le Squelette brillèrent à travers les buissons. Kihoun trébucha et se tut.

« Que se passe-t-il ? demanda Roumata.

— Il y a une patrouille de Gris là-bas, dit Kihoun à mi-voix.

— Et alors ? Écoute un autre raisonnement, honorable Kihoun. Nous aimons et nous estimons ces braves garçons simples et brutaux, nos bonnes bêtes de combat. Nous avons besoin d’eux. Dorénavant, le peuple devra tenir sa langue, s’il ne veut pas la voir à une potence ! » Il éclata de rire, parce que cela était magnifiquement dit, dans les meilleures traditions des casernes de Gris.

Kihoun se recroquevilla et rentra la tête dans les épaules.

« La langue des petites gens doit rester à sa place. Si Dieu a donné une langue au peuple, ce n’est pas pour discourir mais pour lécher les bottes de son maître, lequel maître lui est échu de tout temps… »

Devant l’auberge, les chevaux sellés de la patrouille de Gris piétinaient près de leur poteau d’attache. Par la fenêtre ouverte s’échappaient de frénétiques jurons émis par des voix de rogomme. Les dés à jouer claquaient. À la porte, barrant le passage de sa panse monstrueuse, se tenait Bako le Squelette, vêtu d’une blouse de cuir déchirée aux manches retroussées. Ses pattes velues tenaient une cognée. Il venait de couper du chien pour le ragoût du jour et, encore suant de l’effort, était sorti pour reprendre haleine. Un Gris à l’air abattu était assis sur les marches, sa hache d’armes entre les genoux. Le manche de l’arme lui tirait la joue de côté, il avait un air mélancolique d’après-boire. Apercevant le cavalier, il fit provision de salive et brailla d’une voix mouillée :

« Ha-alte ! Hé ! toi, là-bas, le no-oble ! »

Roumata, le menton levé, poursuivit sa route, sans le regarder.

« … Et si la langue du vilain ne lèche pas la bonne botte, dit-il très haut, qu’elle soit arrachée, car il est dit : Ta langue est mon ennemie… »

Kihoun, caché derrière la croupe du cheval, avançait à grands pas. Du coin de l’œil, Roumata vit son crâne chauve, luisant de sueur.

« Halte qu’on te dit ! » rugit le Gris.

On l’entendit dégringoler les marches dans un fracas de hache et maudire pêle-mêle Dieu, le diable et les salauds de nobles.

Ils sont à peu près cinq, se dit Roumata en relevant ses manchettes. Des bouchers pris de vin. Une bagatelle.

Ils dépassèrent l’auberge et se dirigèrent vers la forêt.

« Je pourrais aller plus vite s’il le fallait », dit Kihoun d’une voix dont la fermeté était peu naturelle.

« Une bagatelle ! s’exclama Roumata en arrêtant son cheval. Ce serait ennuyeux d’avoir fait tant de miles sans s’être battu une seule fois ! Tu n’as vraiment jamais envie de te battre, Kihoun ? Des mots, toujours des mots…

— Non, dit Kihoun, je n’ai jamais envie de me battre.

— C’est ça le malheur », dit Roumata entre ses dents, tandis qu’il faisait tourner sa monture, puis enfilait ses gants sans se presser.

Du virage, deux cavaliers surgirent qui, l’apercevant, s’arrêtèrent brusquement.

« Hé ! là-bas, noble seigneur, cria l’un d’eux. Allez, montre-nous ton laissez-passer !

— Marauds ! cracha Roumata d’une voix glacée. Vous ne savez pas lire, qu’en feriez-vous ? »

Il pressa son cheval du genou et s’avança au trot à la rencontre des Gris. Ils ont peur, se dit-il. Ils hésitent… Si je pouvais au moins leur coller une paire de gifles ! Mais non… Rien à faire. Et j’ai une telle envie de décharger la haine accumulée en un jour… Mais nous conserverons de bons sentiments, pardonnant à tous, nous serons calmes comme des dieux. Les dieux ne sont jamais pressés, ils ont l’éternité devant eux…

Il s’approcha très près. Les hommes levèrent leurs haches d’un geste indécis et reculèrent.

« Eh bien ? dit Roumata.

— Mais alors… bredouilla le premier d’un ton gêné. Et alors, mais c’est don Roumata. »

Son compagnon fit faire demi-tour à son cheval et s’enfuit au galop. L’autre reculait toujours, la hache baissée.

« On s’excuse, noble seigneur, dit-il avec volubilité. On s’est trompés. Une petite erreur. Une affaire d’État. C’est toujours possible les petites erreurs dans ces cas-là. Les gars avaient un peu bu. Ils ont fait du zèle… » Il s’écartait peu à peu. « Vous comprenez, les temps sont durs… Nous faisons la chasse aux lettrés en fuite. Ce serait mauvais pour nous si vous alliez vous plaindre, noble seigneur… »

Roumata lui tourna le dos.

« Je souhaite bonne route au noble seigneur ! » fit l’autre avec soulagement.

