DEUXIÈME PARTIE PRÉTORIEN 68 av. J.-C. — 64 av. J.-C

Nam eloquentiam quae admirationem non habet nullam iudico.

« L’éloquence qui n’étonne pas ne m’apparaît pas comme de l’éloquence. »

Cicéron, lettre à Brutus, 48 av. J.-C.

X

Je propose de reprendre mon récit un peu plus de deux ans après le moment où s’achève le dernier rouleau — ellipse qui, je le crains, en dit beaucoup sur la nature humaine. En effet, si vous me demandiez : « Tiron, pourquoi veux-tu éluder une si longue période de la vie de Cicéron ? », je serais obligé de vous répondre : « Parce que, mon ami, ces années ont été heureuses, et qu’il n’y a rien de plus ennuyeux à lire que le bonheur. »

L’édilité du sénateur s’avéra une grande réussite. Il était principalement chargé de l’approvisionnement de la ville en céréales bon marché et, en cela, le procès contre Verres lui fut très utile. Afin de lui prouver leur gratitude pour les avoir défendus, non seulement les fermiers et marchands de grain de Sicile l’aidèrent à maintenir leur prix bas, mais ils lui firent même présent de toute une cargaison. Cicéron se montra assez rusé pour s’assurer que d’autres en partagent le crédit. Depuis le siège des édiles, dans le temple de Cérès, il remit ce butin à la centaine d’élus locaux qui, dans la pratique, dirigeaient effectivement Rome, afin qu’ils se chargent de la distribution. Et beaucoup d’entre eux, par reconnaissance, devinrent ses clients. Avec leur aide, il construisit au cours des mois qui suivirent une machine électorale sans pareille (Quintus se targuait toujours de pouvoir rameuter à tout moment une foule de deux cents personnes dans la rue en moins d’une heure), grâce à laquelle il était tenu au courant de pratiquement tout ce qui se passait en ville. Lorsqu’un constructeur ou un commerçant avait, par exemple, besoin d’un permis particulier ou souhaitait raccorder ses locaux au réseau de distribution d’eau, ou encore s’inquiétait de l’état du temple local, il y avait toutes les chances pour que le problème soit porté à la connaissance de l’un des deux frères. Et c’est cette attention laborieuse au détail le plus banal, ainsi que des qualités d’orateur en constante progression qui firent de Cicéron un formidable homme politique. Il organisa même de bons jeux — ou, plutôt, c’est Quintus qui s’en occupa pour lui — et, à l’apogée de la fête de Cérès, quand, conformément à la tradition, on lâcha dans le Circus Maximus des renards au dos desquels on avait attaché des torches enflammées, les deux cent mille spectateurs de l’arène se levèrent pour l’acclamer dans sa tribune officielle.

— Que tant de gens puissent tirer autant de plaisir d’un spectacle aussi révoltant fait presque douter des principes mêmes sur lesquels se fonde la démocratie, me confia-t-il en rentrant ce soir-là.

Il était néanmoins content que les masses voient désormais en lui un brave type et plus seulement « le Fin Lettré » ou « le Grec ».

Tout allait également pour le mieux dans sa carrière juridique. Hortensius, après une année de consulat particulièrement tranquille, passait de plus en plus de temps en baie de Naples, à communier avec ses poissons parés de bijoux et ses arbres arrosés au vin, abandonnant à Cicéron la complète domination du barreau romain. Les dons et legs de clients reconnaissants commencèrent à affluer en telles quantités qu’il put même avancer à son frère le million indispensable pour entrer au Sénat — car Quintus s’était tardivement décidé pour une carrière politique bien qu’il fût plutôt piètre orateur et que Cicéron pensât en privé que la voie militaire aurait mieux convenu à son tempérament. Cependant, malgré sa fortune et son prestige grandissants, Cicéron refusait de déménager de la maison de son père, de crainte de ternir son image de défenseur du peuple en se pavanant sur le mont Palatin. Il préféra, sans même consulter Terentia, s’endetter lourdement sur ses rentrées à venir pour acheter une grande villa à la campagne, dans les monts Albains, près de Tusculum, à près de treize milles des yeux scrutateurs des électeurs les plus proches. Elle feignit d’être ennuyée la première fois qu’il l’emmena la voir, et décréta que le climat en altitude n’était pas bon pour ses rhumatismes. Mais je voyais bien qu’elle était secrètement enchantée d’avoir une si belle retraite à une demi-journée seulement de Rome. Catulus possédait la propriété adjacente, et Hortensius avait lui aussi une maison à proximité, mais l’hostilité était telle entre Cicéron et les aristocrates que, malgré les longues journées d’été qu’il passa à lire et à écrire à l’ombre fraîche des peupliers de sa villa, ils ne l’invitèrent pas une fois à dîner. Cela ne dérangeait pas Cicéron ; en fait, cela l’amusait plutôt dans la mesure où cette maison avait autrefois appartenu au grand héros de la noblesse, Sylla, et qu’il se doutait à quel point ils devaient tous se sentir irrités de la voir à présent aux mains d’un homme nouveau d’Arpinum. La villa n’avait pas été redécorée depuis plus de dix ans et, lorsqu’il en fit l’acquisition, une fresque murale représentant le dictateur en train de recevoir une décoration militaire de la part de ses troupes occupait tout un mur. Cicéron s’assura que tous ses voisins fussent au courant qu’il s’était empressé de faire recouvrir ces fresques de chaux.

Heureux, donc, était Cicéron à l’automne de ses trente-neuf ans : prospère, populaire, reposé après un été à la campagne et préparant déjà les élections du mois de juillet de l’année suivante, lorsqu’il aurait l’âge de se présenter à la préture — dernière marche avant le consulat tant convoité.

C’est donc à ce moment crucial de sa destinée, alors que la chance allait l’abandonner et rendre sa vie à nouveau intéressante, que je reprends mon récit.


À la fin du mois de septembre, ce fut l’anniversaire de Pompée et, pour la troisième année consécutive, Cicéron reçut une invitation à assister à un dîner en son honneur. Il poussa un grognement en ouvrant le message. Il avait en effet découvert à ses dépens qu’il n’est guère dans la vie de bienfaits plus pénibles que l’amitié d’un grand homme. Au début, il avait trouvé flatteur d’être convié à se joindre au cercle très fermé des amis de Pompée. Mais il n’avait pas tardé à se lasser d’entendre répéter les mêmes anecdotes militaires — le plus souvent illustrées par des déplacements de plats et de carafes sur la table du dîner — qui racontaient comment le jeune général était venu à bout des trois armées de Marius à Auximum, ou avait tué dix-sept mille Numides en un seul après-midi à l’âge de vingt-quatre ans, ou avait fini par vaincre les rebelles espagnols près de Valence. Pompée donnait des ordres depuis l’âge de dix-sept ans, et c’est peut-être pour cette raison qu’il n’avait développé aucune des subtilités de l’intelligence d’un Cicéron. Les conversations tant prisées par le sénateur — traits d’esprit spontanés, échos échangés, fines observations susceptibles de déboucher sur les plus brillants ou profonds exposés concernant la nature des relations humaines —, tout cela était étranger à Pompée. Le général aimait faire une déclaration devant une assistance qui observait un silence respectueux, asséner quelques platitudes, puis se rasseoir et s’immerger dans la flatterie de ses invités. Cicéron disait souvent qu’il aurait préféré se faire arracher toutes les dents par un barbier ivre du forum Boarium plutôt que d’avoir à écouter un autre de ces soliloques à table.

Le fond du problème était que Pompée s’ennuyait. À la fin de son consulat, comme promis, il avait pris sa retraite avec sa femme, son jeune fils et sa toute petite fille. Et ensuite ? Dépourvu du moindre talent d’orateur, il n’y avait rien pour le distraire dans les tribunaux. La production littéraire n’avait pour lui aucun intérêt. Il ne pouvait qu’assister, pétri de jalousie, aux succès de Lucullus qui poursuivait ses conquêtes contre Mithridate. Alors qu’il n’avait pas encore quarante ans, son avenir, comme on dit, était derrière lui. Il lui arrivait de quitter sa propriété pour faire quelques incursions au Sénat, non pour parler, mais pour écouter les débats, ce qui donnait lieu, il y tenait, à d’immenses processions de clients et d’amis. Cicéron, qui se sentait obligé de faire au moins une partie du chemin avec lui, le compara à un éléphant qui chercherait à s’installer dans une fourmilière.

Mais c’était encore quelqu’un d’extrêmement puissant, suivi par énormément d’électeurs, quelqu’un qu’il valait mieux ne pas fâcher, surtout lorsqu’une élection devait se tenir moins d’un an plus tard. Durant l’été, il avait encore assuré le tribunat à son grand ami Gabinius : il continuait donc à se mêler de politique. Ainsi, le 30 septembre, Cicéron se rendit comme d’habitude à la fête d’anniversaire, revenant plus tard dans la soirée pour nous régaler, Quintus, Lucius et moi, d’un compte rendu des festivités. Pareil à un enfant, Pompée adorait recevoir des cadeaux, et Cicéron lui avait apporté une lettre manuscrite de la main de Zenon, fondateur du stoïcisme, vieille de deux cents ans et infiniment précieuse, qu’Atticus avait acquise pour lui à Athènes. Cicéron avait envie de la garder pour sa propre bibliothèque de Tusculum ; mais il espérait qu’en l’offrant à Pompée, il pourrait éveiller chez le général un début d’intérêt pour la philosophie. Au lieu de quoi, Pompée y avait à peine jeté un coup d’œil avant de la poser de côté pour consacrer toute son attention à un présent de Gabinius, une corne de rhinocéros en argent contenant un aphrodisiaque égyptien constitué d’excréments de babouin.

— Comme j’aurais voulu pouvoir récupérer cette lettre ! grommela Cicéron en se laissant tomber sur une banquette, le dos de la main posé sur le front. À l’heure qu’il est, une servante de cuisine est probablement en train d’allumer le feu avec.

— Qui y avait-il d’autre ? demanda avidement Quintus.

Il venait d’effectuer sa préture en Ombrie et n’était de retour à Rome que depuis quelques jours, ce qui le rendait impatient de tout savoir.

— Oh, la cohorte habituelle. Notre tout nouveau tribun désigné, Gabinius, évidemment, et son beau-père, l’amateur d’art Palicanus ; le plus grand danseur de Rome, Afranius ; cette créature espagnole de Pompée, Balbus, ainsi que Varron, le grand esprit de la maison. Oh, et Marcus Fonteius, ajouta-t-il avec légèreté, mais pas assez pour ne pas attirer aussitôt l’attention de Lucius.

— Et de quoi avez-vous parlé avec Fonteius ? demanda Lucius en essayant tout aussi maladroitement de paraître désinvolte.

— De tout et de rien.

— De son procès ?

— Naturellement.

— Et qui va défendre ce gredin ?

Cicéron garda un instant le silence, puis répondit à voix basse :

— C’est moi.

Il me faut expliquer, pour ceux qui ne se souviennent pas de cette affaire, que ce Fonteius avait été gouverneur de Gaule transalpine environ cinq ans plus tôt, et qu’un hiver, alors que Pompée se trouvait particulièrement en difficulté pendant sa campagne contre les rebelles en Espagne, il avait fait envoyer au général cerné de toutes parts des vivres et des soldats pour lui permettre de tenir jusqu’au printemps. Cela avait marqué le début de leur amitié. Fonteius n’avait cessé de s’enrichir considérablement, en employant les méthodes de Verres, c’est-à-dire en extorquant un maximum d’impôts illégaux aux populations indigènes. Les Gaulois ne s’étaient pas rebellés tout de suite, se disant que le vol et l’exploitation avaient depuis toujours été les corollaires de la civilisation. Mais après le procès triomphant de Cicéron contre le gouverneur de Sicile, le chef des Gaulois, Induciomarus, était venu à Rome demander au sénateur de les représenter devant le tribunal des extorsions. Lucius était tout à fait pour ce procès ; en fait, il avait même amené Induciomarus à la maison : ce personnage avait tout l’air d’un sauvage, avec son costume barbare constitué d’une veste et d’une culotte, et cela me fit un choc, lorsque j’ouvris la porte, de le trouver là un beau matin. Cicéron, cependant, avait poliment refusé. Une année s’était écoulée, et les Gaulois avaient fini par rassembler une équipe juridique solide avec Plaetorius, qui était préteur désigné, et Marcus Fabius comme assistant. L’affaire devait être portée bientôt devant la cour.

— Mais c’est honteux, s’emporta Lucius. Tu ne peux pas le défendre. Il est tout aussi coupable que Verres.

— Sottises. Il n’a tué ni emprisonné personne de manière arbitraire. Le pire qu’on puisse lui reprocher est d’avoir exigé des impôts excessifs de la part des marchands de vin de Narbonne, et contraint certains habitants à payer plus que d’autres pour l’entretien des routes. Et puis, ajouta promptement Cicéron avant que Lucius ne puisse réfuter cette version quelque peu édulcorée des activités de Fonteius, qui suis-je pour décider de sa culpabilité ? Ce sera à la cour d’en juger, pas à nous. À moins que tu ne sois un tyran et lui refuses le droit d’être défendu ?

— Je lui refuserais le droit d’être défendu par toi, rétorqua Lucius. Tu as entendu de la bouche même d’Induciomarus ce qui lui est reproché. Tout cela doit-il être effacé simplement parce que Fonteius est un ami de Pompée ?

— Ça n’a rien à voir avec Pompée.

— Pourquoi le faire, alors ?

— C’est politique, répondit Cicéron, qui se redressa soudain et pivota pour se retrouver les pieds bien plantés sur le sol.

Il fixa son regard sur Lucius et dit, très sérieusement :

— L’erreur fatale entre toutes, pour un homme d’État, est de laisser ses compatriotes croire, ne serait-ce qu’un instant, qu’il place les intérêts des étrangers au-dessus de ceux de son peuple. C’est le mensonge que mes ennemis ont répandu après que j’ai représenté les Siciliens dans l’affaire Verres, et c’est une calomnie que je peux enterrer si je défends Fonteius maintenant.

— Et les Gaulois ?

— Les Gaulois seront parfaitement représentés par Plaetorius.

— Pas aussi bien que par toi.

— Tu dis toi-même que Fonteius n’est pas très défendable. Eh bien, que le cas le moins solide soit défendu par le meilleur avocat ! Ça ne peut pas être plus équitable.

Cicéron lui adressa son sourire le plus charmeur, mais, pour une fois, Lucius refusa de se laisser amadouer. Sachant, j’imagine, que la seule façon de l’emporter sur Cicéron dans une discussion était de se retirer complètement de la conversation, il se leva et se dirigea en claudiquant vers l’atrium. Je ne m’étais jusque-là pas vraiment rendu compte qu’il avait si mauvaise mine, à quel point il était maigre et se tenait voûté ; il ne s’était jamais tout à fait remis des efforts qu’il avait dû fournir en Sicile.

— Des mots, des mots, rien que des mots, lâcha-t-il avec amertume. N’y a-t-il donc aucune limite aux subterfuges dont tu peux leur faire user ? Cependant, tu es comme tous les hommes, Marcus : ta plus grande force est aussi ta faiblesse. Et je suis vraiment désolé pour toi, parce que tu ne seras bientôt plus capable de reconnaître tes subterfuges de la vérité. Et alors, tu seras perdu.

— « La vérité », se gaussa Cicéron. Voilà un terme bien vague dans la bouche d’un philosophe !

Il ne s’adressait plus qu’au vide, car Lucius était parti.

— Il reviendra, commenta Quintus.

Il ne revint pas et, durant les jours suivants, Cicéron se consacra aux préparatifs du procès avec le visage déterminé de quelqu’un qui se résigne à une opération chirurgicale douloureuse, mais nécessaire. Quant à son client, Fonteius, il avait anticipé ces poursuites depuis plus de trois ans et avait mis ce temps à profit pour accumuler quantité de preuves à sa décharge. Il avait des témoins d’Espagne et de Gaule, dont des officiers du camp de Pompée et divers marchands et fermiers des impôts cupides et rusés — membres de la communauté romaine de Gaule, qui étaient prêts à jurer que le jour était la nuit et la terre, la mer pourvu qu’ils fussent assurés de pouvoir en tirer un profit substantiel. Le seul problème, comme Cicéron en prit conscience une fois son dossier terminé, résidait dans le fait que Fonteius était réellement coupable. Il resta assis un long moment, le regard fixé sur le mur de son bureau, pendant que je m’agitais autour de lui sur la pointe des pieds, et il est important que je décrive ce qu’il faisait afin que l’on puisse comprendre son personnage. Il n’essayait pas simplement de concevoir une tactique ingénieuse qui lui permettrait de dominer l’accusation, comme l’aurait fait un avocat de second ordre. Il s’efforçait de trouver quelque chose en quoi croire. C’était la substance même de son génie, à la fois en tant qu’avocat et homme d’État. « Il n’y a pas plus convaincant que la conviction, disait-il. Il faut tout simplement croire à ce que l’on soutient, sinon, on est perdu. Aucun raisonnement, aussi logique, élégant ou brillant qu’il puisse être, n’emportera l’adhésion des juges si votre public sent que la sincérité n’y est pas. » Juste une chose en laquelle croire, il ne lui en fallait pas plus. Il s’en emparait alors, échafaudait un développement, l’embellissait et le transformait pour en l’espace d’une heure ou deux, en faire la question la plus fondamentale qui soit, prête à être présentée avec une passion qui ne manquerait pas d’occulter la piètre rationalité de ses adversaires. Ensuite, il oubliait le plus souvent tout. En quoi a-t-il donc cru lorsqu’il s’est agi de Marcus Fonteius ? Il garda les yeux rivés sur le mur pendant des heures et aboutit à la seule idée que son client était romain, attaqué dans sa propre ville par les ennemis traditionnels de Rome, à savoir les Gaulois, et que quels que fussent les tenants et les aboutissants de l’affaire, c’était une sorte de traîtrise.

Telle était la ligne que s’était fixée Cicéron lorsqu’il entra sur la scène devenue familière du tribunal des extorsions, devant le temple de Castor. Le procès dura de la fin octobre à la mi-novembre, et fut âprement disputé, témoin après témoin, jusqu’au tout dernier jour, quand Cicéron prononça son discours de conclusion pour la défense. Depuis ma place, derrière le sénateur, j’avais cherché dès le premier jour à repérer Lucius parmi la foule des spectateurs, mais ce ne fut que lors de cette dernière matinée que je crus le voir, ombre pâle appuyée contre un pilier à l’arrière du public. Si c’était bien lui — je ne le saurai jamais —, je me suis souvent demandé ce qu’il pensait de l’éloquence de son cousin, qui s’en prenait aux témoignages des Gaulois et agitait le doigt en direction d’Induciomarus — « Sait-il réellement ce qu’on entend par témoigner ? Le plus grand chef de la Gaule est-il digne de se mettre au même niveau que le dernier des citoyens de Rome ? » — avant de demander comment un jury romain pouvait réellement croire la parole d’un homme dont les dieux réclamaient l’immolation de victimes humaines : « Qui ne sait pas en effet qu’aujourd’hui encore, ils perpétuent la coutume barbare et monstrueuse de sacrifier des hommes ? » Qu’aurait-il dit de la description que fit Cicéron des témoins gaulois « paradant d’un bout à l’autre du forum avec, sur le visage, une expression déterminée et des menaces barbares sur leurs lèvres » ? Et qu’aurait-il pensé du brillant coup de théâtre de Cicéron, en toute fin de procès, lorsque, au moment de conclure, il fit venir à la barre la sœur même de Fonteius, une vierge vestale vêtue de la tête aux pieds de sa robe officielle, ample et d’un blanc éclatant, un châle de toile blanche sur ses frêles épaules, qui souleva son voile blanc pour montrer aux juges ses larmes — vision qui fit éclater son frère en sanglots ? Cicéron posa doucement la main sur l’épaule de son client.

— Contre un tel péril, citoyens, défendez un citoyen brave et sans reproche. Montrez au monde que vous placez davantage votre confiance dans les témoignages de vos compatriotes que dans ceux des étrangers, que le bien-être de nos citoyens vous tient davantage à cœur que les caprices de nos ennemis, que vous faites plus de cas des prières de celle qui préside à vos sacrifices que de l’effronterie de ceux qui ont fait la guerre à tous les sacrifices et temples du monde. Enfin, messieurs, veillez — et là, il en va de la dignité du peuple romain — à montrer que les prières d’une vestale comptent plus pour vous que les menaces des Gaulois.

Bref, c’est sans doute ce discours qui l’emporta, à la fois pour Fonteius, qui fut acquitté, et pour Cicéron, qui ne fut plus désormais considéré que comme le plus fervent patriote de Rome. Je levai les yeux dès que j’eus terminé ma transcription, mais il n’était plus possible de distinguer qui que ce fût dans la foule — celle-ci n’était plus qu’une créature compacte et grouillante qui psalmodiait, sous la direction de Cicéron, son extase d’autoglorification nationale. Quoi qu’il en soit, j’espère sincèrement que Lucius n’était pas présent, et il y a certainement une chance pour que ce soit le cas dans la mesure où on le retrouva chez lui, quelques heures à peine plus tard, sans vie.

Cicéron dînait en privé avec Terentia quand la nouvelle nous parvint. Le messager était un des esclaves de Lucius. Tout jeune encore, il pleurait de façon incontrôlable, et c’est à moi qu’il incomba d’annoncer la nouvelle au sénateur. Lorsque j’eus parlé, il leva un regard vide de son assiette, me regarda bien en face et dit avec irritation « Non », comme si je lui présentais les mauvais documents en plein procès. Et, pendant un long moment, c’est tout ce qu’il put dire.

— Non, non, non.

Il ne bougea pas, il ne cligna même pas des yeux. Les rouages de son cerveau semblaient coincés. Ce fut Terentia qui prit enfin la parole, et suggéra doucement qu’il aille voir ce qui s’était passé exactement. Il se mit alors à chercher maladroitement ses chaussures.

— Surveille-le bien, Tiron, me glissa-t-elle à mi-voix.

Le chagrin tue le temps. Tout ce que j’ai retenu de cette nuit-là et du lendemain ne sont que des fragments de scène, pareils aux hallucinations criardes qui vous reviennent après un accès de fièvre. Je me souviens du corps de Lucius, si maigre et décharné quand nous l’avons trouvé, couché dans son lit sur le côté droit, genoux relevés, la main gauche posée à plat sur ses yeux, et de Cicéron penché au-dessus de lui avec une chandelle pour, comme le veut la tradition, le ramener à la vie.

— Qu’est-ce qu’il voyait ? ne cessait-il de demander. Qu’est-ce qu’il voyait ?

Cicéron n’était pas, comme je l’ai déjà signalé, particulièrement superstitieux, mais il n’arrivait pas à se débarrasser de la conviction que Lucius avait été confronté dans ses derniers instants à une vision d’horreur, et que c’était la terreur qui l’avait tué. Quant aux causes réelles de sa mort, je dois confesser que je porte depuis toutes ces années un secret dont je serais heureux de me décharger. Il y avait, dans un coin de la petite chambre, un pilon et un mortier et, posés à côté, quelques brins de ce que Cicéron — et moi aussi au début — prit pour du fenouil. C’était une supposition raisonnable quand on sait que, parmi tous ses maux chroniques, Lucius souffrait aussi de troubles digestifs, qu’il tentait de soulager avec une solution d’essence de fenouil. Ce ne fut que plus tard, alors que je mettais de l’ordre dans la chambre, que je frottai ces feuilles très dentées avec mon pouce et détectai l’odeur repoussante de moisi et de souris morte mêlés caractéristique de la ciguë. Je savais que Lucius était las de cette vie, aussi, pour une raison ou pour une autre — le désespoir devant tant d’injustice, la fatigue de la maladie —, avait-il choisi de mourir comme son héros, Socrate. J’avais dans l’idée de partager cette information avec Cicéron, ou Quintus, mais, dans la tristesse des jours qui suivirent, je ne pus m’y résoudre, et ensuite, le temps de la révélation me sembla dépassé et il me parut plus approprié de les laisser croire qu’il était mort sans l’avoir voulu.

Je me rappelle aussi que Cicéron dépensa de telles sommes en fleurs et en encens qu’après que Lucius eut été lavé, oint et allongé sur son lit de mort dans sa plus belle toge, ses pieds maigres pointés vers la porte, il donnait l’impression, malgré ce morne mois de novembre, de se trouver dans un jardin élyséen de pétales et parfums odorants. Je me souviens du nombre étonnant, pour un homme aussi solitaire, d’amis et voisins venus lui rendre un dernier hommage, et de la procession funéraire qui eut lieu au crépuscule jusqu’au champ Esquilin, avec le jeune Frugi qui pleurait si fort qu’il avait du mal à respirer. Je me souviens de la musique et des chants funèbres, ainsi que des regards respectueux des citoyens que nous croisions, car c’était bien un Cicéron que l’on emmenait retrouver ses ancêtres, et ce nom représentait maintenant quelque chose à Rome. Le corps fut ensuite déposé sur le bûcher, dans le champ gelé, sous les étoiles, et le grand orateur s’efforça de prononcer un bref éloge funèbre. Mais les mots refusèrent cette fois de se prêter à l’exercice, et il dut y renoncer. Il ne put même se ressaisir suffisamment pour enflammer le bois à l’aide de la torche et dut confier cette tâche à Quintus. Dès que les flammes s’élevèrent dans le ciel, les personnes présentes jetèrent leurs dons de parfums et d’épices dans le feu, et la fumée odorante constellée d’étincelles orangées tournoya vers la Voie lactée. Cette nuit-là, je restai auprès du sénateur dans son bureau pour qu’il me dicte une lettre à Atticus. Il faut sans doute voir un hommage à l’affection que Lucius inspirait également à cette âme noble dans le fait que, parmi les centaines de lettres que Cicéron lui envoya, celle-ci fut la première qu’Atticus choisit de conserver.

« Me connaissant comme tu me connais, tu sauras mieux que la plupart à quel point la mort de mon cousin Lucius me chagrine et quelle perte cela représente pour moi, tant dans ma vie privée que publique. Tout le plaisir que le charme et la bonté d’un être humain peuvent procurer à un autre, il me le donnait. »


Bien qu’il vécût à Rome depuis bien des années, Lucius avait toujours dit qu’il voulait que ses cendres soient enterrées dans le caveau familial d’Arpinum. Ainsi, dès le lendemain de la crémation, après avoir fait prévenir leur père de ce qui s’était passé, les deux frères Cicéron accompagnés de leurs épouses partirent pour un voyage de trois jours en direction de l’est. Naturellement, je fus du voyage, car même en période de deuil, la correspondance juridique et politique ne pouvait être négligée. Cependant, pour la première — et, je crois, la seule — fois de toutes nos années ensemble, Cicéron ne traita aucune affaire officielle sur la route, et se contenta de rester assis, le menton dans la main, à regarder défiler le paysage. Terentia et lui se trouvaient dans une voiture, Quintus et Pomponia dans une autre, se querellant sans cesse — à tel point que je vis Cicéron prendre son frère à part et le supplier, au moins pour Atticus, de faire en sorte que son mariage fonctionne.

— Eh bien, répliqua Quintus avec une certaine pertinence, si la bonne opinion d’Atticus compte tellement pour toi, pourquoi n’épouses-tu pas Pomponia toi-même ?

Nous passâmes la première nuit dans la villa de Tusculum, et atteignions Ferentium, sur la voie Latine, quand un messager arriva d’Arpinus pour informer les frères que leur père s’était effondré, mort, pas plus tard que la veille.

Étant donné qu’il avait dépassé la soixantaine et qu’il était malade depuis de nombreuses années, cette mort les prit moins par surprise que celle de Lucius (dont la nouvelle se révéla avoir visiblement porté le coup fatal à la santé déjà défaillante du vieil homme). Mais laisser une maison ornée des rameaux de cyprès et de pin propres au deuil pour séjourner dans une autre maison aux décorations semblables constitua le summum de la mélancolie, aggravée encore par le fait que, comble de malchance, nous arrivâmes à Arpinum le 29 novembre, date dédiée à Proserpine, reine des Enfers, qui met en application les malédictions des hommes sur les âmes des morts. La villa des Cicéron se trouvait à trois milles de la ville, au bout d’une route empierrée et sinueuse, dans une vallée cernée de hautes montagnes. Il faisait froid à cette altitude, et les cimes avaient déjà revêtu leur voile de vestales qu’elles ne quitteraient plus avant le mois de mai. Il y avait dix ans que je n’étais pas retourné là-bas, et de tout retrouver tel que je l’avais laissé éveilla en moi des sentiments étranges. Contrairement à Cicéron, j’avais toujours préféré la campagne à la ville. J’étais né ici ; ma mère et mon père y avaient tous deux vécu et y étaient morts ; pendant le premier quart de siècle de ma vie, ces prairies luxuriantes et cours d’eau cristallins, avec leurs peupliers élancés et rives verdoyantes, avaient constitué les limites de mon monde. En voyant combien j’étais affecté et sachant à quel point j’avais été dévoué au vieux maître, Cicéron m’invita à les accompagner, Quintus et lui, auprès du mort pour lui faire mes adieux. D’une certaine façon, je devais à leur père presque autant qu’eux car il s’était entiché de moi quand j’étais encore tout gosse, m’avait instruit afin que je puisse l’aider avec ses livres, puis m’avait donné la chance de voyager avec son fils. Alors que je me baissais pour baiser la main glacée, j’eus la sensation très forte d’être rentré chez moi, et l’idée me vint que je devrais peut-être rester ici pour devenir simple serviteur, épouser une fille de même statut et avoir un enfant. Mes parents, bien qu’ils eussent été esclaves de maison et non fermiers, étaient tous les deux morts dès le début de la quarantaine ; je ne pouvais donc compter, au mieux, que sur une dizaine d’années de vie encore. (Comme nous sommes ignorants de ce que l’avenir nous réserve !) Il me répugnait de penser que je puisse disparaître sans laisser de descendance, et je résolus d’aborder la question avec Cicéron dès que l’occasion s’en présenterait.

C’est ainsi que j’en vins à avoir une conversation assez intime avec lui. Le lendemain de notre arrivée, le vieux maître fut enterré dans le caveau familial, et les cendres de Lucius, dans leur vase d’albâtre, furent placées à côté avant qu’on sacrifie un mouton afin de conserver au lieu son caractère sacré. Le lendemain matin, Cicéron fit le tour du domaine dont il était l’héritier, et je l’accompagnai pour le cas où il aurait eu besoin de me dicter des notes : l’endroit (tellement hypothéqué qu’il ne valait virtuellement plus grand-chose) était en effet dans un triste état, et il convenait de procéder à de nombreux travaux. Cicéron souligna que c’était au départ sa mère qui avait géré la propriété ; son père avait toujours été trop rêveur pour s’occuper des régisseurs et autres fournisseurs agricoles ; après la mort de sa femme, il avait tout laissé partir lentement à vau-l’eau. C’était, me semble-t-il, la première fois que j’entendais Cicéron mentionner sa mère en plus de dix ans passés à son service. Elle s’appelait Helvia et avait rendu l’âme vingt ans plus tôt, quand il était encore adolescent et étudiait déjà à Rome. Moi-même, je n’avais pratiquement aucun souvenir d’elle sinon qu’elle avait la réputation d’être terriblement stricte et avare — le genre de maîtresse qui marque les jarres pour s’assurer que les esclaves ne volent rien, et qui prenait grand plaisir à les fouetter au moindre soupçon.

— Jamais une parole de louange de sa part, Tiron, me dit-il, ni pour moi, ni pour mon frère. Et pourtant, j’ai tellement essayé de lui plaire.

Il s’interrompit et contempla les champs jusqu’à la rivière aux courants rapides et glacés — le Fibrenus — au milieu de laquelle se trouvait une île agrémentée d’un bosquet et d’un petit pavillon à moitié écroulé.

— C’était là que j’allais me réfugier quand j’étais enfant, dit-il d’un ton rêveur. Les heures que j’ai pu passer là ! Je me voyais déjà devenir un nouvel Achille, mais dans les tribunaux comme champs de bataille. Pour reprendre Homère : « D’être le meilleur toujours, de surpasser tous les autres[2] ! »

Il demeura un instant silencieux, et je me dis que c’était l’occasion de me lancer. Je lui présentai donc mon projet — ou plutôt je le bafouillai, me montrant assez inepte, je le crains, pour lui proposer de rester ici et de remettre la ferme en état — tandis qu’il continuait de fixer du regard l’île de son enfance.

— Je comprends exactement ce que tu veux dire, me répondit-il avec un soupir lorsque j’eus terminé. C’est ce que je ressens aussi. Ma vraie patrie et celle de mon frère sont ici puisque nous descendons d’une très ancienne famille de la région. C’est ici que se pratiquent nos cultes ancestraux, ici qu’est notre race, ici que se dressent tant de monuments à la mémoire de nos aïeux. Qu’ai-je besoin d’ajouter ?

Il se tourna vers moi pour me regarder et je remarquai combien ses yeux étaient bleus et clairs malgré toutes les larmes qu’il avait si récemment versées.

— Mais pense à ce que nous avons vu cette semaine — aux enveloppes vicies et insensibles de ceux que nous avons aimés — et imagine à quels bilans la Mort soumet les hommes. Ah ! s’exclama-t-il avant de secouer vigoureusement la tête, comme pour chasser un mauvais rêve, puis de reporter son attention sur le paysage. Eh bien, je vais te dire, reprit-il d’une voix très différente, je ne vais pas pour ma part arriver à la fin de ma vie sans avoir dépensé jusqu’à la dernière once de talent disponible, sans avoir parcouru le dernier mille d’énergie contenue dans mes jambes. Et ton destin, mon cher ami, est de suivre ce chemin avec moi. Allons, Tiron, fit-il en me donnant un petit coup de coude dans les côtes. Un secrétaire capable de prendre mes phrases en notes presque aussi vite que je les prononce ? On ne peut se permettre de laisser un tel prodige compter les moutons à Arpinum. Ne parlons plus de ces absurdités.

Ce fut donc la fin de mon rêve pastoral. Nous retournâmes à la maison et, plus tard dans l’après-midi — à moins que ce ne fût le lendemain car la mémoire nous joue parfois des tours étranges —, nous entendîmes un cheval remonter au grand galop la route qui venait de la ville. Il s’était mis à pleuvoir, de cela je me souviens, et tout le monde était cloîtré avec humeur à l’intérieur. Cicéron lisait, Terentia cousait, Quintus s’entraînait à l’épée et Pomponia s’était allongée avec la migraine. (Elle soutenait toujours que la politique était « ennuyeuse », ce qui plongeait Cicéron dans une muette fureur. « Quelle stupidité ! me confia-t-il un jour. La politique ? Ennuyeuse ? La politique, c’est l’histoire en plein vol ! Quelle autre sphère de l’activité humaine fait appel à ce qu’il y a de plus noble dans l’âme humaine, et à ce qu’il y a de plus vil ? Ou procure une telle excitation ? Ou révèle avec plus d’acuité nos forces et nos faiblesses ? Ennuyeuse ? Autant dire que la vie elle-même est ennuyeuse ! ») Quoi qu’il en soit, en entendant les sabots s’arrêter, je sortis pour accueillir le cavalier et lui pris une lettre portant le sceau de Pompée le Grand. Cicéron la décacheta et laissa échapper une exclamation de surprise.

— On a attaqué Rome ! annonça-t-il, faisant même se redresser brièvement Pomponia de la banquette où elle était couchée.

Il poursuivit rapidement sa lecture. On avait mis le feu à la flotte de guerre consulaire à Ostie, où elle mouillait pour l’hiver. Deux préteurs, Sextilius et Bellinus, avaient été enlevés avec leurs licteurs et équipes au complet. C’était là l’œuvre de pirates qui cherchaient purement et simplement à répandre la terreur. La panique gagnait la capitale, et le peuple réclamait des mesures.

— Pompée me veut tout de suite auprès de lui, dit Cicéron. Il convoque après-demain un conseil de guerre dans sa propriété de campagne.

XI

Laissant les autres derrière nous et voyageant sans relâche en voiture à deux roues (Cicéron ne montait à cheval que lorsqu’il ne pouvait faire autrement), nous parcourûmes le chemin en sens inverse et arrivâmes à la villa de Tusculum le lendemain, à la tombée de la nuit. La propriété de Pompée se trouvait de l’autre côté des monts Albains, à seulement cinq milles au sud. Le retour précipité de leur maître surprit les esclaves de maison en pleine paresse, et ils durent se bousculer pour remettre tout en ordre. Cicéron prit un bain et se mit directement au lit, mais je ne crois pas qu’il dormit très bien : il me sembla l’entendre au milieu de la nuit remuer dans la bibliothèque, et je trouvai le lendemain matin un exemplaire de l’Éthique à Nicomaque d’Aristote à demi déroulé sur son bureau. Mais les hommes politiques sont des créatures résistantes. Lorsque j’entrai dans sa chambre, il était déjà habillé et impatient de découvrir ce que Pompée avait en tête. Nous nous mîmes en route dès qu’il fit jour. Notre chemin nous fit contourner le grand lac d’Albe et, dès que le soleil projeta ses lueurs roses sur les cimes enneigées, nous vîmes des silhouettes de pêcheurs tirer leurs filets des eaux rutilantes.

— Y a-t-il au monde un pays plus beau que l’Italie ? murmura Cicéron en inspirant profondément.

Bien qu’il ne le dît pas, je sus ce qu’il pensait parce que c’est ce que j’éprouvais aussi : c’était un soulagement d’avoir échappé à la tristesse pénétrante d’Aprinum, et il n’y a rien de tel que la mort pour se sentir en vie.

Nous finîmes par quitter la route pour franchir une grille imposante sur une longue allée de gravier blanc bordée de cyprès. Les jardins symétriques qui s’étendaient de part et d’autre étaient peuplés de statues de marbre, sans doute acquises par le général lors de ses campagnes. Des jardiniers ratissaient les feuilles mortes et taillaient les bordures de buis. Il se dégageait de l’endroit une impression d’opulence tranquille et assurée. Juste avant de franchir l’entrée de la grande demeure, Cicéron me chuchota de rester à proximité, et je me glissai discrètement derrière lui, porteur d’un coffret à documents. (D’ailleurs, mon conseil pour quiconque voudrait passer inaperçu est de toujours transporter des documents ; ils projettent comme un manteau d’invisibilité sur celui qui les porte tout aussi efficace que ce qu’on trouve dans les légendes grecques.) Pompée recevait ses hôtes dans l’atrium, jouant les grands seigneurs campagnards avec, à ses côtés, sa troisième épouse, Mucia, son fils, Gnaeus — qui devait avoir à peu près onze ans à l’époque —, et sa petite dernière, Pompéia, qui venait d’apprendre à marcher. Mucia était une belle matrone sculpturale de la gens Metellus, qui n’avait pas encore trente ans et attendait visiblement un nouvel enfant. Je découvris par la suite qu’une des particularités de Pompée était d’aimer sa femme, qui qu’elle fût à l’époque. Mucia riait à une remarque qu’on venait de lui faire et, lorsque l’auteur de la plaisanterie se retourna, je vis qu’il s’agissait de Jules César. Cela m’étonna, et ne manqua pas de surprendre également Cicéron dans la mesure où, jusqu’à présent, nous n’avions jamais vu dans l’entourage de Pompée que le trio de Picenum : Palicanus, Afranius et Gabinius. De plus, César venait de passer un an en Espagne, à accomplir sa questure. Mais il était là, souple et bien bâti, doté d’un long visage intelligent, d’yeux bruns amusés et de cheveux noirs dont il rabattait soigneusement les mèches rares sur son crâne buriné. (Mais pourquoi chercher à le décrire ? Le monde entier sait quelle tête il avait !)

En tout, huit sénateurs se réunirent ce matin-là : Pompée, Cicéron et César ; les trois fidèles de Picenum ci-dessus mentionnés ; Varron, l’intellectuel attaché à la personne de Pompée et qui atteignait les cinquante ans ; et Caius Cornélius, qui avait servi comme questeur sous les ordres de Pompée en Espagne, et qui était à présent, avec Gabinius, tribun désigné. Je me faisais un tout petit peu moins remarquer que je ne l’avais craint, étant donné que la plupart des personnes présentes avaient amené avec eux un secrétaire ou un porteur ; nous nous tenions tous respectueusement sur le côté. Lorsque des rafraîchissements eurent été servis, que les nourrices eurent emmené les enfants, et que dame Mucia eut gracieusement salué chacun des invités de son époux — s’attardant, me sembla-t-il, un peu plus auprès de César —, les esclaves allèrent chercher des sièges afin que tous pussent s’asseoir. J’allais sortir avec les autres accompagnateurs quand Cicéron suggéra à Pompée que puisque j’étais célèbre dans tout Rome pour avoir inventé un merveilleux système d’écriture abrégée — ce sont ses mots —, je pourrais rester afin de prendre en notes ce qui serait dit. Le compliment me fit rougir. Pompée me dévisagea d’un air soupçonneux et je crus qu’il n’allait pas me permettre de rester, mais alors il haussa les épaules et déclara :

— Très bien. Ce pourrait être utile. Mais il n’y aura pas de copie et je conserverai l’original. Tout le monde est d’accord ?

Il y eut un assentiment général, après quoi on m’apporta un tabouret et je me retrouvai assis dans un coin avec mes tablettes, agrippant mon style d’une main moite.

Les chaises furent disposées en demi-cercle et, une fois tous ses hôtes assis, Pompée se leva. Il n’était, comme je l’ai déjà signalé, pas doué pour les discours en public. Mais ici, sur son propre terrain, parmi ceux qu’il considérait comme ses lieutenants, il irradiait le pouvoir et l’autorité. Bien que ma transcription littérale m’ait été retirée, je me rappelle encore la majeure partie de ce qu’il a dit parce que j’ai dû réécrire ses propos à partir de mes notes et que cela a toujours fixé les choses dans ma mémoire. Il commença par donner les derniers détails de l’attaque pirate lancée contre Ostie : dix-neuf trirèmes consulaires de guerre détruites, environ deux cents hommes tués, des entrepôts à grain incendiés, deux préteurs — dont l’un inspectait les greniers et l’autre la flotte — enlevés dans leur tenue officielle avec leur escorte et leurs faisceaux de verges ceignant la hache symbolique. Une demande de rançon était arrivée à Rome la veille.

— Pour ma part, dit Pompée, je ne pense pas que nous devrions négocier avec des gens pareils, ou nous ne ferions que les encourager dans leurs actes criminels.

Tout le monde acquiesça d’un signe de tête. Ce raid sur Ostie, poursuivit-il, marquait un tournant dans l’histoire romaine. Il ne s’agissait pas d’un incident isolé, mais simplement de l’acte le plus audacieux d’une longue suite d’outrages du même type, y compris l’enlèvement de la noble dame Antonia dans sa villa de Misène — Antonia, dont le propre père avait mené campagne contre les pirates ! — , le vol des trésors du temple de Crotone et les attaques surprises sur Brindes et Caiéta. Quelle serait la prochaine cible ? Rome se trouvait cette fois confrontée à une menace très différente de celle posée par un ennemi conventionnel. Ces pirates représentaient un nouveau type d’adversaires sans foi ni loi, sans gouvernement pour les représenter ni traités pour les contenir. Ils ne partaient pas forcément d’un seul État. Ils n’avaient pas de système de commandement unifié. C’était une véritable plaie mondiale, un parasite qu’il convenait d’éradiquer, faute de quoi Rome — malgré sa supériorité militaire écrasante — ne connaîtrait plus ni paix ni sécurité. Le système de défense nationale existant, qui conférait aux hommes de rang consulaire un commandement unique de durée limitée dans un théâtre individuel, était de toute évidence peu approprié.

— Depuis bien avant les événements d’Ostie, je me consacre à l’étude de ce problème, déclara Pompée, et je crois que cet ennemi unique réclame une réaction unique. L’occasion est aujourd’hui arrivée.

Il frappa dans ses mains et deux esclaves apportèrent une grande carte de la Méditerranée, qu’ils installèrent sur un support, près de lui. Son auditoire se pencha en avant pour mieux voir — tous distinguaient des lignes mystérieuses tracées verticalement sur la mer comme sur la terre.

— À partir de maintenant, la base de notre stratégie doit être de combiner les sphères politique et militaire, exposa Pompée. Il faut frapper avec tous les moyens dont nous disposons. Je propose, dit-il en prenant une baguette pour en marteler le panneau peint, que nous divisions la Méditerranée en quinze zones allant des colonnes d’Hercule, ici, à l’ouest, jusqu’aux eaux égyptiennes et syriennes à l’est, chaque zone devant disposer de son propre légat, qui sera chargé de nettoyer sa région des pirates et de conclure des traités avec les dirigeants locaux pour s’assurer que les vaisseaux des brigands ne puissent jamais revenir à leur base. Tout pirate capturé devra être remis à une juridiction romaine. Tout dirigeant qui refusera de coopérer sera considéré comme un ennemi de Rome. Ceux qui ne seront pas avec nous seront contre nous. Ces quinze légats s’en remettront à un commandant suprême qui aura autorité absolue sur l’ensemble du continent sur une distance de cinquante milles à l’intérieur des terres. Je serai ce commandant.

Il y eut un long silence. Ce fut Cicéron qui prit la parole :

— Ton plan est des plus audacieux, Pompée, quoique l’on puisse considérer que ce soit une réponse disproportionnée à la perte de dix-neuf trirèmes. Tu as conscience qu’une telle concentration des pouvoirs entre les mains d’un seul homme n’a jamais été proposée dans toute l’histoire de la République ?

— En fait, je m’en rends parfaitement compte, rétorqua Pompée.

