PREMIÈRE PARTIE SÉNATEUR 79 av. J.-C. — 70 av. J.-C

Urbem, urbem, mi Rufe, cole et in ista luce viva !

« Rome, accroche-toi à Rome, mon cher ami, et vis dans la lumière ! »

Cicéron, lettre à Caelius, 26 juin, 50 av. J.-C.

I

Mon nom est Tiron. Pendant trente-six ans, j’ai été le secrétaire particulier de l’homme d’État romain Cicéron. Au début, cela s’est révélé excitant, puis surprenant, puis difficile et, enfin, extrêmement dangereux. Pendant toutes ces années, je crois qu’il a passé plus de temps avec moi qu’avec quiconque, y compris sa famille. J’ai assisté à ses entretiens privés et porté ses messages confidentiels. J’ai consigné par écrit ses discours, ses lettres, ses œuvres littéraires, même ses poèmes — un tel flot de mots que j’ai dû inventer un système d’écriture abrégée afin de pouvoir le suivre, système qui est toujours utilisé pour retranscrire les délibérations du Sénat et pour lequel on m’a récemment accordé une modeste pension. Celle-ci, ajoutée à divers legs et à la générosité de quelques amis, me suffit pour vivre ma retraite. Je n’ai pas de gros besoins. Les vieux vivent d’air pur, et je suis très vieux — près de cent ans, du moins c’est ce qu’on me dit.

Au cours des décennies qui ont suivi sa mort, on m’a souvent demandé, généralement à mi-voix, comment était réellement Cicéron, mais je me suis toujours tu. Comment aurais-je pu déterminer qui était un espion du gouvernement et qui ne l’était pas ? Je m’attendais à tout moment à être arrêté. Mais puisque ma vie atteint son terme et que je n’ai plus peur de rien — pas même de la torture car je ne durerais pas un instant entre les mains du carnifex ou de ses assistants —, j’ai décidé de répondre par cette œuvre. Je me fonderai sur ma mémoire, et sur les documents qui m’ont été confiés. Comme le temps qui me reste ne pourra être que court, je me propose d’écrire vite, en utilisant mon système de notes, sur quelques dizaines de petits rouleaux du plus fin papyrus — du Hieratica, rien de moins — que je conserve depuis longtemps à cet effet. Je réclame à l’avance votre indulgence pour mes erreurs et maladresses de style. Je prie aussi les dieux de me laisser arriver à la fin avant que ma propre fin ne me rattrape. Les dernières paroles que Cicéron m’a adressées ont été pour me demander de dire la vérité à son sujet, et c’est ce que je vais m’employer à faire. S’il n’apparaît pas toujours comme un parangon de vertu, eh bien, qu’il en soit ainsi. Le pouvoir confère à un homme bien des privilèges, mais des mains propres en font rarement partie.

C’est bien le pouvoir et cet homme que, tel Virgile, je vais chanter. Par pouvoir, j’entends le pouvoir politique, officiel — celui que nous connaissons en latin sous le nom d’imperium —, le pouvoir de vie et de mort dont un individu est investi par l’État. Ils ont été des centaines à le rechercher, mais Cicéron s’est révélé unique dans l’histoire de la République en ce qu’il l’a poursuivi sans autre ressource pour l’aider que son propre talent. Il ne venait pas, contrairement à Metellus ou Hortensius, de ces grandes familles aristocratiques qui bénéficiaient de générations de faveurs politiques à faire revaloir au moment des élections. Il ne disposait pas, tel un Pompée ou un César, d’une armée puissante pour soutenir sa candidature. Il ne possédait pas l’immense fortune de Crassus pour lui faciliter la tâche. Tout ce qu’il avait, c’était sa voix — et par sa seule volonté, il en a fait la voix la plus célèbre du monde.


J’avais vingt-quatre ans quand je suis entré à son service. Il en avait vingt-sept. J’étais esclave de maison, né dans la propriété familiale située dans les collines près d’Arpinum, et je n’avais jamais vu Rome. Lui était avocat, épuisé nerveusement et luttant pour surmonter des handicaps naturels considérables. Rares étaient ceux qui auraient parié sur nos chances respectives de réussir un jour.

La voix de Cicéron, loin d’être l’instrument redoutable qu’elle deviendrait par la suite, était criarde et parfois sujette au bégaiement. Je crois que le problème venait de ce que les mots se bousculaient dans sa tête, et que, dans les moments de tension, ils se coinçaient dans sa gorge comme deux moutons qui, poussés par le reste du troupeau, cherchent à passer un portail en même temps. Quoi qu’il en soit, ces mots étaient le plus souvent trop affectés pour que son public en saisît le sens. Son auditoire agité le surnommait « le Fin Lettré », ou « le Grec » — termes qui n’étaient pas censés être des compliments. Quoique nul ne doutât de son talent d’orateur, il n’avait pas la carrure pour soutenir ses ambitions, et la tension que faisaient subir à ses cordes vocales des plaidoiries de plusieurs heures, souvent en plein air et par tous les temps, le laissait enroué, presque aphone pendant des jours. Une insomnie chronique et une digestion difficile ajoutaient encore à ses malheurs. Pour parler crûment, s’il voulait s’élever dans la politique, comme il y aspirait désespérément, il lui fallait une aide professionnelle. Il décida donc de s’éloigner pendant quelque temps de Rome, de voyager à la fois pour se détendre et pour consulter les plus grands professeurs de rhétorique, dont la plupart vivaient en Grèce et en Asie Mineure.

Comme j’étais chargé de m’occuper de la petite bibliothèque de son père et que je me débrouillais pas mal en grec, Cicéron demanda s’il pouvait m’emprunter, comme on emprunte un livre, et m’emmener avec lui dans l’Est. Mon travail consisterait à superviser tous les préparatifs, louer les moyens de transport, payer les professeurs, etc., puis, au terme d’une année, je devais revenir à mon ancien maître. Mais au bout du compte, comme tant de livres utiles, on ne m’a jamais rendu.

Le jour de notre embarquement, nous nous retrouvâmes dans le port de Brindes. Cela se passait pendant le consulat de Servilius Vatia et de Claudius Pulcher, dans la six cent soixante-quinzième année de la fondation de Rome. Cicéron n’avait alors rien du personnage imposant qu’il est devenu plus tard et dont la physionomie était si célèbre qu’il ne pouvait marcher dans les rues les plus tranquilles sans se faire reconnaître. (Je me demande bien ce qu’il est advenu des milliers de bustes et de portraits qui ornaient autrefois tant de demeures privées et bâtiments publics. Se pourrait-il qu’ils aient tous été détruits et brûlés ?) Le jeune homme qui se tenait sur le quai en cette matinée de printemps était maigre et voûté, doté d’un cou anormalement long dans lequel une pomme d’Adam grosse comme le poing d’un bébé ne cessait de monter et descendre chaque fois qu’il déglutissait. Il avait les yeux globuleux, le teint olivâtre et les joues creuses ; bref, c’était l’image même de la mauvaise santé.

Je me souviens d’avoir pensé : Eh bien, Tiron, tu ferais mieux de profiter au maximum de ce voyage, parce qu’il risque de ne pas durer longtemps.

Nous nous sommes d’abord rendus à Athènes, où Cicéron s’était promis d’étudier la philosophie à l’Académie. Je portai son sac dans la salle de cours et m’apprêtais à sortir quand il me rappela pour me demander où j’allais.

— M’asseoir à l’ombre avec les autres esclaves, répondis-je. À moins que je puisse faire autre chose pour ton service.

— Très certainement, dit-il. Je voudrais que tu fasses quelque chose d’extrêmement ardu. Je voudrais que tu restes ici avec moi pour apprendre un peu de philosophie, afin que je puisse avoir quelqu’un avec qui m’entretenir pendant nos longs voyages.

Je le suivis donc, et j’eus le privilège d’entendre Antiochus d’Ascalon énoncer lui-même les trois principes du stoïcisme — la vertu suffit au bonheur, rien n’est bon à l’exception de la vertu et il ne faut pas se fier à ses émotions —, trois règles simples qui, si seulement les hommes pouvaient les suivre, résoudraient la plupart des problèmes de l’humanité. Cicéron et moi avons par la suite souvent débattu de ces questions, et, dans ces sphères de l’esprit, nos différences de condition étaient généralement oubliées. Nous restâmes six mois auprès d’Antiochus, puis repartîmes vers la destination réelle de notre voyage.

L’école de rhétorique dominante à l’époque était celle que l’on appelait la méthode « asiatique ». D’un style recherché et fleuri, riche d’expressions pompeuses et de rythmes sonnants, ces discours s’accompagnaient de force balancements du corps et grands pas de long en large. À Rome, son principal représentant était Quintus Hortensius Hortalus, universellement considéré comme le plus grand orateur du moment et dont le jeu de jambes élaboré lui avait valu le nom de « Maître de Danse ». Cicéron, qui avait le chic pour repérer tous ses tours, se fit fort de retrouver tous les mentors d’Hortensius : Ménippe de Stratonice, Denys de Magnésie, Eschyle de Cnide, Xénocle d’Adramyth — ces noms seuls donnent une idée de leur style. Cicéron passa plusieurs semaines avec chacun d’eux, à étudier patiemment leurs méthodes jusqu’à ce qu’il eût enfin le sentiment de les avoir bien évalués.

— Tiron, me dit-il un soir en grignotant son assiettée habituelle de légumes bouillis, j’ai eu mon content de ces maîtres sautillants et parfumés. Affrète un bateau pour nous mener de Loryma à Rhodes. Nous allons essayer une autre tactique et suivre l’enseignement d’Apollonios Molon.

Par un matin de printemps, juste après l’aube, alors que le détroit de la mer des Carpates était aussi lisse et lactescent qu’une perle (pardonnez-moi ces fioritures occasionnelles : j’ai trop lu de poésie grecque pour conserver un style latin austère), nous laissâmes le continent pour gagner sur un bateau à rames cette vieille île déchiquetée où la silhouette corpulente de Molon lui-même nous attendait sur le quai.

Ce Molon était avocat, originaire d’Alabanda, et avait déjà plaidé brillamment dans les tribunaux romains. Il avait même été invité à s’adresser au Sénat en grec — honneur unique —, après quoi il s’était retiré à Rhodes et avait ouvert son école de rhétorique. Sa théorie sur l’art oratoire, totalement à l’opposé de la méthode asiatique, était simple : Ne bouge pas trop, tiens ta tête droite, ne t’écarte pas du sujet, fais-les rire, fais-les pleurer et, quand tu as gagné leur sympathie, va vite t’asseoir — « car, disait Molon, rien ne sèche plus vite qu’une larme ». Cela correspondait bien davantage au goût de Cicéron, et il s’en remit entièrement aux mains de Molon.

La première mesure de Molon fut de lui servir ce soir-là un bol d’œufs durs à la sauce d’anchois, puis, quand Cicéron les eut terminés — non sans se plaindre, je peux vous le dire —, une pièce de viande rouge grillée au charbon de bois accompagnée d’une tasse de lait de chèvre.

— Il faut que tu t’étoffes, jeune homme, lui dit-il en tapotant sa propre poitrine massive. Aucune note puissante n’est jamais sortie d’un pipeau chétif.

Cicéron le foudroya du regard, mais finit consciencieusement son assiette et, cette nuit-là, dormit profondément pour la première fois depuis des mois. (Je le sais parce que je dormais par terre, juste devant sa porte.)

Les exercices physiques commencèrent à l’aube.

— Parler au forum, expliqua Molon, c’est un peu comme disputer une course à pied. Il faut de la force et de la résistance.

Il lui asséna alors un semblant de coup de poing. Cicéron poussa une exclamation et recula en titubant, manquant presque de tomber. Molon lui fit écarter les jambes, genoux tendus, et se plier vingt fois de suite pour toucher le sol de chaque côté de ses pieds. Il le fit ensuite allonger sur le dos, les mains croisées derrière la tête, et se relever vingt fois sans bouger les jambes. Il le fit allonger sur le ventre et se soulever par la seule force de ses bras, vingt fois encore, et toujours sans plier les genoux. Ce fut le régime de la première journée. De nouveaux exercices s’ajoutèrent tous les jours qui suivirent, et leur durée s’allongea. Cicéron avait retrouvé le sommeil, et n’avait plus de problèmes pour manger non plus.

En ce qui concerne les cours d’éloquence proprement dits, Molon emmenait son élève impatient dans le jardin ombragé, en pleine chaleur, et lui faisait réciter ses exercices — le plus souvent une scène de procès ou un monologue de Ménandre — tout en gravissant une côte raide sans s’arrêter. De cette façon, avec pour seul public les lézards qui fuyaient sous ses pieds et les cigales qui chantaient dans les oliviers, Cicéron renforça ses poumons et apprit à prononcer d’un trait un maximum de mots.

— Place ton discours au milieu, lui recommanda Molon. C’est là qu’est la puissance. Rien de trop haut ni de trop bas.

L’après-midi, afin qu’il obtienne une voix mieux timbrée, Molon l’emmenait sur la plage de galets, s’éloignait d’une bonne cinquantaine de pas (portée maximale de la voix humaine) et le faisait déclamer contre les grondements et chuintements de la mer — ce qui se rapprochait le plus, assurait-il, du murmure de trois mille personnes en plein air, ou de la rumeur de plusieurs centaines d’hommes bavardant au Sénat. Ce seraient là des distractions auxquelles Cicéron devrait s’habituer.

— Mais qu’en est-il de la teneur de ce que je vais dire ? demanda Cicéron. Ne suis-je pas censé retenir leur attention principalement par la puissance de mes arguments ?

— La teneur du discours ne me concerne pas, répondit Molon avec un haussement d’épaules. Souviens-toi de Démosthène : « Il n’y a que trois choses qui comptent dans l’art du discours : l’élocution, l’élocution et encore l’élocution. »

— Et mon bégaiement ?

— Le b-b-bégaiement ne me g-g-gêne pas non plus, répliqua Molon avec un sourire et un clin d’œil. Sérieusement, cela suscite l’intérêt et produit une impression d’honnêteté fort utile. Démosthène lui-même zozotait légèrement. Le public s’identifie à ces défauts de prononciation. Seule la perfection est ennuyeuse. Et maintenant, avance un peu sur la plage et fais en sorte que je t’entende toujours.

J’eus donc le privilège, depuis le tout début, d’assister à la transmission des techniques de l’éloquence d’un rhéteur à un autre.

— Il ne saurait y avoir de mouvements efféminés du cou, de gestes intempestifs des doigts. Ne bouge pas les épaules. Et s’il faut te servir de tes doigts, essaie de poser le majeur contre le pouce et de tendre les trois doigts restants — comme ça, c’est bien. Les yeux, bien sûr, sont toujours tournés dans la direction du geste, sauf quand il s’agit d’un rejet : « O dieux, épargnez-nous un tel fléau ! » ou « Je ne pense pas mériter un tel honneur ».

Il ne fallait absolument rien écrire, car aucun orateur digne de ce nom ne songerait à lire un texte ou consulter des pages de notes. Molon préconisait pour mémoriser les discours la méthode classique, qui consistait à explorer la maison de l’orateur.

— Place le premier thème que tu veux aborder dans le vestibule et imagine-le posé là, puis place le deuxième dans l’atrium et ainsi de suite, en parcourant ta maison comme tu le ferais naturellement si tu devais en faire le tour, assignant une partie de ton discours non seulement à chaque pièce, mais à chaque alcôve et chaque statue sur ton chemin. Assure-toi que chacun de ces coins est bien éclairé, clairement défini et bien repérable. Sinon, tu risquerais d’avancer en tâtonnant tel un ivrogne qui essaie de retrouver son lit après une fête.

Durant ce printemps et cet été-là, Cicéron ne fut pas le seul élève de l’académie de Molon. Il fut bientôt rejoint par son jeune frère Quintus et son cousin Lucius, ainsi que par deux de ses amis : Servius, juriste pointilleux qui se destinait à la magistrature, et Atticus — le fringant, charmant Atticus — qui ne s’intéressait nullement à l’art oratoire dans la mesure où il vivait à Athènes et n’avait aucune intention de faire carrière dans la politique, mais qui se plaisait en la compagnie de Cicéron. Tous s’émerveillèrent devant les transformations qui s’étaient opérées sur sa santé et sa physionomie et, lors de leur dernier dîner ensemble — avec l’automne, le temps était venu de rentrer à Rome —, ils se réunirent pour entendre les effets des enseignements de Molon sur son éloquence.

Je voudrais pouvoir me souvenir de ce dont parla Cicéron ce soir-là après dîner, mais je crains d’être la preuve vivante de l’assertion cynique de Démosthène, selon laquelle la teneur du discours n’est rien à côté de la façon de le dire. Je me tenais discrètement dans l’ombre, hors de vue, et je ne me rappelle plus aujourd’hui que les papillons de nuit tourbillonnant comme des cendres autour des torches, la lueur des étoiles au-dessus de la cour, et le visage transporté des jeunes gens, empourpré par les flammes et tourné vers Cicéron. Mais je me souviens des paroles que Molon a prononcées ensuite, quand son protégé, avec un salut en direction d’un jury imaginaire, eut regagné sa place. Après un long silence, il se leva et dit d’une voix rauque :

— Moi aussi, Cicéron, je t’admire, mais je pleure sur le sort de la Grèce quand je songe que le savoir et l’éloquence, la seule gloire qui lui fût restée, sont devenus par toi la conquête des Romains. Rentre chez toi, ajouta-t-il en désignant de ses trois doigts tendus la mer sombre et lointaine de l’autre côté de la terrasse éclairée par les lampes. Rentre chez toi, mon garçon, et fais la conquête de Rome.


Très bien, facile à dire. Mais comment faire ? Comment conquérir Rome sans autres armes que sa voix ?

La première étape est évidente : il faut devenir sénateur.

À cette époque, pour avoir le droit d’entrer au Sénat, il était nécessaire d’être âgé d’au moins trente et un an et d’être millionnaire. Ou, pour être exact, il fallait pouvoir montrer un capital d’un million de sesterces aux autorités pour être apte à se présenter aux élections annuelles du mois de juillet, où l’on élisait vingt nouveaux sénateurs pour remplacer ceux qui étaient morts l’année précédente, ou qui étaient devenus trop pauvres pour conserver leur siège. Comment Cicéron allait-il trouver un million ? Certainement, son père ne disposait pas d’une telle quantité d’argent : la propriété familiale était modeste et déjà lourdement hypothéquée. Il se trouvait donc confronté aux trois options traditionnelles. Or, gagner une telle somme eût pris bien trop de temps, et la voler eût été beaucoup trop risqué. Il ne lui restait donc plus que le mariage. Ainsi, peu après son retour, il choisit d’épouser Terentia, qui, à dix-sept ans, était androgyne, plate de poitrine et coiffée de boucles noires courtes et serrées. Elle avait pour demi-sœur une vierge vestale, marque du statut social de sa famille. Et surtout, elle était propriétaire de deux ensembles de taudis à Rome, de forêts en proche campagne, et d’une ferme ; valeur totale : un million et quart. (Ah, Terentia, laide, noble et riche — quel phénomène tu faisais ! Je l’ai revue il y a quelques mois à peine, portée en litière découverte sur la route côtière en direction de Naples, hurlant à ses porteurs d’accélérer le mouvement : les cheveux blancs, la peau fripée, mais sinon tout à fait elle-même.)

C’est ainsi que Cicéron finit par devenir sénateur — en fait, considéré d’ores et déjà comme le meilleur avocat de Rome après Hortensius, il arriva en tête des scrutins —, puis partit dans la province de Sicile effectuer son année de service obligatoire auprès du gouvernement avant d’être autorisé à prendre son siège. Il avait la charge de questeur, soit le tout premier niveau de la magistrature. Les épouses n’avaient pas le droit d’accompagner leur mari durant ces services civils, aussi Terentia — au grand soulagement de Cicéron, j’en suis sûr — resta à la maison. Mais je le suivis, car j’étais déjà devenu une sorte de prolongement de lui-même, dont il se servait sans même y penser, comme d’une main ou d’un pied supplémentaire. L’une des raisons qui me rendaient si indispensable était que j’avais conçu une méthode pour noter ses paroles aussi vite qu’il les prononçait. Après de modestes innovations — je puis humblement me targuer d’avoir inventé l’esperluette —, mon système finit par devenir un recueil de quelque quatre mille symboles. Je m’aperçus, par exemple, que Cicéron se plaisait à répéter certaines expressions, que j’appris à réduire à une seule ligne, voire à quelques points —, prouvant ainsi ce que la plupart des gens savent déjà, à savoir que les politiciens ne cessent de répéter essentiellement la même chose. Il me dictait ses textes dans son bain ou sur sa banquette, dans des voitures bringuebalantes ou lors de promenades dans la campagne. Il n’était jamais à court de mots, et je n’étais jamais à court de symboles pour les capturer et les fixer pour l’éternité alors qu’ils s’envolaient vers les cieux. Nous étions faits l’un pour l’autre.

Pour en revenir à la Sicile, ne vous inquiétez pas : je ne décrirai pas notre travail trop en détail. Comme tant de choses en politique, c’était déjà assez ennuyeux à vivre pour ne pas revenir dessus quelque soixante années plus tard. Ce qui fut mémorable cependant, et significatif, fut le voyage du retour. Cicéron le repoussa volontairement d’un mois, de mars à avril, pour être sûr de traverser Putéoles pendant la vacance du Sénat, au moment précis où toute la classe politique huppée se trouverait dans la baie de Naples pour profiter des bains sulfureux. Je reçus alors l’ordre de louer la plus belle embarcation à douze rames que je pourrais trouver, afin qu’il pût entrer dans le port en grande pompe, portant pour la première fois la toge bordée de pourpre d’un sénateur de la République romaine.

Cicéron s’était en effet convaincu qu’il avait si bien réussi en Sicile qu’il serait sûrement le centre de toutes les attentions à Rome. Sur une centaine de places de marché étouffantes, à l’ombre d’un millier de platanes siciliens poussiéreux et infestés de guêpes, il avait dispensé la justice de Rome avec équité et dignité. Il avait fait l’acquisition d’une immense provision de grain pour nourrir les électeurs dans la capitale romaine et l’avait fait acheminer là-bas pour un prix incroyablement bas. Ses discours, lors des cérémonies officielles, avaient été des modèles de tact. Il avait même feint de s’intéresser aux conversations locales. Il savait qu’il s’en était bien sorti et se vanta de ses succès dans un flot de rapports officiels envoyés au Sénat. Je dois avouer qu’il m’est arrivé d’édulcorer ceux-ci avant de les remettre au courrier officiel, et que j’essayai à plusieurs reprises de suggérer que la Sicile n’était peut-être pas exactement le centre du monde. Mais il n’y prêta aucune attention.

Je le vois encore maintenant, se tenant à la proue du navire, les yeux rivés sur le port de Putéoles alors que nous rentrions en Italie. Qu’espérait-il ? Je me le demande. Un orchestre pour l’accueillir en musique ? Une délégation consulaire pour lui remettre une couronne de laurier ? Il y avait bien une foule, mais elle n’était pas là pour lui. Hortensius, qui briguait déjà le consulat, donnait un banquet sur plusieurs bateaux de plaisance aux couleurs vives ancrés à proximité, et les invités attendaient d’être conduits à la fête. Cicéron mit pied à terre, passant inaperçu. Il regarda autour de lui sans comprendre et, à ce moment-là, quelques-uns des convives qui remarquèrent sa tenue sénatoriale flambant neuve s’approchèrent de lui. Se réjouissant à l’avance, il redressa les épaules.

— Sénateur, appela l’un d’eux, qu’y a-t-il de neuf à Rome ?

Cicéron parvint à conserver son sourire.

— Je n’arrive pas de Rome, mon cher. Je reviens de ma province.

Un rouquin, visiblement ivre, s’exclama :

— Oooooooh ! Mon cher ! Il revient de sa province… Il y eut un ricanement, à peine réprimé.

— Qu’y a-t-il de si drôle ? fit un troisième, désireux d’apaiser les choses. Ne savez-vous pas qu’il revient d’Afrique ?

Le sourire de Cicéron devenait héroïque.

— En fait, c’est de Sicile.

Il dut y avoir d’autres réflexions de la même veine. Je ne puis m’en souvenir. Les gens s’éloignèrent lorsqu’ils comprirent qu’ils n’obtiendraient pas de nouveaux ragots de la capitale, puis, très vite, Hortensius arriva et emmena le reste de ses invités sur leurs bateaux. Il adressa un salut plutôt civil à Cicéron, mais s’abstint de l’inviter à se joindre à la fête. Nous restâmes seuls sur le quai.

Vous pourriez penser qu’il s’agit là d’un incident sans importance, pourtant, Cicéron disait lui-même que c’est à cet instant précis que son ambition avait pris en lui la solidité d’un roc. Il avait été humilié — humilié par sa propre vanité — et s’était vu donner la preuve brutale de son insignifiance dans le monde. Il resta longtemps planté là, à regarder Hortensius et ses amis festoyer sur l’eau et écouter le son joyeux des flûtes. Lorsqu’il se détourna enfin, il avait changé. Je n’exagère pas. Je l’ai vu dans ses yeux. Fort bien, semblait dire son expression, vous pouvez batifoler ; moi je vais travailler.

« Je suis, messieurs, enclin à penser que cette expérience m’a été plus précieuse que si j’avais été accueilli par des salves d’applaudissements. Je cessai dès lors de supputer ce que le monde avait dû entendre dire de moi : à partir de ce jour, je pris soin d’apparaître quotidiennement en personne. Je me mis à vivre dans le regard du public. À fréquenter le forum. Ni mon gardien ni le sommeil n’empêchèrent qui que ce soit d’entrer pour venir me voir. Même lorsque je n’avais rien à faire, je ne pouvais me résoudre à l’oisiveté, aussi n’ai-je jamais rien connu qui ressemblât à un moment de loisir. »

Je suis tombé récemment sur ce passage de l’un de ses discours et je puis en certifier la véracité. Il s’éloigna du port tel un homme perdu dans un rêve, traversa Putéoles et gagna la grand-route sans se retourner une seule fois. Je fis ce que je pus pour le suivre en prenant le plus possible de bagages. Au début, il avait l’allure lente et pensive mais, peu à peu, il accéléra le pas pour enfin marcher si rapidement en direction de Rome que j’eus peine à rester à sa hauteur.

C’est là-dessus que s’achève mon premier rouleau de papier, et que commence la véritable histoire de Marcus Tullius Cicéron.

II

Le jour qui allait se révéler crucial commença comme une journée ordinaire, une heure avant l’aube, et Cicéron fut, comme toujours, le premier de la maisonnée à se lever. Je restai un moment allongé dans l’obscurité, à écouter le parquet résonner au-dessus de ma tête tandis qu’il pratiquait les exercices qu’il avait appris à Rhodes lors d’un séjour déjà vieux de six ans, puis je roulai ma paillasse et me rinçai le visage. C’était le 1er novembre : il faisait froid.

Cicéron habitait une maison modeste à un étage sur la crête du mont Esquilin, cernée par un temple d’un côté et un immeuble de l’autre. Cependant, si l’on se donnait la peine de monter sur le toit, on était récompensé par une belle vue sur les grands temples du mont Capitole, à environ un demi-mille à l’ouest, de l’autre côté de la vallée brumeuse. Cette maison appartenait en fait à son père, mais le vieux monsieur n’était plus en très bonne santé, et ne quittait guère la campagne. Cicéron en jouissait donc seul, avec son épouse Terentia et leur fille de cinq ans, Tullia, ainsi qu’une douzaine d’esclaves : moi, les deux secrétaires qui travaillaient sous mes ordres, Sositheus et Laurea, l’intendant Eros, le gestionnaire des affaires de Terentia, Philotimus, deux servantes, une bonne, une nourrice, une cuisinière, un valet et un gardien. Il y avait aussi quelque part un vieux philosophe grec et aveugle, Diodotus le Stoïque, qui allait parfois jusqu’à sortir de sa chambre pour se joindre à Cicéron au dîner dès que son maître avait besoin d’une séance d’enseignement intellectuel. Nous étions donc quinze à la maison. Terentia ne cessait de se plaindre du manque de place, mais Cicéron refusait de déménager parce qu’il était encore dans sa période homme-du-peuple et que la maison se prêtait bien à cette image.

La première chose que je fis ce matin-là, comme tous les matins, fut de glisser à mon poignet gauche une cordelette à laquelle était fixé un petit polyptyque de ma conception. Il ne s’agissait pas de la tablette de cire simple ou double habituelle, mais de quatre plaquettes recto verso insérées chacune dans un cadre de hêtre très mince équipé de charnières afin que je puisse les replier et fermer l’ensemble. De cette façon, je pouvais prendre beaucoup plus de notes en une seule séance de dictée que le secrétaire moyen ; même ainsi, le torrent de mots quotidien de Cicéron était tel que je mettais toujours quelques carnets supplémentaires dans mes poches. Puis j’écartai le rideau de mon alcôve et traversai la cour pour gagner le tablinum, où j’allumai les lampes et vérifiai que tout était prêt. La pièce avait pour unique mobilier un buffet sur lequel trônait une coupe de pois chiches. (Le nom de Cicéron dérivant de cicer, qui signifie pois chiche, Marcus Tullius pensait qu’un nom inhabituel était un avantage en politique, et il s’évertuait à attirer l’attention dessus.) Une fois satisfait, je franchis l’atrium et pénétrai dans le vestibule, où le portier attendait déjà, la main posée sur le gros verrou de métal. Je vérifiai la lueur qui filtrait par la fenêtre étroite et, lorsque je la jugeai suffisamment claire, adressai un signe de tête au portier, qui fit coulisser les verrous.

Dehors, dans la rue glaciale, la foule habituelle des miséreux et des désespérés patientait déjà. Je pris note de la présence de chacun à mesure qu’ils passaient le seuil de la maison. La plupart m’étaient familiers ; je demandai le nom de ceux que je ne connaissais pas et renvoyai ceux dont les problèmes étaient insolubles. Le mot d’ordre était « s’il a le droit de vote, fais-le entrer », aussi le tablinum fut-il rapidement plein de visiteurs anxieux qui cherchaient chacun à obtenir une fraction du temps du sénateur. Je patientai dans l’entrée jusqu’à ce que la file eût disparu au-dehors, et m’apprêtais à me retirer lorsqu’une silhouette endeuillée, aux vêtements poussiéreux, aux cheveux et à la barbe hirsutes, surgit à la porte. Je dois avouer qu’elle me fit une belle peur.

— Tiron, s’exclama l’homme. Loués soient les dieux !

Et il s’effondra, épuisé, contre le chambranle, me contemplant d’un regard pâle et mort. J’estimai qu’il devait avoir une cinquantaine d’années. J’eus du mal au début à le situer, mais il entre dans les attributions d’un secrétaire politique de mettre des noms sur des visages et, peu à peu, malgré son allure générale, une image commença à se former dans mon esprit : celle d’une grande demeure surplombant la mer, d’un jardin d’agrément, d’une collection de statues en bronze, d’une ville quelque part en Sicile, dans le Nord — Therme, c’était bien cela.

— Sthenius de Therme, dis-je en lui tendant la main. Soyez le bienvenu.

Il ne m’appartenait pas de faire le moindre commentaire sur son apparence, ni de lui demander ce qu’il faisait à des centaines de milles de chez lui, dans une détresse si évidente. Je le laissai dans le tablinum et me rendis dans le bureau de Cicéron. Le sénateur, qui devait passer au tribunal dans la matinée pour défendre un jeune homme accusé de parricide, et qui devait ensuite assister dans l’après-midi à la séance du Sénat, pétrissait une petite balle de cuir pour faire travailler ses doigts tandis que son valet le drapait dans sa toge. Il écoutait le jeune Sositheus lui lire une lettre tout en dictant un message à Laurea, à qui j’avais enseigné les rudiments de mon système de notes abrégées. En me voyant entrer, il me lança la balle — que je rattrapai sans ciller — et me réclama d’un geste la liste des visiteurs. Il la lut avidement, comme toujours. Quel poisson avait-il ferré ? Un citoyen éminent d’une famille utile ? Un Sabatini peut-être ? Un Pomptini ? Ou un homme d’affaires assez riche pour voter parmi les premières centuries aux élections consulaires ? Mais il n’y avait aujourd’hui que le menu fretin coutumier, et son visage se rembrunit jusqu’à ce qu’il lise le dernier nom.

— Sthenius ? s’exclama-t-il, interrompant sa dictée. C’est bien ce Sicilien, n’est-ce pas ? Cet homme riche qui possède tous ces bronzes ? Nous ferions mieux de découvrir ce qu’il veut.

— Les Siciliens ne votent pas, fis-je remarquer.

Gracieusement, dit-il sans sourire. Et puis, il a des bronzes. Je le verrai en premier.

J’allai donc chercher Sthenius, qui se vit accorder le traitement habituel — le sourire estampillé, la poignée de main virile, le regard franc et soutenu — puis désigner un siège et demander ce qui l’amenait à Rome. J’avais commencé à me rappeler certains détails à propos de Sthenius. Nous avions séjourné par deux fois chez lui à Therme, alors que Cicéron était venu entendre une cause en ville. C’était alors l’un des citoyens les plus en vue de la province, mais il semblait avoir perdu toute sa vigueur et son assurance. Il avait, annonça-t-il, besoin d’aide. La ruine le menaçait. Il était en danger de mort. On l’avait dépouillé.

— Vraiment ? dit Cicéron distraitement, tout en jetant un coup d’œil sur un document. Vous avez toute ma sympathie, ajouta-t-il, blasé, en avocat occupé qu’il était, par les malheurs des autres. Dépouillé par qui ?

— Par le gouverneur de Sicile, Gaius Verres. Le sénateur leva vivement les yeux.

Il ne fut plus ensuite question de couper la parole à Sthenius. Pendant que le Sicilien déversait son histoire, Cicéron chercha mon regard et me fit signe de prendre des notes — il voulait que tout cela fût consigné. Lorsque Sthenius finit par s’interrompre pour reprendre son souffle, il intervint d’une voix douce pour lui demander de revenir un peu en arrière, au jour, près de trois mois plus tôt, où il avait reçu la lettre de Verres.

— Quelle a été ta réaction ?

— Cela m’a un peu inquiété. Il avait une… certaine réputation. Comme son nom signifie sanglier, les gens de chez nous le surnomment le Sanglier qui a du Sang sur le Groin. Mais je ne pouvais guère refuser.

— Tu as encore sa lettre ?

— Oui.

— Et Verres y mentionne-t-il précisément ta collection d’art ?

— Oh ! oui. Il dit qu’il en a beaucoup entendu parler et qu’il veut la voir.

— Et combien de temps après est-il venu séjourner chez toi ?

— Très peu de temps. Une semaine tout au plus.

— Etait-il seul ?

— Non, il avait ses licteurs avec lui. Il a fallu que je trouve à les loger eux aussi. Les gardes du corps sont toujours des brutes épaisses, mais ceux-ci étaient de la pire engeance que j’aie jamais rencontrée. Leur chef, Sextius, est le bourreau de toute la Sicile. Il exige des pots-de-vin de ses victimes en menaçant de saboter le travail — tu sais, de les estropier — s’ils ne le paient pas avant.

Sthenius déglutit et se mit à respirer plus fort. Nous attendîmes.

— Prends ton temps, conseilla Cicéron.

— Je pensais qu’après son voyage, Verres voudrait prendre un bain, puis que nous pourrions dîner — mais non, il dit qu’il voulait voir mes collections sur-le-champ.

— Tu avais de fort belles pièces, si je me souviens bien.

— C’était ma vie, sénateur. Je ne saurais le dire autrement. Trente années passées à voyager et marchander pour rassembler cette collection. De l’argenterie, des peintures, des bronzes corinthiens, déliens… rien que je n’eusse moi-même choisi et entretenu. J’avais Le Discobole de Myron, Le Doryphore de Polyclète, des coupes en argent de Mentor. Verres ne tarit pas d’éloges. Il dit qu’une telle collection réclamait une assistance plus nombreuse. Il assura qu’elle méritait d’être présentée au public. Je n’y prêtai guère attention jusqu’au moment où, alors que nous dînions sur la terrasse, j’entendis du bruit en provenance de la cour intérieure. Mon intendant vint alors me prévenir qu’un chariot tiré par des bœufs était arrivé, et que les licteurs de Verres y chargeaient toutes les pièces.

Sthenius se tut à nouveau, et je pus sans peine imaginer la honte éprouvée par un homme si fier : sa femme pleurant, la maisonnée en état de choc, les contours poussiéreux des socles où avaient reposé les statues. On n’entendait plus dans le bureau que le bruit de mon style sur la cire.

— N’as-tu pas porté plainte ? s’enquit Cicéron.

— Auprès de qui ? Du gouverneur ? fit Sthenius avec un rire amer. Non, sénateur. J’étais en vie, n’est-ce pas ? S’il en était resté là, j’aurais digéré mes pertes et vous n’auriez jamais entendu parler de moi. Mais collectionner peut devenir une maladie, et je puis t’assurer que le gouverneur Verres en est gravement atteint. Te souviens-tu de ces sculptures qui ornent la place de la ville ?

— Oui, absolument. Trois très beaux bronzes. Mais tu ne vas pas me dire qu’il les a dérobées aussi ?

— Il a essayé. C’était le troisième jour qu’il passait sous mon toit. Il m’a demandé à qui elles appartenaient. Je lui ai répondu qu’elles étaient la propriété de la ville, et cela depuis des siècles. Tu sais qu’elles ont quatre cents ans ? Il a répliqué qu’il voulait l’autorisation de les déplacer dans sa résidence de Syracuse, également comme un prêt, et m’a demandé de faire les démarches auprès du conseil. J’avais compris quel genre d’homme il était, aussi ai-je répondu que je ne pouvais en tout honneur l’obliger. Il est parti le soir même. Quelques jours après, je reçus une assignation à comparaître le 5 octobre devant le préteur. J’étais poursuivi pour faux et usage de faux.

— Qui avait porté plainte ?

— Un de mes ennemis du nom d’Agathinus. C’est un client de Verres. Ma première pensée a été de l’affronter. Je n’ai rien à craindre quand il s’agit de mon honnêteté. De ma vie, je n’ai jamais falsifié un document. Mais j’ai alors appris que le juge ne serait autre que Verres lui-même, et qu’il avait déjà fixé ma peine. Je devais être fouetté devant toute la ville pour mon insolence.

— Alors tu t’es enfui ?

— Le soir même. J’ai pris un bateau sur la côte en partance pour Messana.

Cicéron appuya son menton sur sa paume et contempla Sthenius. Je connaissais bien cette attitude. Il sondait le témoin.

— Tu as dis que l’audience se tenait le 5 du mois dernier. Sais-tu ce qui s’est passé ?

— C’est ce qui m’amène ici. J’ai été condamné par contumace à être fouetté — et à payer une amende de cinq mille sesterces. Mais il y a pis encore. Au tribunal, Verres a assuré qu’on avait de nouvelles preuves contre moi, cette fois comme quoi j’avais espionné pour le compte des rebelles en Espagne. Il doit y avoir un nouveau procès à Syracuse le 1er décembre.

— Mais l’espionnage est un crime capital.

— Sénateur, crois-moi, il a décidé de me faire crucifier. Il s’en vante ouvertement. D’ailleurs, je ne serais pas le premier. J’ai besoin d’aide. Je t’en prie. Vas-tu m’aider ?

Je crus qu’il allait tomber à genoux pour embrasser les pieds du sénateur, et je soupçonne Cicéron d’avoir craint la même chose, car il se leva promptement et se mit à arpenter la pièce.

— Il me semble qu’il y a deux aspects dans cette affaire, Sthenius. D’un côté le vol de ton bien, et là, franchement, je ne vois pas trop ce qu’on peut y faire. Pourquoi crois-tu que des hommes tels que Verres cherchent avant tout à être gouverneurs ? C’est parce qu’ils savent qu’ils pourront alors se servir à discrétion. Le second aspect est la manipulation d’une procédure légale… et là, il y a davantage d’espoir.

« Je connais en Sicile plusieurs personnes dotées de grandes connaissances juridiques, et l’une d’elles habite même à Syracuse. Je vais lui écrire dès aujourd’hui pour la prier, comme une faveur personnelle, de s’occuper de ton affaire. Je lui donnerai même mon opinion sur ce qu’il convient de faire. Elle devrait adresser un recours auprès du tribunal pour annuler les poursuites du fait que tu n’es pas sur place pour y répondre. Si cette démarche échoue et que Verres insiste, ton avocat devra venir à Rome pour soutenir que l’accusation est infondée. Le Sicilien secouait la tête.

— Si un avocat de Syracuse pouvait convenir, sénateur, je n’aurais pas parcouru tout ce chemin jusqu’à Rome.

Je sentais bien que Cicéron ne voyait pas avec plaisir où tout cela pouvait conduire. Une telle affaire l’accaparerait probablement pendant des jours, et les Siciliens, comme je le lui avais rappelé, ne votaient pas. Gracieusement, certes !

— Écoute, dit-il sur un ton rassurant, ton affaire est solide. Verres est manifestement corrompu. Il abuse de l’hospitalité des gens. Il vole. Il lance de fausses accusations. Il fomente des exécutions. Sa position est indéfendable. N’importe quel avocat de Syracuse pourra te défendre, je t’assure. Et maintenant, si tu veux bien m’excuser, j’ai beaucoup de clients à recevoir et l’on m’attend au tribunal dans moins d’une heure.

Il me fit un signe de tête et je m’avançai, posant une main sur le bras de Sthenius pour le diriger vers la sortie. Le Sicilien se dégagea.

— Mais c’est toi qu’il me faut, insista-t-il.

— Pourquoi ?

— Parce que mon seul espoir que justice puisse être rendue réside ici, et pas en Sicile, où Verres contrôle les tribunaux. Et parce que tout le monde me dit que Marcus Cicéron est pratiquement le meilleur avocat de Rome.

— Ah oui, vraiment ? fit Cicéron, irrité, avec une soudaine nuance de sarcasme. Eh bien, pourquoi ne pas s’adresser directement au meilleur. Pourquoi ne pas aller voir tout de suite Hortensius ?

— J’y ai pensé, avoua sans malice son visiteur. Mais il a refusé. Il représente déjà Verres.


Je raccompagnai le Sicilien et revins trouver Cicéron, resté seul dans son bureau, penché en arrière sur son siège, en train de contempler le mur tout en jonglant avec une balle de cuir. Son bureau était jonché de livres juridiques, et Les Précédents de plaidoiries d’Hostilius faisaient partie de ceux qui étaient ouverts. Les Conditions de vente de Manilius en étaient un autre.

— Tu te rappelles l’ivrogne aux cheveux roux qui se trouvait sur le quai de Putéoles, le jour où nous sommes rentrés de Sicile ? « Oooooooh ! Mon cher ! Il revient de sa province… »

Je hochai la tête.

— C’était Verres. (La balle passait d’une main dans l’autre, puis inversement.) Ce type est ce qu’il y a de pire en matière de corruption.

— Je suis étonné qu’Hortensius fraye avec lui.

— Ça t’étonne ? Pas moi, dit-il en cessant de lancer sa balle pour l’examiner dans sa paume ouverte. Le Maître de Danse et le Sanglier…

Il rumina un moment.

— Il faudrait qu’un homme dans ma position soit devenu fou pour se frotter à Hortensius et Verres combinés, surtout pour un Sicilien qui n’est même pas citoyen romain.

— C’est vrai.

— C’est vrai, répéta-t-il.

Il prononça cependant ces mots avec une curieuse hésitation qui me fait parfois me demander s’il n’avait pas déjà embrassé tout le tableau — l’ensemble extraordinaire des possibilités et des conséquences, disposées comme une mosaïque à l’intérieur de son crâne. Mais si tel était le cas, je ne pus jamais m’en assurer, car au même instant, sa fille, Tullia, arriva en courant, toujours en chemise de nuit, afin de lui montrer quelques dessins d’enfant. Aussitôt, Cicéron reporta toute son attention sur elle, et il la souleva pour la mettre sur ses genoux.

— C’est toi qui as fait ça ? Tu as vraiment fait ça toute seule… ?

Je le laissai et retournai dans le tablinum pour annoncer que nous avions pris du retard et que le sénateur devait partir pour le tribunal. Sthenius ruminait toujours dans son coin. Il me demanda quand il pourrait espérer une réponse, à quoi je répondis simplement qu’il devrait attendre avec les autres. Peu après, Cicéron apparut en personne, donnant la main à Tullia. Il salua l’assistance d’un signe de tête, s’adressant à chacun en l’appelant par son nom (« la première règle en politique, Tiron : ne jamais oublier un visage »). Il était impeccable, comme toujours, les cheveux pommadés et coiffés en arrière, la peau parfumée, la toge lavée de frais ; les souliers de cuir rouge propres et luisants ; le visage buriné par des années de plaidoirie en plein air — soigné, mince, en forme : il resplendissait. Tous le suivirent dans le vestibule, où il souleva la petite fille pour la présenter à l’assemblée. Puis il la tourna vers lui et déposa un baiser retentissant sur ses lèvres pour lui dire au revoir. Il y eut un « Ahhh » prolongé, accompagné de quelques applaudissements isolés. Ce n’était pas seulement pour amuser la galerie — il aurait embrassé sa fille de la même façon s’ils avaient été seuls car il aimait la petite Tulliola plus qu’il aimât jamais quiconque de toute sa vie — mais il savait que l’électorat romain était du genre sentimental, et qu’une réputation de père aimant ne pouvait pas lui faire de mal.

Ainsi nous sortîmes dans le matin de novembre plein de promesses, pour plonger dans le brouhaha naissant de la ville. Cicéron marchait devant et je me tenais à ses côtés, une tablette de cire prête à servir ; Sositheus et Laurea fermaient la marche avec les coffrets à documents contenant toutes les preuves dont il aurait besoin pour son intervention au tribunal. Puis, de part et d’autre de notre cortège, cherchant à attirer l’attention du sénateur tout en s’estimant heureux de profiter de son aura, une vingtaine de parasites et demandeurs divers descendaient avec nous les pentes ombragées et respectables du mont Esquilin en direction de la puanteur, de la fumée et du vacarme de Subura. Là, la hauteur des maisons empêchait le soleil de pénétrer, et la foule dense écrasa notre phalange de partisans en une file discontinue qui persista cependant à s’attacher à nos pas. Cicéron était un personnage célèbre en ce quartier, un héros des commerçants et boutiquiers dont il avait déjà défendu les intérêts et qui le regardaient passer depuis des années. Sans qu’il eût besoin de ralentir le pas, son œil bleu et acéré enregistrait chaque tête baissée, chaque salut de la main, et il était rare que j’eusse à lui glisser un nom à l’oreille — il connaissait ses électeurs bien mieux que moi.

Je ne sais pas ce qu’il en est aujourd’hui, mais il y avait à l’époque six ou sept tribunaux qui fonctionnaient de façon quasi permanente, chacun siégeant dans une partie distincte du forum, de sorte qu’à l’heure de l’ouverture des séances, on pouvait à peine avancer entre les avocats et les juristes qui couraient partout. Pour arranger les choses, le préteur de chaque cour arrivait systématiquement de chez lui précédé d’une demi-douzaine de licteurs pour lui dégager la voie, et le hasard voulut que notre petit cortège parvienne au forum à l’instant même où Hortensius — lui-même préteur à l’époque — paradait en direction du Sénat. Nous fûmes tous retenus par sa garde pour laisser passer le grand homme. Aujourd’hui encore, je ne pense pas qu’il ait ignoré intentionnellement Cicéron, car c’était un homme aux manières raffinées, presque efféminées : il ne l’avait tout simplement pas reconnu. Mais la conséquence fut que le prétendument meilleur avocat de Rome après lui dut ravaler le salut cordial qui lui venait aux lèvres et jeta au dos du soi-disant meilleur avocat un regard de mépris d’une telle intensité que je fus surpris de ne pas voir Hortensius se frotter l’échine, juste entre les deux omoplates.

Nous devions ce matin-là nous rendre à la cour d’assises centrale, rassemblée devant la basilique Aemilia, où Caïus Popillius Laenas était, à quinze ans, accusé d’avoir tué son père d’un coup de style métallique dans l’œil. Je voyais déjà qu’une grosse foule attendait devant le tribunal. Cicéron devait prononcer la dernière plaidoirie avant la clôture du procès, et cela suffisait à attirer du monde. Mais s’il ne parvenait pas à convaincre le jury, Popillius, condamné pour parricide, serait entièrement déshabillé, fouetté au sang, puis enfermé dans un sac avec un chien, un coq et une vipère avant d’être jeté dans le Tibre. Il y avait de la soif de sang dans l’air et, alors que les curieux s’écartaient pour nous laisser passer, j’aperçus Popillius lui-même, jeune homme notoirement violent dont les sourcils se rejoignaient pour former un épais trait noir et continu. Il était assis près de son oncle, sur le banc réservé à la défense, l’air agressif et renfrogné, crachant sur quiconque s’approchait trop près.

— Il faut vraiment que nous obtenions son acquittement, fit observer Cicéron, ne serait-ce que pour épargner au chien, au coq et à la vipère l’épreuve d’être enfermés dans un sac avec Popillius.