Quand il fut parti, Roumata appela à voix basse :

« Kihoun ! »

Personne ne répondit.

« Hé, Kihoun ! »

Pas de réponse. Tendant l’oreille, Roumata perçut à travers le zonzon des moustiques un bruit de feuilles froissées. Kihoun s’enfuyait à travers champs, vers l’ouest, du côté de la frontière iroukanienne, à une vingtaine de miles de là. Et voilà, se dit Roumata. C’est tout. La conversation est finie. C’est toujours la même chose. On tâte le terrain, on échange prudemment des propos à double sens… Pendant des semaines, on s’use l’âme à bavarder stupidement avec un tas de fripouilles, et quand on tombe sur quelqu’un de bien, le temps vous manque. Il faut le cacher, le sauver, l’expédier en lieu sûr, et il s’en va sans avoir compris s’il avait eu affaire à un ami ou à un dégénéré capricieux. Moi non plus je ne saurai rien de lui. Ce qu’il veut, ce qu’il peut, pour quoi il vit…

Il se rappela Arkanar, le soir. De belles maisons en pierre de taille bordent les rues principales, d’accueillantes lanternes brillent aux portes des auberges. Des boutiquiers bien nourris et béats, installés à des tables très propres, boivent de la bière en affirmant que le monde n’est pas si mal que ça : le prix du blé baisse, celui des cuirasses monte, les complots sont découverts à temps, on empale les magiciens et les clercs suspects, le roi, à son habitude, est auguste et éclairé, don Reba est extraordinairement intelligent, ayant l’œil à tout. « Qu’est-ce que les gens n’inventent pas ! La Terre est ronde ! Elle peut bien être carrée, ce n’est pas une raison pour troubler les esprits ! », « C’est l’instruction, c’est l’instruction qui est cause de tout, mes amis ! L’argent ne fait pas le bonheur, paraît-il, les vilains sont des hommes, eux aussi, et ainsi de suite, de plus en plus loin, on commence par des pamphlets et on finit par la révolte… », « Il faut tous les empaler, mes amis !… Moi, qu’est-ce que je ferais ? Je demanderais carrément : tu sais lire et écrire ? Au pal ! Tu écris des vers ? Au pal ! Tu sais compter ? Au pal ! Tu en sais trop ! », « Bina, ma poulette, encore trois bières et du civet ! ». Dans les rues, le pavé résonne sous les bottes cloutées de garçons en chemises grises, trapus, rougeauds, tenant de grosses haches sur l’épaule droite. « Frères ! Les voilà nos défenseurs ! Ceux-là ne faibliront pas ! Jamais de la vie ! Et mon gars, vous savez, mon gars… il est toujours dans le flanc droit ! Et dire qu’hier encore je lui frottais les côtes ! Non, nous ne sommes pas dans un temps de troubles, mes amis ! Fermeté du trône, prospérité, tranquillité inébranlable et justice. Hourra pour les compagnies grises ! Hourra pour don Reba ! Gloire à notre roi ! Ah ! mes frères, quelle belle vie que la nôtre !… »

Mais dans les plaines obscures du royaume d’Arkanar, qu’éclairent des lueurs d’incendies et les étincelles des torches, par ses routes et ses chemins, des centaines de malheureux, dévorés par les moustiques, les jambes en sang, couverts de sueur et de poussière, épuisés, fous de peur, désespérés, mais forts de leur unique conviction, errent en fuite, évitant les postes de garde ; ils ont été mis hors la loi parce qu’ils savent et veulent soigner, instruire leur peuple épuisé de maladies, embourbé dans l’ignorance ; parce que, pareils à des dieux, ils tirent de l’argile et de la pierre une seconde nature qui embellit la vie d’un peuple qui ne connaît pas la beauté ; parce qu’ils percent les secrets de la nature en espérant les mettre au service de leur peuple, malhabile, terrorisé par de vieilles histoires de démons… Ils sont sans défense, bons, dénués de sens pratique, ils sont très en avance sur leur siècle…

Roumata ôta son gant et en frappa à toute volée son cheval entre les oreilles.

« Avance, vieille rosse ! » dit-il en russe.

Il était minuit quand il entra dans la forêt.

Personne ne pouvait dire exactement d’où venait cet étrange nom : forêt du Hoquet. Selon les dires officiels, il y a trois cents ans, les troupes de Totz, maréchal d’Empire puis premier roi d’Arkanar, en poursuivant des hordes en retraite de Peaux-Cuivrées, s’étaient frayé un passage à travers la saïva, et au cours d’un bivouac, avaient tiré de l’écorce d’arbres blancs une sorte de bière dont l’un des effets avait été un hoquet incoercible. L’histoire disait que le maréchal Totz, inspectant un matin le campement, avait dit en fronçant son nez aristocratique : « En vérité, cela est insupportable ! Tout le bois hoquette et empeste la cervoise ! » De là serait venu ce nom insolite.