Il s’efforçait de conserver un visage grave mais ne put s’empêcher d’afficher un grand sourire. Bientôt, tout le monde riait, sauf Cicéron, qui donnait l’impression que son monde venait de s’écrouler — ce qui, d’une certaine façon, était le cas puisque, comme il le déclara plus tard, il s’agissait bel et bien d’un plan visant à confier la domination du monde à un seul homme, et il n’avait guère de doute sur la suite des événements.

— Peut-être aurais-je dû m’en aller sur-le-champ, me confia-t-il ensuite, sur le chemin du retour. C’est ce que ce pauvre Lucius si honnête m’aurait pressé de faire. Mais avec ou sans moi, cela n’empêcherait pas Pompée d’agir, et je n’aurais réussi qu’à me le mettre à dos, ce qui aurait compromis mes chances d’obtenir la préture. Tout ce que j’entreprends maintenant doit être considéré à travers le prisme de cette élection.

Alors, bien sûr, il était resté tandis que la discussion s’éternisait pendant des heures, passant de la grande stratégie aux petits détails politiques. Le plan était que Gabinius devait déposer un projet de loi devant le peuple romain dès qu’il aurait pris ses fonctions, soit dans une semaine, pour préparer les pleins pouvoirs et ordonner qu’ils soient remis à Pompée ; Cornélius et lui défieraient alors les autres tribuns de s’y opposer. (Il faut se souvenir qu’au temps de la République, seule une assemblée populaire avait le droit de promulguer les lois ; la voix du Sénat avait une influence mais n’était en aucun cas décisive ; la tâche des sénateurs se limitait à faire appliquer la volonté du peuple.)

— Qu’en dis-tu, Cicéron ? demanda Pompée. Tu es bien silencieux.

— J’en dis que Rome a beaucoup de chance de pouvoir faire appel à un homme d’une telle expérience et capable de voir aussi loin que toi en cette période de grand danger, répondit prudemment Cicéron. Mais nous devons être réalistes. Il y aura une grande résistance à cette proposition de la part du Sénat. Les aristocrates en particulier diront qu’il n’y a rien de plus derrière cette manœuvre qu’une prise du pouvoir déguisée en nécessité patriotique.

— Je proteste, assura Pompée.

— Eh bien, tu peux protester autant que tu veux, mais il faudra tout de même faire la preuve que ce n’est pas le cas, rétorqua Cicéron, conscient que le plus sûr moyen de s’attirer la confiance d’un grand homme est souvent, curieusement, de lui parler sans détour, ce qui laisse imaginer une certaine candeur désintéressée. Ils prétendront aussi que cette commission chargée de s’occuper des pirates n’est qu’un tremplin pour te rapprocher de tes vrais objectifs, à savoir remplacer Lucullus à la tête des légions de l’Est.

À cela, le grand homme ne put répondre que par un grognement — il n’y avait pas d’autre réponse puisque tel était effectivement son objectif.

— Et puis ils finiront par trouver un tribun ou deux à eux pour contrer la proposition de Gabinius.

— J’ai l’impression que tu ne devrais pas être ici, Cicéron, se gaussa Gabinius, personnage élégant qui lissait son épaisse chevelure ondulée en arrière pour imiter son chef. Pour atteindre notre but, il nous faudra des cœurs intrépides, et peut-être même des poings solides, pas des ergotages d’avocats malins.

— Tu auras besoin de cœurs intrépides, de poings, et d’avocats pour arriver à tes fins, Gabinius, crois-moi. À l’instant où tu perdras l’immunité juridique conférée par ton tribunat, les aristocrates te feront passer devant une cour de justice où tu devras sauver ta peau. Il te faudra un bon avocat, tu peux y compter, et toi aussi Cornélius.

— Avançons, intervint Pompée. Tels sont donc les problèmes. As-tu des solutions à offrir ?

— En fait, oui, répondit Cicéron. Avant tout, je recommande fortement de ne pas faire apparaître ton nom dans le projet de loi réclamant le commandement suprême.

— Mais c’était mon idée à moi, protesta Pompée, exactement comme un enfant qui se fait prendre son jeu par ses camarades.

— C’est vrai, mais je persiste à penser qu’il serait prudent de ne pas spécifier dès le début le nom de celui qui prendra les pleins pouvoirs. Tu serais le point de mire de toutes les jalousies et frustrations du Sénat. Même les plus raisonnables, sur lesquels nous pouvons généralement compter, ne manqueront pas de se dérober. Tu dois absolument placer devant tout le reste l’élimination des pirates, et non le destin de Pompée le Grand. Tout le monde saura que le poste est conçu pour toi. Inutile de le spécifier.

— Mais qu’est-ce qu’il faudra que je dise, quand je présenterai le projet de loi ? demanda Gabinius. Que n’importe quel imbécile pris dans la rue peut occuper ce poste ?

— Non, bien évidemment, répondit Cicéron en faisant un gros effort de patience. Je rayerai le nom de Pompée et le remplacerais par l’expression « sénateur de rang consulaire ». Cela limiterait déjà le choix à une quinzaine, voire une vingtaine d’anciens consuls encore en vie.

— Qui seraient les candidats rivaux ? s’enquit Africanus.

— Crassus, répondit aussitôt Pompée, toujours préoccupé par son vieil ennemi. Catulus, peut-être ; et puis il y a Metellus Pius — vieux mais encore solide. Hortensius a des partisans ; Isauricus. Gellius. Cotta. Curion. Et même les frères Metellus.

— Eh bien, je suppose que si tu es vraiment inquiet, dit Cicéron, nous pourrons toujours spécifier que le commandant suprême devra être un ancien consul dont le nom commence par un P.

Pendant un instant, personne ne réagit et j’étais certain qu’il était allé trop loin. Mais alors, César rejeta la tête en arrière et se mit à rire, puis les autres — voyant que Pompée affichait un pauvre sourire — résolurent de s’esclaffer aussi.

— Crois-moi, Pompée, continua Cicéron sur un ton rassurant, la plupart de ceux-là sont bien trop vieux et désœuvrés pour constituer une menace. Crassus sera ton rival le plus dangereux, ne serait-ce que parce qu’il est riche et jaloux. Mais si l’on en vient au vote, tu l’emporteras haut la main, je te le promets.

— Je suis d’accord avec Cicéron, intervint César. Dégageons les obstacles un par un. D’abord, occupons-nous des principes du commandement suprême ; puis viendra le nom du commandant suprême.

Je fus frappé par l’autorité qui émanait de lui quand il parlait, alors qu’il était le plus jeune de l’assemblée.

— Fort bien, dit Pompée en hochant judicieusement la tête. Voilà qui est réglé. La question principale doit être l’élimination des pirates, pas le destin de Pompée le Grand.

Et sur cette remarque, la conférence fut ajournée pour le déjeuner.


S’ensuivit alors un incident sordide dont le souvenir me gêne encore, mais que je dois, me semble-il, relater dans l’intérêt de l’Histoire. Profitant des quelques heures durant lesquelles les sénateurs déjeunèrent puis se promenèrent dans le jardin, je travaillai aussi vite que je pus à transcrire mes notes abrégées en un compte rendu lisible que je pourrais présenter à Pompée. Lorsque j’eus terminé, il me vint à l’esprit de faire vérifier par Cicéron ce que j’avais écrit au cas où il n’aurait pas été d’accord avec tel ou tel détail. La salle où s’était tenue la réunion était vide, l’atrium aussi, mais j’entendais la voix reconnaissable du sénateur et partis, mon rouleau de papyrus à la main, dans la direction d’où elle me paraissait venir. Je traversai une cour à colonnades au milieu desquelles coulait une fontaine, puis suivis le portique jusqu’à un autre jardin intérieur. Je ne percevais plus la voix de Cicéron, aussi m’arrêtai-je pour tendre l’oreille. Il n’y avait que des chants d’oiseaux et le bruit de l’eau. Soudain, tout proche et assez fort pour me faire sursauter, j’entendis une femme gémir, comme dans d’atroces souffrances. Bêtement, je me retournai et fis quelques pas, et là, par une porte ouverte, je me retrouvai en face de César en compagnie de la femme de Pompée. La dame Mucia ne me vit pas. La tête baissée entre ses avant-bras et ses robes remontées à la taille, elle se tenait penchée au-dessus d’une table dont elle agrippait le bord avec tant de force qu’elle en avait les jointures blanches. César, lui, me vit parfaitement : il faisait face à la porte et prenait la dame par-derrière, sa main droite soutenant son ventre rond, la gauche posée négligemment sur sa propre hanche, pareil à un dandy attendant à un coin de rue. Pendant combien de temps nous sommes-nous dévisagés ainsi, je ne saurais le dire, mais son regard me transperce encore — ses yeux sombres et insondables qui semblent me fixer à travers la fumée et le chaos de toutes les années qui allaient suivre — et je revois son expression amusée, provocatrice, résolument éhontée. Je m’enfuis.

La plupart des sénateurs avaient regagné la salle de conférence. Cicéron discutait philosophie avec Varron, le plus grand érudit de Rome, dont les travaux sur la philologie et l’antiquité m’impressionnaient grandement. En toute autre occasion, j’aurais été très honoré de lui être présenté, mais j’étais encore trop ébranlé par la scène dont je venais d’être témoin, et je ne me rappelle pas ce qu’il a pu dire. Je remis le compte rendu à Cicéron, qui le parcourut rapidement et me prit de quoi écrire pour effectuer une petite correction tout en continuant de s’entretenir avec Varron. Pompée dut remarquer ce qu’il faisait, car il vint vers nous, sa grande figure éclairée d’un large sourire, puis, feignant d’être fâché, il prit le compte rendu des mains de Cicéron et l’accusa de vouloir insérer des promesses qu’il n’avait pas faites.

— … Même si je pense que tu peux compter sur ma voix pour la préture, dit-il en lui donnant une claque dans le dos.

Jusque-là, j’avais considéré Pompée comme une sorte de Dieu parmi les hommes — un héros de guerre glorieux et sûr de lui —, à présent, sachant ce que je savais, je le trouvai triste aussi.

— C’est tout à fait remarquable, me dit-il en faisant courir son gigantesque pouce sur les colonnes de mots. Tu as parfaitement saisi mon ton. Combien en demandes-tu, Cicéron ?

— J’ai déjà décliné une offre colossale que m’a faite Crassus, répliqua Cicéron.

— Eh bien, s’il y a des enchères, n’oubliez pas de me faire participer, intervint César de sa voix rauque en surgissant derrière eux. J’adorerais mettre la main sur Tiron.

Il dit cela d’une façon si amicale, et avec un clin d’œil si complice, que personne ne perçut la menace contenue dans ses mots alors que je faillis m’évanouir de terreur.

— Je ne me séparerai de Tiron, dit Cicéron, de façon qui se révéla par la suite prophétique, que le jour où je quitterai la vie publique.

— Alors je suis doublement déterminé à l’acheter, dit César, et Cicéron se joignit à l’hilarité générale.

Après s’être mis d’accord pour garder le contenu de leur conversation secret et pour se réunir à Rome quelques jours plus tard, le groupe se sépara. À peine eûmes-nous franchi le portail et regagné la route de Tusculum que Cicéron poussa un cri d’énervement longtemps contenu et frappa le flanc de la voiture de la paume de la main.

— C’est une conspiration criminelle ! s’écria-t-il en secouant la tête avec désespoir. Pis encore, c’est une conspiration criminelle stupide. C’est tout le problème, Tiron, quand les soldats se mêlent de politique. Ils s’imaginent qu’il leur suffit de donner un ordre et que tout le monde va obéir. Ils ne se rendent jamais compte que ce qui a d’abord séduit chez eux — qu’ils soient censés être de grands patriotes, au-dessus des luttes sordides de la politique — s’avère causer leur perte au bout du compte, parce que soit ils restent vraiment au-dessus de la politique, auquel cas ils ne vont nulle part, soit ils se salissent les mains avec nous, et se montrent alors aussi vénaux que n’importe qui.

Il posa le regard sur le lac, qui s’assombrissait déjà dans la lumière hivernale.

— Qu’est-ce que tu penses de César ? me demanda-t-il soudainement, à quoi je répondis sans trop m’avancer qu’il paraissait très ambitieux. C’est le moins qu’on puisse dire. Il y a même eu des moments aujourd’hui où il m’est venu à l’esprit que tout ce plan fantastique n’était pas en fait l’œuvre de Pompée mais celle de César. Ce qui expliquerait sa présence.

Je fis remarquer que Pompée en avait parlé comme de son idée.

— Et Pompée en est très certainement persuadé. Mais c’est dans la nature du personnage. Tu lui adresses une remarque, et il te la renvoie peu après comme si elle était de lui. « La question principale doit être l’élimination des pirates, pas le destin de Pompée le Grand. » C’est très typique. Certaines fois, juste pour m’amuser, j’ai défendu le contraire de mon assertion de départ, et j’ai attendu de voir au bout de combien de temps la réfutation allait me revenir elle aussi. Je sais que j’ai raison, dit-il en fronçant les sourcils tout en hochant la tête. César est assez intelligent pour avoir semé la graine et l’avoir laissée germer toute seule. Je me demande combien de temps il a passé avec Pompée. Il a l’air très bien introduit.

Je mourais d’envie de lui confier ce que j’avais vu, mais un mélange de peur de César, de timidité et la crainte de déchoir dans l’opinion de Cicéron pour avoir espionné — comme si je pouvais être en quelque sorte contaminé par la description d’une scène aussi sordide — me firent ravaler mes paroles. Ce ne fut que bien des années plus tard — après la mort de César, en fait, alors qu’il ne pouvait plus me nuire et que j’avais pris de l’assurance — que je lui livrai mon histoire. Cicéron, alors assez âgé, demeura un long moment silencieux.

— Je comprends ta discrétion, me dit-il enfin, et, par bien des côtés, je t’en félicite. Mais je dois dire, mon cher ami, que je regrette que tu ne m’en aies pas parlé. Les choses auraient peut-être tourné autrement. Au moins me serais-je aperçu plus tôt du genre d’homme terriblement irresponsable à qui nous avions affaire. Mais lorsque j’ai compris le personnage, il était trop tard.


La Rome que nous retrouvâmes quelques jours plus tard était fébrile et pleine de rumeurs. L’incendie d’Ostie s’était vu de toute la ville comme un rougeoiement à l’ouest du ciel nocturne. Une telle attaque était sans précédent sur la capitale, et quand Gabinius et Cornélius prirent leur charge de tribuns, le 10 décembre, ils s’empressèrent de souffler sur les braises de l’inquiétude populaire pour attiser les flammes de la panique. Ils firent poster des sentinelles supplémentaires aux portes de la ville. On arrêtait et on fouillait au hasard les voitures et piétons qui entraient dans Rome pour y chercher des armes. On patrouillait jour et nuit sur les quais et dans les entrepôts qui longeaient le fleuve, et l’on décréta des peines sévères pour qui était accusé de stocker du grain. Comme on pouvait s’y attendre, les trois grands marchés de la ville — l’Emporium, le Marcellum et le forum Boarium — furent instantanément pris d’assaut et vidés. Les nouveaux tribuns énergiques traînèrent également le consul sortant, le malheureux Marcius Rex, devant une assemblée, et le soumirent à un interrogatoire impitoyable concernant les manquements à la sécurité qui avaient conduit à la catastrophe d’Ostie. On trouva d’autres témoins pour certifier qu’il y avait bien une menace pirate, et cette menace se renforça à chaque témoignage. Ils disposaient d’un millier de bateaux ! Ce n’étaient pas des navires solitaires mais une conspiration organisée. Ils avaient des escadrons, des amiraux et des armes redoutables constituées de flèches à l’extrémité enduite de poison et de feux grégeois ! Personne au Sénat n’osa objecter quoi que ce soit par crainte de sembler minimiser le danger — pas même lorsqu’on fit construire une chaîne de fanaux le long de la route conduisant à la mer, à allumer si des bateaux pirates étaient repérés à l’embouchure du Tibre.

— C’est absurde, me dit Cicéron le matin où nous allâmes inspecter ces symboles les plus visibles du péril national. Comme si n’importe quel pirate sain d’esprit oserait s’engager sur vingt milles à l’intérieur d’un fleuve à découvert dans le but d’attaquer une ville bien défendue !

Il secoua la tête avec consternation en songeant avec quelle facilité des politiciens peu scrupuleux manipulaient une population timorée. Mais qu’y pouvait-il ? Son attachement à Pompée le réduisait au silence.

Le 17 décembre, les fêtes de Saturne commencèrent et durèrent une semaine. Pour des raisons évidentes, les festivités ne furent pas des plus réjouissantes et, bien que la famille Cicéron se prêtât aux rites habituels d’échanges de cadeaux et nous donnât même, à nous, esclaves, une journée de congé tout en nous invitant à partager leur repas, personne n’était d’humeur à s’amuser. Lucius avait toujours été le cœur et l’âme de ce genre de festivités, et il n’était plus là. Terentia avait, je pense, espéré être enceinte, mais venait de s’apercevoir qu’elle ne l’était pas et commençait à s’inquiéter sérieusement sur ses possibilités d’avoir un fils. Pomponia ne cessait de harceler Quintus en répétant qu’il faisait dans l’ensemble un mari lamentable. La petite Tullia elle-même n’arrivait pas à égayer l’atmosphère.

Quant à Cicéron, il passa la majeure partie des saturnales dans son bureau, à ruminer les ambitions démesurées de Pompée et les implications qu’elles risquaient d’avoir pour le pays et ses propres perspectives politiques. L’élection à la préture n’était plus qu’à huit mois de là, et il avait établi avec Quintus une liste de candidats possibles. Parmi ceux qui seraient effectivement élus, il pouvait s’attendre à trouver ses futurs rivaux pour le consulat. Les deux frères passèrent beaucoup de temps à discuter des permutations, et j’eus l’impression, même si je gardai cela pour moi, que la sagesse de leur cousin leur faisait cruellement défaut. En effet, même si Cicéron plaisantait autrefois en disant que, quand il voulait savoir ce qui était le plus avisé d’un point de vue politique, il demandait son avis à Lucius pour faire exactement le contraire, son cousin était comme une étoile fixe sur laquelle s’orienter. Sans lui, les Cicéron ne pouvaient plus compter que l’un sur l’autre et, malgré leur dévouement mutuel, ce n’était pas forcément la plus sage des relations.

C’est dans cette atmosphère, vers le 8 ou le 9 janvier, une fois les fêtes latines terminées et la vie politique relancée, que Gabinius finit par monter aux rostres pour réclamer un nouveau commandant suprême. Je parle ici, il faut le signaler, de l’ancienne tribune républicaine, qui était très différente du tabouret d’ornement minable que nous connaissons aujourd’hui. Cette ancienne structure, à présent détruite, représentait le cœur de la démocratie romaine : longue plate-forme incurvée d’une douzaine de pieds de haut, couverte de statues des héros de l’Antiquité, d’où les tribuns et les consuls s’adressaient au peuple. Elle était adossée au Sénat et faisait crânement face au plus grand espace libre du forum, avec, jaillissant de la lourde maçonnerie, ses six éperons de navire — ces rostres de bateaux carthaginois pris à l’ennemi trois siècles plus tôt et qui donnaient son nom à la plate-forme. Le fond était entièrement constitué d’un escalier, si vous arrivez à vous représenter ce que je vous décris, de sorte qu’un magistrat pouvait quitter le Sénat ou le collège des tribuns, faire cinquante pas, monter les marches et se retrouver à la tribune, devant des milliers de personnes, les façades en gradin des deux grandes basiliques de chaque côté de lui et le temple de Castor juste en face. C’est là que Gabinius monta en cette matinée de janvier pour déclarer, de sa voix douce et assurée, que Rome avait besoin d’un homme fort pour prendre la direction de la guerre contre les pirates.

Cicéron, malgré ses réticences, avait fait de son mieux, avec l’aide de Quintus, pour rassembler une foule importante, et l’on pouvait toujours compter sur les anciens de Picenum pour rameuter deux bonnes centaines de vétérans. Ajoutez à cela les habitués de la basilique Porcia et les citoyens qui vaquaient à leurs affaires dans le forum, et je dirais qu’il y avait près d’un millier de personnes présentes pour entendre Gabinius énoncer les mesures nécessaires si l’on voulait vaincre les pirates : un commandant suprême de rang consulaire doté de l’imperium pour une durée de trois ans sur tout le territoire jusqu’à cinquante milles à l’intérieur des terres, quinze légats de rang prétorien pour l’assister, un libre accès aux caisses de Rome, cinq cents navires de guerre et le droit de lever jusqu’à cent vingt mille fantassins et cinq mille cavaliers. De tels chiffres paraissaient ahurissants, et la déclaration fit sensation. Lorsque Gabinius eut terminé la première lecture de sa proposition et l’eut remise à un clerc afin qu’il l’affiche devant la basilique Porcia, Catulus et Hortensius arrivaient tous les deux au forum pour voir ce qui se passait. Inutile de dire que Pompée restait invisible, et les autres membres du groupe des sept (comme les sénateurs qui suivaient Pompée s’appelaient eux-mêmes) faisaient attention à rester éloignés les uns des autres, afin d’éviter toute suggestion de collusion. Mais les aristocrates ne furent pas dupes.

— Si c’est de ton fait, lança Catulus à Cicéron d’une voix hargneuse, tu pourras dire à ton maître qu’il sera coupable des affrontements futurs.

Leurs réactions se révélèrent plus violentes encore que ce que Cicéron avait prédit. Après première lecture d’une proposition de loi, il fallait attendre trois jours de marché hebdomadaire avant que le peuple puisse s’exprimer par voie de vote (cela pour permettre aux habitants des campagnes de venir en ville et d’étudier ce qui leur était proposé). Les aristocrates avaient donc jusqu’à début février pour s’organiser, et ils ne perdirent pas un instant. Deux jours plus tard, le Sénat était convoqué pour débattre de la lex Gabinia, comme on l’appelait à présent, et, malgré le conseil de Cicéron de rester à l’écart, Pompée eut le sentiment qu’il serait plus digne d’être présent et d’assumer la responsabilité de l’affaire. Il voulait avoir une bonne escorte pour descendre au Sénat et, comme le secret ne semblait plus de mise, les sept sénateurs formèrent une haie d’honneur autour de lui. Quintus se joignit à eux, dans sa toute nouvelle toge sénatoriale : ce n’était que la troisième ou quatrième fois qu’il se rendait à la Chambre. Comme d’habitude, je restai près de Cicéron.

— Nous aurions dû savoir que nous aurions des problèmes, en voyant qu’aucun autre sénateur ne se présentait, se lamenta-t-il ensuite.

Le trajet du mont Esquilin au forum se déroula sans encombre. Les responsables de quartier avaient bien fait leur travail et les rues débordaient d’enthousiasme, certains pressant Pompée de les délivrer de la menace des pirates. Il les saluait du bras comme un seigneur parmi ses métayers. Mais à l’instant où le groupe pénétra dans le Sénat, il fut accueilli par des sifflets de tous côtés, et un morceau de fruit pourri vola à travers la salle pour s’écraser sur l’épaule de Pompée, y laissant une grosse tache brune. Une telle chose n’était jamais arrivée au grand général auparavant. Il s’immobilisa et regarda autour de lui avec stupéfaction. Afranius, Palicanus et Gabinius s’empressèrent de resserrer les rangs pour le protéger, comme de retour sur le champ de bataille, et je vis Cicéron tendre les bras pour les pousser tous les quatre vers leurs places, se faisant sans doute la réflexion que, plus tôt ils seraient assis, plus vite les manifestations hostiles s’interrompraient. Je me tenais à l’entrée de la Chambre, retenu avec le reste du public par le cordon familier fixé entre les deux montants de porte. Évidemment, nous étions tous partisans de Pompée, aussi, plus les sénateurs à l’intérieur le fustigeaient, plus nous proclamions notre soutien à l’extérieur, et il fallut un long moment au consul présidant la séance pour ramener le calme dans la curie.

Cette année-là, les nouveaux consuls étaient Glabrio, le vieil ami de Pompée, et l’aristocrate Calpurnius Pison (à ne pas confondre avec l’autre sénateur du même nom qui apparaîtra plus tard dans ce récit si les dieux me donnent la force de le terminer). Plutôt que d’afficher ouvertement son désaccord avec l’homme qui lui avait rendu son fils, Glabrio avait préféré s’absenter — signe incontestable entre tous que la situation de Pompée au Sénat semblait désespérée. C’était donc Pison qui présidait. Je voyais Hortensius, Catulus, Isauricus, Marcus Lucullus — frère du commandant des légions de l’Est — et tout le reste de la faction patricienne prêts à attaquer. Seuls manquaient à l’appel de l’opposition les trois frères Metellus : Quintus était à l’étranger, nommé gouverneur de Crète, et ses deux plus jeunes frères, comme pour illustrer l’indifférence du destin aux ambitions mesquines des hommes, avaient tous deux succombé à une fièvre peu après le procès Verres. Mais le plus troublant était que les pedarii — cette foule de sénateurs laborieux, modestes et patients que Cicéron s’était tant appliqué à cultiver — eux-mêmes se montraient hostiles, ou tout au mieux d’une indifférence butée envers la mégalomanie de Pompée. Quant à Crassus, vautré sur le premier banc consulaire juste en face, il gardait les bras croisés et les jambes négligemment étendues devant lui, dévisageant Pompée avec une expression de calme menaçant. La raison d’un tel sang-froid semblait évidente : assis juste derrière lui, placés là telle une paire de trophées de chasse tout juste achetés aux enchères, se trouvaient deux des tribuns de l’année, Roscius et Trebellius. C’était une façon pour Crassus de déclarer ouvertement qu’il s’était servi de sa fortune pour acheter non seulement un mais deux veto, et que donc, quoi que Pompée et Cicéron décident de faire, la lex Gabinia ne pourrait pas passer.

Pison exerça son privilège de pouvoir prendre la parole en premier. « Un orateur du type immobile, ou muet », comme Cicéron le décrivit avec condescendance bien des années plus tard, mais il fut loin de se montrer muet ou immobile ce matin-là.

— Nous savons ce que tu fais ! cria-t-il à Pompée en arrivant à la fin de sa harangue. Tu défies tes collègues au Sénat et tu te prends pour un nouveau Romulus — tuant ton frère afin de pouvoir régner seul ! Mais tu ferais mieux de te rappeler le destin de Romulus, qui a été à son tour assassiné par ses propres sénateurs, lesquels ont découpé son corps et rapporté les morceaux chez eux !

Les aristocrates se levèrent aussitôt et je ne pus voir que le profil massif de Pompée, figé, les yeux fixés droit devant lui, n’arrivant visiblement pas à croire à ce qui se passait.

Catulus prit ensuite la parole. Mais le pire fut Hortensius. Pendant près d’un an, depuis la fin de son consulat, on ne l’avait guère vu au forum. Son beau-fils, Cépion, le frère aîné tant aimé de Caton, venait de mourir en servant sur le front oriental, laissant la fille d’Hortensius veuve, et la rumeur voulait que le Maître de Danse n’eût plus vraiment les jambes assez solides pour continuer la lutte. Mais il semblait que les ambitions démesurées de Pompée lui avaient redonné des forces pour revenir dans l’arène. On se souvenait en l’écoutant à quel point il pouvait être formidable dans ce genre d’occasions préparées. Loin de divaguer ou de s’abaisser à la vulgarité, il se servit de son éloquence pour réaffirmer les vieux principes républicains, à savoir que le pouvoir devait toujours être divisé, balisé par des limites et renouvelé par des votes annuels, et que, bien qu’il n’eût rien personnellement contre Pompée — il pensait même que Pompée était de loin le plus digne de recevoir les pleins pouvoirs —, la lex Gabinia instituerait un précédent dangereux et antiromain, et il ne fallait pas balayer d’un revers de manche les anciennes libertés pour un simple regain d’effroi dû aux pirates. Cicéron se balançait d’un pied sur l’autre, et je ne pus m’empêcher de me dire que c’était exactement le discours qu’il aurait tenu s’il avait pu parler librement.

Hortensius arrivait à sa péroraison lorsque la silhouette de César émergea de cette zone d’ombre, près de la porte au fond de la salle, qu’avait autrefois occupée Cicéron, et demanda à Hortensius de céder la parole. Le silence respectueux qui avait régné pendant le discours du grand avocat vola en éclats, et il convient de reconnaître qu’il était courageux de la part de César de le défier dans une telle atmosphère. César tint bon jusqu’à ce qu’il puisse se faire entendre. Il s’exprima alors de sa façon claire, impérieuse, implacable. Il n’y avait rien d’antiromain, protesta-t-il, dans le fait de chercher à se débarrasser des pirates, qui constituaient la lie de la mer ; ce qui était antiromain était de vouloir en finir avec une calamité, mais sans s’en donner les moyens. Si la République fonctionnait aussi parfaitement qu’Hortensius le prétendait, pourquoi cette menace avait-elle pris une telle ampleur ? Et maintenant qu’elle avait atteint des proportions si monstrueuses, comment la vaincre ? Lui-même avait été capturé par des pirates quelques années plus tôt alors qu’il se rendait à Rhodes, et avait été retenu en otage. Lorsqu’il avait enfin été libéré, il était retourné là-bas pour traquer chacun de ses ravisseurs et avait tenu la promesse qu’il leur avait faite pendant sa détention, à savoir qu’il veillerait à ce que chacun de ces brigands fût crucifié !

— Voilà, Hortensius, comme les Romains doivent traiter avec les pirates, et c’est ce que la lex Gabinia nous permettra de faire !

Il termina dans un concert de sifflets et de huées, et, alors qu’il regagnait sa place en affichant un superbe dédain, une sorte de bagarre éclata à l’autre bout de la Chambre. Je crois qu’un sénateur avait assené un coup de poing à Gabinius, qui s’était retourné et avait riposté. Mais très vite, il s’était retrouvé en difficulté, submergé par la masse. Il y eut un cri et un fracas lorsqu’un banc se renversa. Je perdis Cicéron de vue. Une voix dans la foule derrière moi cria qu’on assassinait Gabinius, et la pression fut telle à l’entrée de la Chambre que la corde fut arrachée de ses supports, nous projetant à l’intérieur. J’eus la chance de pouvoir me faufiler sur un côté tandis que plusieurs centaines des partisans plébéiens de Pompée (qui n’avaient pas l’air très raffiné, je dois l’admettre) faisaient irruption dans l’allée centrale, fonçaient vers l’estrade consulaire et tiraient Pison de sa chaise curule. Une brute le prit par le cou et, pendant quelques instants, on crut bien ne pouvoir échapper à un meurtre. Mais alors, Gabinius parvint à se dégager et à se hisser sur un banc pour montrer que, quoique malmené, il était encore bien vivant. Il somma les manifestants de lâcher Pison et, après un bref échange, le consul fut libéré à contrecœur. Se frottant la gorge, Pison déclara d’une voix rauque que la séance était ajournée sans vote, et donc, avec une très courte marge et pour le moment du moins, la communauté échappa à l’anarchie.


Il y avait plus de quatorze ans qu’on n’avait pas assisté à des scènes d’une telle violence en plein cœur du quartier de l’administration romaine, et cela marqua profondément Cicéron, même s’il parvint de son côté à se sortir de la mêlée sans un pli sur sa toge immaculée. Gabinius saignait du nez et de la lèvre, et Cicéron dut l’aider à quitter la curie. Ils sortirent peu après Pompée, qui marchait devant, le regard fixe, du pas mesuré d’un homme à un enterrement. Ce dont je me souviens le plus, c’est du silence de la foule de sénateurs et de plébéiens mêlés qui s’écartait pour le laisser passer. On aurait dit que les deux factions, s’étant aperçues au tout dernier moment qu’elles se battaient au bord d’une falaise, étaient revenues à la raison et avaient reculé. Nous avons débouché dans le forum sans que Pompée ne prononce un mot et, lorsqu’il tourna dans l’Argilète pour rentrer chez lui, tous ses partisans lui emboîtèrent le pas, ne fût-ce que parce qu’ils n’avaient rien d’autre à faire. Afranius, qui se tenait près de Pompée, fit circuler la consigne que le général voulait convoquer une réunion. Je demandai à Cicéron s’il désirait quelque chose, et il me répondit, avec un sourire amer :

— Oui, cette vie tranquille à Arpinum ! Quintus s’approcha et dit d’une voix pressante :

— Pompée doit démissionner, ou ce sera l’humiliation !

— Il a déjà subi l’humiliation, rétorqua Cicéron, et nous avec lui. Ces soldats ! me confia-t-il avec dégoût. Qu’est-ce que je te disais ? Il ne me viendrait pas à l’idée de leur donner des ordres sur un champ de bataille. Pourquoi faut-il qu’ils se croient plus forts que moi en politique ?

Nous gravîmes la côte jusqu’à la maison de Pompée et y entrâmes les uns derrière les autres, laissant la foule muette dans la rue. Depuis leur toute première conférence, j’étais le préposé aux minutes de ces réunions et, lorsque je pris ma place habituelle dans un coin de la pièce, personne ne fit attention à moi. Les sénateurs s’installèrent autour de la grande table, Pompée la présidant. L’orgueil avait complètement disparu de sa silhouette imposante. Effondré dans son fauteuil pareil à un trône, il me rappelait ces grands animaux capturés et enchaînés, déroutés et tourmentés dans l’arène par des créatures plus petites qu’eux. Il se montra complètement défaitiste et ne cessa de répéter que tout était terminé — le Sénat n’accepterait jamais sa désignation, il n’avait le soutien que de la populace et, de toute façon, les tribuns à la solde de Crassus s’opposeraient à la proposition de loi. Il ne lui restait donc plus que l’exil ou la mort. César prit le contre-pied : Pompée restait l’homme le plus populaire de la République ; il devait parcourir l’Italie et lever les légions dont il avait besoin, ses vétérans fourniraient l’ossature de sa nouvelle armée ; le Sénat capitulerait dès que son armée le rendrait assez puissant.

— Quand on perd sur un coup de dés, il ne reste plus qu’une chose à faire : doubler la mise et relancer. Passe outre les aristocrates et, si c’est nécessaire, gouverne en t’appuyant sur le peuple et l’armée.

Je voyais que Cicéron se préparait à parler, et j’étais certain qu’il ne soutiendrait aucun de ces deux extrêmes. Mais il faut autant de talent pour manipuler un groupe de dix personnes que pour emporter l’adhésion des foules. Il attendit que chacun se fût exprimé et que la discussion se trouvât dans une impasse avant d’entrer en lice.

— Comme tu le sais, Pompée, commença-t-il, j’ai eu dès le début des réticences concernant cette entreprise. Mais après avoir assisté à la débâcle d’aujourd’hui au Sénat, je dois te dire qu’elles se sont complètement envolées. Il ne nous reste plus aujourd’hui qu’à gagner cette bataille — pour toi, pour Rome ainsi que pour l’autorité et la dignité de tous ceux qui t’ont soutenu. Il ne saurait être question de capituler. Tu es célèbre pour être un lion sur le champ de bataille ; tu ne peux pas devenir une souris à Rome.

— Prends garde à ce que tu dis, avocat, menaça Afranius en agitant son doigt, mais Cicéron ne lui prêta aucune attention.

— Imagines-tu ce qui se passerait si tu abandonnais maintenant ? Le projet de loi a été rendu public. Le peuple réclame des mesures contre les pirates. Si tu n’assumes pas cette mission, quelqu’un d’autre le fera, et je peux déjà t’annoncer qui ce sera : Crassus. Tu as dit toi-même qu’il avait deux tribuns à sa solde. Il fera en sorte que cette loi soit votée, seulement avec son nom dessus à la place du tien. Et comment pourras-tu l’arrêter, Gabinius ? En t’opposant à ta propre proposition ? Impossible ! Vous voyez ? Nous ne pouvons pas abandonner le combat maintenant !

C’était un argument bien inspiré, car s’il y avait une chose qui pouvait pousser Pompée à se battre, c’était la perspective que Crassus lui vole la gloire. Il se redressa donc, serra la mâchoire et foudroya l’assemblée du regard. Je remarquai que Palicanus et Afranius lui adressaient tous deux de petits signes d’encouragement.

— Nous avons des éclaireurs dans la légion, Cicéron, dit Pompée, des types merveilleux qui arrivent à trouver des chemins dans les terrains les plus difficiles — les marécages, les chaînes de montagnes, les forêts qu’aucun homme n’a jamais explorées. Mais la politique constitue le pire obstacle auquel j’aie jamais été confronté. Si tu arrives à me sortir de ce mauvais pas, tu n’auras pas d’ami plus sincère que moi.

— T’en remettras-tu entièrement à moi ?

— Tu es mon éclaireur.

— Très bien, fit Cicéron. Gabinius, demain, tu dois convoquer Pompée aux rostres, pour lui demander de prendre les pleins pouvoirs.

— Parfait, commenta Pompée d’un air conquérant en serrant son poing massif. Et je vais accepter.

— Non, non, protesta Cicéron. Tu dois absolument refuser. Tu diras que tu en as assez fait pour Rome, que tu n’as plus guère d’ambition pour la vie publique et que tu te retires sur tes terres, à la campagne.

Pompée se décomposa.

— Ne t’inquiète pas. Je t’écrirai ce que tu devras dire. Tu quitteras la ville demain après-midi, et tu ne reviendras pas. Plus tu auras l’air réticent, plus les gens seront pressés de te voir revenir. Tu seras notre Cincinnatus, qu’on est allé rechercher dans sa ferme pour sauver le pays du désastre. C’est l’un des mythes les plus convaincants de la politique, crois-moi.

Certains des participants à la réunion s’opposèrent à une tactique aussi spectaculaire, la jugeant trop risquée. Mais l’idée de paraître modeste séduisait la vanité de Pompée. N’est-ce pas là en effet le rêve de tout homme orgueilleux et ambitieux : au lieu de descendre dans l’arène et de se battre pour le pouvoir, laisser le peuple venir à lui en rampant pour le supplier d’accepter ce pouvoir comme un don ? Plus Pompée y réfléchissait, plus cette idée lui plaisait. Sa dignité et son autorité n’auraient pas à souffrir, il disposerait de plusieurs semaines pour se préparer confortablement et, si les choses tournaient mal, la faute en incomberait à quelqu’un d’autre.

— Tout cela paraît très intelligent, commenta Gabinius qui tamponnait sa lèvre fendue. Mais tu parais oublier que ce n’est pas le peuple qui est le problème, c’est le Sénat.

— Le Sénat suivra quand il s’apercevra des implications du départ de Pompée. Les sénateurs seront confrontés à cette alternative : soit ne rien faire concernant les pirates, soit accorder les pleins pouvoirs à Crassus. Et, pour la majorité, aucune des deux solutions n’est acceptable. Il suffira d’y mettre un peu d’huile, et ils glisseront tous de notre côté.

— C’est très intelligent, déclara Pompée d’un ton admiratif. N’est-il pas intelligent, messieurs ? Ne vous avais-je pas dit qu’il était intelligent ?

— Ces quinze postes de légats, reprit Cicéron, je propose que tu en utilises au moins la moitié pour gagner des soutiens au sein du Sénat.

Palicanus et Afranius, voyant leurs commissions lucratives en péril, émirent aussitôt les plus vives objections. Mais Pompée leur intima le silence.

— Tu es un héros national, continua Cicéron, un patriote au-dessus des ergotages et intrigues politiques mesquines. Au lieu d’utiliser ton pouvoir d’attribution pour récompenser tes amis, tu devrais t’en servir pour diviser tes ennemis. Rien ne déchirera plus sûrement l’aristocratie que de persuader certains de s’engager sous tes ordres. Ils vont s’étriper.

— Je suis d’accord, intervint César avec un hochement de tête décidé. Le plan de Cicéron est meilleur que le mien. Sois patient, Afranius. Ce n’est que la première étape. Nous aurons notre récompense plus tard.

— Et il va sans dire que la défaite des ennemis de Rome devrait être pour nous une récompense suffisante, intervint Pompée sur un ton moralisateur.

Je me rendis compte qu’il se voyait déjà derrière sa charrue. Plus tard, alors que nous rentrions chez nous, Quintus glissa à son frère :

— J’espère que tu sais ce que tu fais.

— Moi aussi, j’espère que je sais ce que je fais, répondit Cicéron.

— Le nœud du problème, c’est sans doute Crassus et ses deux tribuns, avec cette possibilité de s’opposer au projet de loi. Comment vas-tu contourner ça ?

— Je n’en ai aucune idée. Espérons qu’une solution va se présenter. C’est généralement le cas.

Je pris alors conscience que Cicéron s’appuyait énormément sur son vieux principe, selon lequel il faut parfois commencer un combat pour trouver comment le gagner. Il souhaita bonne nuit à Quintus et s’éloigna, tête baissée, plongé dans ses pensées. Lui qui n’avait participé qu’à contrecœur au grand dessein de Pompée en apparaissait maintenant comme le principal organisateur, et il savait que cela risquait de le mettre en position délicate, ne fût-ce qu’avec sa propre épouse. D’après mon expérience, les femmes sont nettement moins enclines que les hommes à oublier les affronts passés, et Terentia trouvait inexplicable que son mari puisse encore être aux petits soins pour « le Prince de Picenum », comme elle l’appelait ironiquement, surtout après les scènes de la matinée au Sénat qui alimentaient toutes les conversations. Elle attendait Cicéron dans le tablinum lorsque nous arrivâmes, prête à l’attaque et à la bataille. Elle se jeta immédiatement sur lui.

— Je ne peux pas croire que les choses en soient arrivées là ! Il y a le Sénat d’un côté et la populace de l’autre — et où pensez-vous que se trouve mon mari ? Comme d’habitude, avec la populace ! J’espère que toi-même, tu vas couper tout lien avec cet homme maintenant ?

— Il va annoncer son départ dès demain, la rassura Cicéron.

— Quoi ?

— C’est la vérité. Je m’en vais de ce pas rédiger sa déclaration ; ce qui signifie que je devrai dîner dans mon bureau, je le crains, alors, si tu veux bien m’excuser…

Il passa devant elle et, une fois que nous fûmes à l’écart, me demanda :

— Tu crois qu’elle m’a cru ?

— Non, répondis-je.

— Moi non plus, dit-il avec un petit rire. Il y trop longtemps qu’elle vit avec moi.

Il était à présent assez riche pour divorcer s’il l’avait voulu, et il aurait pu se trouver un bien meilleur parti, beaucoup plus beau en tout cas. Il était déçu qu’elle n’ait pas pu lui donner de fils. Et pourtant, malgré leurs disputes interminables, il restait avec elle. Ce n’était pas à proprement parler de l’amour — du moins pas au sens où l’entendent les poètes. Un lien plus fort et plus étrange les unissait. Elle l’empêchait de s’émousser, c’était en partie cela : elle était la pierre à aiguiser et lui la lame. Quoi qu’il en soit, elle ne nous dérangea pas de la soirée et Cicéron put me dicter les mots qu’il voulait mettre dans la bouche de Pompée. Il n’avait jamais écrit de discours pour quelqu’un d’autre, et ce fut une expérience très particulière. De nos jours, bien sûr, la plupart des sénateurs emploient un esclave ou deux à la rédaction de leurs discours. J’ai même entendu dire que certains n’ont aucune idée de ce qu’ils vont dire avant de voir le texte posé devant eux ; que ces hommes puissent prétendre au titre d’hommes d’État me désespère. Cicéron se découvrit un vrai goût pour composer des textes pour les autres. Cela l’amusait d’inventer les phrases qu’auraient dû prononcer les grands hommes si seulement ils en avaient eu l’intelligence, et il sut par la suite utiliser cette technique pour son plus grand avantage dans ses livres. Il conçut même la formule prononcée par Gabinius et qui finit par devenir célèbre : « Pompée le Grand n’est pas né pour lui seul, mais pour Rome ! »

L’allocution resta délibérément courte, et nous eûmes terminé bien avant minuit, aussi, tôt, le lendemain matin, dès que Cicéron eut fait ses exercices et reçu ses visiteurs les plus importants, nous rendîmes-nous chez Pompée pour lui remettre son discours. La nuit lui avait apporté sa dose de doutes et il se rongeait à présent les sangs en se demandant si son départ était une si bonne idée que ça. Cicéron mit ce revirement en grande partie sur le compte de la nervosité d’avoir à monter aux rostres, et, une fois que Pompée eut son texte préparé entre les mains, il commença à se calmer. Cicéron donna ensuite quelques notes à Gabinius, qui était présent également, mais le tribun n’apprécia guère qu’on lui remît son texte comme à un acteur et insista pour savoir s’il devait vraiment dire que Pompée était « né pour Rome ».

— Pourquoi ? plaisanta Cicéron. Tu n’en es pas persuadé ? Sur quoi Pompée ordonna d’un ton bourru à Gabinius de cesser de se plaindre et de dire les mots tels qu’ils étaient écrits. Gabinius se tut, mais il foudroya Cicéron du regard, et je crois que c’est à partir de cet instant qu’il devint son ennemi secret — illustrant parfaitement le mal que le sénateur pouvait ainsi causer avec ses reparties cinglantes.

Une gigantesque foule s’était rassemblée dans le forum, impatiente d’assister à la suite des événements de la veille. Nous entendîmes le bruit en descendant la colline depuis le domicile de Pompée — ce son impressionnant et caractéristique que produit toujours la multitude excitée et me rappelle immanquablement une vague énorme se brisant contre la grève lointaine. Je sentis mon pouls s’accélérer. Les sénateurs étaient presque tous là, et les aristocrates avaient amené avec eux plusieurs centaines de partisans, en partie pour se protéger, et en partie pour huer Pompée lorsqu’il réclamerait, comme ils s’y attendaient, le commandement suprême. Le grand homme pénétra rapidement dans le forum, escorté, comme précédemment, par Cicéron et ses alliés sénatoriaux, mais il resta à la lisière et se dirigea directement vers le fond des rostres, où il fit les cent pas, bâilla, souffla sur ses mains glacées et montra dans l’ensemble tous les signes de la nervosité tandis que les clameurs de la foule s’amplifiaient. Cicéron lui souhaita bonne chance, puis partit vers le devant des rostres rejoindre les autres sénateurs, car il tenait absolument à voir leurs réactions. Les dix tribuns montèrent à la tribune et prirent place sur leur banc, puis Gabinius s’avança et annonça d’une voix de stentor :

— J’appelle devant le peuple Pompée le Grand !

