3

Il serait très intéressant, se disait Roumata, d’enlever ce Vaga et de le ramener sur la Terre. Techniquement, c’est faisable. On pourrait le faire. Tout de suite. Que ferait-il sur la Terre ? Roumata essaya d’imaginer ses réactions. Dans une pièce lumineuse, dont les murs sont des miroirs, dont l’air conditionné sent la résine ou la mer, voilà qu’on jette une énorme araignée velue. L’araignée s’accroche au parquet étincelant, ses petits yeux méchants s’affolent, puis, que faire ? Par petits bonds de côté, elle se réfugie dans l’endroit le plus sombre, et reste là, tenant prêts ses chélicères venimeuses. Évidemment, le premier réflexe de Vaga serait de trouver des mécontents, et bien entendu, le plus bête des mécontents lui paraîtrait trop honnête et inutilisable. Il dépérirait, il en mourrait peut-être. Sait-on jamais d’ailleurs ? Au fond, la psychologie de ces monstres reste un mystère. Saint Mika ! Elle est bien plus difficile à démêler que la mentalité des civilisations non humanoïdes. Tous leurs actes peuvent être expliqués, mais il est bougrement difficile de les prévoir. Oui, il mourrait peut-être d’ennui, à moins qu’il ne s’adapte, ne se reconvertisse et ne finisse dans la peau d’un garde forestier, dans un parc naturel. Il a certainement une petite passion inoffensive qui, ici, le gêne, et qui, là-bas, donnerait un sens à sa vie. Il aime les chats, paraît-il, il en a toute une bande dans sa tanière, quelqu’un est chargé de s’en occuper, qu’il paie, bien qu’il soit avare et qu’il puisse se contenter de menacer cette personne. Mais que ferait-il sur la Terre avec sa monstrueuse soif de pouvoir ? Nul n’aurait pu le dire !

Roumata s’arrêta devant une taverne avec l’intention d’y entrer, quand il s’aperçut qu’il avait perdu sa bourse. Il était devant l’entrée complètement désarçonné (il n’avait jamais pu s’habituer à ce genre de choses, pourtant ce n’était pas la première fois), en fouillant toutes ses poches. Il avait emporté trois petits sacs de dix pièces d’or chacun. Le père Kin, le procurateur, en avait reçu un, Vaga un autre. Le troisième avait disparu. Ses poches étaient vides, les plaques d’or de la jambe gauche de sa culotte avaient été soigneusement détachées, le poignard de sa ceinture n’était plus là.

C’est alors qu’il aperçut, à quelque distance, deux Gris qui riaient en le regardant. Le collaborateur de l’Institut s’en moquait, mais don Roumata d’Estor vit rouge et perdit un instant son empire sur lui-même. Il s’approcha des hommes, son bras se leva involontairement, le poing tendu. Son visage avait dû terriblement changer, car les railleurs s’écartèrent et avec des sourires figés de paralytiques disparurent dans la taverne.

Il s’effraya. Cela ne lui était arrivé qu’une fois dans sa vie, pendant une crise de malaria, il était encore copilote d’un stelloplane de ligne. Il ignorait comment il avait pu être contaminé. Au bout de deux heures, il était guéri, et ses camarades étonnés le taquinaient, mais il n’oublia plus le choc qu’il avait subi, lui qui ignorait la maladie, à l’idée que quelque chose s’était détraqué en lui, qu’il était amoindri, qu’il avait perdu la maîtrise de son corps.

Je ne le voulais pas, je n’y pensais même pas. Ces hommes ne faisaient rien de particulier, ils riaient… bêtement d’accord, mais je devais avoir l’air vraiment idiot en retournant mes poches. J’ai failli les tuer, réalisa-t-il soudain. S’ils n’étaient pas partis, je les aurais tués. Il se rappela le jour où il avait fendu en deux, à la suite d’un pari, un mannequin habillé d’une double cuirasse de Soan, et il en frissonna… Ils pourraient être là, par terre, comme de la viande de boucherie, et moi, avec mon épée à la main, ne sachant que faire… Seigneur ! Je suis devenu fou…

Il sentit soudain tous ses muscles douloureux, comme après un dur effort physique. Allons, allons, du calme. Rien de terrible. C’est fini. Un accès de colère. Je suis un homme, et rien de ce qui est animal ne m’est étranger. Ce sont les nerfs. Les nerfs et la tension de ces derniers jours. Et surtout cette sensation d’une ombre grandissante. Je ne puis comprendre d’où elle vient, mais elle avance inexorablement…