De toute façon, ce n’était pas une forêt tout à fait ordinaire. Il y poussait d’énormes arbres aux rigides troncs blancs qu’on ne trouvait nulle part ailleurs dans l’Empire, ni dans le duché d’Iroukan, ni, à plus forte raison, dans la république marchande de Soan, dont les forêts étaient depuis longtemps changées en coques de navire. On disait qu’au pays des Barbares, derrière la chaîne du Nord Rouge, il y en avait beaucoup, mais que ne disait-on pas du pays des Barbares…

La forêt était traversée par une route tracée deux siècles auparavant, qui menait à des mines d’argent et était fieffée aux barons Pampa, descendants d’un compagnon d’armes du maréchal Totz. Ce fief des Pampa coûtait au roi d’Arkanar deux quintaux d’argent pur par an. Aussi, dès qu’un nouveau souverain montait sur le trône, son premier soin était-il de lever une armée et d’attaquer le château de Baou où nichaient les barons. Ses murs étaient solides, les barons valeureux : chaque campagne revenait à presque une demi-tonne d’argent, et au retour de leur armée défaite, les rois d’Arkanar confirmaient de nouveau les barons Pampa dans leur droit, en assortissant celui-ci d’autres privilèges tels que : se curer le nez à la table royale, chasser à l’ouest d’Arkanar, appeler les princes par leur prénom sans adjonction de leurs titres et dignités.

Le bois du Hoquet était plein de sombres mystères. Le jour, des charrois de minerai enrichi encombraient la route du Sud qui, autrement, était déserte, car bien peu étaient assez hardis pour s’y aventurer à la lumière des étoiles. On disait que, la nuit, on y entendait le cri de l’oiseau Sihou, perché sur l’Arbre-Père. Cet oiseau, personne ne l’avait vu ni ne pouvait le voir, car il était magique. On disait que de grandes araignées velues sautaient des branches sur le cou des chevaux pour leur mordre les veines et se gorger de sang. On racontait aussi que la forêt était le refuge d’une énorme bête, très vieille, appelée Pekh, qui était couverte d’écailles, mettait bas tous les douze ans et traînait douze queues suintantes de venin. Certains avaient vu le sanglier Y, maudit par saint Mika, traverser en plein jour la route, nu et murmurant des plaintes. C’était un animal effroyable, invulnérable au fer, mais que l’os transperçait facilement.

On pouvait y rencontrer des esclaves en fuite, marqués au goudron entre les omoplates, aussi silencieux et féroces que les araignées-vampires. Un sorcier courbé à la recherche de champignons pour ses potions magiques capables de rendre invisible, de métamorphoser en animal ou de procurer une deuxième ombre. Les hommes de main du terrible Vaga la Roue s’y promenaient la nuit, et aussi des évadés des mines d’argent, aux mains noires, aux visages blancs et transparents. Les rebouteux y organisaient leurs assemblées nocturnes, les joyeux gens d’armes du baron Pampa y rôtissaient à la broche des bœufs entiers, fruits de leurs rapines.

Au plus épais de la forêt, à un mile de la route, sous un arbre géant desséché par l’âge, il y avait une cabane d’énormes rondins, toute déjetée, à demi enfouie dans le sol et entourée d’une palissade noircie. Elle était là depuis des temps immémoriaux, sa porte toujours fermée. Des idoles taillées dans des troncs d’arbres et déformées par le temps encadraient les marches vermoulues de l’entrée. On disait que c’était l’endroit le plus dangereux de la forêt du Hoquet, que là le vieux Pekh venait tous les douze ans mettre bas et crever aussitôt, que le cellier de la cabane était rempli de venin noir et que le jour où le poison déborderait à l’extérieur, ce serait la fin du monde. On disait que par les nuits de mauvais temps, les idoles se déterraient elles-mêmes et s’avançaient sur la route en faisant des signes. On chuchotait aussi que parfois des lueurs surnaturelles s’allumaient aux fenêtres habituellement obscures, qu’on entendait des bruits et que la fumée de la cheminée montait jusqu’au firmament.

Il n’y a pas longtemps, un demeuré abstinent du nom d’Irma Koukich, du village de Fragrance (dit communément Les Chlingues), eut la sottise d’aller se promener du côté de la cabane, le soir, et de jeter un coup d’œil par les fenêtres. À son retour, il était définitivement idiot, mais il avait fini par raconter, une fois remis de ses émotions, que dans la cabane, brillamment éclairée, il avait vu un homme attablé, buvant à un tonneau qu’il tenait d’une seule main. Le visage de l’homme pendait presque jusqu’à la ceinture et était couvert de taches. Ce ne pouvait être que saint Mika avant sa conversion, ivrogne, grand jureur et trousseur de jupons. Il fallait du courage pour le regarder. Une odeur douce et triste venait par la fenêtre, des ombres se mouvaient dans les arbres. De tous les environs on accourait écouter le récit de l’idiot. Mais un beau jour, pour finir, les hommes des Sections d’Assaut arrivèrent et l’emmenèrent à Arkanar, les coudes dans le dos. Cela n’empêcha pas les gens de parler de la cabane, qu’on appelait maintenant la Tanière de l’Ivrogne…

Après avoir franchi une lande de fougères géantes, Roumata mit pied à terre devant la Tanière et attacha son cheval à une idole de l’entrée. Il y avait de la lumière à l’intérieur, la porte ouverte ne tenait que par un gond. Le père Kabani était assis à une table, complètement prostré. Une puissante odeur d’alcool flottait dans la pièce, sur la table, une énorme chope trônait au milieu d’os rongés et de morceaux de rave bouillie.