Comme l’apparence est importante en politique, et comme Pompée avait été superbement façonné par la nature pour imposer une idée de grandeur ! Alors que cette silhouette familière imposante gravissait les marches et surgissait à la tribune, ses partisans lui firent la plus superbe des ovations. Il se tint là, aussi solide qu’un taureau, sa grande tête légèrement rejetée en arrière sur ses épaules massives, les yeux baissés sur les visages levés vers lui, les narines palpitantes, comme s’il respirait les applaudissements. En général, le public n’aimait pas qu’on lui lise un discours et préférait la spontanéité apparente. Mais, cette fois, il y avait quelque chose dans la façon dont Pompée déroula son court texte et le tint devant lui qui renforçait encore l’impression que ces mots étaient aussi importants que celui qui les prononçait — un homme au-dessus des techniques d’orateur bien huilées du droit et de la politique.

— Peuple de Rome, déclama-t-il dans un silence complet, à dix-sept ans, j’ai combattu dans l’armée de mon père, Gnaeus Pompeius Strabo, pour ramener l’unité de l’État. Quand j’en ai eu vingt-trois, j’ai levé une armée de quinze mille hommes et vaincu les armées rebelles combinées de Brutus, Caelius et Carrinas, et j’ai été sacré imperator sur le champ de bataille. Lorsque j’ai eu vingt-quatre ans, j’ai conquis la Sicile. À vingt-cinq ans, j’ai conquis l’Afrique. Le jour de mes vingt-six ans, j’ai reçu mon triomphe. À trente ans et alors que je n’étais même pas encore sénateur, j’ai pris le commandement de nos troupes en Espagne avec l’autorité proconsulaire, j’ai combattu les rebelles pendant six années, et j’ai gagné. À l’âge de trente-six ans, je suis rentré en Italie et j’ai éliminé ce qui restait des troupes d’esclaves rebelles de Spartacus. À trente-sept ans, j’ai été élu consul et j’ai reçu mon deuxième triomphe. En tant que consul, je vous ai rendu les droits ancestraux des tribuns et j’ai organisé des jeux. Chaque fois qu’un danger a menacé l’unité nationale, je me suis engagé. Ma vie tout entière n’a été qu’un long service commandé. Aujourd’hui, un nouveau danger sans précédent menace l’unité nationale, et pour y faire face, un nouveau commandement doté de pouvoirs exceptionnels a été judicieusement proposé. Celui que vous choisirez pour porter ce fardeau devra avoir le soutien de tous les rangs et de toutes les classes car il faut une grande confiance pour accorder tant de pouvoirs à un seul homme. Il me paraît évident, après la séance au Sénat d’hier, que je ne bénéficie pas de la confiance des sénateurs, aussi voudrais-je vous dire que, bien que l’on m’en ait prié, je n’accepterai pas d’être nommé à ce poste. Et, si j’étais nommé, je refuserais de servir. Pompée le Grand a eu son content de service commandé. Je renonce aujourd’hui à toute ambition à la tête de l’État et me retire de la cité pour aller labourer la terre de mes ancêtres.

Après un moment de choc, un formidable grondement de déception monta de la foule, et Gabinius s’empressa de regagner le devant de la scène, où Pompée se tenait, impassible.

— Mais c’est impossible ! Pompée le Grand n’est pas né pour lui seul, mais pour Rome !

Évidemment, la formule suscita une gigantesque démonstration de soutien, et les cris de « Pompée ! Pompée ! Rome ! Rome ! » résonnèrent contre les murs des basiliques et des temples au point de faire mal aux oreilles. Il fallut un certain temps avant que Pompée puisse se faire entendre.

— Votre bonté me touche, mes chers concitoyens, mais mon séjour prolongé dans la cité ne pourrait qu’entraver vos délibérations. Fais un choix avisé, ô peuple de Rome, parmi les nombreux anciens consuls qui ont montré leurs capacités au Sénat ! Et souviens-toi que, même si je quitte maintenant Rome, mon cœur restera pour toujours parmi tes foyers et tes temples. Adieu !

Il leva son rouleau de papyrus comme si c’était un bâton de maréchal, salua la foule en délire, se retourna et marcha d’un pas lourd et implacable vers le fond de l’estrade, ignorant toutes les supplications. Puis il descendit les marches sous les yeux ébahis des tribuns, ses jambes disparaissant d’abord, puis son torse et enfin sa noble tête coiffée d’un casque de cheveux. Certaines personnes près de moi commencèrent à pleurer et à s’arracher cheveux et vêtements, et j’avais beau savoir que l’opération n’était qu’une ruse, j’eus toutes les peines du monde à ne pas éclater moi-même en sanglots. Les sénateurs assemblés paraissaient avoir reçu un projectile en leur sein — quelques-uns étaient prêts à relever le défi mais ils étaient dans l’ensemble ébranlés, et la majorité semblait paralysée par la stupéfaction. De presque aussi loin qu’on pût se souvenir, Pompée avait été le plus grand homme d’État qu’ait connu Rome, et maintenant, il était… parti. Le visage de Crassus, en particulier, reflétait une palette d’émotions contradictoires qu’aucun peintre vivant ne pourrait espérer capturer. Une partie de lui-même se disait qu’il serait enfin, après tant d’années passées dans l’ombre de Pompée, le favori pour recevoir les pleins pouvoirs ; mais l’autre partie, plus rusée, savait qu’il devait s’agir d’un subterfuge et que sa position n’en était que plus menacée par un péril imprévisible.

Cicéron resta juste assez pour juger des réactions que son plan avait suscitées, puis se dépêcha de rejoindre l’arrière des rostres. Les fidèles de Picenum étaient là, ainsi que le groupe des parasites habituels. Les serviteurs de Pompée avaient amené une litière fermée de brocart bleu et or pour le conduire à la porte Capène, et le général s’apprêtait à y monter. Il était comme beaucoup d’hommes que j’ai vu juste après qu’ils ont prononcé un discours important, tout à la fois euphorique jusqu’à l’arrogance et cherchant à tout prix à être rassuré.

— Ça s’est extrêmement bien passé, dit-il. Tu as trouvé ça comment ?

— Superbe, répondit Cicéron. L’expression de Crassus est au-delà de toute description.

— Tu as aimé le passage disant que mon cœur restera pour toujours parmi les foyers et les temples de Rome ?

— C’était un vrai trait de génie.

Pompée poussa un grognement satisfait et s’installa parmi les coussins de sa litière. Il baissa le rideau puis l’écarta aussitôt.

— Tu es sûr que ça va marcher ?

— Tes adversaires sont dans le désarroi. C’est un début. Le rideau retomba, puis s’écarta de nouveau.

— La loi sera votée dans combien de temps ?

— Dans quinze jours.

— Tiens-moi au courant. Chaque jour au moins.

Cicéron recula et la chaise fut hissée sur l’épaule de ses porteurs. Ces jeunes gens devaient être assez costauds car Pompée pesait son poids ; pourtant, ils partirent au pas de course, passèrent devant le Sénat et quittèrent le forum — le corps céleste de Pompée le Grand traînant derrière lui sa queue de comète de clients et admirateurs.

— Si j’ai aimé le passage sur les foyers et les temples ? répéta Cicéron, qui secoua la tête en le regardant s’éloigner. Mais évidemment, grand nigaud, c’est moi qui l’ai écrit !

J’imagine que cela devait être dur pour lui de consacrer tant d’énergie à un chef qu’il n’admirait pas et pour une cause qu’il jugeait fondamentalement spécieuse. Mais l’ascension vers les sommets politiques vous contraint souvent de voyager avec des compagnons qui ne vous plaisent guère, et vous font découvrir de bien étranges paysages. Et il savait qu’il n’était plus question de faire machine arrière.

XII

Pendant les deux semaines suivantes, on ne parla plus à Rome que d’un seul sujet : les pirates. Gabinius et Cornélius « vivaient sur les rostres », comme on disait à l’époque — c’est-à-dire qu’ils portaient chaque jour la question de la menace des pirates à l’attention du peuple en prononçant de nouvelles dénonciations et convoquant toujours plus de témoins. Les histoires horribles étaient devenues leur spécialité. Par exemple, on rapportait que, si un prisonnier des pirates déclarait qu’il était citoyen romain, ses ravisseurs feignaient la terreur et le suppliaient de leur pardonner. Ils lui apportaient même une toge et des souliers et s’inclinaient devant lui. Ce jeu pouvait durer longtemps, jusqu’au moment où, alors qu’ils se trouvaient en pleine mer, ils déroulaient une échelle et lui disaient qu’il était libre de partir. Si leur victime refusait de descendre, ils le jetaient par-dessus bord. De tels récit mettaient le public du forum en fureur : pour lui, « je suis un citoyen romain » était une incantation magique qui devait assurer le respect dans le monde entier.

Cicéron ne s’exprima pas lui-même du haut des rostres. Curieusement, il ne l’avait encore jamais fait, ayant décidé dès le début qu’il attendrait pour cela une étape de sa carrière où il pourrait produire le maximum d’impact. Il était naturellement tenté de faire de ce problème l’occasion de rompre le silence : c’était là le bâton populaire idéal pour battre les aristocrates, et il avait beaucoup à dire. Mais il finit par y renoncer en réfléchissant que la mesure bénéficiait déjà du soutien écrasant de la rue et qu’il serait mieux employé derrière la scène, à mettre au point des stratégies et tenter de rallier les sénateurs les plus hésitants.

Pour changer, il joua donc les modérés, arpentant le senaculum de sa manière habituelle, en écoutant les plaintes des pedarii, promettant de transmettre des messages de sympathie et de prière à Pompée et faisant miroiter — très occasionnellement — des demi-promesses, de préférence à des personnages influents. Chaque jour, un messager arrivait de la propriété de Pompée, dans les monts Albains, avec une dépêche contenant de nouvelles récriminations, de nouvelles questions ou instructions (« Notre nouveau Cincinnatus ne semble pas passer beaucoup de temps à labourer », commentait Cicéron avec un sourire ironique), et chaque jour, le sénateur me dictait une réponse apaisante où il glissait souvent le nom de personnes avec lesquelles Pompée aurait intérêt à s’entretenir. Il s’agissait là d’une tâche délicate puisqu’il était important de continuer à prétendre que Pompée ne prenait plus part à la vie politique. Mais un mélange de cupidité, de flatterie, d’ambition, la prise de conscience qu’une forme de commandement suprême devenait inévitable et la crainte que celui-ci n’échût à Crassus finirent par ramener une demi-douzaine de sénateurs clés dans le camp de Pompée, le plus emblématique d’entre eux étant Lucius Manlius Torquatus, qui revenait tout juste de sa préture et était certain de se présenter à l’élection au consulat l’année suivante.

Crassus restait, comme toujours, la plus grande menace des projets de Cicéron et, bien entendu, lui non plus ne gardait pas les bras croisés. Il mena campagne en promettant les commissions les plus lucratives, gagnant ainsi de nouveaux partisans. Pour les amateurs de politique, il était fascinant d’observer ces éternels rivaux, Crassus et Pompée, toujours au coude à coude. Ils avaient chacun deux tribuns à leur solde, ce qui leur donnait la possibilité de s’opposer au projet de loi, et ils avaient tous deux une liste d’alliés secrets au Sénat. Crassus avait l’avantage de bénéficier du soutien de la plupart des aristocrates, qui redoutaient Pompée plus que n’importe qui dans la République ; ce dernier jouissait quant à lui d’une immense popularité dans la rue.

— Ils sont comme deux scorpions qui se tournent autour, commenta un matin Cicéron, confortablement installé dans son fauteuil après m’avoir dicté son dernier message à Pompée. Aucun d’eux ne peut gagner directement, mais chacun peut tuer l’autre.

— Comment la victoire finira-t-elle par s’imposer, alors ?

Il me regarda, puis se redressa brusquement pour frapper son bureau de la paume de la main avec une soudaineté qui me fit sursauter.

— Elle ira à celui qui frappera l’autre par surprise.

À l’époque où il fit cette remarque, il ne restait plus que quatre jours avant que la lex Gabinia ne fût votée par le peuple. Cicéron n’avait toujours pas trouvé le moyen de circonvenir le veto de Crassus. Il était las et découragé, et se remit à évoquer une éventuelle installation à Athènes pour étudier la philosophie. Ce jour passa, puis le suivant, et encore le suivant sans qu’aucune solution ne se présentât. Le dernier jour avant le vote, je me levai comme d’habitude à l’aube et ouvris la porte à la clientèle de Cicéron. Maintenant qu’on le savait si proche de Pompée, ces réceptions matinales avaient doublé de volume, et la maison regorgeait de demandeurs et sympathisants divers, pour le plus grand déplaisir de Terentia. Certains portaient des noms célèbres. Ainsi, ce matin-là, il y avait Antonius Hybrida, deuxième fils du grand orateur et consul Marcus Antonius, qui venait de servir un temps comme tribun ; c’était un imbécile et un ivrogne, mais il devait être reçu en premier. Il faisait gris et il pleuvait dehors, aussi les visiteurs apportaient-ils avec eux une odeur de chien mouillé qui émanait de leurs vêtements sales et humides et de leurs cheveux trempés. Comme le carrelage noir et blanc était maculé de traces de boue, je m’apprêtais à appeler un esclave de maison pour qu’il lave par terre quand la porte se rouvrit sur Marcus Licinius Crassus en personne. Je fus tellement surpris que j’en oubliai d’être inquiet et l’accueillis d’un salut aussi naturel que s’il avait été n’importe qui venu requérir une lettre d’introduction.

— Et très bonne journée à toi, Tiron, rétorqua-t-il.

Il ne m’avait rencontré qu’une fois et se souvenait encore de mon nom, ce qui m’alarma.

— Serait-il possible de s’entretenir un instant avec ton maître ? Crassus n’était pas seul, mais flanqué de Quintus Arrius, un sénateur qui le suivait comme une ombre et dont le discours ridiculement affecté — il ajoutait systématiquement un h aspiré aux voyelles et prononçait ainsi son nom « Harrius » — devait être si mémorablement parodié par Catullus, le plus cruel des poètes. Je courus au bureau de Cicéron et le trouvai, comme de coutume, occupé à dicter une lettre à Sositheus tout en signant des documents aussi vite que Laurea pouvait les lui présenter.

— Tu ne devineras jamais qui est ici ! m’écriai-je.

— Crassus, répondit-il sans même lever la tête.

— Cela ne te surprend pas ? m’étonnai-je, complètement déconcerté.

— Non, dit Cicéron en signant une autre lettre. Il est venu me faire une offre magnanime qui ne sera en vérité pas magnanime du tout mais le présentera sous une meilleure lumière lorsque notre refus sera devenu public. Il a toutes les raisons de trouver un compromis alors que nous n’en avons aucune. Mais tu ferais mieux de le faire entrer avant qu’il ne soudoie tous mes clients pour qu’ils me laissent tomber. Et puis reste là pour prendre des notes, au cas où il essaierait de me prêter des propos que je n’ai pas tenus.

J’allai donc chercher Crassus — qui faisait effectivement le tour du tablinum de Cicéron en serrant des mains avec effusion, à la stupéfaction craintive de toutes les personnes concernées — et le conduisis dans le bureau. Les secrétaires sortirent et nous restâmes tous les quatre — Crassus, Arrius et Cicéron assis, moi debout dans un coin, à prendre des notes.

— Tu as une très jolie maison, commenta Crassus, toujours très amical. Petite, mais charmante. Il faudra que tu me préviennes si tu penses à la vendre.

— Si jamais elle prend feu, répliqua Cicéron, tu seras le premier à le savoir.

— Très amusant, fit Crassus, qui frappa dans ses mains et rit avec bonne humeur. Mais je suis tout à fait sérieux. Un homme aussi important que toi devrait avoir une plus grande propriété, dans un meilleur voisinage. Le Palatin, bien sûr. Je peux arranger ça. Non, je t’en prie, ajouta-t-il en voyant Cicéron secouer la tête, ne repousse pas mon offre. Nous avons eu nos différends, et j’aimerais pouvoir faire un geste de réconciliation.

— Eh bien, c’est très généreux de ta part, dit Cicéron. Hélas, je crains que les intérêts d’un certain monsieur ne se dressent encore entre nous.

— Il ne faut pas. J’observe la progression de ta carrière avec admiration, Cicéron. Tu mérites la place que tu occupes maintenant à Rome. Je suis sûr que tu obtiendras la préture cet été et le consulat deux ans après cela. Voilà… je l’ai dit. Tu peux compter sur mon soutien. Et maintenant, qu’est-ce que tu réponds à cela ?

C’était effectivement une proposition incroyable, et je compris en cet instant une chose importante sur le fonctionnement des hommes d’affaires les plus brillants, à savoir que ce n’est pas toujours une pingrerie opiniâtre qui leur vaut la réussite, mais plutôt la capacité, lorsque c’est nécessaire, de faire preuve d’une générosité inattendue, voire extravagante. Cicéron fut complètement déconcerté. On lui offrait carrément le consulat, le rêve de sa vie, sur un plateau — une ambition qu’il n’avait même jamais osé formuler devant Pompée, de crainte d’éveiller la jalousie du grand homme.

— Tu me plonges dans la plus grande confusion, Crassus, dit-il, d’une voix tellement altérée par l’émotion qu’il dut s’éclaircir la gorge avant de poursuivre. Mais le destin nous a une fois de plus conduits sur des chemins différents.

— Ce n’est pas obligatoire. À la veille du vote populaire, le moment n’est-il pas venu de trouver un compromis ? J’accepte la conception de Pompée des pleins pouvoirs. Nous n’avons qu’à les partager.

— Des pleins pouvoirs partagés, c’est un oxymore.

— Nous avons bien partagé le consulat.

— Oui, mais le consulat est un mandat conjoint, fondé sur le principe que le pouvoir doit être partagé. Mener une guerre est une tout autre affaire, comme tu es beaucoup mieux placé que moi pour le savoir. Dans une guerre, la moindre allusion de division au sommet est fatale.

— Mais ce commandement est tellement énorme qu’il peut largement y avoir place pour deux, non ? dit Crassus avec désinvolture. Pompée n’a qu’à prendre l’Est, et moi l’Ouest. Ou Pompée la mer et moi la terre. Ou vice versa. Cela m’est égal. À nous deux, nous pourrions diriger le monde, avec toi comme pont entre nous.

Je suis certain que Cicéron s’était attendu à un Crassus agressif et menaçant, tactique qu’une longue carrière dans les tribunaux lui avait appris depuis longtemps à gérer. Mais cette approche aussi généreuse qu’inattendue l’ébranlait profondément, d’autant que la suggestion de Crassus apparaissait à la fois raisonnable et patriotique. Cette situation aurait en outre été idéale pour Cicéron, lui permettant de gagner l’amitié des deux bords.

— Je ne manquerai pas de lui faire part de ton offre, promit Cicéron. Il l’aura entre les mains avant la fin du jour.

— Ce n’est pas ce qu’il me faut, rejeta Crassus. S’il ne s’agissait que de faire une proposition, j’aurais pu envoyer Arrius dans les monts Albains directement avec une lettre, n’est-ce pas, Arrius ?

— Effectivement.

— Non, Cicéron, ce qu’il me faut, c’est que tu mettes ça en place tout de suite.

Il se pencha tout près et s’humecta les lèvres ; il y avait quelque chose de presque lascif dans la façon dont Crassus parlait du pouvoir.

— Je vais être franc avec toi. J’ai décidé de reprendre la carrière militaire. J’ai toute la richesse qu’un homme peut espérer, mais cela ne saurait être qu’un moyen, pas une fin en soi. Peux-tu me citer quelle nation a jamais édifié une statue à un homme parce qu’il était riche ? Lequel parmi les nombreux peuples de la terre mêle à ses prières le nom d’un millionnaire mort depuis longtemps simplement à cause du nombre de maisons qu’il possédait ? Les seules gloires qui durent sont celles de la page écrite — et je ne suis pas poète — ou celles du champ de bataille. Tu vois, tu dois vraiment me donner l’accord de Pompée pour que notre marché tienne.

— Ce n’est pas une mule qu’on mène au marché, objecta Cicéron, qui, je le voyais, commençait déjà à reculer devant la grossièreté de son vieil ennemi. Tu sais comment il est.

— Je le sais. Trop bien même ! Mais tu es l’homme le plus persuasif au monde. Tu lui as fait quitter Rome… ne le nie pas ! Maintenant, tu pourrais sûrement le convaincre de revenir ?

— Il reviendra en tant que commandant suprême, ou il ne reviendra pas du tout, telle est sa position.

— Alors Rome ne le reverra plus, coupa Crassus, dont l’attitude amicale commençait à s’écailler comme une mince couche de peinture de mauvaise qualité sur l’une de ses propriétés les moins salubres. Tu sais parfaitement ce qui va se passer demain. C’est aussi prévisible qu’une farce de théâtre. Gabinius va proposer votre loi et Trebellius s’y opposera pour moi. Puis Roscius, toujours sur mes instructions, proposera un amendement qui établira un commandement suprême conjoint, et aucun tribun n’osera opposer son veto à ça. Si Pompée refuse cette proposition, il passera pour un enfant trop goinfre prêt à gâcher le gâteau plutôt que de le partager.

— Je ne suis pas d’accord. La plèbe l’aime.

— La plèbe aimait Tiberius Gracchus, mais qu’est-ce que ça lui a rapporté au bout du compte ? Il a connu un destin horrible pour un patriote romain, et tu ferais bien de t’en souvenir, dit Crassus en se levant. Pense à tes propres intérêts, Cicéron. Tu te rends certainement compte que Pompée ne peut te mener qu’à l’impasse politique ? Personne n’a jamais réussi à être consul en ayant l’aristocratie unie contre lui.

Cicéron se leva aussi et prit avec lassitude la main tendue de Crassus dans la sienne. Ce dernier la serra avec force et l’attira contre lui.

— Par deux fois, lui souffla-t-il d’une voix très douce, je t’ai tendu la main de l’amitié, Marcus Tullius Cicéron. Il n’y aura pas de troisième fois.

Là-dessus, il sortit de la maison, et ce à une telle vitesse que je n’eus même pas le temps de passer devant lui afin de lui ouvrir la porte. Je revins dans le bureau et trouvai Cicéron au même endroit et dans la même position que je l’avais laissé, en train de contempler sa main l’air soucieux.

— J’ai eu l’impression de toucher la peau d’un serpent, commenta-t-il. Dis-moi, j’ai mal entendu ou a-t-il suggéré que Pompée et moi pourrions subir le même destin que Tiberius Gracchus ?

— C’est bien ça : « un destin horrible pour un patriote romain », répondis-je d’après mes notes. Quel a été le destin de Tiberius Gracchus ?

— Fait comme un rat dans un temple et assassiné par les nobles alors qu’il était encore tribun, et donc censément inattaquable. Ça doit remonter à une soixantaine d’années, au moins. Tiberius Gracchus ! répéta-t-il en serrant le poing. Tu sais, Tiron, pendant un instant, j’ai failli le croire, mais je peux te jurer que je préférerais encore n’être jamais consul plutôt que d’avoir l’impression de devoir mon élection à Crassus.

— Je te crois, sénateur. Pompée vaut dix fois mieux que lui.

— Cent fois plutôt… malgré sa sottise.

Je m’occupai à quelques tâches — ranger le bureau, aller chercher la liste des visiteurs de la matinée dans le tablinum — tandis que Cicéron restait debout, immobile, dans son bureau. Lorsque je revins du tablinum, son visage avait pris une expression étrange. Je lui remis la liste et lui rappelai qu’il avait une salle pleine de clients à recevoir, parmi lesquels un sénateur. Il choisit distraitement deux noms, dont celui d’Hybrida, mais déclara soudain :

— Laisse cela à Sositheus. J’ai un autre travail pour toi. Va aux Archives nationales et consulte les Annales de l’année consulaire de Mucius Scaevola et Calpurnius Pison Frugi. Copie tout ce que tu trouveras sur le tribunat de Tiberius Gracchus et sa loi agraire. Ne parle à personne de ce que tu fais. Si quelqu’un t’interroge, invente quelque chose. Bon, eh bien, qu’est-ce que tu fais ?

Il sourit pour la première fois depuis une semaine et fit mine de me chasser en me poussant du bout des doigts.

— Vas-y, mon garçon, vas-y !

Après tant d’années passées à son service, je m’étais habitué à ces ordres péremptoires et déconcertants, et, dès que j’eus pris de quoi me protéger du froid et de la pluie, je me mis en route. Jamais je n’avais vu la ville aussi sinistre et miséreuse — en plein cœur de l’hiver, sous un ciel bas, pétrie de froid, soumise à la disette, avec des mendiants à tous les coins de rue et parfois même, dans le caniveau, le cadavre d’un malheureux mort pendant la nuit. Je descendis rapidement les allées désolées, traversai le forum et gravis les marches des Archives. C’était là que j’avais retrouvé le dossier officiel indigent de Gaius Verres et où j’avais depuis effectué bien des missions, surtout à l’époque où Cicéron était édile, aussi les employés connaissaient-ils mon visage. Ils me remirent le volume dont j’avais besoin sans me poser de questions. Je le portai à une table de lecture située près de la fenêtre et le déroulai de mes mains protégées par des mitaines. La lumière matinale n’éclairait pas grand-chose, il y avait plein de courants d’air et je ne savais pas vraiment ce que je cherchais. Les Annales, du moins à cette époque, c’est-à-dire avant que César ne mette la main dessus, donnaient un compte rendu clair et complet des événements de chaque année : le nom des magistrats, les lois promulguées, les guerres menées, les famines endurées, les éclipses et autres phénomènes naturels observés. Elles étaient tirées du registre officiel rédigé chaque année par le grand pontife, et affichées sur le panneau blanc qui se dressait devant le siège du collège des pontifes.

L’histoire m’a toujours fasciné. Comme l’a écrit un jour Cicéron : « Être ignorant de ce qui s’est passé avant sa naissance revient à rester toujours un enfant. Quelle est la valeur de la vie humaine en effet si elle n’est pas intégrée à la vie de nos ancêtres par les registres de l’histoire ? » J’oubliai bien vite le froid et aurais volontiers passé toute la journée à dérouler ce rouleau pour étudier des événements vieux de plus de soixante ans. Je découvris alors qu’en cette année précise, la six cent vingt et unième année de Rome, le roi Attale III de Pergame était mort en léguant son pays à Rome ; que Scipion le second Africain avait détruit la cité espagnole de Numance, massacrant la totalité de ses cinq mille habitants mis à part les cinquante qu’il garda enchaînés pour les faire parader lors de son triomphe ; et que Tiberius Gracchus, le célèbre tribun radical, avait fait passer une loi redistribuant les terres publiques aux fermiers pauvres qui, comme toujours, souffraient alors de mille maux. Rien ne change jamais, me dis-je. La proposition de loi de Gracchus avait plongé dans la fureur les aristocrates du Sénat, qui y virent une menace pour leurs biens, aussi avaient-ils persuadé, ou soudoyé, un tribun du nom de Marcus Octavius pour qu’il oppose son veto. Mais comme le peuple était unanime dans son soutien à la loi, Gracchus avait protesté du haut des rostres qu’Octavius manquait à son devoir sacré qui était de veiller à l’intérêt du peuple. Il avait donc appelé la plèbe à voter le départ d’Octavius, tribu par tribu, ce qu’elle s’était empressée de faire. Lorsque les dix-sept premières tribus (sur trente-cinq) eurent voté massivement la destitution d’Octavius, Gracchus avait suspendu le vote et proposé à Octavius de retirer son veto. Celui-ci avait refusé, aussi Gracchus en avait-il « appelé aux dieux d’être témoins qu’il ne cherchait pas volontairement à destituer son collègue ». Il avait alors fait voter la dix-huitième tribu, avait atteint une majorité, et Octavius avait été déchu de son tribunat (« réduit au rang de simple citoyen, il partit sans être vu »). La loi agraire avait donc pu être promulguée. Mais les nobles, comme Crassus l’avait rappelé à Cicéron, avaient exercé leur vengeance quelques mois plus tard. Gracchus avait été encerclé dans le temple de Fides, battu à mort à coups de bâtons et de gourdins, et son corps avait été jeté dans le Tibre.

Je détachai le polyptique de mon poignet et pris mon style. Je me souviens d’avoir regardé autour de moi pour vérifier que j’étais seul avant de l’ouvrir et de me mettre à copier tous les passages intéressants des Annales — je comprenais à présent pourquoi Cicéron avait tant insisté pour que tout cela restât secret. J’avais les doigts gelés et la cire était dure : mon écriture était atroce. À un moment, Catulus lui-même, le directeur des Archives, apparut dans l’embrasure de la porte et me regarda directement, et j’eus l’impression que mon cœur allait fracasser les os de ma cage thoracique. Mais le vieil homme était myope et, de toute façon, je doute qu’il eût su qui j’étais ; il n’était pas de ces politiciens-là. Après s’être entretenu un instant avec l’un de ses affranchis, il était parti. Je terminai ma transcription et quittai l’édifice presque en courant, dévalai les marches gelées et retraversai le forum jusqu’à la maison de Cicéron, serrant mes tablettes de cire contre moi avec l’impression que, de toute ma vie, je n’avais jamais rien fait d’aussi lourd de sens.

Lorsque j’arrivai à la maison, Cicéron était encore engagé avec Antonius Hybrida, mais dès qu’il m’aperçut attendant près de la porte, il mit rapidement fin à la conversation. Hybrida était un de ces hommes à l’ossature fine et de bonne éducation qui avait perdu fortune et santé à force de boire. Je sentais son haleine de là où je me tenais : on aurait dit un fruit pourrissant dans un caniveau. Il avait été expulsé du Sénat quelques années plus tôt pour cause de faillite et de mœurs dissolues — à savoir corruption, ivrognerie, et pour avoir acheté une belle esclave aux enchères puis l’avoir prise ouvertement comme maîtresse. Cependant, curieusement, les gens l’aimaient bien pour ses manières canailles, et maintenant qu’il venait d’effectuer une année de tribunat, il retrouvait sa place au Sénat. J’attendis qu’il fût parti pour donner mes notes à Cicéron.

— Qu’est-ce qu’il voulait ? demandai-je.

— Mon soutien pour l’élection à la préture.

— Il a du culot !

— Je suppose, oui. Mais j’ai promis de le soutenir, dit Cicéron avec insouciance. Puis, voyant ma surprise, il expliqua :

— Au moins, s’il est préteur, ça me fera un rival de moins pour le consulat.

Il posa mon polyptyque sur son bureau et lut attentivement.

Puis il cala ses coudes de chaque côté, appuya son menton sur ses paumes et se pencha en avant pour le relire. Je me représentais ses pensées qui filaient telle l’eau s’infiltrant dans les joints d’un carrelage — d’abord en avant, puis se répandant de part et d’autre, bloquée d’un côté, avançant de l’autre, s’élargissant et se ramifiant, les moindres éventualités, implications et probabilités combinées en un mouvement fluide et miroitant. Il finit par dire, tant pour lui-même que pour moi :

— Personne n’avait jamais essayé pareille tactique avant Gracchus, et personne ne l’a plus jamais essayée depuis. On comprend pourquoi. C’est une arme à ne pas mettre entre les mains de n’importe qui ! Que nous gagnions ou que nous perdions, nous devrons vivre avec les conséquences d’un tel acte pendant des années. Je ne sais pas trop, Tiron, dit-il en levant les yeux vers moi. Peut-être vaudrait-il mieux que tu effaces tout ça.

Mais à peine eus-je esquissé un mouvement en direction du carnet qu’il ajouta vivement :

— Mais peut-être pas.

Et il m’envoya chercher Laurea et deux autres esclaves pour qu’ils se rendent chez tous les sénateurs du petit groupe de Pompée afin de les convoquer à une réunion après la fermeture des bureaux, ce même après-midi.

— Pas ici, s’empressa-t-il de préciser, mais chez Pompée.

Puis il s’assit et entreprit d’écrire de sa propre main un message au général qui fut envoyé par coursier, lequel avait pour instruction d’attendre et de revenir avec la réponse.

— Si Crassus veut invoquer le fantôme de Gracchus, eh bien, il va l’avoir ! fit-il sombrement une fois que la lettre fut partie.

Inutile de dire que tous se montrèrent impatients de savoir pourquoi Cicéron les avait fait appeler et, dès que les bureaux et tribunaux fermèrent, ils se précipitèrent à la demeure de Pompée, occupant tous les sièges autour de la table sauf le grand trône du propriétaire absent, laissé vide en témoignage de respect. Il peut paraître étrange que des hommes aussi intelligents et érudits que César et Varron pussent ignorer la tactique précise dont Gracchus avait usée en tant que tribun, mais il faut se souvenir qu’il était déjà mort depuis soixante-trois ans, que des événements considérables étaient intervenus entre-temps et que l’engouement pour l’histoire contemporaine qui devait se développer durant les décennies à venir ne s’était pas encore manifesté. Cicéron lui-même avait oublié l’affaire jusqu’à ce que la menace de Crassus réveille un souvenir lointain de l’époque où il étudiait le droit. Il régna un profond silence pendant qu’il lisait les extraits des Annales, puis, lorsqu’il eut terminé, un brouhaha excité monta de l’assistance. Seul Varron qui, avec ses cheveux blancs, était l’homme le plus âgé de l’assemblée se souvenait d’avoir entendu son père parler du chaos du tribunat de Gracchus et émit des réserves.

— Tu vas créer un précédent, assura-t-il, qui permettra à n’importe quel démagogue de convoquer le peuple et de menacer de se débarrasser de n’importe quel collègue dès qu’il sentira qu’il peut emporter une majorité parmi les tribus. De fait, pourquoi s’arrêter au tribunat ? Pourquoi ne pas faire partir un préteur ou un consul ?

— Nous ne créerions pas de précédent, fit remarquer César avec impatience. Gracchus l’a déjà fait pour nous.

— Exactement, intervint Cicéron. Bien que les nobles l’aient assassiné, ils n’ont pas déclaré sa législation illégale. Je comprends ce que veut dire Varron et, dans une certaine mesure, je partage son malaise. Mais nous menons une lutte sans merci et cela nous oblige à prendre des risques.

Il y eut un murmure d’assentiment ; à la fin, les voix les plus décisives en faveur du projet furent celles de Gabinius et de Cornélius, soit ceux qui devraient effectivement se dresser devant le peuple pour faire voter la législation, et qui seraient en conséquence les premiers à subir les représailles tant physiques que légales des nobles.

— La plèbe veut ce commandement suprême à une majorité écrasante, et ils veulent que ce soit Pompée qui en soit investi, déclara Gabinius. Le fait que la bourse de Crassus soit assez garnie pour acheter deux tribuns ne devrait pas permettre de frustrer leur volonté.

Afranius voulut savoir si Pompée avait émis une opinion.

— Voici le message que je lui ai fait porter ce matin, dit Cicéron en brandissant le rouleau. Et là, au bas de la lettre, figure sa réponse, qui m’est parvenue ici, au moment même de votre arrivée.

Tout le monde put voir que Pompée avait tracé, de sa grande écriture manuscrite, un seul mot en travers du papyrus :

D’accord.

Cela réglait la question. Cicéron me demanda par la suite de brûler la lettre.


Le lendemain de la réunion, un froid mordant était tombé sur la ville, et un vent glacial s’enroulait autour des colonnades et des temples du forum. Mais cela n’empêcha pas une vaste foule de venir. Les grands jours de vote, les tribuns se déplaçaient des rostres au temple de Castor, où il y avait davantage d’espace pour conduire le scrutin, aussi les ouvriers avaient-ils travaillé toute la nuit pour dresser les ponts de bois sur lesquels les citoyens se rangeraient en files pour voter. Cicéron arriva tôt et dans la plus grande discrétion, avec seulement Quintus et moi pour l’assister car, comme il nous le dit en descendant la colline, il n’était que le metteur en scène de cette pièce, et nullement l’un de ses principaux acteurs. Il passa un petit moment à s’entretenir avec un groupe de représentants des tribus, puis s’éloigna avec moi vers le portique de la basilique Aemilia, d’où il aurait une bonne vue des opérations et pourrait donner des instructions si nécessaire.

C’était un spectacle impressionnant, et je suppose que je dois être l’un des derniers hommes encore en vie à y avoir assisté — les dix tribuns alignés sur leur banc et parmi eux, tels des gladiateurs engagés pour l’occasion, les deux paires de force égale formées par Gabinius et Cornélius (pour Pompée) contre Trebellius et Roscius (pour Crassus) ; les prêtres et les augures qui se tenaient tout en haut des marches du temple ; le feu orangé sur l’autel, qui dessinait une tache de couleur vacillante au milieu de la grisaille ; et, répandue par tout le forum, la foule des votants qui, le visage rougi par le froid, piétinaient autour de l’étendard de dix pieds de haut de leur tribu respective. Chaque étendard portait fièrement le nom de sa tribu en grandes lettres — AEMILIA, CAMILIA, FABIA, etc. — , de sorte que, s’ils s’éloignaient, ses membres puissent retrouver facilement l’endroit où ils étaient censés être. On plaisantait et on discutait ferme entre les groupes, jusqu’au moment où la trompe du héraut les rappela à l’ordre. Puis le crieur public donna la deuxième lecture du projet de loi d’une voix pénétrante avant que Gabinius s’avance pour prononcer une brève allocution. Il avait de bonnes nouvelles, annonça-t-il, de celles que le peuple de Rome appelait de ses prières. Pompée le Grand, profondément ému par les souffrances de la nation, voulait bien reconsidérer sa position et accepter le commandement suprême — seulement si c’était là le désir unanime de tous.

— Est-ce bien votre désir ? demanda Gabinius.

Une gigantesque démonstration d’enthousiasme lui répondit. Cela dura un certain temps, grâce aux officiers des tribus. En fait, dès que le volume sonore semblait faiblir, Cicéron adressait un signal discret à deux de ces officiers, qui le relayaient à travers tout le forum. Les étendards des tribus se remettaient à vibrer de plus belle, relançant les applaudissements. Gabinius finit par leur intimer le silence.

— Soumettons donc la question au vote !

Lentement — et l’on ne put qu’admirer son courage de se lever devant une telle multitude —, Trebellius quitta sa place sur le banc des tribuns et s’avança, la main levée pour indiquer son désir d’intervenir. Gabinius le contempla avec mépris, puis rugit à l’adresse de la foule :

— Eh bien, citoyens, devons-nous le laisser parler ?

— Non ! hurla la multitude.

Là-dessus, Trebellius, d’une voix que la nervosité rendait perçante, cria :

— Alors je m’oppose à ce projet de loi !

À n’importe quelle autre époque au cours des quatre siècles que nous venions de vivre, à l’exception de l’année où Tiberius Gracchus avait été tribun, cela aurait marqué la fin du vote de la loi. Mais en ce matin fatidique, Gabinius fit signe à la foule de se taire.

— Trebellius parle-t-il en votre nom à tous ?

— Non ! clamèrent-ils. Non ! Non !

— Parle-t-il pour quelqu’un d’autre ici ?

La seule réponse fut celle du vent : même les sénateurs qui soutenaient Trebellius n’osèrent pas élever la voix car ils n’étaient pas sous la protection de leurs tribus et se seraient fait écharper par la foule.

— Alors, suivant le précédent établi par Tiberius Gracchus, je propose que Trebellius, n’ayant pas respecté le serment de sa charge de représenter le peuple, soit destitué de son tribunat, et que cela soit voté immédiatement !

— Et maintenant, le spectacle commence, me glissa Cicéron en se tournant vers moi.

Pendant un instant, les citoyens se contentèrent de s’entre-regarder, puis ils se mirent à nocher la tête, et il émana de la foule un murmure de prise de conscience — c’est en tout cas ainsi que je me le représente maintenant, installé dans mon petit bureau, les yeux fermés pour essayer de mieux me souvenir —, la prise de conscience qu’une telle chose était à leur portée et que tous ces grands hommes du Sénat ne pourraient pas les en empêcher. Catulus, Hortensius et Crassus, affolés, s’efforcèrent d’avancer vers le devant de l’assemblée pour demander une audience, mais Gabinius avait pris soin de poster quelques-uns des guerriers de Pompée en bas des marches, et ils ne furent pas autorisés à passer. Crassus, en particulier, avait perdu son contrôle habituel sur lui-même. Son visage était rouge et déformé par la fureur alors qu’il essayait de pénétrer de force dans la tribune, mais il fut repoussé. Il remarqua que Cicéron l’observait et tendit le bras vers lui en vociférant quelque chose, mais nous étions trop loin et il y avait trop de bruit pour que nous puissions l’entendre. Cicéron lui sourit avec bonhomie. Le crieur lut la motion de Gabinius — « Que le peuple ne veut plus de Trebellius comme tribun » —, et les employés électoraux se dispersèrent à leurs postes respectifs. Comme d’habitude, les Suburana furent les premiers à voter, avançant en rangs par deux sur la passerelle qui permettait de déposer son bulletin puis descendant l’escalier de pierre sur le côté du temple pour regagner le forum. Vinrent ensuite les tribus citadines. L’ensemble prit plusieurs heures et, pendant tout ce temps, Trebellius, gris d’inquiétude, s’entretint régulièrement avec son compagnon, Roscius. À un moment, il disparut de la tribune. Je ne pus voir où il se rendait, mais je suppose qu’il alla supplier Crassus de le délivrer de ses obligations. Dans tout le forum, de petits groupes de sénateurs se rassemblaient pendant que leurs tribus finissaient de voter, et je remarquai Catulus et Hortensius qui, le visage sombre, allaient d’un groupe à l’autre. Cicéron lui aussi partit faire sa tournée, me laissant en arrière pendant qu’il circulait parmi les sénateurs et échangeait quelques mots avec certains de ceux qui, tels Torquatus et son vieil allié Marcellinus, s’étaient secrètement laissé convaincre par lui de passer dans le camp de Pompée.

Enfin, lorsque dix-sept tribus eurent voté sur l’éviction de Trebellius, Gabinius décréta une pause. Il convoqua Trebellius à l’avant de la tribune et lui demanda s’il était maintenant prêt à se soumettre à la volonté du peuple, et à conserver ainsi son tribunat, ou s’il était nécessaire d’ouvrir le scrutin à la dix-huitième tribu qui l’exclurait de sa charge. Trebellius se voyait offrir l’opportunité d’entrer dans l’histoire comme héros de sa cause, et je me suis souvent demandé si, vieillissant, il avait repensé à sa décision avec regret. Mais j’imagine qu’il avait encore l’espoir de poursuivre une carrière politique. Après une courte hésitation, il signala son assentiment, et son veto fut annulé. Inutile d’ajouter qu’il fut par la suite méprisé par les deux partis et sombra dans l’oubli.

Tous les yeux se tournèrent alors vers Roscius, le second tribun de Crassus, et c’est vers ce moment-là, au début de l’après-midi, que Catulus refit son apparition au pied des marches du temple, et mit ses mains en porte-voix pour hurler à Gabinius de lui accorder une audience. Comme je l’ai déjà mentionné, le patriotisme de Catulus lui valait le respect de la plèbe. Il paraissait donc difficile pour Gabinius de refuser de l’écouter, ne fût-ce que parce qu’il était premier ex-consul du Sénat. Gabinius fit donc signe aux vétérans de le laisser passer, et Catulus, malgré son âge, grimpa l’escalier avec l’agilité d’un lézard.

— C’est une erreur, me murmura Cicéron.

Gabinius confia ensuite à Cicéron avoir pensé que les aristocrates, voyant qu’ils avaient perdu, seraient prêts à céder dans l’intérêt de l’unité nationale. Ce n’était absolument pas le cas. Catulus vitupéra la lex Gabinia et les pratiques illégales utilisées pour la promulguer. C’était de la folie, déclara-t-il, de confier la République aux mains d’un seul homme. La guerre, assura-t-il, était une affaire hasardeuse, surtout en mer. Qu’adviendrait-il à ce commandement suprême si Pompée était tué ? Qui le remplacerait ? Un cri s’éleva dans l’assistance : « Toi ! » Mais, aussi flatteuse qu’elle pût être, ce n’était pas la réponse qu’attendait Catulus. Il savait qu’il était bien trop vieux pour reprendre du service. Ce qu’il voulait vraiment, c’était un commandement conjoint — Crassus et Pompée — parce que, même s’il détestait Crassus personnellement, il estimait que l’homme le plus riche de Rome pourrait du moins représenter un contre-pouvoir à la puissance de Pompée. Gabinius commençait à comprendre qu’il avait commis une erreur en le laissant parler. Les journées d’hiver étaient courtes. Il lui fallait terminer le vote avant le coucher du soleil. Il interrompit brusquement l’ancien consul et lui signifia qu’il avait dit ce qu’il avait à dire. Il était temps de soumettre la question au vote. Roscius bondit alors pour essayer de proposer officiellement de scinder le commandement suprême en deux, mais le peuple commençait à être exaspéré et refusa de l’entendre. En fait, les clameurs étaient si assourdissantes que le bruit tua, paraît-il, un corbeau en plein vol et le fit tomber comme une pierre. Tout ce que Roscius put faire contre le tumulte fut de lever deux doigts pour s’opposer au texte de loi et indiquer qu’il voulait deux hommes à la tête de l’État. Gabinius savait que, s’il en appelait à un nouveau vote pour éliminer le tribun, il perdrait l’avantage du jour et donc l’occasion d’instituer les pleins pouvoirs avant la nuit. Et comment savoir à quelles extrémités les aristocrates étaient prêts à recourir s’ils avaient une chance de se regrouper pendant la nuit ? Il réagit donc en tournant le dos à Roscius et en ordonnant que le texte soit soumis au vote comme si de rien n’était.