Cette imminence se sentait partout. Les Troupes d’Assaut, qui, naguère encore, rasaient peureusement leurs casernes, déambulaient maintenant avec leurs haches au beau milieu de la rue, où seuls les nobles avaient le droit d’aller. Les chanteurs, les baladins, les conteurs, les danseurs, les acrobates avaient disparu. Les gens ne chantaient plus de chansons politiques, ils étaient devenus très sérieux et connaissaient parfaitement ce qui est indispensable au bien de l’État. Le port avait été fermé soudainement et de façon inexplicable. Toutes les boutiques qui faisaient commerce d’objets rares, seuls endroits du royaume où l’on pût acheter ou emprunter des livres, des manuscrits, dans toutes les langues de l’Empire et dans les langues mortes d’Outre-Détroit, avaient été pillées et incendiées par le « peuple indigné ». L’ornement de la ville, l’étincelante Tour de l’Observatoire, pointait maintenant dans le ciel bleu un chicot noir, suite d’un incendie « accidentel ». La consommation d’alcool avait quadruplé en deux ans, et cela à Arkanar, connu depuis toujours pour sa passion des beuveries. Les paysans, de tout temps opprimés, brutalisés, se terraient dans leurs masures sans même oser sortir pour les indispensables travaux des champs. Et surtout, ce vieux charognard de Vaga s’était installé en ville, flairant de fructueuses affaires… Quelque part dans les entrailles du palais, dans des appartements luxueux, où un roi podagre, qui n’avait pas vu le soleil depuis vingt ans dans sa peur du monde extérieur, fils de son propre aïeul, signait avec un ricanement imbécile de sinistres arrêts qui condamnaient à une mort affreuse les plus honnêtes et les plus désintéressés des hommes, quelque part, mûrissait un abcès monstrueux qui allait percer d’un jour à l’autre…

Roumata glissa sur un melon écrasé et leva la tête. Il était dans la rue de Toute-Gratitude, royaume des gros marchands, des changeurs et des joailliers. Les maisons, solides et anciennes, abritaient des boutiques et des dépôts de farine, les trottoirs étaient larges et la chaussée pavée de granit. Habituellement, on y rencontrait des nobles et des riches, mais Roumata fendait une foule populaire très animée. Les gens s’écartaient prudemment, avec des regards serviles, beaucoup saluaient à tout hasard. Aux fenêtres des étages supérieurs se montraient de grosses faces où refroidissait une curiosité excitée. Quelque part devant, on entendait des voix de commandement : « Allez, circulez !… Dispersez-vous !… Allez, vite !… » Dans la foule, des paroles s’échangeaient :

« Ce sont eux les plus mauvais, ce sont eux qu’il faut craindre. À les voir, ils sont tranquilles, convenables, respectables, des marchands comme les autres, mais en dedans, c’est du venin !…

— Tu as vu comme ils l’ont… J’ai l’habitude, mais quand même j’en avais le cœur soulevé…

— Ça leur est bien égal… Quels gaillards ! Ça fait plaisir à voir ! Des gens comme ça, on peut compter dessus !

— Tout de même, il ne faudrait peut-être pas ? C’est un homme, un être vivant… S’il est coupable, qu’on le châtie, qu’on lui fasse la leçon, mais pourquoi de cette façon ?…

— Hé ! ça suffit, parle moins fort, il y a des gens…

— Patron, hé ! patron ! Il y a du beau tissu à vendre, pas trop cher, si on insiste. Seulement il faut faire vite, sinon les commis de Pakine l’auront avant nous…

— Le principal, fiston, c’est de ne pas douter. Crois-moi, c’est le principal. Quand les autorités agissent, elles ont leurs raisons… »

Ils ont encore tué quelqu’un, se dit Roumata. Il avait envie de faire un détour pour éviter l’endroit d’où venait la foule, mais il se ravisa. Il passa sa main dans ses cheveux pour relever la mèche qui couvrait la pierre de son cercle d’or. Ce n’était pas une pierre, mais l’objectif d’un télé-émetteur, ce n’était pas un cercle, mais un poste émetteur. Les historiens de la Terre voyaient et entendaient tout ce que voyaient et entendaient les deux cent cinquante « résidents » des neuf continents de la planète. Aussi les résidents étaient-ils obligés de regarder et d’écouter.