Il assurait toujours que l’avocat n’avait pas à savoir si son client était coupable ou pas : ça, c’était le travail de la cour. Lui cherchait seulement à faire de son mieux et, en retour, les Popillii Laeni, dont la généalogie s’enorgueillissait de quatre consuls, seraient heureux de le soutenir dès qu’il briguerait une fonction.

Sositheus et Laurea posèrent les coffrets de preuves, et je me penchais pour les ouvrir quand Cicéron m’interrompit.

— Inutile, me dit-il en se tapotant la tête. Tout ce que je dois dire est consigné là.

Il s’inclina poliment devant son client.

— Bonjour, Popillius, tout cela devrait être réglé au plus vite. Puis, s’adressant à moi, il ajouta à voix basse :

— J’ai pour toi une tâche plus importante à accomplir. Donne-moi ta tablette de cire. Je veux que tu ailles au Sénat, que tu trouves le responsable et voies s’il y a une chance de faire passer ceci à l’ordre du jour cet après-midi, dit-il en écrivant rapidement. Ne dis rien encore à notre ami sicilien. Le danger est grand ; nous devons faire très attention. Une chose à la fois.

J’attendis d’avoir quitté le tribunal et d’avoir traversé une partie du forum en direction du Sénat pour risquer un œil sur ce qu’il avait écrit : De l’avis de cette Chambre, la poursuite de personnes en leur absence pour des accusations graves devrait être interdite dans les provinces. Comprenant aussitôt ce que cela impliquait, je sentis ma poitrine se serrer. D’une manière intelligente, discrète et détournée, Cicéron se préparait enfin à affronter son grand rival. Je portais une déclaration de guerre.


Gellius Publicola, commandant militaire de la vieille école, grossier et délicieusement stupide, était le consul qui présidait en ce mois de novembre. On disait, ou du moins Cicéron disait, que quand Gellius avait traversé Athènes avec son armée, vingt ans plus tôt, il avait proposé d’arbitrer le conflit entre les écoles de philosophie rivales : il voulait organiser une conférence où elles pourraient résoudre une fois pour toutes le problème du sens de la vie, afin de leur éviter de perdre leur temps en vaines discussions. Je connaissais bien le secrétaire de Gellius, aussi, comme le programme de l’après-midi était particulièrement léger, sans rien de prévu qu’un compte rendu de la situation militaire, accepta-t-il d’ajouter la motion de Cicéron à l’ordre du jour.

— Mais, me dit-il, tu devras prévenir ton maître que le consul a eu vent de sa petite plaisanterie sur les philosophes, et qu’il n’apprécie pas beaucoup.

Le temps que je revienne aux assises, Cicéron était déjà bien lancé dans sa plaidoirie de clôture en faveur de la défense. Ce n’est pas l’une de celles qu’il a choisi par la suite de conserver, aussi n’en ai-je malheureusement pas le texte. Tout ce dont je me souviens est qu’il gagna le procès en promettant fort astucieusement que le jeune Popillius, s’il était acquitté, consacrerait le reste de sa vie au service militaire — engagement qui prit la partie adverse, le jury et son client lui-même totalement par surprise. Mais cela lui permit d’obtenir gain de cause et, à peine le verdict rendu, sans perdre la moindre minute supplémentaire avec Popillius ni prendre le temps d’avaler une bouchée, il partit en direction du Sénat, toujours suivi par sa cohorte d’admirateurs, qui enflait à mesure que se répandait la rumeur que le célèbre avocat allait encore s’exprimer en public.

Cicéron soutenait toujours que ce n’était pas à l’intérieur du Sénat que se traitaient les vraies affaires de la République, mais dehors, dans l’entrée en plein air qu’on appelait le senaculum et où les sénateurs étaient obligés d’attendre jusqu’à ce que le quorum soit atteint. Ce rassemblement quotidien de silhouettes à toge blanche, qui pouvait durer plus d’une heure, était l’une des grandes attractions de la ville et, pendant que Cicéron se joignait aux sénateurs, Sthenius et moi allâmes nous mêler à la foule des curieux, de l’autre côté du forum. (Le malheureux Sicilien n’avait toujours pas la moindre idée de ce qui se passait.)

Il est dans la nature des choses que tous les politiciens ne puissent atteindre à la grandeur. Sur les six cents hommes que comptait alors le Sénat, seuls huit pourraient être élus préteurs chaque année, et seuls deux d’entre eux pourraient poursuivre leur ascension pour parvenir à l’imperium suprême du consulat. Autrement dit, plus de la moitié de ceux qui arpentaient le senaculum étaient condamnés à ne jamais occuper de fonctions d’élu. Ils formaient ce que les aristocrates appelaient avec mépris les pedarii, les hommes qui votaient avec leurs pieds, passant consciencieusement d’un côté ou de l’autre du forum chaque fois qu’un vote s’imposait. Cependant, ces citoyens formaient à leur façon l’ossature de la République : banquiers, hommes d’affaires et propriétaires fonciers venus de toute l’Italie ; riches, prudents et patriotes ; se méfiant de l’arrogance et des apparences des aristocrates. Comme Cicéron, c’étaient souvent des « hommes nouveaux », les premiers de leur famille à gagner une élection au Sénat. Il faisait partie de ces gens et, à le regarder se frayer un chemin parmi eux cet après-midi-là, on avait l’impression d’observer un maître artisan dans son atelier, un sculpteur s’attaquant à la pierre — ici une main effleurant un coude, là un bras se posant lourdement sur des épaules massives ; avec tel personnage, une plaisanterie grasse ; avec tel autre, une parole grave de condoléances, la main pressée sur le cœur pour exprimer toute sa sympathie ; retardé par un importun, il faisait comme s’il avait toute la journée pour prêter l’oreille à son histoire ennuyeuse, mais on voyait sa main voleter vers le premier passant pour l’accrocher et pivoter avec la grâce d’un danseur tout en jetant derrière lui un regard d’excuse et de regret des plus tendres — il lui fallait maintenant s’occuper de quelqu’un d’autre. Il lui arrivait de faire un geste dans notre direction, et un sénateur nous dévisageait alors, quand il ne secouait pas la tête avec incrédulité, ou bien nous assurait de son soutien d’un petit signe de tête.

— Qu’a-t-il dit à propos de moi ? me demanda Sthenius. Qu’est-ce qu’il va faire ?

Je ne répondis rien, puisque je n’en savais rien moi-même.

Il était déjà évident qu’Hortensius avait compris qu’il se passait quelque chose, mais sans savoir précisément quoi. L’ordre du jour était affiché à sa place habituelle, près de la porte du Sénat. Je vis Hortensius s’arrêter pour le lire — la poursuite de personnes en leur absence pour des accusations graves devrait être interdite dans les provinces — puis se détourner, intrigué. Gellius Publicola était assis à l’entrée sur son siège d’ivoire sculpté, encadré par sa suite, attendant que les entrailles eussent été examinées et les augures déclarés propices avant de faire entrer les sénateurs dans la curie. Hortensius s’approcha de lui, les mains grandes ouvertes en signe d’interrogation. Gellius haussa les épaules et désigna Cicéron non sans irritation. Hortensius fit volte-face et découvrit son rival ambitieux entouré par un cercle de sénateurs qui semblaient autant de conspirateurs. Il se rembrunit et partit rejoindre ses propres amis de l’aristocratie : les trois frères Metellus — Quintus, Lucius et Marcus — et les deux vieux anciens consuls qui dirigeaient en fait l’Empire : Quintus Catulus (dont Hortensius avait épousé la sœur) et le double triomphateur Publius Servilius Vatia Isauricus. Après toutes ces années, le simple fait d’écrire leur nom me fait encore dresser les cheveux sur la tête car ils faisaient partie de ces hommes sévères, inflexibles et pétris des anciennes valeurs républicaines qu’on ne trouve plus aujourd’hui. Hortensius dut les informer de la motion, parce qu’ils se tournèrent tous les cinq lentement vers Cicéron. Juste après, une trompette donna le signal de l’ouverture de la séance, et les sénateurs firent la queue pour entrer.

L’ancien Sénat était un immense temple gouvernemental sombre et frais, coupé en deux par une large allée centrale en carrelage noir et blanc. De part et d’autre de cette allée, de longues travées de bancs en bois destinés aux sénateurs se faisaient face sur six rangs de profondeur, avec une estrade tout au bout pour les sièges des consuls. La lumière de cet après-midi de novembre, pâle et bleuâtre, tombait en traits des fenêtres sans vitres situées juste sous les chevrons du toit. Des pigeons roucoulaient sur les rebords et volaient à travers la Chambre, laissant tomber de petites plumes, quand ce n’étaient pas des giclées de fiente, sur les sénateurs en dessous. Certains prétendaient que cela portait chance de se faire souiller ainsi pendant que l’on parlait, d’autres y voyaient un mauvais présage, quelques-uns encore assuraient que tout dépendait de la couleur du dépôt. Les superstitions étaient aussi nombreuses que leurs interprétations. Cicéron n’y prêtait guère attention, pas plus qu’il ne s’intéressait aux dispositions des entrailles de mouton ni ne voulait savoir si un coup de tonnerre avait retenti à droite ou à gauche ou quel chemin particulier empruntait telle volée d’oiseaux dans le ciel — ce n’étaient pour lui que des sornettes, même s’il fit par la suite campagne pour des élections au collège des Augures.

Suivant la tradition ancienne, toujours en application à cette époque, les portes du Sénat restaient ouvertes afin que l’on puisse entendre les débats. La foule, dont Sthenius et moi faisions partie, se dépêcha de traverser le forum pour arriver au seuil de la curie, où nous fûmes arrêtés par une simple corde. Gellius parlait déjà et relatait les dépêches des commandants des armées sur le terrain. Les nouvelles des trois fronts étaient bonnes. En Italie du Sud, l’immensément riche Marcus Crassus — il assura un jour qu’on ne pouvait se dire riche que quand on pouvait entretenir une légion de cinq mille hommes avec ses seuls revenus — matait la révolte des esclaves de Spartacus avec la plus grande sévérité. En Espagne, après six années de combats, Pompée le Grand éliminait le reste des armées rebelles. En Asie Mineure, Lucius Lucullus remportait une glorieuse série de victoires sur le roi Mithridate. Une fois leurs rapports lus, les partisans de chacun se levèrent à tour de rôle pour encenser les exploits de leurs protecteurs et dénigrer subtilement ceux de leurs rivaux. Je connaissais les motivations politiques qui se dissimulaient derrière tout cela et l’expliquai à Sthenius en un chuchotement suffisant :

— Crassus déteste Pompée et est déterminé à vaincre Spartacus avant que Pompée ne puisse rentrer d’Espagne avec ses légions pour s’attribuer tous les honneurs. Pompée déteste Crassus et voudrait s’octroyer la gloire de briser Spartacus afin de priver Crassus de son triomphe. Crassus et Pompée détestent tous les deux Lucullus parce qu’il a le poste le plus prestigieux.

— Et qui Lucullus déteste-t-il ?

— Pompée et Crassus bien entendu, parce qu’ils complotent contre lui.

Je me sentais heureux comme un gosse qui vient de réciter parfaitement sa leçon. Tout cela n’était qu’un jeu pour moi à l’époque, et je ne me doutais pas que nous pourrions être entraînés à y participer. Le débat s’interrompit sans qu’il fût besoin de voter, et les sénateurs se mirent à parler entre eux. Gellius, qui devait avoir une bonne soixantaine d’années, approcha la feuille de l’ordre du jour tout contre son visage et loucha dessus avant de scruter la salle pour tenter de repérer Cicéron qui, en tant que jeune sénateur, devait s’en tenir à un banc éloigné, près de la porte. Cicéron finit par se lever pour se montrer. Gellius s’assit, le brouhaha des voix cessa et je pris mon style. Il y eut un silence, que Cicéron laissa s’éterniser, vieux stratagème destiné à faire monter la tension. Puis, quand il eut attendu tellement longtemps qu’on commençait à se demander si quelque chose n’allait pas, il prit la parole — d’abord à voix basse et hésitante, pour forcer ses auditeurs à tendre l’oreille, le rythme de ses paroles les harponnant sans même qu’ils s’en rendissent compte.

— Honorables sénateurs, comparé aux comptes rendus grisants des hommes d’armes que nous venons d’entendre, je crains que ce que j’ai à vous dire vous paraisse de bien peu d’importance. Mais (et sa voix monta) si cette noble assemblée n’a désormais plus le temps d’entendre la supplique d’un malheureux innocent, alors tous ces actes de courage sont sans valeur, et nos soldats auront saigné en vain.

Il y eut un murmure d’assentiment en provenance des bancs autour de lui.

— Ce matin, s’est présenté chez moi un de ces hommes innocents qui s’est vu traiter par l’un des nôtres d’une façon si monstrueuse, si honteuse et si cruelle que les dieux eux-mêmes doivent en verser des larmes. Je fais référence à l’honorable Sthenius de Therme, qui résidait récemment dans la malheureuse province de Sicile, tellement dépouillée et mal administrée.

Au nom de « Sicile », Hortensius, qui se tenait vautré sur le banc de devant, le plus près du consul, se contracta légèrement. Sans détourner les yeux de Cicéron, il se tourna et chuchota quelques mots à l’adresse de Quintus, l’aîné des trois frères Metellus, qui se pencha aussitôt en arrière pour faire signe à Marcus, le plus jeune de la fratrie. Marcus s’accroupit pour recevoir ses instructions puis, après s’être brièvement incliné devant le consul en exercice, descendit rapidement l’allée dans ma direction. Je crus un instant qu’il allait me heurter — ils étaient rudes et sans vergogne, ces Metelli —, mais il ne m’accorda pas même un regard. Il souleva la corde, plongea dessous, s’enfonça dans la foule et disparut.

Pendant ce temps, Cicéron prenait son rythme de croisière. Lorsque nous avions quitté Molon, gardant le précepte l’élocution, l’élocution et encore l’élocution gravé dans son esprit, il avait passé bien des heures au théâtre, à étudier la méthode des acteurs, et avait développé un talent considérable pour le mime et l’imitation. Avec une formidable économie du verbe et du geste, il pouvait faire surgir dans ses discours les personnes auxquelles il faisait référence. Cet après-midi-là, il gratifia le Sénat d’une véritable représentation de gala : l’arrogance fanfaronne de Verres y contrastait avec la dignité tranquille de Sthenius, les Siciliens persécutés reculaient devant la vilenie de l’exécuteur des hautes œuvres, Sextius. Sthenius lui-même avait peine à croire à ce qui se passait. Il n’y avait pas une journée qu’il se trouvait dans la capitale, et il était là, sujet d’un débat au cœur même du Sénat romain. Pendant ce temps, Hortensius ne cessait de jeter des regards vers la porte et, alors que Cicéron arrivait à sa péroraison — « Sthenius réclame notre protection, non seulement contre un voleur, mais contre l’homme même qui est censé punir les voleurs ! » —, il bondit sur ses pieds. Selon les règles du Sénat, un préteur en exercice avait toujours la préséance sur un humble représentant des pedarii, et Cicéron n’eut d’autre choix que de lui céder la parole.

— Sénateurs ! tonna Hortensius, nous avons supporté cela assez longtemps ! Nous n’avons certainement jamais vu un tel opportunisme s’afficher devant cette noble assemblée ! On nous présente une vague motion, et voilà qu’elle s’avère se référer à un seul homme. On ne nous informe pas de ce dont il s’agit. Nous n’avons aucun moyen de vérifier si ce que nous entendons est vrai. Gaius Verres, membre éminent de cet Ordre, est diffamé sans avoir la moindre chance de se défendre. Je propose de suspendre immédiatement la séance !

Hortensius s’assit sous les applaudissements des aristocrates. Cicéron se leva, le visage impassible.

— Le sénateur ne doit pas avoir lu la motion, fit-il avec un étonnement feint. Où est-il fait mention de Gaius Verres ? Messieurs, je ne demande pas à cette assemblée de se prononcer sur le cas de Gaius Verres. Il ne serait pas équitable de juger Gaius Verres en son absence. Gaius Verres n’est pas ici pour se défendre. Et maintenant que nous avons établi ce principe, Hortensius voudra-t-il l’étendre à mon client et convenir que celui-ci ne devrait pas être jugé en son absence non plus ? Ou devrait-il y avoir une loi pour les aristocrates et une autre pour le reste d’entre nous ?

Cela fit aussitôt monter la température et mit les pedarii du côté de Cicéron tandis que la foule massée à la porte hurlait de joie. Je sentis quelqu’un me pousser rudement par-derrière, et Marcus Metellus se força un passage dans la curie pour remonter vivement l’allée en direction d’Hortensius. Cicéron le regarda avancer, d’abord en affichant une expression de surprise, puis de compréhension. Il leva aussitôt la main pour réclamer le silence.

— Très bien. Puisque Hortensius juge la motion originale trop vague, reformulons-la afin qu’il ne subsiste aucun doute. Je propose un amendement : Attendu que Sthenius a été poursuivi en son absence, il est convenu qu’aucun jugement par contumace ne peut avoir lieu, et que, si un tel jugement a déjà été rendu, il soit annulé. Et j’ajoute : votons-le sur-le-champ, et, dans la plus grande tradition du Sénat romain, épargnons à un innocent l’épouvantable châtiment de la crucifixion !

Sous les acclamations et les sifflets mêlés, Cicéron s’assit et Gellius se leva.

— La motion est énoncée, déclara le consul. Quelqu’un veut-il prendre la parole ?

Hortensius, les frères Metellus et quelques autres membres de leur parti tels Scribonius Curion, Sergius Catilina et Aemilius Alba s’étaient rassemblés autour du premier banc, et la curie sembla brièvement s’orienter vers une fracture, ce qui aurait parfaitement convenu à Cicéron. Mais lorsque les aristocrates finirent par regagner leur place, la silhouette osseuse de Catulus apparut encore debout.

— Je crois que je vais prendre la parole, annonça-t-il. Oui, je crois que j’ai quelque chose à dire.

Catulus avait un cœur de pierre — c’était l’arrière arrière arrière arrière arrière petit-fils (je ne crois pas me tromper sur le nombre d’« arrière ») du Catulus qui avait triomphé d’Hamilcar durant la première guerre punique — et pas moins de deux siècles d’histoire se trouvaient distillés dans sa vieille voix aigre.

— Je vais prendre la parole, répéta-t-il, et ce que je veux dire en premier, c’est que ce jeune homme (il désigna Cicéron) ne sait rigoureusement rien « des plus grandes traditions du Sénat romain » car, si tel était le cas, il aurait conscience qu’aucun sénateur n’en attaque jamais un autre, sinon en face. Cela témoigne d’un manque certain d’éducation. Je le regarde assis là, malin et impatient, et savez-vous ce que je pense, messieurs ? Je pense à la sagesse du vieux dicton : « Une once d’hérédité vaut une livre de mérite ! »

C’était maintenant au tour des aristocrates de se tordre de rire. Catilina, dont j’aurai beaucoup à dire par la suite, désigna Cicéron, puis passa son index sous sa gorge. Cicéron rougit mais parvint à garder son sang-froid. Il réussit même à afficher un maigre sourire. Catulus se retourna avec délice vers les bancs derrière lui, et j’entrevis son profil ricanant, acéré, au nez crochu, évoquant une effigie sur une pièce de monnaie. Puis il se replaça face à l’assemblée.

— La première fois que je pénétrai dans cette curie, sous le consulat de Claudius Pulcher et Marcus Perpernat…

Sa voix prit un ton assuré et monotone.

Cicéron chercha mon regard. Il articula quelque chose, leva les yeux vers les fenêtres, puis me désigna la porte d’un signe de tête. Je compris tout de suite ce qu’il voulait et, alors que je me frayais un chemin vers le forum parmi le public, je songeai soudain que Marcus Metellus avait dû être chargé d’accomplir exactement la même mission un moment plus tôt. Il était à cette époque plus difficile de mesurer le temps avec exactitude, et l’on estimait que la dernière heure ouvrable de la journée commençait lorsque le soleil tombait à l’ouest de la Colonne de Ménius. Je ne doutais pas que cet instant était imminent, et que l’employé chargé de constater la position du soleil était déjà en route pour annoncer l’heure au consul. Il était en effet interdit au Sénat de siéger après le coucher du soleil. De toute évidence, Hortensius et ses amis projetaient de garder la parole pendant toute la dernière heure de la séance afin d’empêcher que la motion de Cicéron fût soumise au vote. J’eus à peine le temps de vérifier par moi-même la positon du soleil, de retraverser le forum en courant et de me glisser parmi la foule jusqu’au seuil de la curie que Gellius annonçait :

— La dernière heure !

Cicéron se leva aussitôt afin de soulever un point de procédure, mais Gellius ne voulut rien entendre, et la parole était toujours à Catulus. Celui-ci retraçait interminablement l’histoire du gouvernement provincial, partant pratiquement de l’époque où la louve allaitait Romulus. (Le père de Catulus, également consul, était mort de façon tristement célèbre en s’enfermant dans une pièce hermétique où il fit brûler du charbon de bois pour s’asphyxier avec la fumée ; Cicéron soutenait qu’il avait sûrement fait cela pour ne plus avoir à écouter les discours de son fils.) Lorsque celui-ci finit par atteindre une sorte de conclusion, il céda aussitôt la parole à Quintus Metellus. À nouveau, Cicéron se leva, mais il fut cette fois encore battu par la règle du rang. Metellus jouissait de la dignité prétorienne et, à moins qu’il ne choisît de lui céder la parole, ce qui n’entrait évidemment pas dans ses intentions, Cicéron n’avait aucun droit de la lui prendre. Pendant un instant, Cicéron voulut insister malgré un rugissement de protestations, mais les hommes qui l’encadraient — dont l’un était Servius, son ami juriste qui avait ses intérêts à cœur et voyait qu’il risquait de se ridiculiser — tirèrent sur sa toge et le firent asseoir.

Il était interdit d’allumer une lampe ou un quelconque feu à l’intérieur de la curie. À mesure que l’obscurité tombait, le froid s’intensifiait et les formes blanches des sénateurs, immobiles dans le crépuscule de novembre, commençaient à évoquer une assemblée de fantômes. Lorsque Metellus eut parlé pendant ce qui sembla durer une éternité puis se fut assis en cédant la parole à Hortensius — qui était capable de discourir sur n’importe quoi pendant des heures —, tout le monde savait que le débat était terminé, et Gellius ne tarda pas à clore la séance. Il descendit l’allée en boitillant, vieillard pressé d’aller dîner, précédé par quatre licteurs porteurs de sa chaise curule. Une fois qu’il eut franchi la porte, les sénateurs le suivirent tandis que Sthenius et moi battions en retraite dans le forum pour y attendre Cicéron. Peu à peu, la foule autour de nous se clarifia. Le Sicilien ne cessait de me demander ce qui se passait, mais je jugeai plus sage de ne rien lui répondre, aussi patientâmes-nous en silence. Je me représentais Cicéron, assis, seul, sur un banc du fond, attendant que la curie se vide pour n’avoir à parler à personne. Je craignais en effet qu’il n’eût sérieusement perdu la face. Mais, à ma grande surprise, il sortit en bavardant avec Hortensius et un autre sénateur plus âgé que je ne reconnus pas. Ils s’entretinrent un moment sur les marches du Sénat, se serrèrent la main et se séparèrent.

— Savez-vous qui c’était ? demanda Cicéron en nous rejoignant. (Loin d’être abattu, il paraissait profondément amusé.) C’était le père de Verres. Il a promis d’écrire à son fils pour le presser d’abandonner les poursuites si nous acceptions de ne pas porter cette affaire devant le Sénat.

Le pauvre Sthenius parut si soulagé que je crus qu’il allait mourir de gratitude. Il tomba à genoux et se mit à embrasser les mains du sénateur. Cicéron fit la grimace et le releva doucement.

— Vraiment, mon cher Sthenius, gardez vos remerciements pour quand j’aurai effectivement obtenu quelque chose. Il a seulement promis d’écrire, c’est tout. Nous n’avons aucune garantie de quoi que ce soit.

— Mais vous allez accepter la proposition ?

— Quel choix avons-nous ? demanda Cicéron en haussant les épaules. Même si je représente la motion, ils continueront de monopoliser la parole indéfiniment.

Je ne pus m’empêcher de demander pourquoi, en ce cas, Hortensius prenait la peine de proposer un marché.

— C’est une bonne question, répondit Cicéron en hochant lentement la tête.

Une brume s’élevait au-dessus du Tibre et, dans les boutiques qui bordaient l’Argiletum, les lampes projetaient une lueur jaune et voilée. Cicéron huma l’air humide.

— Je suppose que ce ne peut être que parce qu’il était embarrassé. Et pourtant, on sait qu’il lui en faut beaucoup. Il semblerait donc que même lui préférerait ne pas trop s’afficher publiquement avec un criminel aussi patent que Verres. Il essaie donc de régler les choses à l’amiable. Je me demande combien il touche de la part de Verres : ce doit être une somme considérable.

— Hortensius n’était pas seul à se porter à la défense de Verres, lui rappelai-je.

— Non, dit Cicéron, qui jeta vers le Sénat un regard indiquant qu’une idée venait de lui venir. Ils sont tous impliqués dans cette histoire, n’est-ce pas ? Les frères Metellus sont de vrais aristocrates — ils ne lèveraient pas le petit doigt pour aider quiconque en dehors d’eux-mêmes, à moins que ce ne soit pour de l’argent. Quant à Catulus, cet individu ferait tout pour de l’or. Il a entrepris de tels travaux sur le Capitule au cours des dix dernières années que le temple de Jupiter va bientôt pouvoir être dédié à sa mémoire. À vue de nez, je dirais que nous avons assisté au transfert d’un bon demi-million de sesterces en pots-de-vin, cet après-midi, Tiron. Quelques bronzes de Delos — aussi beaux soient-ils, Sthenius, pardonne-moi — ne sauraient suffire à acheter une telle protection. Que fabrique donc Verres là-bas, en Sicile ?

Il entreprit soudain de retirer sa chevalière.

— Porte ça aux Archives nationales, Tiron, et montre-la à l’un des employés. Demande à voir en mon nom tous les comptes officiels soumis au Sénat par Gaius Verres.

Mon visage dut exprimer mon désarroi.

— Mais ce sont des hommes de Catulus qui s’occupent des Archives nationales. Il apprendra certainement ce que tu fais.

— On ne peut pas l’éviter.

— Que dois-je chercher ?

— Tout ce qui peut se révéler intéressant. Tu le sauras quand tu le verras. Vas-y vite, pendant qu’il reste un peu de lumière.

Il posa son bras sur les épaules du Sicilien.

— Quant à toi, Sthenius, tu viens dîner avec moi, ce soir, j’espère ? Nous serons en famille et je suis certain que ma femme sera enchantée de faire ta connaissance.

J’en doutais plutôt, mais ce n’était naturellement pas à moi de le dire.


Le tabularium, qui datait de six ans à peine, dominait le forum plus massivement encore qu’aujourd’hui car il subissait alors beaucoup moins de concurrence. Je gravis le grand escalier jusqu’à la première galerie et, le temps que je trouve quelqu’un, j’avais le cœur emballé. Je lui montrai le sceau et demandai à voir, de la part du sénateur Cicéron, les comptes de Verres. L’employé commença par prétendre n’avoir jamais entendu parler de Cicéron et que, de toute façon, c’était l’heure de la fermeture. Mais je montrai alors la direction de la prison et lui répliquai fermement que, s’il ne désirait pas passer un mois enchaîné dans la prison d’État pour entrave à affaires officielles, il ferait mieux d’aller me chercher ces dossiers tout de suite. (Une des leçons que j’avais apprises de Cicéron était la meilleure façon de dissimuler sa nervosité.) Il se renfrogna, réfléchit un instant et me pria de le suivre.

Les Archives nationales étaient le domaine de Catulus, véritable temple qui lui était dédié, à lui et à sa tribu. Les voûtes étaient surmontées de l’inscription : Q. Lutatius Catulus, fils de Quintus, petit-fils de Quintus, consul qui, par décret du Sénat, a commandé l’érection de ces Archives nationales puis les a jugées conformes. Et, à l’entrée, trônait sa statue grandeur nature, plus jeune et héroïque qu’il n’était apparu au Sénat dans l’après-midi. La plupart des gens qui travaillaient là étaient ses esclaves ou ses affranchis, et portaient son emblème, un petit chien, cousu sur leur tunique. Il faut que je vous dise quel genre d’homme était Catulus. Il reprochait le suicide de son père au préteur du parti populaire, Gratidianus — un parent lointain de Cicéron —, et, après la victoire des aristocrates dans la guerre civile qui opposa Marius à Sylla, il saisit l’occasion de se venger. Sur son ordre, son jeune protégé, Sergius Catilina, s’empara de Gratidianus et le fit fouetter à travers les rues jusqu’au tombeau de la famille Catulus. Là-bas, on lui brisa les bras et les jambes, on lui coupa le nez et les oreilles, on lui arracha la langue avant de la découper en morceaux et on lui arracha les yeux. On trancha alors sa tête atrocement mutilée, et Catilina la porta en triomphe à Catulus, qui attendait au forum. Vous étonnez-vous toujours de ce que je me sois senti si nerveux en attendant l’ouverture des chambres ?

Les dossiers sénatoriaux étaient conservés dans des chambres fortes à l’épreuve du feu, conçues pour résister à la foudre et creusées dans la roche du Capitule, et quand les esclaves ouvrirent la grande porte de bronze, j’entrevis des milliers et des milliers de rouleaux de papyrus disparaissant dans l’ombre de la colline sacrée. Cinq cents ans d’histoire étaient concentrés dans ce petit espace : un demi-millénaire de magistratures et de gouvernements, de décrets proconsulaires et de règlements judiciaires, de la Lusitanie à la Macédoine, de l’Afrique à la Gaule, et la plupart de ces actes portaient le nom de quelques familles seulement : les Aemilii, les Claudii, les Cornelii, les Lutatii, les Metelii, les Servilii. C’est ce qui donnait à Catulus et à ses pairs l’audace de regarder de haut les chevaliers provinciaux tels que Cicéron.

Ils me firent attendre dans une antichambre pendant qu’ils cherchaient les dossiers de Verres, puis finirent par m’apporter une seule boîte contenant peut-être une douzaine de rouleaux. D’après les étiquettes fixées à leur extrémité, je vis que c’étaient tous, à l’exception d’un seul, des comptes rendus de sa carrière de préteur urbain. L’exception en question était un papyrus très mince qui ne valait même pas la peine d’être déroulé. Couvrant la période où il travaillait comme magistrat débutant, douze ans auparavant, à l’époque de la guerre entre Sylla et Marius, il ne contenait que trois phrases : J’ai reçu 2 235 417 sesterces. J’ai dépensé en honoraires, grain, paiements des légats, du proquesteur, de la cohorte prétorienne 1 635 417 sesterces. J’en ai laissé 600 000 à Arminium. Au souvenir des quantités de rouleaux de comptes méticuleux issus de la préture de Cicéron en Sicile, rouleaux que j’avais intégralement rédigés pour lui, je me retins à peine de rire.

— C’est tout ce qu’il y a ?

L’employé m’assura que oui.

— Mais où sont les comptes rendus de son service en Sicile ?

— Ils n’ont pas encore été soumis au Trésor.

— Pas encore ? Il est gouverneur depuis près de deux ans !

L’employé me regarda sans comprendre, et je vis qu’il était inutile de perdre davantage de temps avec lui. Je recopiai les trois lignes relatives à la questure de Verres, puis sortis dans le soir.

Pendant que je me trouvais aux Archives nationales, l’obscurité était tombée sur Rome. Chez Cicéron, la famille avait déjà commencé à dîner. Mais le maître avait donné pour instruction à son intendant Eros de me conduire dans la salle à manger dès que je serais rentré. Je le trouvai allongé sur une banquette près de Terentia. Son frère, Quintus, était là aussi en compagnie de sa femme, Pomponia. La troisième couche était occupée par le cousin de Cicéron, Lucius, et l’infortuné Sthenius, toujours vêtu de ses habits de deuil poussiéreux, qui se tortillait, mal à l’aise. Je sentis en entrant l’atmosphère tendue, quoique Cicéron parût de fort belle humeur. Il aimait les dîners. Ce n’était pas tant la qualité des mets et des boissons qui lui importait, que les personnes présentes et la conversation. Quintus et Lucius étaient, avec Atticus, les trois hommes qu’il aimait le plus au monde.

— Alors ? me demanda-t-il.

Je lui racontai ce qui s’était passé et lui montrai ma copie des comptes de la questure de Verres. Il la parcourut, émit un grognement et poussa la tablette de cire de l’autre côté de la table.

— Regarde ça, Quintus. Ce bandit est trop paresseux ne serait-ce que pour mentir convenablement. Six cent mille sesterces — quelle somme bien ronde, sans un as qui dépasse — et où les dépose-t-il ? Dans une ville bien entendu occupée par les troupes de l’opposition afin qu’on puisse leur en attribuer le vol éventuel ! Et aucun compte de Sicile n’aurait été présenté en deux ans ? Je te remercie, Sthenius, d’avoir attiré mon attention sur cette fripouille.

— Oh oui, merci mille fois, ajouta Terentia avec une suavité acerbe. Merci du fond du cœur de nous fâcher avec la moitié des bonnes familles de Rome. Mais sans doute pourrons-nous frayer avec des Siciliens à présent, alors tout ira bien. D’où venez-vous, déjà ?

— De Therme, madame.

— Therme. Jamais entendu parler. Mais je suis sûre que c’est charmant. Tu pourras y faire des discours au conseil municipal, Cicéron. Peut-être même pourras-tu te faire élire là-bas, maintenant que Rome t’est définitivement fermé. Tu pourras être consul de Therme et j’en serai la première dame.

— Un rôle dont tu t’acquitteras avec ton charme coutumier, ma chérie, je n’en doute pas, commenta Cicéron en lui tapotant le bras.

Ils pouvaient passer des heures à s’asticoter ainsi, et il me semble parfois qu’ils y trouvaient plaisir.

— Je n’arrive toujours pas à voir ce que tu peux y faire, intervint Quintus.

Il revenait tout juste du service militaire. De quatre ans le cadet de son frère, il n’avait pas la moitié de son intelligence.

— Si tu dénonces la conduite de Verres devant le Sénat, ils vont s’arranger pour que ce ne soit pas recevable. Si tu essaies de lui intenter un procès, ils feront en sorte qu’il soit acquitté. Je te conseille de ne pas mettre ton nez là-dedans.

— Et toi, Lucius, qu’est-ce que tu en dis ?

— Je dis qu’aucun homme d’honneur siégeant au Sénat ne doit tolérer que ce genre de corruption puisse se pratiquer en toute impunité. Maintenant que tu connais les faits, il est de ton devoir de les rendre publics.

— Bravo ! s’exclama Terentia. Voilà qui est parlé comme un vrai philosophe, qui n’a jamais occupé la moindre fonction de toute sa vie.

Pomponia bâilla avec ostentation.

— On ne pourrait pas parler d’autre chose ? La politique est tellement ennuyeuse !

C’était une femme fatigante dont le seul attrait, à part un buste proéminent, était d’être la sœur d’Atticus. Je vis les regards des deux frères Cicéron se croiser, et mon maître esquissa un mouvement de tête à peine perceptible : ignore-la, disait son expression, ça ne vaut pas la peine de se disputer pour ça.

— D’accord, concéda-t-il. Assez de politique. Mais je propose un toast. (Il leva sa tasse et les autres l’imitèrent.) À notre vieil ami Sthenius. Qu’au moins ce jour puisse marquer le début du retour de sa fortune. À Sthenius !

Le Sicilien avait les yeux humides de larmes de gratitude.

— À Sthenius !

— Et à Therme, Cicéron, ajouta Terentia, ses petits yeux bruns, ses yeux de musaraigne, brillant de malice par-dessus le bord de son verre. N’oublions pas Therme.

Je pris mon repas seul dans la cuisine et me mis, épuisé, au lit avec une lampe et un traité de philosophie que j’étais trop fatigué pour lire (j’étais libre d’emprunter ce que je voulais dans la petite bibliothèque familiale). Plus tard, j’entendis les invités partir et les verrous se refermer sur la grande porte. Puis j’entendis Cicéron et Terentia monter en silence l’escalier et partir chacun de son côté car elle avait depuis longtemps choisi de dormir dans une autre partie de la maison pour éviter qu’il ne la réveille avant l’aube. J’entendis Cicéron arpenter le plancher au-dessus de ma tête, éteignis ma lampe et sombrai aussitôt dans le sommeil au son de ses pas qui allaient et venaient inlassablement.

Ce fut six semaines plus tard que nous eûmes enfin des nouvelles de Sicile. Verres n’avait pas tenu compte des exhortations de son père. Le 1er décembre, à Syracuse, exactement comme il avait menacé de le faire, il avait jugé Sthenius en son absence, l’avait déclaré coupable d’espionnage et condamné à la crucifixion. Puis il avait envoyé ses représentants à Rome pour l’arrêter et le ramener afin d’être exécuté.

III

Le défi méprisant du gouverneur de Sicile prit Cicéron par surprise. Il était convaincu d’avoir conclu un arrangement entre hommes d’honneur, qui garantissait la vie de son client.

— Mais bien sûr, se plaignit-il amèrement, ils ne savent même pas ce que c’est qu’un homme d’honneur.

Il arpentait la maison dans un état de fureur qui ne lui ressemblait pas. Il avait été joué ! On l’avait pris pour un imbécile ! Il allait foncer directement au Sénat pour dénoncer leurs mensonges éhontés ! J’étais sûr qu’il ne tarderait pas à se calmer. Il ne savait que trop qu’il n’était pas en position ne fût-ce que de demander audience au Sénat : il risquait l’humiliation.

Mais il devait cependant bien admettre qu’il fallait à tout prix protéger son client, aussi, le lendemain matin du jour où Sthenius avait appris sa condamnation, Cicéron convoqua une réunion au sommet dans son bureau pour déterminer la meilleure façon de réagir. D’aussi loin que je me souvienne, c’était la première fois qu’il éconduisait tous ses visiteurs habituels du matin, et nous nous retrouvâmes tous les six entassés dans ce petit espace : Cicéron, Quintus, Lucius, Sthenius, moi-même (pour prendre des notes) et Servius Sulpicius, déjà considéré à l’époque comme l’un des juristes les plus doués de sa génération. Cicéron commença par prier Servius de lui donner son avis juridique sur la question.

— Théoriquement, dit Servius, notre ami a le droit de faire appel à Syracuse, mais seulement auprès du gouverneur, qui n’est autre que Verres lui-même. Cette voie nous est donc fermée. Poursuivre Verres n’est pas une option : en tant que gouverneur en exercice, il bénéficie de l’immunité. De plus, Hortensius est préteur au tribunal des extorsions jusqu’en janvier. Et, cerise sur le gâteau, le jury serait composé de sénateurs qui jamais ne condamneraient l’un des leurs. Tu pourrais proposer une autre motion, mais tu as déjà essayé, et sans doute obtiendrais-tu le même résultat. Sthenius ne peut continuer de vivre ouvertement à Rome — quiconque est accusé d’un crime capital est automatiquement banni de la ville, de sorte qu’il lui est impossible de rester ici. En fait, Cicéron, tu risques toi-même des poursuites si tu l’abrites sous ton toit.

— Que me conseilles-tu alors ?

— Le suicide, répondit Servius.

Sthenius laissa échapper un grognement terrible.

— Non, sérieusement, je crains que tu ne doives l’envisager. Avant qu’on ne t’arrête. À moins que tu ne veuilles endurer le fouet, les fers rouges ou le supplice de la croix.

— Merci, Servius, l’interrompit vivement Cicéron avant qu’il ne décrive ces tortures en détail. Tiron, nous devons trouver un lieu où Sthenius puisse se cacher. Il ne doit pas rester ici plus longtemps. C’est le premier endroit où ils viendront le chercher. Quant à la situation purement légale, Servius, ton analyse me paraît sans faute. Verres est une brute, mais une brute rusée, ce qui explique qu’il se soit senti assez fort pour pousser son accusation plus loin. Bref, après avoir réfléchi toute la nuit, il me semble qu’il n’existe qu’une toute petite possibilité.

— Qui est ?

— Aller devant le collège des tribuns.

Cette suggestion suscita un malaise immédiat dans la mesure où les tribuns de la plèbe formaient à cette époque une assemblée totalement discréditée. Traditionnellement, ils contrôlaient et équilibraient le pouvoir du Sénat en exprimant la voix du peuple. Mais, dix ans plus tôt, après la victoire de Sylla sur les forces de Marius, les aristocrates les avaient dépouillés de leurs pouvoirs. Ils n’avaient plus le droit de convoquer des réunions populaires, ni de proposer des lois, ni de mettre en accusation les semblables de Verres pour crimes et délits divers. Et, humiliation suprême, tout sénateur qui devenait tribun se voyait automatiquement interdire de postuler aux charges les plus importantes, à savoir la préture et le consulat. Autrement dit, le tribunat était devenu une impasse politique — une façon de circonscrire les contestataires et les rancuniers, les incompétents et les inéligibles : les effluents du corps politique. Aucun sénateur issu de la noblesse ou doué d’ambition ne s’en serait approché.

— Je connais vos objections, assura Cicéron en faisant signe à ses hôtes de faire silence un instant. Mais les tribuns ont encore une petite once de pouvoir, n’est-ce pas, Servius ?

— C’est vrai, concéda Servius. Ils ont un potestas auxilii ferendi.

Nos regards vides le remplirent d’aise.

— Cela signifie, expliqua-t-il sur un ton pédant, qu’ils ont le droit d’offrir leur protection à des personnes privées contre des décisions injustes de magistrats. Mais je dois t’avertir, Cicéron, que si tu commences à te mêler de la politique du peuple, tu vas baisser dans l’estime de tes amis, au nombre desquels j’ai l’honneur de compter depuis longtemps. Le suicide, répéta-t-il. Quel est le problème ? Nous sommes tous mortels. Ce n’est pour nous tous qu’une question de temps. Et de cette façon, tu partirais avec honneur.

— Je suis d’accord avec Servius sur le danger que nous courons si nous approchons des tribuns, dit Quintus (quand Quintus parlait de son frère aîné, il employait le plus souvent le « nous ».) Que cela nous plaise ou non, le pouvoir à Rome est actuellement entre les mains des nobles et du Sénat. C’est pour cela que notre stratégie a toujours été de construire soigneusement notre réputation, grâce à tes plaidoiries devant les tribunaux. Nous nous saborderions de manière irréparable auprès des hommes qui comptent vraiment s’ils devaient avoir l’impression que tu n’es en fait qu’un agitateur de plus. En outre — j’hésite à évoquer cela, Marcus —, as-tu pensé à la réaction de Terentia si tu devais suivre cette idée ?

Servius partit d’un gros rire.

— Tu n’arriveras jamais à conquérir Rome, Cicéron, si tu n’arrives déjà pas à tenir ta femme.

— Crois-moi, Servius, il serait beaucoup plus simple de conquérir Rome que de tenir ma femme.

La discussion se poursuivit ainsi un moment. Lucius trouvait judicieux de s’adresser au plus vite aux tribuns, quelles que pussent être les conséquences. Sthenius était trop hébété par la désolation et la peur pour avoir une opinion cohérente sur quoi que ce fût. À la fin, Cicéron me demanda ce que j’en pensais. En toute autre compagnie, cela aurait pu paraître surprenant car l’opinion d’un esclave ne comptait guère aux yeux de la plupart des Romains, mais ces hommes étaient habitués à ce que Cicéron me demande parfois mon avis. Je répondis avec prudence qu’il me semblait qu’Hortensius ne serait sûrement pas ravi d’apprendre ce que Verres avait fait, et que la perspective de voir l’affaire virer au scandale public pourrait l’inciter à faire pression sur son client pour qu’il retrouve le chemin de la raison. Se présenter devant le collège des tribuns représentait un risque mais, à tout prendre, c’était un risque qui valait la peine d’être couru. La réponse plut à Cicéron.

— Parfois, dit-il, résumant la situation par une expression que je n’ai jamais oubliée, lorsqu’on se retrouve enlisé, en politique, la seule chose à faire est de déclencher une bagarre — déclencher une bagarre même si l’on ne sait pas quelle en sera l’issue, parce que c’est seulement lorsque la bagarre fait rage et que tout est chamboulé que l’on peut espérer découvrir une porte de sortie. Merci, messieurs.

Et là-dessus, la réunion fut ajournée.


Il n’y avait pas de temps à perdre, car si les nouvelles de Syracuse avaient déjà atteint Rome, il était logique de supposer que les hommes de Verres n’étaient pas loin. Alors même que Cicéron parlait encore, j’eus l’idée d’une cachette possible pour Sthenius, aussi, à peine la conférence terminée, me mis-je en quête du gérant de Terentia, Philotimus. C’était un jeune homme lascif et replet qu’on trouvait le plus souvent dans les cuisines, harcelant les servantes pour satisfaire l’un ou l’autre ou, mieux encore, ses deux vices à la fois. Je lui demandai s’il y avait un appartement libre dans l’un des immeubles d’habitation de sa maîtresse et, lorsqu’il me répondit que oui, le forçai à m’en remettre les clés. Puis je vérifiai que la voie était libre et, lorsque je fus certain qu’il n’y avait personne dans la rue, je persuadai Sthenius de me suivre.

Ses rêves de retourner un jour dans sa patrie réduits à néant, il se trouvait dans un état de profond abattement qu’aggravait encore la peur de se faire arrêter à tout moment. Et je crains que lorsqu’il découvrit l’immeuble sordide de Subura où il devait séjourner pour le moment, il dut même croire que nous l’avions abandonné. L’escalier était sombre et branlant. Les murs portaient des traces d’un incendie récent. Sa chambre, au cinquième étage, était à peine plus grande qu’une cellule, avec une paillasse sur le sol et une fenêtre minuscule qui n’offrait d’autre vue qu’un immeuble similaire, tellement proche qu’il aurait suffi à Sthenius de tendre le bras pour serrer la main au voisin d’en face. Enfin, un seau faisait office de latrines. Mais, s’il ne lui procurait aucun confort, cet endroit avait le mérite de lui offrir la sécurité — lâché, inconnu, dans ce ramassis de taudis, il serait presque impossible de le retrouver. Il me demanda sur un ton plaintif de rester un moment avec lui, mais il fallait que je rentre pour rassembler tous les documents relatifs à son affaire, afin que Cicéron pût les présenter aux tribuns. Je lui expliquai que nous luttions contre le temps, et partis aussitôt.

Le siège des tribuns se trouvait juste à côté du Sénat, dans la vieille basilique Porcia. Bien que le collège des tribuns ne représentât plus qu’une coquille vide, dont on avait aspiré toute substance de pouvoir, il y avait toujours des gens qui traînaient autour du bâtiment. Les révoltés, les dépossédés, les affamés, les militants — tels étaient les habitués de la basilique des tribuns. Tandis que Cicéron et moi traversions le forum, nous vîmes une foule importante qui se bousculait pour voir ce qui se passait à l’intérieur. Je portais un coffret à documents mais m’efforçais tout de même d’ouvrir du mieux que je pouvais un passage pour le sénateur, recevant quelques coups et insultes pour ma peine, car ce n’étaient pas là des citoyens qui appréciaient beaucoup la toge bordée de pourpre.

Il y avait dix tribuns, élus chaque année par la plèbe, et ils siégeaient toujours sur le même long banc de bois, sous une fresque représentant la défaite des Carthaginois. Ce n’était pas une grande bâtisse, mais elle était bondée, bruyante et surchauffée malgré le froid de décembre. Lorsque nous entrâmes, un jeune homme, étrangement pieds nus, haranguait la foule. Il était très laid, avec un visage abîmé et une voix rude, rocailleuse. Il y avait toujours beaucoup d’excentriques dans la basilique Porcia, et je le pris pour l’un d’eux, vu que son discours semblait porter entièrement sur la nécessité de ne démolir en aucun cas ni même déplacer du moindre centimètre un pilier précis pour faire davantage de place aux tribuns. Cependant, pour quelque mystérieuse raison, il forçait l’attention. Cicéron se mit à l’écouter très attentivement et, au bout de quelques instants, il s’aperçut — à ses constantes références à ses « ancêtres » — que ce curieux personnage n’était autre que l’arrière-petit-fils du fameux Marcus Porcius Caton, qui avait fait construire cette basilique et lui avait donné son nom.

Si je mentionne cette anecdote, c’est parce que le jeune Caton — il avait alors vingt-trois ans — allait jouer un rôle très important à la fois dans la vie de Cicéron et dans la mort de la République. Non que cela pût se deviner à l’époque : il ne paraissait pas destiné à autre chose qu’à l’asile. Il termina sa harangue puis, quittant son poste, les yeux fous, sans rien voir, me rentra dedans. Ce qui me reste en mémoire, c’est l’odeur forte et animale qui émanait de lui, ses cheveux trempés de sueur et les taches de transpiration grosses comme des assiettes qui maculaient sa tunique, sous les aisselles. Il avait cependant eu gain de cause, et le pilier resta à sa place aussi longtemps que la bâtisse tint debout — ce qui ne devait, hélas, durer que quelques années seulement.