« Bonsoir, père Kabani, dit Roumata en franchissant le seuil.

— Je vous souhaite la bienvenue », répondit le vieil homme, d’une voix rauque comme celle d’un buccin.

Roumata, faisant sonner ses éperons, s’approcha de la table, jeta ses gants sur un banc et regarda le père Kabani, immobile, tenant dans ses mains sa grosse tête flasque. Ses sourcils touffus et grisonnants pendaient sur ses joues comme des herbes desséchées au bord d’un ravin. De son gros nez bourgeonnant, à chaque expiration, sortait en sifflant un souffle imbibé d’alcool mal assimilé.

« C’est moi qui l’ai inventé ! » dit-il tout à coup, relevant avec effort le sourcil droit et dirigeant sur Roumata un œil bouffi. « Moi-même ! Pour quoi ?… » Il libéra sa main droite de dessous sa joue et agita un doigt poilu. « Et pourtant je n’y suis pour rien ! Je l’ai inventé… et je n’y suis pour rien, hein ? Pour rien, parfaitement. Et d’ailleurs, nous n’inventons pas, c’est de la démence !… »

Roumata défit sa ceinture et se débarrassa de ses baudriers.

« Oui, oui ! dit-il.

— Une boîte ! » rugit le père Kabani, qui garda ensuite le silence un long moment, ses joues remuant de façon bizarre.

Roumata, sans le quitter des yeux, enjamba le banc de ses bottes couvertes de poussière et s’assit, ses épées à côté de lui.

« Une boîte…, répéta le père Kabani d’une voix éteinte. Nous disons que nous inventons. En réalité, tout est inventé depuis belle lurette. Quelqu’un a tout inventé, depuis très longtemps, a tout mis dans une boîte puis s’en est allé en laissant un trou dans le couvercle… Il est parti dormir… Après que se passe-t-il ? Le père Kabani arrive, ferme les yeux et fourre la main dans la fente. Il regarde sa main. Hop ! Inventé ! C’est moi, dit-il, qui ai inventé ça ! Celui qui ne le croit pas est un idiot. Je glisse ma main, une fois. Qu’est-ce que c’est ? Du fil de fer barbelé. Pour quoi faire ? Pour protéger le bétail contre les loups… Bravo ! Je plonge ma main une deuxième fois. Qu’est-ce que c’est ? Un truc tout ce qu’il y a de plus malin, un moulin à viande. Pour quoi faire ? De la viande hachée bien tendre. Bravo ! Je glisse ma main, une troisième fois. Quoi, maintenant ? De l’eau qui brûle. Pour quoi faire ? Allumer le bois mouillé… Hein ? »

Le père Kabani se tut et pencha le torse, on eût dit que quelqu’un lui pliait la nuque. Roumata prit la chope, y jeta un coup d’œil, se versa quelques gouttes sur le dos de la main : elles étaient violettes et sentaient l’huile empyreumatique. Roumata s’essuya soigneusement avec un mouchoir de dentelle où des taches de graisse apparurent. La tête ébouriffée du père Kabani toucha la table mais se redressa aussitôt.

« Celui qui a tout mis dans la boîte, il connaissait la raison de ces inventions… Des barbelés contre les loups ? C’était moi, imbécile, qui croyais ça… C’était pour les mines, ces barbelés, pour entourer les mines. Pour que les criminels d’État ne s’évadent pas. Mais moi je ne veux pas !… J’en suis un de criminel d’État ! Ils m’avaient demandé à quoi ça servait ? Oui ! Des barbelés, disaient-ils ? Oui. Contre les loups, disaient-ils ? Oui… Très bien, bravo ! Nous encerclerons les mines d’argent… Don Reba lui-même s’en est chargé. Mon moulin à viande aussi il l’a pris. Bravo, quel cerveau ! me disait-il. Et maintenant il fait du hachis bien tendre dans la Tour Luronne… Ça marche très bien, paraît-il. »

Je sais, pensa Roumata. Je sais tout. Que tu t’es traîné aux pieds de don Reba, que tu criais, que tu le suppliais : Rends-le moi, tu ne peux pas faire ça ! C’était trop tard. Il tourne ton moulin à viande.

Le père Kabani prit sa chope et y colla sa bouche broussailleuse et vaste comme un four. Il avalait l’infâme mixture en rugissant comme le sanglier Y. Après avoir bu, il se mit à mâcher un morceau de rave. Des larmes coulaient sur ses joues.