Pointant le menton et écartant ses épées pour toucher le plus de monde possible, il fendait la foule au beau milieu de la chaussée, et les passants s’écartaient pour lui céder le passage. Quatre porteurs trapus aux trognes peinturlurées firent traverser la rue à une chaise couleur argent. Un joli petit visage froid, aux yeux fardés, apparut entre les rideaux. Roumata ôta son chapeau et s’inclina. C’était doña Okana, la favorite en titre de notre glorieux don Reba. En voyant le magnifique gentilhomme, elle eut un sourire tendre et éloquent. On aurait pu nommer sans hésiter deux dizaines de nobles personnages qui, gratifiés d’un pareil sourire, se seraient empressés d’annoncer à leurs femmes et maîtresses l’heureuse nouvelle. Maintenant gare à moi, je fais la pluie et le beau temps, ils vont voir !… Des sourires comme celui-ci sont une chose précieuse, d’une valeur inestimable parfois. Roumata s’arrêta pour suivre du regard la chaise à porteurs. Il faut se décider. Il faut se décider à la fin !… Il se contracta à la pensée de ce que cela lui coûterait, mais il le fallait pourtant ! Il le fallait… C’est décidé, se dit-il, n’importe comment, il n’y a pas d’autres moyens. Ce soir. Il arriva devant la boutique d’armurier où il était venu essayer des poignards et écouter des vers, et s’immobilisa. C’était ça… C’était donc ton tour, mon bon père Gaouk…

La foule se dispersait déjà. La porte de la boutique était sortie de ses gonds, les carreaux étaient cassés. Un énorme type en chemise grise se tenait dans l’encadrement de la porte, une jambe appuyée sur un des montants. Un autre soldat, plus grêle, était accroupi près du mur. Le vent chassait dans la rue des feuilles de papier froissé.

L’énorme type se fourra un doigt dans la bouche, le suça, puis le sortit pour le regarder attentivement. Le doigt saignait. Il surprit le regard de Roumata et fit d’un ton bonhomme :

« Il m’a mordu, le salopard, pire qu’un putois… » Son compagnon eut un petit ricanement empressé. Maigre, pâle, boutonneux, timide, un jeunot, un novice, un petit assassin en herbe…

« Que s’est-il passé ? demanda Roumata.

— On a eu affaire à un lettré qui se planquait », dit nerveusement le gamin.

Le malabar suçait son doigt sans changer d’attitude.

« Garde-à-vous ! Fixe ! » commanda Roumata sans élever la voix.

Le gosse sauta sur ses pieds et ramassa sa hache. Le grand type hésita, mais abaissa tout de même la jambe, et se tint assez droit.

Qui est ce lettré ? s’informa Roumata.

— Je ne sais pas, dit le plus jeune. C’était un ordre du père Tsoupik.

— Vous l’avez arrêté ?

— Oui !

— C’est bien », dit Roumata.

Effectivement, ce n’était pas mal. Il restait du temps. Il n’y a rien de plus précieux que le temps. Une heure vaut une vie, un jour est sans prix.

« Vous l’avez conduit à la Tour ?

— Hein ? demanda distraitement le jeunot.

— Je vous demande s’il est à la Tour. »

Un sourire incertain s’épanouit sur la petite gueule boutonneuse. Le grand type partit d’un hennissement. Roumata se retourna. De l’autre côté de la rue, le cadavre du père Gaouk pendait à un linteau de porte, comme un vieux sac. Des gamins déguenillés le regardaient, la bouche ouverte.

« Ce n’est pas pour tout le monde, la Tour, à cette heure, siffla le grand type dans son dos. Au jour d’aujourd’hui, ça va vite, le nœud derrière l’oreille et en avant la promenade… »

Le gamin pouffa. Roumata le regarda sans le voir et traversa lentement la rue. Le visage du triste poète était noir et très changé. Roumata baissa les yeux. Seules les mains étaient reconnaissables, de longs doigts faibles, tachés d’encre…