— Ça y est, me glissa Cicéron alors que les employés électoraux bondissaient vers leur poste. C’est fait. Cours chez Pompée et dis-leur d’envoyer immédiatement un message au général. Écris-le : « La loi est passée. Le commandement est à toi. Tu dois venir à Rome tout de suite. Arrive dès ce soir. Ta présence est indispensable pour assurer la situation. Signé Cicéron. »

Je vérifiai que j’avais bien tout noté et me dépêchai de partir pendant que Cicéron retournait dans le forum bondé pour pratiquer son art — cajoler, flatter, compatir et même, parfois, menacer — car il n’y avait rien, si l’on en croyait sa philosophie, qui ne pût être fait, défait ou réparé par les mots.


C’est ainsi que fut votée, à l’unanimité de toutes les tribus, la lex Gabinia, une mesure qui aurait des conséquences considérables pour tous ceux qui étaient personnellement impliqués, pour Rome et pour le monde tout entier.

À mesure que la nuit tombait, le forum se vidait et les combattants se retiraient vers leurs quartiers respectifs — les aristocrates purs et durs chez Catulus, au sommet du Palatin ; les partisans de Crassus, chez lui, dans sa maison plus modeste un peu plus bas sur cette même colline ; et les pompéiens victorieux dans la demeure de leur chef, sur le mont Esquilin. Le succès avait produit sa magie habituelle, et je pense qu’il y avait au moins une vingtaine de sénateurs qui se pressaient dans le tablinum de Pompée, à boire son vin en attendant le retour du vainqueur. Il régnait dans la salle brillamment éclairée par des candélabres cette atmosphère chargée d’alcool, de sueur et du vacarme des conversations masculines qui suit souvent le relâchement de la tension. César, Afranius, Palicanus, Varron, Gabinius et Cornélius étaient tous là, mais les nouveaux venus les dépassaient en nombre. Certains noms m’échappent aujourd’hui. Lucius Torquatus et son cousin Aulus étaient présents ainsi qu’une autre jeune paire de notables au sang bleu, Metellus Nepos et Lentullus Marcellinus. Cornélius Sisenna (qui avait compté parmi les plus fervents partisans de Verres) paraissait parfaitement à l’aise et mettait les pieds sur les meubles, comme les deux anciens consuls, Lentulus Clodianus et Gellius Publicola (le même Gellius qui avait fait les frais de la plaisanterie de Cicéron sur la conférence des écoles de philosophie). Quant à Cicéron, il s’était isolé dans une pièce adjacente et rédigeait le discours que prononcerait Pompée le lendemain. À l’époque, je ne comprenais pas son calme étrange, mais avec le recul, je crois qu’il devait avoir l’intuition que quelque chose venait de se fissurer dans l’unité nationale qu’il serait difficile, même avec ses mots, de réparer. De temps en temps, il m’envoyait dans le vestibule pour savoir si l’on avait des nouvelles de Pompée.

Peu après minuit, un messager arriva pour annoncer que Pompée approchait de la ville par la via Latina. Une vingtaine de ses soldats avaient été postés à la porte Capène pour l’escorter jusqu’à chez lui à la lumière de torches, au cas où ses ennemis auraient décidé de recourir à des mesures désespérées, mais Quintus — qui avait passé une partie de la nuit à arpenter la ville avec les chefs de quartier — assura son frère que les rues étaient calmes. Des acclamations au-dehors annoncèrent enfin l’arrivée du grand homme puis, soudain, il était parmi nous, plus imposant que jamais, souriant, serrant des mains, assenant des claques dans le dos ; moi-même, je fus gratifié d’une bourrade amicale dans l’épaule. Les sénateurs réclamèrent à grands cris un discours de Pompée, mais Cicéron fit remarquer, un brin trop fort :

— Il ne peut pas parler ; je n’ai pas encore écrit ce qu’il doit dire.

Pendant un bref instant, je vis une ombre passer sur les traits de Pompée mais, une fois encore, César vint au secours de Cicéron en éclatant de rire. Pompée se mit alors à sourire et agita le doigt pour faire mine de le gronder, et l’atmosphère se détendit aussitôt, prenant un côté blagueur de mess d’officiers où le général triomphant ne pouvait s’offusquer d’être mis en boîte.

Chaque fois que je pense au mot imperium, c’est toujours Pompée qui me vient à l’esprit — le Pompée de cette nuit-là, penché au-dessus de sa carte de la Méditerranée, distribuant les nominations sur terre et sur mer aussi naturellement qu’il dispensait son vin (« Marcellinus, tu auras la mer de Libye, et toi, Torquatus, tu peux avoir l’Espagne orientale… »), et le Pompée du lendemain matin, lorsqu’il descendit au forum pour réclamer son trophée. Les chroniqueurs estimeront par la suite que vingt mille personnes se pressaient dans le centre de Rome pour le voir sacré commandant du monde. La foule était telle que même Catulus et Hortensius n’osèrent pas risquer un dernier acte de résistance, quoique je ne doute pas qu’ils en eussent très envie, et furent contraints de se tenir avec les autres sénateurs en montrant la meilleure figure possible ; Crassus, comme d’habitude, ne parvint même pas à cela et resta invisible. Pompée ne parla pas beaucoup, exprimant son humble gratitude par quelques phrases conçues par Cicéron, et il en appela à l’unité nationale. Mais il n’avait pas besoin d’en dire plus : la confiance qu’il inspirait était telle que sa présence seule avait fait baisser de moitié le prix du grain sur les marchés. Et il termina sur la plus merveilleuse image théâtrale qu’on pût imaginer, et qui ne pouvait venir que de Cicéron :

— Je vais maintenant revêtir à nouveau cet uniforme autrefois si cher à mon cœur et si familier, le manteau rouge sacré d’un général romain en campagne, et je ne le retirerai que lorsque la victoire sera acquise — ou bien je ne survivrai pas à l’issue de cette guerre !

Puis il leva la main pour saluer la foule et quitta l’estrade, ou il serait plus juste de dire qu’il fut emporté de l’estrade par une tempête d’acclamations. Les applaudissements faisaient toujours rage quand, soudain, il réapparut derrière les rostres, gravissant d’un pas posé les marches du Capitole, portant à présent le paludamentum, ce manteau pourpre qui est la marque de tout proconsul romain en service actif. Alors que le public devenait hystérique d’enthousiasme, je jetai un regard en direction de Cicéron, qui se tenait à côté de César. Cicéron affichait une sorte de dégoût amusé, alors que César paraissait transporté, comme s’il entrevoyait déjà son propre avenir. Pompée pénétra dans l’enceinte de la Triade capitoline, où il sacrifia un taureau à Jupiter, puis il quitta la ville juste après, sans même dire au revoir à Cicéron ou à qui que ce fût. Il ne devait pas revenir avant six ans.

XIII

Aux élections annuelles pour la préture, cet été-là, Cicéron remporta la majorité des suffrages. Ce fut une campagne méprisable et confuse, menée dans le sillage de la lutte autour de la lex Gabinia, à un moment où la confiance entre les factions politiques n’existait plus. J’ai devant moi la lettre que Cicéron écrivit à Atticus cet été-là, où il exprimait son dégoût pour toutes les choses de la vie publique. « C’est incroyable comme en si peu de temps, tu vas trouver les choses bien pires qu’à ton départ. » Par deux fois, le scrutin dut être abandonné à la moitié pour cause de bagarres qui éclatèrent sur le Champ de Mars. Cicéron soupçonna Crassus d’avoir engagé des gros bras pour perturber les votes, mais il ne put le prouver. Quoi qu’il en soit, il fallut attendre septembre pour que les huit préteurs désignés pussent enfin se rassembler au Sénat pour déterminer quel tribunal chacun présiderait pendant l’année à venir. La sélection devait, comme d’habitude, se faire par tirage au sort.

La charge la plus convoitée était celle du préteur urbain, qui à l’époque dirigeait le système judiciaire et occupait la troisième position de l’État, juste derrière les deux consuls ; il avait également la responsabilité d’organiser les jeux en l’honneur d’Apollon. En revanche, le poste à éviter à tout prix était la cour des détournements de fonds car cela représentait un travail absolument assommant.

— Bien sûr, j’aimerais avoir la préture urbaine, me confia Cicéron alors que nous nous rendions au Sénat ce matin-là. Et, franchement, je me pendrais plutôt que de tirer les détournements de fonds pour toute une année. Mais je me contenterais volontiers de n’importe quel poste entre les deux.

Il était d’humeur enjouée. Les élections étaient enfin terminées et il avait obtenu la majorité des voix. Pompée avait non seulement quitté Rome, mais quitté l’Italie, aussi n’avait-il pas le grand homme sans cesse sur le dos. Et il se rapprochait fortement du consulat, maintenant — il s’en rapprochait tellement qu’il pouvait presque le toucher.

La Chambre était quasiment toujours pleine pour ces cérémonies de tirage au sort et, lorsque nous arrivâmes, la majorité des sénateurs étaient déjà entrés dans la curie. Cicéron eut droit à une réception bruyante, avec des acclamations de la part de ses vieux partisans parmi les pedarii, et des cris d’injure de la part des aristocrates. Crassus, étendu comme d’habitude sur le premier banc consulaire, le regarda à travers ses paupière mi-closes, comme un gros chat feignant d’être endormi pendant qu’un petit oiseau sautille à côté. Les élections s’étaient déroulées à peu près conformément à ce que Cicéron avait imaginé, et si je vous donne ici le nom des autres préteurs désignés, vous aurez, je crois, une assez bonne vision du tableau politique de l’époque. Cicéron mis à part, il n’y avait que deux hommes ayant de réelles aptitudes qui attendaient tranquillement le tirage au sort. Le plus talentueux était sans conteste Aquilus Gallus, dont certains prétendent qu’il était même meilleur juriste que Cicéron, et qui se présentait déjà comme un juge respecté. En fait, cet homme passait pour un vrai modèle — brillant, modeste, équitable, bienveillant, c’était aussi quelqu’un d’un goût extrême, qui possédait une magnifique demeure sur le mont Viminal ; Cicéron avait dans l’idée d’approcher le vieil homme dans le but de se présenter avec lui au consulat. Proche de Gallus, du moins par la gravité, il y avait Sulpicius Galba, d’une famille aristocratique distinguée qui affichait tant de masques consulaires dans son atrium qu’il paraissait inconcevable qu’il ne soit pas l’un des rivaux de Cicéron dans la course au consulat. Mais s’il semblait capable et honnête, il était aussi dur et arrogant, et cela risquait de lui nuire dans un scrutin serré. Quatrième par le talent, me semble-t-il, même s’il arrivait à Cicéron d’éclater de rire devant ses absurdités, venait Quintus Cornificius, riche fondamentaliste religieux qui parlait interminablement de la nécessité de raviver la morale déclinante de Rome — « le candidat des dieux », comme l’appelait Cicéron. Après cela, je le crains, on assistait à une terrible chute en matière de capacités : curieusement, les quatre autres préteurs désignés avaient tous été antérieurement exclus du Sénat, pour carences financières ou morales. Le plus âgé d’entre eux, Varinius Glaber, faisait partie de ces personnages intelligents et amers qui s’attendent à réussir forcément dans la vie et n’en reviennent pas d’avoir pu échouer — déjà préteur sept ans plus tôt, il s’était vu confier une armée par le Sénat pour mater la révolte de Spartacus ; mais ses légions n’étaient pas assez fortes, il avait sans cesse été battu par les esclaves rebelles et avait fini par se retirer de la vie publique dans l’humiliation. Puis il y avait Caius Orchivius — « rien que de l’esbroufe et aucun talent », comme le caractérisait Cicéron — qui avait le soutien d’une grosse corporation de vote. À la septième place par ordre d’intelligence, Cicéron plaçait Cassius Longinus — « cette barrique de graisse » — que l’on surnommait parfois l’homme le plus gros de Rome. Ce qui laissait, en huitième position, nul autre qu’Antonius Hybrida, l’ivrogne qui avait ouvertement pris son esclave pour maîtresse et que Cicéron avait accepté de soutenir parce qu’il y aurait au moins là un préteur dont il n’aurait pas à craindre les ambitions.

— Sais-tu pourquoi on l’appelle « Hybrida » ? me demanda un jour Cicéron. C’est parce qu’il est à moitié homme, à moitié imbécile. Personnellement, je ne lui accorderais pas la première partie.

Cependant, ces dieux auxquels Cornificius était si fidèle ont une façon bien à eux de punir les orgueilleux, et ils ne manquèrent pas de corriger Cicéron ce jour-là. Les noms des charges furent placés dans une urne très ancienne utilisée à cet effet depuis des siècles, et le consul en exercice, Glabrio, appela les candidats par ordre alphabétique, ce qui signifie qu’Antonius Hybrida passa le premier. Il plongea sa main tremblante dans l’urne pour prendre un jeton, puis le remit à Glabrio, qui leva un sourcil et lut :

— Préteur urbain.

Il y eut un moment de silence, puis la Chambre résonna d’un tel éclat de rire que les pigeons perchés sous le toit s’envolèrent dans une explosion de plumes et de fientes. Hortensius et quelques autres aristocrates, sachant que Cicéron avait soutenu Hybrida, désignèrent l’orateur en se frappant les flancs. L’hilarité faillit faire tomber Crassus de son banc tandis qu’Hybrida — qui allait donc devenir le troisième homme de l’État — regardait autour de lui, rayonnant de fierté, prenant sans doute les moqueries pour des signes de réjouissance à sa bonne fortune.

Je ne voyais pas le visage de Cicéron, mais je devinais sans peine ce qu’il devait penser : sa malchance allait sans doute être complète et il allait tirer les détournements de fonds. Ce fut au tour de Gallus, qui emporta la cour chargée d’administrer le droit électoral ; à Longinus, le gros homme, échurent les crimes de trahison ; et quand le candidat des dieux, Cornificius, reçut la cour chargée de traiter les meurtres, le sort se présentait décidément très mal — si mal même que j’étais sûr que le pire allait arriver. Mais, heureusement, ce fut le personnage suivant, Orchivius, qui tira les détournements de fonds. Lorsque Galba reçut la responsabilité de la cour s’occupant des crimes de violence contre l’État, cela impliqua qu’il ne restait plus que deux possibilités pour Cicéron, soit son bon vieux terrain d’élection des crimes d’extorsion, soit le poste de préteur pérégrin qui aurait fait de lui le subalterne effectif d’Hybrida : triste destin pour l’homme le plus intelligent de la cité. Alors qu’il s’avançait en direction de l’estrade pour tirer au sort, il eut un mouvement de tête contrit — le geste semblait dire : vous pouvez manigancer tout ce que vous voulez en politique, au bout du compte, ce n’est qu’une question de chance. Il plongea résolument la main dans l’urne, et en sortit… les crimes d’extorsion. Il y avait une symétrie assez satisfaisante dans le fait que ce fût Glabrio, ancien président de cette même cour qui avait permis à Cicéron de se faire un nom, qui proclamât le résultat du tirage. Cela laissait donc la préture pérégrine à Varinius, victime de Spartacus. Les cours étaient formées pour l’année à venir, et se profilait déjà le paysage électoral de la course au consulat.


Avec la précipitation de tous ces événements politiques, j’ai oublié de vous signaler que Pomponia était tombée enceinte au printemps — preuve, comme l’écrivit triomphalement Cicéron à Atticus pour lui annoncer la nouvelle, que son mariage avec Quintus fonctionnait tout de même un peu. Peu après les élections prétoriennes, un beau garçon vint au monde. L’une de mes grandes fiertés, qui marque également la promotion de ma position au sein de la famille, est d’avoir été invité à la lustration de l’enfant, neuf jours après sa naissance. La cérémonie eut lieu au temple de Tellus, près de la maison familiale, et je doute qu’un neveu puisse un jour espérer avoir un oncle plus aimant que Cicéron, qui insista pour lui offrir, lorsque l’enfant reçut son nom, une splendide amulette commandée à un orfèvre. Ce n’est que quand bébé Quintus eut été aspergé d’eau lustrale par le prêtre et que Cicéron l’eut pris dans ses bras que je m’aperçus à quel point il aurait voulu avoir un petit garçon. L’une des plus grandes motivations qui puisse pousser un homme à briguer le consulat doit être que son fils, son petit-fils et les fils de ses fils jusqu’à l’infini puissent exercer le ius imaginum et exposer après sa mort son portrait dans l’atrium familial. À quoi bon fonder un nom de famille glorieux si la lignée s’éteint avant même d’avoir commencé ? Au temple, alors qu’elle regardait attentivement son mari caresser la joue du bébé avec le dos de son auriculaire, Terentia se disait visiblement la même chose.

La venue d’un enfant déclenche souvent un sérieux réexamen de l’avenir, et je suis certain que c’est ce qui poussa Cicéron, peu après la naissance de son neveu, à faire en sorte que Tullia puisse être fiancée. Elle avait à présent dix ans et était plus que jamais la prunelle des yeux de son père. Rares étaient les jours, malgré son travail politique et juridique, où il ne se ménageait pas un petit moment pour lui lire quelque chose ou jouer à un jeu avec elle. Et, ce qui était typique du mélange de tendresse et de finesse qui le caractérisait, c’est avec elle et non avec Terentia qu’il aborda cette question pour la première fois.

— Est-ce que ça te plairait, lui demanda-t-il un matin, alors que nous nous trouvions tous les trois dans son bureau, de te marier un jour ?

Comme elle lui assura que cela lui plairait beaucoup, il lui demanda qui, entre tout le monde, elle aimerait le plus avoir pour mari.

— Tiron ! s’écria-t-elle en jetant ses bras autour de ma taille.

— Je crois qu’il est beaucoup trop occupé à m’aider pour avoir le temps de se marier, répondit-il très sérieusement. Qui d’autre ?

Le cercle des connaissances adultes mâles de Tullia était assez restreint, aussi n’eûmes-nous pas à attendre longtemps avant qu’elle évoque le nom de Frugi, qui avait passé tellement de temps avec Cicéron depuis l’affaire Verres qu’il faisait presque partie de la famille.

— Frugi ! s’exclama Cicéron, comme si l’idée ne l’avait jamais effleuré. Comme c’est merveilleusement trouvé ! Tu es bien sûre que c’est lui que tu veux ? Vraiment ? Alors allons sur-le-champ en parler à ta maman.

De cette façon, Terentia se retrouva battue par son mari sur son propre terrain aussi adroitement que si elle avait été un malheureux aristocrate au Sénat. Non qu’elle eût quoi que ce fût contre la personne de Frugi, qui représentait un assez bon parti, même selon ses critères à elle — un jeune homme diligent et doux qui avait maintenant vingt et un ans et venait d’une famille distinguée. Mais elle était bien trop rusée pour ne pas voir que Cicéron, en trouvant un remplaçant qu’il pourrait former et amener vers une carrière publique, faisait ce qu’il pouvait pour se créer un fils. Cette prise de conscience fut pour elle comme une menace, et Terentia réagissait toujours violemment aux menaces. La cérémonie de fiançailles, qui eut lieu au mois de novembre, se déroula cependant assez bien, et Frugi — qui, soit dit en passant, aimait beaucoup sa petite fiancée — lui glissa timidement un anneau au doigt sous le regard approbateur des deux familles et de leurs maisonnées ; le mariage proprement dit était fixé à cinq ans plus tard, quand Tullia serait pubère. Mais ce soir-là, Terentia et Cicéron connurent l’une de leurs pires scènes de ménage. Elle éclata dans le tablinum avant que j’eusse eu le temps de sortir. Cicéron venait de faire une remarque anodine sur le fait que les Frugi s’étaient montrés très accueillants à l’égard de Tullia. Terentia, qui avait observé jusque-là un silence qui n’augurait rien de bon, répondit que c’était en effet très généreux de leur part, étant donné la situation.

— Etant donné quelle situation ? s’enquit Cicéron avec lassitude.

Il s’était de toute évidence résigné à ce qu’une dispute avec Terentia fût ce soir-là aussi inévitable que de vomir après avoir mangé une huître avariée, et que mieux valait s’en débarrasser au plus vite.

— Étant donné la situation dans laquelle ils s’engagent, répliqua-t-elle avant d’enfourcher son cheval de bataille favori : la cour éhontée que Cicéron faisait à Pompée et sa coterie de provinciaux, qui avait plongé sa famille dans l’opprobre de toutes les personnes les plus honorables de l’État, et la promulgation illégale de la lex Gabinia qui avait permis la montée du règne de la plèbe.

Je n’ai pas tout retenu et, de toute façon, quelle importance ? Comme dans beaucoup de scènes conjugales, le sujet évoqué n’était le plus souvent qu’un prétexte et le fond du problème portait sur tout autre chose, en l’occurrence qu’elle n’ait pas pu lui donner de fils et que Cicéron se soit par conséquent attaché presque comme un père à Frugi. Je me rappelle néanmoins Cicéron lui rétorquant que, quels que fussent les défauts de Pompée, personne ne niait que c’était un grand soldat et qu’à peine investi des pleins pouvoirs, il avait levé des troupes, pris la mer et balayé la menace pirate en quarante-neuf jours seulement. La remarque cinglante de Terentia me revient encore : si les pirates avaient réellement été éradiqués des mers en sept semaines, c’est peut-être qu’ils ne constituaient pas une menace aussi terrible que ce que Cicéron et ses amis avaient laissé entendre ! C’est alors que je parvins à m’éclipser pour me réfugier dans ma petite alcôve, aussi le reste de la dispute m’échappa-t-il. Mais, durant les jours qui suivirent, l’atmosphère de la maison resta aussi cassante que du verre de Neapolis.

— Tu vois quelle pression je dois subir ? se plaignit Cicéron le lendemain matin en se frottant les tempes du bout des doigts. Je n’ai de répit nulle part, ni au travail ni pendant mes loisirs.

Quant à Terentia, elle était de plus en plus obsédée par son infécondité et se mit à aller prier chaque jour au temple de la Bonne Déesse, sur le mont Aventin, dans l’enceinte duquel des serpents inoffensifs rampaient librement afin de stimuler la fertilité et sur le sanctuaire duquel aucun homme n’était autorisé à poser les yeux. J’appris également par sa servante qu’elle avait dressé une sorte de petit autel à Junon dans sa chambre.

Secrètement, je pense que Cicéron partageait l’opinion de Terentia sur Pompée. Il y avait quelque chose de douteux tout autant que de glorieux dans la célérité de sa victoire (« Organisée à la fin de l’hiver, lancée au début du printemps et achevée au milieu de l’été », selon la formule de Cicéron), qui poussait à se demander si toute l’entreprise n’aurait pas pu être parfaitement maîtrisée par un général désigné de façon normale. Son succès demeurait cependant indéniable. Les pirates avaient été roulés comme un tapis, chassés des eaux siciliennes et africaines vers l’est, en passant par la mer Illyrienne et l’Achaïe avant d’être boutés hors de Grèce. Pour finir, ils avaient été acculés par Pompée lui-même dans leur dernière place forte, Corasesium, en Cilicie, et, lors d’une gigantesque bataille sur terre et sur mer, dix mille d’entre eux avaient été tués et quatre cents vaisseaux détruits. Vingt mille hommes avaient été faits prisonniers. Plutôt que de les faire crucifier, comme Crassus l’aurait sans doute ordonné, Pompée avait choisi de déporter les pirates avec femmes et enfants dans les villes dépeuplées de Grèce et d’Asie Mineure — avec toute la modestie qui le caractérisait, il rebaptisa l’une d’elles Pompéiopolis. Et il put agir ainsi sans même en référer au Sénat.

Cicéron suivit les progrès du grand homme avec des sentiments mêlés (« Pompéiopolis ! Par les dieux du ciel, quelle vulgarité ! »), ne fût-ce que parce qu’il savait que, plus la réussite ferait enfler Pompée, plus l’ombre qu’il projetterait sur sa propre carrière serait bénéfique. Une préparation méticuleuse et la supériorité numérique : telles étaient les tactiques préférées de Pompée, tant sur le champ de bataille qu’à Rome, et dès que la première phase de sa campagne — la destruction des pirates — fut terminée, la phase deux fut lancée au forum, quand Gabinius commença à manœuvrer pour que le commandement des légions orientales soit retiré à Lucullus pour être attribué à Pompée. Il eut recours au même subterfuge qu’auparavant et se servit de ses prérogatives de tribun pour convoquer des témoins aux rostres afin qu’ils donnent un compte rendu désolant de la guerre contre Mithridate. Certaines légions, impayées depuis des années, avaient tout simplement refusé de quitter leurs quartiers d’hiver. Gabinius opposa la pauvreté de ces soldats ordinaires à la richesse immense de leur aristocratique général, qui avait rapporté un tel butin de sa campagne qu’il avait pu acquérir toute une colline à la sortie de Rome et y faisait édifier un grand palais, dont chaque salle porterait le nom d’un dieu. Gabinius convoqua les architectes de Lucullus et les fit mener aux rostres, où il les contraignit de montrer à la foule tous leurs plans et maquettes. Le nom de Lucullus devint aussitôt synonyme de luxe éhonté, et les citoyens en colère brûlèrent son effigie sur le forum.

En décembre, Gabinius et Cornélius quittèrent leur fonction de tribuns, et une nouvelle marionnette à la solde de Pompée, le tribun désigné Caius Manilius, reprit la sauvegarde de ses intérêts au sein de l’assemblée populaire. Il proposa immédiatement une loi accordant à Pompée la poursuite de la guerre contre Mithridate ainsi que le gouvernement des provinces asiatiques de Cilicie et de Bithynie — ces deux dernières étant aux mains de Lucullus. Si Cicéron avait entretenu le moindre espoir qu’on l’oublie sur cette affaire, il dut déchanter lorsque Gabinius vint le voir avec un message de Pompée. Celui-ci lui faisait brièvement ses amitiés et lui annonçait qu’il comptait sur lui pour soutenir la lex Manilia « dans toutes ses dispositions », et non seulement dans les coulisses mais aussi sur le devant de la scène, du haut des rostres.

— « Dans toutes ses dispositions », répéta Gabinius avec un sourire narquois. Tu sais ce que ça veut dire.

— Je présume que cela fait référence à la clause qui te nomme à la tête des légions de l’Euphrate et te donne donc légalement l’immunité contre toute poursuite maintenant que ton mandat de tribun a expiré.

— Exactement, fit Gabinius avec un grand sourire avant de faire une imitation assez convaincante de Pompée en se redressant et gonflant les joues. « N’est-il pas intelligent, messieurs ? Ne vous avais-je pas dit qu’il était intelligent ? »

— Calme-toi, Gabinius, dit Cicéron avec lassitude. Je t’assure qu’il n’y a personne que je verrais partir pour l’Euphrate avec plus de plaisir.

Il est dangereux en politique de tenir le rôle du souffre-douleur d’un grand homme, c’était pourtant celui dans lequel Cicéron se retrouvait maintenant piégé. Ceux qui n’avaient jamais osé insulter ou critiquer directement Pompée pouvaient en revanche taper sur son représentant juridique en toute impunité, sachant que chacun comprendrait quelle était la cible réelle. Mais il n’y avait pas moyen d’échapper à un ordre du commandant en chef, aussi fut-ce l’occasion pour Cicéron de prononcer son premier discours aux rostres. Il se donna énormément de mal et commença à me le dicter plusieurs jours auparavant avant de le faire lire à Quintus et à Frugi pour solliciter leur avis. Il le garda prudemment à l’écart de Terentia car il savait qu’il devrait en envoyer un exemplaire à Pompée et n’y était pas allé de main morte avec la flatterie. (Je vois, par exemple, sur le manuscrit que « le génie surhumain de Pompée pour le commandement » s’est mué, sur la suggestion de Quintus, en « génie surhumain et incroyable de Pompée pour le commandement ».) Il trouva une formule brillante pour résumer la réussite de Pompée — « une loi, un homme, une année » — et passa des heures sur le reste du discours, conscient que, s’il échouait aux rostres, ce serait un frein à sa carrière politique et que ses ennemis en profiteraient pour laisser croire qu’il n’avait pas la fibre populaire susceptible d’émouvoir la plèbe de Rome. Le matin fatidique arriva, et Cicéron en fut malade de trac, vomissant de façon répétée dans les latrines tandis que je me tenais près de lui avec une serviette. Il avait les traits si tirés et était tellement pâle que je me demandais s’il aurait la force de marcher jusqu’au forum. Mais il pensait sincèrement qu’un grand orateur, quelle que soit son expérience, devait avoir peur avant de monter sur scène — « les nerfs doivent être aussi tendus que la corde d’un arc si l’on veut que les flèches partent » — et, lorsque nous arrivâmes au fond des rostres, il était prêt. Il va sans dire qu’il n’avait pas de notes. Nous entendîmes Manilius annoncer son nom, et les applaudissements commencèrent. C’était une belle matinée, claire et lumineuse. La foule était innombrable. Cicéron rajusta ses manches, se redressa de toute sa taille et monta lentement vers le tumulte et la lumière.

Catulus et Hortensius menaient une fois encore l’opposition contre Pompée, mais ils avaient développé de nouveaux arguments depuis la lex Gabinia, et Cicéron s’en amusa un instant.

— Que dit Hortensius ? plaisanta-t-il. Que si l’on doit attribuer les pleins pouvoirs à un seul homme, il faut que ce soit à Pompée, mais qu’il ne faut pas donner les pleins pouvoirs à un seul homme ? Ce raisonnement est périmé, et ce ne sont pas tant les mots que les faits qui le réfutent. C’était déjà toi, Hortensius, qui dénonçais le courageux Gabinius pour avoir proposé une loi nommant un seul commandant contre les pirates. Je te le demande maintenant au nom du Ciel, Hortensius : si, en cette occasion, le peuple romain avait davantage tenu compte de ton opinion plutôt que de sa sécurité et de ses intérêts personnels, pourrions-nous nous targuer d’une telle gloire et d’un empire mondial ?

Dans le même ordre d’idée, si Pompée voulait Gabinius pour commander certaines de ses légions, il fallait le lui envoyer, car nul n’avait fait davantage, excepté Pompée lui-même, pour vaincre les pirates.

— Parlant pour moi-même, conclut-il, quels que soient le dévouement, la sagesse, l’énergie ou le talent dont j’ai pu faire preuve, ce que je peux obtenir en vertu de la préture que vous m’avez confiée, je le consacrerai à la défense de cette loi. Et que les dieux m’en soient témoins — et plus précisément les gardiens de ce lieu saint, qui voient si clairement dans le cœur de tous ceux qui veulent entrer dans la vie publique —, je n’agis pas pour plaire à Pompée ni dans l’espoir d’obtenir une faveur de lui, mais uniquement pour le bien de mon pays.

Il quitta les rostres sous les applaudissements respectueux. La loi fut promulguée, Lucullus fut dessaisi de son commandement et Gabinius fut nommé légat. Quant à Cicéron, il avait franchi un nouvel obstacle sur la route qui menait au consulat, mais il était plus détesté que jamais par les aristocrates.

Plus tard, il reçut une lettre de Varron lui décrivant la réaction de Pompée lorsqu’il apprit qu’il avait le contrôle total des forces romaines sur le front Est. Alors que ses officiers se pressaient autour de lui dans son quartier général d’Éphèse pour le féliciter, il se rembrunit, se donna une claque sur la cuisse et déclara (d’une voix lasse, à en croire Varron) :

— Comme cela me rend triste, cette succession de missions. Je préférerais vraiment faire partie de ces gens dont personne n’a jamais entendu parler si je ne peux jamais me reposer du service militaire ni éviter de faire l’objet des convoitises, pour pouvoir vivre tranquillement avec ma femme à la campagne.

Une telle comédie était difficile à avaler, surtout quand le monde entier savait à quel point il avait désiré ce commandement.


La préture marqua une ascension dans la position sociale de Cicéron. Il disposait à présent de six licteurs pour l’escorter dès qu’il sortait de chez lui. Il ne les aimait pas beaucoup. C’étaient des brutes, engagées pour leur force physique et leur cruauté naturelle : quand un citoyen romain se voyait condamné à recevoir un châtiment, ils servaient également de bourreaux, et ils étaient devenus experts en coups de fouet et têtes tranchées. Comme leur poste était permanent, certains se trouvaient proches du pouvoir depuis des années et considéraient parfois, non sans un certain mépris, les magistrats qu’ils protégeaient comme de simples politiciens de passage, ici aujourd’hui, demain disparus. Cicéron détestait les voir écarter sans ménagement la foule de son chemin, ou ordonner aux passants de se découvrir ou de descendre de leur monture en présence d’un préteur — les personnes qu’ils humiliaient ainsi étaient ses électeurs. Il ordonna aux licteurs de faire preuve de davantage de civilité et, pendant quelque temps, ils s’exécutèrent, mais finirent bien vite par retomber dans leurs anciennes habitudes. Leur chef, le proximus lictor, censé ne pas quitter Cicéron d’une semelle, se montrait particulièrement odieux. J’ai oublié son nom maintenant, mais il rapportait sans cesse à Cicéron les derniers potins sur ce que préparaient les autres préteurs, glanés auprès de ses collègues licteurs, sans se rendre compte que cela le rendait extrêmement suspect aux yeux de Marcus Tullius, qui savait pertinemment que les potins sont un commerce et que son licteur livrait forcément des détails sur ses propres faits et gestes en échange.

— Ces gens, me confia un matin Cicéron, illustrent parfaitement ce qui se produit pour tout État doté d’un personnel de fonctionnaires permanents. Ils commencent par être à notre service, puis finissent par se prendre pour nos maîtres !

Mon propre statut évolua avec le sien. Je découvris qu’être notoirement le secrétaire particulier d’un préteur, même quand on est esclave, vous vaut une considération inaccoutumée de la part de ceux que vous rencontrez. Cicéron m’avait prévenu que l’on me proposerait de l’argent pour user de mon influence auprès de lui, et lorsque je protestai vivement en assurant que je n’accepterais jamais de pots-de-vin, Cicéron m’interrompit.

— Non, Tiron. Il faut que tu aies un peu d’argent personnel. Pourquoi pas ? Je te demande seulement de me dire qui te paie et d’être très clair avec ceux qui te font ce genre de propositions sur le fait que mes décisions ne sont pas à vendre et que je ne les prendrai qu’en fonction de leurs mérites. À part cela, je me fie à ton jugement.

Cette conversation eut une grande importance pour moi. J’avais toujours espéré qu’un jour Cicéron finirait par m’accorder ma liberté ; je voyais donc sa permission de commencer à économiser comme une préparation à ce jour. Les sommes que je touchai ainsi furent assez modestes — cinquante sesterces par-ci, cent par-là — et l’on attendait de moi, en échange, que j’attire l’attention du préteur sur un document, ou que je rédige une imperium lettre d’introduction qu’il n’aurait plus qu’à signer. Je conservais l’argent dans une petite bourse, dissimulée derrière une brique descellée du mur de ma petite alcôve.

En tant que préteur, Cicéron était censé prendre de jeunes élèves de bonnes familles pour leur enseigner le droit, aussi, en mai, après la vacance du Sénat, un jeune interne de seize ans rejoignit-il le cabinet. Il s’agissait de Marcus Caelius Rufus, d’Interamnia, fils d’un riche banquier et membre important de l’organisation des élections de la tribu Velina. Cicéron accepta, principalement comme une faveur politique, de superviser la formation du garçon pendant deux ans, au bout desquels il était convenu qu’il irait compléter son apprentissage dans une autre maison — chez Crassus en l’occurrence, car Crassus était un associé du père de Caelius, et le banquier tenait absolument à ce que son héritier apprenne à gérer une fortune. Le père avait tout de l’horrible prêteur à gages, petit et furtif, et il paraissait considérer son fils comme un investissement qui ne semblait pas devoir rapporter autant que prévu.

— Il a besoin d’être fouetté régulièrement, annonça-t-il juste avant de le présenter à Cicéron. Il est plutôt intelligent, mais indiscipliné et dissolu. Tu as ma permission de le fouetter autant que tu le jugeras nécessaire.

N’ayant jamais fouetté quiconque de sa vie, Cicéron le regarda de travers, mais heureusement, il s’entendit très bien avec le jeune Caelius, aussi dissemblable de son père qu’il est possible de l’imaginer. Il était grand et beau, et avait pour l’argent et les affaires une indifférence détachée que Cicéron trouvait amusante. Moi, nettement moins, dans la mesure où il m’incombait le plus souvent de faire à sa place toutes les tâches ennuyeuses qu’il avait négligé d’accomplir. Mais je dois cependant concéder, avec le recul, qu’il avait du charme.

Je ne m’attarderai pas sur les détails de la préture de Cicéron. Il ne s’agit pas ici d’un ouvrage de droit et je sens bien votre impatience de me voir arriver à l’apogée de mon récit, à savoir l’élection au consulat. Qu’il suffise de dire que Cicéron fut considéré comme un juge honnête et équitable et que la charge entrait facilement dans le domaine de ses compétences. Lorsqu’il tombait sur un point de jurisprudence particulièrement délicat et avait besoin d’un autre avis, soit il consultait son vieil ami et condisciple de Molon, Servius Sulpicius, soit il allait voir le préteur distingué du tribunal des élections, Aquilius Gallus, dans sa demeure du mont Viminal. La plus grosse affaire qu’il eut à présider fut celle de Caius Licilius Macer, parent et partisan de Crassus, poursuivi pour ses actions en tant que gouverneur de Macédoine. Les audiences durèrent des semaines et, à la fin, Cicéron résuma parfaitement la situation, bien qu’il ne pût s’empêcher de faire une petite plaisanterie. L’essentiel des poursuites portait sur le fait que Macer avait empoché un demi-million de sesterces en paiements illégaux. Macer avait commencé par nier. Mais l’accusation avait fourni la preuve que cette somme exacte avait été versée à une société de prêt contrôlée par lui. Macer avait alors changé brusquement de version et assuré que, oui, il se souvenait des paiements, mais qu’il les avait crus parfaitement légaux.

— Oui, dit Cicéron au jury, qu’il guidait sur les détails des témoignages, il est possible que le défendeur croie cela.

Il observa un silence juste assez long pour que certains puissent commencer à rire, et afficha une expression de feinte gravité.

— Non, non, il a très bien pu y croire. Auquel cas — nouveau silence —, vous pourriez raisonnablement en conclure qu’il était décidément trop stupide pour être gouverneur romain.

J’avais assisté à suffisamment de procès pour savoir que le fou rire déclenché par Cicéron venait de condamner l’accusé aussi sûrement que s’il avait représenté l’accusation. Macer — qui n’était pas stupide du tout mais, au contraire, très intelligent, si intelligent qu’il prenait tous les autres pour des imbéciles — ne vit pas le danger et quitta même le tribunal pendant la délibération du jury pour rentrer chez lui, se changer et se faire couper les cheveux en prévision de la fête qu’il allait donner pour célébrer sa victoire le soir même. Le jury le condamna pendant son absence, et il sortait tout juste de chez lui quand Crassus l’intercepta sur le seuil de sa porte pour lui annoncer ce qui venait de se passer. Certains prétendent que le choc le fit tomber raide mort, d’autres qu’il rentra aussitôt chez lui et se tua pour épargner à son fils l’humiliation de l’exil. Quoi qu’il en soit, il mourut, et Crassus — comme s’il avait besoin de ça — trouva là une nouvelle raison de haïr Cicéron.

Les jeux d’Apollon, le 6 juillet, marquaient traditionnellement le début de la période électorale, même si, en vérité, on avait toujours l’impression d’être en période électorale en ce temps-là. À peine une campagne se terminait-elle que les candidats commençaient à anticiper le début de la suivante. Cicéron disait en plaisantant que l’administration des affaires de l’État n’existait que pour meubler le temps entre les jours de vote. Et peut-être s’agissait-il là d’une des choses qui ont tué la République : elle s’est asphyxiée à force d’élections. Cependant, la responsabilité d’honorer Apollon avec un programme de divertissements populaires incombait toujours au préteur urbain, qui, cette année, rappelons-le, n’était autre qu’Antonius Hybrida.

On ne s’attendait pas à grand-chose, ni même à quoi que ce fût, car Hybrida était connu pour avoir dilapidé tout son argent en buvant et au jeu. Il créa donc une immense surprise en organisant non seulement une série de pièces de théâtre formidables, mais aussi un spectacle renversant au Circus Maximus, avec un programme complet de douze courses de chars, des compétitions d’athlètes et une chasse aux bêtes sauvages impliquant des panthères et toutes sortes d’animaux exotiques. Je n’y assistai pas, mais Cicéron m’en fit un compte rendu complet le soir même en rentrant. En fait, il ne pouvait parler de rien d’autre. Il se jeta sur l’une des banquettes de la salle à manger déserte — Terentia était à la campagne avec Tullia — et me décrivit la parade d’entrée dans le cirque — les auriges et les athlètes presque nus (pugilistes, lutteurs, coureurs, lanceurs de javelot et discoboles), les joueurs de flûte et les joueurs de lyre, les danseurs costumés en bacchantes et satyres, les porteurs d’encens, les buffles, les chèvres et les génisses aux cornes dorées, parés pour le sacrifice, les cages des bêtes sauvages et les gladiateurs… il en était tout étourdi.

— Combien tout cela a-t-il pu coûter ? C’est ce que je ne cesse de me demander. Hybrida doit compter tout rembourser quand il sera de retour dans sa province. Tu aurais dû entendre les acclamations qu’il a reçues à son arrivée et à son départ. Eh bien, je ne vois pas comment c’est possible, Tiron. Mais, aussi incroyable que cela puisse paraître, il va falloir réviser la liste. Viens avec moi.

Nous nous rendîmes dans son bureau. J’ouvris le coffre-fort et y pris les papiers concernant la campagne de Cicéron pour le consulat. Il y avait de nombreuses listes secrètes dans ce coffre — des listes de partisans, de donateurs, de personnalités qu’il devait encore convaincre de le soutenir, de villes, de régions où il était en bonne position, et d’autres où il était mal placé. La liste clé, cependant, était celle de ceux qu’il avait identifiés comme des rivaux potentiels, ainsi qu’un récapitulatif de tout ce qu’il savait sur eux, que ce fût pour ou contre. Galba se trouvait en tête. Gallus venait juste après, puis Cornifinius et enfin Palicanus. Cicéron me prit alors mon style et, soigneusement, de sa petite écriture soignée, il ajouta un cinquième nom qu’il ne s’était jamais attendu à voir là : Antonius Hybrida.


Quelques jours plus tard, il se produisit un événement qui allait changer radicalement le sort de Cicéron et l’avenir de l’État tout entier, même s’il n’en eut pas conscience sur le moment. Cela me fait penser à ces petites taches qu’on peut, paraît-il, découvrir un matin sur sa peau sans y prêter attention, puis qui se développent au fil des mois en une tumeur épouvantable. Le petite tache se présenta alors sous forme d’un simple message, totalement inattendu, qui convoquait Cicéron auprès du grand pontife, Metellus Pius. Cicéron fut extrêmement intrigué, vu que Pius, qui était très âgé (au moins soixante-quatre ans) et éminent, n’avait jamais daigné jusque-là ne fût-ce que lui adresser la parole, sans parler de réclamer sa présence. Nous partîmes donc aussitôt, les licteurs nous dégageant la voie.

En ce temps-là, la résidence officielle du chef de la religion d’État se trouvait sur la Voie sacrée, à côté de la Maison des vierges vestales, et je me souviens que Cicéron était très content d’être vu entrant dans ces lieux, car il s’agissait véritablement du cœur sacré de Rome et rares étaient les hommes qui avaient la chance d’en franchir le seuil. On nous fit monter un escalier et suivre une galerie qui donnait sur le jardin de la résidence des vestales. J’espérais secrètement entrevoir l’une de ces six mystérieuses jeunes filles vêtues de blanc, mais le jardin était désert et il n’était pas possible de s’attarder alors que la silhouette aux jambes arquées de Pius nous attendait déjà avec impatience au bout de la galerie, tapant du pied, encadré par deux prêtres. Il avait été soldat toute sa vie, et sa peau présentait l’aspect craquelé et durci du vieux cuir laissé dehors pendant des années et rentré depuis peu. Il n’y eut pas de poignée de main avec Cicéron, pas d’invitation à s’asseoir ni aucun préliminaire d’aucune sorte. Pius se contenta de dire aussitôt, de sa voix rauque :

— Préteur, il faut que je te parle de Sergius Catilina.