Quoi qu’il en soit, pour en revenir à mon récit, les tribuns formaient dans l’ensemble une assez piètre assemblée, mis à part l’un de ses membres, qui se détachait du lot par son talent et son énergie — je veux parler de Lollius Palicanus. C’était un homme fier mais de basse extraction, originaire de Picenum, au nord-est de l’Italie — base politique de Pompée le Grand. On avait supposé que lorsque Pompée rentrerait d’Espagne, il se servirait de son influence afin d’obtenir la préture pour son compatriote, aussi Cicéron avait-il été, comme tout le monde, surpris d’apprendre l’été précédent que Palicanus avait soudain posé sa candidature pour le tribunat. Ce matin-là, il semblait cependant très heureux de son sort. Les nouveaux tribuns commençaient toujours leur mandat le 10 décembre, aussi découvrait-il tout juste son nouvel emploi.

— Cicéron ! s’exclama-t-il en nous apercevant. Je me demandais quand tu viendrais !

Il nous dit qu’il avait déjà appris ce qui s’était passé à Syracuse, et il voulait nous parler de Verres. Mais il voulait en parler en privé, car il y avait davantage en jeu, nous dit-il mystérieusement, que le destin d’un seul homme. Il proposa de nous retrouver chez lui, sur le mont Aventin, une heure plus tard, et Cicéron accepta.

Palicanus ordonna immédiatement à l’un de ses serviteurs de nous guider, disant qu’il nous rejoindrait séparément.

À l’image de son propriétaire, l’endroit se révéla assez rudimentaire et sans prétention, près de la porte de Laverne, juste après le mur d’enceinte. Ce qui m’a le plus marqué est un buste de Pompée plus grand que nature, en casque et armure d’Alexandre le Grand, qui dominait l’atrium.

— Eh bien, commenta Cicéron après l’avoir examiné, cela nous change des Trois Grâces.

C’était exactement le genre de commentaires amusants mais peu appropriés qui faisaient le tour de la ville avant de revenir inévitablement aux oreilles de leur victime. Heureusement, j’étais seul à être présent cette fois-là, mais j’en profitai pour lui faire part de ce qu’avait dit l’employé du consul à propos de sa plaisanterie sur Gellius jouant les arbitres entre les philosophes. Cicéron feignit d’être penaud et promit de se montrer plus circonspect à l’avenir — il savait, assura-t-il, que les gens aimaient bien que leurs hommes d’État fussent ennuyeux — mais, naturellement, il oublia bien vite sa résolution.

— Excellent, ton discours de la semaine dernière, déclara Palicanus en arrivant. Tu as cela en toi, Cicéron, vraiment. Mais ces salopards au sang bleu t’ont eu jusqu’à la moelle et, maintenant, tu es dans la merde. Alors qu’est-ce que tu comptes faire, exactement ?

Il s’exprimait réellement ainsi — des mots crus prononcés avec un accent grossier — et les aristocrates s’amusaient grandement de son élocution.

J’ouvris ma cassette et remis les documents à Cicéron, qui exposa rapidement la situation de Sthenius. Lorsqu’il eut terminé, il lui demanda quelles étaient les chances d’obtenir une aide des tribuns.

— Ça dépend, répondit Palicanus en se passant rapidement la langue sur les lèvres avant de sourire. Viens t’asseoir un moment et voyons ce que nous pouvons faire.

Il nous conduisit dans une autre pièce, plutôt petite et totalement dominée par une immense fresque représentant Pompée couronné de laurier, cette fois habillé en Jupiter et ses doigts projetant des éclairs.

— Ça te plaît ? demanda Palicanus.

— C’est remarquable, commenta Cicéron.

— Oui, effectivement, dit son hôte non sans satisfaction. Ça, c’est de l’art.

Je pris un siège dans le coin, sous le dieu de Picenum, pendant que Cicéron, dont je n’osais pas croiser le regard, prenait place sur le canapé avec le maître des lieux.

— Ce que je vais te dire, Cicéron, ne doit pas sortir de cette maison. Pompée le Grand (Palicanus désigna la fresque d’un signe de tête, au cas où nous aurions douté du sujet représenté) rentrera bientôt à Rome après six ans d’absence. Il viendra avec son armée, aussi ne pourra-t-il y avoir de marché de dupes avec nos amis de la noblesse. Il cherche le consulat. Il obtiendra le consulat. Et il l’obtiendra sans opposition.

Il se pencha en avant avec empressement, s’attendant à de la stupéfaction, ou du moins à de la surprise, mais Cicéron reçut ce renseignement exceptionnel aussi froidement qu’une prévision météorologique.

— Alors, en échange de l’aide des tribuns dans l’affaire de Sthenius, je dois vous soutenir pour Pompée ?

— Tu es malin, Cicéron, et tu as ça en toi. Qu’est-ce que tu en penses ?

Cicéron appuya son menton sur sa main et examina Palicanus.

— Pour commencer, cela ne va pas plaire à Quintus Metellus. Tu connais le vieux poème : « À Rome, les Metelli, tel est le postulat, sont tous élus au consulat. » Il est prévu depuis sa naissance que son tour vienne l’été prochain.

— Ah oui, vraiment ? Eh bien, il peut toujours aller se faire voir. Combien de légions a Quintus Metellus derrière lui, aux dernières nouvelles ?

— Crassus a des légions, fit remarquer Cicéron. Et Lucullus aussi.

— Lucullus est trop loin, et il est débordé. Quant à Crassus… c’est vrai que Crassus ne peut pas sentir Pompée. Mais ce qu’il faut savoir à propos de Crassus, c’est que ce n’est pas un vrai soldat. C’est un homme d’affaires, et ce genre de type arrive toujours à un arrangement.

— Mais il reste le petit problème de l’inconstitutionnalité de la chose. Il faut avoir quarante-trois ans pour être consul. Quel âge a Pompée ?

— Tout juste trente-quatre ans.

— Et voilà. Près d’un an de moins que moi. De plus, un consul doit avoir été élu au Sénat et avoir servi comme préteur, or Pompée n’a été ni l’un ni l’autre. Il n’a jamais prononcé un discours politique de sa vie. Pour dire les choses simplement, Palicanus, on a rarement été moins qualifié que Pompée pour ce poste.

Palicanus écarta les objections d’un geste.

— Tout cela est peut-être vrai. Mais regardons les faits : Pompée a dirigé ce pays pendant des années, et il l’a fait avec l’autorité proconsulaire par-dessus le marché. Il est consul en tout, sauf en titre. Sois réaliste, Cicéron. Tu ne peux pas attendre d’un homme tel que Pompée de revenir à Rome pour commencer au bas de l’échelle et poser sa candidature pour la questure comme n’importe quel politicard de base. Qu’en irait-il de sa dignité ?

— Ses sentiments l’honorent, mais tu me demandes mon avis et je te le donne : les aristocrates ne le toléreront pas, je te préviens. D’accord, il a peut-être dix mille hommes qui attendent devant la ville, et les sénateurs n’auront d’autre choix que de le laisser devenir consul, mais, tôt ou tard, ses soldats rentreront chez eux, et alors, comment fera-t-il pour… ? Ha ! s’exclama Cicéron en rejetant la tête en arrière et en éclatant de rire. C’est excellent.

— Tu as compris ? fit Palicanus avec un sourire.

— J’ai compris, assura Cicéron en hochant la tête d’un air appréciateur. C’est bien pensé.

— Eh bien, je te donne une chance d’en faire partie. Et Pompée le Grand n’oublie pas ses amis.

Je n’avais à ce moment-là pas la moindre idée de quoi ils parlaient. Ce n’est que plus tard, sur le chemin du retour, que Cicéron me l’expliqua tout en marchant. Pompée projetait d’obtenir le consulat en s’appuyant sur la restauration pleine et entière du pouvoir des tribuns. D’où la décision surprenante de Palicanus de devenir tribun. Cette stratégie n’était pas née d’une volonté altruiste de Pompée d’accorder au peuple romain une plus grande liberté — quoiqu’il ne fût pas impossible, alors qu’il reposait dans son bain, en Espagne, qu’il se soit vu en défenseur des droits du citoyen —, non, ce n’était qu’une question d’intérêt personnel. En bon général, Pompée voyait bien qu’en défendant un tel programme, il piégerait les aristocrates dans un mouvement de tenailles, entre ses soldats cantonnés derrière le mur d’enceinte de Rome, et la plèbe dans les rues de la ville. Hortensius, Catulus, Metellus et les autres n’auraient d’autre choix que de concéder à la fois la charge de consul et la restauration du pouvoir des tribuns s’ils ne voulaient pas risquer d’être annihilés. Une fois que ce serait fait, Pompée pourrait renvoyer son armée dans ses foyers et, si nécessaire, gouverner en passant outre le Sénat pour en appeler directement au peuple. Il serait inattaquable. C’était, comme me le décrivit Cicéron, un coup brillant, et tout lui était apparu en un éclair alors qu’il se tenait sur le sofa de Palicanus.

— Qu’est-ce que j’aurai à y gagner ? demanda Cicéron.

— La grâce pour ton client.

— Et rien d’autre ?

— Comme je te l’ai dit, ça dépendra de tes capacités. Je ne peux pas faire de promesses précises. Il faudra attendre pour cela que Pompée lui-même soit revenu.

— Ce n’est pas, si je peux me permettre, mon cher Palicanus, une proposition très attractive.

— Eh bien, tu n’es pas vraiment en position de force, si je peux me permettre, mon cher Cicéron.

Cicéron se leva. Je voyais bien qu’il était contrarié.

— Je peux toujours me retirer du jeu, dit-il.

— Et laisser ton client mourir dans d’atroces souffrances sur l’une des croix de Verres ? dit Palicanus en se levant à son tour. J’en doute, Cicéron. Je doute que tu sois aussi cruel.

Il nous reconduisit à la porte, passant devant Pompée en Jupiter, puis devant Pompée en Alexandre.

— Je vous verrai, toi et ton client, à la basilique demain matin, dit-il en serrant la main de Cicéron sur le seuil. Après cela, tu seras notre débiteur et on veillera au grain.

La porte se referma avec un claquement assuré. Cicéron tourna les talons et sortit dans la rue.

— Si c’est toute la finesse dont il fait preuve en public, je ne veux pas savoir ce qu’il fait dans les latrines. Et ne me dis pas de surveiller ce que je dis, Tiron, parce que je me moque de qui peut entendre.

Il franchit la porte de la ville devant moi, les mains serrées derrière le dos, la tête penchée en avant, broyant du noir. Évidemment, Palicanus avait raison. Il n’avait pas le choix. Il ne pouvait pas abandonner son client. Mais je suis sûr qu’il devait soupeser les risques politiques qu’il y avait à aller plus loin qu’un simple appel aux tribuns pour se lancer dans une campagne musclée visant à restaurer leurs pouvoirs. Cela pouvait lui coûter le soutien des modérés comme Servius.

— Eh bien, dit-il avec un sourire ironique au moment où nous arrivions chez lui, je voulais la bagarre, et je crois que je suis servi.

Il demanda à Eros, l’intendant, où était Terentia, et parut soulagé d’apprendre qu’elle était toujours dans sa chambre. Cela reculait au moins de plusieurs heures le moment où il devrait lui expliquer la situation. Nous allâmes dans son bureau, et il commençait tout juste à me dicter son discours aux tribuns — « Messieurs, c’est un honneur pour moi de me tenir devant vous pour la première fois » — quand nous entendîmes des cris et un coup en provenance de l’entrée. Cicéron, qui se plaisait toujours à réfléchir debout en arpentant la pièce, courut voir ce qui se passait. Je le suivis de près. Six espèces de brutes occupaient le vestibule, chacune armée d’un bâton. Eros, du sang coulant de sa lèvre fendue, se roulait par terre en se tenant le ventre. Un autre étranger, armé pour sa part non d’un bâton mais d’un document apparemment officiel, s’avança vers Cicéron et annonça qu’il avait toute autorité pour fouiller la maison.

— L’autorité de qui ? s’enquit Cicéron très calme, beaucoup plus calme que je ne l’aurais été à sa place.

— Gaius Verres, propréteur de Sicile, a signé ce mandat à Syracuse le 1er décembre, répondit l’étranger en brandissant le document sous le nez de Cicéron si brièvement que c’en fut insultant. Je cherche le traître Sthenius.

— Tu ne le trouveras pas ici.

— J’en serai seul juge.

— Et toi, qui es-tu donc ?

— Timarchides, affranchi de Verres. Et je ne vais pas rester ici à parler pendant qu’il s’échappe. Toi, dit-il au plus proche de ses hommes, surveille l’avant de la maison. Vous deux, assurez l’arrière. Les autres, venez avec moi. Si tu n’as pas d’objection, on va commencer par ton bureau, sénateur.

Très vite, la maison résonna du bruit de leurs recherches — bruit de bottes sur le carrelage de marbre et le plancher de bois, cris perçants des esclaves, âpres voix masculines, bris d’objets renversés. Timarchides commença à vider les coffrets à documents du bureau, sous le regard de Cicéron qui se tenait à la porte.

— Il ne risque pas de se trouver là-dedans, commenta Cicéron. Ce n’est pas un nain.

Ne trouvant rien dans le bureau, ils montèrent l’escalier jusqu’à la chambre et la garde-robe Spartiates du sénateur.

— Sois assuré, Timarchides, dit Cicéron tout en conservant son calme, mais avec une difficulté croissante alors qu’il les regardait défaire son lit, que ton maître et toi serez payés au centuple pour ce que vous venez de faire.

— Ta femme, dit Timarchides. Où dort-elle ?

— Ah, fit Cicéron à voix basse. Je ne ferais pas ça, si j’étais toi. Mais Timarchides était remonté. Il était venu de loin, n’avait rien trouvé, et l’attitude de Cicéron lui portait sur les nerfs. Il traversa le couloir au pas de course, suivi par trois de ses hommes, et cria :

— Sthenius, je sais que tu es là !

Puis il ouvrit à la volée la porte de la chambre de Terentia. Le hurlement qui s’ensuivit, puis le claquement de la main de Terentia sur le visage de l’intrus retentirent dans toute la maison. Vint ensuite une volée d’imprécations des plus colorées, lancées d’une voix si impérieuse, et avec une telle force, que le lointain ancêtre de Terentia, qui avait commandé l’armée romaine contre Hannibal à Cannes, un siècle et demi plus tôt, dut se retourner dans sa tombe.

— Elle a fondu sur ce malheureux affranchi comme une tigresse bondissant d’un arbre, raconta par la suite Cicéron. J’ai presque eu pitié de ce type.

Timarchides fut bien contraint de constater que sa mission avait échoué, et il décida d’arrêter le massacre. Il s’engouffra dans l’escalier, ses sbires sur les talons, poursuivi par Terentia et la petite Tullia, qui se cachait derrière ses jupes et brandissait parfois son petit poing pour imiter sa mère. Nous entendîmes bientôt Timarchides rameuter ses hommes, puis perçûmes une cavalcade et un claquement de porte. La maison redevint ensuite silencieuse, à l’exception des pleurs de l’une des servantes.

— Et tout cela, s’exclama Terentia en prenant une profonde inspiration pour s’attaquer à Cicéron, les joues enflammées, sa poitrine étroite se soulevant rapidement, tout cela vient de ce que tu as pris la parole au Sénat en faveur de ce raseur de Sicilien ?

— J’ai bien peur que oui, ma chérie, répondit-il tristement. Ils sont décidés à m’effrayer pour que je renonce.

— Alors tu ne dois pas les laisser faire, Cicéron, dit-elle en lui prenant fermement la tête entre ses deux mains — en un mouvement non de tendresse mais de passion — pour le regarder droit dans les yeux. Écrase-les !

Le résultat fut que le lendemain matin, lorsque nous partîmes pour la basilique Porcia, Quintus marchait d’un côté de Cicéron, Lucius allait de l’autre tandis que derrière, superbement revêtue du costume de cérémonie de la matrone romaine, venait Terentia dans une litière louée spécialement pour l’occasion. C’était la première fois qu’elle prenait la peine de venir écouter Cicéron, et je puis jurer qu’il était plus nerveux à l’idée de parler devant elle que devant les tribuns. Il avait une grande escorte de clients pour le soutenir en quittant la maison, escorte qui se gonfla encore en route, surtout lorsque nous fîmes halte à mi-chemin de l’Argiletum pour prendre Sthenius à son refuge. Nous étions donc au moins une centaine à traverser le forum pour pénétrer dans la salle des tribuns. Timarchides nous suivait à distance avec sa bande, mais nous étions bien trop nombreux pour qu’il risque une attaque, et il savait que, s’il tentait quoi que ce fût dans la basilique, il serait réduit en pièces.

Les dix tribuns siégeaient. La salle était pleine. Palicanus se leva et lut la motion — que de l’avis de ce collège, l’ordre de bannissement de Rome ne s’applique pas à Sthenius —, et Cicéron s’avança vers le tribunal, le visage blanc et crispé de nervosité. Il avait très souvent mal au cœur avant une intervention importante, et cela avait été le cas ce matin-là — il avait dû s’arrêter près de la porte pour vomir dans le caniveau. La première partie de son discours fut plus ou moins la même que sa plaidoirie devant le Sénat, sauf qu’il pouvait à présent faire venir son client devant l’assemblée et le désigner dès qu’il était besoin d’en appeler à la pitié des juges. Et jamais victime plus abattue ne fut présentée devant une cour romaine que Sthenius ce jour-là. Mais la conclusion de Cicéron fut totalement nouvelle, sans aucun rapport avec ses plaidoiries habituelles, et marqua un changement décisif dans sa politique. Lorsqu’il y arriva, toute nervosité l’avait quitté, et il s’exprimait avec fougue.

— Les marchands de Macellum ont, messieurs, un vieux dicton qui veut qu’un poisson pourrit d’abord par la tête, et s’il y a quelque chose de pourri à Rome aujourd’hui — qui pourrait encore en douter ? — je puis vous certifier que cela a commencé par la tête aussi. Cela a commencé tout en haut. Cela a commencé au Sénat. (Acclamations et piétinements.) Or, ces marchands vous diront qu’il n’y a qu’une chose à faire avec une tête de poisson pourrie qui empeste, c’est de la couper… de la couper et de s’en débarrasser ! (Nouvelles acclamations.) Mais il faudrait un sacré couteau pour couper cette tête-ci, car il s’agit d’une tête aristocratique, et nous savons tous comment elles sont ! (Rires.) C’est une tête enflée par le poison de la corruption, bouffie d’orgueil et d’arrogance. Il faudrait un bras solide pour manier ce couteau, et il faudrait aussi un cœur bien trempé parce qu’ils sont mouillés jusqu’au cou, ces aristocrates. Je peux vous le dire : ils sont tous mouillés dans cette affaire ! (Rires.) Mais cet homme viendra. Il n’est pas loin. Votre pouvoir sera restauré, je vous le promets, aussi âpre que soit la lutte.

Quelques-uns, plus malins que les autres, commencèrent à scander le nom de Pompée. Cicéron leva la main, les trois doigts tendus.

— À vous maintenant de montrer que vous êtes dignes de ce combat. Faites preuve de courage, messieurs. Commencez dès aujourd’hui. Attaquez-vous à la tyrannie. Délivrez mon client. Et puis délivrez Rome !

Plus tard, Cicéron sera tellement gêné par le caractère résolument séditieux de son discours qu’il me demandera d’en détruire le seul exemplaire, aussi dois-je admettre que je vous raconte tout cela de mémoire. Mais je me le rappelle très clairement : la puissance des mots, la passion avec laquelle il les prononça, l’excitation de la foule qu’il haranguait, le clin d’œil qu’il échangea avec Palicanus au moment où il quitta le tribunal, et Terentia, figée, le regard rivé droit devant elle alors que la plèbe autour d’elle applaudissait à tout rompre. Timarchides, qui s’était tenu dans le fond, sortit avant la fin de l’ovation, sans nul doute pour partir au grand galop vers la Sicile et rapporter à son maître ce qui venait de se passer. Car la motion, il est presque inutile de le préciser, fut adoptée à l’unanimité des dix suffrages. Sthenius, tant qu’il restait à Rome, n’avait plus rien à craindre.

IV

Suivant une autre maxime de Cicéron, si l’on devait faire quelque chose d’impopulaire, autant le faire à fond puisque, en politique, on n’avait assurément rien à gagner à jouer les timorés. Ainsi, quoiqu’il n’eût jamais auparavant exprimé d’opinion à propos de Pompée ou des tribuns, ils n’eurent les uns et les autres jamais de soutien plus ardent que celui de Cicéron pendant les six mois qui suivirent, et les pompéiens furent pour leur part enchantés d’accueillir une aussi brillante recrue dans leurs rangs.

Cet hiver s’avéra particulièrement long et froid à Rome, surtout pour Terentia. Son code de l’honneur personnel exigeait d’elle qu’elle soutînt son époux contre les ennemis qui avaient forcé sa maison. Mais après s’être assise parmi les pauvres malodorants et avoir écouté son mari s’en prendre à la classe dont elle était issue, elle vit son salon et sa salle à manger envahis à toute heure par ses nouveaux amis politiques : des hommes venus du Nord profond, qui s’exprimaient avec un accent épouvantable et mettaient les pieds sur les meubles tout en complotant jusque tard dans la nuit. Palicanus était le chef de cette horde et, lors de sa deuxième visite, en janvier, il amena avec lui l’un des nouveaux préteurs, Lucius Afranius, sénateur originaire de Picenum, la patrie de Pompée. Cicéron se mit en quatre pour se montrer charmant et, quelques années plus tôt, Terentia aurait sans doute considéré comme un honneur de recevoir un préteur chez elle. Mais Afranius n’avait ni famille digne de ce nom ni la moindre éducation. Il avait même eu le toupet de lui demander si elle aimait danser et, la voyant reculer avec horreur, lui avait assuré qu’il n’y avait pour sa part rien qu’il aimât davantage. Il souleva alors sa toge pour lui montrer ses jambes et voulut savoir si elle avait jamais vu plus belle paire de mollets.

Ces gens étaient les représentants de Pompée à Rome, et ils transportaient avec eux un peu de l’odeur et des manières des camps militaires. Ils se montraient rustres au point d’être brutaux — mais peut-être le fallait-il, vu ce qu’ils projetaient de faire. La fille de Palicanus, Lollia — une jeune personne plutôt débraillée, pas du tout du goût de Terentia —, se joignait parfois à eux car elle était mariée à Aulus Gabinius, un autre des lieutenants de Pompée originaires de Picenum, qui servait pour le moment sous les ordres du général en Espagne. Gabinius constituait un lien avec les commandants des légions, qui fournissaient à leur tour des renseignements sur la loyauté des soldats. Ces informations pouvaient se révéler cruciales dans la mesure où, comme le disait Afranius, il n’y avait aucune raison de faire venir une armée à Rome afin de restaurer le pouvoir des tribuns, et de s’apercevoir au dernier moment que les légions étaient prêtes à passer dans le camp des aristocrates pour peu que ceux-ci leur proposent des pots-de-vin suffisants.

À la fin du mois de janvier, Gabinius fit savoir que les dernières forteresses rebelles d’Uxama et de Calagurris venaient de tomber, et que Pompée était prêt à ramener ses légions. Cicéron avait fait campagne parmi les pedarii pendant des semaines, prenant les sénateurs à part pendant qu’ils attendaient les débats pour les persuader que les esclaves rebelles du nord de l’Italie constituaient une menace grandissante pour leurs affaires et leur commerce. Il se montra convaincant. Quand le sujet fut débattu au Sénat, malgré l’intense opposition des aristocrates et des partisans de Crassus, la chambre vota de justesse l’autorisation pour Pompée de revenir d’Espagne avec toute son armée afin d’écraser les rebelles que Spartacus avait ralliés dans le Nord. Dès lors, la charge de consul lui était acquise et, le jour où la motion fut votée, Cicéron souriait en rentrant chez lui. Il est vrai qu’il avait été dédaigné par les aristocrates, qui le détestaient à présent plus que quiconque à Rome, et le consul en fonctions, le terriblement hautain Publius Cornélius Lentulus Sura, avait même refusé de le reconnaître lorsqu’il avait voulu prendre la parole. Mais quelle importance ? Cicéron frayait avec le petit cercle des intimes de Pompée le Grand et, comme n’importe quel imbécile peut s’en apercevoir, le moyen le plus sûr de progresser en politique est de se tenir près de celui qui est tout en haut.

Durant ces mois de folie, je dois avouer non sans honte que nous avons négligé Sthenius de Therme. Il débarquait souvent le matin, et traînait dans le sillage du sénateur toute la journée dans l’espoir d’en obtenir un entretien. Il vivait toujours dans le taudis de Terentia. Il n’avait presque pas d’argent. Il ne pouvait pas s’aventurer au-delà de l’enceinte de la ville puisque son immunité s’arrêtait aux frontières de Rome. Il n’avait ni rasé sa barbe ni coupé ses cheveux ni, à l’odeur, changé de vêtements depuis le mois d’octobre. Il empestait, pas seulement à cause de sa folie, mais à cause de son obsession, et il ne cessait de produire de petits bouts de papier qu’il mélangeait sans arrêt et laissait tomber dans la rue.

Cicéron trouvait toujours de nouvelles excuses pour ne pas le voir. Sans doute considérait-il qu’il s’était acquitté de ses obligations. Mais il n’y avait pas que cela. Les politiques sont comme les idiots du village : ils ne peuvent se concentrer que sur une chose à la fois. Le pauvre Sthenius était simplement le sujet de la veille. La confrontation à venir entre Crassus et Pompée occupait à présent tous les esprits. À la fin du printemps, Crassus avait fini par vaincre le gros des rebelles dans le talon italien, tuant Spartacus et faisant dix mille prisonniers. Il avait commencé à marcher sur Rome. Peu après, Pompée avait traversé la frontière et maté la rébellion des esclaves dans le Nord. Il envoya une lettre qui fut lue au Sénat, ne reconnaissant que très peu de mérite à Crassus pour son exploit et proclamant au contraire que c’était en fait lui qui avait mis fin « de façon absolue et complète » à la guerre des esclaves. Le message à ses partisans n’aurait pu être plus clair : un seul général devait triompher cette année-là, et ce ne serait pas Marcus Crassus. Enfin, au cas où un doute subsisterait, Pompée annonçait à la fin de sa dépêche que lui aussi se dirigeait vers Rome. Il n’était guère étonnant que, au milieu de tous ces événements historiques, Sthenius fût quelque peu oublié.

Dans le courant du mois de mai, me semble-t-il, à moins que ce ne fût début juin — je ne retrouve pas la date exacte — un messager arriva chez Cicéron avec une lettre. L’homme me laissa la prendre à contrecœur, mais refusa de quitter les lieux avant d’avoir reçu une réponse : tels étaient ses ordres, nous assura-t-il. Bien qu’il fût en civil, je reconnus en lui un militaire. Je portai le message dans le bureau et vis l’expression de Cicéron s’assombrir à mesure qu’il lisait. Il me le tendit, et lorsque je découvris l’en-tête — « De Marcus Licinius Crassus, imperator, à Marcus Tullius Cicéron : salutations » —, je compris la raison de sa contrariété. Non qu’il y eût quoi que ce fût de menaçant dans la lettre. Ce n’était qu’une invitation à rencontrer le général victorieux le lendemain matin sur la route de Rome, près de la ville de Lanuvium, à la borne dix-huit.

— Puis-je décliner ? demanda Cicéron à voix haute avant de donner lui-même la réponse : Non, c’est impossible. Cela passerait pour une insulte mortelle.

— Il va sans doute te demander ton soutien.

— Tu crois ? fit Cicéron sur un ton sarcastique. Qu’est-ce qui te fait penser une chose pareille ?

— Ne pourrais-tu lui donner quelques encouragements modérés, dans la mesure où cela n’interfère pas avec tes engagements envers Pompée ?

— Non, et c’est bien le problème. Pompée a été très clair. Il exige une loyauté absolue. Et Crassus va me demander si je suis pour ou contre lui. Alors il me faudra affronter le cauchemar de tout politicien : devoir répondre sans détour, expliqua-t-il avec un soupir. Mais nous sommes obligés d’y aller, bien sûr.

Nous partîmes le lendemain matin, peu après l’aube, dans une voiture découverte à deux roues, le valet de Cicéron faisant office de cocher pour l’occasion. C’était le moment idéal à l’époque la plus parfaite de l’année, déjà assez chaude pour que les gens puissent se baigner dans les bains publics près de la porte Capena, mais assez fraîche pour que l’air soit agréable. La poussière habituelle ne s’élevait pas encore de la route. Les feuilles des oliviers étaient d’un vert frais et brillant. Même les tombes qui bordent la voie Appienne de façon si dense sur cette portion de route juste derrière le mur paraissaient gaies et colorées dans les premières lueurs du soleil. En temps normal, Cicéron se plaisait à attirer mon attention sur tel ou tel monument, me faisant carrément un cours magistral — la statue de Scipion l’Africain par exemple, ou la tombe d’Horacia, assassinée par son père pour avoir montré un chagrin excessif à la mort de son amant. Mais en cette matinée, sa belle humeur habituelle l’avait quitté. Il était trop préoccupé par Crassus.

— La moitié de Rome lui appartient — ces tombes aussi, ça ne m’étonnerait pas. On pourrait y abriter une famille tout entière ! Pourquoi pas ? C’est ce que ferait Crassus ! Tu l’as déjà vu à l’œuvre ? S’il entend parler d’un incendie qui fait rage et menace de se propager dans un quartier, il envoie une équipe d’esclaves faire le tour des habitations pour proposer aux propriétaires de les leur racheter pour presque rien. Quand les malheureux ont accepté, il leur envoie une autre équipe avec des citernes pour éteindre le feu ! C’est encore une de ses fourberies. Tu sais comment l’appelle Sicinnius — sans oublier bien sûr que Sicinnius n’a jamais peur de personne ? Il dit de Crassus que c’est « le taureau le plus dangereux du troupeau ».

Son menton retomba contre sa poitrine et il n’ajouta rien avant que nous ayons dépassé la huitième borne et ne soyons en pleine campagne, non loin de Bovillae. C’est alors qu’il attira mon attention sur un détail curieux : des détachements de soldats qui gardaient ce qui ressemblait à de petits dépôts de bois. Nous en avions déjà dépassé quatre ou cinq, espacés d’un demi-mille les uns des autres. Et plus nous avancions, plus l’activité semblait importante — on donnait des coups de marteau, on sciait, on creusait. C’est Cicéron qui finit par trouver la solution de l’énigme. Les légionnaires fabriquaient des croix. Peu après, nous croisâmes une colonne de soldats de l’infanterie de Crassus qui marchaient vers nous, en direction de Rome, et nous dûmes nous écarter sur le bas-côté de la route pour les laisser passer. Après les légionnaires venait une longue procession de prisonniers titubants, des centaines d’esclaves rebelles vaincus, les bras liés derrière le dos — une terrible armée de spectres gris et émaciés se traînant, sans doute sans le savoir, vers un destin dont nous venions de voir les préparatifs. Notre cocher marmonna une incantation pour repousser le mauvais sort et fit claquer son fouet sur les flancs des chevaux. Nous accélérâmes dans un sursaut. Un bon mille plus loin, la tuerie commença, par petits groupes, de part et d’autre de la route. On crucifiait les prisonniers sur place. Je m’efforce de ne jamais y penser mais, parfois, des images me reviennent en rêve, surtout, curieusement, le moment où les soldats redressaient en tirant sur des cordes les croix avec leurs victimes hurlantes clouées dessus, chacune s’enfonçant avec un bruit sourd dans le trou profond creusé pour la recevoir. De cela je me souviens parfaitement, et aussi du moment où, franchissant le sommet d’une colline, nous avons découvert une longue avenue de croix qui, miroitant dans la chaleur de la matinée, s’étirait sur des milles et des milles, les gémissements des suppliciés, le bourdonnement des mouches et les cris des corbeaux qui tournoyaient au-dessus faisant comme vibrer l’air.

— C’est pour cela qu’il m’a fait sortir de Rome, marmonna Cicéron avec fureur, pour m’intimider en me montrant ces malheureux.

Il était devenu très pâle, car il supportait mal de voir la souffrance et la mort, même lorsqu’elles étaient infligées à des animaux, et évitait autant que possible d’assister aux jeux. Je suppose que c’est ce qui explique son aversion pour toutes les choses de l’armée. Il avait effectué le strict minimum du service militaire dans sa jeunesse et était totalement incapable de manier l’épée ou le javelot ; tout au long de sa carrière, on ne cessa de le railler sur son insoumission.

À la dix-huitième borne, entourées d’un fossé et de remparts, nous trouvâmes le gros des légions de Crassus cantonnées près de la route, exhalant cette odeur de sueur, de cuir et de poussière mêlés qui plane toujours sur les troupes en campagne. Des étendards flottaient au-dessus du portail près duquel le propre fils de Crassus, Publius, qui était alors un tout jeune officier plein de vigueur, attendait de conduire Cicéron à la tente du général. On raccompagnait deux autres sénateurs au moment où nous arrivions, puis Crassus lui-même apparut à l’entrée, aussitôt reconnaissable — « le Vieux Chauve », comme l’appelaient ses soldats —, revêtu, malgré la chaleur, de son manteau écarlate de commandeur. Il montra une grande affabilité, saluant du geste ses précédents visiteurs et leur souhaitant bonne route avant de nous recevoir avec une égale bonhomie — même moi, dont il serra les mains aussi chaleureusement que si j’avais été sénateur au lieu d’être un esclave qui eût pu, en d’autres circonstances, pendre, hurlant, à l’une de ses croix. Et avec le recul, si j’essaie de déterminer précisément ce qu’il y avait en lui qui le rendait si déconcertant, je pense que c’était justement cela : cette espèce de gentillesse détachée et systématique dont on sentait qu’elle ne faiblirait ni ne vacillerait pas, même s’il venait de décider de vous faire tuer. Cicéron m’avait dit qu’il pesait au moins deux cents millions de sesterces, mais Crassus parlait avec autant de naturel à n’importe qui qu’un fermier appuyé sur son portail, et sa tente militaire, comme sa maison à Rome, était modeste et dépouillée.

Il nous fit entrer — moi aussi, il insista — et s’excusa pour l’abominable spectacle le long de la voie Appienne, mais il estimait que c’était nécessaire. Il semblait particulièrement fier de la logistique qui lui avait permis de crucifier six mille hommes le long des trois cent cinquante milles de route entre le champ de bataille de sa victoire et les portes de Rome, sans, selon ses propres termes, « la moindre scène de violence ». Cela faisait dix-sept crucifixions par mille, ce qui se traduisait par cent dix-sept pas entre chaque croix — il avait un remarquable sens des chiffres — et la difficulté était de ne pas provoquer de mouvement de panique parmi les prisonniers afin de ne pas avoir à gérer de nouveaux combats. Ainsi, tous les milles, ou parfois tous les deux ou trois milles, variant les distances pour ne pas éveiller les soupçons, le nombre requis d’esclaves prisonniers était arrêté au bord de la route pendant que le reste de la colonne poursuivait son chemin, et l’on attendait que celle-ci soit hors de vue pour commencer les exécutions. De cette façon, le travail avait été accompli avec un minimum de perturbations pour un maximum d’effet dissuasif — la voie Appienne était la route la plus fréquentée d’Italie.

— Lorsqu’ils auront appris cela, dit Crassus en souriant, je doute que beaucoup d’esclaves se soulèvent encore contre Rome à l’avenir. Toi, par exemple, te rebelleras-tu ? me demanda-t-il.

Comme je répondis avec ferveur que je n’en avais pas la moindre envie, il me pinça la joue et m’ébouriffa les cheveux. Le contact de sa main me fit frémir.

— Est-il à vendre ? demanda-t-il à Cicéron. Il me plaît bien. Je t’en donnerais un bon prix. Disons…

Il annonça une somme dix fois supérieure à ce que je valais et, pendant un horrible instant, je crus que son offre allait trouver preneur et que j’allais perdre ma place auprès de Cicéron — et souffrir un exil que je n’aurais pu endurer.

— Il n’est pas à vendre, à aucun prix, répondit Cicéron.

Le voyage l’avait troublé et sa voix avait pris un ton rauque.

— Et pour éviter tout malentendu, imperator, il me semble que je dois te préciser tout de suite que j’ai promis mon soutien à Pompée le Grand.

— Pompée le qui ? se gaussa Crassus. Pompée le Grand ? Aussi grand que quoi ?

— Je préfère ne pas répondre, répondit Cicéron. Les comparaisons sont parfois détestables.

Malgré sa bonhomie inébranlable, Crassus lui-même marqua le coup.

Il est certains politiques qui ne peuvent supporter de se trouver dans la même pièce, même si leurs propres intérêts leur dictent d’essayer de s’entendre, et il devint rapidement évident que Crassus et Cicéron faisaient partie de ces hommes. C’est bien ce que les stoïciens n’arrivent pas à comprendre quand ils prétendent que c’est la raison et non l’émotion qui doit jouer un rôle dominant dans les affaires humaines : je crains que l’inverse ne se vérifie toujours, même — et peut-être surtout — dans le monde censément calculateur de la politique. Et si la raison ne peut régner en politique, quel espoir reste-t-il ? Crassus avait fait venir Cicéron afin de rechercher son appui. Cicéron était venu, déterminé à entrer dans les bonnes grâces de Crassus. Cependant, ni l’un ni l’autre ne put dissimuler l’antipathie qu’ils s’inspiraient mutuellement, et la rencontre fut un désastre.

— Venons-en aux faits, d’accord ? proposa Crassus après avoir invité Cicéron à s’asseoir.

Il retira son manteau et le tendit à son fils avant de prendre place sur le divan.

— Il y a deux choses que je voudrais te demander, Cicéron. La première est ton soutien pour ma candidature au poste de consul. J’ai quarante-quatre ans, aussi suis-je plus qu’assez vieux, et je crois que ce devrait être mon année. La deuxième est un triomphe. Je suis, pour les deux, prêt à payer le prix que tu pratiques habituellement. Normalement, comme tu le sais, j’exige un contrat d’exclusivité, mais étant donné tes engagements antérieurs, je suppose que je devrais me contenter d’une moitié de toi. Une moitié de Cicéron, ajouta-t-il avec un petit signe de tête, valant deux fois plus que la plupart des hommes entiers.

— C’est très flatteur, imperator, répondit Cicéron, se rebiffant contre l’insinuation. Merci. Si mon esclave n’est pas à vendre, moi, je le suis, c’est cela ? Peut-être me permettras-tu d’y réfléchir.

— Réfléchir à quoi ? Chaque citoyen dispose de deux votes pour le consulat. Donne m’en un et accorde l’autre à qui tu voudras. Assure-toi juste que tes amis suivent tous ton exemple. Dis-leur que Crassus n’oublie jamais ceux qui l’ont aidé. Ou ceux qui ont refusé de l’aider, d’ailleurs.

— Il faudra cependant que j’y réfléchisse, j’en ai peur.

Une ombre passa sur le visage amical de Crassus, comme un brochet dans l’eau claire.

— Et mon triomphe ?

— Personnellement, je considère que tu as amplement mérité cet honneur. Mais, comme tu le sais, pour demander un triomphe, il est nécessaire que l’acte militaire concerné étende la domination de l’État sur de nouveaux territoires. Le Sénat a déjà consulté les précédents. Il n’est apparemment pas suffisant de récupérer des territoires antérieurement perdus. Par exemple, quand Fulvius a regagné Capoue, après la désertion d’Hannibal, on ne lui a pas accordé de triomphe, expliqua Cicéron avec ce qui semblait un regret sincère dans la voix.

— Mais ne n’est qu’une formalité, non ? Si Pompée peut être consul sans remplir aucune des conditions, pourquoi ne pourrais-je pas avoir mon triomphe ? Je sais que tu n’es pas très au fait des difficultés du commandement militaire, ni même, ajouta-t-il d’un ton cauteleux, du service militaire, mais tu m’accorderas sûrement que je satisfais à toutes les autres conditions — j’ai tué cinq mille hommes au combat, je me suis battu sous les auspices, j’ai été nommé imperator par les légions, j’ai apporté la paix dans la province et retiré mes troupes. Si quelqu’un doté de ton influence devait déposer une motion au Sénat, il me trouverait très généreux.

Il y eut un long silence, et je me demandais comment Cicéron allait se sortir de ce dilemme.

— Le voilà, ton triomphe, imperator ! s’écria-t-il soudain en montrant la direction de la voie Appienne. Voilà le monument élevé au genre d’homme que tu es ! Aussi longtemps que les Romains auront une langue pour parler, ils se souviendront du nom de Crassus comme de celui qui a fait crucifier six mille esclaves sur une distance de trois cent cinquante milles, chaque croix séparée de la suivante par trois cent cinquante pas. Aucun de nos autres grands généraux n’aurait jamais fait une chose pareille. Scipion l’Africain, Pompée, Lucullus…, énonça Cicéron en les écartant d’un geste méprisant, aucun d’entre eux n’aurait jamais conçu une telle idée.

Cicéron s’appuya contre le dossier et sourit à Crassus. Crassus sourit à son tour. Le temps s’éternisa. Je commençais à transpirer. C’était un concours pour déterminer quel sourire allait se fissurer le premier. Crassus finit par se lever et tendit la main à Cicéron.

— Merci infiniment d’être venu, mon jeune ami, dit-il.


Lorsque le Sénat se réunit quelques jours plus tard pour déterminer les honneurs à décerner, Cicéron vota avec la majorité pour refuser le triomphe à Crassus. Le vainqueur de Spartacus dut se satisfaire d’une simple ovation, soit une récompense de seconde classe. Au lieu d’entrer dans la cité sur un chariot tiré par quatre chevaux, il devrait aller à pied ; l’habituelle fanfare de trompes serait remplacée par le son aigu des flûtes ; et au lieu de la couronne de laurier, il ne serait autorisé qu’à porter la myrte.

— Si ce type a le moindre sens de l’honneur, commenta Cicéron, il refusera.

Inutile de dire que Crassus s’empressa d’envoyer un message pour signifier qu’il acceptait.

Une fois que la discussion passa aux honneurs à accorder à Pompée, Afranius utilisa un stratagème des plus rusés. Il se servit de son rang prétorien pour intervenir tôt dans le débat et déclara que Pompée accepterait avec une humble gratitude tout ce que la chambre jugerait bon de lui accorder : il arriverait devant la ville le lendemain avec dix mille hommes, et comptait pouvoir remercier en personne autant de sénateurs que possible. Dix mille hommes ? Après cela, même les aristocrates se montrèrent, en public du moins, peu désireux de traiter de haut le conquérant d’Espagne et, par un vote unanime, les consuls eurent pour instruction d’aller voir Pompée dès que celui-ci serait prêt et de lui offrir un triomphe en bonne et due forme.

Le lendemain matin, Cicéron se vêtit avec plus de soin encore que de coutume et s’entretint avec Quintus et Lucius pour déterminer quel parti prendre dans ses discussions avec Pompée. Il opta pour une approche hardie. Il aurait trente-six ans l’année suivante et deviendrait éligible pour un poste d’édile de Rome — il y en avait quatre à élire chaque année. Les fonctions de cette charge — l’entretien des édifices publics et le maintien de l’ordre public, la célébration des fêtes diverses et la délivrance des licences de commerce, etc. — se révélaient très utiles pour consolider un soutien politique. Il fut donc convenu que c’est ce qu’il demanderait : que Pompée soutienne sa candidature au poste d’édile.

— Je crois que je l’ai bien gagné, commenta Cicéron.

Une fois cela décidé, nous rejoignîmes la foule des citoyens qui partaient vers le Champ de Mars, où, disait-on, Pompée avait l’intention de cantonner ses légions. (Il était, du moins à cette époque, illégal de porter l’imperium militaire à l’intérieur de l’enceinte de Rome, aussi Crassus et Pompée étaient-ils contraints, s’ils voulaient conserver le commandement de leurs armées, de préparer leurs plans depuis l’extérieur des portes de la ville.) Chacun voulait voir à quoi ressemblait le grand homme car l’Alexandre romain, comme ses partisans appelaient Pompée, combattait au loin depuis près de sept ans. Certains se demandaient s’il avait beaucoup changé ; d’autres — dont j’étais — ne l’avaient jamais vu. Cicéron savait déjà par Palicanus que Pompée avait l’intention d’installer son quartier général à la Villa Publica, hôtellerie du gouvernement située près de l’enceinte électorale, et c’est là que nous nous rendions, Cicéron, Quintus, Lucius et moi.

L’endroit était entouré d’un double rang de soldats et, le temps que nous nous frayions un passage dans la foule jusqu’au mur de clôture, plus personne n’avait le droit de pénétrer à l’intérieur sans autorisation. Cicéron se sentit offensé de ce qu’aucun des gardes n’eût jamais entendu parler de lui et nous eûmes la chance que Palicanus passât au même moment près du portail : il put aller chercher son beau-fils, le commandant de légion Gabinius, qui se porta garant de nous. À l’intérieur, nous découvrîmes que la moitié des personnalités de Rome étaient déjà présentes, déambulant parmi les colonnades ombragées, bourdonnant de curiosité à se trouver si près du pouvoir — « comme des guêpes autour d’un pot de miel », selon les propres termes de Cicéron.

— Pompée le Grand est arrivé au milieu de la nuit, nous informa Palicanus avant d’ajouter solennellement : Les consuls sont en ce moment avec lui.

Il promit de revenir avec de plus amples informations dès qu’il en aurait, puis disparut avec un air important entre les sentinelles, à l’intérieur de la bâtisse.

Plusieurs heures s’écoulèrent, durant lesquelles nous ne reçûmes aucun signe de Palicanus. Nous remarquâmes cependant les messagers qui entraient et sortaient au pas de course, assistâmes avec envie à des livraisons de nourriture, puis regardâmes les consuls partir et enfin Catulus et Isauricus, les vieux hommes d’État, arriver. Des sénateurs qui attendaient, sachant que Cicéron était un fervent partisan de Pompée et le croyant bien informé, ne cessaient de venir le voir pour lui demander ce qui se passait.

— Chaque chose en son temps, répondait-il, chaque chose en son temps.

Mais je suppose qu’il finit par trouver lui-même la formule embarrassante car il m’envoya chercher un tabouret et, lorsque je le lui apportai, le plaça devant un pilier contre lequel il s’appuya en fermant les yeux. Hortensius arriva vers le milieu de l’après-midi, se frayant un chemin parmi les curieux contenus par les soldats, et il fut aussitôt admis dans la Villa. Lorsqu’il fut suivi de près par les trois frères Metellus, il devint impossible, même pour Cicéron, de ne pas y voir une humiliation. Son frère Quintus fut chargé d’aller voir s’il pouvait apprendre quelque chose du côté du Sénat pendant que Cicéron faisait les cent pas entre les colonnades et m’envoyait pour la vingtième fois essayer de trouver Palicanus, Afranius ou Gabinius — quiconque aurait pu lui faire rejoindre cette réunion.

Je m’approchai de l’entrée bondée, me hissant sur la pointe des pieds pour essayer de voir quelque chose par-dessus les têtes agglutinées. Un messager sortit, laissant brièvement la porte entrouverte, et je pus distinguer un instant des silhouettes en toge blanche, en train de rire et de discuter autour d’une grande table de marbre jonchée de documents. Je fus alors distrait par un tumulte en provenance de la rue. Aux cris de Ave, imperator, d’acclamations et de vivats, le portail s’ouvrit brusquement, laissant entrer Crassus, flanqué de ses gardes du corps. Il retira son casque à plumet, qu’il remit à l’un de ses licteurs, s’essuya le front et regarda autour de lui. Son regard tomba sur Cicéron. Il lui adressa un petit signe de tête accompagné d’un de ses sourires bonhommes, et je dois reconnaître que c’est l’une des rares occasions où Cicéron se trouva totalement à court de mots. Puis Crassus se drapa dans son manteau écarlate — avec beaucoup de panache, il faut le reconnaître — et pénétra dans la Villa Publica pendant que Cicéron se laissait tomber lourdement sur son tabouret.

J’ai souvent pu observer ce curieux phénomène du pouvoir qui veut que ceux qui sont physiquement les plus proches de sa source sont souvent les moins bien informés de ce qui arrive effectivement. Ainsi, j’ai pu voir des sénateurs contraints de quitter la curie et d’envoyer leurs esclaves au marché aux légumes pour savoir ce qui se passait dans la ville qu’ils étaient censés gouverner. Ou j’ai entendu parler de généraux entourés de légats et d’ambassadeurs, qui en étaient réduits à interroger des bergers de passage pour connaître les dernières nouvelles du champ de bataille. Il en allait de même avec Cicéron cet après-midi-là. Alors qu’il se tenait à vingt pieds de la salle où l’on découpait Rome comme un vulgaire poulet, il dut apprendre ce qui avait été décidé par Quintus, qui le tenait d’un magistrat rencontré au forum, lequel l’avait appris par un clerc du Sénat.

— Ça va mal, annonça Quintus, bien qu’on le sût déjà à sa figure. Pompée devient consul et les tribuns recouvrent leurs droits sans que les aristocrates s’y opposent. Mais en échange — écoute bien — en échange, Hortensius et Quintus Metellus seront consuls l’année prochaine, avec le soutien total de Pompée. Et c’est Lucius Metellus — Lucius Metellus — qui doit remplacer Verres au poste de gouverneur de Sicile. Et enfin c’est Crassus — Crassus ! — qui sera deuxième consul avec Pompée, leurs deux armées devant être dissoutes à l’instant où ils prendront leurs fonctions.