Nous ne quittons plus la vie,

C’est la vie qui nous est ôtée

Celui qui

Voudrait qu’il en fût autrement,

Impuissant et maladroit,

Laisse aller ses pauvres mains,

Ignorant où est le cœur de la pieuvre

Et si la pieuvre a un cœur…

Roumata fit demi-tour et s’éloigna. Bon et faible Gaouk… La pieuvre a un cœur. Nous savons où il est. C’est cela le plus terrible, mon doux ami sans défense. Nous savons où il est, mais nous ne pouvons l’atteindre sans verser le sang de milliers d’hommes effrayés, abrutis, aveugles, ignorant le doute. Ils sont si nombreux, désespérément nombreux, ignares, isolés, exaspérés par un éternel labeur, ingrats, humiliés, incapables de s’élever au-dessus de la pensée de l’argent à gagner… Il n’est pas encore possible de les instruire, de les rassembler, de les guider, les sauver d’eux-mêmes. Le marais gris s’est levé trop tôt à Arkanar, des centaines d’années trop tôt. Il ne rencontrera pas de résistance, il ne reste qu’une chose : sauver le petit nombre qui peut l’être. Boudakh, Tarra, Nanin et une douzaine d’autres, une vingtaine…

Mais à la seule pensée que des milliers d’autres, moins doués peut-être, mais également honnêtes, véritablement nobles, étaient condamnés, son cœur se glaçait, il se sentait un misérable. Par moments, cette sensation devenait si forte que sa conscience s’obscurcissait et Roumata voyait réellement de dos des salauds gris illuminés par les éclairs mauves des coups de feu ; et la face, toujours si pâle, si anodine de don Reba, déformée par une peur animale, et la Tour Luronne s’affaissant lentement sur elle-même… Oui, quelle jouissance ! Une action véritable enfin. Une action macroscopique. Mais ensuite… Oui, ils avaient raison à l’Institut. Ensuite, l’inévitable se produirait, un chaos sanglant dans le pays. L’armée souterraine de Vaga émergeant à la surface, des dizaines de milliers de tueurs, excommuniés par toutes les églises, violant, assassinant, corrompant, les hordes de Peaux-Cuivrées descendant des montagnes et exterminant tout ce qui vit, des nouveau-nés aux vieillards ; des foules immenses de paysans et de citadins, terrorisés, fuyant dans les forêts, dans les montagnes, dans les déserts ; et tes partisans, de gais et hardis garçons, s’étripant dans une lutte acharnée pour le pouvoir et le droit de posséder la mitrailleuse après ta mort, fatalement violente… Et cette mort absurde, coupe de vin offerte par ton meilleur ami ou flèche d’arbalète tirée de derrière la portière, dans le dos. Et le visage de marbre de celui que la Terre enverra à ta place et qui trouvera un pays dépeuplé, noyé de sang, fumant d’incendies, et où il faudrait tout, absolument tout, reprendre à zéro…

Quand Roumata poussa du pied la porte de sa demeure et pénétra dans la magnifique antichambre délabrée, il était sombre comme la nuit. Mouga, le vieux serviteur voûté à cheveux blancs, qui comptait quarante ans de service, rentra la tête dans les épaules à la vue de son jeune maître qui se débarrassait avec fureur de son chapeau, de sa cape, de ses gants, jetait sur une banquette ses baudriers et ses épées, puis gagnait ses appartements à l’étage supérieur. Dans le salon, Ouno attendait.

« Qu’on serve le repas ! gronda Roumata. Dans mon cabinet. »

Le petit garçon ne bougea pas.

« Quelqu’un vous attend, annonça-t-il d’un ton maussade.

— Qui encore ?

— Une donzelle. Ou une dame de qualité. Elle est aimable comme une fille du peuple, mais elle est habillée comme les nobles… Jolie… »

Kira, se dit Roumata avec tendresse et soulagement. Quel bonheur ! On dirait que tu l’as senti, ma petite fille… Les yeux fermés, rassemblant ses pensées, il resta quelque temps immobile.

« Je la fais partir ? demanda sérieusement le gamin.

— Idiot ! réagit Roumata. Tu vas voir ça si tu la fais partir… Où est-elle ?

— Dans votre cabinet », dit le garçon avec un sourire gêné.

Roumata s’éloigna à la hâte.