À la seule mention de ce nom, Cicéron se raidit, car c’était Catilina qui avait torturé son lointain cousin, le représentant du parti populaire Gratidianus, en lui brisant les membres puis en lui arrachant les yeux et la langue. Catilina souffrait de graves accès de folie furieuse, pareils à des éclairs qui lui vrillaient le cerveau. À un moment, il pouvait être charmant, cultivé, amical ; puis quelqu’un se permettait une remarque apparemment anodine, ou bien il interceptait un regard qui lui semblait impertinent, et il perdait toute retenue. Pendant les proscriptions de Sylla, quand les listes de condamnés étaient affichées au forum, Catilina avait été l’un des exécuteurs les plus efficaces au marteau et au couteau — percussores comme on les appelait — et avait tiré beaucoup d’argent des biens de ceux qu’il avait mis à mort. Son propre beau-frère faisait partie de ses victimes. Pourtant, il était doté d’un charisme indéniable, et pour chaque personne que sa sauvagerie répugnait, il s’en trouvait deux ou trois autres séduites par ses accès tout aussi débordants de générosité. Il était également connu pour ses mœurs licencieuses. Sept ans plus tôt, il avait été poursuivi pour avoir entretenu des relations sexuelles avec une vierge vestale — qui n’était autre, en fait, que la demi-sœur de Terentia, Fabia. C’était là un péché capital, non seulement pour lui, mais pour elle aussi, et si l’on avait pu prouver sa culpabilité, elle aurait enduré le châtiment traditionnel des vestales qui rompent leur vœu de chasteté — être enterrée vivante dans la petite chambre réservée à cet effet près de la porte Colline. Mais les aristocrates, conduits par Catulus, s’étaient ralliés autour de Catilina et avaient assuré son acquittement, lui permettant de poursuivre sa carrière politique comme si de rien n’était. Il avait été préteur deux ans plus tôt puis gouverneur de la province d’Afrique, et n’avait donc pu suivre le tumulte autour de la lex Gabinia. Il venait tout juste de rentrer.

— Les membres de ma famille, continua Pius, sont les protecteurs de l’Afrique depuis que mon père a gouverné cette province, il y a cinquante ans. Les gens de là-bas sont donc venus chercher protection auprès de moi, et je dois te dire, préteur, que je ne les ai jamais vus plus courroucés contre quiconque que contre Sergius Catilina. Il a pillé cette province de bout en bout, a écrasé ses habitants de taxes, les a massacrés, a vidé leurs temples et violé leurs femmes et leurs filles. Les Sergii ! s’exclama-t-il avec dégoût, avant de cracher une grosse glaire jaunâtre par terre. Descendants des Troyens, d’après ce qu’ils prétendent, et pas un pour rattraper l’autre en plus de deux cents ans ! Et voilà qu’on me dit que tu es le préteur chargé de faire rendre des comptes à des gens comme lui, dit-il en jaugeant Cicéron de haut en bas. Incroyable ! Je ne peux pas dire que je sache qui tu es, mais voilà. Alors, qu’est-ce que tu vas faire ?

Cicéron ne se départait jamais de son calme quand on essayait de l’insulter. Il se contenta de demander :

— Les Africains ont-ils préparé un dossier ?

— Oui. Ils ont déjà envoyé une délégation à Rome pour tenter de trouver un avocat compétent. Qui devraient-ils aller voir ?

— Ce n’est pas à moi de le dire. Je dois rester un président de cour impartial.

— Bla-bla-bla. Épargne-moi tes discours de juriste. En privé, d’homme à homme.

Pius fit signe à Cicéron de se rapprocher. Il avait laissé la plupart de ses dents derrière lui sur les champs de bataille, et son souffle produisait des sifflements lorsqu’il essayait de chuchoter :

— Tu connais les tribunaux mieux que moi, maintenant. Qui pourrait faire ça ?

— Franchement, ce ne sera pas tâche facile, répondit Cicéron. La réputation de Catilina le précède. Il faudra quelqu’un de très courageux pour se charger de l’accusation d’un tueur aussi endurci. Et il est probable qu’il se présentera à l’élection au consulat l’année prochaine. C’est un ennemi très puissant qui se profile.

— Consul ? s’exclama Pius en se frappant la poitrine avec une telle violence que le bruit fit sursauter les deux prêtres qui l’accompagnaient. Sergius Catilina ne sera pas consul — ni l’année prochaine ni jamais —, pas tant qu’il restera une parcelle de vie dans ce vieux corps. Il doit bien y avoir quelqu’un dans cette ville qui soit assez brave pour le traîner devant la justice. Et sinon… eh bien, je ne suis pas encore assez sénile pour avoir oublié comment on se bat à Rome. Fais simplement en sorte de garder assez de temps dans ton calendrier pour entendre l’affaire, préteur, conclut-il avant de s’éloigner en grommelant d’un pas traînant dans le couloir, poursuivi par ses saints assistants.

Cicéron fronça les sourcils et secoua la tête en le regardant s’éloigner. Malgré mes treize années passées à son service, je ne comprenais toujours pas la politique aussi bien que je l’aurais dû, et je ne voyais vraiment pas pourquoi il semblait trouver cette conversation si troublante. Néanmoins, il était visiblement ébranlé, et dès que nous fûmes à nouveau dans la Voie sacrée, il m’attira hors de portée des oreilles indiscrètes du proximus lictor et me confia :

— C’est très grave, Tiron. J’aurais dû le voir venir. Comme je lui demandais pourquoi il lui importait tant que Catilina fût poursuivi ou non, il me répliqua sur un ton cinglant :

— Parce que, tête de linotte, il est illégal de se présenter à une élection quand on fait l’objet d’une accusation. Ce qui signifie que, si les Africains trouvent un champion, s’il y a des poursuites engagées contre Catilina et si l’affaire traîne jusqu’à l’été prochain, il n’aura pas le droit d’être candidat au consulat tant que l’affaire ne sera pas résolue. Ce qui implique que si, par le plus grand des hasards, il était acquitté, c’est moi qui devrais me battre contre lui l’année de mon élection.

Je doute qu’il y eut un autre sénateur à Rome capable de voir aussi loin dans l’avenir — d’empiler autant de « si » et de discerner au sommet des raisons de s’alarmer. Lorsqu’il expliqua ses inquiétudes à Quintus, celui-ci ne manqua pas de les écarter d’un rire :

— Et si tu étais frappé par un éclair, Marcus, et si Metellus Pius pouvait se rappeler quel jour de la semaine cela se passait…

Mais Cicéron continuait de se faire du souci, et il mena une enquête discrète pour savoir où en étaient les délégués africains dans leur recherche d’un avocat capable de les défendre. Cependant, comme il le soupçonnait déjà, les délégués rencontraient beaucoup de difficultés malgré la quantité considérable de preuves témoignant des méfaits de Catilina qu’ils avaient pu accumuler, et le fait que Pius avait soutenu une résolution au Sénat pour réprimander publiquement l’ancien gouverneur.

Personne n’avait envie de s’attaquer à un adversaire aussi dangereux et de risquer de se retrouver flottant sur le ventre à la surface du Tibre en plein cœur de la nuit. Aussi, du moins pour le moment, les poursuites traînaient-elles, et Cicéron fit passer cette question à l’arrière-plan de ses préoccupations. Malheureusement, elle ne devait pas y rester longtemps.

XIV

À l’expiration de sa préture, Cicéron avait la possibilité de partir à l’étranger gouverner une province pendant une année. C’était la pratique normale dans la République. Cela permettait d’acquérir une expérience administrative et aussi de remplir ses coffres après les dépenses occasionnées par la campagne. L’ancien préteur rentrait alors à Rome, évaluait la situation politique et, si les choses se présentaient bien, se lançait dans la campagne au poste de consul pour l’été : Antonius Hybrida, par exemple, qui avait de toute évidence contracté d’énormes dettes pour financer ses jeux en l’honneur d’Apollon, partit en Cappadoce pour voir ce qu’il pourrait piller. Mais Cicéron ne suivit pas cette voie et renonça à ses droits sur une province. Tout d’abord, il ne voulait pas prêter le flanc à des accusations montées de toutes pièces, et se retrouver avec un enquêteur de la partie plaignante le suivant pas à pas pendant des mois. Ensuite, il était encore hanté par cette année qu’il avait passée comme magistrat en Sicile, et avait depuis lors détesté s’éloigner de Rome plus d’une semaine ou deux. Il ne saurait y avoir créature plus urbaine que Cicéron. C’était de l’agitation de la rue et des tribunaux, du Sénat et du forum qu’il tirait son énergie, et la perspective d’une année ennuyeuse dans la société provinciale, aussi lucrative qu’elle pût être, en Cilicie ou en Macédoine, lui était une abomination.

De plus, il s’était investi dans quantité de procès, à commencer par celui de Caius Cornélius, ancien tribun de Pompée, accusé de trahison par l’aristocratie. Pas moins de cinq sénateurs patriciens parmi les plus grands — Hortensius, Catulus, Lepidus, Marcus Lucullus et même le vieux Metellus Pius — s’étaient unis afin de poursuivre Cornélius pour le rôle qu’il avait joué dans la défense de la législation de Pompée, l’accusant d’avoir intentionnellement ignoré le veto d’un autre tribun. Devant une telle attaque, j’étais sûr qu’il serait envoyé en exil. Cornélius le pensait aussi et avait déjà fait ses bagages, se tenant prêt à partir. Mais la vue d’Hortensius et de Catulus en face de lui avait toujours inspiré Cicéron, et il sut se montrer à la hauteur de la situation, prononçant pour la défense un discours de clôture des plus efficaces.

— Allons-nous, demanda-t-il, recevoir des leçons sur les droits traditionnels des tribuns de la part de cinq messieurs qui, tous, ont en leur temps soutenu la législation de Sylla qui abolissait précisément ces droits ? Un seul de ces personnages illustres s’est-il avancé pour soutenir le valeureux Gnaeus Pompée quand, à peine élu consul, il a restauré le pouvoir de veto des tribuns ? Demandez-vous finalement ceci : est-ce vraiment un souci tout neuf pour les traditions des tribuns qui leur fait quitter leurs étangs à poissons et portiques privés pour venir devant ce tribunal ? Ou serait-ce plutôt le produit de quelque autre « tradition » plus chère à leur cœur — leur tradition d’intérêt personnel et leur désir traditionnel de vengeance ?

Il continua dans la même veine et, lorsqu’il eut terminé, les cinq plaideurs distingués (qui avaient commis l’erreur de s’asseoir en rangs) semblaient avoir rétréci de moitié, surtout Pius, qui avait visiblement du mal à suivre et gardait la main en cornet contre son oreille tout en se tortillant sur son siège tandis que son bourreau arpentait le tribunal. Ce fut l’une des dernières apparitions du vieux soldat en public avant que le long crépuscule de la maladie s’abatte sur lui. Après que le jury eut voté l’acquittement total de Cornélius, Pius quitta la cour sous les quolibets et les rires moqueurs avec une expression de confusion due au grand âge, que je ne reconnais malheureusement que trop bien sur mes propres traits.

— Bien, dit Cicéron avec une certaine satisfaction alors que nous nous préparions à rentrer, en tout cas, je crois qu’il sait qui je suis, maintenant.

Je ne mentionnerai pas toutes les affaires dont Cicéron s’occupa pendant cette période parce qu’il y en eut des dizaines, toutes entrant dans sa stratégie de rendre le plus de personnes influentes possible redevables pour qu’ils le soutiennent aux élections consulaires, et pour que son nom soit sans cesse présent à l’esprit des électeurs. Il sélectionnait ses clients avec le plus grand soin, et comptait parmi eux au moins quatre sénateurs : Fundanius, qui contrôlait une grosse corporation de vote ; Orchivius, qui avait été préteur en même temps que lui ; Gallius, qui projetait de se présenter à la préture ; et Mucius Orestinus, accusé de vol, qui espérait devenir tribun et dont l’affaire monopolisa le cabinet pendant de nombreux jours.

Je crois que, jamais auparavant, un candidat n’avait abordé le métier de la politique justement comme cela — comme un métier — et, chaque semaine, il y avait réunion dans le bureau de Cicéron pour évaluer les progrès de la campagne. Les participants apparaissaient épisodiquement, mais le noyau dur de la cellule était composé de cinq personnes : Cicéron lui-même, Quintus, Frugi, moi-même et l’élève de Cicéron, Caelius, qui, quoique très jeune (ou peut-être justement parce qu’il l’était), se plaisait à collecter les potins dans toute la ville. Quintus fut une fois de plus directeur de campagne et insista pour présider les séances. Il se plaisait à suggérer, par un sourire indulgent ou un haussement de sourcils occasionnel, que Cicéron, malgré tout son génie, pouvait parfois être un intellectuel farfelu qui avait besoin du bon sens un peu fruste de son frère pour lui remettre les pieds sur terre ; et Cicéron se prêtait à ce jeu d’assez bonne grâce.

Ce serait une étude intéressante, si seulement il me restait assez de vie devant moi pour l’écrire : l’histoire des fratries en politique. Il y eut les frères Gracchi, bien sûr, Tiberius et Caius, qui se consacrèrent à la redistribution des richesses des plus fortunés vers les pauvres, et qui le payèrent tous deux de leur vie. Puis, à mon époque, il y eut Marcus et Lucius Lucullus, consuls patriciens à un an d’intervalle, ainsi que tout un tas de frères des familles Metellus et Marcellus. Dans une sphère de l’activité humaine où les amitiés sont éphémères et les alliances contractées pour être rompues, savoir que le nom de l’autre est irrévocablement lié au vôtre quels que soient les tours du destin doit être une vraie source de force. La relation qui unissait les Cicéron, comme celle qui unit la plupart des frères, je suppose, consistait en un mélange complexe de tendresse et de ressentiment, de jalousie et de loyauté. Sans Cicéron, Quintus aurait été un officier morne et compétent dans l’armée, puis un propriétaire terrien morne et compétent à Arpinum, alors que, sans Quintus, Cicéron serait resté Cicéron. Sachant cela, et sachant que son frère le savait aussi, Cicéron faisait des efforts pour le contenter et l’enveloppait généreusement dans le manteau scintillant de sa notoriété.

Quintus passa beaucoup de temps, cet hiver-là, à rédiger un manuel du parfait candidat au consulat, sorte de concentré de ses conseils fraternels à Cicéron, qu’il aimait à citer autant que possible, à la façon de la République de Platon. Cela commençait ainsi : Considérez la ville où vous vous trouvez, ce que vous recherchez et qui vous êtes. Chaque jour, lorsque vous vous rendez au forum, répétez-vous : « Je suis un homme nouveau. Je demande le consulat. Et c’est Rome. » Je me rappelle encore certains des petits sermons qu’on pouvait y trouver : Il n’y a partout que tromperies, pièges et traîtrises. Accrochez-vous au dicton d’Épicharme qui veut que le fondement même de la sagesse soit : « n’accordez pas votre confiance inconsidérément »… Veillez à faire étalage de la diversité et du nombre de vos amis… Je tiens absolument à ce que vous ayez toujours une petite foule autour de vous… Si l’on vous demande de faire quelque chose, ne refusez pas, même si vous ne pouvez pas le faire… Enfin, veillez que votre campagne soit brillante, resplendissante et populaire ; et aussi, si cela est possible, qu’il y soit question du scandale suscité par les crimes, les mœurs légères et la corruption de vos adversaires.

Quintus était très fier de son manuel, et il le fit même publier des années plus tard, à la consternation de Cicéron, qui estimait que la gloire politique, comme le grand art, repose sur la capacité de dissimuler les astuces qui sous-tendent l’ensemble.


Au printemps, Terentia fêta son trentième anniversaire, et Cicéron organisa une petite fête en son honneur. Quintus et Pomponia furent conviés, ainsi que Frugi et ses parents, le pointilleux Servius Sulpicius et son épouse, Postumia, étonnamment jolie ; il devait y avoir d’autres invités, mais le flot du temps les a effacés de ma mémoire. La maisonnée fut rassemblée brièvement par Éros, l’intendant, pour présenter à Terentia tous nos vœux, et je me souviens d’avoir pensé, en la voyant apparaître, que je ne l’avais jamais vue si épanouie ni de meilleure humeur. Ses cheveux, courts et bouclés, étaient brillants, ses yeux pétillants, et sa silhouette habituellement osseuse semblait plus douce, plus généreuse. Je le mentionnai à sa servante une fois que le maître et la maîtresse eurent conduit leurs hôtes dans la salle à manger, et celle-ci jeta un regard autour d’elle pour vérifier que personne ne nous regardait avant de joindre les mains en faisant un mouvement circulaire devant son ventre. Je ne compris pas tout de suite, ce qui déclencha chez elle une crise de fou rire, et ce n’est que lorsqu’elle fut remontée en courant que je pris conscience de ma niaiserie, et pas seulement de la mienne, d’ailleurs. Un mari normal aurait sûrement remarqué les symptômes plus tôt, mais Cicéron se levait invariablement à l’aube et ne rentrait qu’à la nuit tombée, et il avait toujours un discours à rédiger ou une lettre à envoyer — le miracle est qu’il ait trouvé le temps d’accomplir son devoir conjugal. Quoi qu’il en soit, au milieu du dîner, un grand cri d’excitation suivi par des applaudissements confirma que Terentia avait saisi l’opportunité de la fête pour annoncer sa grossesse.

Plus tard, ce soir-là, Cicéron entra dans le bureau avec un grand sourire. Il accueillit mes félicitations avec une révérence.

— Elle est certaine que c’est un garçon. Apparemment, c’est la Bonne Déesse elle-même qui l’en a informée par des signes surnaturels que seules les femmes peuvent saisir.

Il se frotta vigoureusement les mains d’impatience ; il ne pouvait s’arrêter de sourire.

— C’est toujours un avantage formidable, en période d’élections, Tiron, un bébé — cela suggère un candidat viril, et un père de famille respectable. Vois avec Quintus pour les apparitions de l’enfant pendant la campagne, ajouta-t-il en me montrant mes tablettes de cire. Je plaisante, imbécile ! ajouta-t-il en voyant mon expression ahurie.

Il feignit de me donner une claque sur l’oreille. Mais je ne saurais dire de qui, de lui ou de moi, cette anecdote est la plus révélatrice, car je ne suis toujours pas convaincu qu’il plaisantait vraiment.

À partir de ce moment, Terentia devint beaucoup plus stricte dans son observation des rites religieux et, dès le lendemain de son anniversaire, elle pria Cicéron de l’accompagner au temple de Junon, sur le Capitole, où elle acheta un agneau de lait pour que le prêtre le sacrifie en remerciement de sa grossesse et de son mariage. Cicéron fut trop heureux de lui faire plaisir dans la mesure où il était véritablement enchanté par la perspective d’un nouvel enfant, et où il savait combien les électeurs se délectent de ces manifestations publiques de piété.


Je crains maintenant de devoir revenir à cette tumeur maligne qu’était Sergius Catilina.

Quelques semaines après la convocation de Cicéron auprès de Metellus Pius, eurent lieu les élections consulaires. Mais le vainqueur avait fait un usage tellement flagrant de la corruption électorale que le vote fut annulé et un nouveau scrutin organisé au mois d’octobre. En cette occasion, Catilina présenta sa candidature. Pius s’empressa d’y faire obstacle — je suppose que ce fut là le dernier combat victorieux du vieux soldat — et le Sénat décida que seuls ceux dont le nom figurait déjà au premier scrutin auraient le droit de se présenter. Cette décision plongea Catilina dans une de ses fureurs coutumières, et il se mit à hanter le forum avec une bande d’amis violents, proférant toutes sortes de menaces, qui furent prises suffisamment au sérieux par les sénateurs pour qu’ils votent une escorte de gardes du corps armés pour les consuls. Ce n’était pas étonnant, mais personne ne s’était montré assez courageux pour défendre le dossier des Africains devant la cour des extorsions. J’évoquai un jour la question avec Cicéron, me demandant si ce ne serait pas pour lui une cause populaire à défendre — n’avait-il pas vaincu Verres, ce qui avait fait de lui l’avocat le plus célèbre du monde ? Mais Cicéron avait secoué la tête.

— Comparé à Catilina, Verres paraissait doux comme un agneau. De plus, Verres n’était pas très aimé, alors que Catilina a de toute évidence ses adeptes.

— Pourquoi est-il si apprécié ? demandai-je.

— Les hommes dangereux trouvent toujours des partisans, même si ce n’est pas ce qui m’inquiète le plus. Si ce n’était qu’une question de foule dans la rue, il ne constituerait pas une telle menace. C’est le fait qu’il bénéficie d’un tel soutien dans l’aristocratie qui me préoccupe — Catulus certainement, ce qui signifie probablement Hortensius aussi.

— Je l’aurais cru beaucoup trop grossier pour Hortensius.

— Oh, Hortensius sait comment utiliser un bagarreur quand la situation l’exige. Bien des maisons cultivées sont protégées par des chiens vicieux. Et Catilina est aussi un Sergius, ne l’oublie pas, aussi peuvent-ils l’approuver en sauvant les apparences. Les masses et l’aristocratie : ça donne toujours une combinaison puissante en politique. Espérons qu’il puisse être arrêté dans sa course au consulat cet été. Je suis soulagé que cette tâche ne semble pas devoir m’incomber.

Je me dis à l’époque que c’était précisément le genre de remarque qui prouve que les dieux existent, parce que, chaque fois que, du haut de leur orbite céleste, ils entendent de tels propos suffisants, ils trouvent très amusant de démontrer leur pouvoir. D’ailleurs, il n’y eut pas à attendre longtemps avant que Caelius Rufus ne rapporte à Cicéron des nouvelles alarmantes. Caelius avait alors dix-sept ans et était, selon les termes de son père, totalement ingouvernable. Il était grand, bien bâti, et pouvait facilement passer pour un homme d’une bonne vingtaine d’années, avec sa voix profonde et son petit bouc, en vogue parmi la jeunesse dorée de l’époque. Il se glissait hors de la maison la nuit, quand Cicéron était plongé dans son travail et que tous les autres dormaient. Il ne revenait souvent que juste avant l’aube. Il savait que j’avais un peu d’argent de côté et me pressait toujours de lui prêter de petites sommes. Un soir, alors que j’avais encore refusé de lui avancer quoi que ce soit, je découvris, en rentrant dans mon alcôve, qu’il avait découvert ma cachette et pris tout ce que je possédais. Je passai une nuit affreuse et sans sommeil, mais, lorsque je l’accusai, le lendemain matin, et menaçai de tout révéler à Cicéron, les larmes lui montèrent aux yeux et il promit de tout me rembourser. Et je dois reconnaître qu’il l’a fait, et même avec des intérêts généreux ; aussi je changeai de cachette et n’en soufflai jamais mot à quiconque.

Il buvait donc et fréquentait les prostituées de toute la ville avec une bande de jeunes nobles dépravés. L’un d’eux était Gaius Curion, jeune homme de vingt ans dont le père avait été consul et grand partisan de Verres. Il y avait aussi Marc-Antoine, le neveu d’Hybrida, qui devait avoir dans les dix-huit ans. Mais le vrai chef de la bande, principalement parce qu’il était le plus âgé et le plus riche et pouvait entraîner les autres dans des méfaits dont ils n’avaient même jamais rêvé, était Clodius Pulcher. Il avait dans les vingt-cinq ans et avait passé huit années de service militaire en Orient, participant à toutes sortes de mauvais coups, y compris fomenter une mutinerie contre Lucullus — qui se trouvait aussi être son beau-frère — et se faire capturer par les pirates mêmes qu’il était censé combattre. Maintenant, il était de retour à Rome et cherchait à se faire connaître. Ainsi, un soir, il annonça qu’il savait exactement comment il allait s’y prendre — ce serait une bonne blague, un défi, osé et amusant (ce furent ses propres termes, d’après Caelius). Il allait poursuivre Catilina.

Lorsque Caelius courut annoncer la nouvelle à Cicéron dès le matin, le sénateur refusa tout d’abord de le croire. Il ne connaissait de Clodius que les rumeurs scandaleuses qui circulaient largement à son sujet et selon lesquelles il aurait couché avec sa propre sœur — rumeurs qui avaient pris récemment forme plus substantielle en étant invoquées par Lucullus lui-même comme l’une des raisons de son divorce.

— Que ferait un tel personnage dans une cour de justice, sinon en tant qu’accusé ? se moqua Cicéron.

Caelius, avec son insolence coutumière, lui rétorqua que, s’il voulait la preuve de ce qu’il lui disait, il n’avait qu’à aller faire un tour au tribunal des extorsions dans une heure ou deux, au moment où Clodius projetait de déposer sa plainte. Inutile de dire que c’était un spectacle auquel Cicéron ne pouvait résister et, dès qu’il eut reçu ses clients les plus importants, il descendit à son vieux repaire, au temple de Castor, en nous emmenant avec lui, Caelius et moi.

Déjà, mystérieusement, le bruit s’était répandu que quelque chose de spectaculaire allait se produire, et une centaine de personnes s’étaient rassemblées au bas des marches. Le préteur du moment, un certain Orbius qui deviendrait ensuite gouverneur d’Asie, venait de prendre place sur sa chaise curule et regardait autour de lui, se demandant visiblement ce qui se préparait, quand un groupe de six ou sept jeunes à l’air narquois et insouciant surgit en provenance du Palatin. Ils se prenaient de toute évidence pour les parangons de la mode, et peut-être l’étaient-ils, avec leurs cheveux longs, leur barbichette et leur grosse ceinture brodée portée assez lâche sur la tunique.

— Par tous les deux, quel spectacle ! marmonna Cicéron alors qu’ils passaient devant nous, laissant sur leur passage un sillage parfumé d’huile de crocus et d’onguents safranés. Ils ressemblent plus à des femmes qu’à des hommes !

L’un des garçons se détacha des autres et gravit les marches jusqu’au préteur. Il s’arrêta à mi-hauteur et se retourna vers la foule. Il avait, si je puis m’exprimer vulgairement, tout du « mignon » avec ses longues boucles blondes, ses lèvres rouges et pleines et sa peau bronzée — une sorte de jeune Apollon. Mais sa voix, lorsqu’il prit la parole, se révéla étonnamment ferme et masculine, gâtée seulement par un accent vaguement argotique et faussement plébéien, qui transformait son nom de famille en « Clodius » au lieu de « Claudius » — encore une de ces affectations à la mode.

— Je suis Publius Clodius Pulcher, fils du consul Appius Claudius Pulcher, petit-fils de consuls en ligne directe remontant à la huitième génération, et je viens ce matin porter plainte devant ce tribunal contre Sergius Catilina, pour les crimes qu’il a commis récemment en Afrique.

À la mention du nom de Catilina, il y eut des murmures et des sifflements, et une espèce de brute épaisse qui se tenait près de nous lança :

— Tu ferais mieux de faire gaffe à tes fesses, fillette ! Mais Clodius ne semblait pas le moins du monde inquiet.

— Puissent mes ancêtres et les dieux bénir cette entreprise et la mener à une conclusion fructueuse.

Puis il gravit d’un pas vif les dernières marches le séparant d’Orbius pour lui tendre le postulatus soigneusement roulé et fermé par un sceau et un ruban rouge pendant que ses partisans applaudissaient bruyamment. Caelius les imita jusqu’au moment où Cicéron le fit taire d’un regard.

— Cours chercher mon frère, lui dit-il. Mets-le au courant de ce qui vient de se passer et dis-lui que nous devons nous voir tout de suite.

— C’est une tâche pour un esclave, objecta Caelius avec une moue de mépris, craignant sans doute de perdre la face devant ses amis. Tiron pourrait certainement y aller, non ?

— Fais ce qu’on te demande, coupa Cicéron d’un ton sec. Et, pendant que tu y es, trouve Frugi aussi. Et estime-toi heureux que je n’aie pas encore parlé à ton père de tes fréquentations peu recommandables.

Caelius ne se le fit pas dire deux fois et disparut du forum en direction du temple de Cérès, où les édiles plébéiens se trouvaient en général à cette heure de la matinée.

— Je l’ai trop gâté, commenta Cicéron avec lassitude alors que nous gravissions la côte qui nous ramenait chez nous. Et tu sais pourquoi ? C’est parce qu’il a du charme, ce don maudit entre tous, et que je ne peux pas m’empêcher de tout céder à quelqu’un qui a du charme.

Pour le punir, et aussi parce qu’il ne lui faisait plus totalement confiance, Cicéron refusa de laisser Caelius assister à la réunion de campagne et l’envoya à la place rédiger un compte rendu. Il attendit qu’il se fût éloigné avant de relater les événements du matin à Quintus et Frugi. Quintus fut tenté de voir les choses de façon optimiste, mais Cicéron était absolument convaincu qu’il devrait à présent affronter Catilina lors des élections au consulat.

— J’ai vérifié le calendrier du tribunal des extorsions — tu te rappelles ce que c’est — et la vérité, c’est qu’il n’y a aucune chance que l’affaire Catilina puisse être entendue avant juillet, ce qui l’empêche de présenter sa candidature cette année. Ce qui veut dire qu’il se présentera inévitablement l’année suivante, mon année, ajouta Cicéron avant de frapper du poing sur la table en jurant — chose qu’il faisait rarement. J’ai prédit exactement cette situation il y a un an — Tiron m’est témoin.

— Catilina sera peut-être déclaré coupable et exilé ? avança Quintus.

— Avec cette créature parfumée pour mener l’accusation ? Un homme dont pas un esclave à Rome ne sait pas qu’il a couché avec sa propre sœur ? Non, non, tu avais raison, Tiron. J’aurais dû démolir Catilina moi-même quand la chance m’en a été donnée. Il aurait été plus facile à battre devant un tribunal qu’il ne le sera aux urnes.

— Peut-être n’est-il pas trop tard, suggérai-je. Peut-être que Clodius se laisserait convaincre de te céder l’accusation.

— Non, il ne fera jamais cela, dit Cicéron. Il suffit de le regarder — de voir l’arrogance de ce type — pour le savoir. C’est bien un Claudius. Il tient là sa chance de connaître la gloire et il ne la lâchera pas. Tu ferais mieux d’apporter notre liste de candidats, Tiron. Il va falloir qu’on trouve qui va se présenter avec moi, ça devient urgent.

À cette époque, les candidats aux élections consulaires se présentaient par deux car c’était de toute évidence une très bonne tactique que de former une alliance avec un homme complémentaire de ses propres forces pendant la campagne. Mais ce dont Cicéron avait besoin pour équilibrer la donne, c’était de quelqu’un ayant un nom distingué qui plairait largement à l’aristocratie. En retour, il leur offrirait sa popularité parmi les pedarii et les classes inférieures, ainsi que le soutien de la machine électorale qu’il avait mise en place à Rome. Il avait toujours pensé que ce serait quelque chose d’assez simple à organiser le moment venu. Maintenant, alors que nous examinions les noms sur la liste, je commençais à comprendre ce qui l’inquiétait autant. Palicanus n’apporterait rien de plus. Cornificius n’avait aucun talent électoral. Hybrida n’avait que la moitié du cerveau. Cela ne laissait plus que Galba et Gallus. Et Galba était un tel aristocrate qu’il ne voudrait rien avoir à faire avec Cicéron. Quant à Gallus — malgré toutes les supplications de Cicéron —, il décrétait fermement n’avoir aucun intérêt à devenir consul.

— Vous pouvez croire ça ? se plaignit Cicéron en examinant la liste des candidats potentiels. Je lui propose la plus belle place du monde, et ne lui demande rien d’autre en échange que de rester à mes côtés pendant un jour ou deux. Et pourtant, il continue de soutenir qu’il préfère se concentrer sur la jurisprudence !

Il prit son style et raya le nom de Gallus, puis il ajouta celui de Catilina en fin de liste. Il tapota la pointe de son style à côté, le souligna, l’entoura, puis nous regarda tout à tour.

— Bien sûr, il reste un autre partenaire potentiel que nous n’avons pas encore envisagé.

— Et qui est ? s’enquit Quintus.

— Catilina.

— Marcus !

— Je suis parfaitement sérieux, dit Cicéron. Réfléchissons. Imaginez qu’au lieu d’essayer de le poursuivre, je propose de le défendre. Si j’assure son acquittement, il sera obligé de me soutenir pour le consulat. En revanche, s’il est déclaré coupable et est condamné à l’exil, eh bien, c’en sera fini de lui. En ce qui me concerne, les deux issues sont parfaitement acceptables.

— Mais tu défendrais Catilina ?

Quintus était habitué à son frère, et il en fallait beaucoup pour le choquer, mais là, les mots lui manquaient.

— Je défendrais le démon le plus noir des enfers s’il avait besoin d’un avocat. C’est notre système juridique, constata Cicéron avant de froncer les sourcils et de secouer la tête avec irritation. Mais nous avons déjà parlé de tout cela avec ce pauvre Lucius juste avant sa mort. Allons, mon frère, épargne-moi ce visage plein de reproche. C’est toi qui as écrit le livre : « Je suis un homme nouveau. Je demande le consulat. Et c’est Rome. » Ces trois choses, ils les disent toutes. Je suis un homme nouveau, donc je ne peux compter que sur moi-même, et sur vous, mes rares amis. Je demande le consulat, c’est-à-dire l’immortalité — un trophée qui vaut bien la peine qu’on se batte pour lui, non ? Et c’est bien Rome — Rome —, pas un lieu abstrait dans un ouvrage de philosophie mais une cité glorieuse bâtie sur un fleuve de fange. Alors oui, je défendrais Catilina si cela s’avérait nécessaire, et puis je romprais tout lien avec lui dès que possible. Et il ferait de même avec moi. C’est le monde dans lequel nous vivons, conclut Cicéron, qui se carra dans son fauteuil et leva les mains. Rome !


Cicéron n’agit pas tout de suite : il préférait attendre de voir si la plainte contre Catilina allait aboutir. Le bruit courait en effet que Clodius essayait simplement de se faire remarquer, ou peut-être de détourner l’attention de la honte que représentait le divorce de sa sœur. Mais à la façon pesante de la justice, le processus franchit toutes les étapes obligatoires au cours de l’été — les postulatio, divinatio et nominas dilatio. Un jury fut sélectionné et une date fixée pour le début du procès au cours de la dernière semaine de juillet. Il n’y avait plus aucune chance pour que Catilina soit libre de tout litige à temps pour les élections consulaires : les nominations étaient déjà closes.

À ce stade, Cicéron décida de laisser entendre à Catilina qu’il pourrait être intéressé par sa défense. Il réfléchit longuement à la façon de lui transmettre son offre, car il ne voulait pas perdre la face s’il était éconduit et voulait aussi pouvoir nier l’avoir jamais faite au cas où il devrait en répondre au Sénat. Il finit par trouver un stratagème subtil très caractéristique. Il fit venir Caelius dans son bureau, lui fit jurer le secret et lui annonça qu’il avait dans l’idée de défendre Catilina : qu’en pensait-il ? (« Mais pas un mot à quiconque, attention ! ») C’était exactement le genre de potins dont se délectait Caelius et, naturellement, il ne pourrait s’empêcher de mettre ses amis dans la confidence, dont Marc-Antoine, qui, en plus d’être le neveu d’Hybrida, était aussi le fils adoptif d’un ami proche de Catilina, Lentulus Sura.

Je crois qu’il ne fallut pas attendre plus d’un jour et demi pour qu’un messager se présente à la porte de Cicéron, porteur d’une lettre de Catilina évoquant la possibilité d’une rencontre et proposant — par souci de discrétion — que le rendez-vous eût lieu à la nuit tombée.

— Le poisson a mordu, me glissa Cicéron en me montrant la lettre.

Puis il renvoya l’esclave avec la réponse verbale qu’il irait voir Catilina chez lui le soir même.

Terentia était à présent proche de son terme et trouvait la chaleur de Rome en juillet insupportable. Elle était allongée, agitée et gémissante, sur une banquette de la salle à manger étouffante, Tullia d’un côté lui faisant la lecture d’une voix flûtée, une servante avec un éventail de l’autre. Son humeur, plutôt agitée dans le meilleur des cas, s’était muée depuis plusieurs jours en véritable tempête. Alors que l’obscurité tombait et qu’on allumait les candélabres, Terentia vit que Cicéron s’apprêtait à sortir et voulut aussitôt savoir où il allait. Comme il lui donnait une réponse vague, elle décréta, en larmes, qu’il avait dû prendre une concubine et allait sûrement la rejoindre : comment expliquer autrement qu’un homme respectable sortît à cette heure de la nuit ? Il dut donc à contrecœur lui avouer la vérité, à savoir qu’il se rendait chez Catilina. Évidemment, au lieu de la calmer, cette nouvelle la mit encore plus en rage. Elle lui demanda comment il pouvait supporter l’idée de passer un moment en compagnie d’un tel monstre qui avait débauché sa propre sœur, une vierge vestale, sur quoi Cicéron rétorqua en plaisantant que Fabia avait toujours été « plus vestale que vierge ». Terentia s’efforça de se lever, mais n’y parvint pas, et ses invectives furieuses nous poursuivirent jusqu’à ce que nous fussions sortis de la maison, au grand amusement de Cicéron.

Cette nuit évoquait beaucoup celle qui avait précédé l’élection à l’édilité, lorsqu’il était allé voir Pompée. Il y avait cette même chaleur oppressante, cette même lune fiévreuse ; une même brise charriait les odeurs de putréfaction en provenance des charniers qui s’étendaient derrière la porte Esquiline et les répandait sur la cité comme une poussière moite et invisible. Nous descendîmes au forum, où des esclaves allumaient les réverbères, dépassâmes les temples sombres et silencieux et remontâmes le Palatin, où habitait Catilina. Je portais comme d’habitude une cassette à documents, et Cicéron se tenait les mains derrière le dos pour marcher tête baissée, plongé dans ses pensées. En ce temps-là, le Palatin était beaucoup moins construit qu’aujourd’hui, et les maisons beaucoup plus espacées. J’entendais le son d’un cours d’eau tout proche et respirais un parfum de chèvrefeuille et d’églantine.

— C’est ici qu’il faut vivre, Tiron, me dit Cicéron en s’arrêtant sur les marches. C’est ici que nous viendrons habiter quand il n’y aura plus d’élections à disputer et que je n’aurai plus à me soucier autant de l’opinion des gens. Un endroit avec un jardin où lire — tu imagines — et où les enfants pourraient jouer, ajouta-t-il avec un regard en direction du mont Esquilin. Ce sera un soulagement pour tous quand ce bébé sera là. C’est comme attendre qu’un orage éclate enfin.

La maison de Catilina était facile à trouver car elle se dressait près du temple de Luna, toujours illuminé la nuit par des torches en l’honneur de la déesse Lune. Un esclave nous attendait dans la rue pour nous guider, et il nous conduisit directement dans le vestibule de la demeure des Sergii, où une femme superbe accueillit Cicéron. Il s’agissait d’Aurelia Orestilla, l’épouse de Catilina, dont il était censé avoir séduit la fille avant de passer à la mère et pour qui, disait-on, il avait assassiné son propre fils de son premier mariage (le garçon ayant menacé de tuer Aurélia plutôt que d’avoir une telle courtisane pour mère). Cicéron savait à quoi s’en tenir avec elle, et coupa court à son accueil chaleureux d’un petit salut bref.

— Madame, dit-il, c’est votre mari et non vous que je suis venu voir.

Elle se mordit la lèvre et se tut. Nous nous trouvions dans l’une des demeures les plus anciennes de Rome, et l’on entendait le bois craquer tandis que nous suivions l’esclave à l’intérieur, où régnait une odeur de vieilles draperies poussiéreuses et d’encens. Un détail curieux dont je me souviens encore était qu’elle avait été en grande partie vidée, et de toute évidence récemment, car on pouvait voir les contours rectangulaires brouillés des endroits où il y avait eu des tableaux, et des cercles de poussière sur le sol indiquant la place de statues absentes. Il ne restait plus dans l’atrium que les effigies de cire miteuses des ancêtres de Catilina, jaunies par des générations de fumées. C’est là que Catilina lui-même se tenait. La première surprise fut de le découvrir si grand lorsqu’on s’en approchait — au moins une tête de plus que Cicéron — et la seconde de constater la présence derrière lui de Clodius. Ce dut être un choc terrible pour Cicéron, mais il était bien trop maître de lui pour le laisser paraître. Il serra brièvement la main de Catilina, puis celle de Clodius, refusa poliment un verre de vin, et enfin les trois hommes passèrent aussitôt au sujet qui nous amenait.

En y repensant, je fus frappé par la ressemblance entre Catilina et Clodius. C’est la seule fois que je les vis ensemble dans une même pièce, et ils auraient pu être père et fils, dotés d’une même voix traînante, et d’une même langueur dans l’attitude, comme si le monde n’attendait que de leur appartenir. J’imagine que c’est cela, ce qu’on appelle l’« éducation ». Il avait fallu quatre cents ans de mariages entre les familles les plus considérées de Rome pour produire ces deux gredins — aussi racés que des pur-sang arabes, et tout aussi rapides, impétueux et dangereux.

— Voici l’affaire telle que nous l’envisageons, annonça Catilina. Le jeune Clodius ici présent va prononcer un discours brillant pour l’accusation, et tout le monde dira qu’il est le nouveau Cicéron et que j’ai toutes les chances d’être condamné. Mais alors, toi, Cicéron, tu feras une plaidoirie encore plus brillante pour ma défense, de sorte que personne ne s’étonnera que je sois acquitté. Au bout du compte, nous aurons assuré un bon spectacle et notre situation n’en sortira que renforcée. Je serai déclaré innocent devant le peuple de Rome. Clodius apparaîtra comme un homme d’avenir plein de courage. Et tu remporteras un nouveau succès éclatant au tribunal, en défendant quelqu’un de condition bien supérieure à ton lot habituel de clients.

— Et si les juges en décident autrement ?

— Tu n’as pas à te préoccuper d’eux, assura Catilina en tapotant sa poche. Je me suis occupé des juges.

— La justice est si chère, intervint Clodius avec un sourire. Le pauvre Catilina a été obligé de vendre ses biens de famille pour s’assurer l’issue du procès. C’est un scandale. Mais comment font les gens pour s’en sortir ?

— J’aurai besoin de voir les documents du procès, dit Cicéron. Dans combien de temps commencent les audiences ?

— Trois jours, répondit Catilina en faisant signe à un esclave qui se tenait près de la porte. Cela te laisse-t-il assez de temps pour préparer ton discours ?

— Si le jury t’est déjà tout acquis, je peux le réduire à cinq mots : « Voici Catilina. Laissez-le partir. »

— Oh, mais je veux la représentation cicéronienne complète ! protesta Catilina. Je veux : « Cet homme v-v-valeureux… le s-s-sang des c-c-centuries… v-v-voyez les larmes de sa f-f-femme et de ses amis… »

Il avait la main en l’air et l’agitait de manière expressive tout en imitant grossièrement le bégaiement presque imperceptible de Cicéron. Clodius riait ; ils étaient tous deux légèrement ivres.

— Je veux : « Ces s-s-sauvages africains s-s-souillant cette cour v-v-v-énérable… » Je veux que Carthage et Troie soient invoquées devant nous, Dinon et Énée…

— Tu auras, l’interrompit froidement Cicéron, un travail professionnel.

L’esclave était revenu avec les papiers du procès, et j’entrepris de les ranger rapidement dans mon coffret à documents car je sentais que l’atmosphère se dégradait à mesure que l’alcool consolidait son emprise et j’étais pressé de sortir Cicéron de là.

— Nous devrons nous rencontrer pour discuter de ton témoignage, continua-t-il sur le même ton glacé. Demain serait le mieux, si cela te convient.

— De toute façon, je n’ai rien de mieux à faire. Je pensais me présenter aux élections consulaires cet été, comme tu le sais sans doute, jusqu’à ce que cette mauvaise graine m’en empêche.

C’est l’agilité qui vous coupait le souffle chez un homme de cette taille. Il bondit soudain et enroula son bras droit puissant autour du cou de Clodius en lui abaissant la tête, ce qui plia le jeune homme en deux. Le malheureux Clodius — qui, soit dit en passant, n’avait rien d’un avorton — poussa un cri étouffé et chercha faiblement à accrocher le bras de Catilina. Mais la force de cet homme était ahurissante, et je pense qu’il aurait très bien pu briser le cou de son visiteur d’une simple secousse de son avant-bras si Cicéron n’était intervenu d’une voix très calme :

— En tant qu’avocat de la défense, je dois te prévenir, Catilina, que ce serait une grave erreur d’assassiner ton accusateur.

À ces mots, Catilina fit volte-face et plissa les yeux pour le dévisager, comme s’il avait momentanément oublié qui il était. Puis il se mit à rire et ébouriffa les boucles blondes de Clodius avant de le lâcher. Clodius recula en titubant. Il se massa un côté de la tête et de la gorge et jeta à Catilina un regard proprement meurtrier. Puis il se mit à rire lui aussi et se redressa. Ils tombèrent alors dans les bras l’un de l’autre, Catilina réclama du vin et nous les abandonnâmes là-dessus.

— Quelle paire ils font ! s’exclama Cicéron tandis que nous passions devant le temple de Lune pour rentrer chez nous. Avec un peu de chance, ils se seront entre-tués avant le matin.


Lorsque nous arrivâmes à la maison, Terentia était en plein travail. Cela ne faisait aucun doute — nous pouvions entendre les cris depuis la rue. Cicéron resta figé dans l’atrium, blême de saisissement et d’inquiétude. Il avait été absent pour la naissance de Tullia, et rien dans ses livres de philosophie ne l’avait préparé à ce qui se passait.

— Par les dieux du ciel, on dirait qu’on la torture. Terentia ! Il voulut monter l’escalier conduisant à la chambre de son épouse, mais l’une des sages-femmes l’en empêcha.

Nous passâmes une longue nuit de veille dans la salle à manger. Il me demanda de rester avec lui, mais fut au début trop inquiet pour pouvoir travailler. À certains moments, il s’allongeait sur la banquette même qu’occupait Terentia à notre départ, puis, lorsque nous parvenait un nouveau cri, il se relevait d’un bond et faisait les cent pas. L’atmosphère était chaude et lourde, la flamme des bougies semblait immobile, leur filet de fumée noire aussi raide que des tuyaux descendant du plafond. Pour m’occuper, je vidai le coffret des documents juridiques que j’avais rapportés de chez Catilina et entrepris de les classer par genres — charges, dépositions, résumés de preuves écrites. Finalement, pour se distraire, Cicéron, toujours couché sur le ventre, tendit la main pour saisir un document et se mit à lire, prenant rouleau après rouleau et le portant à la lumière de la lampe que j’avais placée près de lui. Il ne cessait de tressaillir et de cligner des yeux, sans que je pusse déterminer si c’était à cause des hurlements qui continuaient à nous parvenir de l’étage ou des accusations épouvantables portées contre Catilina, car il y avait là les comptes rendus les plus effrayants de violences et de viols envoyés de pratiquement toutes les villes d’Afrique, d’Utique à Thaena, de Thapsos à Thelepte. Au bout d’une heure ou deux, il les écarta avec dégoût et me demanda d’aller chercher de quoi écrire afin qu’il me dicte quelques lettres, à commencer par un message à Atticus. Puis il se rallongea et ferma les yeux pour essayer de se concentrer. J’ai maintenant ce document sous les yeux.