— Mais j’aurais dû y être, déclara Cicéron en posant un regard consterné sur la Villa. J’aurais dû y être !

— Marcus, dit tristement son frère en posant sa main sur son épaule, aucun d’eux ne veut de toi.

Cicéron paraissait assommé par l’ampleur de sa défaite — son exclusion, ses ennemis récompensés, Crassus élevé au consulat. C’est alors qu’il se dégagea de la main de son frère et se dirigea avec colère vers les portes. Sa carrière aurait pu s’arrêter là, interrompue par l’épée des sentinelles de Pompée, car je crois bien que, dans son désespoir, il avait décidé de se forcer un passage jusqu’à la table des négociations pour réclamer sa part. Mais il s’y prenait trop tard. Les grands hommes venaient apparemment de parvenir à un accord et sortaient déjà, leurs assistants trottant devant eux tandis que les gardes se mettaient au garde-à-vous sur leur passage. Crassus surgit le premier, puis, émergeant de l’ombre, apparut Pompée, son identité ne laissant aucun doute non seulement à cause de l’aura de puissance qui l’entourait — la façon dont l’air ambiant paraissait presque crépiter autour de lui — mais aussi à cause de sa physionomie. Il avait un visage large, des pommettes saillantes et une chevelure épaisse et ondulée qui se dressait au-dessus de son front comme la proue d’un navire. C’était un visage qui exprimait la force et l’autorité, et il était doté d’un corps assorti : des épaules larges et une poitrine solide qui lui donnaient un torse de lutteur. Je compris pourquoi, quand il était plus jeune, et connu pour sa férocité, on l’avait surnommé le Garçon Boucher.

Les voilà donc qui sortaient, le Chauve et le Garçon Boucher, évitant manifestement de se parler ou même de se regarder tandis qu’ils se dirigeaient vers le portail, qui s’ouvrit en grand à leur approche. Voyant ce qui se passait, les sénateurs se ruèrent à leur poursuite, et nous fûmes entraînés dans la mêlée, hors de la Villa Publica et heurtant de plein fouet ce qui semblait un mur de bruit et de chaleur. Il devait y avoir vingt mille personnes rassemblées sur le Champ de Mars cet après-midi-là pour hurler leur approbation. Un passage étroit avait été ouvert par les soldats qui s’efforçaient, les bras liés au niveau des coudes, les pieds labourant la poussière, de contenir la foule. Il y avait juste assez de place pour que Pompée et Crassus pussent avancer de front, mais je ne saurais dire s’ils se parlaient ni quelle était leur expression, vu que nous marchions loin derrière. Ils progressaient lentement vers la tribune où montaient traditionnellement les officiels à l’époque des élections. Pompée se hissa dessus le premier, et reçut une nouvelle salve d’applaudissements dans laquelle il se complut un long moment, tournant sa grande figure rayonnante d’un côté puis de l’autre, pareil à un chat au soleil. Puis il se baissa et aida Crassus à le rejoindre. Devant cette démonstration d’unité entre ces deux rivaux notoires, la foule poussa de nouveaux cris, la clameur s’intensifiant encore quand Pompée prit la main de Crassus pour la brandir bien haut.

— Quel spectacle écœurant, commenta Cicéron, qui dut me hurler dans l’oreille pour se faire entendre. Un consulat obtenu et concédé à la pointe de l’épée. Nous assistons au commencement de la fin de la République, Tiron, retiens ce que je te dis !

Je ne pus cependant m’empêcher de me dire que, s’il avait participé à la conférence, s’il avait aidé à élaborer cette liste conjointe, il l’aurait sans doute encensée comme un chef-d’œuvre d’habileté politique.

Pompée réclama d’un geste le silence, puis prit la parole de sa voix de commandant à la manœuvre :

— Peuple de Rome, les chefs du Sénat m’ont gracieusement fait l’offre de me décerner un triomphe, et je suis heureux de l’accepter. Ils m’ont appris aussi que je serai autorisé à poser ma candidature au poste de consul, et je suis heureux d’accepter cela également. La seule chose qui me fasse plus plaisir encore est que mon vieil ami Marcus Licinius Crassus pourra se présenter à mes côtés.

Il conclut en promettant que, l’année suivante, il organiserait une grande série de jeux dédiés à Hercule, pour commémorer ses victoires en Espagne.

Certes, c’étaient là de belles paroles, mais il les prononça trop rapidement, oubliant de ménager des pauses après chaque phrase pour laisser le temps aux rares personnes qui avaient réussi à entendre ses paroles de les répéter à ceux qui se trouvaient derrière et n’entendaient rien. Je doute que plus de quelques centaines de spectateurs parmi cette vaste assistance aient pu comprendre ce qu’il disait, mais ils l’ovationnèrent tout de même, et ils poussèrent des acclamations plus fortes encore quand Crassus, rapide et fourbe comme personne, lui vola la vedette.

— Pour ma part, fit ce dernier d’une voix tonnante d’orateur entraîné, en même temps que les jeux de Pompée — le même jour que les jeux de Pompée —, je consacrerai un dixième de ma fortune — un dixième de toute ma fortune — à donner de la nourriture gratuite au peuple de Rome — de la nourriture gratuite pour chacun d’entre vous pendant trois mois — et un grand banquet dans la rue — un banquet pour chaque citoyen —, un banquet en l’honneur d’Hercule !

La foule entra dans de nouvelles extases.

— Le bandit, déclara Cicéron. Un dixième de sa fortune, cela représente un pot-de-vin de vingt millions ! Mais ce n’est pas si cher payé. Tu vois comment il retourne une situation de faiblesse en une situation de force ? Je parie que tu ne t’attendais pas à ça, lança-t-il à l’adresse de Palicanus, qui arrivait avec peine depuis la tribune. Il a réussi à paraître comme l’égal de Pompée. Vous n’auriez jamais dû le laisser s’exprimer.

— Viens voir l’imperator, le pressa Palicanus. Il veut te remercier personnellement.

Je vis que Cicéron était partagé, mais Palicanus se montra insistant, le tira par la manche, et j’imagine qu’il voulait sauver ce qui pouvait encore l’être de sa journée.

— Va-t-il faire un discours ? demanda Cicéron alors que nous suivions Palicanus vers la tribune.

— Il ne prononce pas vraiment de discours, répondit Palicanus par-dessus son épaule. Du moins pas encore.

— C’est une erreur. Ils vont attendre qu’il dise quelque chose.

— Eh bien, il faudra qu’ils se contentent d’être déçus.

— Quel gâchis, me glissa Cicéron, dégoûté. Que ne donnerais-je pas pour avoir un tel public ! Combien de fois a-t-on l’occasion d’avoir autant d’électeurs réunis en un seul lieu ?

Mais Pompée n’avait guère l’expérience de s’exprimer en public, et puis il avait l’habitude de commander, pas de chercher à plaire. Avec un dernier salut adressé à la foule, il descendit de la plate-forme. Crassus l’imita, et les applaudissements se turent peu à peu. L’enthousiasme était complètement retombé et les gens piétinaient, se demandant ce qu’ils devaient faire.

— Quel gâchis, répéta Cicéron. Je leur en aurais donné, moi, du spectacle.

Derrière la tribune, il y avait un petit espace clos où les magistrats avaient coutume d’attendre avant d’officier, le jour des élections. Palicanus nous y conduisit, franchissant la barrière de gardes, et c’est là, quelques instants plus tard, que Pompée arriva en personne. Un jeune esclave noir lui tendit une serviette, et il entreprit d’éponger son visage en sueur et de s’essuyer la nuque. Une dizaine de sénateurs attendaient de le saluer, et Palicanus poussa Cicéron au milieu de la file avant de reculer avec Quintus, Lucius et moi-même pour observer la scène. Pompée descendait la file, serrant la main de chacun des sénateurs présents, tandis qu’Afranius le suivait pas à pas pour lui indiquer qui était qui.

— Enchanté, disait Pompée. Enchanté. Enchanté.

J’eus, à mesure qu’il approchait, l’occasion de mieux l’examiner. Il avait un visage noble, c’était indubitable, mais il y avait aussi dans ses traits empâtés une sorte de vanité déplaisante, et son attitude hautaine et distraite ne faisait que souligner à quel point rencontrer tous ces civils ennuyeux représentait pour lui une corvée évidente. Il arriva très vite à Cicéron.

— C’est Marcus Cicéron, imperator, annonça Afranius.

— Enchanté.

Il s’apprêtait à avancer, mais Afranius le prit par le coude et lui murmura :

— Cicéron est considéré comme l’un des meilleurs avocats de la ville, et il nous a été très utile au Sénat.

— Vraiment ? Eh bien, alors… continue le travail.

— Je n’y manquerai pas, assura Cicéron, dans la mesure où j’espère bien être édile l’année prochaine.

— Édile ? répéta Pompée, trouvant visiblement l’idée saugrenue. Non, non, édile, je ne crois pas. J’ai d’autres projets dans ce sens. Mais je suis certain que nous pourrons toujours trouver l’usage d’un bon avocat.

Et, là-dessus, il passa effectivement au sénateur suivant — « Enchanté… Enchanté… » —, laissant Cicéron le regard fixe et digérant l’insulte avec peine.

V

Ce soir-là, pour la première et dernière fois de toutes mes années à son service, Ciréron s’enivra. Je l’entendis se disputer avec Terentia pendant le dîner — pas une de leurs disputes acerbes à la courtoisie glacée habituelles, mais une scène qui résonna dans toute la petite maison. Terentia lui reprochait sa stupidité d’avoir cru en une bande si manifestement infâme : des gens de Picenum par-dessus le marché, pas même des Romains convenables !

— Il est vrai que tu n’es pas un vrai Romain non plus !

Cette pique visant ses origines provinciales portait systématiquement sur les nerfs de Cicéron. Fait inquiétant, je n’entendis pas la réponse de Cicéron — tant elle fut prononcée d’une voix basse et malveillante —, mais elle eut en tout cas un effet dévastateur sur Terentia, qui n’était pourtant pas du genre à se laisser facilement ébranler et qui quitta en larmes la salle à manger pour monter l’escalier en courant.

Je jugeai préférable de laisser Cicéron seul mais, une heure plus tard, j’entendis un fracas et, quand j’allai voir, je le trouvai, oscillant légèrement sur ses pieds devant une assiette brisée. Le devant de sa tunique était taché de vin.

— Je ne me sens vraiment pas bien, commenta-t-il.

Je le montai à sa chambre en passant son bras par-dessus mon épaule — ce qui ne me fut pas très facile, vu qu’il était plus lourd que moi —, le mis au lit et délaçai ses souliers.

— Le divorce, marmonna-t-il dans son oreiller, voilà la réponse, Tiron. Divorcer, et puis, si je dois quitter le Sénat faute d’argent… quelle importance ? Personne ne me regrettera. Ce ne sera qu’un « homme nouveau » de plus qui n’arrivera à rien. Oh, Tiron… !

Je parvins à mettre son pot de chambre devant lui juste avant qu’il ne cède à la nausée. Tête baissée, il s’adressa alors à son propre vomi :

— Nous devrions aller à Athènes, mon cher ami, vivre avec Atticus et étudier la philosophie — nous ne manquerons ici à personne…

Ces derniers mots furent prononcés en un magma interminable et complaisant de syllabes traînantes et consonnes sifflantes qu’aucun système de prise de notes ne pourra jamais restituer. Je laissai le pot près de lui et soufflai la lampe. Il ronflait déjà lorsque j’atteignis la porte. J’avoue m’être couché ce soir-là le cœur inquiet.

Cependant, le lendemain matin, je fus réveillé à l’heure habituelle, juste avant l’aube, par le bruit de ses exercices — un peu plus lents que de coutume, peut-être, mais il était atrocement tôt si l’on considère qu’on était au milieu de l’été et qu’il n’avait eu que quelques heures de sommeil. Telle était la nature de cet homme. L’échec alimentait son ambition. Chaque fois qu’il essuyait une humiliation — que ce soit en tant qu’avocat dans sa jeunesse, lorsque la santé lui faisait encore défaut, à son retour de Sicile ou maintenant, face au traitement désinvolte de Pompée —, le feu qui brûlait en lui était momentanément contenu, mais seulement pour repartir avec plus de vigueur encore. « C’est la persévérance, se plaisait-il à répéter, et non le génie, qui mène un homme au sommet. Rome est plein de génies méconnus. Seule la persévérance permet d’avancer dans le monde. » Je l’entendis donc se préparer pour un nouveau jour de combat dans le forum romain et sentis le rythme familier de la maison s’imposer à nouveau.

Je m’habillai, allumai les lampes et commandai au portier d’ouvrir la porte d’entrée. Je vérifiai qui était là. Puis je me rendis dans le bureau de Cicéron et lui donnai la liste des clients. Aucune allusion ne fut jamais faite, ni sur le moment ni par la suite, à ce qui s’était produit la nuit précédente, et je soupçonne que cela contribua aussi à nous rapprocher. Certes, il était un peu verdâtre, et il devait plisser les yeux pour arriver à lire les noms, sinon il était parfaitement normal.

— Sthenius ! grogna-t-il quand il découvrit que le Sicilien attendait, comme d’habitude, dans le tablinum. Puissent les dieux avoir pitié de nous !

— Il n’est pas seul, l’avertis-je. Il a amené deux autres Siciliens avec lui.

— Tu veux dire qu’il se multiplie ? dit-il avant de tousser pour s’éclaircir la gorge. C’est bon, recevons-le en premier et débarrassons-nous de lui une fois pour toutes.

Comme plongé dans un de ces rêves récurrents dont on ne peut s’éveiller, je menai à nouveau Sthenius de Therme en présence de Cicéron. Il présenta ses compagnons comme étant Heraclius de Syracuse et Épicrate de Bidis. Tous deux étaient visiblement âgés, vêtus comme lui de la robe sombre du deuil, et ils portaient la barbe et les cheveux longs.

— Écoute maintenant, Sthenius, commença sévèrement Cicéron après avoir serré la main du sinistre trio. Il faut que cela cesse.

Mais Sthenius paraissait enfermé dans un royaume personnel, étrange et lointain, quasi imperméable aux bruits extérieurs : le pays des plaideurs obsessionnels.

— Je te suis très reconnaissant, sénateur. Tout d’abord, maintenant que j’ai obtenu des comptes rendus du tribunal de Syracuse, dit-il en tirant une feuille de son sac de cuir et en la fourrant dans la main de Cicéron, tu vas voir ce que ce monstre a fait. Voici ce qui a été écrit avant le verdict des tribuns. Et là, ajouta-t-il en lui donnant une autre feuille, c’est ce qui a été écrit après.

Avec un soupir, Cicéron porta les deux documents côte à côte et les examina en plissant les yeux.

— Voyons, qu’est-ce que c’est ? Il s’agit du compte rendu officiel de ton procès pour trahison, sur lequel je vois qu’il est écrit que tu étais présent pendant les audiences. Bien, nous savons que c’est faux. Et là… (son débit ralentit à mesure qu’il voyait se dessiner les implications) il est dit que tu n’étais pas présent.

Il leva la tête, ses yeux embués prenant un aspect plus vif.

— Verres falsifie donc les minutes des jugements de son propre tribunal, puis il falsifie ses propres falsifications ?

— Exactement ! s’exclama Sthenius. Quand il s’est aperçu que tu m’avais présenté devant les tribuns et que tout Rome savait donc que je ne pouvais guère me trouver à Syracuse le 1er décembre, il a dû effacer la trace de son mensonge. Mais le premier document m’avait déjà été envoyé.

— Bien, bien, dit Cicéron. Il est peut-être plus inquiet que nous le pensions. Je vois aussi que tu avais un avocat de la défense pour te représenter ce jour-là : « Gaius Claudius, fils de Gaius Claudius, de la tribu Palatine. » Tu es bien heureux, d’avoir ton propre avocat romain. Qui est-ce ?

— C’est l’administrateur des affaires de Verres. Cicéron étudia Sthenius un moment.

— Qu’est-ce que tu as d’autre, dans ce sac ? demanda-t-il. Par cette chaude matinée d’été, s’entassèrent alors sur le sol du bureau lettres, noms, extraits de rapports officiels, notes griffonnées rapportant bruits divers et rumeurs — sept mois d’un travail acharné mené par trois désespérés, car il s’avéra qu’Heraclius et Épicrate avaient tous les deux été dépouillés de leurs biens par Verres, l’un pour une valeur de soixante mille sesterces, l’autre pour trente mille. Dans les deux cas, Verres avait abusé de sa position pour porter de fausses accusations et s’assurer des verdicts illégaux. Tous deux avaient été spoliés vers la même époque que Sthenius. Tous deux avaient été, avant les faits, des hommes importants dans leur communauté. Tous deux avaient été contraints de fuir l’île sans un sou pour chercher refuge à Rome. Ayant entendu parler de la comparution de leur compatriote devant les tribuns, ils étaient allés le voir pour lui proposer de s’allier.

— En tant que victimes individuelles, ils étaient faibles, expliqua Cicéron des années plus tard en se remémorant l’affaire, mais dès qu’ils firent cause commune, ils se découvrirent tout un réseau de contacts qui couvrait toute l’île : Therme est au nord, Bidis au sud, Syracuse à l’est. C’étaient des hommes avisés par nature, rendus sages par l’expérience et formés par les études, aussi leurs compatriotes s’étaient-ils ouverts à eux de ce qu’ils avaient enduré comme ils ne l’auraient jamais fait avec un sénateur romain.

En apparence, Cicéron était toujours le même tranquille avocat romain. Mais alors que le soleil s’intensifiait, que je soufflais les lampes et qu’il prenait connaissance des documents les uns après les autres, je sentis son excitation monter. Il y avait la déclaration sous serment de Dio de Halasea, de qui Verres avait exigé un pot-de-vin de dix mille sesterces pour arriver à un verdict de non-culpabilité, avant de lui voler tous ses chevaux, ses tapisseries et sa vaisselle d’or et d’argent. Il y avait là des témoignages écrits de prêtres dont on avait pillé les temples — un Apollon en bronze signé à l’argent par le sculpteur Myron et offert un siècle et demi plus tôt par Scipion, volé dans le temple d’Esculape à Agrigentum ; une statue de Cérès prise à Catane, et une Victoire à Enna ; le sac de l’ancien temple de Junon à Malte. Il y avait aussi des preuves que des fermiers d’Herbita et d’Agyrium avaient été menacés d’être fouettés à mort s’ils ne versaient pas une certaine somme aux agents de Verres. Et l’histoire du malheureux Sopater de Tyndaris, arrêté en plein hiver par les licteurs de Verres et attaché, nu, sur une statue équestre à la vue de toute la communauté jusqu’à ce qu’il accepte, avec ses concitoyens, de remettre à Verres un beau bronze de Mercure qui appartenait à la municipalité et trônait dans le gymnase local.

— Ce n’est pas une province que Verres gouverne là-bas, murmura Cicéron, médusé, c’est un État criminel à part entière.

Et il y avait encore une bonne dizaine de ces sombres récits.

Avec l’accord des trois Siciliens, je rassemblai tous les documents en un paquet que j’enfermai dans le coffre-fort du sénateur.

— Messieurs, il est vital que rien ne filtre de tout cela, insista Cicéron. Bien entendu, continuez de recueillir déclarations et témoignages, mais je vous en prie, faites-le discrètement. Verres a souvent eu recours à la violence et à l’intimidation par le passé, et vous pouvez être assurés qu’il n’hésitera pas à recommencer pour se protéger. Il nous faut prendre ce vaurien par surprise.

— Cela signifie-t-il, demanda Sthenius, osant à peine espérer, que tu nous aideras ?

Cicéron le regarda sans répondre.


Plus tard ce même jour, à notre retour du tribunal, Cicéron entreprit de se réconcilier avec sa femme. Il envoya le jeune Sositheus au vieux marché aux fleurs du forum Boarium, devant le temple de Portunus, acheter un bouquet de fleurs d’été odorantes. Puis il remit celles-ci à la petite Tullia, lui disant solennellement qu’il avait une tâche vitale à lui confier. Elle devait porter les fleurs à sa mère et lui annoncer qu’elles lui étaient envoyées par un admirateur provincial sans éducation. (« Tu as bien compris, Tulliola ? Un admirateur provincial sans éducation. ») La petite disparut dans la chambre de Terentia en prenant un air important, et je suppose que le stratagème fonctionna puisque ce soir-là, quand — à la demande de Cicéron — les banquettes furent montées sur le toit et que la famille dîna sous les étoiles, les fleurs occupaient la place d’honneur au centre de la table.

Je le sais parce que, à la fin du repas, Cicéron m’envoya soudain chercher. C’était une nuit paisible, sans un souffle de vent pour troubler les chandelles, et la rumeur nocturne de Rome qui montait de la vallée se mêlait au parfum des fleurs dans la douce atmosphère de juin — des accords de musique, des voix, l’appel des sentinelles postées le long de l’Argiletum, l’aboiement lointain des chiens de garde lâchés dans l’enceinte de la Triade Capitoline. Lucius et Quintus riaient encore à une plaisanterie de Cicéron, et Terentia elle-même ne parvenait pas à dissimuler son amusement lorsqu’elle lança sa serviette sur son mari en lui rappelant vertement que cela suffisait. (Pomponia était heureusement partie voir son frère à Athènes.)

— Ah, fit Cicéron en regardant autour de lui, voilà Tiron, le plus fin politique d’entre nous tous, ce qui signifie que je puis vous faire ma petite déclaration. J’ai estimé plus approprié qu’il soit présent pour entendre ceci : j’ai décidé de me présenter à l’élection des édiles.

— Ah, parfait ! s’exclama Quintus, qui crut que cela faisait toujours partie de la plaisanterie de Cicéron.

Puis il cessa de rire et ajouta sur un ton incrédule :

— Mais ce n’est pas drôle.

— Ce le sera si je gagne.

— Tu ne peux pas gagner. Tu as entendu ce que Pompée a dit. Il ne veut pas que tu sois candidat.

— Ce n’est pas à Pompée de décider qui sera candidat. Nous sommes des citoyens libres, libres de faire nos propres choix. Et je choisis de concourir pour l’édilité.

— Il serait absurde de concourir et de perdre, Marcus. C’est bien le genre d’acte héroïque inutile en lequel croit Lucius ici présent.

— Buvons à l’héroïsme inutile, dit Lucius en levant son verre.

— Mais nous ne pouvons pas gagner contre l’opposition de Pompée, persista Quintus. Et à quoi servirait de chercher à entrer délibérément en conflit avec Pompée ?

— Après ce qui s’est passé hier, intervint Terentia, on ferait mieux de se demander à quoi servirait de chercher à entrer dans ses bonnes grâces.

— Terentia a raison, déclara Cicéron. Hier, j’ai appris une leçon. Admettons que j’attende un an ou deux, suspendu à la moindre parole de Pompée dans l’espoir d’une faveur, à jouer les garçons de course pour lui. Nous avons tous vu des gens dans cette situation au Sénat — qui vieillissent en attendant que des demi-promesses soient tenues. Ça les ronge de l’intérieur. Leur moment est passé avant même qu’ils s’en aperçoivent et il ne leur reste alors plus rien pour négocier. J’aimerais mieux encore quitter la politique tout de suite plutôt que d’en arriver là. Quand on veut le pouvoir, il y a un moment où il faut savoir le saisir. Le temps est venu pour moi.

— Mais comment y arriver ?

— En poursuivant Gaius Verres pour extorsion.

Voilà, c’était dit. Je savais qu’il le ferait depuis le matin même, et je suis certain que lui aussi le savait, mais il avait voulu prendre son temps — pour d’une certaine façon, endosser cette décision et voir comment elle lui allait. Elle lui allait très bien. Je ne l’avais jamais vu aussi décidé. On aurait dit un homme qui se sentait pénétré par la force de l’histoire. Personne ne parla.

— Allons ! dit-il avec un sourire. Pourquoi ces têtes d’enterrement ? Je n’ai pas encore perdu ! Et je ne crois pas du tout que je vais perdre. J’ai reçu la visite de Siciliens, ce matin. Ils ont rassemblé les témoignages les plus accablants contre Verres, n’est-ce pas, Tiron ? Nous avons tout cela sous clé en bas. Et quand nous aurons gagné… réfléchissez ! Je bats Hortensius devant un tribunal public, et toute cette absurdité de « meilleur avocat après Hortensius » s’efface à tout jamais. Suivant les droits traditionnels du plaignant victorieux, je m’arroge le rang de l’homme que je fais condamner, ce qui signifie que je deviens du jour au lendemain prétorien — finies les séances passées à bondir et à se rasseoir sur les bancs du fond au Sénat, dans l’espoir d’être appelé. Et je me place avec une telle fermeté sous le regard du peuple romain que mon élection au poste d’édile est assurée. Mais le plus beau de tout cela, c’est que c’est moi qui le fais — moi, Cicéron — et que j’y arrive sans rien devoir à quiconque, à Pompée le Grand moins qu’à tout autre.

— Et si nous perdons ? questionna Quintus, recouvrant enfin sa voix. Nous sommes des avocats de la défense. Nous ne poursuivons jamais. Tu l’as dit toi-même une centaine de fois : les défenseurs se font des amis ; les accusateurs ne se font que des ennemis. Si tu n’arrives pas à abattre Verres, il y a de bonnes chances qu’il soit élu consul un jour. Il ne connaîtra alors de paix que lorsque tu seras détruit.

— C’est vrai, concéda Cicéron. Mais quand on veut tuer un animal dangereux, il faut s’assurer de ne pas le rater au premier coup. En revanche… tu ne comprends donc pas ? De cette façon, je peux aussi tout gagner. Le rang, la célébrité, la charge, la dignité, l’autorité, l’indépendance, un fonds de clientèle à Rome et en Sicile. Cela m’ouvre carrément la voie du consulat.

C’était la première fois que je l’entendais mentionner sa grande ambition, et le fait qu’il se sente enfin capable de prononcer le mot témoignait de sa nouvelle confiance en lui. Le consulat. Pour tout acteur de la vie publique, c’était l’apothéose. Sur tous les documents officiels et pierres commémoratives, les années mêmes se distinguaient les unes des autres aux noms des consuls en charge. C’était, juste après les cieux, ce qui se rapprochait le plus de l’immortalité. Combien de jours et de nuits avait-il passés à y penser, à en rêver, à chérir cette ambition depuis le temps où il n’était qu’un adolescent empoté ? Il est parfois bien inconsidéré de révéler ses ambitions trop tôt — les exposer trop prématurément au rire et au scepticisme du monde peut les détruire avant qu’elles soient réellement formées. Mais il arrive aussi que ce soit l’inverse, et que le simple fait de mentionner une ambition la rende soudain possible, voire réalisable. Ce fut le cas cette nuit-là. Quand Cicéron prononça le mot « consulat », il le fichait dans le sol comme un drapeau que nous pouvions tous admirer. Et, pendant un instant, nous avons entrevu par ses yeux son avenir radieux et étoile, et nous avons vu qu’il avait raison : s’il abattait Verres, tout devenait possible ; il pouvait, avec un peu de chance, monter jusqu’au sommet.


Il y eut beaucoup à faire au cours des mois qui suivirent et, comme d’habitude, une bonne partie du travail retomba sur mes épaules. Tout d’abord, je traçai un grand diagramme des électeurs de l’édilité. Cet électorat était à l’époque composé de l’ensemble des citoyens romains divisés en trente-cinq tribus. Cicéron lui-même appartenait à la gens Cornelia, Servius à la gens Lemonia, Pompée à la Clustumina, Verres à la Romilia et ainsi de suite. Chaque citoyen votait sur le Champ de Mars en tant que membre de sa tribu, et le résultat du vote de chaque grande famille était lu publiquement par les magistrats. Les quatre candidats qui rassemblaient les votes du plus grand nombre de familles étaient alors déclarés vainqueurs en bonne et due forme.

Cette forme particulière de collège électoral présentait plusieurs avantages pour Cicéron. Tout d’abord — contrairement au système de désignation des préteurs et des consuls — chaque vote comptait également, quelle que fût la fortune du votant, et comme les plus fervents partisans de Cicéron se trouvaient parmi les hommes d’affaires et la masse des pauvres, les aristocrates auraient plus de mal à l’éliminer. Ensuite, il s’agissait d’un électorat auprès duquel il était relativement facile de faire campagne. Chaque tribu avait son propre quartier général quelque part dans Rome, un édifice assez grand pour y donner des spectacles ou des dîners. Je consultai tous nos dossiers et en tirai une liste de tous ceux que Cicéron avait défendus ou aidés au cours des six années précédentes, chacun rangé selon sa famille. Il s’agissait alors de contacter ces hommes et de leur demander de s’assurer que le sénateur fût invité à parler lors du premier rassemblement familial prévu. Il est stupéfiant de voir combien de services on lui devait après six années de plaidoiries et de conseils incessants. L’emploi du temps de la campagne de Cicéron ne tarda pas à être très chargé, et ses journées de travail s’allongèrent encore. Après les procès ou les ajournements du tribunal, il se dépêchait de rentrer, prenait un bain rapide et se changeait, puis il filait à nouveau prononcer un de ses discours exaltants. Son slogan était : « Justice et Réforme. »

Comme de coutume, Quintus endossa le rôle de directeur de campagne tandis que le cousin Lucius se chargeait d’organiser l’affaire Verres. Le gouverneur devait rentrer de Sicile à la fin de l’année, après quoi — à l’instant même où il pénétrerait dans la cité — il perdrait son imperium, et avec lui son immunité contre toute poursuite. Cicéron était décidé à frapper à la première occasion afin, si possible, de ne pas laisser à Verres le temps d’effacer des preuves ou d’intimider les témoins. Pour cette raison, afin de ne pas éveiller les soupçons, les Siciliens cessèrent de venir le voir, et Lucius devint l’intermédiaire entre Cicéron et ses clients, les rencontrant en secret en ville, dans des endroits divers. Je fus donc amené à mieux connaître Lucius et, plus je le voyais, plus je l’appréciais. Par bien des côtés, il ressemblait à Cicéron. Il avait pratiquement le même âge, était intelligent et spirituel, et se montrait un philosophe talentueux. Ils avaient tous les deux grandi à Arpinum, avaient fait leurs études côte à côte à Rome et voyagé ensemble en Orient. Mais il y avait entre eux une différence considérable : Lucius était absolument dépourvu d’ambition. Il vivait seul, dans une petite maison pleine de livres, et passait ses journées à lire et à penser — occupation des plus dangereuses qui, selon mon expérience, conduit immanquablement à la dyspepsie et à la mélancolie. Cependant, curieusement, malgré ces dispositions solitaires, il en vint à apprécier de quitter son bureau chaque jour, et fut bientôt tellement enragé par les vilenies de Verres que son zèle à le faire passer devant la justice dépassa encore celui de Cicéron.

— Nous ferons de toi un avocat, mon cousin, commenta Cicéron avec admiration après qu’il lui eut présenté un nouvel ensemble de déclarations accablantes écrites sous serment.

Vers la fin du mois de décembre, un incident se produisit qui finit par rassembler, de la manière la plus dramatique, tous les pans séparés de la vie de Cicéron. Par une matinée sombre, j’ouvris la porte et trouvai, en tête de la file habituelle, l’homme que nous avions remarqué à la basilique des tribuns en train de se poser en défenseur du pilier de son arrière-grand-père — Marcus Porcius Caton. Il était seul, sans esclave pour l’assister, et semblait avoir passé la nuit dans la rue. (En y réfléchissant, j’imagine que c’est ce qu’il avait dû faire, même si, comme il était de toute façon toujours débraillé — à la façon d’un mystique ou d’un saint homme —, il était plutôt difficile de faire la part des choses.) Naturellement, Cicéron fut intrigué et voulut savoir pourquoi un homme de si haute naissance se présentait à sa porte : Caton, aussi bizarre fût-il, évoluait au cœur même de la vieille aristocratie républicaine, lié tant par le sang que par le mariage à tout un réseau de Servilii, Lepidii et Aemilii. En fait, la satisfaction de Cicéron fut telle de recevoir un visiteur de si haute naissance qu’il sortit en personne du tablinum pour l’accueillir et le conduire dans son bureau. C’était le genre de client qu’il avait rêvé depuis longtemps de trouver un matin dans ses filets.

Je m’installai dans le coin pour prendre des notes, et le jeune Caton, peu enclin au bavardage, alla droit au but. Il expliqua qu’il avait besoin d’un bon avocat et qu’il avait apprécié la façon dont Cicéron s’en était remis aux tribuns, car il était monstrueux qu’un personnage tel que Verres puisse se considérer comme étant au-dessus des lois ancestrales. Bref, il devait épouser sa cousine, Aemilia Lepida, charmante jouvencelle de dix-huit ans dont la jeune vie avait déjà été marquée par la tragédie. À l’âge de treize ans, elle avait subi l’humiliation d’avoir été repoussée par son fiancé, Scipion Nasica, jeune aristocrate hautain. Elle avait quatorze ans à la mort de sa mère, et seize ans quand son frère avait péri, la laissant absolument seule.

— La pauvre, commenta Cicéron. Si je te suis bien, comme elle est ta cousine, elle doit être la fille du consul d’il y a six ans, Aemilius Lepidus Livianus, non ? Il était, me semble-t-il, le frère de ta défunte mère, Livia ?

Comme beaucoup de sympathisants du parti populaire, Cicéron connaissait étonnamment bien l’aristocratie.

— C’est exact.

— Eh bien, je te félicite, Caton, de cette union des plus avantageuses. Avec le sang de ces trois familles qui coule dans ses veines et la mort de ses plus proches parents, elle doit être l’une des plus riches héritières de Rome.

— Elle l’est, fit amèrement Caton. Et c’est bien le problème. Scipion Nasica, son ancien prétendant, a appris en rentrant d’Espagne où il a combattu dans l’armée de Pompée-le-prétendu-Grand, à quel point elle est riche maintenant que son père et son frère ne sont plus, et il la réclame comme sienne.

— Mais c’est sûrement à la demoiselle de décider, non ?

— Effectivement, dit Caton. Mais elle l’a choisi lui.

— Ah, répliqua Cicéron en se carrant sur son siège, dans ce cas, vous voilà dans une situation délicate. Mais je suppose que si elle s’est retrouvée orpheline à quinze ans, elle doit avoir un tuteur désigné. Tu peux toujours aller lui parler. Il est certainement en position d’interdire le mariage. Qui est-ce ?

— Ce doit être moi.

— Toi ? Tu es le tuteur de la femme que tu veux épouser ?

— Oui. Je suis son plus proche parent masculin.

Cicéron appuya le menton sur sa main et examina son éventuel nouveau client — les cheveux en bataille, les pieds nus et crasseux, la tunique qu’il devait porter depuis des semaines.

— Alors, qu’est-ce que tu attends de moi ?

— Je veux que tu te charges d’un procès contre Scipion, et contre Lepida si nécessaire, pour mettre fin à toute cette affaire.

— Ce procès… Tu l’intenterais à titre de prétendant spolié ou de tuteur de la jeune fille ?

— L’un ou l’autre, dit Caton avec un haussement d’épaules. Les deux.

Cicéron se gratta l’oreille.

— Mon expérience des jeunes femmes, dit-il prudemment, est aussi limitée que ma foi en le règne de la justice est illimitée. Mais même moi, Caton, même moi, je dois te dire que je doute que le meilleur moyen de gagner le cœur d’une fille soit une action en justice.

— Le cœur d’une fille ? répéta Caton. Qu’est-ce que le cœur de la fille a à voir là-dedans ? C’est une question de principe.

Et d’argent, aurait-on pu ajouter s’il avait été n’importe qui d’autre. Mais Caton avait le privilège immense réservé aux très riches de ne guère s’intéresser à l’argent. Il avait hérité une vraie fortune et la dilapidait sans même s’en apercevoir. Non, c’était les principes qui toujours motivaient Caton — le désir immuable de ne jamais faire de compromis sur ses principes.

— Nous pourrions nous adresser au tribunal des détournements de fonds et lancer une action pour rupture de promesse de mariage, indiqua Cicéron. Nous devrions alors produire l’existence d’un engagement antérieur entre la dame Lepida et toi prouvant qu’elle est donc une tricheuse et une menteuse. Il nous faudrait prouver que Scipion est un filou hypocrite et coureur de dot. Je devrais les faire venir tous les deux à la barre des témoins et les réduire en pièces.

— Fais-le, dit Caton, les yeux brillants.

— Et à la fin de tout cela, nous perdrions certainement tout de même parce que les jurés n’aiment rien de mieux que les amants maudits, sinon, peut-être, les orphelins, et elle est les deux à la fois. Quant à toi, tu deviendrais la risée de tout Rome.

— Qu’est-ce que j’en ai à faire, de ce que pensent les gens ? dit Caton avec mépris.

— Et même si nous gagnons…, imagine la scène. Tu pourrais très bien avoir à sortir Lepida en train de hurler et de se débattre du tribunal pour la traîner dans les rues de Rome jusqu’à son nouveau foyer marital. Ce serait le scandale de l’année.

— On en est donc arrivés là ? questionna amèrement Caton. L’homme honnête doit s’écarter pour laisser triompher les vauriens ? C’est donc ça la justice romaine ? Il me faut un avocat qui ait des nerfs d’acier, déclara Caton en se levant d’un bond, et si je n’arrive à trouver personne pour m’aider, je me chargerai de l’accusation moi-même.

— Assieds-toi, Caton, le pria doucement Cicéron. Assieds-toi, répéta-t-il en voyant que le jeune homme ne bougeait pas, et je vais t’expliquer quelque chose à propos du droit.

Caton hésita, fronça les sourcils et s’assit, mais seulement sur le bord de la chaise afin de pouvoir bondir à nouveau à la première suggestion de devoir modérer ses convictions.

— Un petit conseil, si je puis me permettre, de la part d’un homme qui est de dix ans ton aîné. Tu ne dois pas attaquer tous les problèmes de front. Très souvent, les meilleures affaires n’arrivent jamais devant le tribunal. Il me semble que nous sommes dans cette situation. Laisse-moi voir ce que je peux faire.

— Et si tu échoues ?

— Alors, tu pourras agir à ta guise. Lorsqu’il fut parti, Cicéron me glissa :

— Ce jeune homme cherche les occasions de tester ses principes avec le même acharnement qu’un ivrogne cherche la bagarre dans un bar.

Néanmoins, Caton avait accepté de laisser Cicéron contacter Scipion de sa part, et je savais que Cicéron appréciait l’occasion qui lui était donnée d’étudier l’aristocratie de près. Il n’y avait littéralement personne à Rome qui pût se targuer d’un meilleur lignage que Quintus Caecilius Metellus Pius Cornélius Scipio Nasica — Nasica signifiant « nez en pointe », qu’il tenait toujours fermement dressé —, car il était non seulement le fils naturel de Scipion, mais aussi le fils adoptif de Metellus Pius, chef en titre de la tribu des Metellii. Père et fils adoptifs rentraient tout juste d’Espagne et se trouvaient pour le moment dans l’immense propriété des Pius à Tibur. Ils étaient attendus à Rome pour le 29 décembre, jour où ils devaient arriver à cheval derrière Pompée, dans la procession célébrant son triomphe. Cicéron décida d’organiser une rencontre le 30.

Le 29 finit par arriver, et ce fut une journée mémorable — Rome n’avait pas connu un tel spectacle depuis l’époque de Sylla. Tandis que j’attendais près de la porte Triomphale, il semblait que tous les habitants de la ville étaient sortis pour border la route. Les premiers à franchir la porte furent les sénateurs dans leur ensemble, y compris Cicéron, qui arrivaient à pied du Champ de Mars avec à leur tête les consuls et les autres magistrats. Venaient ensuite les joueurs de buccin qui sonnaient la fanfare. Puis les voitures et litières chargées du butin de la guerre espagnole — de l’or et de l’argent en pièces et en lingots, des armes, des statues, des tableaux, des vases, des meubles, des pierres précieuses et des tapisseries, des maquettes en bois des villes que Pompée avait conquises et mises à sac ainsi que des panneaux sur lesquels figuraient les noms de ces villes et des hommes célèbres qu’il avait tués au combat. Défilaient alors, menés par les prêtres immolateurs, les gros taureaux blancs et pesants destinés au sacrifice, leurs cornes dorées décorées de rubans et de guirlandes de fleurs. Suivaient des éléphants — symbole héraldique des Metellii —, de lourdes charrettes tirées par des bœufs et chargées de cages où des bêtes sauvages en provenance des montagnes espagnoles rugissaient et mordaient les barreaux avec rage. Les armes et les insignes des rebelles vaincus, puis les prisonniers eux-mêmes, les partisans défaits de Sertorius et Perperna, marchant les fers aux pieds. Il y eut alors les couronnes et hommages des alliés, portés par les ambassadeurs de quantité de nations, les douze licteurs de l’imperator, leurs faisceaux de haches et bâtons tressés de laurier. Et enfin, franchissant la porte au trot dans un tumulte d’applaudissements en provenance de la foule immense, les quatre chevaux blancs de l’imperator firent surgir Pompée en personne, dans le char en forme de tonneau incrusté de pierreries du triomphateur. Il était vêtu d’une toge brodée d’or et d’une tunique à fleurs, et tenait dans sa main droite un rameau de laurier et dans la gauche un sceptre. Il était coiffé d’une couronne de laurier de Delphes et son beau visage, comme son corps musclé, avait été enduit de minium pour montrer qu’il était bien en ce jour l’incarnation de Jupiter. Gnaeus, son fils de huit ans aux boucles blondes, se tenait à ses côtés tandis que, derrière lui, un esclave lui répétait à l’oreille qu’il était mortel et que tout cela passerait. Dans le sillage du char, montant un cheval de guerre noir, venait le vieux Metellus Pius, le bandage serré qui maintenait sa jambe témoignant d’une blessure survenue au combat. Scipion, son fils adoptif, se tenait près de lui. C’était un beau jeune homme de vingt-quatre ans et il ne me parut pas surprenant que Lepida le préférât à Caton. Puis venaient les généraux de l’armée, dont Aulus Gabinius, suivis par tous les chevaliers et la cavalerie, dont l’armure rutilait dans le pâle soleil de décembre. Fermaient la marche les légions d’infanterie de Pompée, des milliers et des milliers de soldats burinés qui marchaient au pas, le fracas de leurs bottes donnant l’impression de faire trembler la terre. Ils hurlaient à pleine voix Io Triumphe ! chantaient des hymnes aux dieux et des chansons salaces sur leur commandant en chef, comme ils avaient traditionnellement le droit de le faire en ce jour de gloire.

Il fallut la moitié de la matinée pour qu’ils défilent tous, la procession sillonnant les rues jusqu’au forum où, comme le voulait la tradition, pendant que Pompée gravissait les marches du Capitale pour procéder au sacrifice devant le temple de Jupiter, ses prisonniers les plus éminents étaient emmenés dans les profondeurs de la prison et étranglés — quel meilleur jour que celui qui mettait fin à l’autorité militaire du vainqueur pour mettre fin à la vie des vaincus ? J’entendis les acclamations lointaines au sein de la cité, mais préférai m’épargner ce spectacle et restai près de la porte Triomphale avec la foule de moins en moins nombreuse pour assister à l’ovation de Crassus. Il en tira le meilleur parti et défila avec ses fils près de lui, mais en dépit de tous les efforts de ses agents pour stimuler quelque enthousiasme, le spectacle paraissait bien terne après le faste époustouflant du cortège de Pompée. Je suis certain qu’il en était fort contrarié tandis qu’il se frayait un chemin entre les crottins de cheval et les bouses d’éléphant laissés par son collègue consulaire. Il n’avait même pas beaucoup de prisonniers à faire défiler, le pauvre, les ayant presque tous fait exécuter le long de la voie Appienne.

Le lendemain, Cicéron se rendit chez Scipion. Je l’accompagnais avec un coffret à documents — un de ses stratagèmes favoris pour tenter d’intimider la partie adverse. Nous n’avions aucune preuve et je l’avais simplement rempli de vieux reçus.

La demeure de Scipion se trouvait sur la Voie sacrée, bordée de boutiques — il ne s’agissait bien entendu pas de boutiques ordinaires mais de bijouteries chic dont les marchandises s’exposaient derrière des grilles métalliques. Cicéron ayant fait prévenir de sa visite, notre arrivée était attendue et nous fûmes aussitôt introduits par un valet en livrée dans l’atrium de Scipion. On a pu décrire cet endroit comme « l’une des merveilles de Rome », et c’était vrai, même à l’époque. Scipion pouvait suivre les traces de sa famille sur au moins onze générations, neuf d’entre elles ayant produit des consuls. Les murs autour de nous étaient bordés des masques de cire des Scipiones, certains vieux de plusieurs siècles, jaunis par la crasse et la fumée (par la suite, l’adoption de Scipion par Pius devait apporter six nouveaux masques consulaires dans l’atrium déjà encombré) et qui exhalaient ce mélange ténu d’encens et de poussière qui représente pour moi le parfum de l’antiquité. Cicéron fit le tour de la pièce en déchiffrant les inscriptions. Le masque le plus ancien avait trois cent vingt-cinq ans. Mais naturellement, ce fut celui de Scipion l’Africain, vainqueur d’Hannibal, qui le fascina le plus, et il passa un long moment courbé, à l’examiner. C’était un visage noble et sensible — lisse, sans ride, éthéré, évoquant davantage la représentation d’une âme qu’un être de chair et de sang.

— Poursuivi, bien entendu, par l’arrière-grand-père de notre client actuel, commenta Cicéron en se redressant. Les Caton ont toujours eu l’esprit de contradiction.

Le valet revint et nous le suivîmes dans le tablinum. Là, le jeune Scipion se prélassait sur un divan entouré d’objets précieux — statues, bustes, objets anciens, tapis roulés et autres. On aurait dit la chambre funéraire d’un potentat oriental. Il ne se leva pas à l’entrée de Cicéron (une insulte pour un sénateur) et ne l’invita pas non plus à s’asseoir, mais se contenta de lui demander d’une voix traînante ce qui l’amenait. Cicéron s’employa à le lui énoncer, fermement mais avec courtoisie, l’informant que le dossier de Caton était inattaquable d’un point de vue juridique, étant donné que Caton était à la fois officiellement fiancé à la jeune personne, et qu’il était son tuteur. Il désigna d’un geste le coffret à documents que je tenais devant moi comme un serviteur portant un plateau, et passa en revue les précédents, assurant en conclusion que Caton était décidé à intenter une action devant le tribunal des détournements de fonds et réclamerait également un obsignandi gratta pour empêcher la jeune femme d’avoir le moindre contact avec quiconque ayant un rapport avec l’affaire. Il n’y avait donc qu’une seule façon d’éviter cette humiliation, et c’était que Scipion renonce immédiatement à sa demande en mariage.

— Il est vraiment fêlé, non ? commenta Scipion avec langueur en s’allongeant sur le dos, remontant les mains derrière sa tête et souriant au plafond peint.

— C’est ta seule réponse ? s’enquit Cicéron.

— Non, dit Scipion, la voilà, ma seule réponse : Lepida ! Ayant visiblement tout entendu, une jeune femme d’allure modeste surgit alors de derrière un paravent, et traversa gracieusement la pièce pour venir se tenir près de la couche. Elle glissa sa main dans celle de Scipion.

— Je te présente ma femme. Nous nous sommes mariés hier soir. Les objets que tu vois autour de toi sont en fait les cadeaux de mariage de nos amis. Après le sacrifice, Pompée le Grand est venu directement du Capitole pour être notre témoin.

— Jupiter lui-même aurait pu être témoin que cela ne suffirait pas à rendre la cérémonie légale, rétorqua Cicéron.

Pourtant, je voyais bien à la façon dont ses épaules venaient de se voûter que la bataille lui échappait. Comme disent les juristes, la possession vaut titre, et non seulement Scipion avait la possession, mais il avait visiblement le consentement passionné de la nouvelle épousée.

— Eh bien, de ma part sinon de celle de mon client, dit enfin Cicéron en contemplant les cadeaux de noces, je vous présente à tous les deux toutes mes félicitations. Mon cadeau de mariage sera peut-être de persuader Caton d’accepter la réalité.

— Ce serait, assura Scipion, le présent le plus rare jamais offert.

— Au fond, mon cousin est un homme bon, intervint Lepida. Veux-tu lui transmettre mes amitiés et l’espoir que nous puissions nous réconcilier un jour ?

— Bien sûr, dit Cicéron en s’inclinant avec courtoisie.

Il s’apprêtait à partir quand il s’immobilisa brusquement.

— Ça, c’est une belle pièce, commenta-t-il, une très belle pièce. C’était un Apollon nu en bronze haut comme la moitié d’un homme et jouant de la lyre — une représentation sublime de grâce masculine figée en pleine danse, sa chevelure et les cordes de son instrument délicatement représentées. Incrusté dans sa cuisse en fines lettres d’argent, figurait le nom du sculpteur : Myron.

— Oh, ça, fit Scipion, très désinvolte. Apparemment, ce serait mon illustre grand-père, Scipion l’Africain, qui l’aurait donné à un temple. Pourquoi ? Tu le connais ?

— Si je ne me trompe, il provient du temple d’Esculape, à Agrigentum.