« De l’eau qui brûle, prononça-t-il enfin d’une voix nouée. Pour allumer les feux de camp et exécuter d’amusants tours de passe-passe. Mais si on peut la boire ? Si on la mélange à de la bière, elle se vendra à prix d’or. Pas de ça. Je la boirai moi-même. Et c’est ce que je fais, je bois du soir au matin. Je suis gonflé comme une outre. Je tombe tout le temps. Tantôt, don Roumata, tu me croiras si tu veux, je me suis regardé dans la glace, j’ai eu peur… Je me regarde, Seigneur Dieu Tout-Puissant, où est le père Kabani ? J’ai l’air d’un poulpe, je passe par toutes les couleurs, tantôt rouge, tantôt bleu. J’ai inventé, voyez-vous, une eau pour les illusionnistes… »

Le père Kabani cracha sur la table et frotta du pied sous le banc. Puis, brusquement, il demanda :

« Quel jour est-on aujourd’hui ?

— La veille de la fête de Kata le Juste.

— Pourquoi n’y a-t-il pas de soleil ?

— Parce qu’il fait nuit.

— Encore la nuit… » dit avec tristesse le père Kabani, et il tomba la tête la première dans les restes de son repas.

Roumata le regardait tout en sifflotant. Puis il se leva et passa dans une sorte de débarras. Là, entre un amas de raves et un tas de copeaux, brillaient les tubulures de verre de l’énorme alambic du père Kabani, étonnante création d’un génie inventif, d’un chimiste d’instinct, et d’un souffleur de verre émérite. Roumata fit deux fois le tour de la « machine infernale », finit par mettre la main dans l’obscurité sur une barre de fer, et, au hasard, tapa de toutes ses forces, à plusieurs reprises. Il y eut un bruit de ferraille, de verre brisé, des glouglous. Une horrible odeur de marc aigri le prit aux narines.

Écrasant sous ses talons le verre brisé, Roumata gagna un coin de la pièce et alluma une lampe de poche. Sous un tas de vieilleries, un solide coffre-fort de cilikète abritait un synthétiseur Midas portatif. Roumata écarta les saletés, forma sur un disque les chiffres de la combinaison et souleva le couvercle du coffre. Même à la lumière électrique, le synthétiseur produisait une impression étrange au milieu du fatras d’objets. Roumata jeta dans l’entonnoir d’entrée quelques pelletées de copeaux, et le synthétiseur se mit à ronronner, tandis qu’un tableau indicateur s’allumait. Roumata, d’un coup de botte, approcha un seau rouillé du conduit de sortie. Aussitôt, des pièces d’or portant en effigie l’aristocratique profil de Pitz VI, roi d’Arkanar, tintèrent sur le fond bosselé du seau.

Roumata transporta le père Kabani sur son vieux lit de planches, lui ôta ses chaussures, le tourna sur le côté droit après l’avoir recouvert d’une peau de bête pelée. Là-dessus, le père Kabani ouvrit un œil. Ne pouvant ni bouger ni vraiment réaliser ce qui lui arrivait, il se borna à fredonner quelques lignes d’une romance interdite : « Je suis comme une fleur rouge dans ta petite main. » Après quoi il partit d’un ronflement sonore.

Roumata desservit, balaya, frotta le carreau de l’unique fenêtre, noirci par la saleté et les expériences auxquelles se livrait le père Kabani sur l’appui de la fenêtre. Derrière le poêle décrépi, il trouva un tonneau d’alcool qu’il vida dans un trou de rat. Puis il fit boire son cheval khamakharien, lui sortit de l’avoine de son sac de selle, se lava et s’assit pour attendre en regardant fumer la lampe à huile. Cela faisait six ans qu’il menait cette étrange double vie. Il s’y était habitué en quelque sorte, mais parfois, comme en ce moment, il avait brusquement le sentiment qu’il n’y avait en réalité pas de cruauté organisée, d’oppression grise, mais qu’il assistait à une bizarre représentation théâtrale, avec lui, Roumata, dans le rôle principal. Et qu’après une réplique particulièrement réussie, les applaudissements éclateraient, que les connaisseurs de l’Institut d’histoire expérimentale crieraient avec enthousiasme du fond de leur loge : « Impeccable, Anton ! Bravo ! » Il se retourna même, mais il n’y avait pas de public, rien que des murs de rondins, nus, moussus et noirs de suie. Dehors, le cheval hennit doucement et remua les sabots. Un ronronnement régulier, grave, tellement familier et tellement invraisemblable ici, se fit entendre. Roumata tendit l’oreille, la bouche entrouverte. Le bruit s’interrompit, la petite flamme de la lampe vacilla, puis s’élança. Roumata se leva, et au même instant, émergeant de l’obscurité, don Kondor, juge général et garde des Sceaux de la république marchande de Soan, vice-président de la Conférence des Douze Négociants, chevalier de l’ordre impérial de la Dextre Miséricordieuse, pénétra dans la pièce. Roumata se leva si brusquement qu’il faillit renverser le banc. Il était prêt à s’élancer pour l’étreindre, l’embrasser sur les deux joues, mais ses jambes obéissant à l’étiquette se plièrent d’elles-mêmes, ses éperons claquèrent cérémonieusement, sa main droite décrivit un vaste demi-cercle en partant du cœur, sa tête se courba tellement que son menton se perdit dans les dentelles mousseuses de son jabot. Don Kondor enleva son béret orné d’une simple plume de voyage, et l’agita du côté de Roumata du geste bref dont on chasse les moustiques, puis, après l’avoir lancé sur la table, défit à deux mains les agrafes du col de sa cape. Celle-ci tombait encore lentement derrière lui qu’il était déjà assis sur un banc, les jambes écartées, la main gauche sur la hanche tandis que, de la droite, il s’appuyait sur la poignée de son épée dorée, fichée dans les planches vermoulues du plancher. Il était petit, maigre, avec de grands yeux saillants dans un visage pâle et étroit, ses cheveux noirs étaient retenus comme ceux de Roumata par un cercle d’or massif orné d’une grande pierre verte au milieu du front.