Il y a longtemps que je n’ai pas reçu une ligne de toi. Je t’ai déjà décrit en détail ma campagne électorale. En ce moment, je me propose de défendre un autre candidat, Catilina. Nous avons le jury que nous voulons, et la pleine coopération de l’accusation. S’il est acquitté, j’espère qu’il sera plus enclin à travailler avec moi durant la campagne. Mais s’il en allait autrement, je le supporterais très bien d’un point de vue philosophique.

— Ah ! C’est le moins qu’on puisse dire ! s’exclama-t-il avant de refermer les yeux. J’aurai bientôt besoin de toi à la maison. On est visiblement convaincu par ici que tes amis nobles vont s’opposer à mon élection.

À ce moment, je m’arrêtai d’écrire parce que, au lieu d’un hurlement, nous entendîmes un son différent — le vagissement d’un nouveau-né. Cicéron bondit de la banquette et monta quatre à quatre l’escalier menant à la chambre de Terentia. Il ne revint pas avant un long moment et, lorsqu’il réapparut enfin, il me prit silencieusement la lettre des mains et écrivit lui-même, sur le haut du rouleau :

— J’ai l’honneur de t’informer que je suis devenu le père d’un petit garçon. Terentia va bien.

Comme une maison peut être transformée par l’arrivée d’un nourrisson en bonne santé ! Je crois, même si cela se dit peu, que c’est parce que c’est une double bénédiction. Les peurs informulées qui accompagnent toute naissance — de la douleur, de la mort, de la malformation — sont bannies et le miracle d’une vie nouvelle vient occuper leur place. Le soulagement et la joie s’entremêlent.

Naturellement, je ne fus pas autorisé à monter voir Terentia mais, quelques heures plus tard, Cicéron descendit son fils pour le présenter fièrement à la maisonnée et à ses clients. Pour être franc, on ne voyait pas grand-chose sinon un petit visage rouge et colérique et un toupet de fins cheveux bruns. Il était soigneusement emmailloté dans les langes de laine qui avaient servi plus de quarante ans plus tôt pour Cicéron lui-même. Le sénateur avait également un hochet d’argent conservé depuis l’enfance, qu’il agita devant le visage minuscule. Il emporta tendrement l’enfant dans l’atrium et désigna l’endroit où il rêvait d’accrocher un jour son image consulaire.

— À ce moment-là, lui chuchota-t-il, tu seras Marcus Tullius Cicéron, fils du consul Marcus Tullius Cicéron — qu’est-ce que tu en dis ? Pas mal, hein ? Tu ne connaîtras pas les affres de « l’homme nouveau » ! Tiens, Tiron, fais connaissance avec une toute nouvelle dynastie politique.

Il me tendit le petit paquet, que je pris nerveusement, avec la maladresse de ceux qui n’ont pas d’enfant quand on leur met un bébé dans les bras. Je fus soulagé quand la nourrice vint me le reprendre.

Cicéron contemplait toujours l’espace vide sur le mur de son atrium, plongé à nouveau dans une de ses rêveries. Je me demande ce qu’il pouvait y voir : son masque mortuaire peut-être, le contemplant comme un visage dans un miroir ? Je m’enquis de la santé de Terentia, et il répondit distraitement :

— Oh, elle va très bien. Elle est très forte. Tu sais comment elle est. Assez forte en tout cas pour tenter à cor et à cri de me dissuader de faire alliance avec Catilina. Et maintenant, soupira-t-il en détournant son regard du mur vide, je suppose que nous ferions mieux d’honorer notre rendez-vous avec ce scélérat.

Lorsque nous arrivâmes chez Catilina, nous trouvâmes l’ancien gouverneur d’Afrique de charmante humeur. Cicéron dressa par la suite la liste de ses « qualités paradoxales », que je vous donne ici, car c’est assez bien tourné : « s’attache beaucoup de gens par l’amitié, les retient par la dévotion ; partage ce qu’il possède avec tous et n’hésite pas à se mettre au service de tous ses amis en temps de besoin, avec argent, influence, efforts et — si nécessaire — les pires crimes ; maîtrise son caractère naturel selon l’occasion et sait pencher de tel ou tel côté, se montre sérieux avec les plus stricts, souple avec les libéraux, grave avec les vieux, aimable avec les jeunes, téméraire avec les criminels, dissolu avec les dépravés… » voilà le Catilina qui nous attendait ce jour-là. Il avait déjà appris la naissance du fils de Cicéron et serra vigoureusement la main de son avocat pour le féliciter. Puis il tendit à Cicéron une magnifique boîte en vachette et insista pour qu’il l’ouvre. Il y avait à l’intérieur une amulette de nouveau-né en argent que Catilina s’était procurée à Utique.

— Ce n’est qu’une babiole locale pour éloigner la maladie et les mauvais esprits, dit-il. Je t’en prie, donne ça à ton gamin avec ma bénédiction.

— Eh bien, répliqua Cicéron, c’est très généreux de ta part, Catilina.

De fait, l’objet était superbement gravé et n’avait rien d’une babiole : quand Cicéron le porta à la lumière, je distinguai toutes sortes d’animaux sauvages exotiques se poursuivant les uns les autres, liés par un motif de serpents entremêlés. Il joua encore un dernier instant avec, le soupesa dans sa paume et le replaça dans la boîte avant de la rendre à Catilina.

— Je crains de ne pouvoir accepter.

— Pourquoi ? demanda Catilina avec un sourire étonné. Parce que tu es mon avocat et que les avocats ne doivent pas être payés ? Quelle intégrité ! Mais ce n’est qu’un petit rien pour un bébé !

— En fait, se lança Cicéron en retenant son souffle, je suis venu te dire que je ne serai pas ton avocat.

J’étais en train de disposer tous les documents légaux sur la petite table entre les deux hommes. Jusque-là, j’avais observé ceux-ci à la dérobée, maintenant, je baissai la tête et poursuivis mon ouvrage. Après ce qui me sembla un long silence, j’entendis Catilina demander d’une voix très calme :

— Et pourquoi cela ?

— Pour parler franchement : parce que tu es par trop manifestement coupable.

Un autre silence, puis la voix de Catilina reprit, toujours extrêmement posée :

— Mais Fonteius était coupable d’extorsion contre les Gaulois, et tu l’as défendu.

— Certes. Mais il y a des degrés dans la culpabilité. Fonteius était corrompu, mais inoffensif. Tu es corrompu, et tu es aussi tout autre chose.

— Ce sera au tribunal d’en décider.

— Habituellement, je suis d’accord. Mais tu as acheté le verdict à l’avance, et ce n’est pas une comédie à laquelle je tiens à participer. Tu as fait en sorte qu’il m’est impossible de me convaincre que j’agis honorablement. Et si je ne peux me convaincre moi-même, je ne pourrai convaincre personne d’autre — ni ma femme ni mon frère ni maintenant, et peut-être plus important que tout, mon fils quand il sera assez grand pour comprendre.

À cet instant, je risquai un coup d’œil vers Catilina. Il se tenait debout, parfaitement immobile, les bras pendant de part et d’autre de son corps, et cela m’évoqua un animal qui vient de tomber sur un rival — c’était une immobilité de prédateur, attentif et prêt à combattre. Il déclara d’un ton léger, mais d’une légèreté qui me parut soudain plus forcée :

— Tu te rends compte que cela sera sans conséquence pour moi, mais pas pour toi ? Peu importe qui sera mon avocat ; cela ne changera rien pour moi. Je serai acquitté. Mais pour toi, à présent — au lieu d’avoir mon amitié, tu seras mon ennemi.

Cicéron haussa les épaules.

— Je préfère n’être l’ennemi de personne, mais si c’est inévitable, je peux le supporter.

— Tu n’auras jamais eu un ennemi tel que moi, je te le promets. Demande aux Africains, ajouta-t-il avec un grand sourire. Demande à Gratidianus.

— Tu lui as arraché la langue, Catilina. La conversation serait difficile.

Catilina parut tanguer vaguement d’avant en arrière, et je me dis qu’il allait faire subir à Cicéron le sort qu’il avait à moitié réservé à Clodius la veille au soir. Mais cela aurait été un acte de pure folie, et Catilina n’était jamais totalement fou : les choses auraient été bien plus faciles si cela avait été le cas. Il se ressaisit donc et dit :

— Eh bien, je suppose que je dois te laisser partir.

— C’est cela, dit Cicéron en hochant la tête. Laisse les papiers, Tiron. Nous n’en avons plus besoin.

Je ne me souviens pas si la conversation s’est encore poursuivie, mais je ne le crois pas. Catilina et Cicéron se sont simplement tourné le dos, ce qui était la manière traditionnelle d’ouvrir les hostilités. Puis nous avons quitté cette vieille demeure vide et grinçante pour retrouver la chaleur de l’été romain.

XV

Commença alors la période la plus angoissante et difficile de la vie de Cicéron, pendant laquelle je suis certain qu’il regretta souvent de s’être fait un tel ennemi de Catilina au lieu de se contenter de trouver une excuse pour ne pas le défendre. Car il n’y avait, comme il le fit souvent remarquer, que trois issues possibles aux élections à venir, et aucune n’était plaisante. Soit il serait consul, et Catilina ne le serait pas — auquel cas qui pouvait dire jusqu’où son rival aigri était prêt à aller ? Soit Catilina serait consul, et lui ne le serait pas, et toutes les ressources de ce poste seraient alors tournées contre lui. Soit — et je crois que c’est cette solution qui l’inquiétait le plus — Catilina et lui seraient consuls ensemble, et son rêve d’imperium suprême se transformerait en une année de bataille ininterrompue, laissant les affaires de la République paralysées par l’acrimonie.

Le premier choc survint avec l’ouverture du procès de Catilina, quelques jours plus tard, lorsque s’avança dans le rôle de l’avocat de la défense nul autre que le premier consul en exercice, Lucius Manlius Torquatus, chef de l’une des familles patriciennes les plus anciennes et respectées de Rome. Catilina fut escorté au tribunal par toute la vieille garde traditionnelle de l’aristocratie — Catulus, bien sûr, mais aussi Hortensius, Lepidus et le vieux Curion. La seule consolation pour Cicéron était que la culpabilité de Catilina fût si manifestement évidente, et que Clodius, qui avait sa propre réputation à considérer, présentât les preuves de manière tout à fait honorable. Quoique Torquatus fût un avocat courtois et précis, il ne put (pour reprendre l’expression en vogue à l’époque) que mettre ce qu’il put de parfum sur la merde en question. Les jurés avaient été achetés, mais les preuves de la conduite de Catilina en Afrique étaient suffisamment choquantes pour qu’ils fussent à deux doigts de le déclarer coupable, et il ne fut acquitté que per infamiam, c’est-à-dire qu’il bénéficia d’une relaxe marquée d’infamie. Clodius, craignant des représailles de Catilina et des partisans, quitta la ville peu après pour servir dans l’état-major de Lucius Murena, le nouveau gouverneur de Gaule transalpine.

— Si seulement je m’étais chargé de l’accusation de Catilina, grogna Cicéron, il serait à Massilia avec Verres maintenant, en train de contempler le mouvement des vagues !

Mais au moins avait-il évité le déshonneur d’avoir défendu Catilina — et il attribuait principalement le mérite de cette décision à Terentia, dont il écouta plus volontiers les conseils par la suite.

La stratégie électorale exigeait à présent de Cicéron qu’il quitte Rome pour quatre mois afin de faire campagne dans le nord de l’Italie et en Gaule cisalpine. Aucun candidat au consulat n’avait, à ma connaissance, jamais fait une pareille chose, mais Cicéron, quoiqu’il répugnât à quitter la ville si longtemps, était convaincu que cela en valait la peine. Lorsqu’il avait postulé à l’édilité, le nombre des électeurs enregistrés arrivait à quelque quatre cent mille, mais ces listes avaient été révisées par les censeurs et, avec l’extension du droit de suffrage remontant au nord jusqu’au Pô, l’électorat atteignait à présent près d’un million de personnes. Très peu de ces citoyens prendraient la peine de se rendre à Rome pour voter, mais Cicéron estimait que, s’il arrivait à persuader ne fût-ce qu’un sur dix de ceux qu’il rencontrerait à faire le voyage, cela lui donnerait un avantage décisif sur le Champ de Mars.

Il décida de partir après les jeux romains, qui commençaient comme toujours le 5 septembre. C’est alors que Cicéron connut son deuxième — je n’appellerais pas cela exactement un choc, mais ce fut certainement plus dérangeant qu’une simple surprise. Les jeux romains étaient toujours organisés par les édiles curules, dont l’un n’était autre que César. Comme cela avait été le cas avec Antonius Hybrida, nul n’en attendait grand-chose dans la mesure où l’on savait César sans le sou. Mais il prit cependant toute l’organisation à sa charge et, de sa manière seigneuriale, déclara que ces jeux étaient donnés non seulement en l’honneur de Jupiter, mais aussi à la mémoire de son père défunt. Des jours auparavant, il fit construire des colonnades sur le forum afin que les gens puissent déambuler et regarder les bêtes sauvages qu’il avait fait venir, et les gladiateurs qu’il avait achetés — pas moins de trois cent vingt paires, en pectoral d’argent : le plus grand nombre jamais produit en spectacle public. Il donna des banquets, fit faire des processions, organisa des pièces de théâtre et, au matin même des jeux, les citoyens de Rome découvrirent qu’il avait fait édifier pendant la nuit une statue du héros populaire Marius — personnage honni des aristocrates — dans l’enceinte du Capitole.

Catulus insista immédiatement pour convoquer le Sénat et déposer une motion demandant que la statue soit démontée sans délai. Mais César lui répondit avec mépris, et sa popularité était telle à Rome que le Sénat n’osa pas insister. Chacun savait que le seul capable de prêter à César assez d’argent pour un spectacle aussi somptueux ne pouvait être que Crassus, et je me souviens de Cicéron rentrant des jeux romains aussi abattu que lorsqu’il était revenu des jeux en l’honneur d’Apollon donnés par Hybrida. Ce n’était pas tant que César, de six ans son cadet, puisse jamais devenir son adversaire dans une élection, mais plutôt que Crassus préparait visiblement quelque chose et qu’il n’arrivait pas à déterminer quoi. Cicéron me fit cette nuit-là la description d’une partie des attractions.

— Un malheureux, un criminel, a été amené, nu, au centre du cirque, armé d’une seule épée de bois, puis ils ont lâché une panthère et un lion qu’on avait visiblement affamés pendant des semaines. En fait, il a fait assez bonne figure pendant un moment et s’est servi du seul avantage qu’il avait — son cerveau — pour tenter de désorienter les bêtes et les pousser à s’entre-tuer au lieu de l’attaquer. La foule l’acclamait. Mais, à un moment, il a trébuché et les animaux l’ont réduit en pièces. J’ai regardé autour de moi, et j’ai vu Hortensius et les aristocrates qui riaient et applaudissaient d’un côté, et Crassus et César de l’autre, ensemble, et je me suis dit : Cicéron, cet homme, c’est toi.

Ses relations personnelles avec César étaient toujours cordiales, notamment parce que César appréciait ses plaisanteries, mais Cicéron ne lui avait jamais fait confiance et, maintenant qu’il soupçonnait une alliance avec Crassus, il commençait à prendre ses distances. Il y a une autre anecdote que je voudrais citer à propos de César. Vers la même époque, Palicanus vint voir Cicéron afin de lui demander son soutien pour sa propre candidature au consulat. Bigre, pauvre Palicanus ! Son exemple constituait à lui seul une mise en garde pour ceux qui, en politique, deviennent trop dépendants de la faveur d’un grand homme. Il avait été le loyal tribun de Pompée, puis son fidèle préteur, mais n’avait jamais touché sa part du butin après que le grand homme eut obtenu les pleins pouvoirs, pour la simple raison qu’il n’avait plus rien à offrir en retour ; il avait été saigné à blanc. Je me le représente, prostré chez lui, jour après jour, devant le buste géant de Pompée, ou dînant seul sous la fresque représentant Pompée en Jupiter — en vérité, il avait à peu près autant de chances que moi de devenir consul. Mais Cicéron s’efforça de repousser son offre avec ménagement et lui assura que, s’il ne pouvait pas former d’alliance électorale avec lui, il essaierait néanmoins de faire quelque chose pour lui à l’avenir (bien sûr, il n’en fit rien). À la fin de l’entretien, au moment où Palicanus se levait, Cicéron, pour terminer sur une note amicale, lui demanda de le rappeler au bon souvenir de sa fille, Pollia, la jeune débraillée, qui était mariée à Gabinius.

— Oh, ne me parle pas de cette putain ! répliqua Palicanus. Tu ne le sais pas ? Toute la ville en fait des gorges chaudes ! Elle se fait sauter tous les jours par César !

Cicéron lui assura qu’il n’avait rien entendu de tel.

— César, reprit amèrement Palicanus, en voilà un hypocrite ! Je te le demande : est-ce bien le moment de coucher avec la femme d’un ami, quand celui-ci est à mille milles, en train de se battre pour son pays ?

— C’est honteux, convint Cicéron. Remarque, me dit-il une fois Palicanus parti, quand on est prêt à faire ce genre de chose, c’est le moment idéal. Non que je sois réellement un expert en la matière, ajouta-t-il en secouant la tête, mais vraiment, on peut se poser des questions à propos de César. À partir du moment où un homme est prêt à te voler ta femme, que ne pourrait-il pas te voler d’autre ?

Cette fois encore, je fus à deux doigts de lui révéler la scène dont j’avais été témoin chez Pompée, mais, à nouveau, je me ravisai.


Ce fut par un beau matin clair d’automne que Cicéron fit ses adieux éplorés à Terentia, Tullia, et au petit Marcus, et que nous quittâmes la ville pour entamer sa grande tournée de campagne dans le Nord. Quintus, comme d’habitude, resta sur place pour s’occuper des intérêts politiques de son frère pendant que Frugi se chargeait des affaires juridiques. Quant au jeune Caelius, ce fut pour lui l’occasion de quitter Cicéron pour aller finir son internat dans la maison de Crassus.

Nous voyagions en convoi de trois chariots à quatre roues tirés par des attelages de mules — une voiture dans laquelle Cicéron pouvait dormir, une autre spécialement aménagée en bureau et une troisième pleine de bagages et de documents ; d’autres véhicules plus petits nous escortaient avec la suite du sénateur : secrétaires, valets, muletiers, cuisiniers et le ciel sait qui encore, dont plusieurs gros bras qui servaient de gardes du corps. Nous sortîmes de la ville par la porte Fontinale, sans personne pour nous dire au revoir. À cette époque, les collines au nord de Rome étaient encore couvertes de pins, à l’exception de celle sur laquelle Lucullus finissait de se faire construire son célèbre palais. Le général patricien était rentré d’Orient, mais ne pouvait pénétrer dans la ville proprement dite sans perdre son imperium militaire, et avec lui son droit au triomphe. Il patientait donc au milieu de ses prises de guerre, attendant que ses acolytes de l’aristocratie rassemblent une majorité au Sénat pour voter son triomphe, mais les partisans de Pompée, dont Cicéron, ne cessaient de faire obstacle. Cependant, même lui leva les yeux de ses lettres pour jeter un regard vers cette structure colossale, dont on apercevait le toit au-dessus des arbres. J’espérais secrètement que nous pourrions apercevoir le grand homme lui-même, mais, bien sûr, il demeura invisible. (Soit dit en passant, Quintus Metellus, le survivant des trois frères Metelli, venait lui aussi de rentrer de Crète et était coincé à l’extérieur de Rome dans l’attente d’un triomphe qu’une fois encore le toujours jaloux Pompée ne permettrait pas. La pénible situation des deux hommes représentait une constante source d’amusement pour Cicéron. « Un embouteillage de généraux, clamait-il, qui essaient tous d’entrer dans Rome par la porte Triomphale ! ») Nous fîmes halte au pont Mulvius alors que Cicéron griffonnait un dernier mot d’adieu à Terentia, puis nous franchîmes le Tibre en crue et prîmes au nord, vers la voie Flaminienne.

Nous avançâmes très bien ce premier jour et atteignîmes Oriculum, à une trentaine de milles de la ville, peu avant la nuit. Là, nous fûmes reçus par un notable qui avait accepté d’offrir l’hospitalité à Cicéron et, le lendemain matin, le sénateur se rendit au forum pour lancer sa campagne. Le secret d’une opération de propagande efficace, c’est la qualité du travail du personnel effectué à l’avance, et là, Cicéron eut beaucoup de chance de s’être attaché les services de deux courtiers professionnels, Ranunculus et Filum, qui étaient partis devant lui pour s’assurer qu’une foule honnête de partisans l’attendrait bien dans chaque ville où il débarquerait. Il n’y avait rien de la carte électorale italienne que ces deux gredins ne savaient pas : qui parmi les chevaliers locaux serait offensé si Cicéron ne passait pas lui présenter ses respects, et qui il valait mieux éviter ; quelles étaient les tribus et les centuries les plus importantes dans chaque district, et lesquelles étaient susceptibles de pencher de son côté ; quels étaient les sujets qui touchaient le plus les citoyens et quelles promesses ils attendaient qu’on leur fasse contre leurs voix. Ils n’avaient aucun autre sujet de conversation que la politique. Pourtant, Cicéron pouvait passer des soirées entières avec eux à échanger des informations et des anecdotes avec autant de plaisir que s’il discutait avec un philosophe ou un grand esprit.

Je ne vous ennuierai pas avec les détails de la campagne, même si je me les rappelle très bien. Par tous les dieux, à quels tas de cendres la plupart des carrières politiques se résument-elles quand on s’y arrête vraiment ! Je pouvais citer pratiquement tous les consuls des cent dernières années et la plupart des préteurs sur quarante ans. Maintenant, ils se sont presque tous effacés de ma mémoire, soufflés comme les chandelles de la baie de Naples à minuit. Il n’est pas surprenant que les villes et les populations de la campagne de Cicéron pour l’élection consulaire se soient toutes fondues dans une impression générale de mains serrées, de récits entendus, d’ennui enduré, de pétitions reçues, de plaisanteries racontées, de promesses données et de notables locaux flattés et courtisés. Le nom de Cicéron était déjà célèbre, même en dehors de Rome, et les gens se déplaçaient en nombre pour venir le voir, surtout dans les villes de quelque importance où l’on pratiquait le droit, car les plaidoiries qu’il avait préparées pour le procès contre Verres — y compris celles qu’il n’avait pas prononcées — y avaient été largement recopiées et distribuées. Il faisait figure de héros tant pour les classes populaires que pour les chevaliers respectables, qui voyaient en lui un défenseur contre la rapacité et la supériorité de l’aristocratie. C’est bien pour cette raison que peu de maisons prestigieuses lui étaient ouvertes et que nous dûmes supporter des sarcasmes, voire des projectiles, lorsque nous passions à proximité des propriétés de tel ou tel grand patricien.

Nous filions sur la voie Flaminienne, consacrant une journée à chaque ville de relative importance — Narnia, Carsulae, Mevania, Fulginiae, Nuceria, Tadinae et Cales — et arrivâmes sur la côte Adriatique quinze jours après avoir quitté Rome. Il y avait des années que je n’avais pas vu la mer, et quand cette ligne de bleu scintillant surgit au-dessus de la poussière et des buissons, je me sentis aussi excité qu’un enfant. C’était un après-midi doux et sans nuages, une de ces journées égarées, vestiges d’un été déjà lointain. Pris d’une impulsion, Cicéron ordonna une halte pour que nous puissions aller marcher sur la plage. Comme la mémoire est capricieuse : alors que je n’arrive pas à me rappeler grand-chose des questions politiques majeures, je me souviens parfaitement de chaque détail de cet interlude d’une heure — l’odeur des algues et le goût des embruns salés sur mes lèvres, la chaleur du soleil sur mes joues, le bruit des galets secoués par les vagues et le sifflement de celles-ci en se retirant, et Cicéron en train de rire alors qu’il essayait de me montrer comment Démosthène était censé avoir amélioré son élocution en lui faisant répéter ses discours avec des cailloux plein la bouche.

Quelques jours plus tard, à Ariminum, nous prîmes la voie Émilienne et virâmes vers l’ouest, nous éloignant de la mer pour pénétrer dans la province de Gaule cisalpine. Là, nous sentîmes les premières morsures de l’hiver. Les montagnes noires et violacées des Apennins se dressaient à pic sur notre gauche tandis qu’à notre droite, le delta du Pô s’étendait, plat et gris jusqu’à l’horizon. J’avais la curieuse sensation que nous n’étions que des insectes rampant au pied d’un mur, sur le bord d’une salle immense. En Gaule cisalpine, à l’époque, le droit au suffrage constituait le grand problème politique. Ceux qui vivaient au sud du Pô avaient le droit de vote alors que ceux qui vivaient au nord ne l’avaient pas. Le parti populaire, conduit par Pompée et César, se déclarait en faveur d’étendre la citoyenneté au-delà du fleuve, jusqu’aux Alpes ; les aristocrates, dont le porte-parole était Catulus, soupçonnaient un complot destiné à diluer un peu plus leur pouvoir, et s’y opposaient. Cicéron, naturellement, soutenait l’élargissement du droit de vote au plus grand nombre possible, et c’était le fer de lance de sa campagne.

On n’avait jamais vu de candidat à l’élection consulaire par ici, aussi, dans chaque petite ville, des foules de plusieurs centaines de personnes se rassemblaient-elles pour l’écouter. Cicéron les haranguait généralement depuis l’arrière d’un chariot, et prononçait le même discours à chaque étape, de sorte qu’au bout de quelque temps, je pouvais remuer les lèvres en parfaite synchronie avec les siennes. Il dénonçait comme une absurdité le fait qu’un homme qui vivait d’un côté d’un cours d’eau puisse être romain tandis que son cousin, qui habitait de l’autre côté de ce cours d’eau, était un barbare, alors qu’ils parlaient tous les deux latin.

— Rome n’est pas qu’une question de géographie, assurait-il. Rome n’est définie ni par des fleuves, ni par des montagnes ni même par des mers ; Rome n’est pas une question de sang, de race ou de religion ; Rome est un idéal. Rome est la plus haute incarnation de la liberté et de la loi à laquelle l’homme ait pu parvenir dix mille ans après que nos ancêtres furent descendus des montagnes et eurent appris à vivre en communautés régies par des lois.

Alors, si ses auditeurs avaient le droit de vote, il concluait en leur disant qu’ils devaient l’utiliser pour le compte de ceux qui ne l’avaient pas, car c’était là leur devoir civique, un don spécial, aussi précieux que le secret du feu. Chacun devrait aller voir Rome avant de mourir. Ils feraient mieux d’y aller dès cet été, quand les conditions de voyage seraient plus faciles, et ils en profiteraient pour voter sur le Champ de Mars. Et si on leur demandait pourquoi ils étaient venus d’aussi loin :

— Vous pourrez leur répondre que c’est Marcus Cicéron qui vous envoie.

Il sautait alors au bas du chariot et passait parmi la foule qui applaudissait encore pour distribuer des poignées de pois chiches prises dans un sac tenu par un de ses intendants. Moi, je veillais à me trouver juste derrière lui pour saisir ses instructions et noter des noms.

J’appris beaucoup sur Cicéron durant cette campagne. En fait, je dirais même que, malgré toutes les années que nous avions passées ensemble, je n’ai fini par le connaître que dans ces petites villes au sud du Pô — Faventia, disons, ou Claterna — alors que la faible lumière de fin d’automne commençait à décliner et qu’un vent glacé soufflait des montagnes, qu’on allumait les petites lanternes devant les boutiques de la grand-rue pour éclairer les visages levés des fermiers locaux qui contemplaient avec respect ce sénateur célèbre dressé à l’arrière de son chariot, trois doigts tendus vers la gloire de Rome. Je pris alors conscience que, malgré tout son raffinement, il faisait encore partie de ces gens — qu’il était un personnage issu d’une petite ville de province, mû par une conception idéalisée de la République et de la citoyenneté, un rêve d’autant plus vif que lui aussi était un homme nouveau.

Pendant les deux mois suivants, Cicéron se consacra entièrement aux électeurs de Gaule cisalpine, en particulier ceux de la région de la capitale provinciale de Placentia, qui s’étendait sur les deux rives du Pô et où des familles entières étaient divisées par cet épineux problème de la citoyenneté. Il reçut une assistance appréciable dans sa campagne de la part du gouverneur Pison — ce même Pison qui, curieusement, avait menacé Pompée de connaître le même destin que Romulus s’il insistait avec son désir de commandement suprême. Mais Pison était un pragmatique, et sa famille avait des intérêts commerciaux de l’autre côté du Pô. Il était donc pour une extension du droit de vote. Il gratifia même Cicéron d’une autorisation spéciale lui permettant de circuler plus librement. Nous passâmes les saturnales au quartier général de Pison, coincés par la neige, et je pus constater que le gouverneur était de plus en plus charmé par l’esprit et la civilité de Cicéron, au point qu’un soir, après avoir bu pas mal de vin, il lui assena une claque sur l’épaule en assurant :

— Cicéron, tu n’es pas un mauvais bougre en fin de compte. Tu es bien plus respectable et meilleur patriote que je ne pensais. Personnellement, je serais heureux de te voir consul. Dommage que cela ne puisse pas se produire.

— Et pourquoi en es-tu si sûr ? demanda Cicéron, interloqué.

— Parce que les aristocrates ne le permettront jamais et qu’ils contrôlent trop de voix.

— Il est vrai qu’ils ont une influence considérable, concéda Cicéron, mais j’ai le soutien de Pompée.

Pison éclata de rire.

— Grand bien te fasse ! Il mène la grande vie à l’autre bout du monde, et puis — tu n’as pas remarqué ? — il ne lève jamais le petit doigt pour quelqu’un d’autre que lui-même. Tu sais qui j’aurais à l’œil si j’étais toi ?

— Catilina ?

— Oui, lui aussi. Mais celui dont tu dois te préoccuper avant tout est Antonius Hybrida.

— Mais c’est un abruti !

— Cicéron, tu me déçois. Depuis quand l’imbécillité est-elle un frein à une carrière politique ? Tu peux me croire : c’est autour d’Hybrida que les aristocrates vont se rassembler, et Catilina et toi n’aurez plus qu’à vous battre pour la deuxième place. Et ne compte pas sur Pompée pour t’aider.

Cicéron sourit et feignit l’insouciance, mais la remarque de Pison avait touché juste, et dès que la neige fondit, nous retournâmes à Rome aussi vite que possible.


Nous regagnâmes la cité à la mi-janvier et, au début, tout sembla bien se passer. Cicéron reprit ses activités frénétiques d’avocat dans les tribunaux romains, et son équipe de campagne se réunit à nouveau quotidiennement sous la direction de Quintus, qui lui assurait qu’il était plus soutenu que jamais. Il nous manquait le jeune Caelius, mais son absence fut largement compensée par la présence du plus vieux et plus proche ami de Cicéron, Atticus, qui revenait vivre à Rome après une vingtaine d’années passées en Grèce.

Il faut que je vous parle un peu d’Atticus, dont je n’ai fait jusqu’à présent que sous-entendre l’importance dans la vie de Cicéron, et qui allait y occuper une place prépondérante. Déjà riche, il venait d’hériter une belle demeure sur le Quirinal ainsi que vingt millions de sesterces en monnaie sonnante et trébuchante de son oncle, Quintus Caecilius, l’un des prêteurs sur gages les plus détestés et misanthropes de Rome. Qu’Atticus fût le seul à être resté en relativement bons termes avec ce vieillard repoussant jusqu’à sa mort en dit d’ailleurs long sur sa personnalité. Certains auraient pu le taxer d’opportunisme, mais, en raison de sa philosophie, Atticus s’était en vérité fait un principe de ne jamais se brouiller avec personne. C’était un disciple fervent des enseignements d’Épicure — « le plaisir est le point de départ et le point d’arrivée d’une vie heureuse » — bien que je m’empresse d’ajouter qu’il n’était pas épicurien au sens courant abusif qu’on attribue à ce mot, à savoir cherchant le luxe et le plaisir, mais bien au sens propre, suivant ce que les Grecs appellent l’ataraxia, ou l’affranchissement des troubles. Il évitait donc toute dispute et tout désagrément quels qu’ils fussent (inutile de dire qu’il n’était pas marié) et n’aspirait qu’à étudier la philosophie le jour et dîner le soir avec des amis cultivés. Il pensait que toute l’humanité aurait dû avoir des visées similaires et n’en revenait pas qu’il en allât autrement : il avait tendance à oublier, comme Cicéron le lui rappelait parfois, que tout le monde n’avait pas reçu une fortune en héritage. Pas un instant il n’avait envisagé d’entreprendre quoi que ce soit d’aussi dangereux et perturbant qu’une carrière politique, et pourtant, en même temps, il avait pris soin pour se prémunir des accidents d’entretenir des liens avec tous les aristocrates qui passaient par Athènes — ce qui, en deux décennies, représentait beaucoup de monde — en leur offrant leur arbre généalogique, tracé par lui-même et superbement illustré par ses esclaves. Il se montrait également extrêmement habile dans la gestion de son argent. En bref, on ne saurait trouver qui que ce soit d’aussi efficace dans la poursuite du détachement philosophique que Titus Pomponius Atticus.

Il avait trois ans de plus que Cicéron, lequel était toujours en admiration devant lui, non seulement à cause de sa fortune, mais aussi du fait de ses liens sociaux, car s’il y avait un homme assuré d’avoir ses entrées partout dans la haute société, c’était bien un célibataire quarantenaire, riche et spirituel qui affichait un intérêt non feint pour la généalogie de ses hôtes. Cela faisait de lui une source d’informations inestimable, et c’est par Atticus que Cicéron commença à prendre conscience de l’opposition considérable à sa candidature. Tout d’abord, lors d’un dîner, Atticus apprit par sa grande amie Servilia — la demi-sœur de Caton — qu’Antonius Hybrida se présenterait effectivement à l’élection consulaire. Quelques semaines plus tard, Atticus rapporta un commentaire d’Hortensius (une autre de ses accointances) comme quoi Hybrida et Catilina projetaient de faire liste commune. C’était un rude coup, et même si Cicéron s’efforça de faire comme s’il le prenait à la légère — « Oh, une cible deux fois plus grosse est deux fois plus facile à atteindre » —, je vis qu’il était ébranlé car lui n’avait pas encore de colistier et aucune perspective sérieuse d’en trouver un à ce stade.

La plus mauvaise nouvelle arriva juste après les vacances sénatoriales, à la fin du printemps. Atticus envoya un message disant qu’il avait besoin de voir les frères Cicéron de toute urgence, aussi, à peine les tribunaux fermés, nous rendîmes-nous tous trois chez lui. C’était une maison parfaite pour un célibataire, construite sur un promontoire non loin du temple de Salus — pas très grande, mais dotée d’une vue imprenable sur la ville, surtout de la bibliothèque, dont Atticus avait fait sa pièce maîtresse. Il y avait des bustes de philosophes le long des murs, et des bancs ornés de coussins pour s’asseoir, car Atticus avait pour règle de ne jamais prêter un ouvrage, mais ses amis pouvaient à tout moment venir consulter un livre ou même en faire leur propre copie. Et c’est ici, sous une tête d’Aristote, que nous trouvâmes Atticus étendu cet après-midi-là, vêtu à la grecque d’une tunique blanche ample, en train de lire, si je me souviens bien, un volume du Kyriai doxai, les principales doctrines d’Épicure.

Il en vint tout de suite aux faits.

— J’ai dîné hier soir sur le Palatin, chez Metellus Celer et dame Clodia et, parmi les invités, il y avait l’ancien consul, aristocrate entre tous — il souffla dans une trompette imaginaire —, Publius Cornélius Lentulus Sura.

— Par les dieux du ciel ! s’exclama Cicéron avec un sourire, tu as de ces relations !

— Savais-tu que Lentulus avait l’intention d’effectuer un retour et de se présenter à la préture l’année prochaine ?

— Vraiment ? fit Cicéron en fronçant les sourcils et se frottant le front. C’est un grand ami de Catilina, bien sûr, et j’imagine qu’ils doivent faire alliance. Tu as vu comment cette bande de vauriens gagne du terrain ?

— Oh ! oui. C’est un vrai mouvement politique. Lui, Catilina et Hybrida, et j’ai eu l’impression qu’il y en avait d’autres, mais il n’a pas voulu me donner leurs noms. À un moment, il a sorti un morceau de papyrus sur lequel était écrite la prédiction d’un oracle comme quoi il serait le troisième des Corneli à gouverner en dictateur de Rome.

— Quoi, le vieux Roupilleur ? J’espère que tu lui as ri au nez ?

— Pas le moins du monde, répondit Atticus. Je l’ai pris très au sérieux. Tu devrais essayer un jour, Cicéron, au lieu de simplement lancer tes plaisanteries dévastatrices qui font taire tout le monde. Non, je l’ai encouragé à continuer, il a bu encore un peu de l’excellent vin de Celer, et j’ai continué de l’écouter, puis il a bu encore et je l’ai écouté davantage, et il a fini par me faire jurer de me taire avant de me livrer son grand secret.

— Qui est ? demanda Cicéron en s’avançant sur son siège, certain qu’Atticus ne les aurait pas fait venir pour rien.

— Ils sont soutenus par Crassus. Il y eut un silence.

— Crassus votera pour eux, c’est bien ça ? demanda Cicéron, et je crois bien que c’est la première fois que je l’entendais prononcer quelque chose de réellement stupide : je mis cela sur le compte du choc.

— Non, répliqua Atticus avec irritation. Il les soutient. Tu sais très bien ce que je veux dire. Il les finance. D’après Lentulus, il leur achète toute l’élection.

Cicéron parut un instant privé du don de la parole. Après un autre long silence, ce fut Quintus qui parla :

— Je n’y crois pas. Lentulus devait être complètement soûl pour sortir un truc pareil. Quelle raison pourrait avoir Crassus de vouloir des types de ce genre au pouvoir ?

— Pour me contrarier, commenta Cicéron, recouvrant la parole.

— Ridicule ! s’exclama Quintus avec colère. (Pourquoi était-il si fâché ? J’imagine que c’est parce qu’il avait peur que toute cette histoire soit vraie, auquel cas il aurait eu l’air d’un imbécile, surtout à la lumière de toutes les fois où il avait répété à son frère que l’élection était dans la poche.) C’est absolument ridicule ! répéta-t-il, quoique avec un peu moins de conviction. Nous savons déjà que Crassus investit massivement sur l’avenir de César. Combien cela lui coûterait-il en plus d’acheter deux consulats et une préture ? Ce n’est pas d’un million de sesterces que tu parles, mais de quatre, cinq millions. Il te déteste, Marcus, tout le monde le sait. Mais te hait-il tellement plus qu’il n’aime son argent ? J’en doute.

— Non, dit fermement Cicéron. Je crains que tu ne te trompes, Quintus. Cette histoire sonne vrai, et je me reproche de ne pas avoir senti venir le danger plus tôt, ajouta-t-il en se levant pour arpenter la pièce, comme il le faisait toujours lorsqu’il réfléchissait. Ça a commencé avec ces jeux en l’honneur d’Apollon donnés par Hybrida — ce devait déjà être Crassus qui payait la facture. Ce sont ces jeux qui ont sorti Hybrida de la mort politique. Et Catilina aurait-il pu vraiment trouver les fonds nécessaires pour acheter les jurés en se contentant de vendre quelques statues et tableaux ? Bien sûr que non. Et même si c’était le cas, qui règle les frais de sa campagne aujourd’hui ? Parce que je suis allé chez lui et j’ai bien vu que cet homme était ruiné.

Il pivota sur lui-même, son regard se portant vivement de droite et de gauche, sans rien voir, ses yeux travaillant aussi vite que sa pensée.

— J’ai toujours su au fond de moi qu’il y avait quelque chose de bizarre dans cette élection. Je sens une force invisible contre moi depuis le tout début. Hybrida et Catilina ! Ces fantoches n’auraient jamais dû être candidats dans une élection normale, sans même parler d’en faire des favoris. Ce ne sont que les outils de quelqu’un d’autre.

— Alors on doit se battre contre Crassus ? questionna Quintus, qui paraissait enfin résigné.

— Crassus, oui. À moins que ce ne soit César se servant de l’argent de Crassus. Dès que je me retourne, j’ai l’impression d’entrevoir un bout du manteau de César qui disparaît aussitôt. Il se croit plus intelligent que tout le monde, et il a peut-être raison. Mais pas cette fois. Atticus, fit Cicéron, qui s’arrêta devant lui et lui prit les deux mains dans les siennes, mon vieil ami, je ne te remercierai jamais assez.

— Pourquoi ? J’ai simplement prêté l’oreille à un casse-pieds et j’ai rempli son verre. Ce n’était rien du tout.

— Au contraire, la capacité d’écouter les casse-pieds exige beaucoup d’endurance ; et cette endurance est l’essence même de la politique. C’est avec les raseurs qu’on découvre des choses.

Cicéron serra chaleureusement les mains de son ami, puis se tourna vers son frère.

— Il faut qu’on trouve des preuves, Quintus. Ranunculus et Filum sauront renifler cette piste — il ne se passe pas grand-chose dans cette ville en période d’élection sans que ces deux-là ne soient au courant.

Quintus acquiesça, et c’est de cette façon que s’acheva enfin réchauffement, et que commença le combat proprement dit de l’élection consulaire.

XVI

Pour découvrir ce qui se passait, Cicéron organisa un piège. Plutôt que de demander à droite et à gauche ce que Crassus mijotait — ce qui ne l’aurait mené nulle part, et n’aurait pas manqué de prévenir ses ennemis qu’il se doutait de quelque chose —, il fit venir Ranunculus et Filum et leur demanda d’aller en ville pour faire savoir qu’ils représentaient un sénateur anonyme qui s’inquiétait de ses perspectives dans le scrutin consulaire à venir et était prêt à verser cinquante sesterces par voix à la bonne corporation électorale.

Ranunculus était une espèce d’avorton à la limite de la difformité, avec une tête ronde et plate au bout d’un corps rachitique, et qui méritait bien son surnom de « Têtard ». Filum était une sorte de géant tout maigre, un bâton animé. Leurs pères et leurs grands-pères avaient été courtiers corrupteurs avant eux. Ils connaissaient bien la musique. Ils se fondirent dans les ruelles et les buvettes et, une semaine environ plus tard, revinrent signaler à Cicéron qu’il se passait quelque chose de très curieux. Tous les intermédiaires habituels refusaient de coopérer.

— Ce qui signifie, comme le dit Ranunculus de sa voix criarde, que soit Rome est, pour la première fois depuis trois cents ans, peuplée d’honnêtes gens, soit que tous les votes à vendre ont déjà été achetés.

— Il doit bien y avoir quelqu’un qui cédera pour un prix plus élevé, insista Cicéron. Je voudrais que vous refassiez le tour, mais cette fois en proposant cent sesterces par voix.

Ils se remirent donc au travail, et revinrent au bout d’une semaine avec le même son de cloche. Les agents corrupteurs avaient déjà touché de telles sommes et se montraient tellement nerveux à la simple idée de s’opposer à leur mystérieux client qu’il ne restait plus un seul vote disponible, et pas la moindre rumeur concernant qui pouvait être le client en question. Vous devez vous demander, vu les milliers de suffrages concernés, comment le secret pouvait être gardé sur une opération aussi considérable. La réponse est que tout était extrêmement bien organisé, avec un nombre très réduit d’agents ou interprètes, comme on les appelait, une dizaine, pas plus, qui connaissaient l’identité de l’acheteur (j’ai le regret de devoir préciser que Ranunculus et Filum avaient tous les deux travaillé comme interprètes par le passé). Ces hommes se mettaient en rapport avec les responsables de corporations de vote et proposaient un premier marché — tel prix pour cinquante voix, mettons, ou pour cinq cents, selon l’importance de la corporation. Comme naturellement, personne ne faisait confiance à personne dans ce jeu-là, l’argent était déposé auprès d’une seconde catégorie d’agents, les sequesters, qui gardaient l’argent disponible pour toute inspection. Et enfin, une fois l’élection terminée, quand le moment venait de faire les comptes, une troisième catégorie de malfaiteurs, qu’on appelait les divisores, répartissait les sommes. Ce processus rendait les poursuites extrêmement difficiles, car même si un homme se faisait prendre en train de verser un pot-de-vin, il pouvait réellement n’avoir aucune idée de qui avait commandé l’opération au départ. Cependant, Cicéron se refusait à admettre qu’aucune langue ne se délierait.

— Nous parlons d’intermédiaires spécialisés dans la corruption, s’écria-t-il dans une de ses rares manifestations de colère, pas d’un ordre de chevaliers vénérables ! On va bien finir par tomber sur quelqu’un qui sera prêt à trahir même un corrupteur aussi dangereux que Crassus s’il y a assez d’argent à la clé. Allez-y, dénichez-le et trouvez son prix — ou faut-il que je m’occupe de tout moi-même ?

À ce moment-là — je pense que nous devions être en juin, soit un mois avant les élections —, tout le monde savait qu’il se passait quelque chose d’anormal. La campagne semblait en passe de devenir la plus fameuse et la plus âprement disputée de mémoire d’homme, avec pas moins de sept candidats au consulat, signe qu’ils étaient nombreux à croire à leur chance cette année-là. Les trois favoris étaient Catilina, Hybrida et Cicéron.