— C’est ça, dit Scipion. En Sicile. Verres l’a pris aux prêtres là-bas et me l’a donné hier soir.

C’est de cette façon que Cicéron apprit que Gaius Verres était rentré à Rome et avait déjà commencé à étendre les tentacules de sa corruption sur la ville.

— Le scélérat ! s’exclama Cicéron en descendant la colline.

Il serrait et desserrait les poings en signe de rage impuissante.

— Le scélérat, le scélérat, le scélérat !

Il avait de bonnes raisons de s’inquiéter, car il paraissait logique de supposer que, si Verres avait offert un Myron au jeune Scipion, cela signifiait qu’Hortensius, les frères Metellus et tous ses autres éminents alliés au Sénat avaient sans doute reçu des présents plus splendides encore — et c’était précisément parmi ces hommes que serait constitué le jury qui devrait le juger. Et que Pompée eût assisté à la même cérémonie de mariage que Verres et les principaux aristocrates constituait un autre coup. Pompée avait toujours entretenu des liens étroits avec la Sicile — encore jeune général, il avait rétabli l’ordre sur l’île et avait même passé une nuit chez Sthenius. Cicéron comptait sur lui, sinon comme soutien réel — il ne commettait jamais deux fois la même erreur —, au moins pour rester neutre. Il entrevoyait à présent la possibilité redoutable que, s’il poursuivait son action contre Verres, il pouvait se retrouver face à toutes les factions puissantes de Rome unies contre lui.

Mais le temps manquait pour méditer les implications d’une telle situation. Caton avait insisté pour entendre aussitôt les résultats de l’entrevue, et il l’attendait chez sa demi-sœur Servilia, qui habitait aussi sur la Voie sacrée, à quelques portes seulement de chez Scipion. Lorsque nous entrâmes, trois petites filles — la plus âgée ne semblait pas avoir plus de cinq ans — arrivèrent en courant dans l’atrium, suivies de leur mère. C’était la première fois, je crois, que Cicéron rencontrait Servilia, qui devait par la suite devenir la femme la plus redoutable d’entre les nombreuses femmes redoutables de Rome. À près de trente ans, soit cinq ans de plus que Caton, elle était belle sans être jolie. Avec feu son premier mari, Marcus Brutus, elle avait eu un fils alors qu’elle n’avait que quinze ans ; avec son deuxième époux, le médiocre Junius Silanus, elle avait donné naissance à ces trois fillettes très rapprochées. Cicéron les salua comme s’il n’avait aucun souci au monde, s’accroupissant pour leur parler sous le regard attentif de Servilia. Celle-ci plaçait en effet tous ses espoirs dans ses enfants et souhaitait en faire des jeunes filles raffinées, aussi insistait-elle pour qu’elles rencontrent tous les visiteurs et se familiarisent avec les manières des adultes.

Une nourrice finit par venir les chercher, et Servilia nous conduisit au tablinum. Caton nous y attendait en compagnie d’Antipater le Tyrien, philosophe stoïcien qui le quittait rarement. Caton reçut la nouvelle du mariage de Lepida aussi mal qu’on pouvait s’y attendre, ne cessant d’arpenter la pièce à grands pas et de jurer, ce qui me rappela un autre bon mot de Cicéron, pour qui Caton était le stoïque parfait tant que tout allait bien.

— Calme-toi, Caton, lui ordonna Servilia au bout d’un moment. Il est évident que l’affaire est close, et tu ferais aussi bien de t’y habituer tout de suite. Tu ne l’aimais pas — tu ne sais même pas ce qu’est l’amour. Tu n’as pas besoin de sa fortune — tu es déjà riche. C’est une petite dinde. Tu peux trouver cent fois mieux.

— Elle m’a prié de te transmettre ses amitiés, dit Cicéron, ce qui provoqua un nouveau déluge d’injures de la part de Caton.

— Je ne me laisserai pas faire ! s’écria-t-il.

— Mais si, bien sûr, rétorqua Servilia. Dis-lui, toi, le philosophe, ajouta-t-elle en se tournant vers Antipater, qui eut un mouvement de recul. Mon frère pense que ses beaux principes sont le fruit de son intelligence, alors que ce ne sont que des émotions de petite fille présentées par de faux philosophes comme des questions d’honneur viriles. S’il avait eu davantage l’expérience du beau sexe, sénateur, dit-elle en s’adressant de nouveau à Cicéron, il comprendrait qu’il se conduit comme un imbécile. Mais tu n’as même jamais couché avec une femme, n’est-ce pas, Caton ?

Cicéron eut l’air gêné, car il avait toujours fait preuve de la légère pudibonderie propre aux membres de l’ordre équestre en matière de sexualité, et n’était pas habitué aux mœurs plus libres des aristocrates.

— Je crois que cela affaiblit l’essence virile et obscurcit la faculté de penser, répondit Caton d’un air maussade, déclenchant un tel hurlement de rire chez sa sœur qu’il devint aussi rouge que le visage de Pompée enduit de minium pour la cérémonie de la veille.

Il quitta la pièce d’un pas lourd, toujours flanqué de son stoïcien.

— Je m’excuse, dit Servilia en se tournant vers Cicéron. Je me demande parfois s’il n’est pas un peu simple d’esprit. Mais quand il a une idée, il s’y accroche jusqu’au bout, et je suppose que cela peut être une qualité. Il a loué ton discours sur Verres devant les tribuns. Il a parlé de toi comme de quelqu’un de très dangereux. J’aime les gens dangereux. Nous devrions nous revoir.

Elle tendit la main pour saluer Cicéron. Il la prit, et il me sembla qu’elle le retint un peu plus longtemps que la politesse ne l’exigeait.

— Serais-tu prêt à recevoir le conseil d’une femme ?

— De toi, répondit Cicéron en finissant par retirer sa main, bien sûr.

— Mon autre frère, Caepion — mon vrai frère, en fait —, est fiancé à la fille d’Hortensius. Il m’a dit qu’Hortensius parlait de toi l’autre jour — il se doute que tu comptes poursuivre Verres, et il a conçu un plan pour déjouer tes projets. Je n’en sais pas plus.

— Et au cas très peu probable où je projetterais une telle action en justice, répliqua Cicéron avec un sourire, quel serait ton conseil ?

— C’est simple, répondit Servilia avec le plus grand sérieux. Renonces-y.

VI

Loin de le décourager, cette conversation avec Servilia et sa visite à Scipion convainquirent Cicéron qu’il devait agir plus rapidement encore qu’il ne l’avait prévu. Le 1er janvier de la six cent quatre-vingt-quatrième année depuis la fondation de Rome, Pompée et Crassus prirent leur poste de consul. J’escortai Cicéron aux cérémonies d’inauguration, sur le Capitole, puis restai avec la foule derrière le portique. La reconstruction du temple de Jupiter était presque achevée sous la direction de Catulus, et les nouveaux piliers de marbre en provenance du mont Olympe ainsi que le toit en bronze doré étincelaient sous le froid soleil. Conformément à la tradition, on brûlait du safran sur les foyers sacrificiels, et ces flammes jaunes et crépitantes, l’odeur d’épices, la clarté lumineuse de l’air hivernal, les autels dorés, les bœufs clairs agités qui attendaient l’immolation, les toges blanches bordées de rouge des sénateurs présents — tout cela produisit sur moi une impression inoubliable. Je ne le reconnus pas, mais Cicéron m’assura ensuite que Verres était présent, se tenant auprès d’Hortensius. Il les avait vus qui le regardaient tout en riant à quelque bonne plaisanterie.

Rien ne put être fait pendant les quelques jours qui suivirent. Le Sénat se réunit pour entendre un discours hésitant de la part de Pompée, consul désigné qui n’avait jamais mis les pieds dans la curie et ne put suivre ce qui se passait qu’en se référant sans cesse à une espèce de guide de procédure que lui avait préparé le célèbre érudit Varron, qui avait servi sous ses ordres en Espagne. Ce fut comme d’habitude à Catulus que l’on donna en premier la parole, et il prononça un discours assez habile, concédant que, bien qu’il s’y opposât personnellement, on ne pouvait refuser de restaurer les droits des tribuns et que les aristocrates n’avaient qu’à se blâmer eux-mêmes d’être devenus si impopulaires. (« Tu aurais dû voir la tête d’Hortensius et de Verres quand il a dit ça », me confia ensuite Cicéron.) Puis, suivant l’ancienne coutume, les nouveaux consuls se rendirent dans les monts Albains pour présider la célébration des Fériés latines, qui duraient quatre jours. Celles-ci étaient encore suivies par deux jours de rites religieux durant lesquels les tribunaux étaient fermés. Ce ne fut donc pas avant la deuxième semaine de la nouvelle année que Cicéron put enfin lancer son assaut.

Le matin où Cicéron avait prévu de faire sa déclaration, les trois Siciliens — Sthenius, Heraclius et Épicrate — vinrent ouvertement chez lui pour la première fois depuis six mois et, avec Quintus et Lucius, ils escortèrent Cicéron jusqu’au forum. Il avait aussi quelques représentants des tribus dans sa suite, principalement de la gens Cornelia et Esquilina, et il bénéficiait d’un soutien particulièrement fort. Des passants hélaient Cicéron sur son passage, lui demandant où il allait avec ses trois amis bizarres, et Cicéron répondait joyeusement qu’ils n’avaient qu’à venir voir par eux-mêmes — ils ne seraient pas déçus. Cicéron avait toujours aimé la foule et, de cette façon, il était sûr d’avoir sa claque quand il arriverait au tribunal de la cour des extorsions.

En ce temps-là, cette cour se réunissait toujours devant le temple de Castor et Pollux, de l’autre côté du forum par rapport au Sénat. Le nouveau préteur en était Acilius Glabrio, dont on savait très peu de chose sinon qu’il était étonnamment proche de Pompée. Je dis étonnamment parce que, lorsqu’il était jeune, le dictateur Sylla lui avait ordonné de divorcer alors que sa femme était enceinte pour la céder en mariage à Pompée. Peu après, la malheureuse, qui s’appelait Aemilia, mourut en couches dans la maison de Pompée, et celui-ci rendit alors l’enfant — un fils — à son père naturel ; l’enfant avait à présent douze ans et faisait la joie de son père Glabrio. Cet épisode étrange avait, disait-on, créé entre les deux hommes des liens d’amitié au lieu de les opposer, et Cicéron passa beaucoup de temps à se demander si cette situation pouvait être un atout pour sa cause ou non. Il ne parvint pas à se décider.

Le siège de Glabrio venait juste d’être dressé, signal que la cour était prête à œuvrer, et il devait faire froid parce que j’ai un souvenir très clair de Glabrio portant des mitaines tandis qu’on avait allumé près de lui un petit brasero de charbon de bois. Il était posté sur l’estrade qui court le long de toute la façade du temple, à mi-escalier. Ses licteurs, leur faisceau de bâtons accroché à l’épaule, se tenaient alignés et battaient la semelle sur les marches en contrebas. C’était un endroit très animé, car en plus d’abriter la cour des extorsions, le temple de Castor hébergeait également le bureau des Poids et Mesures, où les commerçants venaient régler leurs poids et instruments divers. Glabrio parut surpris de voir Cicéron et sa suite s’avancer vers lui, et beaucoup de passants curieux se retournaient sur notre passage. Le préteur fit signe à ses licteurs de laisser le sénateur approcher du banc. Au moment où j’ouvris le coffret à documents et tendis le postulatus à Cicéron, je vis l’inquiétude dans ses yeux, mais aussi du soulagement de ce que l’attente fût enfin terminée. Il gravit les marches et se tourna pour s’adresser au public.

— Citoyens, déclara-t-il, je viens aujourd’hui offrir ma vie au service du peuple romain. Je voudrais vous annoncer mon intention de briguer l’édilité de Rome. Je ne le fais pas par désir de gloire personnelle, mais parce que l’état de notre République exige que des hommes honnêtes défendent la justice. Vous me connaissez tous. Vous savez en quoi je crois. Vous savez que je surveille depuis longtemps certains de ces aristocrates du Sénat ! (Il y eut un murmure d’approbation.) Eh bien, j’ai à la main une plainte — un postulatus, comme nous, juristes, appelons cela. Et je suis ici pour informer de mon intention d’intenter un procès à Gaius Verres pour délits et crimes aggravés commis pendant son mandat de gouverneur en Sicile.

Il agita la plainte au-dessus de sa tête, finissant par déclencher quelques acclamations étouffées.

— S’il est condamné, il devra non seulement restituer ce qu’il a volé, mais il sera également déchu de tous ses droits de citoyen. Il n’aura plus qu’à choisir entre l’exil ou la mort. Il se battra comme un animal acculé. Ce sera une bataille longue et difficile, ne vous y trompez pas, et je mise tout sur son issue — la charge que je brigue, mes espoirs d’avenir, la réputation que j’ai acquise à force de labeur, me levant aux aurores et œuvrant en pleine chaleur —, mais je le fais avec la ferme conviction que le droit l’emportera !

Là-dessus, il fit volte-face et monta les dernières marches qui le séparaient de Glabrio, passablement médusé, pour lui remettre sa plainte en bonne et due forme. Le préteur y jeta un rapide coup d’œil et la passa à l’un de ses clercs. Puis il serra la main de Cicéron, et ce fut terminé. La foule commença à se disperser et il ne nous resta plus qu’à rentrer à la maison. Je craignais bien que toute l’affaire ne tombât terriblement à plat, le problème étant que, à Rome, tant de personnalités annonçaient sans cesse qu’elles allaient briguer tel ou tel poste — il y en avait une cinquantaine à pourvoir chaque année — que personne ne vit l’annonce de Cicéron dans le contexte historique qui était si évident pour lui. Quant à l’objet même de la poursuite, plus d’un an s’était écoulé depuis qu’il avait déclenché tout un scandale autour de Verres, et les gens, comme il le remarquait souvent, ont la mémoire courte. Ils avaient complètement oublié l’affreux gouverneur de Sicile. Je voyais bien que Cicéron éprouvait un profond sentiment de déception dont même Lucius, qui arrivait généralement à le faire rire, ne put le tirer.

Une fois arrivés chez Cicéron, Quintus et Lucius essayèrent de le distraire en lui jouant les réactions de Verres et d’Hortensius lorsqu’ils auraient appris qu’une plainte était déposée contre eux : l’esclave revenant à fond de train du forum avec la nouvelle, Verres soudain blanc comme un linge, qui convoquait une cellule de crise. Mais Cicéron ne voulut pas en entendre parler. J’imagine qu’il pensait à l’avertissement que lui avait adressé Servilia, et à la façon dont Verres et Hortensius s’étaient moqués de lui le jour de l’inauguration.

— Ils savaient ce que je préparais, dit-il. Ils ont un plan. La question est : lequel ? Savent-ils que nos preuves sont trop minces ? Ont-ils Glabrio de leur côté ? Quoi d’autre ?

Il découvrit la réponse avant la fin de la matinée. Elle lui arriva sous la forme d’un document en provenance de la cour des extorsions, délivré par l’un des licteurs de Glabrio. Cicéron le prit en fronçant les sourcils, brisa le sceau, le lut rapidement et émit un léger :

— Ah…

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Lucius.

— La cour a reçu une autre plainte contre Verres.

— Mais c’est impossible, intervint Quintus. Qui ferait une chose pareille ?

— Un sénateur, répondit Cicéron en examinant l’assignation. Caecilius Niger.

— Je le connais ! s’exclama Sthenius. Il était questeur de Verres l’année avant que j’aie dû fuir l’île. On dit que lui et le gouverneur se sont disputés pour une question d’argent.

— Hortensius a informé la cour que Verres ne voit pas d’objection à être poursuivi par Caecilius en prenant pour argument qu’il cherche « une réparation personnelle » alors que je ne cherche que la notoriété publique.

Nous nous sommes tous entre-regardés avec consternation. Des mois de travail semblaient soudain réduits à néant.

— Il est intelligent, commenta Cicéron avec regret. Il faut au moins reconnaître ça à Hortensius. Quel fin renard ! Je supposais qu’il essaierait de faire annuler toute l’affaire sans autre forme de procès. Je n’ai jamais imaginé qu’il chercherait à contrôler l’accusation aussi bien que la défense.

— Mais il ne peut pas faire ça ! bredouilla Quintus. La justice romaine est le système le plus équitable du monde !

— Mon cher Quintus, répondit Cicéron avec un tel sarcasme dans la voix qu’il me fit ciller, où trouves-tu de tels slogans ? Dans des livres pour enfants ? Tu crois qu’Hortensius domine le barreau romain depuis près de vingt ans en jouant l’honnêteté ? C’est une assignation. Je suis convoqué devant la cour des extorsions demain matin pour expliquer pourquoi on devrait me permettre à moi plutôt qu’à Caecilius de mener l’accusation. Je dois donc plaider ma valeur devant Glabrio et un jury complet, jury qui, je te le rappelle, sera composé de trente-deux sénateurs dont la plupart, tu peux en être sûr, auront reçu récemment un cadeau de nouvel an en bronze ou en marbre.

— Mais c’est nous, les Siciliens, qui sommes les victimes, protesta Sthenius. Ce devrait être à nous de décider qui nous prenons pour nous défendre, non ?

— Pas du tout. L’accusateur est nommé officiellement par la cour et représente à ce titre le peuple romain. Votre opinion est à prendre en compte, mais ne saurait être décisive.

— Alors c’est terminé pour nous, commenta Quintus d’une voix plaintive.

— Non, ce n’est pas terminé, répondit Cicéron, laissant espérer le retour de son esprit combatif, car rien ne lui insufflait davantage d’énergie que l’idée d’être dépassé par la ruse d’Hortensius. Et dans le cas contraire, eh bien, autant tomber en se battant. Je vais commencer à préparer mon discours, et toi, Quintus, vois si tu peux me rassembler du monde. Rappelle toutes les faveurs qu’on me doit. Et pourquoi ne pas leur servir ta phrase sur la justice romaine qui serait le système le plus équitable du monde, et voir si tu ne peux pas convaincre un ou deux sénateurs respectables de m’escorter au forum. Il y en a même qui pourraient y croire. Demain, quand je monterai les marches de ce tribunal, je veux que Glabrio ait l’impression que tout Rome le surveille.


On ne peut pas prétendre s’y connaître en politique tant qu’on n’a pas passé toute une nuit à écrire un discours pour le lendemain. Pendant que le reste du monde dort, l’orateur fait les cent pas à la lueur des lampes, en se demandant quelle folie a bien pu le pousser à se lancer dans une telle carrière. Des arguments sont préparés, puis écartés. Diverses versions d’introduction, de développement et de péroraison gisent en tas sur le sol. L’esprit épuisé perd de vue le but de l’entreprise de sorte qu’il arrive — généralement vers une ou deux heures du matin — un moment où ne pas y aller, feindre d’être malade et rester terré chez soi paraît la seule option possible. Et puis, miraculeusement, sous l’action de la panique et alors que l’humiliation se profile, les parties forment un tout cohérent et le discours est prêt. Un orateur de seconde classe va alors se coucher avec soulagement. Un Cicéron reste debout et l’apprend par cœur.

Se contentant d’un peu de fruits et de fromage arrosés de vin dilué pour se sustenter, Cicéron connut ainsi toutes les étapes de la nuit. Dès qu’il eut les diverses parties en ordre, il m’envoya dormir un peu, mais je ne crois pas qu’il s’allongea ne fût-ce qu’une heure sur son lit. À l’aube, il se lava à l’eau glacée pour se revigorer et s’habilla avec soin. Lorsque j’allai le voir, juste avant que nous partions pour le tribunal, il était aussi agité qu’un lutteur sur le point de combattre, faisant rouler ses épaules et sautillant d’une jambe sur l’autre, sur la pointe des pieds.

Quintus avait bien travaillé et, dès que la porte s’ouvrit, nous fûmes accueillis par une foule bruyante de sympathisants qui remontait loin dans la rue. En plus du peuple ordinaire de Rome, trois ou quatre sénateurs qui s’intéressaient particulièrement à la Sicile étaient venus manifester leur soutien. Je me rappelle le taciturne Gnaeus Marcellinus, le vertueux Calpurnius Piso Frugi — qui avait été préteur la même année que Verres et le considérait comme une crapule — et au moins un membre de la grande famille des Marcelli, protecteurs traditionnels de l’île. Cicéron salua la foule d’un signe de la main, souleva Tullia et la gratifia d’un de ses baisers retentissants avant de la montrer à ses partisans. Puis il la rendit à sa mère, qu’il serra dans ses bras en une rare manifestation d’affection en public. Alors Quintus, Lucius et moi-même lui ouvrîmes un passage, et il s’élança vers le centre de la foule.

Je voulus lui souhaiter bonne chance mais, comme souvent avant un discours important, il était inaccessible. Il regardait les gens sans les voir. Il était prêt à agir et se jouait intérieurement toute une pièce répétée depuis l’enfance, celle du patriote solitaire qui, armé de sa seule voix, affronte tout ce qui est méprisable et corrompu à la tête de l’État. Comme s’ils sentaient quel rôle allait être le leur dans ce spectacle fantastique, de plus en plus de curieux vinrent gonfler le cortège et, lorsque nous arrivâmes au temple de Castor, il devait y avoir deux ou trois cents personnes pour applaudir son entrée au tribunal. Glabrio avait déjà pris place entre les hauts piliers du temple, ainsi que l’ensemble des jurés, parmi lesquels le spectre menaçant de Catulus lui-même. Je vis Hortensius sur le banc réservé aux spectateurs distingués, qui contemplait ses mains superbement manucurées et paraissait aussi calme qu’un matin d’été. Près de lui, et visiblement très à l’aise également, se tenait un homme d’environ quarante-cinq ans, aux cheveux roux et hérissés et au visage taché de son qui, me dis-je soudain, devait être Caius Verres. Il me semblait curieux de me trouver enfin en présence de ce monstre, qui avait occupé nos pensées durant si longtemps, et de le trouver si ordinaire — plus proche du renard que du sanglier, en fait.

Deux sièges avaient été disposés à l’intention des deux accusateurs en lice. Caecilius était déjà installé, une liasse de notes posée sur ses genoux, et il ne leva pas les yeux à l’arrivée de Cicéron, se concentrant uniquement sur l’étude de ses notes. La cour fut priée de décider, et Glabrio indiqua à Cicéron que, comme il avait été le premier à déposer plainte, il devait parler en premier — ce qui constituait un désavantage manifeste. Cicéron se leva avec un haussement d’épaules. Il attendit que le silence soit complet et commença, lentement comme toujours, en disant qu’il supposait que certains seraient surpris de le voir dans ce rôle, puisqu’il n’avait jamais cherché auparavant à entrer dans l’arène en tant qu’accusateur. Il ne l’avait pas cherché aujourd’hui non plus. En fait, ajouta-t-il, il avait même pressé les Siciliens de s’adresser à Caecilius. (Je réprimai un hoquet de stupéfaction.) Mais, en vérité, il n’avait pas accepté seulement pour les Siciliens.

— Ce que je fais, je le fais pour mon pays, déclara-t-il avant de traverser posément le tribunal jusqu’à l’endroit où se trouvait Verres, puis de lever lentement le bras pour le pointer sur lui. Voici un monstre humain d’une méchanceté, d’une impudence et d’une cupidité inégalées. Si je fais passer cet homme devant la justice, qui pourra me reprocher de l’avoir fait ? Dites-moi, au nom de tout ce qui est juste et sacré, quel meilleur service je puis rendre à ma patrie en ce moment !

Verres ne semblait pas le moins du monde désarçonné. Il sourit d’un air de défi en regardant Cicéron et secoua la tête. Cicéron le dévisagea avec mépris un long moment, puis se retourna pour faire face au jury.

— Gaius Verres est accusé d’avoir, pendant une période de trois ans, saccagé la province de Sicile. D’avoir pillé les communautés siciliennes, dépouillé les foyers siciliens, mis à sac les temples siciliens. Si la Sicile tout entière pouvait s’exprimer d’une seule voix, voici ce qu’elle dirait : « Tout l’or, tout l’argent, toutes les belles choses qui se trouvaient autrefois dans mes villes, mes maisons et mes temples, toutes ces choses, Verres, tu les as pillées et me les as volées ; et c’est pour cette raison que je t’intente un procès et te réclame, conformément à la loi, une indemnité de un million de sesterces ! » Voilà les paroles que prononcerait la Sicile si elle pouvait s’exprimer d’une seule voix, mais comme elle ne le peut pas, elle m’a choisi pour la défendre. Aussi, quelle incroyable impudence est la tienne (là, il se tourna enfin vers Caecilius) d’oser essayer de t’octroyer leur défense quand les Siciliens ont déjà dit qu’ils ne voulaient pas de toi !

Il marcha jusqu’à Caecilius et se planta juste derrière lui. Puis il prit une expression de tristesse appuyée.

— Je vais tenter de te parler comme à un ami, dit-il en tapotant l’épaule de Caecilius de sorte que son rival n’eut d’autre choix que de se retourner sur son siège pour le regarder — en un mouvement désordonné qui suscita bien des rires. Je te conseille sincèrement de bien interroger ta conscience. Reprends-toi. Réfléchis à ce que tu es et à ce qui te convient. Ce procès est une entreprise redoutable et très douloureuse. Auras-tu la voix et la mémoire nécessaires ? Auras-tu l’intelligence et la capacité de soutenir un tel fardeau ? Même si tu avais l’avantage de grands dons naturels, même si tu avais reçu une parfaite éducation, pourrais-tu espérer soutenir l’effort ? Nous allons le découvrir ce matin. Si tu peux répondre à ce que je dis maintenant, si tu peux utiliser une seule expression que tu n’auras pas trouvée dans une compilation d’extraits de discours conseillée par tes maîtres, alors peut-être ne seras-tu pas trop lamentable au procès proprement dit.

Il revint vers le centre du tribunal et s’adressa à présent tout autant à l’assistance qu’au jury.

— Eh bien, pensez-vous, et alors ? Toi-même, possèdes-tu toutes ces qualités ? Si seulement c’était le cas ! Mais j’ai fait de mon mieux, et je travaille dur depuis mon plus jeune âge pour tenter dans la mesure du possible de les acquérir. Chacun sait que ma vie est centrée sur le forum et les tribunaux ; que rares sont ceux, s’ils existent, qui ont à mon âge défendu plus de causes ; que tout le temps que je ne consacre pas aux affaires de mes amis, je le passe à étudier et à travailler comme l’exige cette profession afin de me rendre plus apte et de mieux convenir à l’exercice du barreau. Et cependant, même moi, quand je pense au grand jour où l’accusé est convoqué devant le tribunal et que je dois délivrer mon discours, je ne suis pas seulement inquiet mais je tremble physiquement des pieds à la tête. Toi, Caecilius, tu ne connais pas ces craintes, ces doutes, ces inquiétudes. Tu t’imagines qu’en apprenant par cœur une phrase ou deux d’un vieux discours telles que « J’implore le dieu tout-puissant et miséricordieux » ou « Je pourrais faire un vœu, messieurs, si seulement cela était possible », tu seras parfaitement préparé à entrer devant le tribunal.

« Caecilius, tu n’es rien et tu ne comptes pas. Hortensius te détruira ! Alors qu’il ne parviendra jamais à m’écraser avec son intelligence. Il ne m’égarera jamais avec ses traits d’ingéniosité. Il n’emploiera jamais ses grands pouvoirs pour m’affaiblir et me déloger de ma position.

Il regarda en direction d’Hortensius et s’inclina devant lui avec une feinte humilité, à laquelle Hortensius répondit en se levant et en s’inclinant à son tour, déclenchant d’autres rires.

— Je connais bien les stratégies d’attaque de ce monsieur, reprit Cicéron, et tous ses procédés oratoires. Aussi habile qu’il puisse être, il sentira, lorsqu’il devra s’opposer à moi, que ce procès est entre autres le procès de ses propres capacités. Et je préviens honnêtement ce monsieur bien à l’avance que, si vous choisissez de me confier cette affaire, il devra pratiquer des changements radicaux de méthodes de défense. Si c’est moi qui suis chargé de cette affaire, il n’aura aucune raison de penser que la cour puisse être achetée sans mettre sérieusement en danger un grand nombre de personnes.

L’allusion à des pots-de-vin suscita un bref tumulte et fit lever le généralement placide Hortensius, mais Cicéron le fit rasseoir d’un geste. Et il continua, sa rhétorique s’abattant sur ses opposants comme les coups retentissants du forgeron sur l’enclume. Je ne citerai pas tout : le discours, qui dura au moins une heure, est facile à trouver pour ceux qui désireraient le lire. Il fustigea Verres pour sa corruption, Caecilius pour ses liens antérieurs avec Verres, et Hortensius pour vouloir se contenter d’un adversaire de deuxième classe. Et il conclut en défiant les sénateurs eux-mêmes, s’approchant du jury et regardant chacun des jurés dans les yeux.

— Il vous revient donc, messieurs, de choisir l’homme que vous jugerez le mieux qualifié suivant les critères de bonne foi, d’application, de sagacité et de force de caractère pour soutenir cette grande cause devant ce grand tribunal. Si vous donnez la préférence à Quintus Caecilius, je ne me dirai pas que j’ai été battu par plus fort que moi. Mais Rome pourra penser qu’un accusateur énergique, rigoureux et honorable comme moi n’était pas ce que vous recherchiez, ni ce que les sénateurs pourraient jamais rechercher.

Il s’interrompit, ses yeux se posant enfin sur Catulus, qui soutint son regard, et il dit, d’une voix très contenue :

— Messieurs, veillez à ce que cela n’arrive pas.

Il y eut des applaudissements nourris, puis ce fut au tour de Caecilius. Il était issu d’origines très humbles, beaucoup plus modestes que celles de Cicéron, et il n’était pas complètement dénué de mérites. On pourrait même dire qu’il était prioritaire pour se charger de l’accusation surtout lorsqu’il commença par souligner que son père avait été un esclave sicilien affranchi, qu’il avait grandi dans la province et que cette île était l’endroit qu’il aimait le plus au monde. Mais son discours fut émaillé de statistiques sur la chute de la production agricole et le système de comptes de Verres. Il paraissait maussade plutôt qu’exalté. Pis encore, il lisait ses notes, et sur un ton monotone : une heure environ plus tard, alors qu’il approchait de sa péroraison, Cicéron s’effondra légèrement de côté et feignit de s’endormir. Caecilius, qui faisait face au jury et ne voyait donc pas ce qui suscitait l’hilarité générale, fut sérieusement démonté. Il lutta cependant jusqu’au bout puis alla s’asseoir, cramoisi de gêne et de rage.

En termes de rhétorique, Cicéron avait remporté une victoire proprement renversante. Mais tandis qu’on faisait passer les tablettes de vote parmi les jurés et que le clerc de la cour se tenait prêt à les collecter dans son urne, Cicéron me confia par la suite qu’il était certain d’avoir perdu. Sur les trente-deux sénateurs, il reconnaissait au moins douze ennemis jurés et seulement la moitié autant qui voterait en sa faveur. La décision, comme d’habitude, reviendrait à ceux qui flottaient entre les deux, et il les voyait tendre le cou pour guetter un signal de Catulus, attentifs à suivre son exemple. Catulus fit une marque sur sa tablette, la montra aux hommes qui l’encadraient et la laissa tomber dans l’urne. Quand tout le monde eut voté, les clercs portèrent l’urne au banc et, à la vue de toute la cour, la renversèrent et entreprirent de dépouiller les bulletins. Hortensius, abandonnant son calme feint, se leva et Verres l’imita, essayant de voir de quel côté penchait le scrutin. Cicéron restait de marbre. Caecilius était effondré sur sa chaise. Autour de moi, les habitués du tribunal qui connaissaient les procédures tout autant que les juges murmuraient que le moment approchait, qu’on était en train de recompter. Finalement, le clerc transmit le décompte à Glabrio, qui se leva et réclama le silence. Le vote, annonça-t-il, était de quatorze voix pour Cicéron — mon cœur se figea : il avait perdu ! — , treize pour Caelicius et cinq abstentions. Marcus Tullius Cicéron était donc nommé accusateur spécial (nominis delator) dans le procès contre Gaius Verres. Sous les applaudissements des spectateurs, tandis qu’Hortensius et Verres restaient assis, abasourdis, Glabrio demanda à Cicéron de se lever et de tendre la main droite, puis il lui fit prononcer le serment traditionnel de mener l’accusation en toute bonne foi.

À peine le serment prononcé, Cicéron demanda un ajournement. Hortensius bondit pour objecter : en quoi cela était-il nécessaire ? Cicéron répondit qu’il voulait se rendre en Sicile afin de recueillir des preuves et des témoignages. Hortensius l’interrompit, déclarant qu’il était scandaleux que Cicéron puisse réclamer le droit de représenter l’accusation pour révéler dans la foulée qu’il avait un dossier incomplet à présenter devant la cour ! C’était une remarque pertinente et, pour la première fois, je pris conscience que Cicéron était loin d’être sûr de son fait. Glabrio parut enclin à soutenir Hortensius, mais Cicéron plaida que les victimes ne pouvaient parler librement que maintenant, depuis que Verres avait quitté la province. Glabrio réfléchit, vérifia le calendrier, puis annonça à contrecœur que le procès serait ajourné pendant cent dix jours.

— Assure-toi d’être prêt à commencer immédiatement après les vacances de printemps, recommanda-t-il à Cicéron.

Puis l’audience fut close.


À sa surprise, Cicéron découvrit par la suite qu’il devait sa victoire à Catulus. Ce vieux sénateur rigide et hautain était malgré tout un patriote convaincu, ce qui explique pourquoi ses opinions étaient si respectées. Il soutenait que les gens avaient le droit, suivant les lois ancestrales, de voir Verres soumis aux poursuites les plus rigoureuses prévues, même si Verres comptait parmi ses amis. Les obligations familiales qui le reliaient à Hortensius, son beau-frère, l’empêchaient de voter pour Cicéron, aussi préféra-t-il s’abstenir, entraînant quatre votes flottants avec lui.

Heureux d’être encore dans la « Chasse au Sanglier » comme il l’appelait, et ravi de s’être montré plus malin qu’Hortensius, Cicéron se jeta dans les préparatifs de son expédition en Sicile. Les documents officiels de Verres furent scellés par un obsignandi gratta du tribunal. Cicéron déposa une motion devant le Sénat pour réclamer que l’ancien gouverneur présente ses comptes officiels des trois dernières années (il ne les fournit jamais). Des lettres furent envoyées à toutes les grandes villes de l’île pour les inviter à lui soumettre des preuves à charge. Je passai en revue tous nos dossiers et y retrouvai les noms des citoyens importants qui avaient offert à Cicéron leur hospitalité lorsqu’il était jeune magistrat, car il lui faudrait trouver à se loger dans toute la province. Cicéron écrivit également une lettre de courtoisie au gouverneur, Lucius Metellus, pour l’informer de sa visite et réclamer une coopération officielle — non qu’il espérât autre chose qu’un harcèlement officiel, mais il pensait qu’il pourrait se révéler utile d’avoir cette notification par écrit, pour montrer qu’il avait au moins essayé. Il décida d’emmener son cousin avec lui — Lucius ayant déjà travaillé sur le dossier depuis six mois — et de laisser son frère à Rome pour s’occuper de sa campagne électorale. Je devais les accompagner, avec mes deux assistants, Sositheus et Laurea, car il y aurait beaucoup de documents à copier et de notes à prendre. L’ancien préteur Calpurnius Piso Frugi proposa à Cicéron les services de son fils de dix-huit ans, Gaius — un jeune homme doté de charme et d’une grande intelligence qui plut aussitôt à tout le monde. Sur l’insistance de Quintus, nous fîmes aussi l’acquisition de quatre esclaves solides et sûrs, prétendument pour servir de porteurs et de cochers, mais surtout pour faire office de gardes du corps. Le Sud à cette époque était une contrée de hors-la-loi — nombre des partisans de Spartacus survivaient encore dans les montagnes ; il y avait des pirates ; et nul ne pouvait prévoir quelles mesures Verres était capable de prendre.

Tout cela exigeait de l’argent, et même si l’exercice juridique commençait à rapporter quelques revenus — pas sous forme de paiement direct, bien sûr, puisque cela était interdit, mais en cadeaux et legs de la part des clients les plus reconnaissants —, Cicéron ne disposait pas des sommes nécessaires pour monter une accusation convenable. Dans sa situation, d’autres jeunes gens ambitieux se seraient adressés à Crassus, qui accordait toujours des prêts avantageux aux hommes politiques en pleine ascension. Mais de même que Crassus aimait à montrer qu’il récompensait ceux qui le soutenaient, il s’employait à bien faire savoir comment il punissait l’opposition. Depuis que Cicéron avait refusé de rejoindre son camp, il n’avait pas ménagé ses efforts pour démontrer son aversion. Il faisait semblant de ne pas le voir en public et disait du mal de lui derrière son dos. Cicéron se fût-il suffisamment aplati devant lui, peut-être eût-il condescendu à changer d’avis : ses principes étaient malléables à l’infini. Mais, comme je l’ai déjà dit, les deux hommes avaient du mal à supporter une proximité de moins de dix pieds.

Cicéron n’avait donc d’autre choix que de s’en remettre à Terentia, et il s’ensuivit une scène pénible. Je ne me suis retrouvé impliqué que parce que Cicéron, non sans une certaine lâcheté, commença par m’envoyer, moi, me renseigner auprès du gestionnaire, Philotimus, pour lui demander s’il serait difficile de prélever cent mille sesterces sur la fortune de Terentia. Avec une malveillance caractérisée, Philotimus rapporta immédiatement ma demande à sa maîtresse, qui fit irruption dans le bureau de Cicéron et fondit sur moi pour me demander comment j’osais mettre le nez dans ses affaires. Cicéron arriva sur ces entrefaites et fut alors obligé d’expliquer pourquoi il avait besoin de cet argent.

— Et comment cette somme sera-t-elle remboursée ? demanda Terentia.

— Sur l’amende que versera Verres dès qu’il aura été jugé coupable, répondit son mari.

— Et tu es sûr qu’il sera bien jugé coupable ?

— Evidemment.

— Pourquoi ? Quels sont tes arguments ? Je veux les entendre. Là-dessus, elle s’assit dans le fauteuil de Cicéron et croisa les bras. Cicéron hésita mais, connaissant sa femme et voyant qu’elle ne bougerait pas, me demanda d’ouvrir le coffre-fort et de sortir les preuves des Siciliens. Il les lui fit découvrir une par une et, à la fin, elle le regarda avec une consternation non feinte.

— Mais ce n’est pas suffisant, Cicéron ! Tu as tout misé là-dessus ? Tu crois vraiment qu’un jury de sénateurs condamnera l’un des leurs parce qu’il a sauvé quelques statues majeures de l’obscurité de la province pour les rapporter à Rome — à qui elles reviennent de droit ?

— Tu as peut-être raison, ma chère, concéda Cicéron. Et c’est pour cela que je dois me rendre en Sicile.

Terentia contempla son mari — sans doute le plus grand orateur et le sénateur le plus brillant de Rome à cette époque — avec le regard qu’une mère de famille pourrait réserver à un enfant qui vient de faire une flaque dans le salon. Elle allait dire quelque chose, j’en suis sûr, mais remarqua que j’étais là et se ravisa. Elle se leva donc en silence et quitta le bureau.

Le lendemain, Philotimus vint me chercher pour me remettre une cassette contenant dix mille sesterces en liquide, avec l’autorisation de pouvoir en prélever quarante mille de plus si nécessaire.

— Exactement la moitié de ce que j’avais demandé, commenta Cicéron lorsque je la lui portai. Cela est l’évaluation de mes chances par une femme d’affaires avisée, Tiron — et qui peut dire qu’elle a tort ?

VII

Nous quittâmes Rome aux Ides de janvier, le dernier jour de la fête des Nymphes, Cicéron voyageant en chariot couvert afin de pouvoir continuer à travailler — quoiqu’il m’apparût comme une torture de lire, sans parler d’écrire, dans cette carruca grinçante et bringuebalante. Ce fut un voyage éprouvant, par un froid glacial, avec des rafales de neige qui balayaient les terres plus élevées. À ce moment-là, la plupart des croix portant les esclaves rebelles crucifiés avaient été retirées de la voie Appienne. Mais il en subsistait quelques-unes, à titre d’avertissement, qui se découpaient sur le paysage blanc, quelques fragments de chair décomposée encore fixés au bois. J’eus en les regardant l’impression que le long bras de Crassus se tendait vers moi depuis Rome pour me pincer la joue.

Nous étions partis si vite qu’il avait été impossible de réserver des lits tout le long du chemin, aussi, à trois ou quatre reprises, alors qu’il n’y avait pas d’auberges disponibles, en fûmes-nous réduits à passer la nuit au bord de la route. Je dormis avec les autres esclaves, pelotonné près du feu de camp, tandis que Cicéron, Lucius et le jeune Frugi dormaient dans le chariot. Dans les montagnes, je me réveillais le matin les vêtements raides de glace. Lorsque nous atteignîmes enfin la côte, à Velia, Cicéron décida qu’il serait plus rapide de louer un bateau et de longer la côte par la mer — cela en dépit des risques de tempêtes hivernales et d’attaques de pirates, et de sa propre aversion pour les voyages en bateau, car une sibylle lui avait prédit que sa mort serait d’une façon ou d’une autre liée à la mer.

Velia était une station thermale dotée d’un temple célèbre consacré à Apollon Oulius, dieu de la guérison très à la mode en ces années-là. Mais tout était fermé pour la morte-saison et, alors que nous descendions vers le port, où la mer grise se fracassait contre les quais, Cicéron fit remarquer qu’il avait rarement vu lieu de villégiature aussi peu attrayant. Outre les bateaux de pêche habituels, le port abritait un très grand vaisseau, un cargo de la taille d’une trirème, et, pendant que nous négociions notre voyage avec les marins locaux, Cicéron en profita pour demander à qui il appartenait. C’était, nous dit-on, un présent des citoyens de Sicile à leur ancien gouverneur, Gaius Verres, et il était amarré ici depuis un mois.

Il émanait quelque chose d’infiniment sinistre de ce grand navire entièrement équipé, à la coque très enfoncée dans l’eau, et qui se tenait prêt à appareiller dès que l’ordre lui en serait donné. Notre arrivée sur le port désert n’était pas passée inaperçue et suscitait un mouvement proche de l’affolement. Alors que Cicéron nous conduisait prudemment vers lui, nous entendîmes trois brefs coups de trompe et vîmes les rames jaillir comme les pattes d’un immense scarabée d’eau, puis le bâtiment s’écarter du quai. Il s’éloigna un moment vers le large et jeta l’ancre. Alors que le vaisseau se plaçait au vent, les lanternes accrochées en proue et en poupe du navire firent danser leurs lueurs jaune vif dans l’après-midi sombre tandis que des silhouettes se déployaient sur les ponts soulevés par la houle. Cicéron discuta avec Lucius et le jeune Frugi de ce qu’il convenait de faire. En théorie, son mandat du tribunal des extorsions lui donnait le pouvoir de fouiller tout vaisseau qu’il soupçonnait avoir un lien avec l’affaire. Dans la réalité, nous manquions de moyens et, le temps de faire venir des renforts, le bateau serait parti depuis longtemps. Cela prouvait indubitablement que les crimes de Verres atteignaient une ampleur qui dépassait de loin tout ce que Cicéron avait pu imaginer. Il décida de filer vers le sud en redoublant de vitesse.

Il doit y avoir environ cent vingt milles entre Velia et Vibo en longeant le tibia jusqu’à la pointe de la botte italienne. Mais avec un vent favorable et des rameurs vigoureux, nous les franchîmes en deux jours. Nous restâmes toujours en vue de la côte et fîmes escale une nuit pour dormir sur la plage de sable. Là, nous coupâmes un buisson de myrte afin de faire un feu de camp et utilisâmes rames et voiles pour dresser une tente de fortune. De Vibo, nous prîmes la route côtière jusqu’à Regium, où nous louâmes un autre bateau pour traverser le fin détroit de Sicile. L’aube était brumeuse lorsque nous prîmes la mer, et il tombait un crachin pénétrant. L’île apparaissait à l’horizon telle une masse noire et sinistre. Malheureusement, il n’y avait qu’un seul endroit où accoster, surtout en plein hiver, et c’était la forteresse que Verres avait aménagée à Messana. Il avait acheté la loyauté de ses habitants en les exemptant d’impôts pendant les trois années où il fut gouverneur, et ce fut la seule ville de l’île à refuser à Cicéron sa coopération. Nous mîmes le cap sur le phare et, tandis que nous approchions, nous nous aperçûmes que ce que nous avions pris pour un grand mât de navire à l’entrée du port était en fait une croix orientée vers le continent.

— Voilà qui est nouveau, commenta Cicéron, qui fronça les sourcils tout en essuyant les gouttes de ses yeux. Ce n’était nullement un lieu d’exécution à notre époque.

Nous n’avions d’autre option que de passer devant, et ce spectacle projeta comme une ombre sur notre moral déjà bien entamé par la pluie.

Malgré l’hostilité générale des habitants de Messana envers le représentant de l’accusation, deux citoyens de la ville — Basiliscus et Percennius — avaient courageusement accepté de lui offrir l’hospitalité et attendaient notre arrivée sur le port. À peine eûmes-nous mis pied à terre que Cicéron les interrogea à propos de la croix, mais ils le supplièrent d’attendre de nous avoir emmenés loin du port pour entendre leurs réponses. Ce ne fut que lorsque nous nous retrouvâmes à l’abri, dans la propriété de Basiliscus, qu’ils acceptèrent de nous raconter toute l’histoire. Verres avait passé les derniers jours de son mandat à Messana, où il avait supervisé le chargement de son butin à bord du navire que la ville reconnaissante avait fait construire spécialement pour lui. Il y avait eu une fête donnée en son honneur environ un mois plus tôt et, presque comme si cela faisait partie des divertissements, on avait tiré un citoyen romain de la prison, on l’avait entièrement déshabillé en plein forum, puis publiquement fouetté, torturé et enfin crucifié.

— Un citoyen romain ? répéta Cicéron, incrédule, tout en me faisant signe de commencer à prendre des notes. Mais il est illégal d’exécuter un citoyen romain sans un procès en bonne et due forme. Tu es sûr que c’en était un ?

— Il criait qu’il s’appelait Publius Gavius, qu’il était un marchand venu d’Espagne et qu’il avait fait son service militaire dans les légions. Du début à la fin, à chaque coup de fouet, il hurlait : « Je suis un citoyen romain ! »

— « Je suis un citoyen romain », répéta Cicéron, en savourant la phrase. « Je suis un citoyen romain »… Quel crime était-il censé avoir commis ?

— De l’espionnage, répondit notre hôte. Il était censé embarquer sur un bateau pour l’Italie. Mais il a commis l’erreur de dire à tous ceux qu’il croisait qu’il s’était évadé des Carrières[1] de Syracuse et allait se rendre directement à Rome pour dénoncer les crimes de Verres. Les anciens de Messana l’ont fait arrêter et l’ont placé en détention jusqu’à l’arrivée de Verres. Et Verres a alors ordonné qu’il subisse le fouet et la torture par les fers rouges avant d’être exécuté sur une croix orientée droit sur Regium afin qu’il puisse contempler le continent durant toute son agonie. Tu imagines — ne se trouver qu’à cinq milles du salut ! Les partisans de Verres ont laissé la croix en place, en guise d’avertissement à tous ceux qui seraient tentés de parler trop librement.

— Il y a eu des témoins de cette crucifixion ?

— Bien sûr. Des centaines.

— Des citoyens romains ?

— Oui.

— Tu pourrais en nommer certains ? Il hésita.

— Gaius Numitorius, chevalier romain de Putéoles, les frères Cottius de Tauromenium. Lucceius… Il est de Regium. Il doit y en avoir d’autres.

Je notai leurs noms. Ensuite, pendant que Cicéron prenait un bain, nous nous réunîmes autour de la baignoire pour discuter de ce que nous venions d’apprendre.

— Peut-être que ce Gavius était vraiment un espion, avança Lucius.

— Je serais plus enclin à le croire si Verres n’avait pas proféré la même accusation contre Sthenius, qui n’était pas plus espion que toi ou moi, répliqua Cicéron. Non, c’est le mode opératoire favori du monstre : il prépare une accusation qu’il clame partout, puis il se sert de sa position de juge suprême dans la province pour arriver à un verdict et prononcer une sentence. La question est : pourquoi avoir choisi Gavius ?

Personne n’avait de réponse, et nous n’avions pas non plus le temps de nous attarder à Messana pour essayer d’en trouver une. Nous dûmes partir tôt le lendemain matin pour notre premier rendez-vous officiel dans la ville côtière de Tyndaris. Après cette visite, toutes les autres, et il y eut quantité de villes, suivirent le même schéma. Le conseil vint accueillir Cicéron avec tous les honneurs. Il fut conduit sur la place municipale, où on lui montra la statue de Verres produite en série que les citoyens avaient dû acheter et qui gisait maintenant à terre, fracassée. Cicéron prononça un bref discours sur la justice romaine. On lui installa un siège et il écouta les plaintes des habitants. Il choisissait alors les plus spectaculaires et les plus faciles à prouver — à Tyndaris, ce fut l’histoire de Sopater, qui fut attaché, nu, sur une statue, jusqu’à ce que la ville cède à Verres un bronze de Mercure — et moi-même ou l’un de mes deux assistants entrions alors en lice pour prendre les dépositions en présence de témoins et les faire signer.