« Qu’on serve pour deux, dit-il en passant, et ne laisse entrer personne, ni le roi, ni le diable, ni même don Reba… »

Elle était pelotonnée dans un fauteuil, une joue appuyée contre le poing, feuilletant distraitement le Traité des bruits. Quand il entra, elle se redressa, mais il ne lui laissa pas le temps de se lever, la prit dans ses bras, enfouissant son visage dans ses cheveux beaux et odorants, disant : « C’était tellement le moment, Kira !… Tellement le moment !… »

Elle n’avait rien de particulier. Dix-huit ans, le nez retroussé, son père était aide-greffier au tribunal, un frère sergent dans les Troupes d’Assaut. Elle n’était pas courtisée parce qu’elle était rousse et qu’à Arkanar on n’aimait pas les roux ! Elle était étonnamment douce et timide, rien en elle ne rappelait la bourgeoise, très cotée dans toutes les classes de la société pour ses rotondités potelées et sa langue bien pendue. Elle ne ressemblait pas non plus aux languissantes beautés de la cour, initiées trop tôt et pour toujours au sens de la destinée féminine. Mais elle savait aimer, comme on aime sur la Terre, tranquillement et totalement.

« Pourquoi as-tu pleuré ? demanda-t-il.

— Pourquoi es-tu tellement en colère ?

— Non, dis-moi d’abord pourquoi tu as pleuré ?

— Je te le dirai après. Tu as les yeux très, très fatigués… Que s’est-il passé ?

— Tout à l’heure. Qui t’a fait du mal ?

— Personne. Emmène-moi loin d’ici.

— C’est promis.

— Quand partirons-nous ?

— Je ne sais pas, ma petite fille. Mais nous partirons, c’est sûr.

— Loin d’ici ?

— Très loin.

— Dans la métropole ?

— Oui, dans la métropole. Chez moi.

— C’est bien là-bas ?

— C’est merveilleux. Là-bas personne ne pleure jamais.

— Ce n’est pas vrai.

Bien sûr, ce n’est pas vrai. Mais toi, tu ne pleureras jamais.

— Comment sont les gens là-bas ?

— Comme moi.

— Tous ?

— Non, pas tous. Il y en a de bien mieux.

— Ça, ce n’est pas vrai.

— Justement, ça c’est vrai.

— Pourquoi est-il si facile de te croire ? Mon père ne croit personne. Mon frère dit que tous les hommes sont des cochons, seulement les uns sont sales, les autres pas. Mais eux je ne les crois pas ; toi, je te crois toujours.

— Je t’aime…

— Attends… Roumata ! Enlève ton cercle. Tu as dit que c’est un péché… »

Roumata eut un rire heureux, retira son cercle, le posa sur la table et le couvrit d’un livre.

« C’est l’œil de Dieu, dit-il, qu’il se ferme… » Il la souleva dans ses bras. « C’est un grand péché, mais quand je suis avec toi, je n’ai pas besoin de Dieu. C’est vrai ?

— C’est vrai », dit-elle doucement.

Quand ils se mirent à table, le rôti était froid et le vin avait tiédi. Ouno entra, et sans faire de bruit en marchant, comme le lui avait appris le vieux Mouga, fit le tour de la pièce pour allumer les lampes, bien qu’il fît encore jour.

« C’est ton esclave ? demanda Kira.

— Non, il est libre. Un très gentil garçon, mais très avare.

— L’argent aime être compté, remarqua Ouno sans se retourner.

— Tu n’as toujours pas acheté de draps ?

— Les vieux feront encore l’affaire…

— Écoute, Ouno. Je ne peux pas dormir un mois de suite dans les mêmes draps.

— Bah ! Sa Majesté les garde six mois et ne s’en plaint pas.

— Et l’huile ? demanda Roumata en faisant un clin d’œil à Kira. L’huile des lampes, elle ne coûte rien ? »

Ouno s’arrêta.

« Mais vous avez des invités », dit-il enfin, d’un ton décidé.

« Tu vois comme il est !

— Il est gentil, dit Kira sérieusement. Il t’aime. Prenons-le avec nous.

— On verra. »

Ouno demanda d’un ton soupçonneux :

« Où ça ? Je ne partirai nulle part.

— Nous allons partir, dit Kira, là où tout le monde est comme don Roumata. »

Le gosse réfléchit, puis dit, méprisant : « Au paradis des nobles, alors ? »

Avec un rire moqueur, il quitta la pièce en traînant ses chaussures cassées. Kira le regarda s’éloigner.

« Il est sympathique, dit-elle, grognon comme un ourson. Il est bien, ton ami.

— Tous mes amis sont des gens biens.

— Et le baron Pampa ?

— Comment le connais-tu ? s’étonna Roumata.

— Mais tu n’as que lui à la bouche, baron Pampa par-ci, baron Pampa par-là.

— Le baron est un parfait camarade.