Puis venaient le hautain et acerbe Galba et le profondément religieux Cornificius. En fin de course on trouvait l’ancien préteur si corpulent, Cassius Longinus, et Gaius Licinius Sacerdos, qui avait été gouverneur de Sicile avant Verres et avait au moins dix ans de plus que ses concurrents. (Sacerdos était l’un de ces candidats irritants qui se présentent aux élections « pas par ambition personnelle » comme ils se plaisent à le dire, mais uniquement dans l’intention de « soulever des questions » — « Il faut toujours se méfier de celui qui prétend ne pas postuler pour lui-même, assurait Cicéron, parce que c’est le plus vaniteux de tous ».) Prenant conscience que les courtiers corrupteurs déployaient une activité inhabituelle, le premier consul, Marcius Figulus, se laissa persuader par plusieurs candidats de présenter devant le Sénat une nouvelle loi plus drastique contre les malversations électorales : elle allait être connue sous le nom de lex Figula. Il était déjà illégal pour un candidat de proposer un pot-de-vin ; la nouvelle loi rendait délictueux pour un électeur d’en accepter un.

Lorsque vint le moment de débattre cette question au Sénat, le consul fit d’abord le tour de tous les candidats pour leur demander à chacun leur avis. Sacerdos, en tant qu’aîné, parla le premier et fit un discours pieux en faveur du texte : je voyais Cicéron, irrité, s’agiter en entendant de telles platitudes. Hybrida, naturellement, se prononça contre mais, comme d’habitude, en bredouillant et prononçant des phrases sans suite — personne n’aurait pu croire que son père avait autrefois été l’un des avocats les plus courus de Rome. Galba, qui était de toute façon assuré de perdre, en profita pour se retirer de l’élection, annonçant avec hauteur qu’il n’y avait aucune gloire à participer à une compétition aussi sordide, qui déshonorait la mémoire de ses ancêtres. Catilina, pour des raisons évidentes, se prononça également contre la lex Figula, et je dois avouer qu’il fut impressionnant. Totalement dépourvu de nervosité, il se dressa au-dessus des bancs qui l’entouraient et, quand il arriva à la fin de ses remarques, il désigna Cicéron et rugit que les seuls qui tireraient profit d’une nouvelle loi étaient les juristes eux-mêmes, ce qui déclencha les acclamations habituelles de la part des aristocrates. Cicéron se trouvait en position délicate et, lorsqu’il se leva, je me demandai bien ce qu’il allait pouvoir dire dans la mesure où il espérait évidemment voir cette loi votée, mais ne voulait surtout pas, à la veille de la plus importante élection de sa vie, s’aliéner les corporations de vote, qui considéraient naturellement ce texte comme une attaque contre leur intégrité. Sa réponse fut adroite.

— De façon générale, je suis très favorable à cette loi, qui ne saurait pénaliser que les coupables, commença-t-il. Les honnêtes citoyens n’ont rien à craindre d’une loi contre la corruption, et une telle loi rappellera aux malhonnêtes que le vote est un droit sacré et pas un coupon que l’on va encaisser une fois par an. Cependant, cette loi présente un défaut : un déséquilibre qu’il conviendrait de corriger. Sommes-nous réellement en train de dire que le pauvre qui succombe à la tentation est plus condamnable que le riche qui place délibérément la tentation sur son chemin ? Je prétends le contraire : que si nous devons légiférer contre le premier, nous devons renforcer les sanctions contre le second. Ainsi, avec ta permission, Figulus, je voudrais proposer un amendement à ton projet de loi : Que toute personne qui brigue, ou cherche à briguer ou est à l’origine de la brigue des votes de tout citoyen contre de l’argent, soit passible d’une peine de dix ans d’exil.

Il s’ensuivit des « Oohhh ! » prolongés et excités en provenance de toute la chambre.

Je ne voyais pas le visage de Crassus de là où je me tenais, mais Cicéron m’assura par la suite qu’il avait viré au rouge vif, car l’expression ou est à l’origine de la brigue lui était particulièrement destinée, et tout le monde le savait. Le consul accepta placidement l’amendement, et demanda si quelqu’un voulait s’y opposer. Mais la majorité des sénateurs étaient trop surpris pour réagir, et ceux qui, comme Crassus, avaient le plus à perdre n’osèrent pas s’exposer en déclarant leur opposition en public. L’amendement fut donc adopté sans opposition, et, lorsque la chambre procéda au vote du texte principal, il fut approuvé par une large majorité. Figulus quitta la curie précédé de ses licteurs, et tous les sénateurs se rangèrent en file derrière lui pour le regarder monter aux rostres et remettre le texte de la loi au héraut pour lecture immédiate. Je vis Hybrida tenter un mouvement vers Crassus, mais Catilina le retint aussitôt par le bras et Crassus sortit rapidement du forum pour éviter d’être vu en compagnie de ses candidats. Il faudrait à présent attendre que s’écoulent les trois jours de marché hebdomadaires habituels avant que la loi puisse être votée, ce qui signifiait que le peuple ne pourrait se prononcer qu’à la veille des élections consulaires ou presque.

Cicéron était assez content de son travail : s’il s’avérait que la lex Figula passait et qu’il perdait les élections pour cause de corruption, cela lui laisserait au moins le recours de lancer une procédure non seulement contre Catilina et Hybrida, mais aussi contre son ennemi juré Crassus. Il n’y avait malgré tout que deux ans que deux consuls désignés avaient été démis de leurs fonctions pour malversations électorales. Mais pour réussir dans ce genre de procédure, il fallait avoir des preuves, et la pression qu’imposait Cicéron d’en trouver n’en devint que plus intense. Il passait à présent toutes ses heures de jour à faire campagne, se déplaçant avec une grande foule de partisans, sans jamais avoir recours à un nomenclateur pour lui rappeler tel ou tel nom : contrairement à ses adversaires, Cicéron était très fier de pouvoir se rappeler des milliers de noms et, dans les rares occasions où il rencontrait quelqu’un dont l’identité lui avait échappé, il arrivait toujours à donner le change.

Je l’admirais beaucoup à l’époque, car il devait savoir qu’il avait tout contre lui, et que la logique voulait qu’il perde. La prédiction de Pison au sujet de Pompée s’était complètement avérée, et le grand homme n’avait pas levé le petit doigt pour assister Cicéron pendant la campagne. Il s’était installé à Amisus, sur la rive orientale de la mer Noire — ce qui est à peu près aussi loin de Rome qu’on peut l’être — et, là, comme certains grands potentats orientaux, il recevait hommage de pas moins de douze rois indigènes. La Syrie avait été annexée. Mithridate était en pleine débandade. La maison de Pompée, sur l’Esquilin, avait été décorée avec les proues de cinquante trirèmes pirates et on la surnommait maintenant la domus rosira — sorte de mausolée pour ses admirateurs venus de toute l’Italie. Qu’avait à faire Pompée des luttes minuscules de simples civils ? Les lettres que lui envoya Cicéron restèrent sans réponse. Quintus fulminait contre une telle ingratitude, mais Cicéron se montrait fataliste :

— Si c’est de la gratitude que tu veux, prends un chien.


Trois jours avant les élections consulaires, et à la veille du vote de la loi anticorruption, il y eut enfin une avancée.

Ranunculus arriva en courant pour annoncer à Cicéron qu’il avait trouvé un courtier corrupteur, un certain Gaius Salinator, qui prétendait être en position de vendre trois cents suffrages pour cent vingt sesterces la voix. Il possédait un bar dans la Subura qui avait pour nom la Bacchante, et il avait été convenu que Ranunculus devait aller le voir le soir même pour lui donner le nom du candidat pour lequel les électeurs soudoyés devraient voter, et l’argent à remettre à l’un des sequesters, qui avait leur confiance à tous les deux. À peine Cicéron apprit-il cela qu’il fut très excité et insista pour accompagner Ranunculus au rendez-vous, avec une capuche pour dissimuler son visage déjà trop connu. Quintus s’y opposa, considérant que c’était trop dangereux, mais Cicéron insista qu’il avait besoin de preuves directes.

— Et puis j’aurai Tiron et Ranunculus pour me protéger, assura-t-il (je suppose que c’était une de ses plaisanteries), mais tu peux toujours faire en sorte que quelques partisans loyaux boivent justement un verre au même endroit, au cas où nous aurions besoin d’un peu de soutien.

J’avais à l’époque près de quarante ans et, après une vie consacrée quasi exclusivement à des tâches d’écriture, mes mains étaient presque aussi douces que celles d’une jeune fille. En cas de problème, c’est plutôt Cicéron, à qui les exercices quotidiens avaient forgé un physique impressionnant, qui aurait dû me protéger. Néanmoins, j’ouvris le coffre de son bureau et entrepris de compter l’argent nécessaire en pièces d’argent. (Il avait un fonds de campagne bien garni, constitué de dons de ses admirateurs et qui servait à financer des opérations comme sa tournée en Gaule cisalpine ; cet argent n’avait rien à voir avec des pots-de-vin, même si, de toute évidence, les donneurs trouvaient réconfortant de savoir que Cicéron n’oubliait jamais un nom.) Quoi qu’il en soit, l’argent fut glissé dans une ceinture-bourse que je dus me fixer autour de la taille, et ce fut d’un pas lourd, au propre comme au figuré, que je descendis avec Cicéron dans la Subura à la nuit tombée. Comme il faisait chaud, Cicéron avait une curieuse allure bizarre avec sa tunique à capuche empruntée à l’un de ses esclaves. Mais dans les quartiers miséreux et surpeuplés, les gens curieusement habillés sont monnaie courante, et quand on voit un homme avec une capuche rabattue sur le visage, on a tendance à s’écarter en pensant plutôt à la lèpre ou quelque autre mal défigurant contagieux. Nous suivîmes Ranunculus, qui fonça, plus têtard que jamais, dans le labyrinthe de ruelles étroites et sordides qui était son habitat naturel, jusqu’à ce que nous arrivâmes à un coin de rue où des hommes se tenaient assis, appuyés contre le mur, faisant circuler un pichet de vin. Au-dessus de leur tête, près de la porte, il y avait un Bacchus peint, bas-ventre tendu pour se soulager, et il régnait dans la salle l’odeur qui allait avec l’enseigne. Ranunculus entra et nous conduisit derrière le comptoir, en haut d’un étroit escalier de bois qui menait à une pièce mansardée où les attendait Salinator en compagnie d’un autre homme, le sequester, dont je n’ai jamais su le nom.

Ils étaient si impatients de voir l’argent qu’ils ne prêtèrent pas vraiment attention à la silhouette encapuchonnée derrière moi. Je dus retirer ma ceinture et leur montrer une poignée de pièces, puis le sequester sortit une petite balance et entreprit de peser l’argent. Salinator, qui était un personnage flasque, aux longs cheveux ternes et au ventre proéminent, le regarda faire un moment, puis dit à Ranunculus :

— Ça a l’air d’aller. Tu ferais bien de me donner le nom de ton client maintenant.

— Je suis son client, intervint Cicéron en rejetant sa capuche en arrière.

Inutile de préciser que Salinator le reconnut aussitôt et, effrayé, recula précipitamment, rentrant dans le sequester et sa balance. L’agent corrupteur chercha à se redresser tout en faisant passer son faux pas pour une série de petits saluts, et improvisa un petit discours sur le fait que c’était un honneur et ainsi de suite pour lui d’aider à la campagne du sénateur, mais Cicéron le fit taire très vite :

— Je n’ai pas besoin de l’aide de tes semblables, scélérat. Tout ce que je veux, ce sont des informations.

Salinator se mettait tout juste à gémir qu’il ne savait rien quand, soudain, le sequester lâcha sa balance et plongea vers l’escalier. Il dut en dévaler la moitié avant de foncer dans la silhouette massive de Quintus, qui le fit pivoter sur lui-même, le saisit par le col et le fond de sa tunique et le renvoya dinguer dans la salle. Je fus soulagé de voir monter derrière Quintus deux solides garçons qui travaillaient souvent au service de Cicéron. En voyant tant de monde et face au plus célèbre avocat de Rome, Salinator sentit sa résistance l’abandonner. Il s’écroula complètement quand Cicéron menaça de le livrer à Crassus pour avoir tenté de vendre deux fois les mêmes suffrages. Il avait plus peur des éventuelles mesures de rétorsion de Crassus que de n’importe quoi d’autre, et cela me rappela une expression que Cicéron avait employée pour caractériser le Vieux Chauve, quelques années auparavant : « le taureau le plus dangereux du troupeau ».

— Ton client est bien Crassus, alors ? demanda Cicéron. Réfléchis bien avant de nier.

Le menton de Salinator remua légèrement : seul acquiescement qu’il osât se permettre.

— Et tu devais fournir trois cents suffrages pour Hybrida et Catilina à l’élection des consuls ?

Cette fois encore, il répondit par un semblant de hochement de tête.

— Pour eux, ajouta-t-il, et pour les autres.

— Les autres ? Tu veux dire Lentulus Sura à la préture ?

— Oui. Lui. Et les autres.

— Tu n’arrêtes pas de dire « les autres », s’étonna Cicéron en fronçant les sourcils. De qui parles-tu, enfin ?

— Ferme-la ! hurla le sequester, mais Quintus le gratifia d’un coup de pied dans le ventre, qui le fit gémir et rouler sur lui-même.

— Ignore-le, fit affablement Cicéron. Il a une mauvaise influence. Je connais ce genre de type. Tu peux parler, ajouta-t-il en posant une main encourageante sur le bras de l’agent corrupteur. Les autres ?

— Cosconius, dit Salinator en lançant un regard nerveux vers la forme qui se tordait sur le sol.

Puis il prit sa respiration et débita d’une seule traite, à voix basse :

— Pomptinus. Balbus. Caecilius. Labienus. Faberius. Gutta. Bulbus. Calidius. Tucidius. Valgius. Et Rullus.

À mesure qu’il énonçait un nouveau nom, Cicéron paraissait de plus en plus surpris.

— C’est tout ? demanda-t-il quand Salinator eut terminé. Tu es sûr qu’il ne reste personne au Sénat que tu as oublié ?

Il jeta un regard vers Quintus, qui paraissait tout aussi stupéfait.

— Il ne s’agit pas juste de deux candidats au consulat, commenta ce dernier. Cela fait aussi trois candidats à la préture et dix au tribunat. Crassus essaie d’acheter tout un gouvernement !

Cicéron n’était pas homme à manifester sa surprise, mais même lui ne put dissimuler la sienne cette nuit-là.

— C’est totalement absurde, protesta-t-il. Combien coûte chacune de ces voix ?

— Cent vingt sesterces pour les consuls, répondit Salinator comme s’il vendait des porcs au marché. Quatre-vingts pour la préture et cinquante pour les tribuns.

— Alors tu es en train de me dire que Crassus est prêt à verser les trois quarts de un million de sesterces simplement pour les trois cents votes de ta corporation ?

Salinator hocha la tête, cette fois plus vigoureusement, voire gaiement et avec une certaine fierté professionnelle.

— Cette campagne a été la plus belle dont on puisse se souvenir.

Cicéron se tourna vers Ranunculus, qui avait monté la garde à la fenêtre pour le cas où il se serait passé quoi que ce soit dans la rue.

— Combien de voix penses-tu que Crassus a achetées, à ces prix-là ? questionna-t-il.

— Pour être sûr de la victoire ? s’enquit Ranunculus. (Il réfléchit soigneusement à la question.) Ça doit faire dans les sept ou huit mille.

Huit mille ? répéta Cicéron. Pour acheter mille voix, il faut qu’il soit prêt à verser vingt millions de sesterces. As-tu déjà entendu parler d’une chose pareille ? Et à la fin, ce n’est même pas lui qui sera élu, mais il aura mis des imbéciles comme Hybrida ou Lentulus Sura à tous les postes de magistrat.

Il se retourna vers Salinator.

— A-t-il donné la moindre raison pour une opération aussi immense ?

— Non, sénateur. Crassus n’est pas du genre à répondre aux questions.

Quintus jura.

— Eh bien, il va quand même falloir qu’il donne quelques réponses, dit-il, et, pour soulager sa colère, il décocha un nouveau coup de pied dans le ventre du sequester qui commençait à se relever, et le renvoya s’écraser par terre en gémissant.

Quintus aurait voulu frapper les deux malheureux agents pour leur tirer les dernières bribes d’information puis, soit les traîner jusqu’à chez Crassus et exiger qu’il mette fin à ses intrigues, soit les amener devant le Sénat pour lire à haute voix leurs confessions et demander que les élections soient reportées. Mais Cicéron garda la tête froide. Sans rire, il remercia Salinator pour son honnêteté, conseilla à Quintus de boire un verre de vin et de se calmer, et me demanda de ranger l’argent. Plus tard, lorsque nous fûmes rentrés à la maison, il s’assit dans son bureau et se mit à jouer avec sa petite balle de gymnastique en cuir pendant que Quintus fulminait qu’il n’aurait jamais dû laisser partir les deux gredins, qui n’allaient pas manquer de courir prévenir Crassus ou de fuir la cité.

— Ils ne feront ni l’un ni l’autre, assura Cicéron. Aller voir Crassus et lui raconter ce qui s’est passé reviendrait à signer leur arrêt de mort. Crassus ne laisserait jamais vivre des témoins aussi compromettants, et ils le savent. Et s’enfuir produirait à peu près les mêmes résultats, sauf qu’il faudrait un petit peu plus de temps à Crassus pour les débusquer.

La balle passait d’une main à l’autre puis inversement.

— De plus, aucun crime n’a été commis. La corruption est déjà difficile à prouver dans le meilleur des cas, alors quand aucun suffrage n’a encore été exprimé, Crassus et le Sénat se contenteraient de se moquer de nous. Non, le mieux est de les laisser en liberté, à un endroit où on sait qu’on peut au moins les retrouver, et de les assigner à comparaître si jamais on perd les élections.

Il lança la balle plus haut et la rattrapa d’un petit mouvement rapide du poignet.

— Mais tu avais raison pour une chose, Quintus.

— Vraiment ? fit Quintus avec amertume. Comme c’est gentil de ta part de le dire.

— L’opération de Crassus n’a rien à voir avec son hostilité à mon égard. Il ne dépenserait pas vingt millions simplement pour anéantir mes espoirs. Il n’investirait vingt millions de sesterces que contre une promesse de profits immenses. De quoi peut-il s’agir ? Là, je dois avouer que je sèche.

Il contempla le mur un instant.

— Tiron, tu t’es toujours bien entendu avec le jeune Caelius Rufus, n’est-ce pas ?

Je me remémorai toutes les tâches esquivées que j’avais dû faire à sa place, les mensonges que j’avais dû dire pour lui épargner des ennuis, le jour où il avait dérobé mes économies, puis m’avait persuadé de ne pas parler de son larcin à Cicéron.

— Assez bien, répondis-je prudemment.

— Alors va lui parler demain matin. Sois subtil. Vois si tu peux lui soutirer le moindre indice nous révélant ce que prépare Crassus. Ils vivent sous le même toit, malgré tout. Il doit savoir quelque chose.

Je restai éveillé tard dans la nuit, à méditer tout cela, et je me sentis de plus en plus inquiet pour l’avenir. Cicéron ne dormit guère non plus. Je l’entendais arpenter la chambre au-dessus de moi. C’était tout juste si la force de sa concentration ne filtrait pas à travers le plancher. Et quand le sommeil me vint enfin, il se révéla agité et peuplé de présages.

Le lendemain matin, je laissai Laurea s’occuper de la foule des visiteurs de Cicéron et parcourus le mille qui nous séparait de la maison de Crassus. Aujourd’hui encore, quand le temps est clair et la chaleur de mi-juillet étouffante avant même que le soleil ne soit haut dans le ciel, je me dis : « C’est un temps d’élections ! », et je sens à nouveau l’excitation me serrer le ventre. Des bruits de scies et de coups de marteau montaient du forum, où les ouvriers finissaient d’assembler les rampes et les barrières autour du temple de Castor, car c’était le jour où la loi anticorruption devait être soumise au vote populaire. Je pris un raccourci en passant derrière le temple et m’arrêtai pour boire l’eau tiède de la fontaine de Juturna. Je n’avais aucune idée de ce que j’allais pouvoir dire à Caelius. Je suis un très mauvais menteur — je l’ai toujours été — et je m’aperçus que j’aurais dû demander à Cicéron de me conseiller sur la marche à suivre, mais il était trop tard, de toute façon. Je gravis le sentier jusqu’au Palatin et, lorsque j’arrivai chez Crassus, je dis au portier que j’avais un message urgent pour Caelius Rufus. Il me proposa d’attendre à l’intérieur, mais je refusai et, pendant qu’il allait chercher le jeune homme, traversai même la rue pour essayer de passer aussi inaperçu que possible.

La demeure de Crassus, comme le personnage lui-même, présentait une façade très modeste, mais l’on m’avait dit de ne pas m’y fier, et qu’en fait, elle était très profonde. La porte d’entrée était sombre, basse et étroite, mais solide, et flanquée de deux petites fenêtres à barreaux. Il y avait du lierre sur les murs ocre qui s’écaillaient. La couverture datait elle aussi, et le bord des tuiles qui surplombaient le trottoir présentait un aspect noirci et craquelé comme une rangée de dents gâtées. Cela aurait pu être la maison d’un banquier peu avisé, ou d’un propriétaire terrien désargenté qui aurait laissé sa maison de ville se détériorer. J’imagine que c’était la façon de Crassus de montrer qu’il était si fabuleusement riche qu’il n’avait même pas besoin de déployer de l’élégance, mais bien sûr, dans cette rue de familles fortunées, cela ne faisait qu’attirer plus encore l’attention sur son opulence, et il y avait quelque chose de presque grossier dans son manque de vulgarité si étudié. La petite porte sombre ne cessait de s’ouvrir et de se fermer sur des visiteurs qui filaient dans un sens ou dans l’autre, révélant l’ampleur de l’activité qui régnait à l’intérieur : cela me fit penser à un nid de guêpes bourdonnant, seulement identifiable par un petit trou dans la maçonnerie. Je ne reconnus aucun de ces hommes jusqu’au moment où Jules César sortit. Il passa sans me voir et prit aussitôt la direction du forum, suivi d’un secrétaire qui portait un coffret à documents. La porte se rouvrit peu après, et Caelius apparut. Il s’arrêta sur le seuil, mit la main en visière sur son front pour se protéger du soleil et plissa les yeux dans ma direction. Je vis tout de suite qu’il avait passé toute la nuit dehors, comme d’habitude, et il ne semblait pas ravi d’avoir été réveillé. Son beau menton était couvert de barbe, et il ne cessait de tirer la langue, et de ciller tout en déglutissant, comme s’il avait un goût trop affreux dans la bouche. Il s’approcha prudemment, et quand il me demanda ce que je pouvais bien vouloir, je bredouillai que j’avais besoin de lui emprunter de l’argent.

— Pour quoi faire ? demanda-t-il en me dévisageant avec scepticisme.

— C’est pour une fille, répondis-je en désespoir de cause, simplement parce que c’était le genre de raisons qu’il invoquait tout le temps quand il voulait de l’argent, et que je n’avais pas la présence d’esprit de trouver autre chose. J’essayai de l’entraîner un peu plus loin, inquiet à l’idée que Crassus puisse sortir et nous voir ensemble. Mais il se dégagea et resta, vacillant, dans le caniveau.

— Une fille ? répéta-t-il, incrédule. Toi ?

Puis il se mit à rire, mais cela, visiblement, lui fit mal à la tête, aussi s’arrêta-t-il en posant doucement les doigts sur ses tempes.

— Si j’avais de l’argent, Tiron, je t’en donnerais volontiers — ce serait un cadeau que je te ferais pour le simple plaisir de te voir avec un autre être vivant que Cicéron, mais cela est impossible. Tu n’es pas le genre des filles. Pauvre Tiron — tu n’es le genre de personne, pour autant que je sache, ajouta-t-il en m’examinant attentivement. Pourquoi en as-tu besoin en vérité ?

Je sentis son haleine avinée et ne pus m’empêcher de tressaillir, ce qu’il prit pour un aveu de culpabilité.

— Tu mens, dit-il, laissant un sourire s’élargir lentement sur son visage mangé de barbe. C’est Cicéron qui t’envoie pour savoir quelque chose.

Je le suppliai de s’éloigner de la maison et, cette fois, il s’exécuta, mais la marche ne s’accordait visiblement pas avec son état général. Il s’arrêta à nouveau, blêmit et leva un doigt pour me prévenir. Ses yeux et sa gorge se gonflèrent, il poussa un grognement inquiétant puis vomit avec une telle force que cela me fit penser à une femme de chambre vidant un seau dans la rue depuis une fenêtre du premier étage. (Pardonnez-moi ces détails triviaux, mais la scène vient de me revenir à l’esprit après soixante années, et ce souvenir m’a vraiment fait rire.) Quoi qu’il en soit, Caelius parut soudain purgé ; les couleurs lui revinrent et il parut beaucoup plus vif. Il me demanda ce que voulait savoir Cicéron.

— D’après toi ? répliquai-je avec un peu d’impatience.

— Je voudrais pouvoir t’aider, Tiron, assura-t-il en s’essuyant la bouche du revers de la main. Tu sais que je le ferais si je le pouvais. Ce n’est pas moitié aussi agréable de vivre avec Crassus que ça l’était de vivre auprès de Cicéron. Le Vieux Chauve est un vrai salaud — pire encore que mon père. Il me fait apprendre de la comptabilité toute la journée et on n’a pas pu inventer quoi que ce soit de plus ennuyeux, sinon le droit commercial, qui a été ma torture du mois dernier. Quant à la politique, qui me plaît bien, il prend bien garde de ne rien me laisser voir de ce genre de choses.

Je voulus lui poser d’autres questions, par exemple sur la visite de César de ce matin, mais il devint vite évident qu’il ne savait vraiment rien des grands projets de Crassus. (Je suppose qu’il aurait pu mentir, mais il était tellement bavard que j’en doute.) Comme je le remerciais tout de même et m’apprêtais à partir, il me saisit par le coude.

— Cicéron doit être vraiment désespéré pour me demander de l’aide à moi, dit-il soudain avec une gravité inaccoutumée. Dis-lui que je suis désolé d’apprendre ça. Il vaut une bonne dizaine de Crassus et mon père réunis.


Je ne m’attendais pas à revoir Caelius avant un bon moment et il sortit complètement de mon esprit pour le reste de la journée, qui fut entièrement consacrée au vote de la loi contre la corruption. Cicéron déploya une grande activité auprès des tribus sur le forum, allant de l’une à l’autre avec sa suite pour vanter les mérites de la proposition de Figula. Il fut particulièrement content de trouver, sous l’étendard marqué VETURIA, plusieurs centaines de citoyens de Gaule cisalpine, qui avaient répondu à son appel et étaient venus voter pour la première fois. Il leur parla un long moment de l’importance d’éradiquer la corruption et, lorsqu’il les laissa, il avait les yeux brillants de larmes.

— Pauvres gens, marmonna-t-il, qui sont venus de si loin simplement pour se faire ridiculiser par l’argent de Crassus. Mais si nous arrivons à faire voter cette loi, j’aurai peut-être encore une arme pour abattre ces scélérats.

J’avais l’impression que sa campagne était efficace et que la lex Figula avait de bonnes chances de passer : la majorité des électeurs n’étaient pas corrompus. Ce n’est pourtant pas parce qu’une mesure est honnête et raisonnable qu’elle sera adoptée : c’est même le contraire, d’après mon expérience. Tôt dans l’après-midi, le tribun du parti populaire Mucius Orestinus — celui-là même qui, vous vous en souvenez peut-être, avait été le client de Cicéron pour une affaire de vol — monta aux rostres et dénonça la mesure comme étant une attaque de l’aristocratie contre l’intégrité de la plèbe. Il cita en particulier Cicéron comme un homme « indigne d’être consul » — ce sont ses mots exacts — qui se posait en ami du peuple mais ne faisait jamais rien pour lui, à moins que cela ne serve ses propres intérêts.

Cette déclaration déclencha des huées et des quolibets d’une partie de la foule tandis que l’autre — sans doute ceux qui avaient coutume de vendre leurs suffrages — hurlait son approbation.

C’en fut trop pour Cicéron. Il n’avait, après tout, obtenu l’acquittement de Mucius qu’un an auparavant, et si un rat aussi choyé que celui-ci quittait son navire maintenant, c’est qu’il devait déjà être à moitié coulé. Il se fraya un passage jusqu’aux marches du temple, le visage rouge de chaleur et de rage, et demanda à pouvoir répondre.

— Et toi, Mucius, qui a acheté ton suffrage ? cria-t-il.

Mais Mucius fit comme s’il n’avait pas entendu. La foule autour de nous montrait maintenant Cicéron du doigt, le poussait en avant et réclamait au tribun de le laisser parler. C’était visiblement la dernière chose que voulait Mucius. Comme il ne voulait pas non plus que cette loi passe. Levant le bras, il annonça solennellement qu’il opposait son veto à cette loi et, au milieu d’un tumulte indescriptible et de rixes entre les factions rivales, ce fut la fin de la lex Figula. Figulus annonça qu’il convoquait le Sénat pour le lendemain afin de décider de ce qu’il conviendrait de faire.

Ce fut un moment amer pour Cicéron et quand, enfin, nous arrivâmes chez lui et qu’il put refermer la porte sur la foule de ses partisans qui se pressaient dans la rue, je crus qu’il allait s’effondrer comme il l’avait fait à la veille de son élection à l’édilité. Pour une fois, il se sentit trop épuisé pour jouer avec Tullia. Et même lorsque Terentia descendit avec le petit Marcus pour lui montrer que le petit avait appris à effectuer deux ou trois pas chancelants sans aide, il ne le souleva pas pour le faire sauter dans les airs comme à son habitude, mais se contenta de lui tapoter la joue et de lui pincer distraitement l’oreille avant de se diriger vers son bureau — et de s’arrêter net au seuil de celui-ci en découvrant avec surprise Caelius Rufus assis derrière sa table de travail.

Laurea, qui attendait juste derrière la porte, s’excusa auprès de Cicéron et expliqua qu’il voulait demander à Caelius d’attendre dans le tablinum, comme tous les autres visiteurs, mais que celui-ci avait insisté en assurant qu’il s’agissait d’une affaire si confidentielle qu’il ne voulait pas risquer d’être vu.

— C’est très bien, Laurea. Je suis toujours content de voir le jeune Caelius. Mais j’ai bien peur, ajouta-t-il en serrant la main de Caelius, que tu ne trouves ma compagnie bien morne après une journée aussi longue et déprimante.

— Eh bien, fit Caelius avec un sourire, il est possible que je t’apporte la nouvelle qui va te réjouir.

— Crassus est mort ?

— Au contraire, s’esclaffa Caelius, il est plus vivant que jamais, et prévoit une grande conférence pour ce soir en prévision de sa victoire éclatante aux élections.

— Vraiment ? fit Cicéron et, immédiatement, je le vis revivre à l’idée d’apprendre de nouvelles révélations telle une fleur flétrie après une ondée. Et qui assistera à cette conférence ?

— Catilina, Hybrida, César. Je ne sais pas trop qui d’autre, mais on installait les chaises au moment où je sortais. Je tiens tout cela d’un secrétaire de Crassus qui a fait le tour de la ville avec les invitations pendant que se déroulait l’assemblée populaire.

— Bien, bien, murmura Cicéron. Que ne donnerais-je pas pour coller mon oreille contre le trou de cette serrure !

— Mais ce serait possible, rétorqua Caelius. Cette réunion aura lieu dans la salle où Crassus procède à toutes ses transactions financières. Souvent — mais pas ce soir, d’après mon informateur — il aime garder un secrétaire à portée de main pour prendre en notes tout ce qui se dit sans que la partie adverse s’en rende compte. Il a donc fait faire un petit poste d’écoute à cet effet. Ce n’est qu’une sorte de cabine aménagée derrière une tapisserie. Il me l’a montrée un jour qu’il me donnait une leçon sur la meilleure façon d’être un homme d’affaires.

— Tu veux dire que Crassus fait écouter ses propres conversations ? s’étonna Cicéron. Quelle sorte d’homme d’État ferait une chose pareille ?

— « Un homme qui croit qu’il n’y a pas de témoin se laisse parfois aller à des promesses inconsidérées », c’est ce qu’il a dit.

— Alors tu crois que tu pourrais te cacher là-dedans et nous donner un compte rendu de ce qui se sera dit ?

— Pas moi, répliqua Caelius en riant. Je ne suis pas secrétaire. Je pensais à Tiron, ajouta-t-il en m’assenant une claque sur l’épaule, avec ses notes miraculeuses.

Je voudrais pouvoir m’enorgueillir de m’être aussitôt porté volontaire pour cette mission suicide. Mais ce ne serait pas vrai. Au contraire, j’invoquai toutes sortes d’objections pratiques au projet de Caelius. Comment pourrais-je entrer chez Crassus sans me faire remarquer ? Comment en sortirais-je ? Comment déterminerais-je qui dit quoi dans le brouhaha des voix derrière une tenture ? Mais à toutes mes questions, Caelius avait des réponses toutes prêtes. Le fait est que j’étais terrifié.

— Et si je suis pris ? protestai-je auprès de Cicéron, lui livrant enfin l’essence de ce qui m’inquiétait tant, et torturé ? Je ne peux pas prétendre être si courageux que je ne te trahirais pas.

— Cicéron pourra simplement nier avoir eu connaissance de ce que tu faisais, intervint Caelius (ce que je trouvais pour ma part peu encourageant). Et puis chacun sait qu’on ne peut pas se fier à un témoignage obtenu sous la torture.

— Je crois que je vais m’évanouir, plaisantai-je mollement.

— Reprends-toi, Tiron, dit Cicéron, de plus en plus excité par ce qu’il entendait. Il n’y aura pas de torture et pas de procès non plus. J’y veillerai. Si tu étais découvert, je négocierais ta libération et serais prêt à payer n’importe quel prix pour qu’il ne te soit fait aucun mal.

Il me prit les mains dans les siennes et les serra avec cette sincérité qui lui était coutumière tout en plongeant son regard dans le mien.

— Tu es davantage mon second frère que mon esclave, Tiron, et c’est ainsi depuis que nous avons appris ensemble la philosophie à Athènes il y a tant d’années — t’en souviens-tu ? J’aurais déjà dû discuter de ta liberté avec toi, mais il semble qu’il y ait toujours eu de nouveaux problèmes pour détourner mon attention. Alors je te dis maintenant, avec Caelius comme témoin, que mon intention est de te donner ta liberté — oui, et cette vie simple à la campagne que tu désires depuis si longtemps. Je vois déjà le jour où je viendrai te voir dans ta petite ferme et m’assiérai dans ton jardin pour que nous regardions le soleil descendre sur une oliveraie, ou une vigne, lointaine et poussiéreuse, tout en passant en revue les grandes aventures que nous avons connues ensemble.

Il lâcha mes mains, et sa vision champêtre vacilla encore un instant dans l’air sombre et doux avant de s’évanouir.

— Maintenant, reprit-il brusquement, cette offre que je te fais n’est nullement soumise à ta décision d’entreprendre ou non cette mission — que ce soit bien clair : tu as déjà amplement mérité cet affranchissement. Et je ne te donnerai jamais l’ordre de te mettre en danger. Tu connais ma position plus que délicate ce soir. Tu dois faire ce que tu estimes être le mieux.

Ce sont ses paroles exactes : comment aurais-je pu les oublier ?

XVII

La conférence était prévue pour la tombée de la nuit, ce qui signifiait qu’il n’y avait pas de temps à perdre. Alors que le soleil disparaissait derrière la crête de l’Esquilin et que je gravissais la côte du mont Palatin pour la deuxième fois de la journée, j’eus la prémonition inquiétante de foncer tête baissée dans un piège. Comment en effet pouvais-je — ou Cicéron pouvait-il — être sûr que Caelius n’était pas passé dans le camp de Crassus ? En fait, la notion même de loyauté n’était-elle pas absurde appliquée aux centres d’intérêt et envies versatiles et éphémères qui pouvaient saisir mon jeune compagnon ? Mais il n’y avait plus rien à y faire. Caelius me conduisait déjà le long d’une petite allée vers l’arrière de la maison de Crassus. Il écarta un épais rideau de lierre et découvrit une petite porte en fer cloutée qui paraissait rouillée depuis longtemps. Un bon coup d’épaule suffit pourtant à la faire ouvrir silencieusement, et nous bondîmes dans une réserve vide.

Comme celle de Catilina, cette maison était très ancienne et avait subi de nombreux ajouts au cours des siècles, de sorte que je me perdis très vite tandis que nous suivions ses couloirs tortueux. Crassus était connu pour posséder un très grand nombre d’esclaves hautement qualifiés — il les louait parfois, à la façon d’une agence de placement — et, avec une telle activité déployée autour de nous, il paraissait impossible que nous puissions atteindre notre destination en passant inaperçus. Mais si Caelius avait acquis un talent particulier durant son apprentissage juridique, c’était bien pour les entrées et sorties clandestines. Nous coupâmes par une cour intérieure, attendîmes dans une antichambre qu’une servante soit passée, puis pénétrâmes dans une grande salle déserte tapissée de tentures de Babylone et de Corinthe. Une vingtaine de chaises dorées avaient été disposées en demi-cercle, au centre de la pièce, et un grand nombre de lampes et candélabres étaient allumés tout autour. Caelius s’empara rapidement d’une des lampes, traversa la pièce et souleva le bord d’une lourde tenture de laine représentant Diane en train d’abattre un cerf d’un coup de lance. Juste derrière se trouvait une alcôve, de celles qui abritent une statue, juste assez profonde et assez haute pour qu’un homme puisse s’y tenir, avec un petit rebord en hauteur pour y poser une lampe. Je me glissai rapidement à l’intérieur car j’entendais de sonores voix masculines se rapprocher. Caelius posa un doigt sur ses lèvres, m’adressa un clin d’œil puis remit soigneusement la tapisserie en place. Son pas rapide s’éloigna et je me retrouvai seul.

Au début, j’eus l’impression d’être aveugle, puis je m’accoutumai peu à peu à la faible lueur de la lampe à huile, juste derrière mon épaule. En examinant la tapisserie, je m’aperçus que de petits trous avaient été ménagés dans l’étoffe afin de donner une vision complète de la salle. J’entendis des pas, puis, brusquement, mon champ de vision fut obscurci par un crâne rose, chauve et plissé, et la voix de Crassus tonna à mes oreilles — si fort que le choc manqua de me faire basculer en avant — pour inviter cordialement ses visiteurs à le suivre. Puis il s’écarta et d’autres silhouettes défilèrent : l’agile Catilina ; Hybrida et sa figure d’ivrogne ; César, soigné et élégant ; l’impeccable Lentulus Sura ; Mucius, le héros de l’après-midi ; et deux agents corrupteurs notoires — ce sont ceux que je reconnus nommément, sans compter plusieurs autres sénateurs qui briguaient le tribunat. Ils semblaient tous d’excellente humeur, plaisantaient les uns avec les autres, et Crassus dut frapper dans ses mains pour obtenir leur attention.

— Messieurs, commença-t-il, face à l’assemblée et me tournant le dos, merci d’être venus. Nous avons beaucoup de points à voir et peu de temps pour le faire. La première question à l’ordre du jour est l’Égypte. César ?

Crassus s’assit et César se leva. Il renvoya en arrière une mèche de cheveux maigre et la coinça derrière son oreille avec son index. Très doucement afin de ne pas faire de bruit, je pris mon carnet et mon style et, au moment où César commençait à parler de sa voix rude, inimitable, je me mis à écrire.

Je dois dire, si vous voulez bien me pardonner quelque présomption à ce moment de mon récit, que mon système de notes est réellement une invention formidable. Je concède que Xénophon en avait conçu une version primitive près de quatre siècles avant moi, qui tenait davantage de l’aide particulière à la composition que d’une réelle prise de notes, mais elle n’était de toute façon applicable qu’au grec, alors que mon système rassemble en abrégé l’ensemble du latin, avec son vocabulaire plus vaste et sa grammaire complexe, en quatre mille symboles. Et le système est conçu de telle façon qu’il est enseignable à tout élève désireux de l’apprendre : en théorie, même une femme pourrait l’utiliser.

Comme ceux qui possèdent ce talent le savent, il n’y a pas pire pour prendre un texte en abrégé que des doigts qui tremblent. L’inquiétude rend les doigts aussi habiles que des saucisses de Lucane, et j’avais craint que ma nervosité ce soir-là ne soit un obstacle à ma retranscription. Mais une fois que j’eus commencé, je trouvai l’occupation curieusement apaisante. Je n’avais pas le temps de m’arrêter pour considérer ce que je venais d’écrire. J’entendais les mots — Égypte, colonie, domaines publics, commissaire — sans en comprendre, même de loin, la signification ; ma seule ambition était de rester au niveau de leur discours. En fait, la plus grande difficulté pratique se trouva être la chaleur : on se serait cru dans un four à l’intérieur de cette cachette confinée ; la sueur me coulait dans les yeux en ruisselets piquants et j’avais les paumes si glissantes qu’il était difficile de tenir mon style. Ce n’est qu’à certains moments, quand je pressais les yeux contre l’étoffe pour vérifier qui parlait, que je prenais conscience de l’énormité du risque que je courais. J’éprouvais alors une sensation de vulnérabilité terrifiante, renforcée par le fait que les participants semblaient souvent regarder directement dans ma direction. Catilina, en particulier, semblait fasciné par la scène dépeinte sur la tapisserie qui me dissimulait, et je connus le moment de loin le plus éprouvant de la soirée à la fin de la séance, lorsque Crassus déclara la conférence terminée :

— Et lorsque nous nous réunirons à nouveau, dit-il, notre destin et celui de Rome seront à tout jamais changés.

Dès que les applaudissements prirent fin, Catilina se leva et vint directement vers moi. Je me plaquai contre le mur tandis qu’il faisait courir ses doigts sur l’étoffe, à guère plus d’une main de mon visage en sueur. L’image de cette bosse se déplaçant juste devant moi arrive encore à me réveiller la nuit et me fait hurler. Mais tout ce qu’il voulait, c’était complimenter Crassus sur la qualité de la fabrication, et, après un bref échange sur l’endroit où il l’avait achetée et — comme toujours avec Crassus — combien elle avait coûté, les deux hommes s’éloignèrent.

J’attendis longtemps et quand, enfin, j’osai regarder par les petits trous, je vis que la salle était déserte. Seules les chaises dérangées prouvaient qu’il y avait bien eu une réunion. Je dus me retenir de ne pas écarter la tenture pour courir vers la porte : je devais, suivant notre accord, attendre Caelius, aussi me forçai-je à rester voûté dans cet espace minuscule, le dos au mur, les genoux remontés contre la poitrine et les bras serrés autour. Je n’ai aucune idée de la durée de la conférence — assez longue pour remplir les quatre polyptyques que j’avais apportés en tout cas — ni du temps que je passai à attendre là. Il est même possible que je me sois endormi, parce que, au moment où Caelius revint me chercher, toutes les lampes et les bougies, y compris la mienne, s’étaient consumées et il faisait complètement nuit. Je sursautai lorsqu’il écarta la tenture. Sans parler, il tendit la main pour m’aider à descendre, puis nous retraversâmes la maison endormie jusqu’à la réserve. Dès que j’eus regagné avec raideur l’allée derrière la maison, je me retournai pour remercier Caelius.

— Pas la peine, chuchota-t-il à son tour.

Je parvins tout juste à déceler la lueur excitée dans ses yeux à la lueur de la lune — des yeux si grands et si brillants que quand il ajouta « Je me suis bien amusé », je sus que ce n’était pas de la fanfaronnade, mais que ce jeune imbécile disait la vérité.


Il était bien après minuit quand j’arrivai à la maison. Tout le monde dormait sauf Cicéron, qui m’attendait dans la salle à manger. Aux livres éparpillés sur la banquette, je sus qu’il était resté là pendant des heures. Il bondit en me voyant surgir.

— Alors ? s’enquit-il.

Me voyant hocher la tête pour signifier que ma mission avait réussi, il me pinça la joue et déclara que j’étais le secrétaire le plus brave et le plus intelligent qu’un homme d’État eût jamais eu. Je sortis les carnets de ma poche et les lui montrai. Il en ouvrit un et le porta à la lumière.

— Ah, bien sûr, tout est dans tes fichus hiéroglyphes ! dit-il avec un clin d’œil. Viens t’asseoir, je vais te chercher du vin et tu pourras tout me raconter. Tu voudrais manger quelque chose ?

Il regarda distraitement autour de lui ; le rôle du serviteur ne lui venait pas facilement. Je fus bientôt assis en face de lui avec une tasse de thé intacte et une pomme, les polyptyques disposés devant moi, tel un écolier prêt à réciter ses leçons.