Après Tyndaris, nous nous rendîmes à Therme, la ville de Sthenius, où nous rencontrâmes sa femme dans sa maison vide. Elle pleura quand Cicéron lui remit des lettres de son mari exilé. Puis nous terminâmes la semaine dans le port fortifié de Lilybée, à l’extrémité occidentale de l’île. Cicéron connaissait bien cet endroit car c’est là qu’il avait siégé durant sa questure. Nous séjournâmes, comme souvent par le passé, chez son vieil ami Pamphilius. Au dîner, le premier soir, Cicéron remarqua qu’il manquait sur la table de son hôte les décorations habituelles — une carafe et des coupes superbes provenant d’un héritage familial —, et lorsqu’il demanda ce qu’elles étaient devenues, on lui répondit que c’était Verres qui s’en était emparé. Il s’avéra bientôt que tous les autres invités présents dans la salle à manger avaient des histoires similaires à raconter. Le jeune Gaius Cacurius avait été contraint de céder tous ses meubles, et Lutatius une table en citronnier à laquelle Cicéron avait régulièrement dîné. Lyso s’était fait voler sa précieuse statue d’Apollon, et Diodorus un ensemble de coupes d’argent ciselées par Mentor.

La liste était infinie, et je suis bien placé pour le savoir puisque c’est à moi qu’il revenait de l’établir. Après avoir pris les dépositions de chacun d’eux et, par la suite, celles de leurs amis, je commençai à penser que Cicéron perdait peut-être un peu la tête — projetait-il de recenser tous les pots à crème et cuillers volés sur l’île ? — mais, bien entendu, il se révéla bien plus malin que ça, comme les événements allaient le démontrer.

Nous reprîmes notre chemin quelques jours plus tard, cahotant sur les chemins mal entretenus qui reliaient Lilybée à la ville-temple d’Agrigente, puis vers le cœur montagneux de l’île. L’hiver était d’une rigueur inhabituelle, le ciel et la terre paraissaient de plomb. Cicéron attrapa froid et resta, enveloppé dans son manteau, au fond du chariot. À Enna, ville construite à fleur de falaises et entourée de lacs et de forêts, les prêtres ululants sortirent tous pour nous accueillir, vêtus de leur robe élaborée et portant leurs rameaux sacrés, puis nous conduisirent au temple de Cérès, que Verres avait dépouillé de sa statue de la déesse. Et là, pour la première fois, notre escorte fut impliquée dans une échauffourée avec les licteurs du nouveau gouverneur, Lucius Metellus. Ces brutes armées de leur faisceau se tenaient d’un côté de la place du marché et hurlaient des menaces de châtiments terribles à tous ceux qui oseraient témoigner contre Verres. Cicéron parvint néanmoins à convaincre trois citoyens éminents d’Enna — Theodorus, Numenius et Nicasio — d’entreprendre le voyage à Rome pour apporter leurs preuves.

Nous finîmes par prendre la direction du sud-est pour retrouver la mer et arrivâmes dans les plaines fertiles qui s’étendent au pied de l’Etna. Cette terre appartenait à l’État et était administrée pour le compte du Trésor public romain par une société de collection d’impôts qui louait les parcelles à des fermiers. La première fois que Cicéron était venu sur l’île, les plaines de Leontini constituaient le grenier de Rome. Mais nous cheminions à présent parmi des fermes désertes et des champs gris, abandonnés, ponctués de colonnes de fumée brune signalant les endroits où vivaient les anciens fermiers désormais sans abri. Verres et ses amis de la collecte des impôts avaient écume la région comme une armée de pillards, réquisitionnant récoltes et troupeaux pour une fraction de leur valeur réelle et augmentant les fermages bien au-delà de ce que la plupart pouvaient payer. Un fermier qui avait osé se plaindre, Nymphodorus de Centuripae, avait été arrêté par Apronius, le percepteur de Verres chargé de collecter la dîme, et pendu à un olivier sur la place du marché d’Etna. De tels récits mettaient Cicéron en rage et le poussaient à fournir de nouveaux efforts. Je repense encore avec tendresse à ce monsieur des plus urbains, la toge remontée aux genoux, ses beaux souliers rouges à la main, son mandat dans l’autre, foulant avec délicatesse les champs boueux sous une pluie battante pour prendre le témoignage d’un fermier à sa charrue. Lorsque nous arrivâmes enfin à Syracuse, après plus de trente jours d’un voyage ardu à travers la province, nous avions réuni les dépositions de près de deux cents témoins.

Syracuse est de loin la plus grande et la plus belle cité de l’île. Il s’agit en fait de quatre villes fondues en une seule. Trois d’entre elles — Achradine, Tycha et Neapolis — se sont étendues le long du port et, au centre de cette grande baie naturelle, se dresse la quatrième agglomération, connue sous le simple nom d’îlot. Elle servait traditionnellement de siège royal, et était reliée aux trois autres par un pont. C’est dans cette cité fortifiée à l’intérieur de la cité, interdite la nuit aux Siciliens, que loge le gouverneur romain, dans un palais proche des grands temples de Diane et de Minerve. La rumeur voulait que Syracuse soit, juste derrière Messana, la ville la plus loyale envers Verres — pour lequel son sénat venait même de voter un panégyrique —, aussi avions-nous craint une réception hostile. En fait, ce fut tout le contraire. Sa réputation d’homme honnête et diligent avait précédé l’arrivée de Cicéron, et nous franchîmes la porte Agrigentine escortés par une foule de citoyens enthousiastes. (L’une des raisons de la popularité de Cicéron était aussi que, lorsqu’il était jeune magistrat, il avait retrouvé dans le cimetière municipal envahi par la végétation la tombe oubliée, vieille de cent trente ans, du mathématicien Archimède, le plus grand homme de l’histoire de Syracuse. Comme d’habitude, il avait lu quelque part que figuraient sur cette tombe un cylindre et une sphère, aussi, dès qu’il avait repéré le monument, avait-il payé quelqu’un pour dégager herbes et ronces. Il avait ensuite passé de nombreuses heures près de cette tombe, à méditer sur l’aspect éphémère de la gloire humaine. Sa générosité et son respect n’avaient pas été oubliés par la population locale.)

Mais ne nous égarons pas. Nous fûmes logés chez un chevalier romain, Lucius Flavius, un vieil ami de Cicéron, qui avait plein d’exemples de la corruption et de la cruauté de Verres à ajouter à notre collection déjà pléthorique. Il y avait l’histoire de ce capitaine des pirates, Heracleo, qui avait pu entrer par la mer dans le port de Syracuse à la tête de quatre petites galères pour piller les entrepôts et était reparti sans rencontrer la moindre résistance. Capturé quelques semaines plus tard à Mégare, plus au nord sur la côte, ni lui ni ses hommes n’avaient défilé en tant que prisonniers, et la rumeur avait couru que Verres l’avait échangé contre une forte rançon. Il y avait l’horrible affaire de ce banquier romain d’Espagne, Lucius Herennius : après l’avoir traîné dans le forum de Syracuse un beau matin, il avait été sommairement accusé d’être un espion, puis, sur l’ordre de Verres, décapité sans autre forme de procès — malgré les supplications de ses amis et associés, qui s’étaient précipités sur place dès qu’ils avaient appris ce qui se passait. La similitude entre le cas d’Herennius et celui de Gavius à Messana était frappante : tous deux romains, tous deux arrivant d’Espagne, tous deux travaillant dans le commerce, tous deux accusés d’espionnage et tous deux exécutés sans avoir été entendus ni avoir eu droit à un vrai procès.

Ce soir-là, après dîner, Cicéron reçut un message de Rome. Dès qu’il eut lu la lettre, il s’excusa et nous prit à part, Lucius, le jeune Frugi et moi-même. La dépêche venait de son frère, Quintus, et elle apportait des nouvelles préoccupantes. Le tribunal des extorsions avait contre toute attente autorisé des poursuites contre l’ancien gouverneur d’Achaïe. L’accusateur, Dasianus, associé connu de Verres, avait entrepris de se rendre en Grèce pour en rapporter des preuves deux jours avant l’ultimatum posé pour le retour de Sicile de Cicéron. Quintus pressait son frère de revenir à Rome au plus vite afin de redresser la situation.

— C’est un piège pour t’affoler et te pousser à écourter ton expédition ici, déclara aussitôt Lucius.

— Sans doute, concéda Cicéron. Mais je ne peux pas me permettre de prendre de risque. Si cet autre procès se glisse dans le calendrier du tribunal avant le nôtre, et si Hortensius le fait traîner comme il a tendance à le faire, notre affaire pourrait être repoussée à après les élections. À ce moment-là, Quintus Metellus et Hortensius seront consuls désignés. Le benjamin des frères Metellus sera très certainement préteur désigné, et le cadet restera gouverneur de Sicile. Comment veux-tu que nous nous en sortions dans ces conditions ?

— Qu’allons-nous faire alors ?

— Nous avons perdu trop de temps à courir après le menu fretin dans cette enquête, répondit Cicéron. Il faut que nous prenions l’offensive et que nous arrivions à faire parler ceux qui savent réellement ce qui s’est passé — les Romains eux-mêmes.

— Je suis d’accord, convint Lucius. La question est : comment ?

Cicéron jeta un coup d’œil autour de lui et baissa la voix avant de répondre.

— Nous allons lancer un raid, annonça-t-il. Un raid sur les bureaux des collecteurs de recettes.

Lucius lui-même pâlit : à part marcher sur le palais et essayer de mettre Metellus aux arrêts, c’était à peu près l’acte le plus provocant que Cicéron pouvait commettre. Les collecteurs de recettes formaient une corporation d’hommes de bonnes familles, de rang équestre, qui agissait sous protection de l’État et dont les actionnaires comprenaient certainement quelques-uns des sénateurs les plus riches de Rome. Cicéron lui-même, en tant que spécialiste du droit commercial, s’était constitué un réseau de partisans justement au sein de cette classe d’hommes d’affaires. Il savait qu’une telle stratégie pouvait se révéler risquée, mais il ne voulait pas en démordre, car il ne doutait pas que c’était ici et nulle part ailleurs qu’il pourrait atteindre le cœur sombre de la corruption meurtrière de Verres. Il renvoya le messager à Rome la nuit même, avec une lettre pour Quintus lui annonçant qu’il ne lui restait plus qu’une chose à faire ici et qu’il quitterait l’île dans quelques jours.

Cicéron devait effectuer ses préparatifs avec célérité et dans le plus grand secret. Il fixa la date de son opération à deux jours plus tard, à l’heure la moins évidente — juste avant l’aube d’une grande fête publique, Terminalia. Que ce fût le jour sacré de Terme, dieu du bornage et du bon voisinage, ne le rendait à ses yeux que plus attractif d’un point de vue symbolique. Flavius, notre hôte, accepta de nous accompagner pour nous montrer où se situaient les lieux. Entre-temps, je me rendis sur le port de Syracuse et retrouvai le même capitaine digne de confiance dont j’avais loué les services des années auparavant, quand Cicéron avait effectué son retour peu glorieux en Italie. Grâce à lui, je louai un bateau et un équipage, et lui demandai de se tenir prêt à partir avant la fin de la semaine. Les preuves que nous avions déjà rassemblées furent serrées dans des malles et chargées à bord du bateau. Celui-ci fut placé sous bonne garde.

Aucun de nous ne dormit beaucoup la nuit du raid. Dans l’obscurité qui précède l’aube, nous disposâmes nos chars à bœufs de louage à chaque extrémité de la rue pour la bloquer et, quand Cicéron donna le signal, nous bondîmes tous, torche à la main. Le sénateur frappa sur la porte à coups redoublés, puis s’écarta sans attendre de réponse. Deux de nos serviteurs les plus costauds attaquèrent alors le panneau de bois à la hache. À peine eut-il cédé que nous nous engouffrâmes dans le couloir, bousculant le vieux gardien de nuit, et nous emparâmes des archives de la compagnie. Nous formâmes rapidement une chaîne humaine — Cicéron compris — pour nous passer de main en main les boîtes contenant les tablettes de cire et les rouleaux de papyrus jusque dans la rue, où on les chargea à l’arrière de nos chars.

J’appris ce jour-là une leçon précieuse : si l’on cherche la popularité, il n’y a pas de plus sûr moyen de l’obtenir que s’attaquer à une corporation de collecteurs d’impôts. Alors que le soleil se levait et que se répandait dans le voisinage la nouvelle de notre opération, une garde d’honneur de Syracusains enthousiastes se forma autour de nous, plus qu’assez importante pour empêcher le directeur de la compagnie, Carpinatius, de réoccuper les locaux à son arrivée avec un détachement de légionnaires prêté dans ce but par Lucius Metellus. Cicéron et lui se lancèrent dans une discussion houleuse au milieu de la route, Carpinatius insistant sur le fait que les archives des taxes provinciales étaient protégées de la saisie par la loi, Cicéron rétorquant que son mandat de la cour des extorsions l’emportait sur ce genre de détail. En réalité, comme Cicéron me le confia par la suite, Carpinatius avait raison. « Mais, ajouta-t-il, celui qui contrôle la rue contrôle la loi » et, en cette occasion du moins, c’était Cicéron qui contrôlait la rue.

En tout, nous avons dû transporter plus de quatre charrettes d’archives chez Flavius. Nous verrouillâmes les portes, postâmes des sentinelles et entreprîmes un tri des plus fastidieux. Aujourd’hui encore, en me souvenant de l’ampleur de la tâche à laquelle nous nous attaquions, un sentiment d’appréhension m’étreint et me fait transpirer. Ces archives, qui couvraient des années, recensaient non seulement les terres domaniales en Sicile, mais détaillaient chaque bête qu’un fermier y mettait à paître, chaque récolte qu’il y avait semée. Il y avait là le détail des prêts accordés, des impôts réglés et la correspondance afférente. Il devint bientôt évident que d’autres mains avaient déjà parcouru ces documents et en avaient effacé toute trace du nom de Verres. Un message furieux arriva du palais du gouverneur, exigeant que Cicéron se présente devant Metellus dès le lendemain, à la réouverture du tribunal, pour répondre à l’injonction de Carpinatius de restituer les documents. Pendant ce temps, un nouvelle foule s’était rassemblée au-dehors et clamait le nom de Cicéron. Je repensai à la prédiction de Terentia selon laquelle son mari et elle subiraient l’ostracisme de Rome et finiraient leurs jours comme consul et première dame à Therme, et jamais prophétie ne parut plus pertinente qu’à cet instant. Seul Cicéron garda son calme. Il avait représenté suffisamment de collecteurs de recettes véreux pour connaître la plupart de leurs subterfuges. Une fois qu’il devint évident que les dossiers qui se rapportaient explicitement à Verres avaient été supprimés, il sortit une vieille liste de tous les administrateurs de la société et la parcourut jusqu’à ce qu’il voie le nom du directeur financier en poste pendant la propréture de Verres.

— Je vais te dire quelque chose, Tiron, m’expliqua-t-il. Je ne suis encore jamais tombé sur un directeur financier qui ne garde pas pour lui-même copie de tous les dossiers quand il cédait sa place à son successeur, juste au cas où.

Là-dessus, nous partîmes pour notre second raid de la matinée.

Notre proie s’appelait Vibius, et elle célébrait à cet instant les Terminalies avec ses voisins. Ils avaient dressé dans le jardin un autel garni de blé, de rayons de miel et de vin, tandis que Vibius venait de sacrifier un cochon de lait. (« Toujours très pieux, ces comptables véreux », commenta Cicéron.) Lorsqu’il vit le sénateur fondre sur lui, Vibius ne fut d’ailleurs pas sans évoquer lui-même un gros cochon de lait, mais une fois qu’il eut lu le mandat, qui portait le sceau prétorien de Glabrio, il conclut à contrecœur qu’il ne pouvait que coopérer. S’excusant auprès de ses invités médusés, il nous introduisit dans son tablinum et ouvrit son coffre. Parmi les titres, les livres de comptes et les bijoux, il y avait un petit paquet de lettres portant la mention « Verres », et le visage de Vibius, lorsque Cicéron les ouvrit, exprimait une vraie terreur. Sans doute avait-il reçu l’ordre de les détruire et avait-il, soit oublié, soit pensé qu’il pourrait en tirer quelque profit.

À première vue, ce n’était pas grand-chose — de simples lettres d’un inspecteur des impôts, Lucius Canuleius, qui était chargé de collecter le droit de sortie sur toutes les marchandises passant par le port de Syracuse. Les lettres concernaient un envoi particulier de biens qui avaient quitté Syracuse deux ans plus tôt, et sur lesquels Verres n’avait payé aucune taxe. Le détail des marchandises était joint : quatre cents fûts de miel, cinquante banquettes de salle à manger, deux cents lustres, et quatre-vingt-dix balles de toile maltaise. Un autre accusateur aurait pu ne pas déceler la signification de cette liste, mais Cicéron la vit tout de suite.

— Regarde ça, dit-il en me la tendant. Ce ne sont pas des marchandises saisies chez de malheureux particuliers. Quatre cents fûts de miel ? Quatre-vingt-dix balles de toile de l’étranger ? Il s’agit d’une cargaison, n’est-ce pas ? questionna-t-il en tournant son regard furieux sur l’infortuné Vibius. Ton gouverneur Verres doit avoir détourné un bateau.

Le pauvre Vibius n’avait aucune échappatoire possible. Jetant des coups d’œil nerveux par-dessus son épaule en direction de ses invités abasourdis, qui nous regardaient, bouche bée, il confirma qu’il s’agissait bien d’une cargaison de navire, et que Canuleius avait reçu pour instruction de ne plus jamais essayer de prélever la moindre taxe sur les exportations du gouverneur.

— À combien de ces envois Verres a-t-il procédé ? demanda Cicéron.

— Je ne le sais pas avec certitude.

— Une estimation alors.

— Une dizaine, répondit craintivement Vibius. Peut-être vingt.

— Et aucun droit n’a jamais été versé ? Rien n’a été enregistré ?

— Non.

— Et d’où Verres tenait-il toutes ces cargaisons ? demanda Cicéron.

Vibius était si terrorisé qu’il semblait près de s’évanouir.

— Sénateur, je t’en supplie…

— Je vais te faire arrêter, dit Cicéron. Je vais te faire envoyer à Rome enchaîné. Je te briserai sur le banc des témoins devant les milliers de spectateurs du forum romain et jetterai ce qui restera aux chiens de la triade capitoline.

— De navires, sénateur, répondit Vibius d’une petite voix de souris. Il les tenait de navires.

— Quels navires ? Des navires qui venaient d’où ?

— De partout, sénateur. D’Asie. De Syrie. De Tyr. D’Alexandrie.

— Qu’est-il arrivé à ces navires ? Verres les a-t-il fait saisir ?

— Oui, sénateur.

— Sur quel motif ?

— Espionnage.

— Ah, l’espionnage ! Bien sûr ! Jamais un homme n’a su démasquer autant d’espions que notre vigilant gouverneur Verres, non ? Dis-moi alors, reprit-il en se tournant à nouveau vers Vibius, qu’est-il advenu de l’équipage de ces navires espions ?

— Ils ont été emmenés aux Carrières, sénateur.

— Et ensuite, que leur est-il arrivé ? Il ne répondit pas.


Les Carrières de pierre étaient la prison la plus redoutable de Sicile, probablement la plus redoutable au monde — en tout cas, à ma connaissance. Elle faisait six cents pieds de long sur deux cents de large et était creusée profondément dans la roche solide de ce plateau fortifié qu’on appelle les Epipoles et qui domine Syracuse au nord. Là, dans cette fosse infernale d’où aucun cri ne pouvait sortir, exposés sans protection à la chaleur brûlante de l’été et aux pluies glacées de l’hiver, torturés par des gardes cruels et par les plus viles convoitises des autres prisonniers, les victimes de Verres connurent les pires souffrances et succombèrent.

Cicéron, dont l’aversion pour la vie militaire était notoire, était souvent taxé de couardise par ses ennemis, et il avait certes tendance à avoir les nerfs fragiles et se montrer d’une sensibilité exagérée. Mais je puis certifier qu’il fit preuve de bravoure ce jour-là. Il retourna à notre quartier général et vint chercher Lucius, laissant le jeune Frugi continuer de fouiller les archives des recettes. Puis, armés de nos seuls bâtons de marche et du mandat de Glabrio, suivis par la foule devenue habituelle des Syracusains, nous gravîmes le sentier ardu menant aux Épipoles. Comme toujours, l’annonce de son arrivée et de la nature de sa mission l’avait précédé, et le capitaine de la garde, après avoir fait l’objet d’une harangue vibrante du sénateur qui le menaçait de toutes sortes de répercussions si l’on n’accédait pas à ses demandes, nous permit de franchir le mur d’enceinte et de pénétrer sur le plateau. Une fois sur place, refusant de prêter attention aux avertissements comme quoi ce serait trop dangereux, Cicéron insista pour inspecter lui-même les Carrières.

Cette vaste prison, œuvre de Denys le Tyran, avait déjà plus de trois cents ans. Une très vieille porte métallique fut ouverte, et nous nous engageâmes dans la bouche d’un tunnel, guidés par des gardes munis de torches. Les murs luisants — rongés par la crasse et les champignons —, la cavalcade des rats dans la pénombre, l’odeur de mort et de déchets, les cris et les gémissements des âmes abandonnées… C’était véritablement une descente aux enfers. Nous finîmes par atteindre une nouvelle porte métallique et, lorsque serrures et verrous furent ouverts, nous entrâmes dans la prison proprement dite. Quel spectacle nous attendait ! On aurait dit qu’un géant avait rempli un sac de centaines d’hommes entravés par des fers, puis l’avait vidé dans un trou. La lumière était ténue, presque sous-marine, et il y avait des prisonniers aussi loin que le regard portait. Certains marchaient péniblement, quelques-uns s’étaient regroupés, mais la plupart gisaient séparés les uns des autres, simples sacs d’os jaunissants. Les morts du jour n’avaient pas encore été dégagés, et il était difficile de distinguer les squelettes vivants des cadavres.

Nous nous sommes frayé un chemin parmi les corps — ceux qui avaient déjà succombé et les moribonds : il n’y avait pas de différence évidente — et, à certains moments, Cicéron s’arrêtait pour demander à un homme son nom, se baissait pour entendre la réponse murmurée. Nous ne trouvâmes pas de Romains, seulement des Siciliens.

— Y a-t-il des citoyens romains parmi vous ? lança-t-il à la cantonade. Y en a-t-il parmi vous qui ont été arrêtés sur des bateaux ?

Seul le silence lui répondit. Il se retourna et appela le capitaine de la garde pour lui demander à voir les registres de la prison. Comme Vibius, le misérable se débattit entre sa peur de Verres et sa peur de l’accusateur spécial, mais il finit par succomber à la pression de Cicéron.

Creusés dans les parois rocheuses de la carrière, il y avait des cellules séparées et des galeries, où l’on procédait à la torture et aux exécutions et où mangeaient et dormaient les gardes. (Nous découvrîmes par la suite que la méthode d’exécution la plus pratiquée était le garrot.) C’est là aussi que se trouvait l’administration de la prison, si l’on pouvait appeler ça ainsi. On alla nous chercher des caisses de rouleaux humides et moisis sur lesquels figuraient de longues listes de noms de prisonniers, avec la date de leur arrivée et de leur départ. Il était indiqué que certains avaient été libérés, mais, accolée à la plupart des noms, on avait griffonné la mention edikaiothesan — terme sicilien signifiant qu’on leur avait infligé la peine de mort.

— Je veux une copie de chaque entrée sur les trois années où Verres a été gouverneur ici, me dit Cicéron, et toi, ajouta-t-il en s’adressant au capitaine de la prison, quand ce sera fait, tu signeras une déclaration stipulant que nous avons établi des copies conformes.

Pendant que deux autres secrétaires et moi-même nous mettions à l’ouvrage, Cicéron et Lucius fouillaient les registres en quête de noms romains. Quoique la majorité des prisonniers détenus dans les Carrières pendant le mandat de Verres fussent de toute évidence siciliens, il y avait également un nombre considérable de personnes issues de tous les peuples de la Méditerranée — Espagnols, Égyptiens, Syriens, Ciliciens, Cretois, Dalmates. Quand Cicéron demanda les raisons de leur emprisonnement, on lui répondit que c’étaient des pirates — des pirates et des espions. Tous étaient enregistrés comme ayant été exécutés, dont, parmi eux, l’infâme pirate Heracleo. Les Romains, en revanche, avaient été prétendument « libérés » — y compris les deux hommes qui venaient d’Espagne, Publius Gavius et Lucius Herennius, dont on nous avait décrit les exécutions.

— Ces registres sont un ramassis de mensonges, glissa à voix basse Cicéron à Lucius. Le contraire même de la réalité. Personne n’a vu mourir Heracleo, alors que le spectacle d’un pirate crucifié ne manque jamais d’attirer une foule enthousiaste. Mais des tas de gens ont vu exécuter les Romains. Il me semble que Verres s’est contenté d’inverser la situation — il a tué les membres d’équipage innocents et libéré les pirates, sans doute contre paiement d’une forte rançon. Si Gavius et Herennius avaient découvert sa traîtrise, cela expliquerait pourquoi Verres était si pressé de les faire disparaître.

Je crus que le pauvre Lucius allait être malade. Il y avait certes un long chemin entre ses livres de philosophie dans Rome ensoleillée et l’examen de listes mortuaires à la lueur vacillante de bougies, quatre-vingts pieds sous une terre imbibée d’eau. Nous finîmes le plus vite possible, et je n’ai jamais été aussi heureux de fuir un endroit que je le fus en remontant le tunnel qui menait hors des Carrières pour rejoindre l’humanité à la surface. Une brise légère s’était levée, qui soufflait par la mer, et je me souviens comme si c’était cet après-midi même et non il y a plus d’un demi-siècle que nous avons tous tourné instinctivement le visage vers le large et bu avec reconnaissance l’air froid et pur.

— Promets-moi, dit Lucius après un moment, que si jamais tu arrives à obtenir cet imperium que tu désires tant, tu ne présideras jamais à une telle cruauté ni à une telle injustice.

— Je le jure, répondit Cicéron. Et si jamais, mon cher Lucius, tu dois te demander pourquoi, dans la vie réelle, des hommes bons renoncent à la philosophie pour rechercher le pouvoir, promets-moi en retour de toujours te souvenir de ce que tu as vu dans les Carrières de Syracuse.


Nous étions alors à la fin de l’après-midi et, grâce aux activités de Cicéron, Syracuse était en émoi. La foule qui nous avait suivis en haut de la pente raide, jusqu’à la prison, nous attendait encore devant les murs des Épipoles. En fait, elle avait même grossi et avait été rejointe par quelques-uns des citoyens les plus distingués de la ville, dont le grand prêtre de Jupiter, vêtu de ses robes sacrées. Ce pontificat, traditionnellement réservé aux Syracusains de plus haut rang, était à l’époque détenu par nul autre que le client de Cicéron, Heraclius, qui était rentré de Rome de son côté pour nous aider — courant ainsi de terribles risques personnels. Il arrivait avec la requête que Cicéron l’accompagne aussitôt au sénat de la ville, où les doyens attendaient de lui accorder un accueil officiel en bonne et due forme. Cicéron était partagé. Il lui restait beaucoup de travail et peu de temps pour l’accomplir. De plus, le fait qu’un sénateur romain s’adresse à une assemblée locale sans l’autorisation du gouverneur constituait certainement une infraction au protocole. Mais cela promettait également d’être une formidable occasion d’approfondir son enquête. Après une courte hésitation, il accepta de s’y rendre, et nous descendîmes la colline accompagnés d’une gigantesque escorte de Siciliens respectueux.

Le sénat était bondé. Sous une statue dorée de Verres en personne, le doyen des sénateurs, le vénérable Diodorus, accueillit Cicéron en grec, et s’excusa de ne lui avoir apporté jusqu’ici aucune assistance : jusqu’aux événements d’aujourd’hui, ils n’avaient pas cru à sa sincérité. Révolté par les scènes dont il venait d’être témoin, Cicéron, s’exprimant lui aussi en grec, se lança à l’improviste dans un discours des plus brillants, promettant de vouer sa vie à redresser les torts commis à l’encontre des Siciliens. À la fin, les sénateurs de Syracuse votèrent presque à l’unanimité l’annulation de leur panégyrique de Verres (qu’ils jurèrent n’avoir accepté de faire que parce qu’ils y avaient été obligés par Metellus). Au milieu des acclamations, quelques-uns parmi les plus jeunes membres de l’assemblée lancèrent des cordes autour du cou de la statue de Verres et l’abattirent pendant que d’autres — plus efficacement — apportaient une profusion de nouvelles preuves des crimes de Verres consignés dans les archives secrètes du Sénat. Ces actes indignes incluaient le vol de vingt-sept portraits inestimables dans le temple de Minerve — même les portes superbement décorées du sanctuaire avaient été emportées ! — ainsi que tous les détails des pots-de-vin que Verres avait exigés pour rendre des verdicts de non-culpabilité lorsqu’il exerçait ses fonctions de juge.

On avait maintenant eu vent de cette assemblée et du renversement de la statue au palais du gouverneur, et, lorsque nous voulûmes quitter le sénat, nous découvrîmes que le bâtiment était cerné de soldats romains. Le rassemblement fut dispersé sur ordre de Metellus, Heraclius fut arrêté, et Cicéron fut enjoint de se présenter immédiatement devant le gouverneur. Nous étions tout près de déclencher une émeute sanglante, mais Cicéron se hissa sur une charrette et demanda aux Siciliens de garder leur calme, que Metellus n’oserait pas s’en prendre à un sénateur romain agissant sous l’autorité de la cour d’un préteur — quoique, ajouta-t-il, ne plaisantant qu’à moitié, ils pussent tout de même se renseigner sur ce qu’il était devenu s’il n’avait pas réapparu avant la nuit. Il descendit alors de son perchoir et nous nous laissâmes conduire sur le pont qui menait à l’île.

À cette époque, la famille Metellus était presque à l’apogée de sa puissance. Surtout, la branche de la gens qui avait produit les trois frères, Quintus, Lucius et Marcus — tous avaient atteint la quarantaine —, paraissait prête à dominer Rome pour les années à venir. C’était, comme disait Cicéron, un monstre à trois têtes, et la tête du milieu, Lucius — le cadet —, était par bien des aspects la plus redoutable des trois. Il nous reçut dans la salle royale du palais du gouverneur avec la panoplie complète de son imperium — belle silhouette imposante assise sur sa chaise curule sous le regard de marbre d’une douzaine de ses prédécesseurs. Il était flanqué de ses licteurs tandis qu’un magistrat et ses secrétaires se tenaient derrière lui, et qu’une sentinelle armée gardait la porte.

— C’est une offense qui relève de la trahison de fomenter la rébellion dans une province romaine, commença-t-il sans se lever ni s’embarrasser de préliminaires.

— C’est aussi une offense qui relève de la trahison d’insulter le peuple et le Sénat de Rome en empêchant leur représentant mandaté d’accomplir sa tâche, rétorqua Cicéron.

— Vraiment ? Et quel genre de « représentant romain » s’agresse à un sénat grec dans sa langue d’origine ? Partout où tu es allé dans cette province, tu as créé des problèmes. Je ne le tolérerai pas ! Notre garnison n’est pas assez importante pour maintenir l’ordre parmi tant d’autochtones. Tu rends cet endroit ingouvernable, avec ta fichue agitation.

— Je t’assure, gouverneur, que le ressentiment est tourné contre Verres, et non contre Rome.

— Verres ! s’exclama Metellus en frappant le bras de son fauteuil. Depuis quand t’intéresses-tu à Verres ? Je vais te le dire, moi. Depuis que tu as vu la possibilité de te servir de lui pour faire avancer ta carrière, sale petit avocaillon fouteur de merde !

— Note ça, Tiron, me dit Cicéron sans quitter Metellus du regard. Je veux un compte rendu mot pour mot. Ce genre d’intimidation est parfaitement recevable devant un tribunal.

Mais j’avais trop peur pour esquisser un geste, car il y avait beaucoup de cris en provenance des autres hommes présents dans la pièce, et Metellus s’était levé d’un bond.

— Je t’ordonne, dit-il, de rendre les documents que tu as volés ce matin !

— Je me permettrai de rappeler au gouverneur avec le plus grand respect, répliqua calmement Cicéron, qu’il n’est pas sur le terrain d’exercice mais qu’il s’adresse à un citoyen romain libre, et que je dois m’acquitter de la tâche qui m’a été assignée !

Metellus avait posé les mains sur ses hanches et se penchait en avant, son large menton dressé.

— Tu vas rendre ces documents maintenant, en privé… ou tu seras sommé de les restituer demain, au tribunal, devant tout Syracuse !

— Je choisis, comme toujours, de tenter ma chance devant le tribunal, répondit Cicéron avec une petite inflexion de la tête. Surtout en sachant sur quel juge honorable et impartial je peux compter avec toi, Lucius Metellus — digne héritier de Verres !


Je sais que je reproduis exactement leurs termes parce qu’à peine sommes-nous sortis de la salle — soit presque aussitôt après ce dernier échange — que Cicéron et moi les avons reconstitués pendant que c’était encore frais dans notre mémoire, au cas où il en aurait besoin devant le tribunal. (La transcription se trouve aujourd’hui encore dans ses papiers.)

— Ça s’est bien passé, plaisanta-t-il, bien qu’il eût la voix et les mains qui tremblaient — il nous apparaissait maintenant clairement que toute cette mission et peut-être même sa vie étaient menacées. Mais quand on cherche le pouvoir et qu’on est un homme nouveau, ajouta-t-il presque pour lui-même, on n’a pas le choix. Personne ne va nous le servir sur un plateau.

Nous rentrâmes aussitôt chez Flavius et travaillâmes toute la nuit, à la faible lueur de lampes à huile crachotantes et de bougies siciliennes qui nous enfumaient, pour préparer l’audience du lendemain matin. Honnêtement, je ne voyais vraiment pas ce que Cicéron pouvait espérer, sinon l’humiliation. Metellus ne lui accorderait jamais de jugement en sa faveur, outre le fait — comme Cicéron l’avait avoué en privé — que la loi allait dans le sens de la société des impôts. Mais, pour citer le noble Térence, la fortune sourit aux audacieux, et elle sourit certainement à Cicéron cette nuit-là. C’est le jeune Frugi qui fit la découverte capitale. Je n’ai, dans ce récit, pas mentionné Frugi aussi souvent que je l’aurais dû, principalement parce qu’il était doté de cette gentillesse discrète qui ne suscite guère le commentaire et qui ne se remarque que quand la personne a disparu. Il avait passé la journée sur les archives de la société des impôts et, le soir, bien qu’il eût attrapé le rhume de Cicéron, il refusa d’aller se coucher et s’attaqua aux preuves rassemblées par le sénat de Syracuse. Minuit devait être passé depuis longtemps lorsque je l’entendis pousser une exclamation. Puis il nous fit signe de le rejoindre à sa table. S’y trouvait disposée toute une série de tablettes de cire qui donnaient le détail des opérations bancaires de la société. En soi, les listes de noms, les dates et les sommes prêtées ne signifiaient pas grand-chose. Mais lorsque Frugi les eut comparées à la liste établie par les Syracusains de ceux qui avaient été forcés de payer des pots-de-vin à Verres, nous pûmes constater qu’elles correspondaient tout à fait : ils avaient acquis les fonds dont ils avaient besoin en empruntant. Plus spectaculaire encore fut l’effet produit quand il nous montra un troisième ensemble de comptes : les reçus de la société. Aux mêmes dates exactement, les mêmes sommes avaient été redéposées auprès de la société des impôts par un certain Gaius Verrucius. L’identité du déposant était si grossièrement déguisée que nous éclatâmes tous de rire : de toute évidence, le nom inscrit au départ était bien « Verres » mais, chaque fois, les deux dernières lettres avaient été grattées et l’on avait ajouté « ucius » par-dessus.

— Donc, Verres exigeait des pots-de-vin, commenta Cicéron avec une excitation grandissante, et insistait pour que ses victimes empruntent les sommes nécessaires à Carpinatius — sûrement à un taux d’intérêt exorbitant. Puis il réinvestissait le produit de ses extorsions avec ses amis de la société des impôts, de sorte que non seulement il protégeait son capital, mais il gagnait aussi des parts de profit supplémentaire ! Quel scélérat génial ! Quel scélérat génial, cupide et stupide !

Et après avoir exécuté une petite danse joyeuse, il jeta les bras autour d’un Frugi tout embarrassé et l’embrassa chaleureusement sur les deux joues.

De tous les triomphes que remporta Cicéron dans les tribunaux, je dois dire que celui qu’il connut le lendemain fut parmi les plus chers à son cœur — surtout si l’on considère que, d’un point de vue technique, il s’agissait d’une défaite et non d’une victoire. Il sélectionna les preuves qu’il devait emporter à Rome, et Lucius, Frugi, Sositheus, Laurea et moi-même portâmes chacun une caisse de documents au forum de Syracuse, où Metellus avait dressé son tribunal. Une foule immense de gens du cru s’était déjà rassemblée. Carpinatius nous attendait. Il se prenait pour un grand juriste et se représenta lui-même, citant tous les statuts et la jurisprudence établissant que les registres des impôts ne pouvaient être sortis de la province, et donnant dans l’ensemble l’impression de n’être que l’humble victime d’un sénateur trop puissant. Cicéron gardait tête baissée et affichait une telle attitude d’abattement que j’eus du mal à conserver mon sérieux. Quand, enfin, il se leva, il s’excusa d’avoir bafoué la loi, implora le pardon du gouverneur, promit de restituer volontiers les documents à Carpinatius, mais — il s’interrompit — mais il y avait cependant un petit point qu’il ne comprenait pas et qu’il aimerait bien qu’on éclaircisse pour lui auparavant. Il prit une des tablettes de cire et l’examina en affichant le plus complet désarroi.

— Qui est exactement Gaius Verrucius ?

Carpinatius, qui souriait d’un air satisfait, évoqua soudain un homme qui venait d’être transpercé par une flèche en pleine poitrine pendant que Cicéron, jouant l’étonné et faisant comme si tout cela constituait un mystère qui le dépassait, soulignait la coïncidence entre les noms, les dates et les sommes inscrits dans les registres de la société des impôts et les demandes de pots-de-vin rassemblées par le sénat de Syracuse.

— Et il y a encore autre chose, ajouta Cicéron sur un ton aimable. Ce monsieur, qui a traité tant d’affaires avec vous, n’apparaît pas dans vos comptes avant l’arrivée en Sicile de son presque homonyme Gaius Verres, et n’a plus rien signé avec vous depuis le départ de Gaius Verres. Mais, pendant les trois ans de la présence de Verres, il était votre plus gros client. Et il est tout de même malheureux — vous voyez ? demanda-t-il à la foule en lui montrant les comptes — que, chaque fois que l’esclave qui tenait tes registres devait inscrire son nom, il ait commis la même faute de style. Mais voilà. Je suis sûr que tout cela s’explique très simplement. Aussi, le mieux serait sans doute que tu dises à la cour qui est ce Verrucius et où on peut le trouver.

Carpinatius lança un regard désespéré à Metellus pendant que quelqu’un criait dans la foule :

— Il n’existe pas !

— Il n’y a jamais eu de Verrucius en Sicile ! lançait un autre. C’est Verres !

— C’est Verres ! C’est Verres ! reprit la foule en chœur. Cicéron leva la main pour leur intimer le silence.

— Carpinatius insiste sur le fait que je n’ai pas le droit de sortir ces archives de la province, et je concède que, d’après la loi, il a raison. Mais il n’est dit nulle part dans la loi que je ne doive pas faire de copies tant qu’elles sont rigoureuses et contrôlées par des témoins. Tout ce dont j’ai besoin, c’est d’un peu d’aide. Qui m’aidera à copier ces dossiers afin que je puisse les présenter à Rome et traduire ce porc de Verres devant la justice pour ses crimes contre le peuple de Sicile ?

Une forêt de mains se dressa aussitôt. Metellus tenta de réclamer le silence, mais ses paroles se perdirent dans le tumulte des gens qui criaient leur soutien. Avec l’aide de Flavius, Cicéron repéra les personnalités les plus éminentes de la ville — siciliennes et romaines — et les invita à s’avancer pour prendre une part des preuves. Puis je tendis à chaque volontaire une tablette et un style. Je voyais du coin de l’œil Carpinatius chercher frénétiquement à rejoindre Metellus, et je voyais celui-ci, bras croisés, contempler d’un air furieux, depuis son banc surélevé, le chaos qui régnait dans son tribunal. Il finit par se contenter de tourner les talons et gravit avec colère les marches derrière lui pour disparaître dans le temple.

Ainsi se termina la visite de Cicéron en Sicile. Metellus, je n’en doute pas, aurait donné cher pour faire arrêter Cicéron, ou du moins pour l’empêcher d’emporter des preuves. Mais Cicéron avait mis trop de gens de son côté, tant parmi la communauté romaine que sicilienne, que son arrestation aurait déclenché une émeute et, comme Metellus l’avait avoué lui-même, il n’avait pas les troupes nécessaires pour contrôler toute la population. À la fin de l’après-midi, les copies des dossiers de la compagnie des impôts étaient contresignées par les témoins, scellées et transportées sur notre bateau qui attendait sous bonne garde au port, où elles rejoignirent les autres malles de preuves à charge. Cicéron ne resta lui-même qu’une autre nuit sur l’île, à dresser la liste des témoins qu’il espérait présenter à Rome. Lucius et Frugi acceptèrent de rester à Syracuse pour organiser leur voyage.

Le lendemain matin, ils accompagnèrent Cicéron au port. Une foule d’admirateurs avait envahi les quais, et il fit un beau discours de remerciement.

— Je sais que je transporte dans ce vaisseau fragile l’espoir de toute cette province. Tant que cela restera en mon pouvoir, je ne vous abandonnerai pas.

Puis je l’aidai à monter sur le pont, où il se tint, les joues trempées de larmes. En acteur chevronné qu’il était, je savais qu’il pouvait simuler n’importe quelle émotion à volonté, mais je suis certain que, ce jour-là, ses sentiments n’étaient pas feints. Je me demande même, avec le recul, s’il ne pressentait pas qu’il ne reverrait jamais cette île. Les rames plongèrent et nous emportèrent dans le chenal. Les visages s’estompèrent sur les quais, les silhouettes rapetissèrent puis disparurent alors que nous franchissions lentement l’entrée du port pour prendre le large.

VIII

Le voyage de retour de Regium à Rome s’avéra plus aisé que ne l’avait été l’aller. C’était en effet le début du printemps et le climat plus doux rendait le continent accueillant. Non que nous ayons eu beaucoup l’occasion d’admirer les fleurs et les petits oiseaux. Cicéron travailla pendant tout le trajet, bien calé, secoué et ballotté à l’arrière du chariot couvert, dressant les grandes lignes de son accusation contre Verres. J’allais chercher les documents dans la charrette à bagages à mesure qu’il en avait besoin et courais derrière sa voiture en écrivant sous sa dictée, ce qui n’était pas un mince exploit. Son projet, tel que je le comprenais, était de diviser l’ensemble des preuves en quatre séries d’accusations : corruption en tant que juge, extorsion par le biais de taxes et impôts divers, pillage de biens privés et publics et enfin châtiments illégaux et tyranniques. Les dépositions des témoins et les archives furent classées en conséquence, et, alors même qu’il tressautait sur le chemin, Cicéron rédigea le brouillon de passages entiers de son discours d’ouverture. (Tout comme il avait entraîné son corps à porter le poids de ses ambitions, il s’était, par sa seule volonté, guéri des nausées dues aux cahots et devait, au fil des années, effectuer une masse de travail considérable au cours de ses voyages du nord au sud de l’Italie.) De cette manière, pratiquement sans remarquer où il se trouvait, il effectua le voyage en moins de quinze jours et arriva à Rome pour les Ides de mars, soit deux mois exactement après notre départ. Pendant ce temps, loin de rester inactif, Hortensius avait monté toute une procédure d’accusation élaborée. Bien entendu, comme l’avait soupçonné Cicéron, il s’agissait en partie d’un leurre visant à lui faire quitter la Sicile au plus vite. Dasianus n’avait pas pris la peine de se rendre en Grèce pour collecter des preuves. Il n’avait même jamais quitté Rome. Mais cela ne l’avait pas empêché de trouver des charges contre l’ancien gouverneur d’Achaïe devant le tribunal des extorsions, et le préteur, Glabrio, qui n’avait rien à faire avant le retour de Cicéron, s’était retrouvé contraint de le laisser agir. Ce personnage insignifiant, depuis longtemps oublié de tous, revenait donc jour après jour ronronner interminablement devant un jury de sénateurs visiblement assommés, avec Hortensius à ses côtés. Et dès que la loquacité faisait défaut à Dasianus, le Maître de Danse se levait avec grâce et pirouettait sur la scène du tribunal, exposant ses propres arguments choisis.

Quintus, en fidèle chef d’état-major bien rodé, avait, pendant notre absence, préparé un programme de campagne quotidien et avait tout exposé dans le bureau de Cicéron. Celui-ci s’empressa d’aller l’étudier dès son retour. Un seul coup d’œil suffisait à comprendre le projet d’Hortensius. Des taches de teinture rouge indiquaient les fêtes pendant lesquelles la cour ne siégerait pas. Une fois ces jours retirés, il ne restait plus que vingt jours ouvrables avant la vacance du Sénat. La vacance durait en elle-même vingt autres jours, et était immédiatement suivie par les cinq jours des fêtes en l’honneur de Flore. Venaient ensuite les fêtes en l’honneur d’Apollon, les jeux tarentins, les fêtes de Mars et ainsi de suite. Il y avait pratiquement un jour sur quatre qui était férié.

— Pour dire les choses simplement, annonça Quintus, à en juger par la façon dont ça se passe, Hortensius n’aura aucun mal à monopoliser la cour jusqu’aux élections consulaires de la fin juillet. Toi-même, tu devras préparer les élections des édiles au début du mois d’août. Nous ne pouvons donc compter pouvoir passer devant le tribunal avant le 5 août. Mais alors, vers la mi-août, ce sera le début des jeux de Pompée — et ils sont censés durer au moins quinze jours. Et enfin, il y aura bien sûr les jeux de Rome et les jeux de la Plèbe…

— Par pitié, s’exclama Cicéron en examinant le schéma, personne ne fait donc jamais rien dans cette fichue ville, à part regarder des hommes et des animaux s’entre-tuer ?

Son optimisme, qui l’avait soutenu pendant tout le trajet depuis Syracuse, semblait soudain l’abandonner comme l’air s’échappe d’une vessie. Il s’était préparé à un combat, mais Hortensius connaissait trop bien son affaire pour l’affronter directement en audience publique. L’entrave et l’usure, telles étaient ses tactiques, et il semblait avoir tous les atouts de son côté. Chacun savait que Cicéron possédait des ressources limitées. Plus il devrait attendre pour que son affaire soit portée devant le tribunal, plus cela lui coûterait d’argent. Nos premiers témoins allaient arriver d’un jour à l’autre de Sicile. Ils attendraient d’être défrayés des dépenses du voyage, de leur séjour et du manque à gagner qu’engendrerait leur absence. Pour couronner le tout, Cicéron allait devoir financer sa campagne pour l’élection à l’édilité. Et, en supposant qu’il l’emporte, il devrait alors trouver l’argent pour rester en place pendant un an, restaurer des édifices publics et organiser deux séries de jeux officiels. Il ne pourrait se permettre d’esquiver ces obligations : les électeurs ne pardonnaient pas la mesquinerie.

Il ne restait donc plus qu’à endurer une nouvelle séance orageuse avec Terentia. Ils dînèrent en tête à tête le soir de notre retour de Syracuse, et je fus appelé plus tard dans la soirée par Cicéron, qui me demanda de lui apporter les brouillons des passages de son discours d’ouverture. Lorsque j’entrai, Terentia était allongée, très raide, sur sa banquette, et tripotait sa nourriture avec irritation ; Cicéron n’avait visiblement pas touché à son assiette. Je fus content de lui remettre le coffret à documents et de m’éclipser. Le discours était déjà très développé et il aurait fallu au moins deux jours pour le prononcer. Plus tard, je l’entendis arpenter la pièce, déclamant certains passages, et je compris qu’elle le faisait répéter avant de décider si elle devait ou non lui avancer l’argent. Ce qu’elle entendit dut lui plaire puisque, le lendemain matin, Philotimus prit des dispositions pour que nous puissions bénéficier d’un nouveau crédit allant jusqu’à cinquante mille sesterces. Mais c’était humiliant pour Cicéron et, selon moi, cette époque marque indubitablement le début de sa préoccupation toujours croissante à propos de l’argent, sujet qui ne l’avait jamais intéressé le moins du monde auparavant.