« Vous êtes seul, don Roumata ? demanda-t-il d’un ton brusque.

— Oui, noble seigneur. »

Le père Kabani dit tout à coup à voix haute et distinctement : « Don Reba !… Vous êtes une hyène et rien d’autre. » Don Kondor ne se détourna pas.

« Je viens d’atterrir, dit-il.

— Espérons qu’on ne vous a pas vu.

— Une légende de plus ou de moins, peu importe, dit don Kondor avec irritation. Je n’ai pas le temps de voyager à cheval. Qu’est-il arrivé à Boudakh ? Où a-t-il disparu ? Mais asseyez-vous donc, don Roumata, je vous en prie ! J’ai mal au cou. »

Roumata se rassit docilement.

« Boudakh a disparu, dit-il. Je l’attendais au lieu-dit Les Glaives Pesants, mais il n’est venu qu’un vagabond borgne, qui savait le mot de passe et m’a remis un ballot de livres. J’ai attendu encore deux jours, ensuite je suis entré en contact avec don Hug qui m’a fait savoir qu’il avait conduit Boudakh jusqu’à la frontière, et que celui-ci était en compagnie d’un gentilhomme, en qui on peut avoir confiance, car il a été ratissé aux cartes et appartient corps et âme à don Hug. Par conséquent, Boudakh a disparu quelque part par ici, à Arkanar. C’est tout ce que je sais.

— Vous ne savez pas grand-chose, dit don Kondor.

— Il ne s’agit pas de Boudakh, répliqua Roumata. S’il est vivant, je le trouverai, et je le sortirai d’affaire. Ça je sais le faire. Ce n’est pas de cela dont je voulais vous parler. Je voudrais une fois de plus attirer votre attention sur le fait que la situation à Arkanar sort des limites de la Théorie de base… » Une expression aigre se peignit sur le visage de don Kondor. « Ah ! non, vous allez m’écouter, dit fermement Roumata. Je sens que par radio je n’arriverai jamais à m’expliquer avec vous. Tout a changé à Arkanar ! Nous sommes en présence d’un facteur nouveau, qui agit systématiquement. On a l’impression que don Reba, sciemment, a lancé contre les intellectuels tout ce qu’il y a de gris dans le royaume. Tout ce qui s’élève un tant soit peu au-dessus de la moyenne se trouve menacé. Vous entendez, don Kondor, ce n’est pas du sentiment, ce sont des faits ! Si l’on est intelligent, si l’on est cultivé, si l’on exprime des doutes, si l’on dit des choses qui sortent de l’ordinaire, si l’on ne boit pas, pour finir, on est en danger. Le dernier des boutiquiers a le droit de vous attaquer jusqu’à ce que mort s’ensuive. Des centaines, des milliers de gens sont mis hors la loi. Les Sections d’Assaut les pourchassent et les pendent le long des routes. Nus, la tête en bas… Hier, dans ma rue, on a tué à coups de botte un vieil homme, on s’était aperçu qu’il savait lire et écrire. Deux heures durant, paraît-il, il a été piétiné par des brutes au faciès bestial et suant… » Roumata se contint et acheva d’un ton calme : « Bref, il ne restera bientôt plus à Arkanar une seule personne qui sache lire et écrire. Comme dans le gouvernement du Saint-Ordre après le massacre de Barkan. »

Don Kondor le regardait fixement, les lèvres serrées.

« Tu ne me plais pas, Anton, dit-il en russe.

— Moi aussi, dit Roumata, il y a beaucoup de choses qui ne me plaisent pas, Alexandre Vassiliévitch. Par exemple que nous nous soyons liés, pieds et poings, par l’énoncé même du problème. Et je n’aime pas beaucoup qu’il s’appelle Problème de l’Action Non Sanglante. Parce que, dans mes conditions à moi, c’est de l’inaction scientifiquement justifiée : je connais toutes vos objections. Et je connais la théorie. Ici il n’y a pas la moindre théorie, mais du fascisme pur en action : à tout moment des brutes tuent des hommes ! Ici tout est inutile. Nos connaissances sont insuffisantes, et l’or perd son prix parce qu’il arrive trop tard.