— Comment ça, un baron, camarade ?

— Je veux dire que c’est un excellent homme. Il est très bon et gai. Il aime beaucoup sa femme.

— Je voudrais faire sa connaissance… Tu as peut-être honte de moi ?

— Non, je n’ai pas honte, seulement il a beau être sympathique, il est tout de même baron.

— Ah… dit-elle. »

Roumata repoussa son assiette.

« Dis-moi pourquoi tu as pleuré et pourquoi tu es venue toute seule. Tu crois qu’on peut se promener seule dans les rues en ce moment ?

— Je n’en pouvais plus à la maison. Je n’y retournerai plus. Ne pourrais-je pas être servante chez toi ? Sans gages. »

Roumata rit mais il avait la gorge nouée.

« Mon père recopie tous les jours des dénonciations, continua-t-elle avec un désespoir tranquille, et elles sont pleines de sang. C’est dans la Tour Luronne qu’on les lui donne. Pourquoi m’as-tu appris à lire ? Tous les soirs, tous les soirs, il recopie des interrogatoires et se met à boire… C’est tellement horrible !… Écoute, Kira, me dit-il, notre voisin, le calligraphe, apprenait aux gens à écrire. Qui crois-tu qu’il est ? Sous la torture, il a avoué qu’il est un magicien et un espion iroukanais. Qui croire maintenant ? C’est lui qui m’avait appris à écrire. Quand mon frère rentre de patrouille, complètement ivre, ses mains sont pleines de sang coagulé. Nous les tuerons tous jusqu’à la douzième génération… Il reproche à mon père d’être instruit… Aujourd’hui, avec des camarades, il a amené un homme à la maison… Ils l’ont battu. Tout était éclaboussé de sang. Il ne criait plus. Je n’en peux plus, je ne reviendrai pas, je préfère mourir !… »

Roumata vint à elle et lui caressa les cheveux. Elle regardait un point devant elle avec des yeux secs et brillants. Que pouvait-il lui dire ? Il la prit dans ses bras, la porta sur le divan, s’assit à côté d’elle et se mit à lui parler de palais de cristal, de joyeux jardins s’étendant sur plusieurs miles, sans fange, sans moustiques, sans êtres malfaisants, de nappes magiques, de tapis volants, d’une ville féerique appelée Leningrad, de ses amis fiers, gais et bons, du pays enchanteur d’au-delà les mers, derrière les montagnes et dont le nom étrange était Terre. Elle écoutait, calme et attentive, se serrant plus fort contre lui, quand, sous les fenêtres, des bottes ferrées ébranlaient la chaussée.

Il y avait en elle une qualité merveilleuse : elle croyait au bien, saintement, avec désintéressement. En écoutant des histoires de ce genre, un serf aurait reniflé avec scepticisme, se serait mouché dans sa manche et serait parti sans rien dire, avec un regard pour ce seigneur, si bon, si sobre mais – quel malheur ! – un peu timbré. Qu’il tienne ces propos à don Taméo et à don Sera, ils n’écouteront pas jusqu’au bout. L’un s’endormira, l’autre demandera dans un hoquet : « Tout ça, c’est très beau, mais avec les bonnes femmes, comment ça se passe là-bas… » Don Reba, lui, écouterait attentivement jusqu’au bout, puis ferait signe aux Gris d’emmener le noble seigneur, les bras tordus dans le dos, avec instruction d’apprendre d’où le noble seigneur tenait ces contes dangereux et à qui il avait eu le temps de les raconter.

Quand elle s’assoupit, rassurée, il embrassa son calme visage endormi, la couvrit de sa cape d’hiver bordée de fourrure et partit sur la pointe des pieds en refermant derrière lui l’horrible porte grinçante. Traversant la maison obscure, il descendit jusqu’à l’office et dit, regardant par-dessus les têtes inclinées devant lui : « J’ai engagé une femme de charge. Son nom est Kira. Elle logera en haut. Vous lui préparerez la chambre qui est après mon bureau. Vous lui obéirez comme à moi-même. » Il regarda les serviteurs, s’attendant à voir des sourires, mais personne ne bronchait, tous écoutaient respectueusement. « J’arracherai la langue à celui qui bavardera en ville ! »

Son discours terminé, il resta quelques instants silencieux, puis regagna ses appartements. Dans le salon décoré d’armes rouillées, encombré de meubles bizarres et vermoulus, il alla à la fenêtre et regarda dehors, le front appuyé contre la vitre froide et sombre. La première ronde venait de passer. En face, on allumait les lampes, on fermait les volets pour ne pas attirer les mauvaises gens et les esprits malins. Tout était calme, quelque part dans la rue, un ivrogne poussa un cri affreux, on le déshabillait peut-être, à moins qu’il ne tentât d’entrer chez autrui.