J’ai le sentiment que je m’attarde un peu trop dans mon récit, vu que j’en suis déjà à mon huitième rouleau de Hieratica, et qu’il faudrait que j’accélère si je ne veux pas mourir à la tâche ou vous épuiser en lecture. Permettez-moi donc de traiter les quatre mois suivants très rapidement. Cicéron fut contraint de travailler avec encore plus d’ardeur. Le matin, il commençait par s’occuper de ses clients (et, bien sûr, il y avait énormément d’affaires en retard qui s’étaient accumulées pendant son voyage en Sicile). Puis il se rendait au tribunal, ou au Sénat, selon les sessions. Au Sénat, il gardait profil bas et prenait grand soin de ne pas parler à Pompée le Grand, de crainte que celui-ci ne lui demande d’abandonner les poursuites contre Verres et de renoncer à sa candidature à l’édilité, ou — pis encore — ne lui propose son aide, ce qui le rendrait redevable de l’homme le plus puissant de Rome, situation qu’il était bien décidé à éviter. Il devait attendre que les tribunaux et le Sénat soient fermés pendant les vacances ou les jours fériés pour se consacrer à l’affaire Verres, trier et assimiler les preuves, préparer les témoins. Nous fîmes venir une centaine de Siciliens à Rome et, comme c’était pour la plupart leur premier séjour dans la cité, ils avaient besoin qu’on les prenne par la main. C’est à moi qu’incomba cette tâche et je devins une sorte d’accompagnateur polyvalent, chargé de les guider dans la cité, d’essayer de les empêcher de tomber entre les mains des espions de Verres, de sombrer dans l’alcool ou de se bagarrer — et laissez-moi vous dire qu’un Sicilien qui a le mal du pays n’est pas une sinécure. Ce fut un soulagement lorsque le jeune Frugi revint à son tour de Syracuse pour me donner un coup de main (le cousin Lucius était resté en Sicile pour s’occuper du transfert des preuves et des témoins nécessaires). Enfin, en début de soirée, Cicéron reprenait avec Quintus ses visites aux quartiers généraux des tribus pour sa campagne à l’édilité.

Hortensius ne restait pas non plus les bras croisés. Par l’entremise de son porte-parole, Dasianus, il continuait de bloquer le tribunal des extorsions avec ses procédures interminables. En fait, il n’y avait pas de limite à ses subterfuges. Par exemple, il se mit en quatre pour se montrer amical avec Cicéron, le saluant chaque fois qu’ils se retrouvaient ensemble dans le senaculum, à attendre le quorum du Sénat, et l’attirant avec ostentation à part pour s’entretenir avec lui de la situation politique en général. Au début, Cicéron fut flatté, puis il découvrit qu’Hortensius et ses partisans faisaient courir le bruit qu’il avait accepté un énorme pot-de-vin pour saboter son accusation, d’où les grandes accolades publiques. Nos témoins, cloîtrés dans leurs appartements disséminés dans la ville, eurent vent de la rumeur et commencèrent à paniquer comme des poulets dans un poulailler à l’approche d’un renard, aussi Cicéron dut-il aller les voir tous personnellement pour les rassurer les uns après les autres. Lorsque, à leur rencontre suivante, Hortensius s’avança vers lui, la main tendue, Cicéron lui tourna le dos. Hortensius sourit et se détourna — quelle importance ? Tout se passait comme il le voulait.

Je devrais peut-être en dire un peu plus sur cet homme étonnant — « le roi des tribunaux », comme l’avait surnommé sa clique de fidèles — dont la rivalité avec Cicéron anima le barreau romain pendant toute une génération. La clé de sa réussite était sa mémoire. En plus de vingt ans de plaidoiries, on n’avait jamais vu Hortensius se servir d’une note. Ce n’était pas un problème pour lui de mémoriser un discours de quatre heures et de le dire à la perfection, que ce soit au Sénat ou dans le forum. Et cette mémoire phénoménale n’avait rien du résultat appliqué d’un labeur nocturne ininterrompu : elle brillait en pleine lumière. Il avait la capacité hallucinante de se souvenir de tout ce que disaient ses adversaires, que ce soit lors de déclarations ou d’interrogatoires, et pouvait le leur renvoyer à la figure quand il le voulait. Il évoquait un gladiateur doublement armé dans l’arène de la justice, portant coups d’épée et de trident mais aussi protégé par le filet et le bouclier. Cet été-là, il avait quarante-quatre ans et vivait avec sa femme, sa fille et son fils adolescents dans une maison décorée avec un goût exquis sur le mont Palatin, à côté de chez son beau-frère, Catulus. Exquis, voilà le mot qui caractérisait le mieux Hortensius : des manières exquises, une coiffure, des vêtements, un parfum exquis, un goût exquis en toutes choses. Il ne prononçait jamais une parole grossière. Mais son grand défaut était une cupidité qui avait déjà atteint des proportions extravagantes — avec un palais dans la baie de Naples, un zoo privé, une cave contenant dix mille fûts du meilleur chianti, un tableau de Cydias acheté cent cinquante mille sesterces, des anguilles ornées de bijoux, des arbres arrosés au vin, il fut, dit-on, le premier à servir du paon à dîner. Tout le monde connaît ces histoires. C’est cette extravagance qui l’avait conduit à conclure une alliance avec Verres, qui le couvrait du fruit de ses pillages — le plus célèbre de ses présents étant un sphinx inestimable sculpté dans un seul bloc d’ivoire — et finançait sa campagne pour le consulat.

Les élections consulaires devaient se tenir le 27 juillet. Le 23, le jury du tribunal des extorsions vota l’acquittement de l’ancien gouverneur d’Achaïe pour toutes les charges qui pesaient contre lui. Cicéron, qui avait abandonné son travail sur le discours d’ouverture pour venir attendre le verdict, écouta impassiblement Glabrio annoncer que le procès contre Verres commencerait le 5 août — « Et j’espère que tes allocutions à la cour seront un peu plus brèves », dit-il à Hortensius, qui répliqua par un petit sourire suffisant. Il ne restait plus qu’à sélectionner un jury. Ce qui fut fait le lendemain. La loi imposait trente-deux sénateurs, tirés au sort. Chaque partie avait droit à six objections, mais, même après que Cicéron eut utilisé toutes ses récusations, le jury demeurait d’une hostilité décourageante : il comprenait — encore — Catulus et son protégé Catilina ainsi qu’une autre grande figure du Sénat, Servilius Vatia Isauricus ; Marcus Metellus lui-même se glissa dans le nombre. À côté de ces aristocrates purs et durs, nous pouvions également faire une croix sur des cyniques comme Aemilius Alba, Marcus Lucrecius et Antonius Hybrida, qui se vendraient immanquablement au plus offrant, et Verres ne se montrait pas avare de ses richesses. La signification de l’expression « se rengorger comme un paon » ne m’apparut réellement que lorsque je vis le visage d’Hortensius le jour où le jury fut constitué. Il avait de quoi être comblé : le consulat était dans sa poche et, avec lui, il n’en doutait plus, l’acquittement de Verres.

Les jours qui suivirent furent les plus éprouvants pour les nerfs que Cicéron eût jamais endurés. Le matin de l’élection consulaire, il était si déprimé qu’il eut peine à se forcer à se rendre au Champ de Mars pour voter. Mais il fallait bien sûr qu’il soit vu comme un citoyen actif. Le résultat ne fut jamais mis en doute dès l’instant où sonnèrent les trompettes et où le drapeau rouge fut hissé au sommet du Janicule. Hortensius et Quintus Metellus étaient tous deux soutenus par Verres et son or, par les aristocrates et par les partisans de Pompée et de Crassus. Néanmoins, il règne toujours en ces occasions une atmosphère de compétition, quand les candidats et leurs partisans quittent la ville de bonne heure le matin pour gagner les parcs de vote tandis que les commerçants les plus dynamiques proposent dès l’ouverture vin et saucisses, parasols et dés, ainsi que tout ce qui est nécessaire pour apprécier une bonne élection. Pompée, en tant que premier consul en activité et suivant la coutume, se tenait déjà à l’entrée de la tente du président du bureau de vote, un augure à son côté. Dès que tous les candidats au consulat et à la préture, soit une vingtaine de sénateurs, se furent alignés dans leur toge blanchie, il monta sur l’estrade et lut la prière traditionnelle. Les votes commencèrent peu après, et les milliers d’électeurs n’eurent plus qu’à traîner et bavarder jusqu’à ce que vienne leur tour d’entrer dans les parcs.

C’était la vieille république à l’œuvre, chacun votant dans la centurie qui lui était attribuée, comme dans les temps anciens, quand les soldats élisaient leur général. Maintenant que ce rite a perdu toute signification il est difficile de s’imaginer ce que ce spectacle avait d’émouvant, même pour un esclave tel que moi, qui n’avait pas le droit de vote. Il incarnait quelque chose de merveilleux — un élan de l’esprit humain qui avait pris vie un demi-millénaire auparavant, parmi ce peuple indomptable qui vivait au milieu des rochers trop durs et des marais trop meubles des Sept Collines, un élan vers la lumière de la liberté et de la dignité, pour échapper aux ténèbres et à l’asservissement bestial. Voilà ce que nous avons perdu. Non qu’il s’agît d’une vraie démocratie aristotélicienne, loin de là. La préséance par les centuries — qui étaient au nombre de cent quatre-vingt-treize — a toujours été déterminée par la fortune, et les classes les plus riches ont toujours voté en premier et annoncé les candidatures en premier aussi : soit un avantage significatif. Ces centuries avaient également l’avantage de comprendre moins de membres, alors que celles des pauvres, comme la centurie des bas quartiers de Subura, étaient vastes et très peuplées ; il en résultait donc que la voix d’un homme riche avait plus de valeur. Pourtant, c’était la liberté telle qu’on l’appliquait depuis des siècles, et personne sur le Champ de Mars ne s’imaginait qu’on puisse un jour la lui retirer.

La centurie de Cicéron, l’une des douze qui comptaient uniquement des membres de l’ordre équestre, fut appelée en milieu de matinée, au moment où il commençait à faire chaud. Il pénétra avec ses pairs dans l’enceinte de corde et entreprit d’exploiter la foule comme il savait le faire — un mot par-ci, la main posée sur un coude par-là. Puis ils se rangèrent en ligne et défilèrent devant la table où on leur demandait leur nom avant de leur remettre leur plaquette de vote. S’il devait y avoir manœuvres d’intimidation, c’est généralement là que cela se passait, car les partisans de chaque candidat pouvaient s’approcher tout près des électeurs pour leur murmurer promesses ou menaces. Mais, ce jour-là, tout était calme, et je regardai Cicéron franchir le pont de bois et disparaître derrière les planches pour voter. Lorsqu’il émergea de l’autre côté, il dépassa la file des candidats et de leurs amis qui se tenaient sous une tente et s’arrêta pour s’entretenir brièvement avec Palicanus — l’ancien tribun se présentait à la préture — puis sortit sans un regard pour Hortensius ou Metellus.

Comme celles qui l’avaient précédée, la centurie de Cicéron soutenait la liste officielle — Hortensius et Quintus Metellus au consulat ; Marcus Metellus et Palicanus à la préture — et il ne s’agissait plus que d’attendre d’avoir atteint la majorité absolue avant de clore les votes. Les plus pauvres devaient savoir qu’ils n’influeraient guère sur l’issue du scrutin, mais le droit de vote représentait un tel privilège qu’ils restèrent tout l’après-midi debout en pleine chaleur, à attendre leur tour de prendre leurs plaquettes et de franchir le pont. Cicéron et moi parcourûmes les rangs des électeurs dans le cadre de sa campagne pour l’édilité, et je m’étonnai encore de voir combien il connaissait de gens personnellement — non seulement le nom des électeurs eux-mêmes, mais aussi celui de leur épouse, le nombre de leurs enfants et ce qu’ils faisaient dans la vie, le tout sans attendre mes renseignements. À la onzième heure, alors que le soleil commençait tout juste à plonger vers le Janicule, on arrêta enfin les votes et Pompée annonça les vainqueurs. Hortensius arrivait premier dans les scrutins, avec Quintus Metellus comme deuxième consul ; Marcus Mettellus l’avait emporté pour la préture. La foule en liesse de leurs partisans les entourèrent, puis, pour la première fois, nous vîmes la silhouette aux cheveux roux de Gaius Verres se glisser au premier rang — « Le maître des marionnettes vient saluer », remarqua Cicéron — et l’on aurait pu croire, à la façon dont les aristocrates lui serraient la main et lui assenaient des claques dans le dos, que c’était lui qui avait gagné l’élection. L’un d’eux, ancien consul du nom de Scribonius Curion, étreignit Verres et lui annonça, assez fort pour que tout le monde pût entendre :

— Je peux désormais t’annoncer que cette élection signifie ton acquittement !

Il y a en politique peu de choses plus difficiles à contrer que le sentiment d’inéluctabilité, car les humains agissent en troupeaux et se précipiteront toujours comme des moutons vers la sécurité du vainqueur. De tous côtés, on entendait à présent la même opinion : Cicéron était fichu, Cicéron était fini, les aristocrates reprenaient le pouvoir et aucun jury ne condamnerait Gaius Verres. Aemilius Alba, qui se croyait spirituel, racontait à qui voulait l’entendre qu’il était désespéré : le marché s’était effondré pour les jurés de Verres, et il n’arrivait plus à se vendre plus de trois mille sesterces. L’attention générale se reporta donc sur les élections prochaines au poste d’édile, et Cicéron ne tarda pas à découvrir des traces de l’œuvre de Verres en arrière-plan de cette campagne aussi. Ranunculus, agent électoral bien disposé à l’égard de Cicéron et qui fut par la suite employé par lui, vint prévenir le sénateur que Verres avait organisé, chez lui, de nuit, une réunion de tous les professionnels de la corruption et avait offert cinq mille sesterces à tous ceux qui arriveraient à persuader leur tribu de ne pas voter pour Cicéron. Je voyais bien que Cicéron et son frère s’inquiétaient. Mais le pis était à venir. Quelques jours plus tard, à la veille du vote, le Sénat se réunit sous la direction de Crassus, pour assister au tirage au sort qui devait déterminer quelle cour présiderait chaque préteur désigné lorsqu’ils prendraient leurs fonctions, au mois de janvier. Je n’étais pas présent, mais Cicéron se trouvait à la chambre, et il en rentra blême et défaillant. L’impensable s’était produit : Marcus Metellus, déjà juré dans le procès Verres, avait tiré le tribunal des extorsions !

Même dans ses prédictions les plus pessimistes, Cicéron n’avait jamais envisagé un tel cas de figure. Il était tellement atterré qu’il en perdit presque la voix.

— Tu aurais dû entendre le tumulte dans la chambre, murmura-t-il à Quintus. Crassus a certainement truqué le tirage au sort. Tout le monde le pense, mais personne ne sait comment il a fait. Cet homme n’aura de cesse tant que je ne serai pas anéanti, ruiné et exilé.

Il gagna son bureau d’un pas traînant et s’effondra dans son fauteuil. C’était une journée étouffante, le 3 août, et l’on pouvait à peine remuer au milieu de toutes les preuves accumulées pour l’affaire Verres : les monceaux d’archives fiscales, de déclarations sous serment et de dépositions cuisant dans la chaleur et la poussière. (Et il n’y avait là qu’une partie de l’ensemble : la plupart des dossiers étaient enfermés dans des caisses à la cave.) L’ébauche de son discours — de son monumental discours d’ouverture qui ne cessait de croître, telle une folie galopante — formait des piles chancelantes sur sa table de travail. J’avais depuis longtemps cessé d’essayer de deviner où il en était. Lui seul savait comment cela s’organisait. Tout était dans sa tête. Il entreprit de se masser les tempes du bout des doigts et réclama un verre d’eau d’une voix rauque. Je m’apprêtais à aller le lui chercher lorsque j’entendis un soupir suivi d’un choc sourd et découvris en me retournant qu’il s’était effondré en avant et cogné le crâne contre le bord de son bureau. Quintus et moi nous précipitâmes de chaque côté pour le relever. Il avait les joues grisâtres, et une traînée de sang rouge vif lui coulait du nez ; sa bouche restait mollement entrouverte. Quintus était paniqué.

— Vite ! me cria-t-il, va chercher Terentia !

Je montai à sa chambre au pas de course et lui dis que le maître se trouvait mal. Elle descendit aussitôt et se révéla magnifique dans sa manière de prendre les choses en main. Cicéron, la tête entre les jambes, avait à présent repris connaissance. Elle s’agenouilla près de lui, réclama de l’eau, tira un éventail de sa manche et se mit à l’agiter vigoureusement afin de rafraîchir son mari. Entre-temps, Quintus, qui se tordait les mains, avait envoyé les deux jeunes secrétaires chercher les médecins qu’ils pourraient trouver dans le voisinage, et chacun revint flanqué d’un docteur grec. Les deux médicastres commencèrent tout de suite à se disputer pour savoir s’il fallait purger ou saigner. Terentia les envoya paître tous les deux. Elle refusa aussi qu’on porte Cicéron jusqu’à son lit, sinon, avertit-elle Quintus, la nouvelle se propagerait très vite, et l’avis largement partagé selon lequel Cicéron était un homme fini ne tarderait pas à devenir réalité. Elle le fit se lever péniblement et, lui tenant le bras, le conduisit dans l’atrium où il faisait plus frais. Quintus et moi les suivîmes.

— Tu n’es pas fini ! l’entendis-je dire d’une voix sévère. Tu as ton procès — eh bien, maintenant, à toi de plaider !

Cicéron marmonna une réponse.

— Tout cela est très bien, Terentia, mais tu ne comprends pas ce qui vient de se passer ! s’écria Quintus.

Et il lui raconta la nomination de Metellus à la présidence du tribunal des extorsions, et ses implications. Il n’y avait aucune chance de pouvoir faire accuser Verres si c’était lui qui présidait. Leur seul espoir demeurait donc que le procès soit conclu avant la fin décembre. Mais cela paraissait impossible, vu l’art qu’avait Hortensius de faire traîner les choses. Il y avait tout simplement trop de preuves pour le temps disponible : seulement dix jours avant les jeux de Pompée, et le seul discours d’ouverture de Cicéron prendrait déjà presque tout. À peine aurait-il terminé d’énoncer son cas que la cour serait ajournée pendant près d’un mois et, le temps qu’ils se réunissent à nouveau, le jury aurait oublié ses arguments les plus brillants.

— Non que cela ait beaucoup d’importance, conclut sombrement Quintus, puisque la plupart d’entre eux sont déjà à la solde de Verres.

— C’est la vérité, Terentia, intervint Cicéron en regardant autour de lui comme s’il venait de se réveiller et de comprendre où il était. Je dois me retirer de la course à l’édilité, ajouta-t-il. Ce serait déjà humiliant de perdre, mais plus humiliant encore de gagner et de ne pas pouvoir assumer les devoirs de ma charge.

— C’est pathétique, répliqua Terentia en dégageant son bras avec emportement. Tu ne mérites pas d’être élu si tu capitules au premier échec, sans même te battre !

— Ma chère, fit Cicéron sur un ton suppliant en pressant sa main sur son front, si tu m’expliques comment je suis censé défier le temps lui-même, alors je me battrai bravement. Mais que puis-je faire, avec seulement dix jours pour énoncer mon accusation avant que la cour ne se mette en vacances pendant des semaines d’affilée ?

Terentia se pencha vers lui au point que son visage se retrouva à quelques pouces à peine de celui de son époux.

— Raccourcis ton discours ! siffla-t-elle.


Lorsque sa femme se fut retirée dans sa partie de la maison, Cicéron, pas encore remis de son malaise, se réfugia dans son bureau et y resta un long moment, assis les yeux fixés sur le mur. Nous le laissâmes seul. Sthenius arriva juste avant le coucher du soleil pour nous informer que Quintus Metellus avait convoqué tous les témoins siciliens chez lui, et que quelques-uns parmi les plus timorés avaient bêtement obtempéré. Sthenius avait obtenu de l’un d’eux un compte rendu complet de la façon dont Metellus avait cherché à les intimider pour qu’ils retirent leur témoignage. « Je suis consul désigné, avait-il tonné. L’un de mes frères gouverne la Sicile et l’autre va présider le tribunal des extorsions. De nombreuses mesures ont été prises pour faire en sorte que Verres ne soit pas inquiété. Nous n’oublierons pas ceux qui auront été contre nous. » Je pris en note la citation exacte et allai timidement voir Cicéron. Il n’avait pas bougé depuis plusieurs heures. Je lui lus les propos de Metellus, mais il ne parut pas entendre.

Je commençais à être sérieusement inquiet et m’apprêtais à retourner chercher son frère ou sa femme quand son esprit émergea soudain des limbes où il avait erré.

— Organise-moi un rendez-vous avec Pompée pour ce soir, me dit soudain Cicéron d’une voix sinistre, regardant toujours droit devant lui.

Voyant que j’hésitais et me demandais s’il ne s’agissait pas d’un nouveau symptôme du mal dont il souffrait, il me foudroya du regard et me lança :

— Vas-y !

La maison de Pompée se trouvait tout près dans le même quartier du mont Esquilin que celle de Cicéron. Le soleil venait de disparaître, mais il faisait encore clair, et terriblement chaud, avec un vent dolent en provenance de l’est — la pire combinaison possible en cette période de l’été parce quelle charriait dans le voisinage la puanteur des corps en décomposition émanant des grandes fosses communes, derrière le mur d’enceinte de la ville. Je crois que le problème se pose moins aujourd’hui mais, il y a soixante ans, la porte Esquinile était l’endroit où l’on laissait toutes les créatures mortes indignes de funérailles convenables — les cadavres de chiens, de chats, de chevaux, d’ânes, d’esclaves, d’indigents et de bébés mort-nés, le tout mêlé et se décomposant avec les ordures ménagères. La puanteur attirait toujours des volées de mouettes hurlantes, et je me souviens que, ce soir-là, elle était particulièrement puissante : une odeur rance et pénétrante qui se déposait sur la langue tout autant qu’elle envahissait les narines.

La demeure de Pompée était beaucoup plus vaste que celle de Cicéron, avec deux licteurs postés devant et une foule de curieux rassemblés de l’autre côté de la rue. Il y avait aussi une demi-douzaine de litières couvertes rangées à l’abri du mur, dont les porteurs, accroupis à côté, jouaient aux osselets — signe qu’on donnait un grand dîner à l’intérieur. Je délivrai mon message au portier, qui disparut aussitôt et revint un instant plus tard avec le préteur désigné, Palicanus, qui essuyait son menton graisseux avec une serviette. Il me reconnut et me demanda de quoi il s’agissait. Je lui répétai mon message.

— Et comment ! répondit Palicanus, toujours aussi direct. Tu peux lui dire de ma part que le consul le recevra tout de suite.

Cicéron devait savoir que Pompée accepterait de le rencontrer car, lorsque je rentrai, il s’était déjà changé et, encore très pâle, se tenait prêt à partir. J’échangeai un dernier regard avec Quintus, puis nous nous mîmes en route. Nous n’échangeâmes pas un mot en chemin — Cicéron, qui détestait tout ce qui se rapportait à la mort, garda sa manche pressée contre son nez et sa bouche pour empêcher l’odeur du champ Esquilin d’y pénétrer.

— Attends ici, me dit-il lorsque nous eûmes atteint la maison de Pompée, et je ne le revis pas pendant plusieurs heures.

Le jour s’estompa tout à fait, la lumière crépusculaire violacée se muant en obscurité alors que les étoiles commençaient d’apparaître par petits groupes au-dessus de la ville. Occasionnellement, lorsque la porte s’ouvrait, des éclats de voix et de rires étouffés se déversaient dans la rue, avec des bouffées de fumets de viande et de poisson rôtis. Mais en cette nuit délétère, tout me paraissait sentir la mort, et je me demandais comment faisait Cicéron pour manger, car il était à présent évident que Pompée l’avait invité à se joindre au dîner.

Je fis les cent pas, m’adossai au mur, tentai de mettre au point quelques nouveaux symboles pour mon grand système de prise de notes et essayai de m’occuper du mieux que je pus pendant que la nuit se déroulait. Enfin, les invités commencèrent à sortir, la moitié d’entre eux trop ivres pour tenir debout. C’était bien la bande de Picenus qui était là — Afranius, ancien préteur et amateur de danse ; Palicanus, bien sûr ; et Gabinius, beau-fils de Palicanus, qui avait aussi la réputation d’aimer les femmes et les chansons. Cela ressemblait fort à une réunion d’anciens combattants, et il me paraissait difficile d’imaginer que Cicéron ait pu s’amuser. Seul le cultivé et austère Varron — « Celui qui a montré à Pompée où se trouvait le Sénat », selon l’expression lapidaire de Cicéron — avait dû être d’une compagnie acceptable, d’autant plus qu’il semblait toujours sobre en quittant la demeure. Cicéron fut le dernier à partir. Il s’engagea dans la rue et je courus après lui. Une belle lune jaune brillait dans le ciel, et je n’eus aucun mal à distinguer sa silhouette. Il gardait à nouveau la main contre son nez, car ni la chaleur ni l’odeur n’avaient beaucoup faibli, et, dès qu’il fut à distance respectable de la maison de Pompée, il s’appuya contre un coin de rue et vomit avec violence.

J’arrivai derrière lui et lui demandai s’il avait besoin d’aide, sur quoi il secoua la tête et me répondit :

— C’est fait.

Il ne m’en dit pas plus et, lorsqu’il rentra à la maison, il n’en dit pas davantage à Quintus, qui l’attendait avec inquiétude.

— C’est fait.


Le lendemain, à l’aube, nous parcourûmes les deux milles qui nous séparaient du Champ de Mars pour la suite des élections. Même si celles-ci étaient moins prestigieuses que les élections au consulat et à la préture, elles présentaient néanmoins l’avantage d’être toujours beaucoup plus excitantes. Il y avait trente-quatre hommes à élire (vingt sénateurs, dix tribuns, et quatre édiles), ce qui signifie que les candidats étaient tout simplement trop nombreux pour qu’on puisse contrôler les suffrages : à partir du moment où la voix d’un homme riche n’avait pas plus de poids que celle d’un pauvre, tout pouvait arriver. Crassus présidait en tant que deuxième consul ces élections supplémentaires mais, comme le fit remarquer sombrement Cicéron en mettant ses chaussures :

— Je suppose que même lui ne pourrait pas truquer le scrutin. Il s’était réveillé de mauvaise humeur, visiblement préoccupé.

Quel qu’il fût, l’accord qu’il avait conclu la veille avec Pompée avait visiblement troublé son sommeil, et il s’emporta contre son valet, sous le prétexte que ses chaussures n’étaient pas aussi impeccables qu’elles l’auraient dû. Il revêtit la même toge d’un blanc éclatant qu’il avait endossée six ans plus tôt jour pour jour, lorsqu’il avait été élu au Sénat pour la première fois, et se prépara mentalement avant qu’on ouvre la porte d’entrée, comme s’il était sur le point de soulever quelque chose de très lourd. Cette fois encore, Quintus avait bien travaillé, et une foule superbe attendait d’escorter Cicéron aux parcs de vote. Lorsque nous arrivâmes au Champ de Mars, nous le trouvâmes bondé jusqu’au fleuve : on procédait à un recensement et des dizaines de milliers de personnes étaient venues se faire enregistrer. Vous imaginez le tumulte. Il devait y avoir une centaine de candidats pour les trente-quatre postes à pourvoir et, sur le vaste champ ouvert, on pouvait voir ces silhouettes éclatantes passer et repasser, accompagnées par leurs amis et partisans, pour essayer de recueillir les toutes dernières voix avant l’ouverture du scrutin. La chevelure rousse de Verres se faisait remarquer alors qu’il courait partout flanqué de son père, de son fils et de son esclave affranchi Timarchides — le personnage qui avait fouillé notre maison —, faisant à qui accepterait de voter contre Cicéron les promesses les plus extravagantes. Cette vision parut chasser instantanément les idées noires de Cicéron, et il se lança lui aussi dans la campagne. Je crus à plusieurs reprises que nos groupes allaient s’affronter, mais la foule était telle que cela fut évité.

Lorsque l’augure se déclara satisfait, Crassus sortit de la tente sacrée, et les candidats se rassemblèrent au pied de sa tribune. Je dois signaler que parmi eux, pour sa première tentative d’entrée au Sénat, se trouvait Jules César, qui se tenait près de Cicéron et entamait avec lui une conversation amicale. Il y avait longtemps déjà qu’ils se connaissaient, et c’était en fait sur la recommandation de Cicéron que le jeune homme s’était rendu à Rhodes étudier la rhétorique auprès d’Apollonius Molon. L’hagiographie que l’on dresse aujourd’hui autour des premières années de César tend à en faire un génie remarqué par ses contemporains depuis son plus jeune âge. Il n’en est rien, et quiconque l’eût vu dans sa toge blanchie ce matin-là, tripotant nerveusement ses cheveux déjà clairsemés, aurait eu du mal à le distinguer des autres jeunes candidats de bonne famille. Il y avait cependant une grande différence : peu d’entre eux auraient pu être aussi pauvres. Pour se présenter aux élections, il avait dû s’endetter lourdement car il habitait dans la Subura un logement très modeste peuplé de femmes — sa mère, son épouse et sa petite fille — et je me le représente à cette époque non comme un héros radieux prêt à conquérir Rome mais comme un trentenaire insomniaque, que le vacarme de son voisinage indigent empêchait de dormir et qui ressassait amèrement l’état de pauvreté auquel lui, le descendant d’une des plus anciennes familles de Rome, était réduit. Son antipathie envers les aristocrates était par conséquent bien plus dangereuse pour eux que ne le fut jamais celle de Cicéron. Ne devant son statut qu’à lui-même, Cicéron ne les appréciait guère et les enviait tout à la fois. Mais César, qui se considérait comme un descendant en ligne directe de Vénus, ne voyait en eux que de méprisables usurpateurs.

Voilà que je me laisse emporter à commettre la même faute que les hagiographes, à savoir projeter la lumière déformante de l’avenir sur les ombres du passé. Rapportons simplement que ces deux hommes remarquables, qui n’avaient que six ans d’écart et beaucoup en commun quant à l’intelligence et l’apparence, bavardaient aimablement au soleil lorsque Crassus monta à la tribune et lut la prière familière :

— Puisse cette affaire s’achever bien et heureusement pour moi, pour mes meilleures intentions, pour ma charge, et pour le peuple de Rome !

Puis le vote commença.

Conformément à la tradition, la première tribu à pénétrer dans le parc fut la Suburana. Mais en dépit de tous les efforts de Cicéron depuis des années, ses membres ne votèrent pas pour lui. Ce fut un rude coup, qui suggérait fortement que les agents corrupteurs de Verres avaient mérité leur prime. Cicéron se contenta cependant de hausser les épaules : il savait que beaucoup de personnalités influentes qui devaient encore voter observeraient sa réaction, et il importait d’afficher un masque de confiance. Puis ce fut au tour des trois autres tribus de la cité de voter chacune à leur tour : l’Esquilina, la Collina et la Palatina. Cicéron obtint le soutien des deux premières, mais pas de la troisième, ce qui n’était guère surprenant dans la mesure où il s’agissait certainement de la tribu la plus pro-aristocratique de toutes les communautés romaines. Le score était donc de deux contre deux, soit un début plus serré qu’il ne l’aurait voulu. Les trente et une tribus rustiques commencèrent ensuite à s’aligner, les Aemilia, Camilia, Fabia, Galeria… je connaissais tous ces noms, qui figuraient dans les dossiers de son bureau, je savais quel était le personnage important pour chacune d’elles, qui avait besoin d’une faveur et qui en devait une. Trois sur quatre votèrent pour Cicéron. Quintus s’approcha pour lui chuchoter quelque chose à l’oreille et, pour la première fois peut-être, il put se permettre de se détendre en constatant que l’argent de Verres s’était de toute évidence révélé plus tentant pour les tribus composées en majorité d’habitants de la ville. Les Horatia, Lemonia, Papiria, Menenia… La journée se poursuivit ainsi dans la chaleur et la poussière. Cicéron s’asseyait sur un tabouret entre les dépouillements, mais il se levait toujours dès que les électeurs passaient devant lui après avoir voté, et il fouillait sa mémoire pour retrouver leur nom, les remercier et saluer leur famille. Les Sergia, Voltina, Pupina, Romilia… Cicéron n’obtint pas le vote de cette dernière tribu, ce qui n’avait rien d’étonnant puisque c’était celle de Verres, néanmoins, au milieu de l’après-midi, il avait gagné le soutien de seize tribus et il ne lui en manquait plus que deux pour obtenir la victoire. Verres n’avait cependant pas encore abandonné et passait encore de groupe en groupe avec son fils et Timarchides. Durant une heure éprouvante, la balance parut pencher de son côté. Les Sabatini ne votèrent pas pour Cicéron, les Publilia non plus. Mais il passa de justesse avec les Scaptia et fut enfin propulsé au sommet par les Falerna, de Campanie du Nord : sur les trente tribus qui avaient voté jusque-là, dix-huit avaient donné leurs voix à Cicéron, et cinq tribus n’avaient pas encore voté. Mais quelle importance ? Il était arrivé au bout de ses peines et, sans que je m’en aperçoive, Verres quitta discrètement le terrain de vote pour aller compter ses pertes. César, dont l’élection au Sénat venait d’être confirmée, fut le premier à se retourner pour serrer la main de Cicéron. Je vis Quintus brandir triomphalement les poings en l’air tandis que Crassus fixait avec colère un point dans le lointain. Il y eut des acclamations de la part des spectateurs qui faisaient eux-mêmes leur décompte, ces fidèles fanatiques qui suivent les élections comme d’autres se passionnent pour les courses de chars — ils appréciaient particulièrement ce qui venait de se passer. Le vainqueur lui-même paraissait stupéfait de sa victoire, mais personne n’aurait pu la contester, pas même Crassus, qui allait devoir la proclamer en essayant de ne pas s’étouffer. Contre toute attente, Marcus Cicéron devenait édile de Rome.

Une grande foule — elles sont toujours plus denses après une victoire — escorta Cicéron du Champ de Mars jusqu’à chez lui, où les esclaves domestiques s’étaient rassemblés sur le seuil de sa maison pour l’applaudir. Même Diodotus, le stoïque aveugle, fit une rare apparition. Nous étions tous fiers d’appartenir à une personnalité si éminente ; sa gloire rejaillissait en effet sur chaque membre de la maisonnée ; notre valeur et notre amour-propre augmentant proportionnellement aux siens. Tullia surgit de l’atrium en s’écriant « Papa ! » et enroula ses bras autour des jambes de son père. Terentia elle-même vint l’embrasser en souriant. Je garde cette image d’eux trois dans ma mémoire — le jeune orateur triomphant, la main gauche posée sur la tête de sa fille et la droite enlaçant les épaules de sa femme visiblement heureuse. La nature accorde au moins ce don à ceux qui sourient rarement : lorsque cela leur arrive, leur physionomie en est transformée, et je vis en cet instant que, malgré toutes ses récriminations contre son mari, Terentia était fière de son intelligence et de sa réussite.

Ce fut Cicéron qui rompit à contrecœur cette étreinte familiale.

— Je vous remercie tous, déclara-t-il en regardant son public tout acquis. Mais l’heure de la fête n’est pas encore venue. Nous ne pourrons célébrer la victoire que lorsque Verres sera vaincu. Demain, enfin, j’ouvrirai le procès au forum, alors prions les dieux pour que, sous peu, un honneur plus grand encore échoie à cette maison. Alors, qu’attendez-vous ? demanda-t-il avant de claquer des mains. Au travail !

Cicéron se retira avec Quintus dans son bureau et me fit signe de les suivre. Il se jeta dans son fauteuil avec un soupir de soulagement et lança ses chaussures au loin. Pour la première fois depuis plus d’une semaine, la tension semblait avoir disparu de son visage. Je supposais qu’il voulait se mettre de toute urgence à la mise en forme de son discours, mais il avait apparemment pour moi d’autres projets. Je devais retourner en ville avec Sositheus et Laurea, et nous devions à nous trois aller voir tous les témoins siciliens pour leur apprendre son élection, vérifier qu’ils tenaient bon et leur donner comme instruction de se présenter le lendemain matin au tribunal.

— Tous ? répétai-je avec étonnement. Tous les cent ?

— C’est bien ça, répondit-il, sa voix ayant recouvré toute sa fermeté. Et dis à Éros d’engager une douzaine de porteurs, des hommes de confiance, pour que toutes les caisses de preuves puissent m’accompagner au tribunal dès demain matin.

— Tous les témoins… une douzaine de porteurs… toutes les caisses de preuves…, répétai-je pour dresser la liste de ses instructions. Mais je n’en aurai pas terminé avant minuit, dis-je, incapable de dissimuler ma stupeur.

— Pauvre Tiron. Mais ne t’en fais pas — nous aurons tout le temps de dormir quand nous serons morts.

— Je ne m’inquiète pas pour mon sommeil, sénateur, répliquai-je avec raideur. Je me demandais seulement quand je pourrais vous aider à rédiger votre discours.

— Je n’aurai pas besoin de ton aide, dit-il avec un petit sourire.

Puis il porta un doigt à ses lèvres pour me prévenir de ne rien dire. Mais comme je n’avais aucune idée du sens de sa remarque, je ne risquais pas de divulguer ses projets et, une fois de plus, je partis dans un état de totale confusion.

IX

Enfin, le 5 août, sous le consulat de Gnaeus Pompée Magnus et de Marcus Licinius Crassus, un an et neuf mois après l’arrivée de Sthenius chez Cicéron, débuta le procès de Gaius Verres.

Ayez à l’esprit la chaleur estivale. Calculez le nombre de victimes qui avaient intérêt à voir Verres traduit devant la justice. Rappelez-vous que Rome grouillait de toute façon de citoyens venus pour le recensement, les élections et les prochains jeux de Pompée. Considérez que l’audience affichait les deux plus grands orateurs du jour en combat singulier (« un duel d’une vraie grandeur », comme le qualifia plus tard Cicéron). Mettez tout cela ensemble et vous aurez une petite idée de l’atmosphère qui régnait ce matin-là au tribunal des extorsions. Des centaines de spectateurs déterminés à être bien placés avaient dormi dans le forum. Il ne restait plus dès l’aube un seul endroit libre à l’ombre. À la deuxième heure, il ne restait plus de place du tout. Dans les portiques et sur les marches du temple de Castor, dans le forum lui-même et les colonnades qui l’entouraient, sur les toits et les balcons des maisons, sur les flancs des collines — partout où des êtres humains pouvaient se serrer, se percher ou se suspendre —, on trouvait le peuple de Rome.

Frugi et moi courions comme une paire de chiens de berger pour rameuter nos témoins dans le tribunal. Et quelle assemblée exotique et colorée elles formaient dans leurs robes sacrées et costumes locaux, ces victimes de toutes les étapes de la carrière de Verres attirées par la promesse de la vengeance — prêtres de Junon et de Cérès, mystagogues de la Minerve de Syracuse et des vierges sacrées de Diane ; nobles grecs dont l’ascendance remontait à Cécrops, Eurysthène ou aux grandes maisons ioniènes et minyènes, et Phéniciens dont les ancêtres avaient été prêtres du Melcarth tyrien, ou soi-disant apparentés au Iah sidonien ; une foule impatiente d’héritiers spoliés et leurs tuteurs, de propriétaires de bateaux, de marchands de grain et de fermiers en faillite, de pères se lamentant sur leurs enfants emmenés en esclavage, d’enfants pleurant leurs parents morts dans les geôles du gouverneur ; de délégations en provenance du pied du Taurus, des bords de la mer Noire, de nombreuses villes du continent grec, des îles de l’Égée et, bien sûr, de tous les bourgs et villes de Sicile.

J’étais tellement occupé à m’assurer que tous les témoins étaient introduits dans l’enceinte du tribunal et que chaque caisse de preuves se trouvait à sa place et sous bonne garde que je ne vis pas tout de suite quel spectacle Cicéron avait mis en scène. Ainsi ces caisses de preuves incluaient à présent des témoignages publics recueillis par les anciens de pratiquement toutes les villes de Sicile. Ce n’est que lorsque les jurés commencèrent à se frayer un passage dans la foule pour rejoindre leur place sur les bancs que je compris pourquoi — homme de spectacle s’il en fut — Cicéron avait tant insisté pour que tout soit en place dès la première heure. L’impression produite sur la cour fut extraordinaire. Même les figures de marbre comme celles du vieux Catulus et d’Isauricus trahirent leur surprise. Quant à Glabrio, lorsqu’il sortit du temple, précédé de ses licteurs, et se retrouva confronté à un tel mur de visages, il s’immobilisa un instant en haut des marches et recula d’un demi-pas.

Cicéron, qui s’était tenu à l’écart jusqu’à la toute dernière minute, se fraya un chemin dans la foule puis gravit l’escalier jusqu’à sa place, au banc de l’accusation. Le calme s’imposa soudain ; un frémissement silencieux d’anticipation parcourut l’atmosphère. Sans prêter attention aux cris d’encouragement de ses partisans, Cicéron se retourna et s’abrita les yeux du soleil pour examiner l’assistance, scrutant à droite et à gauche comme j’imagine, un général pourrait étudier la configuration du terrain et la disposition des nuages avant d’engager la bataille. Puis il s’assit et je me postai derrière lui afin de pouvoir lui passer tous les documents dont il aurait besoin. Les employés du tribunal installèrent la chaise curule de Glabrio — signal que la séance était ouverte — et tout fut prêt, à l’exception de Verres et d’Hortensius. Cicéron, qui paraissait plus calme qu’il ne l’avait jamais été, se redressa pour me murmurer :

— Peut-être qu’il ne va pas venir en fin de compte.

Inutile de dire qu’il vint bel et bien. Glabrio envoya l’un de ses licteurs — mais Hortensius nous donnait un avant-goût de sa tactique, qui consistait à perdre autant de temps que possible. Finalement, peut-être une heure plus tard, sous les applaudissements ironiques, la silhouette immaculée du consul désigné remonta la foule des spectateurs, suivi par son plus jeune conseiller — rien de moins que le jeune Scipion Nasica, le rival en amour de Caton —, puis par Quintus Metellus et enfin par Verres lui-même, qui paraissait plus roux encore que d’habitude dans la chaleur du soleil. Pour un homme ayant un tant soit peu de conscience, la vision de tous ces rangs de victimes et accusateurs, tous rangés devant lui, eût dû être une vision de l’enfer. Le monstre se contenta d’un petit salut, comme s’il était content de voir de vieilles connaissances. Glabrio rappela la cour à l’ordre, mais avant que Cicéron ne puisse se lever pour commencer son discours, Hortensius bondit pour solliciter l’attention du juge : selon la loi cornélienne, assura-t-il, un accusateur ne peut convoquer plus de quarante-huit témoins, alors que cet accusateur en avait fait venir au moins le double dans un seul but d’intimidation ! Il se lança ensuite dans un long discours élégant et bien rodé sur l’origine de la cour des extorsions, qui dura ce qui sembla une bonne heure. Puis Glabrio finit par l’interrompre, certifiant qu’il n’y avait rien dans la loi qui restreignît le nombre des témoins présents au tribunal, seulement ceux qui faisaient une déposition verbale. Une fois encore, il invita Cicéron à ouvrir le procès, mais une fois encore, Hortensius intervint avec un autre point de détail. La foule commençait à le huer, mais il poursuivit tout de même, comme il le fit chaque fois que Cicéron se leva pour prendre la parole, perdant ainsi toutes les premières heures de la journée en points de détails légaux sans intérêt.

Ce ne fut qu’au milieu de l’après-midi, alors que Cicéron se levait avec lassitude pour la neuvième ou dixième fois, qu’Hortensius resta enfin assis. Cicéron le regarda, attendit, puis écarta lentement les bras en une attitude de feinte stupéfaction. Une vague de rires parcourut le forum. Hortensius répondit par un geste gracieux de la main en direction de la barre, comme pour répondre « Je vous en prie ». Cicéron s’inclina avec courtoisie et s’avança. Il s’éclaircit la gorge.

Il n’y aurait pu avoir pire moment pour se lancer dans une entreprise aussi immense. La chaleur était insupportable. La foule devenait lasse et impatiente. Hortensius minaudait. Il ne restait peut-être que deux heures avant que la cour n’ajourne l’audience. Et cela allait pourtant être le moment le plus décisif de toute l’histoire du droit romain — voire, je n’en serais guère surpris, de l’histoire du droit en général.

— Messieurs de la cour, commença Cicéron, et je me penchai sur ma tablette pour prendre ses paroles avec mon système de notes.

Pour la première fois, j’ignorais tout de ce qu’il allait dire avant un discours important. J’attendis encore, le cœur battant, puis levai nerveusement les yeux et le vis qui s’éloignait de moi à travers le tribunal. Je crus qu’il allait s’arrêter devant Verres, mais il le dépassa pour se planter devant les sénateurs qui composaient le jury.

— Messieurs de la cour, répéta-t-il en s’adressant à eux directement. En cette période de grande crise politique voici que l’on vous offre, non pas grâce à la sagesse d’un homme mais presque comme un don du ciel, ce dont vous avez le plus besoin — ce qui vous aidera plus que n’importe quoi d’autre à remédier à l’impopularité de votre ordre et à la suspicion qui entoure ces tribunaux. Il est pratiquement admis — ce qui est aussi pernicieux pour la République que pour vous-mêmes — que ces tribunaux, dont vous, les sénateurs, constituez le jury, ne condamneront jamais un homme, aussi coupable soit-il, s’il a suffisamment d’argent.

Et il mit un merveilleux accent plein de mépris sur ce dernier mot.

— Là, tu n’as pas tort ! cria une voix dans la foule.

— Mais le caractère de l’homme que je poursuis est tel, continua Cicéron, que vous pourriez l’utiliser pour restaurer votre réputation. Gaius Verres a pillé les finances publiques, s’est comporté comme un pirate et comme un fléau destructeur dans la province de Sicile. Il vous suffira de constater la culpabilité de cet homme pour retrouver fort justement le respect des autres. Si vous ne le condamnez pas — si son immense richesse suffit à faire voler en éclats votre honnêteté — eh bien, j’aurai au moins réussi à démontrer quelque chose. La nation ne croira pas que Verres est innocent et que je me fourvoie… mais elle saura certainement tout ce qu’elle doit savoir sur un jury de sénateurs romains !

C’était un beau coup pour commencer. Il y eut un bruissement d’approbation en provenance du public qui évoqua un souffle de vent à travers une forêt et, curieusement, le point de mire du procès parut soudain se déplacer de vingt pas sur la gauche. C’était comme si les sénateurs, qui transpiraient sous le soleil et se tortillaient inconfortablement sur leurs bancs de bois, étaient brusquement passés au rang d’accusés tandis que l’immense assemblée des témoins venus des quatre coins de la Méditerranée devenaient les juges. Cicéron ne s’était jamais adressé à une telle multitude, mais les cours de Molon sur la plage lui furent très utiles et, lorsqu’il se tourna vers le forum, il avait la voix haute et claire.

— Permettez-moi de vous parler du projet effronté et dément que Verres a en ce moment à l’esprit. Il lui paraît évident que j’aborde ce procès si bien préparé que je pourrai le coincer comme voleur et criminel, non seulement dans l’enceinte de ce tribunal, mais aux yeux du monde entier. Malgré cela, il tient l’aristocratie en si piètre estime, il juge les tribunaux sénatoriaux si négligeables et corrompus qu’il se croit permis de se vanter partout ouvertement d’avoir acheté la meilleure date pour le début du procès, d’avoir constitué lui-même le jury et, pour plus de sûreté, d’avoir acheté aussi les élections consulaires pour ses deux amis en titre, qui ont essayé d’intimider mes témoins !

Voilà exactement ce que la foule était venue entendre. Le bruissement d’approbation se mua en rugissement. Metellus bondit avec colère, et Hortensius l’imita — oui, même Hortensius, qui accueillait habituellement toutes les provocations faites au sein de l’arène tout au plus d’un froncement de sourcils. Furieux, ils se mirent à gesticuler en direction de Cicéron.

— Pardon ? répliqua-t-il en se tournant vers eux. Escomptiez-vous donc que je me tairais sur une question aussi grave ? Que je puisse me soucier d’autre chose que de mon devoir et de mon honneur quand le pays tout entier et ma propre réputation courent un si grand danger ? Metellus, tu me surprends. Tenter d’intimider des témoins, en particulier ces Siciliens craintifs et déjà tant frappés par le malheur, en en appelant à la peur que leur inspirent ta situation de consul désigné et le pouvoir de tes deux frères — si ce n’est pas de la corruption de justice, je serais heureux de savoir ce que c’est ! Que ne ferais-tu pas pour un parent innocent si tu renonces déjà à ton devoir et à ton honneur pour un vaurien de la pire espèce qui n’est même pas de ta famille ? Parce que, permets-moi de te dire que Verres proclame partout que tu n’as été élu consul que grâce à ses efforts, et qu’au mois de janvier, il aura les deux consuls et le président du tribunal à sa botte !