— Anton, dit don Kondor, ne t’emballe pas. Je crois que la situation à Arkanar est absolument exceptionnelle, mais je suis persuadé que tu n’as aucune proposition constructive à nous faire.

— Oui, accorda Roumata. Je n’ai pas de propositions constructives, mais j’ai le plus grand mal à garder mon sang-froid.

— Anton, dit don Kondor, nous sommes deux cent cinquante sur cette planète. Nous gardons tous notre sang-froid et cela nous est à tous très difficile. Certains d’entre nous, les plus expérimentés, sont ici depuis vingt-deux ans. Ils sont venus ici en qualité d’observateurs, rien de plus. Il leur est défendu d’entreprendre quoi que ce soit, en général. Tu te rends compte un peu : défendu, un point c’est tout. Ils n’auraient pas le droit de sauver Boudakh même si on le piétinait sous leurs yeux.

— Il ne faut pas me parler comme à un enfant, dit Roumata.

— Vous êtes impatient comme un enfant, déclara don Kondor. Or il faut être très patient. »

Roumata eut un rire amer.

« Pendant que nous attendons patiemment, pendant que nous calculons et préparons nos plans, tous les jours, à toute heure, des êtres féroces tuent des hommes.

— Anton, dit don Kondor, il y a dans l’univers des milliers de planètes où nous ne sommes pas encore allés et où l’histoire suit son cours.

— Mais ici nous sommes déjà arrivés !

— Oui, mais pour aider ces hommes, et non pour apaiser notre juste colère. Si tu es faible, va-t’en. Repars. C’est vrai à la fin, tu n’es pas un enfant, tu savais ce que tu verrais ici. »

Roumata se taisait. Don Kondor subitement vieilli, avachi, traînant son épée par la poignée, faisait les cent pas à côté de la table, baissant tristement la tête.

« Je te comprends, dit-il. J’ai connu tout ça. Il fut un temps où ce sentiment d’impuissance, le sentiment de ma propre vilenie me semblaient ce qu’il y a de plus affreux. Certains, aux nerfs moins solides, en perdaient la raison et il fallait les renvoyer sur Terre pour les soigner. Il m’a fallu quinze ans, mon vieux, pour comprendre le plus terrible. Perdre ses qualités d’homme, voilà qui est terrible, se souiller l’âme, prendre goût à la cruauté. Nous sommes des dieux ici, Anton, mais nous devons être plus intelligents que les dieux légendaires créés par les gens d’ici à leur image. C’est que nous marchons au bord du marécage. Un faux pas et nous tombons dans la boue dont on ne se lave plus. Goran d’Iroukan dans L’Histoire de la Venue a écrit : « Quand Dieu, descendu du ciel, alla au peuple, au sortir des marais de Pitan, ses pieds étaient boueux. »

— Ce qui valut à Goran d’être brûlé, dit sombrement Roumata.

— Oui, brûlé. Et c’est de nous qu’il s’agit. Je suis ici depuis quinze ans. Moi, mon vieux, la Terre, j’ai cessé de la voir même en rêve. Un jour, en remuant des papiers, j’ai retrouvé une photo de femme, et j’ai été long à me rappeler qui c’était. Parfois, je réalise soudain avec effroi que je ne suis plus depuis longtemps un collaborateur de l’Institut, mais une pièce de musée de cet Institut, le grand juge d’une république marchande féodale, et qu’il y a dans ce musée une salle où je devrais être exposé. Entrer dans son rôle, c’est cela le plus terrible. En chacun d’entre nous, le vaurien de bonne naissance lutte avec le révolutionnaire. Tout vient en aide au vaurien, alors que le révolutionnaire est seul : la Terre est à des milliers d’années-lumière. » Don Kondor se lissant les genoux s’interrompit quelques instants. « Voilà, c’est comme ça, Anton, dit-il d’une voix raffermie, nous resterons révolutionnaires. »

Il ne comprend pas. Comment pourrait-il comprendre ? Il a de la chance, il ignore la terreur grise, il ne sait pas qui est don Reba. Tout ce qu’il a vu depuis quinze ans sur cette planète cadre plus ou moins avec la Théorie de base, et quand je lui parle de fascisme, des Sections d’Assaut grises, de la montée en puissance de la petite bourgeoisie, il ne voit là qu’une manière de parler expressive. Ne plaisantez pas avec la terminologie, Anton, la confusion terminologique a de graves conséquences. Il ne peut absolument pas comprendre que le niveau normal de cruauté moyenâgeuse, c’est la belle époque d’Arkanar. Don Reba, pour lui, c’est quelqu’un dans le genre du cardinal de Richelieu, un homme d’État intelligent et prévoyant, défendant l’absolutisme contre les agissements des grands féodaux. Je suis seul sur la planète à voir l’ombre affreuse qui s’avance sur le pays, mais je ne peux comprendre quelle est cette ombre et ce qu’elle signifie… Comment le convaincre, quand il est prêt, je le vois dans son regard, à me renvoyer sur Terre pour me faire soigner.