Le plus horrible, c’étaient ces soirées, cafardeuses, solitaires, étouffantes. Nous pensions que nous serions toujours en train de livrer des combats furieux et glorieux, nous croyions que nous aurions toujours une notion claire du bien et du mal, de l’ennemi et de l’ami, et dans l’ensemble nous avons eu raison, seulement, nous n’avions pas prévu un certain nombre de choses : par exemple, nous n’avions pas imaginé ces soirées, et pourtant, nous savions qu’il y en aurait.

En bas, on poussait les verrous dans un grand bruit de ferraille. Avant de se coucher, la cuisinière priait saint Mika de lui envoyer un mari, n’importe lequel, pourvu qu’il fût à son aise et compréhensif. Le vieux Mouga bâillait en battant du doigt contre sa bouche. Les serviteurs, à la cuisine, buvaient leur bière en bavardant. Ouno, les yeux étincelants, leur faisait la leçon : « Assez cancané, chiens que vous êtes… »

Roumata s’écarta de la fenêtre et fit les cent pas dans le salon. « Il n’y a aucun espoir. Personne ne pourrait les arracher à leur cercle habituel de préoccupations et d’intérêts. On pourrait tout leur donner. Les installer dans les plus modernes maisons de spectroglass, les accoutumer aux traitements ioniques, ils passeraient de toute façon leurs soirées à la cuisine à jouer aux cartes et à se moquer du voisin que sa femme bat. Et il n’y aura pas pour eux de meilleur passe-temps. Dans ce sens, don Kondor a raison : Reba ce n’est rien, c’est insignifiant à côté de la masse des traditions, des règles de l’instinct grégaire, sacralisées par les siècles, immuables, sûres, accessibles aux plus obtus et qui libèrent de la nécessité de penser. Don Reba ne sera même pas au programme des écoles. Petit aventurier de l’époque du renforcement de l’absolutisme. »

Don Reba ! Don Reba ! Ni grand ni petit, ni gros ni trop maigre, ni chevelu ni chauve, loin de là. Ses mouvements ne sont ni vifs ni lents, il a un visage dont on ne se souvient pas et qui ressemble à mille visages à la fois. Poli, galant avec les dames, interlocuteur attentif, qui ne brille d’ailleurs en rien.

Trois années auparavant, il avait émergé des sous-sols humides de la chancellerie du palais, petit fonctionnaire insignifiant, empressé, blême et même bleuâtre. Ensuite le Premier ministre en place avait été brusquement arrêté et condamné. Plusieurs hauts dignitaires étaient morts sous la torture, hébétés de terreur, sans rien comprendre. Ce génie tenace et impitoyable de la médiocrité avait poussé sur leurs cadavres comme un énorme champignon pâle. Il n’était personne. Il ne venait de nulle part. Ce n’était pas un de ces esprits puissants qui dominent un souverain faible, comme en a connu l’histoire ; ce n’était pas un grand homme terrible consacrant sa vie à l’unification du pays au nom de l’autocratie. Ce n’était pas un favori cupide, ne pensant qu’à l’or et aux femmes, tuant à droite et à gauche pour l’amour du pouvoir, et dominant pour tuer. On murmurait d’ailleurs qu’il n’était pas du tout don Reba, que don Reba était tout à fait différent. Celui-ci, Dieu sait ce que c’était, un loup-garou, un sosie, un imposteur.