Je dus m’arrêter d’écrire à ce moment parce que le tumulte devenait trop fort pour que je puisse continuer d’entendre. Metellus et Hortensius avaient mis leurs mains en porte-voix et hurlaient des choses à l’adresse de Cicéron. Verres, hors de lui, faisait signe à Glabrio de mettre fin à tout cela. Les sénateurs du jury restaient assis sans bouger — la plupart d’entre eux regrettant, j’en suis sûr, de ne pas se trouver n’importe où ailleurs — pendant que les licteurs s’efforçaient d’empêcher les spectateurs d’envahir le tribunal. Finalement, Glabrio parvint à rétablir l’ordre et Cicéron reprit, d’une voix beaucoup plus calme :

— Telle est donc leur tactique. Aujourd’hui, la cour n’a commencé à siéger qu’en milieu d’après-midi — ils s’imaginent déjà qu’aujourd’hui ne compte pas. Il ne reste plus que dix jours avant les jeux en l’honneur de Pompée le Grand. Ceux-ci prendront quinze jours et seront immédiatement suivis par les jeux romains. Il s’attendent donc à ne pas donner leur réponse avant un délai de près de quarante jours. Ils entendent bien alors pouvoir, grâce à de longs discours et échappatoires techniques diverses, faire durer le procès jusqu’aux jeux de la Victoire. À ces jeux succéderont sans interruption les jeux de la Plèbe, après quoi il ne restera que très peu de jours, voire aucun, durant lesquels la cour pourra siéger. De cette façon, ils s’imaginent que tout l’élan de l’accusation sera retombé, dissipé, et que l’affaire n’aura plus qu’à être représentée devant Marcus Metellus, qui siège à présent dans ce jury.

« Ainsi, que suis-je censé faire ? Si je consacre à mon discours tout le temps alloué par la loi, il y a un très gros risque que l’homme que je poursuis me file entre les doigts. La réponse évidente qui m’a été donnée il y a quelques jours est : « Raccourcis ton discours ! », et c’est un conseil judicieux. Mais, après réflexion, je vais faire encore mieux. Messieurs, je ne vais pas faire de discours du tout.

Je levai les yeux, stupéfait. Cicéron regardait Hortensius, et son rival le dévisageait avec la plus merveilleuse expression de stupeur figée sur le visage. Comme un homme qui se promènerait gaiement dans un bois, se croyant seul et en sécurité, et qui s’immobiliserait en entendant une brindille craquer derrière lui, soudain effarouché.

— C’est vrai, Hortensius, reprit Cicéron, je ne vais pas me prêter à ton jeu et passer les dix prochains jours à prononcer le long discours habituel. Je ne vais pas laisser cette affaire s’éterniser jusqu’en janvier pour que Metellus et toi puissiez, en tant que consuls, envoyer vos licteurs chercher mes témoins afin de les faire taire en les terrorisant. Je ne vous offrirai pas, messieurs les jurés, le luxe d’avoir quarante jours pour oublier mes accusations et vous perdre, vous et votre conscience, dans les buissons touffus de la rhétorique d’Hortensius. Je ne vais pas remettre le règlement de cette affaire à un moment où tous ces gens qui sont venus à Rome pour le recensement et les jeux seront rentrés chez eux, dispersés dans toute l’Italie. Je vais appeler mes témoins dès maintenant ; je vais commencer sur-le-champ et voilà comment je vais procéder : je lirai l’accusation individuelle. Je la commenterai et en expliquerai les détails. J’appellerai le témoin qui la soutient et je l’interrogerai. Puis toi, Hortensius, tu auras la même possibilité que moi de présenter tes commentaires et d’interroger le témoin. Je vais donc faire cela et conclurai ma plaidoirie en l’espace de dix jours.

Durant toute ma longue vie, j’ai chéri — et continuerai de chérir pendant le peu de temps qu’il me reste à vivre — la réaction d’Hortensius, de Verres, de Metellus et de Scipion Nasica en cet instant. Évidemment, Hortensius se leva dès qu’il fut revenu de son saisissement et protesta que ce manquement à la procédure habituelle était parfaitement illégal. Mais Glabrio l’attendait de pied ferme, et lui répliqua d’un ton sans réplique que Cicéron avait parfaitement le droit de mener son accusation comme il l’entendait, et qu’il en avait pour sa part plus qu’assez des discours interminables, comme il l’avait déjà clairement fait savoir dans cette même cour avant les élections consulaires. Sa remarque avait visiblement été préparée auparavant, et Hortensius fut à nouveau debout pour l’accuser de collusion avec l’accusation. Glabrio, qui était pour le moins quelqu’un d’irritable, le prévint qu’il ferait mieux de tenir sa langue s’il ne voulait pas qu’il lui envoie ses licteurs pour le faire sortir du tribunal, tout consul désigné qu’il était. Hortensius se rassit avec fureur, croisa les bras et baissa résolument les yeux sur ses pieds tandis que Cicéron concluait son introduction en se tournant à nouveau vers le jury.

— Aujourd’hui, le monde a les yeux tournés vers nous et attend de voir dans quelle mesure la conduite de chacun d’entre nous sera dictée par sa conscience et le respect de la loi. Lorsque vous rendrez votre verdict et vous prononcerez sur le prisonnier, le peuple de Rome se prononcera sur vous. Le cas de Verres déterminera si, avec des sénateurs pour juges, un homme si évidemment coupable et aussi riche peut être condamné. Parce qu’il est de notoriété publique que Verres ne se distingue par rien d’autre que ses crimes monstrueux et son immense fortune. S’il est acquitté, il sera donc impossible d’imaginer d’autres explications que les plus honteuses. Messieurs, je vous conseille donc, pour votre bien, de faire en sorte que cela ne se produise pas.

Là-dessus, il leur tourna le dos.

— J’appelle mon premier témoin… Sthenius de Therme.

Je doute fortement qu’aucun aristocrate de ce jury — Catulus, Isauricus, Metellus, Catilina, Lucretius, Aemilius et les autres — n’ait eu à subir une telle insolence auparavant, surtout de la part d’un homme nouveau sans le moindre masque ancestral à exposer sur le mur de son atrium. Comme ils ont dû détester de devoir rester là, sans réagir, pendant que Cicéron allait s’asseoir sous l’ovation extatique de la foule en délire. Quant à Hortensius, on avait presque envie de le plaindre. Il avait fondé toute sa carrière sur sa capacité à mémoriser d’interminables discours et à les prononcer avec l’aplomb d’un acteur. Et voilà qu’il se retrouvait frappé de mutisme ; pis encore, il devait envisager la perspective d’avoir à faire quatre douzaines de mini discours pour répondre à chacun des témoins que Cicéron allait présenter durant les dix jours suivants. Il n’avait pas, loin de là, effectué les recherches suffisantes pour y parvenir, comme cela se révéla cruellement évident lorsque Sthenius monta à la barre des témoins. Cicéron l’avait appelé en premier en signe de respect pour celui qui était à l’origine de toute cette fantastique entreprise, et le Sicilien fut loin de le décevoir. Il y avait longtemps qu’il attendait ce jour devant le tribunal, et il en tira le meilleur parti possible, donnant un compte rendu déchirant de la façon dont Verres avait abusé de son hospitalité, volé ses biens, forgé des accusations contre lui, puis l’avait condamné à payer une amende et à recevoir le fouet avant de le condamner à mort en son absence puis de falsifier les enregistrements du tribunal de Syracuse — enregistrements que Cicéron produisit à titre de preuve et fit circuler dans le jury.

Lorsque Glabrio pria Hortensius d’interroger à son tour le témoin, le Maître de Danse montra, ce qui n’était pas surprenant, quelque réticence à prendre la parole. La règle d’or du contre-interrogatoire est de ne jamais, quelles que soient les circonstances, poser une question dont on ne connaît pas la réponse, et Hortensius n’avait tout simplement aucune idée de ce que Sthenius pourrait dire. Il déplaça deux ou trois papiers, s’entretint à voix basse avec Verres puis s’approcha de la barre des témoins. Que pouvait-il faire ? Après quelques questions irritées cherchant à démontrer que le Sicilien était fondamentalement hostile à la loi romaine, il lui demanda pourquoi, entre tous les avocats disponibles, il avait choisi directement d’aller voir Cicéron — connu pour être un agitateur des basses classes. N’avait-il pas voulu depuis le début créer de l’agitation ?

— Mais je ne suis pas allé directement voir Cicéron, répondit Sthenius en toute ingénuité. Le premier avocat que je suis allé voir, c’est toi.

Il y eut des rires, même parmi les jurés.

Hortensius déglutit, et s’efforça de rire avec les autres.

— Vraiment ? Je ne peux pas dire que je me souvienne de toi.

— Eh bien, ce n’est pas très étonnant, si ? Tu es un homme très occupé. Mais moi, je me souviens de toi, sénateur. Tu as dit que tu représentais Verres. Tu as dit que tu te moquais éperdument de ce qu’il m’avait volé, et qu’aucune cour de justice ne croirait jamais la parole d’un Sicilien contre celle d’un Romain.

Hortensius dut attendre que le tonnerre de sifflets s’apaise.

— Je n’ai pas d’autre question, déclara-t-il d’une voix lugubre. Le procès fut alors ajourné jusqu’au lendemain.


Mon intention était au départ de décrire en détail le procès de Gaius Verres, mais maintenant que j’ai commencé à l’écrire, je me rends compte que c’est inutile. Après le coup de maître tactique de Cicéron lors de ce premier jour, Verres et ses avocats donnèrent principalement l’impression d’être victimes d’un siège : terrés dans leur petite forteresse, cernés par leurs ennemis, frappés jour après jour par une pluie de projectiles tandis que des galeries se creusaient sous les murs qui s’éboulaient. Ils n’avaient aucun moyen de riposter. Leur seul espoir était de parvenir à résister à l’assaut pendant les neuf jours restants, puis d’essayer de se ressaisir pendant la pause imposée par les jeux de Pompée. L’objectif de Cicéron était des plus clairs : anéantir les défenses de Verres de telle sorte que, lorsqu’il aurait terminé l’exposé de son cas, même le jury sénatorial le plus corrompu de Rome n’oserait pas l’acquitter.

Cicéron s’attela à sa mission avec sa discipline habituelle. L’équipe de l’accusation se réunissait avant l’aube. Pendant que Cicéron faisait sa gymnastique puis se faisait raser et habiller, je lui lisais les récits des témoins qu’il allait appeler ce jour-là, et lui dressais la liste des preuves. Il me dictait ensuite les grandes lignes de ce qu’il allait dire. Pendant une heure ou deux, il se familiarisait avec l’ordre du jour et mémorisait l’ensemble de ses remarques pendant que Quintus, Frugi et moi nous assurions que tous ses témoins et coffrets de preuves étaient prêts. Nous descendions alors en procession la colline jusqu’au forum — car là, il s’agissait bien d’une procession si l’on considère que, dans tout Rome, la prestation de Cicéron devant le tribunal passait pour le meilleur spectacle de la ville. La foule était aussi dense le deuxième et le troisième jour que le premier, et le récit des témoins était souvent bouleversant lorsqu’ils s’effondraient en larmes en racontant les turpitudes dont ils avaient fait l’objet. Je me rappelle en particulier Dio d’Halésa, à qui l’on avait dérobé dix mille sesterces, et les deux frères d’Agyrium, contraints de céder tout leur héritage de quatre mille sesterces. Il aurait dû y en avoir d’autres, mais Marcus Metellus avait catégoriquement refusé de laisser partir une dizaine de témoins, et parmi eux Heraclius de Syracuse — un outrage à la justice que Cicéron n’eut aucun mal à tourner à son avantage.

— Les droits de nos alliés, tonna-t-il, ne comprenaient même pas la permission de se plaindre de leurs souffrances !

Aussi incroyable que cela puisse paraître, Hortensius, lui, ne pipait mot. Cicéron terminait son examen du témoin et Glabrio proposait au Roi des Tribunaux de l’interroger à son tour, mais Sa Majesté se contentait de secouer royalement la tête ou de déclarer sur un ton hautain :

— Je n’ai pas de question pour le témoin.

Le quatrième jour, Verres plaida un malaise pour se faire excuser, mais Glabrio ne voulut rien entendre et lui dit qu’on l’amènerait au tribunal sur son lit, si nécessaire.

Ce fut l’après-midi suivant que Lucius, le cousin de Cicéron, rentra enfin à Rome, sa mission en Sicile terminée. Cicéron fut enchanté de le trouver à la maison en rentrant du tribunal, et il l’embrassa en pleurant à chaudes larmes. Sans l’aide de Lucius, qui avait expédié preuves et témoins sur le continent, le dossier de Cicéron n’aurait pas été moitié aussi solide. Mais ces sept mois d’efforts avaient visiblement épuisé le jeune homme. Lucius, qui avait toujours été assez faible, était à présent d’une maigreur alarmante et souffrait d’une toux convulsive et douloureuse. Même ainsi, sa détermination à faire condamner Verres demeurait inébranlable — à tel point qu’il avait manqué l’ouverture du procès pour faire un détour avant de rentrer à Rome. Il avait en effet séjourné à Putéoles pour y retrouver deux autres témoins : le chevalier romain Gaius Numitorius, qui avait assisté à la crucifixion de Gavius à Messana, et un ami à lui, un marchand qui avait pour nom Marcus Annius et qui se trouvait à Syracuse quand le banquier romain Herennius avait été exécuté sur décision judiciaire.

— Et où se trouvent ces messieurs ? demanda Cicéron avec empressement.

— Ici, répondit Lucius. Dans le tablinum. Mais je dois t’avertir qu’ils ne veulent pas témoigner.

Cicéron s’empressa d’aller rejoindre ces deux hommes imposants — « les témoins parfaits, comme il raconta plus tard, prospères, respectables, sobres et, surtout, pas siciliens ». Comme Lucius l’avait annoncé, ils renâclaient à s’impliquer ; c’étaient des hommes d’affaires, qui n’avaient aucune envie de se faire des ennemis puissants et n’appréciaient guère la perspective de jouer un rôle décisif dans le grand spectacle antiaristocratique que donnait Cicéron dans le forum romain. Mais il les fit changer d’avis car ils n’étaient pas bêtes et s’aperçurent vite que, dans le compte des pertes et profits, ils avaient davantage à gagner en s’alignant du côté des vainqueurs.

— Vous savez ce que Pompée a dit à Sylla quand le vieil homme essayait de lui refuser un triomphe pour son vingt-sixième anniversaire ? demanda Cicéron. Il me l’a raconté l’autre soir, au dîner. « Il y a plus de monde qui vénère le soleil levant que le soleil couchant. »

Ce mélange pertinent de noms célèbres, d’appel au patriotisme et à l’intérêt personnel finit par l’emporter, et au moment de dîner en compagnie de Cicéron et de sa famille, ils l’avaient assuré de leur soutien.

— Je savais que si je te les laissais un moment, tu en ferais ce que tu voudrais, lui chuchota Lucius.

Je pensais que Cicéron les ferait monter à la barre des témoins dès le lendemain, mais il était trop malin pour ça.

— Le clou d’un spectacle doit toujours venir à la fin, dit-il.

Il faisait maintenant monter le niveau de l’indignation à chaque preuve produite, et était passé de la corruption des juges, l’extorsion et le vol qualifié à des châtiments cruels et anormaux. Le huitième jour du procès, il fit témoigner deux capitaines de la marine sicilienne, Phalacrus de Centuripa et Onasus de Ségeste, qui racontèrent comment leurs hommes et eux-mêmes n’avaient pu échapper au fouet et à l’exécution qu’en versant des pots-de-vin à l’affranchi de Verres Timarchides (présent au tribunal, je suis heureux de le dire, pour subir son humiliation en personne). Pis encore, les familles de ceux qui n’avaient pu réunir les sommes suffisantes pour que leurs parents soient libérés s’étaient vu réclamer de l’argent pour que le bourreau ne saccage pas volontairement la décapitation de leurs proches.

— Imaginez la douleur insoutenable, l’angoisse de ces malheureux parents contraints d’acheter pour leurs enfants non pas la vie mais une mort rapide !

Je voyais les sénateurs du jury secouer la tête et échanger des propos à voix basse, et, chaque fois que Glabrio invitait Hortensius à interroger les témoins et que l’avocat répondait, encore et toujours : « Pas de question », ils grognaient de plus en plus. Leur position devenait intolérable et, cette nuit-là, nous parvinrent les premières rumeurs comme quoi Verres avait déjà vidé sa maison et s’apprêtait à fuir en exil.

Telle était donc la situation au neuvième jour, quand nous fîmes venir Annius et Numitorius au tribunal. Il ne restait plus que deux jours avant les grands jeux de Pompée, et la foule qui occupait le forum était plus dense que jamais. Verres arriva en retard, et visiblement ivre. Il trébucha en montant les marches du temple jusqu’au tribunal, et Hortensius dut le soutenir tandis que le public hurlait de rire. Lorsqu’il passa devant Cicéron, il lui adressa de ses yeux injectés de sang un regard consterné où se mêlaient la peur et la rage — le regard affolé d’un animal pourchassé, acculé. Cicéron ne perdit pas de temps et appela son premier témoin, Annius, qui rapporta qu’un matin, alors qu’il inspectait une cargaison sur le port de Syracuse, un ami était arrivé en courant pour lui annoncer que leur associé, Herennius, était enchaîné sur le forum et tentait de défendre sa tête.

— Qu’as-tu fait, alors ?

— Je m’y suis rendu tout de suite, naturellement.

— Et qu’as-tu découvert ?

— Il y avait peut-être une centaine de personnes sur place qui hurlaient qu’Herennius était un citoyen romain et ne pouvait être exécuté sans un procès en bonne et due forme.

— Comment savais-tu qu’Herennius était un citoyen romain ? N’était-ce pas un banquier qui arrivait d’Espagne ?

— Beaucoup d’entre nous le connaissaient personnellement. Même s’il avait des affaires en Espagne, il était né à Syracuse, d’une famille romaine et avait grandi dans cette ville.

— Et quelle a été la réponse de Verres à vos protestations ?

— Il a ordonné qu’Herennius soit décapité sur-le-champ. Un grondement d’horreur parcourut le tribunal.

— Qui a assené le coup fatal ?

— Le bourreau, Sextius.

— A-t-il fait son travail vite et bien ?

— Pas vraiment, non.

— De toute évidence, dit Cicéron en se tournant vers le jury, il n’avait pas versé de pots-de-vin suffisants à Verres et à sa bande de malfaiteurs.

Pendant la majeure partie du procès, Verres était resté vautré sur son siège, mais ce matin-là, poussé par l’alcool, il bondit et se mit à crier qu’il n’avait jamais touché de pots-de-vin. Hortensius dut le faire asseoir. Cicéron ne lui prêta aucune attention et continua de questionner calmement son témoin.

— Voilà une situation extraordinaire, non ? Une centaine d’entre vous se portent garants de l’identité de ce citoyen romain, mais Verres n’attend même pas une heure pour vérifier qui il est véritablement. Comment expliques-tu cela ?

— Je l’explique très simplement, sénateur. Herennius était passager sur un bateau venu d’Espagne qui a été confisqué avec toute sa cargaison par les agents de Verres. Il a été envoyé aux Carrières avec tous ceux qui se trouvaient à bord, puis traîné en place publique pour y être exécuté comme pirate. Ce que Verres ne savait pas, c’est qu’Herennius n’était pas du tout espagnol. Il était connu de la communauté romaine de Syracuse et ne pouvait manquer d’être identifié. Mais quand Verres s’est aperçu de son erreur, il était trop tard pour libérer Herennius parce qu’il en savait trop sur les manœuvres du gouverneur.

— Pardonne-moi, mais je ne comprends pas très bien, intervint Cicéron, en jouant les ingénus. Pourquoi Verres voudrait-il exécuter le passager innocent d’un navire de marchandises en le faisant passer pour un pirate ?

— Il avait besoin d’un certain nombre d’exécutions.

— Pourquoi ?

— Parce qu’il avait été payé pour libérer les vrais pirates. Verres s’était relevé et hurlait que c’était un mensonge. Cette fois, Cicéron ne fit pas comme s’il ne l’avait pas entendu mais alla se planter devant lui.

— Un mensonge, espèce de monstre ? Un mensonge ? Pourquoi, alors, les registres de ta prison font-ils mention de la libération d’Herennius ? Et pourquoi stipulent-ils que le célèbre pirate Heracleo a été exécuté alors que personne sur l’île ne l’a vu mourir ? Je vais te dire pourquoi — c’est parce que toi, le gouverneur de Rome responsable de la sécurité des mers, tu te faisais payer par les pirates eux-mêmes !

— Cicéron, le grand avocat qui se croit si intelligent, commenta Verres avec amertume, son articulation rendue pâteuse par l’alcool. Celui qui croit tout savoir ! Et voilà quelque chose que tu ne sais pas. Heracleo est sous ma garde personnelle, ici, chez moi, à Rome, et il pourra te dire lui-même que ce ne sont là que des mensonges !

Il paraît maintenant ahurissant qu’il ait pu laisser échapper quelque chose d’aussi stupide, mais les faits sont là — ils figurent dans les minutes du procès — et, au milieu du chahut général, on put entendre Cicéron demander à Glabrio d’envoyer ses licteurs chez Verres afin d’arrêter le célèbre pirate et de le jeter en prison, « pour la sécurité publique ». Puis, pendant qu’on s’occupait de ça, il appela son second témoin de la journée, Gaius Numitorius. Je songeai à part moi que Cicéron allait peut-être un peu trop vite : il aurait pu essayer de tirer davantage de l’aveu involontaire de la présence d’Heracleo. Mais le grand avocat avait senti que le moment de la mise à mort était venu, et il y avait des mois, depuis l’instant où nous avions débarqué en Sicile, qu’il savait quelle lame il allait utiliser. Numitorius jura de dire la vérité et monta à la barre. Cicéron lui fit rapidement établir par son témoignage l’essentiel des faits concernant Publius Gavius : que c’était un marchand qui avait embarqué sur un bateau en provenance d’Espagne ; que le navire avait été saisi et tous ses passagers envoyés aux Carrières, d’où Gavius était parvenu à s’évader ; qu’il avait réussi à gagner Messana afin d’y prendre un bateau pour le continent, mais qu’il avait été appréhendé alors qu’il montait à bord et remis à Verres dès le débarquement. Le silence de la foule était impressionnant.

— Décris à la cour ce qu’il s’est passé ensuite.

— Verres a convoqué un tribunal dans le forum de Messana, poursuivit Numitorius, et il a fait venir Gavius devant lui. Il a annoncé à tout le monde que cet homme était un espion, ce qui ne laissait qu’un seul châtiment possible. Puis il a ordonné qu’on fasse dresser une croix donnant sur le détroit, vers Regium, afin que le prisonnier puisse contempler l’Italie en mourant. Il a alors ordonné qu’on déshabille Gavius et qu’on le fouette devant la ville entière. Enfin il a ordonné qu’il soit torturé aux fers rouges avant d’être crucifié.

— Gavius a-t-il dit quelque chose ?

— Seulement au début, pour jurer que ces accusations étaient fausses. Qu’il n’était pas un espion étranger, mais un citoyen romain, conseiller de la ville de Consa et ancien soldat de la cavalerie romaine, sous le commandement de Lucius Raecius.

— Qu’a répondu Verres ?

— Il a dit que c’étaient des mensonges et a ordonné le début de l’exécution.

— Peux-tu nous décrire comment Gavius a subi cette mort épouvantable ?

— Il s’est comporté avec beaucoup de courage, sénateur.

— En Romain ?

— En Romain.

— A-t-il crié quelque chose ?

Je savais où Cicéron voulait en venir.

— Seulement entre les coups de fouet et alors qu’il voyait les fers sur le feu.

— Et qu’est-ce qu’il disait ?

— Chaque fois que le fouet s’abattait, il répétait : « Je suis un citoyen romain. »

— Tu veux bien répéter plus fort ce qu’il a dit, afin que tout le monde puisse entendre.

— Il disait : « Je suis un citoyen romain. »

— Juste ça ? fit Cicéron. Laisse-moi m’assurer que je te comprends bien. Un coup s’abat (il avait collé ses poignets l’un contre l’autre, les avait levés au-dessus de sa tête et avait esquissé une secousse en avant, comme s’il venait de recevoir un coup de fouet sur le dos) et il dit à travers ses dents serrées : « Je suis un citoyen romain. » Un coup s’abat (nouvelle secousse du corps), « Je suis un citoyen romain ». Un coup s’abat, « Je suis un citoyen romain »…

Ces simples mots transcrits ne peuvent donner la moindre idée de l’effet produit par la prestation de Cicéron sur ceux qui y assistaient. Le silence qui régnait amplifiait ses paroles. C’était comme si nous étions tous témoins de cette monstrueuse erreur judiciaire. Certains hommes et femmes — amis de Gavius, je pense — se mirent à crier, puis il y eut un mouvement d’indignation grandissant dans tout le forum. Cela n’empêcha pas Verres de repousser la main d’Hortensius qui le retenait et de se lever.

— C’était un sale espion ! vociféra-t-il. Un espion ! Il ne disait ça que pour retarder son châtiment !

Mais il l’a dit ! s’exclama triomphalement Cicéron, qui déboula vers lui en agitant un doigt accusateur. Tu admets qu’il l’a dit. Je t’accuse en me fondant sur tes propres paroles : l’homme clamait qu’il était un citoyen romain, et tu n’as rien fait ! Cette mention à sa citoyenneté ne t’a pas fait hésiter, ne t’a pas incité à retarder, ne fût-ce que d’un moment, l’exécution d’une peine de mort aussi cruelle que révoltante ! Si toi, Verres, tu avais été arrêté en Perse ou dans une partie reculée de l’Inde et qu’on t’avait traîné sur le lieu de ton supplice, quel cri aurais-tu émis sinon de clamer que tu es citoyen romain ? Qu’en était-il donc de cet homme que tu précipitais vers la mort ? Le seul fait qu’il ait assuré être citoyen romain n’aurait-il pas dû l’épargner pendant une journée, ne fût-ce qu’une heure, afin de vérifier la véracité de ses dires ? Eh bien non, pas avec toi comme magistrat ! Et pourtant, l’homme le plus pauvre, de la plus humble extraction, a toujours eu jusqu’à présent l’assurance, même en les terres les plus reculées, que le cri « Je suis un citoyen romain » était l’ultime défense, le dernier sanctuaire. Ce n’est pas seulement Gavius, citoyen obscur, que tu as cloué sur cette croix d’agonie : c’est le principe universel qui veut que tous les Romains sont des hommes libres !

Le tumulte qui accueillit la fin de la tirade de Cicéron fut terrifiant. Loin de s’apaiser au bout de quelques instants, il repartit de plus belle et s’amplifia encore, et je pris conscience, à la périphérie de mon champ de vision, d’un mouvement dans notre direction. Les vélariums sous lesquels se tenaient certains spectateurs pour se protéger du soleil commencèrent à céder avec un effroyable bruit de déchirement. Un homme tomba d’un balcon sur la foule en dessous. Il y eut des cris. Une foule manifestement prête à faire justice elle-même fonça vers les marches de la plate-forme. Hortensius et Verres se levèrent si précipitamment qu’ils renversèrent le banc derrière eux. On entendit Glabrio crier l’ajournement du procès avant que ses licteurs et lui-même montent à la hâte les marches qui les séparaient du temple, l’accusé et son éminent conseiller se précipitant à leur suite de la manière la plus indigne. Certains jurés s’enfuirent également vers le sanctuaire de l’édifice sacré (mais pas Catulus : je me souviens très bien de lui debout sur un rocher anguleux, regardant droit devant lui tandis que la masse des corps déferlait autour de lui). Les lourdes portes de bronze se refermèrent. Il revenait donc à Cicéron de monter sur son banc pour tenter de restaurer le calme, mais quatre ou cinq hommes, de solides gaillards en vérité, gravirent les marches au pas de course, le saisirent par les jambes et le soulevèrent. J’étais terrifié, tant pour ma propre sécurité que pour la sienne, mais il étendit les bras comme s’il voulait étreindre le monde entier.

Lorsqu’ils l’eurent solidement installé sur leurs épaules, les hommes firent en sorte qu’il soit face au forum. Le tonnerre d’applaudissements qui s’ensuivit retentit avec fracas tandis que le cri de « Ci-cé-ron ! Ci-cé-ron ! Ci-cé-ron ! » déchirait le ciel de Rome.


Et ce fut la fin de Gaius Verres. Nous ne sûmes jamais exactement ce qui se passa à l’intérieur du temple après que Glabrio eut suspendu la séance, mais Cicéron pensait qu’Hortensius et Metellus avaient dû faire comprendre à leur client que toute défense serait inutile. Leurs propres dignité et autorité étaient déjà très compromises. Il fallait absolument qu’ils se débarrassent de lui avant que la réputation du Sénat n’ait à souffrir davantage. Verres pouvait avoir payé les jurés autant qu’il voulait — aucun membre du jury n’oserait voter son acquittement après les scènes dont ils venaient d’être témoins. Quoi qu’il en soit, Verres sortit subrepticement du temple dès que la foule se fut dispersée, puis quitta la ville à la nuit tombée — déguisé, prétendent certains, en femme — et s’enfuit à bride abattue vers le sud de la Gaule. Sa destination était le port de Massilia, où les exilés échangeaient traditionnellement l’histoire de leur infortune au-dessus d’une assiette de mulets grillés en feignant de se trouver dans la baie de Naples.

Il ne restait plus qu’à fixer le montant de l’amende. Quand Cicéron rentra chez lui ce soir-là, il convoqua une réunion pour déterminer les sommes appropriées. Personne ne connaîtra jamais la valeur totale de ce que Verres a volé pendant ses années en Sicile — j’ai entendu parler d’une estimation de quarante millions de sesterces — mais Lucius, comme à son habitude, était en faveur de l’option la plus radicale, à savoir la saisie de tous les biens de Verres. Quintus estimait que dix millions était une somme raisonnable. Cicéron conservait un silence étonnant pour quelqu’un qui venait de remporter une victoire aussi éclatante, et il restait à son bureau, la mine sombre, en train de jouer avec un style de métal. En début d’après-midi, nous reçûmes une lettre d’Hortensius, qui nous faisait part d’une proposition de Verres de verser un million de sesterces au tribunal à titre de dédommagement. Lucius, surtout, se montra atterré — « C’est une insulte », commenta-t-il — et Cicéron n’hésita pas à envoyer le messager promener. Une heure plus tard, celui-ci était de retour, avec ce qu’Hortensius annonçait comme étant « son dernier chiffre » : un règlement d’un million et demi de sesterces. Cette fois, Cicéron dicta une réponse :

De : Marcus Tullius Cicéron

À : Quintus Hortensius Hortalus


Salutations !

Au vu de la somme ridicule que propose ton client en dédommagement de son incomparable cruauté, j’ai l’intention de demander à Glabrio de me permettre de poursuivre l’accusation demain, et j’exercerai alors mon droit d’aborder cette question et quelques autres devant la cour.

— Voyons à quel point ses amis aristocrates et lui apprécieront la perspective de se faire mettre un peu plus le nez dans leur propre crasse, me lança-t-il.

Je finis de sceller la lettre, et à peine l’eus-je remise au messager qu’il entreprit de me dicter le discours qu’il voulait prononcer le lendemain — une attaque cinglante contre les aristocrates qui prostituaient leurs grands noms et ceux de leurs ancêtres en cherchant à défendre un vaurien comme Verres. Poussé par Lucius en particulier, il déversa son mépris :

— Nous avons conscience de l’aversion et de la jalousie avec lesquelles certains de ces « nobles » considèrent le mérite et l’énergie des « hommes nouveaux » ; du fait qu’il nous suffit de fermer les yeux un instant pour risquer de tomber dans un piège ; que si nous leur laissons entrevoir la moindre possibilité de nous soupçonner ou de nous accuser de la faute la plus infime, nous en subissons aussitôt les conséquences ; que nous ne pouvons jamais relâcher notre vigilance ni prendre le moindre repos. Nous avons des ennemis — affrontons-les ; des tâches à accomplir — supportons-les ; sans oublier qu’un ennemi avoué et déclaré est moins terrible qu’un ennemi qui se cache et ne dit rien !

— Et voilà encore mille voix de parties, marmonna Quintus.

L’après-midi se déroula ainsi, sans autre réponse d’Hortensius, lorsque, juste avant la tombée de la nuit, il y eut du mouvement dans la rue. Peu après, Éros fit irruption dans le bureau pour nous annoncer la nouvelle époustouflante que Pompée le Grand en personne se trouvait dans le vestibule. La surprise était de taille, mais Cicéron et son frère n’eurent que le temps d’échanger un regard avant d’entendre une voix militaire familière aboyer :

— Où est-il ? Où est le plus grand orateur de tous les temps ? Cicéron murmura un juron et sortit dans le tablinum, aussitôt suivi par Quintus, puis Lucius et enfin moi-même, juste à temps pour voir le premier consul pénétrer à grands pas dans l’atrium. Les dimensions de cette maison modeste le rendaient encore plus imposant qu’il le semblait habituellement.

— Ah, le voilà ! s’exclama-t-il. Voici l’homme que tout le monde vient voir !

Il fonça droit sur Cicéron, jeta ses bras puissants autour de lui et le serra dans une étreinte digne d’un ours. De là où je me tenais, juste derrière Cicéron, je vis ses yeux gris et rusés se poser alternativement sur chacun de nous, et, lorsqu’il lâcha enfin son hôte embarrassé, il insista pour être présenté à tous, même à moi ; de sorte qu’à trente-quatre ans, moi, petit esclave domestique d’Arpinum, pouvais me vanter d’avoir déjà serré la main des deux consuls en exercice de Rome.

Il avait laissé ses gardes du corps dans la rue et était entré seul dans la maison, ce qui constituait une marque significative de faveur et de confiance. Cicéron, dont la politesse était toujours irréprochable, ordonna à Éros d’aller dire à Terentia que Pompée le Grand était en bas, et il me pria de servir du vin.

— Juste un peu, dit Pompée en posant sa grande main sur la tasse. Nous allons dîner et je ne resterai qu’un instant. Mais je ne pouvais passer devant notre voisin sans venir lui présenter mes respects. Nous avons observé ta progression au cours de ces derniers jours, Cicéron. Nous avons reçu les rapports de notre ami Glabrio. C’est magnifique. Nous buvons à ta santé.

Il leva sa tasse, mais sans qu’une goutte, je le vis bien, ne touchât ses lèvres.

— Et maintenant que cette grande entreprise est heureusement derrière nous, nous espérons que nous te verrons davantage, d’autant plus que je vais bientôt redevenir un citoyen ordinaire.

— Ce sera avec plaisir, répondit Cicéron en s’inclinant fugitivement.

— Après-demain, par exemple, qu’est-ce que tu fais ?

— C’est le jour de l’ouverture des jeux. Tu auras sûrement d’autres occupations. Un autre jour, peut-être…

— Balivernes. Viens voir les jeux depuis notre tribune. Tu n’auras pas à souffrir d’être vu en notre compagnie. Que le monde soit témoin de notre amitié, ajouta-t-il avec emphase. Tu aimes les jeux, n’est-ce pas ?

Cicéron hésita, et je vis son cerveau passer en revue les conséquences tant d’un refus que d’une acceptation. Mais en fait, il n’avait pas le choix.

— J’adore les jeux, assura-t-il. Rien ne me ferait plus plaisir.

— Parfait, tonna Pompée.

Éros revint à cet instant, porteur d’un message comme quoi Terentia était alitée, souffrante, et les priait de l’excuser.

— Quel dommage, commenta Pompée, légèrement déconcerté. Espérons qu’il y aura d’autres occasions. Nous devons y aller, ajouta-t-il en me rendant son verre intact. Tu as certainement beaucoup à faire. Au fait, dit-il en se retournant sur le seuil de l’atrium, as-tu décidé du montant de l’amende ?

— Pas encore, répondit Cicéron.

— Qu’ont-ils proposé ?

— Un million et demi.

— Accepte, dit Pompée. Tu les as roulés dans la merde. Inutile de les forcer à la manger. Ce serait très embarrassant pour moi et dangereux pour la stabilité de l’État de pousser davantage cette affaire. Tu me comprends ?

Il fit un petit salut amical et sortit. Nous entendîmes la porte s’ouvrir et le commandant de ses gardes du corps mettre ses hommes au garde-à-vous. La porte se referma. Personne ne parla pendant un long moment.

— Quel personnage épouvantable, commenta Cicéron. Sers-moi un autre verre.

J’allai chercher la carafe et vis Lucius, le visage sombre.

— Qu’est-ce qui lui donne le droit de te parler comme ça ? demanda-t-il. Il a dit que c’était une visite de courtoisie.

— Une visite de courtoisie ! Oh, Lucius ! s’esclaffa Cicéron. C’était la visite d’un encaisseur de loyers.

— Un encaisseur de loyers ? Qu’est-ce que tu lui dois ? Lucius était peut-être philosophe, mais ce n’était pas un imbécile, et l’explication lui apparut soudain.

— Oh, je comprends !

Une expression de dégoût se peignit sur ses traits et il se détourna.

— Épargne-moi ta supériorité, lui dit Cicéron en le retenant par le bras. Je n’avais pas le choix. Le tribunal des extorsions venait juste d’échoir à Marcus Metellus. Le jury était acheté. Nous allions perdre le procès. J’étais à ça (Cicéron montra un petit espace entre son pouce et son index) d’abandonner toute l’affaire. Et puis Terentia m’a dit : « Raccourcis ton discours ! », et je me suis rendu compte que c’était la solution — produire tous les documents et tous les témoins, le faire en dix jours et faire honte aux juges — tout était là, Lucius, tu comprends ? — leur faire honte devant tout Rome afin qu’ils n’aient pas d’autre choix que de le déclarer coupable.

Il lui parla ainsi et exerça tous ses pouvoirs de persuasion, comme si Lucius était un jury à lui tout seul qu’il lui fallait convaincre — étudiant son visage, cherchant à y déceler des indices lui révélant quels mots, quels arguments emporteraient, son soutien.

— Mais Pompée, fit Lucius avec amertume. Après tout ce qu’il t’a fait !

— Je n’avais besoin que d’une chose, Lucius — une toute petite faveur —, à savoir l’assurance que je pourrais agir comme je l’entendais et faire venir mes témoins sur-le-champ. Il n’y a eu ni pots-de-vin ni corruption. Il fallait juste que je sois sûr que Glabrio accepterait. Mais, en tant qu’accusateur, je n’étais pas en position d’aller voir moi-même le préteur de la cour. Alors je me suis creusé la cervelle pour savoir qui le pourrait.

— Et il n’y avait qu’un seul homme à Rome en situation de le faire, Lucius, intervint Quintus.

— Exactement ! s’écria Cicéron. Un seul homme que Glabrio était tenu par l’honneur d’écouter : celui qui lui avait rendu son fils quand sa femme divorcée était morte — Pompée.

— Mais ce n’était pas une toute petite faveur, protesta Lucius. C’était une grosse ingérence et, maintenant, il va y avoir un prix très lourd à payer… et pas par toi, par le peuple de Sicile.

— Le peuple de Sicile ! s’écria Cicéron, qui commençait à s’emporter. Le peuple de Sicile n’a jamais eu d’ami plus sincère que moi. Sans moi, il n’y aurait jamais eu de poursuites. Sans moi, on ne leur aurait jamais proposé un million et demi. Bon sang, si je n’avais pas été là, Gaius Verres aurait été consul dans deux ans ! Tu ne peux pas me reprocher d’avoir abandonné le peuple de Sicile !

— Alors, refuse de lui verser son loyer, le pressa Lucius en lui saisissant la main. Demain, au tribunal, exige les dommages et intérêts maxima, et Pompée n’aura qu’à aller se faire voir. Tu as tout Rome de ton côté. Ce jury n’osera pas se dresser contre toi. Qui se soucie de Pompée ? Dans cinq mois, comme il le dit lui-même, il ne sera même plus consul. Promets-le-moi.

Cicéron serra avec ferveur la main de Lucius entre les siennes et plongea son regard dans le sien — la bonne vieille étreinte sincère dont j’avais tant de fois été témoin dans cette même pièce.

— Je te promets, dit-il, je te promets d’y réfléchir.


Peut-être qu’il y a réfléchi. Qui suis-je pour le juger ? Mais je doute que cela ait pu occuper son esprit plus de quelques instants. Cicéron n’a jamais voulu se mettre à la tête d’une foule prête à renverser l’État, ce qui aurait été son seul espoir de survie s’il avait retourné Pompée contre lui alors qu’il était déjà opposé à toute l’aristocratie.

— Le problème, avec Lucius, dit-il en posant les pieds sur son bureau après le départ de son cousin, c’est qu’il prend la politique pour un combat en faveur de la justice. La politique est un métier.

— Tu crois que Verres a payé Pompée pour qu’il intervienne, et fasse baisser les dommages ? demanda Quintus, exprimant tout haut ce que j’avais pensé tout bas.

— C’est possible. Ou plus vraisemblablement, il préfère éviter de se retrouver pris au milieu d’une guerre civile entre le peuple et le Sénat. Pour ma part, je serais heureux de faire saisir tout ce que possède Verres et de laisser ce misérable croupir en terre gauloise. Mais cela ne risque pas d’arriver, soupira-t-il. Alors nous ferions mieux de voir tout ce qu’on peut tirer de ce million et demi.

Nous passâmes tous les trois le reste de la soirée à dresser une liste des requérants les plus solides et, après déduction des propres frais de Cicéron, qui se montaient à près de cent mille sesterces, nous estimâmes qu’il pourrait tout juste s’acquitter de ses obligations envers Sthenius et ses pareils ainsi que tous les témoins qui avaient fait le voyage jusqu’à Rome. Mais que dire aux prêtres ? Comment fixer un prix sur le pillage des statues des temples en pierres et métaux précieux depuis longtemps démontées et refondues par les orfèvres de Verres ? Et quelles sommes pourraient dédommager les familles et amis de Gavius, d’Herennius et des autres innocents qu’il avait assassinés ? Ce travail donna à Cicéron un premier avant-goût de ce qu’était le pouvoir — qui revient généralement, si l’on y réfléchit, à choisir entre deux options aussi désagréables l’une que l’autre — et il trouva la potion plutôt amère.

Nous nous rendîmes au tribunal le lendemain matin avec la procession de rigueur, et la même foule immense nous attendait à sa place habituelle — tout était conforme aux journées précédentes s’il n’y avait eu l’absence de Verres et la présence de vingt à trente membres de la garde des magistrats, postés sur tout le périmètre du tribunal. Glabrio fit une brève déclaration en ouverture de séance pour avertir qu’il ne tolérerait pas de perturbations semblables à celles qui s’étaient produites la veille. Puis il pria Hortensius de prendre la parole.

— Pour cause de problèmes de santé…, commença-t-il, déclenchant un splendide éclat de rire de tous côtés. Pour cause de problèmes de santé, répéta-t-il lorsqu’il put enfin reprendre la parole, dus à la tension occasionnée par ce procès, et dans le but d’épargner à l’État d’autres perturbations, mon client, Gaius Verres, n’a plus l’intention de se défendre contre les charges portées contre lui par l’accusateur spécial.

Il s’assit. Il y eut des applaudissements de la part des Siciliens devant cette capitulation, mais guère de réactions parmi les spectateurs. Ils attendaient les directives de Cicéron. Celui-ci se leva, remercia Hortensius pour sa déclaration — « résolument plus courte que les discours auxquels il nous a habitués en ces lieux » — et réclama la peine maximale sous la loi cornélienne, à savoir la déchéance à perpétuité de ses droits civils, « afin que plus jamais l’ombre de Gaius Verres ne puisse menacer ses victimes ou mettre en péril la juste administration de la République romaine ». Cela suscita la première véritable acclamation de la matinée.

— Je voudrais, poursuivit Cicéron, pouvoir défaire ses crimes et rendre aux hommes comme aux dieux tout ce qu’il leur a volé. Je voudrais pouvoir rendre à Junon les offrandes et ornements pillés dans ses temples de Samos et de Malte. Je voudrais que Minerve puisse revoir les décorations de son temple à Syracuse. Je voudrais que la statue de Diane puisse être rendue à la ville de Ségeste et celle de Mercure au peuple de Tyndaris. Je voudrais pouvoir réparer la double offense faite à Cérès, dont les représentations ont été enlevées à Enna comme à Catane. Mais le brigand s’est envolé, ne laissant derrière lui que les murs nus et planchers déserts de ses demeures, ici, à Rome et dans la campagne. Ce sont d’ailleurs les seuls biens qu’il sera possible de saisir et de vendre. Son avocat estime l’ensemble à un million et demi de sesterces, et c’est donc ce que je réclamerai et accepterai en dédommagement de ses crimes.

Un grondement parcourut l’assistance, et quelqu’un cria :

— Pas assez !

— Ce n’est pas assez, j’en conviens. Et peut-être que certaines personnes présentes dans ce tribunal, qui ont défendu Verres lorsque son étoile était montante, et d’autres qui lui ont promis leur soutien s’ils se trouvaient parmi ses juges, devraient examiner leur conscience… et devraient aussi examiner le contenu de leurs villas !

Hortensius se leva aussitôt pour se plaindre de ce que l’accusateur parlait par énigmes.

— Eh bien, répliqua Cicéron du tac au tac, si l’on considère que Verres lui a offert un sphinx en ivoire, le consul désigné devrait être entraîné à résoudre les énigmes.

Ce ne pouvait être une plaisanterie préméditée puisque Cicéron n’avait aucune idée de ce qu’Hortensius allait dire. Mais, une fois écrite, cette réflexion me paraît bien naïve, et peut-être ladite plaisanterie faisait-elle partie de la provision de traits d’esprit spontanés que Cicéron alimentait régulièrement à la lueur de la bougie, pour y piocher dès que l’occasion s’en présentait. Quelle que soit la vérité, c’était en tout cas la preuve de l’importance que peut avoir l’humour en public, car personne ne se souvient aujourd’hui de ce qui a été dit lors de ce dernier jour du procès, à l’exception de la blague de Cicéron sur le sphinx en ivoire. En y repensant, je ne suis même pas sûr que c’était vraiment drôle. Mais cela a eu le mérite de calmer la foule et de transformer ce qui aurait pu être un discours embarrassant en un triomphe de plus. « Assieds-toi vite » — tel avait toujours été le conseil de Molon quand les choses se passaient bien, et Cicéron le suivit. Je lui donnai une serviette pour qu’il s’éponge le visage et s’essuie les mains pendant que les applaudissements continuaient. Et c’est là-dessus que s’acheva l’épuisante accusation contre Gaius Verres.


Cet après-midi-là, le Sénat se réunit pour sa séance de clôture avant les quinze jours de vacances des jeux de Pompée. Lorsque Cicéron eut fini d’arranger les choses avec les Siciliens, il était en retard pour le début de la séance, et nous dûmes traverser le forum au pas de course depuis le temple de Castor jusqu’à la curie. Crassus, consul qui présidait le Sénat ce mois-ci, avait déjà réclamé le silence et lisait la dernière dépêche de Lucullus sur l’évolution de la campagne sur le front de l’Est. Plutôt que de l’interrompre en faisant une entrée remarquée, Cicéron resta sur le seuil de la salle, et nous écoutâmes le rapport de Lucullus. Le général aristocrate avait, selon ses propres dires, remporté toute une série de victoires éclatantes et pénétré dans le royaume de Tigrane, où il avait vaincu le roi lui-même pendant la bataille et massacré des dizaines de milliers d’ennemis, s’enfonçant en territoire hostile pour capturer la ville de Nisibisis et prendre le frère du roi en otage.

— Crassus doit en être malade, me glissa joyeusement Cicéron. Sa seule consolation est de savoir que Pompée en est encore plus vert de jalousie.

De fait, Pompée, assis à côté de Crassus, bras croisés, semblait plongé dans une rêverie morose.

Quand Crassus eut terminé, Cicéron profita de la pause pour pénétrer dans la salle. Il faisait chaud et les rais de lumière en provenance des hautes fenêtres illuminaient des tourbillons scintillants de moucherons. Il remonta l’allée centrale d’un pas décidé, tête dressée, et observé par tous, dépassant son ancienne place dans l’ombre, près de la porte, pour se diriger vers l’estrade consulaire. Le banc des prétoriens semblait plein, mais Cicéron se plaça patiemment à côté, attendant un peu avant de revendiquer la place qui lui revenait, car il savait, comme toute l’assemblée savait, que la récompense traditionnelle des accusateurs victorieux était l’appropriation du rang du vaincu. Je ne sais pas combien de temps dura le silence, mais il me parut terriblement long alors que seuls les pigeons se faisaient entendre sous le toit. C’est Afranius qui finit par lui faire signe de venir s’asseoir près de lui et dégagea suffisamment d’espace en poussant sans ménagement ses voisins sur le banc de bois.

Cicéron se fraya un passage entre une demi-douzaine de jambes étendues et s’immisça à sa place en affichant un air de défi. Il jeta alentour un coup d’œil sur ses rivaux, croisant et soutenant le regard de chacun. Nul ne le provoqua. Enfin, quelqu’un se leva pour prendre la parole et, d’une voix réticente, félicita Lucullus et ses légions victorieuses — en y réfléchissant, il s’agissait peut-être de Pompée. Peu à peu, le murmure bas des conversations chuchotées reprit.

Je ferme les yeux et je vois encore leurs visages dans la lumière dorée de cette fin d’après-midi estivale — Cicéron, Crassus, Pompée, Catulus, Catilina, les frères Metellus — et il m’est difficile de croire que ces hommes et leurs ambitions, ainsi que l’édifice même où ils se tenaient, ne sont plus aujourd’hui qu’un peu de poussière.

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