« Comment va l’honorable Sinda ? » demanda Roumata.

Don Kondor cessa de le vriller du regard et bougonna : « Bien, je vous remercie. » Puis il dit : « Il faut bien comprendre que ni toi ni moi ne verrons les fruits tangibles de notre travail. Nous ne sommes pas des physiciens, nous sommes des historiens. Notre unité de temps ce n’est pas la seconde, mais le siècle. Notre tâche n’est pas de semer, mais uniquement de préparer le terrain pour les semailles. De temps en temps, la Terre nous expédie des… enthousiastes, que le diable les emporte… Des sprinters qui manquent de souffle… »

Roumata eut un rire forcé, et sans nécessité particulière, se mit à tirer sur ses bottes. Des sprinters. Oui, il y en avait eu.

Dix ans auparavant, Stefan Orlovski, alias don Kapada, commandant d’une compagnie d’arbalétriers de Sa Majesté impériale, pendant le supplice public de dix-huit sorcières d’Estor, avait ordonné à ses soldats de tirer sur les bourreaux, sabré le juge impérial et ses deux assesseurs avant d’être embroché par des lances de la Garde du palais. Se tordant dans les affres de la mort, il criait : « Vous êtes des êtres humains ! Tuez-les, tuez-les ! » mais sa voix était couverte par le rugissement de la foule : « Du feu ! Encore du feu !… »

À peu près à la même époque, dans l’autre hémisphère, Karl Rosenblum, l’un des plus grands spécialistes des guerres paysannes en Allemagne et en France, alias Pani-Pa, négociant en laine, avait soulevé les paysans mourissiens et pris d’assaut deux villes avant d’être atteint d’une flèche dans la nuque au moment où il essayait de mettre fin au pillage. Il vivait encore quand on était venu le chercher en hélicoptère, mais il ne pouvait plus parler, ses grands yeux bleus d’où coulaient sans cesse des larmes n’exprimaient que la confusion et la perplexité…

Un peu avant l’arrivée de Roumata, le confident et ami du tyran de Kaïssan (qui n’était autre que Jérémie Tufnut, spécialiste de l’histoire des réformes agraires) avait fomenté de but en blanc une révolution de palais, usurpé le pouvoir et essayé, pendant deux mois, d’instaurer l’âge d’or, ignorant obstinément des demandes affolées de la Terre ; après s’être acquis une réputation de fou et avoir échappé à huit attentats, il avait été capturé par une équipe de secours de l’Institut et exfiltré par sous-marin jusqu’à une base du pôle Sud. « Tiens ! » grogna Roumata, « Jusqu’ici, toute la Terre se figure que les problèmes les plus difficiles c’est pour la zéro-physique. »

Don Kondor leva la tête.

« Oh ! Enfin ! » dit-il à mi-voix.

Des sabots claquèrent, le cheval de Roumata hennit furieusement, d’énergiques jurons, proférés avec un fort accent iroukanais, parvinrent jusqu’à eux. La porte livra passage à don Hug, grand chambellan du sérénissime duc d’Iroukan, gros, rubicond, les moustaches gaillardement retroussées, un sourire fendu jusqu’aux oreilles, des petits yeux qui regardaient gaiement sous les boucles d’une perruque châtain. Roumata s’apprêtait à s’élancer pour le prendre dans ses bras, puisque c’était Pachka, mais don Hug se reprit, sa face rebondie prit une expression attendrie et doucereuse ; s’inclinant légèrement et pressant son chapeau contre sa poitrine, il avança, la bouche en cœur. Roumata jeta un coup d’œil furtif à Alexandre Vassiliévitch. Alexandre Vassiliévitch avait disparu, c’était le juge général, le garde des Sceaux qui était assis sur le banc, les jambes écartées, la main gauche sur la hanche, la droite tenant la poignée d’une épée dorée.

« Vous êtes très en retard, don Hug, dit-il d’une voix désagréable.

— Mille excuses ! » s’exclama don Hug glissant vers la table. « Par le rachitisme de mon duc ! La faute en est à des circonstances absolument imprévues ! J’ai été arrêté quatre fois par une patrouille de Sa Majesté le roi d’Arkanar et je me suis deux fois mesuré à des coquins. » Il leva élégamment son bras gauche emmailloté d’un linge ensanglanté. « Au fait, nobles seigneurs, à qui est l’hélicoptère derrière la cabane ?

— C’est le mien, répondit don Kondor d’une voix hargneuse, je n’ai pas le temps de me colleter sur les routes. »

Don Hug eut un sourire aimable, et, s’asseyant à califourchon sur le banc, déclara : « Ainsi donc, nobles seigneurs, nous sommes obligés de constater que le très docte Boudakh a mystérieusement disparu quelque part entre la frontière d’Iroukan et le lieu-dit Les Glaives Pesants. »

Le père Kabani brusquement se retourna sur son lit.

« Don Reba », dit-il d’une voix épaisse, sans se réveiller.

« Laissez-moi Boudakh, s’exclama Roumata avec violence, et essayez tout de même de me comprendre… »

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