Toutes ses entreprises étaient vouées à l’échec. Il avait excité l’une contre l’autre deux grandes familles du royaume pour les affaiblir et s’attaquer aux barons. Les familles s’étaient réconciliées, s’étaient promis une alliance éternelle au son des coupes, et avaient enlevé au roi un gros morceau de terre qui appartenait depuis toujours aux Totz d’Arkanar. Il avait déclaré la guerre à Iroukan, conduit lui-même l’armée à la frontière, puis après l’avoir noyée dans les marais et égarée dans les forêts, il l’avait abandonnée à son triste sort et avait fui à Arkanar. Grâce aux efforts de don Hug, qu’il ne soupçonnait pas bien entendu, il avait réussi à conclure la paix avec le duc d’Iroukan au prix de deux villes frontières, après quoi, le roi avait dû racler les caisses vides du royaume pour combattre les insurrections paysannes qui avaient saisi tout le royaume. Pour des gaffes de ce genre, n’importe quel ministre aurait été pendu par les pieds au sommet de la Tour Luronne, mais don Reba était resté puissant. Il avait supprimé les ministères de l’Éducation et du Bien-être, avait institué un ministère de la Sûreté de la couronne, avait écarté la vieille noblesse et quelques savants de tous les postes gouvernementaux, il avait définitivement ruiné l’économie, composé un traité sur La Nature bétaillère de l’agriculteur et enfin, deux ans auparavant, avait organisé une « garde de sécurité », les « compagnies grises ». Hitler avait pour lui les monopoles, don Reba n’avait personne, il était évident que les Troupes d’Assaut finiraient par le gober comme une mouche. Mais il continuait à faire des siennes, à accumuler les absurdités et se sortait toujours d’affaire. On eût dit qu’il essayait de se leurrer lui-même, qu’il ne voyait rien en dehors d’une idée paranoïaque : détruire la culture. Comme Vaga la Roue, il n’avait aucun passé. Deux années auparavant, le dernier des noblaillons parlait avec mépris du « misérable paltoquet qui trompait le souverain » mais, maintenant, il n’était pas un gentilhomme qui ne se dît parent par les femmes du ministre de la Sûreté de la couronne.

Et voilà qu’il avait eu besoin de Boudakh. Encore une absurdité. Encore une ruse bizarre. Boudakh est un lettré. Les lettrés doivent être cloués au pilori à grand renfort de publicité, pour que nul n’en ignore. Or il n’y a ni publicité ni pompe. C’est donc qu’il a besoin de Boudakh vivant. Pourquoi ? Reba n’est pas stupide au point d’espérer contraindre Boudakh à travailler pour lui. Il l’est peut-être d’ailleurs. Don Reba n’est peut-être qu’un intrigant sot et chanceux qui ne sait pas lui-même ce qu’il veut, qui fait la bête d’un air rusé. C’est ridicule, mais cela fait trois ans que je l’observe, et je n’ai pas encore compris qui il est. D’ailleurs, s’il m’observait, il ne comprendrait pas non plus. Tout est possible, c’est ça le plus drôle ! La théorie de base ne concrétise que les grandes formes de la psychologie, mais en réalité, il y a autant de formes que d’hommes, n’importe qui peut prendre le pouvoir ! Par exemple, un homme qui a passé toute sa vie à empoisonner ses voisins, en crachant dans leur soupe ou en cachant du verre pilé dans leur foin. On finira par s’en débarrasser bien sûr, mais il aura eu le temps de cracher, de nuire, de s’en donner à cœur joie… Et peu lui chaut de ne laisser aucune trace dans l’histoire ou que ses lointains descendants se cassent la tête pour faire coïncider son comportement avec la théorie des suites historiques.

Pour le moment, je n’ai que faire de théorie. Je ne sais qu’une chose : l’homme est le porteur objectif de l’intelligence. Tout ce qui empêche l’homme de développer son intelligence est un mal, et ce mal doit être éliminé dans les plus bref délais et à tout prix. À tout prix ? Non, sûrement pas à tout prix. Il se traita intérieurement de minable. Il faut se décider. Tôt ou tard, il faudra se décider.

Il se rappela tout à coup doña Okana. Décide-toi. Commence par elle. Quand un dieu entreprend de nettoyer une fosse d’aisance, il ne doit pas croire qu’il s’en tirera avec les doigts propres… Il fut pris de nausée à l’idée de ce qui l’attendait. Mais cela valait mieux que tuer. Mieux vaut la boue que le sang. Sur la pointe des pieds, pour ne pas réveiller Kira, il passa dans son cabinet pour se changer. Il fit tourner dans ses mains le cercle-émetteur puis le glissa résolument dans un tiroir. Il planta dans ses cheveux, derrière l’oreille droite, une plume blanche, symbole de l’amour passionné, accrocha ses épées et s’enveloppa de sa plus belle cape. En bas, au moment de pousser les verrous, il se dit :

« Si don Reba l’apprend, c’est la mort pour doña Okana. Mais il était déjà trop tard pour revenir.

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