Je n’ai plus ces tablettes de cire en ma possession, mais Cicéron conserva les transcriptions que j’en fis ensuite parmi ses documents les plus confidentiels et, en les regardant aujourd’hui, je ne suis pas surpris de n’avoir pas pu suivre la conversation sur le moment. Les conspirateurs s’étaient visiblement déjà rencontrés fréquemment, et leur discussion de ce soir-là faisait référence à des tas de choses présupposées. Il y était beaucoup question de calendrier électoral, d’amendements à des projets de loi et de division des responsabilités. Ne vous imaginez donc pas qu’il me suffit de lire ce que j’avais écrit pour que tout soit clair. Il nous fallut à tous les deux des heures passées à réfléchir sur telle ou telle remarque cryptique, à relier ceci à cela avant que nous puissions en avoir une idée plus précise. De temps à autre, Cicéron poussait une exclamation du genre « Quels diables d’ingéniosité ! C’est incroyable ce qu’ils sont malins ! » et se levait pour arpenter un moment la pièce avant de se remettre au travail. Pour faire court et vous résumer la chose en deux mots, la conspiration que montaient Crassus et César depuis des mois se divisait en quatre parties. Premièrement, ils projetaient de prendre le contrôle de l’État en raflant tous les postes aux élections générales, s’assurant non seulement les deux consulats, mais aussi les dix tribunats et une paire de prétures en plus : les agents corrupteurs assuraient que la chose était déjà plus ou moins réglée, le soutien à Cicéron déclinant chaque jour. En deuxième étape, les tribuns devaient proposer en décembre une grande loi de réforme agraire impliquant le morcellement des grands domaines d’État, en particulier les grandes plaines fertiles de Campanie, et leur redistribution immédiate sous forme de fermes à cinq mille membres de la plèbe urbaine. La troisième étape concernait l’élection en mars de dix commissaires qui, sous l’autorité de Crassus et de César, se verraient attribuer d’immenses pouvoirs pour vendre les terres conquises à l’étranger et utiliser les fonds ainsi obtenus pour acquérir par expropriation d’autres vastes domaines en Italie destinés à un programme de colonisation plus considérable encore que le premier. La dernière étape ne demandait rien de moins que l’annexion de l’Égypte dès l’été suivant, en prenant pour prétexte le testament contesté d’un de ses défunts dirigeants, le roi Ptolémée Machinchose, rédigé quelque dix-sept ans plus tôt et en vertu duquel il cédait prétendument son pays tout entier au peuple romain ; cette fois encore, les revenus qui en découleraient seraient remis aux mains des commissaires afin d’acquérir d’autres domaines en Italie.

— Par tous les dieux, c’est un coup d’État déguisé en réforme agraire ! s’écria Cicéron lorsque nous fûmes arrivés à la fin de mes notes. Les dix commissaires de ce collège dirigé par Crassus et César seront les véritables maîtres du pays ; les consuls et autres magistrats ne seront plus que de simples fantoches. Et leur domination à l’intérieur du pays sera alimentée ad vitam aeternam en procédant à des extorsions à l’étranger.

Il s’appuya sur son dossier et resta silencieux un long moment, les bras croisés, le menton reposant sur la poitrine.

J’étais épuisé par ce que j’avais enduré et n’aspirais plus qu’à aller dormir. Mais les premières lueurs de l’aube qui s’immisçaient dans la pièce montraient que nous avions travaillé toute la nuit et qu’on était déjà à la veille des élections. J’eus conscience du concert matinal qui commençait dehors et, peu après, entendis des pas dans l’escalier. C’était Terentia qui descendait en chemise de nuit, les cheveux défaits, son visage sans maquillage encore gonflé de sommeil, un châle serré autour de ses épaules maigres. Je me levai respectueusement et détournai les yeux, gêné.

— Cicéron ! s’exclama-t-elle sans faire attention à moi. Qu’est-ce que tu fais ici à cette heure ?

Il leva les yeux vers elle et lui expliqua avec lassitude ce qui venait de se passer. Elle avait l’esprit très vif pour tout ce qui était politique et financier — ne fut-elle pas née femme, et avec son intelligence, impossible de prévoir jusqu’où elle serait allée —, aussi, naturellement, fut-elle horrifiée dès qu’elle saisit l’implication de ce qu’elle entendait, car Terentia était aristocrate jusqu’au bout des ongles, et l’idée même de privatiser des domaines publics pour les distribuer à la plèbe lui apparaissait comme un pas sur le chemin de la destruction de Rome.

— Tu dois l’empêcher à tout prix, pressa-t-elle Cicéron. Cela pourrait te faire gagner les élections. Tous les hommes honnêtes te suivront.

— Ah, vraiment ? fit Cicéron en prenant un de mes carnets. Une opposition directe pourrait avoir de très mauvaises répercussions pour moi. Une grosse faction du Sénat, la moitié d’entre eux par prétendu patriotisme, l’autre moitié par avidité pure, a toujours soutenu l’annexion de l’Égypte. Et, lancé dans la rue, le cri « des fermes gratuites pour tous » a plus de chances de rapporter des voix à Hybrida et à Catilina que de leur en coûter. Non, je suis piégé.

Il contempla la transcription de la conférence et secoua lentement la tête, comme un artiste qui admire, résigné, l’œuvre d’un rival talentueux.

— C’est vraiment un plan extraordinaire — un coup de pur génie politique. Seul César peut avoir conçu un projet pareil. Quant à Crassus, pour un acompte de tout juste vingt millions, il peut espérer obtenir le contrôle de presque toute l’Italie et de toute l’Égypte. Même toi, tu peux admettre que c’est extrêmement rentable.

— Mais il faut que tu fasses quelque chose, insista Terentia. Tu ne peux pas te contenter de rester les bras croisés.

— Et qu’est-ce que tu veux que je fasse, exactement ?

— Dire que tu es censé être l’homme le plus intelligent de Rome ! fit-elle, exaspérée. N’est-ce pas évident ? Va au Sénat ce matin et expose tout le complot. Dénonce-les !

— Brillante tactique, Terentia, répliqua Cicéron sur un ton sarcastique. (Je commençais à trouver la position entre eux inconfortable.) D’un côté, je révèle une mesure extrêmement populaire, et de l’autre, je la dénonce. Tu ne m’écoutes pas : le peuple, qui profitera le plus de ces mesures, est mon électorat.

— Eh bien, tu n’as qu’à t’en prendre qu’à toi-même de dépendre ainsi de la populace. C’est bien le problème avec toute ta démagogie, Cicéron. Tu crois que tu peux manipuler la foule, mais la foule finira toujours par te dévorer. Tu croyais sérieusement que tu pourrais battre des hommes comme Crassus et Catilina quand il s’agit de mettre les grands principes aux enchères publiques ?

Cicéron grommela avec irritation, mais je remarquai qu’il ne la contredisait pas.

— Dis-moi, reprit-elle pour l’énerver, si ce « plan extraordinaire », comme tu l’appelles — moi, je préférerais : cette entreprise criminelle —, était aussi populaire que tu le dis, pourquoi ces cachotteries, comme ça, en pleine nuit ? Pourquoi ne pas le présenter ouvertement ?

— Parce que, ma chère Terentia, presque tous les aristocrates pensent comme toi. Ils ne soutiendront jamais ce projet. Ce seront d’abord les grands domaines publics qui vont être démembrés et redistribués, puis viendra le tour des domaines privés. Chaque fois que César et Crassus donneront une ferme à quelqu’un, ils se créeront un nouveau client. Et une fois que les patriciens auront commencé à perdre le contrôle des terres, c’en sera fini d’eux. Et puis comment crois-tu que Catulus ou Hortensius réagiront s’ils doivent obéir à un collège de dix hommes élus par le peuple ? Le peuple ! Pour eux, ce serait comme une révolution — Tiberius Gracchus revenu parmi nous. Non, conclut Cicéron en rejetant le carnet sur la table, ils comploteraient, paieraient et tueraient pour préserver le statu quo, comme ils l’ont toujours fait.

— Et ils auraient raison !

Terentia le foudroyait du regard. Elle avait les poings serrés et je m’attendais presque qu’elle le frappe.

— Ils avaient raison de retirer le pouvoir aux tribuns tout comme ils avaient raison d’essayer d’arrêter ce parvenu provincial de Pompée. Et si tu avais un tout petit peu de bon sens, tu irais les voir maintenant avec ça et tu leur dirais : « Messieurs, voilà ce que Crassus et César se proposent de faire — soutenez-moi et je ferai tout pour y mettre fin ! »

Cicéron poussa un soupir d’exaspération et se laissa retomber sur la banquette. Pendant un moment, il resta silencieux, puis il leva brusquement les yeux sur elle.

— Par tous les dieux, Terentia, fit-il à voix basse, quelle femme intelligente tu es.

Il sauta sur ses pieds et embrassa sa femme sur la joue.

— Ma petite femme si brillante — tu as parfaitement raison. Enfin, à moitié, parce que, en fait, ce n’est pas à moi de faire quoi que ce soit. Je vais simplement transmettre la mission à Hortensius. Tiron, combien de temps te faudrait-il pour faire une bonne copie de tes notes — il serait inutile de tout mettre, juste de quoi attiser l’appétit d’Hortensius ?

— Quelques heures, répondis-je, ahuri par ce changement d’humeur radical.

— Vite ! commanda-t-il, plus excité que je me souvenais de l’avoir jamais vu. Va me chercher du papyrus et de l’encre.

J’obéis aussitôt. Il plongea la pointe du calame dans l’encrier, réfléchit un instant puis écrivit ce qui suit tandis que Terentia et moi regardions par-dessus son épaule :

De : Marcus Tullius Cicéron

À : Quintus Hortensius Hortalus


Salutations !

J’estime de mon devoir de patriote de te confier cette transcription d’une réunion qui a eu lieu hier soir au domicile de M. Crassus, impliquant G. César, L. Catilina, G. Hybrida, P. Sura et divers candidats au tribunat dont les noms te seront familiers. J’ai l’intention de m’attaquer à certains de ces messieurs dans un discours au Sénat aujourd’hui même, et si cela t’intéresse d’en discuter avec moi, je serai ensuite chez notre estimé ami commun T. Atticus.

— Ça devrait marcher, commenta-t-il en soufflant sur l’encre pour la faire sécher. Et maintenant, Tiron, fais-moi une copie aussi complète que possible de tes notes, en veillant à bien inclure tous les passages qui figeront leur sang bleu, et va la remettre avec ma lettre à Hortensius en mains propres — je dis bien en mains propres et pas à un quelconque subalterne — au moins une heure avant la séance du Sénat. Envoie aussi l’un des garçons porter un message à Atticus pour lui demander de passer me voir avant que je parte.

Puis il me confia la lettre et fila vers la porte.

— Veux-tu que je demande à Sositheus ou à Laurea de faire entrer tes clients ? lançai-je derrière lui, car je les entendais déjà faire la queue dans la rue. Quand veux-tu qu’on fasse ouvrir les portes ?

— Pas de clients à la maison aujourd’hui ! s’écria-t-il sans s’arrêter de gravir les marches de l’escalier. Ils peuvent m’accompagner au Sénat s’ils le veulent. Tu as du travail à faire, et moi, j’ai un discours à rédiger.

Nous entendîmes son pas marteler le plancher au-dessus de nous jusqu’à sa chambre, et je me retrouvai seul avec Terentia. Elle porta la main à sa joue, là où son mari l’avait embrassée, et me regarda avec perplexité.

— Un discours ? s’étonna-t-elle. Mais de quel discours parle-t-il ?

Je dus avouer que je n’en avais pas la moindre idée, et ne peux donc prétendre avoir participé en quoi que ce fût ni même avoir eu connaissance de ce chef-d’œuvre d’invective que le monde entier connaît aujourd’hui sous le nom de In toga candida.


J’écrivis aussi vite et soigneusement que la fatigue me le permettait, disposant les éléments comme le manuscrit d’une pièce, avec le nom de chaque intervenant suivi de ses propos. Je supprimai pas mal de ce que je considérais comme des remarques sans importance, mais me demandai à la fin si j’étais vraiment compétent pour juger. Je décidai donc de garder mes notes avec moi, au cas où j’aurais besoin de m’y reporter pendant la journée. Quand tout fut terminé, je scellai le rouleau, le glissai dans un cylindre et me mis en route. Je dus me frayer un chemin parmi la foule de clients et de partisans qui bloquaient la rue et tiraient sur ma tunique en me demandant quand le sénateur ferait son apparition.

La maison d’Hortensius sur le Palatin a été par la suite rachetée par notre cher et bien-aimé empereur, ce qui vous donne une idée de son raffinement. Je n’y étais jamais allé auparavant, et dus m’arrêter plusieurs fois pour demander mon chemin. Elle se trouvait tout en haut de la colline, sur le flanc sud-ouest qui dominait le Tibre, et l’on avait davantage l’impression d’être à la campagne qu’en ville, avec vue sur les arbres vert sombre qui s’étiraient jusqu’à la douce courbe argentée du fleuve et sur les champs au-delà. Son beau-frère, Catulus, comme je crois l’avoir déjà mentionné, possédait la maison voisine, et tout le quartier — qui embaumait le chèvrefeuille et la myrte et où l’on n’entendait que des chants d’oiseaux — respirait le bon goût et la richesse ancestrale. Même l’intendant avait l’air d’un aristocrate, et quand je lui dis que j’avais un message personnel pour son maître de la part du sénateur Cicéron, on aurait pu croire que j’avais lâché un vent tant fut exquise l’expression de dégoût qu’affecta son visage anguleux à la mention de ce nom. Il voulut me prendre le cylindre, mais je refusai, aussi me pria-t-il d’attendre dans l’atrium, où les masques de tous les ancêtres consulaires d’Hortensius me contemplaient de leurs yeux morts et vides. Dans le coin, posé sur un trépied, se trouvait un sphinx magnifiquement sculpté dans un seul bloc d’ivoire, et je m’aperçus qu’il devait s’agir du sphinx même que Verres avait offert à son avocat tant d’années auparavant, et dont Cicéron avait tiré sa plaisanterie. Je me baissais pour l’examiner de plus près quand Hortensius arriva dans la pièce derrière moi.

— Eh bien, fit-il alors que je me redressais avec un air coupable. Je ne pensais pas voir un jour un représentant de Marcus Cicéron sous le toit de mes ancêtres !

Il portait la pleine tenue sénatoriale, mais avec des chaussons aux pieds au lieu de chaussures, et se préparait visiblement encore à partir au débat de la matinée. Je trouvais étrange également de voir le vieil ennemi désarmé, en dehors de l’arène. Je lui remis la lettre de Cicéron, qu’il ouvrit et lut devant moi. Dès qu’il aperçut les noms mentionnés, il m’adressa un regard pénétrant, et vit tout de suite qu’il était ferré, bien qu’il fût trop poli pour le montrer.

— Dis-lui que je vais examiner cela à loisir, me dit-il en me prenant les documents avant de repartir par où il était venu, comme si l’on n’avait jamais placé quoi que ce fût de moins intéressant entre ses mains manucurées — même si je suis certain qu’à l’instant où il se retrouva hors de vue, il dut courir à sa bibliothèque pour en briser le sceau. Pour ma part, je ressortis dans l’air frais et redescendis en ville par l’escalier Caci, en partie parce que j’avais un peu de temps à tuer avant l’ouverture du Sénat et pouvais me permettre de faire un long détour, en partie parce que l’autre chemin me faisait passer beaucoup trop près de la maison de Crassus pour mon goût. Je débouchai dans le quartier de la voie Étrusque, où sont situées toutes les boutiques de parfums et d’encens. L’air embaumé se mêlait au poids de ma fatigue pour me donner l’impression d’être drogué. J’avais l’esprit curieusement séparé du monde réel et de ses soucis. À cette heure, le lendemain, me souvins-je d’avoir pensé, le scrutin serait déjà bien entamé sur le Champ de Mars, et nous saurions probablement si Cicéron deviendrait consul ou pas mais, quelle que fût l’issue de l’élection, le soleil continuerait de briller et il continuerait de pleuvoir en automne. Je m’attardais au forum Boarium et regardais les gens acheter des fleurs, des fruits et tout le reste en me demandant ce que ce serait que de n’avoir aucun lien avec la politique et de vivre simplement, vita umbratilis, comme dit le poète, « une vie dans l’ombre ». C’est ce que je projetais de faire quand Cicéron m’accorderait ma liberté et ma ferme. Je mangerais les fruits de mon jardin, boirais le lait des chèvres que j’élèverais ; je fermerais ma porte la nuit et me moquerais totalement des élections. C’est le plus près que je me sois jamais approché de la sagesse.

Lorsque j’arrivai enfin au forum, au moins deux cents sénateurs s’étaient rassemblés dans le senaculum sous le regard avide d’une foule de curieux — des gens de la campagne, à en juger par leur tenue rustique, venus à Rome pour les élections. Figulus était assis sur la chaise curule, à l’entrée de la curie, les augures près de lui, attendant un quorum et, de temps à autre, un petit mouvement annonçait l’arrivée d’un candidat dans le forum avec sa cohorte de partisans. Je vis Catilina arriver, avec son curieux mélange de jeunes aristocrates et de voyous de la rue, puis Hybrida, dont le ramassis bruyant de débiteurs et de joueurs tels que Sabidius ou Panthera paraissait presque respectable en comparaison. Les sénateurs commencèrent à entrer en file dans la chambre, et je craignis un instant qu’il ne fût arrivé quelque chose à Cicéron quand, de la direction d’Argiletum, se fit entendre un bruit de tambours et de flûtes. Deux colonnes de jeunes gens pénétrèrent alors dans le forum, portant des rameaux fraîchement coupés au-dessus de leur tête, avec des enfants excités qui couraient tout autour d’eux. Ils furent suivis par une foule de chevaliers romains respectables conduits par Atticus, puis venait Quintus avec une bonne dizaine de sénateurs des bancs du fond. Des jeunes filles semaient au vent des pétales de roses. Ce spectacle était bien meilleur — et de loin — que tout ce que ses rivaux avaient réussi à présenter, et la foule autour de moi l’accueillit avec des applaudissements. Au centre de toute cette activité tourbillonnante, dans l’œil du cyclone, marchait le candidat lui-même, revêtu de la toga candida éclatante qui l’avait déjà vu remporter trois élections. J’avais rarement l’occasion de le voir de loin — je me trouvais généralement coincé derrière lui — et, pour la première fois, je pus apprécier ses dons naturels de comédien : il lui suffisait d’endosser le costume pour être le personnage. Toutes les qualités que la blancheur traditionnelle était censée symboliser — la clarté, l’honnêteté, la pureté — semblaient s’incarner dans cette stature solide et ce regard assuré tandis qu’il passait devant moi sans me voir. Je savais, à sa façon de marcher et à son expression détachée, qu’il était tout à son discours. Je m’immisçai en queue de procession et entendis les acclamations de ses partisans lorsqu’il pénétra dans la chambre, puis les sifflets de ses opposants. On nous maintint en arrière jusqu’à ce que le dernier des sénateurs fût entré, puis on nous permit de courir à la barrière de la curie. Je m’assurai ma place de choix habituelle, près du chambranle de la porte, et sentis aussitôt que quelqu’un venait se glisser à mes côtés. C’était Atticus, blême d’angoisse.

— Comment trouve-t-il le nerf de faire ça ? demanda-t-il. Mais avant que je puisse dire quoi que ce soit, Figulus se leva pour récapituler l’échec de son projet de loi à l’assemblée populaire. Il parla ainsi pendant un long moment, puis demanda à Mucius d’expliquer son veto sur une mesure qui avait déjà été adoptée par la Chambre. Il régnait dans la curie une atmosphère fébrile et étouffante. Je repérai Hybrida et Catilina parmi les aristocrates, ainsi que Catulus, assis juste en face d’eux sur le banc consulaire, et Crassus à quelques places de lui. César se trouvait du même côté de la Chambre, sur le banc réservé aux anciens édiles. Mucius se leva et expliqua d’un air digne que sa charge sacrée exigeait de lui qu’il agisse dans l’intérêt du peuple, et que la lex Figula, loin de protéger ces intérêts, constituait une menace pour leur sécurité et une insulte à leur honneur.

— Sottises ! s’écria une voix depuis l’autre côté de l’allée centrale, et que je reconnus comme étant celle de Cicéron. Tu as été acheté !

Atticus me saisit le bras.

— Ça y est ! me chuchota-t-il.

— Ma conscience…, reprit Mucius.

— Ta conscience n’a rien à voir avec ça, menteur ! Tu t’es vendu comme une putain !

Résonna alors ce grondement sourd produit par plusieurs centaines d’hommes chuchotant en même temps, puis, soudain, Cicéron se leva, le bras tendu, réclamant la parole. Au même instant, j’entendis une voix derrière moi : un homme exigeait qu’on le laisse passer. Nous nous écartâmes pour permettre à un sénateur retardataire, qui se révéla n’être autre qu’Hortensius, de pénétrer dans la chambre. Il remonta rapidement l’allée, s’inclina devant le consul et prit place près de Catulus, avec lequel il se lança aussitôt dans une conversation à voix basse. Pendant ce temps, les partisans de Cicéron parmi les pedarii hurlaient qu’il fallait lui donner l’autorisation de parler, ce qu’il était, vu son rang de prétorien au-dessus de celui de Mucius, tout à fait en droit d’exiger. Très à contrecœur, Mucius se rassit donc sur le banc, tiré par les sénateurs assis à côté de lui. Cicéron pointa alors la main vers lui — son bras drapé de blanc tendu, aussi raide que celui d’une statue de la Justice vengeresse — et déclara :

— Tu es une putain, Mucius, oui, et traîtresse de surcroît, car pas plus tard qu’hier, tu déclarais devant l’assemblée populaire que je n’étais pas digne d’être consul — moi, le premier vers qui tu t’es tourné quand tu as été accusé de vol ! Assez bien pour te défendre, Mucius, mais pas assez bien pour défendre le peuple de Rome, c’est cela ? Pourquoi donc prêterais-je attention à ce que tu dis de moi alors que le monde entier sait que tu as été payé pour me calomnier ?

Mucius vira à l’écarlate. Il brandit le poing et se mit à lancer des injures, mais je n’arrivais pas à les entendre dans le tumulte général. Cicéron le regarda avec mépris, puis leva la main pour réclamer le silence.

— Mais qui est Mucius, de toute façon ? demanda-t-il en crachant le nom, qu’il fit mine d’écarter d’une chiquenaude. Mucius n’est qu’une putain solitaire au milieu d’un troupeau de prostituées sous contrat. Leur maître est un homme de haute naissance, et la corruption est son instrument de prédilection — et croyez-moi, messieurs, il en joue comme de la flûte ! C’est un corrupteur de jurés, un corrupteur d’électeurs et un corrupteur de tribuns. Pas étonnant que notre loi sur la corruption lui répugnât autant, et que la méthode utilisée pour y faire obstacle eût été… la corruption !

Il s’interrompit et baissa le ton.

— Je voudrais faire partager une information à cette Chambre. (Le Sénat était devenu très silencieux.) Hier soir, Antonius Hybrida et Sergius Catilina se sont retrouvés, avec d’autres, chez cet homme de noble extraction…

— Donne son nom ! cria quelqu’un et, pendant un instant, je crus que Cicéron allait le faire.

Il regarda Crassus de l’autre côté de l’allée avec une intensité si calculée qu’il aurait tout aussi bien pu aller lui toucher l’épaule tellement il était clair qu’il pensait à lui. Crassus se redressa légèrement sur son siège et se pencha lentement en avant, sans quitter Cicéron des yeux : il devait se demander ce qui allait venir. La Chambre tout entière retenait son souffle. Mais Cicéron avait d’autres proies à traquer et, avec un effort de volonté presque palpable, il détourna son regard de Crassus.

— Cet homme, comme je vous le dis, de noble extraction, ayant joué de corruption pour repousser la loi anticorruption, a un nouveau projet en tête. Il cherche à présent à acheter la voie du consulat, pas pour lui-même, mais pour ses deux marionnettes, Catilina et Hybrida.

Naturellement, ainsi que Cicéron l’avait escompté, les deux hommes bondirent pour protester, mais comme ils n’étaient pas d’un rang supérieur au sien, il avait le droit de ne pas leur céder la parole.

— Oh, les voilà, commenta-t-il en se tournant vers les bancs derrière lui. Le mieux de ce que l’argent peut acheter !

Il laissa le rire s’installer et choisit l’instant parfait pour ajouter :

— Aux risques de l’acheteur ! comme disent les juristes.

Il n’est rien de plus insultant pour la dignité et l’autorité d’un politicien que de faire l’objet de la risée générale, et, si cela arrive, il est primordial de feindre la plus totale indifférence. Mais Hybrida et Catilina, victimes de véritables rafales d’hilarité, ne savaient plus s’il fallait opter pour rester debout dans une posture de défi ou s’asseoir dans une attitude dédaigneuse. Ils finirent par essayer les deux tactiques à la fois, bondissant et s’abaissant comme deux ouvriers en train d’actionner une pompe à levier, ce qui ne fit qu’accroître l’hilarité générale.

Catilina, en particulier, perdait visiblement patience : comme beaucoup de personnages arrogants, il ne supportait pas la plaisanterie. César essaya de venir à leur secours et se leva pour demander à Cicéron ce qu’il cherchait à démontrer, mais celui-ci refusa de tenir compte de son intervention, et le consul, qui s’amusait tout autant que les autres, s’abstint de rappeler Cicéron à l’ordre.

— Prenons d’abord le moins important, poursuivit Cicéron lorsque ses deux cibles eurent finalement repris leur place assise. Toi, Hybrida, tu n’aurais jamais dû avoir accès à la préture et tu n’y serais jamais parvenu si je n’avais pas eu pitié de toi et ne t’avais pas recommandé auprès des centuries. Tu vis ouvertement avec une courtisane, tu ne sais pas parler en public, tu peux à peine te souvenir de ton propre nom sans l’aide d’un nomenclateur. Tu as été voleur sous Sylla et ivrogne ensuite. Tu es, en bref, une vraie plaisanterie ; mais une plaisanterie de la pire espèce — une plaisanterie qui dure depuis trop longtemps.

La Chambre était à présent beaucoup plus calme car il s’agissait là d’insultes qui faisaient de celui auquel elles s’adressaient un ennemi pour la vie, et, lorsque Cicéron se tourna vers Catilina, Atticus resserra encore son étreinte sur mon bras.

— Quant à toi, Catilina, n’est-ce pas un prodige et un présage de catastrophes, que tu puisses espérer le consulat, ou même y penser ? À qui le demandes-tu donc ? Aux chefs de l’État qui, il y a deux ans, ont même refusé de te laisser te présenter ? Le demandes-tu à l’ordre des chevaliers que tu as assassinés ? Ou au peuple qui se souvient encore de la cruauté monstrueuse avec laquelle tu as massacré leur chef — un parent à moi —, Gratidianus, et as fait publiquement porter sa tête encore palpitante au temple d’Apollon ? Le demandes-tu aux sénateurs qui, de leur propre autorité, ont failli te priver de tous les honneurs et te remettre, enchaîné, aux Africains ?

— J’ai été acquitté ! rugit Catilina en se levant d’un bond.

— Acquitté ! railla Cicéron. Toi ? Acquitté ? Toi — qui t’es couvert de honte à force de débauche et de perversions sexuelles ; qui as trempé les mains dans les meurtres les plus abjects, qui as pillé les alliés, qui as violé les lois et les cours de justice ; toi qui as épousé dans l’adultère la mère de la fille que tu avais déjà débauchée ? Acquitté ? Alors il ne me reste plus qu’à imaginer que les chevaliers romains ont dû être des menteurs ; que les preuves écrites présentées par une ville des plus honorables étaient des faux ; que Quintus Metellus Pius a proféré des mensonges ; que l’Afrique a proféré des mensonges. Acquitté ! O malheureux, tu ne vois même pas que tu n’as pas été acquitté par décision de la cour, mais simplement réservé pour passer devant un tribunal autrement plus sévère, afin de recevoir un châtiment autrement plus redoutable !

Il eût été difficile, même pour un homme posé, de rester assis pendant tout ce discours, mais chez Catilina, cela déclencha ni plus ni moins que de la folie meurtrière. Il poussa un cri animal de rage primitive et se jeta devant lui par-dessus les bancs, atterrissant entre Hortensius et Catulus, puis plongea vers l’autre côté de l’allée pour attraper son persécuteur. Évidemment, c’était précisément la réaction que Cicéron avait voulu susciter chez lui. Il cilla mais tint bon tandis que Quintus et quelques anciens soldats formaient un cordon défensif autour de lui — non que cela fût très utile puisque Catilina, malgré sa force, avait été aussitôt intercepté par les licteurs du consul. Ses amis, dont Crassus et César, le saisirent rapidement par les bras et entreprirent de le traîner jusqu’à son banc tandis qu’il se débattait, rugissait et, dans sa fureur, donnait des coups de pied. Le Sénat tout entier s’était levé pour essayer de voir ce qui se passait, et Figulus fit suspendre la séance jusqu’à ce que l’ordre soit restauré.

À la reprise de la séance, comme le voulait la coutume, Hybrida et Catilina se virent donner l’occasion de réagir et chacun, vibrant d’indignation, déversa un seau des insultes habituelles sur la tête de Cicéron — ambitieux, indigne de confiance, comploteur, « homme nouveau », étranger qui s’était soustrait au service militaire, couard — pendant que leurs alliés les acclamaient consciencieusement. Mais aucun d’eux n’avait le talent de Cicéron pour l’invective, et leurs partisans les plus dévoués durent être consternés qu’ils s’abstiennent de répondre à l’accusation principale, à savoir que leur candidature ne reposait que sur la corruption par un troisième parti mystérieux. On put remarquer qu’Hortensius et Catulus lui-même ne les gratifièrent que d’applaudissements mitigés. Quant à Cicéron, il afficha un masque professionnel et resta souriant et indifférent pendant toutes leurs tirades criardes, aussi à l’aise qu’un poisson dans l’eau. Ce n’est qu’après — une fois que Quintus et ses amis militaires l’eurent fait sortir promptement de la curie pour prévenir toute nouvelle attaque de la part de Catilina, et lorsque nous fûmes en sécurité chez Atticus, sur le Quirinal, porte verrouillée et grilles tirées — qu’il parut prendre conscience de l’énormité de ce qu’il avait fait.

XVIII

Cicéron n’avait à présent plus qu’à attendre la réponse d’Hortensius. Nous passâmes des heures dans le calme froid de la bibliothèque d’Atticus, entourés de toute cette sagesse ancestrale, sous le regard des grands philosophes, pendant que, par-delà la terrasse, le jour s’épanouissait puis baissait, la ville prenant une teinte safranée dans la chaleur et la poussière de cet après-midi de juillet. J’aurais aimé pouvoir rapporter que nous avons pris quelques volumes et passé le temps à échanger des pensées d’Épicure, de Zenon ou d’Aristote, ou que Cicéron nous a tenu des propos profonds sur la démocratie. Mais la vérité est qu’aucun d’entre nous n’avait la tête aux théories politiques, Quintus moins que tout autre, qui avait programmé une apparition de son candidat au Porticus Aemilia très fréquenté, et s’énervait de ce que son frère perdait un temps de campagne précieux. Nous revécûmes les péripéties du discours de Cicéron — » Tu aurais dû voir la tête de Crassus quand il a cru que j’allais le citer ! » — et tentâmes de prévoir la réaction la plus vraisemblable des aristocrates. S’ils ne mordaient pas à l’hameçon, Cicéron s’était mis dans une position très dangereuse. Régulièrement, il me demandait si j’étais bien sûr qu’Hortensius avait lu sa lettre et, encore et toujours, je lui répondais que j’en étais certain puisqu’il l’avait fait sous mes yeux.

— Alors accordons-lui encore une heure, disait Cicéron, qui se remettait à faire les cent pas, s’arrêtant de temps en temps pour adresser une remarque cinglante à Atticus : « Sont-ils toujours aussi ponctuels, tes amis de la haute société ? » ou : « Dis-moi, c’est considéré comme un crime contre la bonne éducation de consulter une horloge ? »

Nous étions à la dixième heure, à en croire le ravissant cadran solaire d’Atticus, lorsque, enfin, l’un de ses esclaves entra dans la bibliothèque pour nous annoncer que l’intendant d’Hortensius venait d’arriver.

— Et voilà que nous sommes censés négocier avec ses serviteurs, maintenant, marmonna Cicéron.

Mais il avait tellement hâte de savoir ce qu’il en était qu’il se rendit lui-même dans l’atrium, où nous l’accompagnâmes tous.

Le même personnage anguleux et arrogant que j’avais rencontré le matin chez Hortensius nous y attendait ; il ne se montra guère plus poli pour délivrer son message : il était venu dans la voiture à deux places d’Hortensius pour prendre Cicéron et le conduire à une réunion avec son maître.

— Je dois l’accompagner, protesta Quintus.

— Mes ordres sont simplement de conduire le sénateur Cicéron, répondit l’intendant. Cette réunion est extrêmement délicate et confidentielle. Une seule autre personne est réclamée : son secrétaire, celui qui est si rapide avec les mots.

Cela ne me plaisait pas du tout, et ne plut pas davantage à Quintus — moi, parce que je cherchais à tout prix à éviter d’être interrogé par Hortensius, lui, parce qu’il voyait là une rebuffade, et peut-être aussi (pour être plus charitable) parce qu’il craignait pour la sécurité de son frère.

— Et si c’est un piège ? demanda-t-il. Si Catilina t’attend là-bas ou t’intercepte en chemin ?

— Tu seras sous la protection du sénateur Hortensius, intervint l’intendant avec raideur. Je te donne sa parole d’honneur devant tous les témoins ici présents.

— Ça ira, Quintus, certifia Cicéron en posant une main rassurante sur le bras de son frère. Il n’est pas dans l’intérêt d’Hortensius qu’il m’arrive quoi que ce soit. Et puis, ajouta-t-il en souriant, je suis l’ami d’Atticus, et y a-t-il meilleure garantie d’un voyage sans danger ? Viens donc, Tiron. Allons découvrir ce qu’il a à nous dire.

Nous quittâmes la sécurité relative de la bibliothèque et descendîmes dans la rue où attendait une carpentum des plus élégantes, portant les armes d’Hortensius peintes sur ses flancs. L’intendant prit place à l’avant, à côté du cocher, tandis que je m’asseyais à l’arrière avec Cicéron, puis nous descendîmes la pente. Au lieu de prendre au sud vers le Palatin, nous nous dirigeâmes vers le nord, en direction de la porte Fontinale, rejoignant la circulation qui quittait la cité en fin de journée. Cicéron avait ramené les plis de sa toge blanche sur sa tête, comme s’il cherchait à se protéger des nuages de poussière soulevés par les roues, en fait pour éviter d’être reconnu par ses électeurs dans une voiture appartenant à Hortensius. Une fois que nous fûmes sortis de la ville, il rabaissa sa capuche improvisée. Il n’était visiblement pas très content de sortir des limites de Rome : malgré ses belles paroles, il savait qu’un accident fatal serait dans les parages des plus faciles à organiser. Le soleil était gros et bas, sur le point de se coucher derrière les imposantes tombes familiales qui bordaient la route. Les peupliers projetaient des ombres élancées d’un noir de jais qui semblaient des crevasses en travers de la route. Pendant un moment, nous restâmes coincés derrière un char à bœufs pesant, mais le cocher fit alors claquer son fouet et nous parvînmes à le doubler juste avant de croiser une charrette bringuebalante qui allait vers la ville. Je crois que nous avions alors tous deux compris où nous nous rendions, et Cicéron remonta sa capuche et croisa les bras, visage baissé ! Quelles pensées devaient se bousculer dans sa tête ! Nous tournâmes enfin et entreprîmes de gravir une côte abrupte, sur un chemin récemment recouvert de gravillons. Ses méandres nous firent franchir un ruisseau bouillonnant et traverser une pinède sombre et odorante où les pigeons s’appelaient dans la pénombre jusqu’au moment où nous atteignîmes des grilles gigantesques, ouvertes sur une immense villa qui trônait dans son parc et que je reconnus, grâce à la maquette que Gabinius avait présentée au forum à une foule jalouse, comme étant le palais de Lucullus.


Pendant des années par la suite, dès que je sentais une odeur de ciment frais et de peinture humide, je pensais à Lucullus et au mausolée plein d’échos qu’il s’était fait construire au-delà de l’enceinte de Rome. Quel personnage brillant et mélancolique — peut-être le plus grand général que l’aristocratie eût produit depuis cinquante ans, et pourtant dépouillé de son ultime victoire en Orient par Pompée, et condamné par les intrigues politiques de ses ennemis, dont Cicéron, à se morfondre en dehors de Rome pendant des années, sans honneurs ni même le droit de participer aux séances du Sénat puisque, en franchissant les limites de la ville, il aurait perdu son droit à un triomphe. Comme il conservait encore l’imperium militaire, il y avait des sentinelles dans le parc, et des licteurs armés du faisceau de verges autour de la hache attendaient d’un air maussade dans l’entrée — tant de licteurs en fait, que Cicéron estima qu’il devait y avoir un deuxième général en service actif sur les lieux.

— Penses-tu qu’il soit possible que Quintus Metellus soit ici aussi ? murmura-t-il alors que nous suivions l’intendant dans cet intérieur caverneux. Par tous les dieux, je crois bien que c’est le cas !

Nous traversâmes diverses salles d’apparat remplies de dépouilles de guerre pour arriver enfin à une grande salle baptisée la chambre d’Apollon, où un groupe de six personnes s’entretenaient sous une fresque montrant le dieu qui tirait une flèche embrasée avec son arc doré. Au son de nos pas sur le sol de marbre, la conversation s’interrompit et un lourd silence s’abattit. Quintus Metellus se trouvait effectivement parmi eux — plus trapu, grisonnant et buriné après toutes ces années de commandement en Crète, mais toujours le même homme qui avait cherché à intimider les Siciliens pour les forcer à renoncer aux poursuites contre Verres. D’un côté de Metellus, se tenait son vieil ami des tribunaux, Hortensius, dont le beau visage un peu terne ne trahissait aucune expression, et de l’autre Catulus, aussi mince et aiguisé qu’une lame. Isauricus, l’éminent vieillard du Sénat, était également présent — il avait dans les soixante-dix ans en cette soirée de juillet, mais ne les faisait pas (il comptait au nombre de ces gens qui ne font jamais leur âge : il devait vivre jusqu’à quatre-vingt-dix ans et assister aux funérailles de presque toutes les personnes présentes dans la pièce) — et je remarquai qu’il tenait les transcriptions que j’avais remises à Hortensius. Les deux frères Lucullus complétaient le tableau. Je connaissais déjà Marcus, le plus jeune, pour l’avoir vu régulièrement sur le premier banc du Sénat. Cependant, paradoxalement, ce fut Lucius, le célèbre général, que je ne reconnus pas : sur les vingt-trois dernières années, il en avait passé dix-huit à combattre. Il avait dans les cinquante-cinq ans, et je compris très vite pourquoi Pompée était si passionnément jaloux de lui — pourquoi ils en étaient littéralement venus aux coups quand ils s’étaient rencontrés en Galatie pour la passation du commandement sur le front oriental —, car il émanait de Lucullus une grandeur glacée qui faisait paraître même Catulus assez commun.

C’est Hortensius qui mit fin à la gêne en s’avançant pour présenter Cicéron à Lucullus. Cicéron tendit la main et, pendant un instant, je crus que Lucullus allait refuser de la serrer car il ne connaissait Cicéron que comme étant un partisan de Pompée et l’un de ces politiciens qui avaient contribué à organiser sa mise à l’écart. Mais il finit par la prendre, très précautionneusement, comme on ramasserait une éponge souillée dans des latrines.

— Imperator, dit Cicéron en s’inclinant poliment. Imperator, répéta-t-il avec un bref salut de la tête en direction de Metellus.

— Et lui, qui est-ce ? s’enquit Isauricus en me désignant.

— C’est mon secrétaire, Tiron, qui a enregistré toute la réunion chez Crassus, répondit Cicéron.

— Eh bien, tout d’abord, je n’en crois pas un mot, répliqua Isauricus en brandissant la transcription dans ma direction. Personne n’aurait pu écrire tout cela pendant les conversations elles-mêmes. Cela dépasse les capacités humaines.

— Tiron a mis au point son propre système de notes en abrégé, expliqua Cicéron. Laissez-lui vous montrer sa transcription telle qu’il l’a prise hier soir.

Je sortis les polyptyques de ma poche et les distribuai aux personnes présentes.

— Remarquable, commenta Hortensius en examinant attentivement mon écriture. Ces symboles figurent des sons, n’est-ce pas ? Ou des mots entiers ?

— Principalement des mots, répondis-je, et des expressions toutes faites.

— Prouve-le, fit Catulus sur un ton agressif. Prends en notes ce que je dis.

Puis, en me donnant à peine le temps d’ouvrir un carnet vierge et de prendre mon style, il poursuivit rapidement :

— Si ce que j’ai lu ici est vrai, l’État est menacé par une guerre civile, résultat d’une conspiration criminelle. Si ce que j’ai lu est faux, c’est l’invention la plus pernicieuse de notre histoire. Pour ma part, je ne pense pas que ce soit vrai parce que je ne crois pas qu’un être humain ait pu faire une telle transcription. Que Catilina soit une tête brûlée, nous le savons tous, mais c’est un vrai Romain de noble extraction, pas un étranger ambitieux et sournois, et je croirai toujours davantage en sa parole qu’en celle d’un homme nouveau — toujours ! Qu’attends-tu de nous, Cicéron ? Tu ne peux pas sérieusement penser, après tout ce qui s’est passé entre nous, que je puisse soutenir ta candidature au consulat ? Alors, qu’est-ce que tu veux ?

— Rien, répondit aimablement Cicéron. Je suis tombé sur une information dont j’ai pensé qu’elle pourrait vous intéresser. Je l’ai transmise à Hortensius, c’est tout. C’est vous qui m’avez amené ici, vous vous rappelez ? Je n’ai pas demandé à venir. Il serait donc plus approprié que ce soit moi qui vous demande : et vous, messieurs, qu’est-ce que vous voulez ? Voulez-vous vous retrouver piégés entre Pompée et ses armées à l’est, et Crassus avec César et la plèbe urbaine en Italie, jusqu’à ce que vous soyez complètement exsangues ? Voulez-vous remettre votre protection entre les mains des deux hommes que vous soutenez pour le consulat — l’un stupide et l’autre dément — et qui ne sont même pas capables de tenir leur maison, sans parler de conduire les affaires de la nation ? C’est vraiment ce que vous voulez ? Eh bien, c’est parfait. J’aurai au moins la conscience tranquille. J’ai fait mon devoir de patriote en vous alertant de ce qui se passait, bien que vous n’ayez jamais été mes amis. Je crois aussi que j’ai fait la démonstration, par le courage que j’ai manifesté au Sénat aujourd’hui, de ma volonté de m’opposer à ces criminels. Aucun autre candidat au consulat ne l’a fait, ni ne le fera à l’avenir. J’en ai fait mes ennemis en vous montrant ce qu’ils sont vraiment. Mais de toi, Catulus, comme de vous tous, je n’attends rien, et si vous n’avez d’autre intention que de m’insulter, je vous souhaite le bonsoir.

Il fit volte-face et se dirigea vers la porte, moi à sa suite, et j’imagine que cette traversée dut lui paraître la plus longue de sa vie parce qu’il avait déjà presque atteint l’antichambre obscure — qui aurait signifié, sûrement, la plongée dans le trou noir de l’oubli politique — quand une voix (celle de Lucullus en personne) intima :

— Lis-le-nous !

Cicéron s’arrêta, et nous nous retournâmes tous les deux.

— Lis-nous, répéta Lucullus, ce que Catulus vient de dire. Cicéron acquiesça d’un signe de tête, et je cherchai mon carnet.

— « Si ce que j’ai lu ici est vrai, récitai-je de cette façon curieusement plate que donne la lecture des notes abrégées, l’État est menacé par une guerre civile, résultat d’une conspiration criminelle. Si ce que j’ai lu est faux, c’est l’invention la plus pernicieuse de notre histoire. Pour ma part, je ne pense pas que ce soit vrai parce que je ne crois pas qu’un être humain ait pu faire une telle transcription… »

— Il aurait pu le mémoriser, objecta Catulus. Ce n’est qu’un tour facile, du genre qu’on peut voir faire par un prestidigitateur au forum.

— Et la fin, persista Lucullus. Lis-moi la dernière partie de ce que ton maître a dit.

Je fis courir mon doigt vers le bas de mes notes.

— « … bien que vous n’ayez jamais été mes amis. Je crois aussi que j’ai fait la démonstration, par le courage que j’ai manifesté au Sénat aujourd’hui, de ma volonté de m’opposer à ces criminels. Aucun autre candidat au consulat ne l’a fait, ni ne le fera à l’avenir. J’en ai fait mes ennemis en vous montrant ce qu’ils sont vraiment. Mais de toi, Catulus, comme de vous tous, je n’attends rien, et si vous n’avez d’autre intention que de m’insulter, je vous souhaite le bonsoir. »

Isauricus siffla. Hortensius hocha la tête et prononça quelque chose du genre « Je vous l’avais dit » ou « Je vous avais avertis », je ne sais plus très bien, à quoi Metellus répliqua :

— Oui, eh bien, je dois dire que, pour moi, la preuve est concluante.

Catulus se contenta de me foudroyer du regard.

— Reviens, Cicéron, dit Lucullus en lui faisant signe. Je suis satisfait. Le compte rendu est authentique. Mettons de côté pour le moment la question de savoir qui a le plus besoin de qui et partons simplement du fait que chacun de nous a besoin de l’autre.

— Je ne suis toujours pas convaincu, grommela Catulus.

— Alors laisse-moi te convaincre d’un simple mot, intervint Hortensius avec impatience. César. César… avec l’or de Crassus, deux consuls et dix tribuns derrière lui !

— Ainsi, il va vraiment falloir traiter avec ces gens ? fit Catulus avec un soupir. Bon, Cicéron, peut-être, concéda-t-il. Mais nous n’avons certainement pas besoin de toi, ajouta-t-il d’un ton brusque en me montrant du doigt alors que je m’apprêtais, comme toujours, à suivre mon maître. Je ne veux pas de cette créature et de ses tours à moins d’un mille de moi, à écouter tout ce que nous dirons pour tout noter avec son fichu système plus que douteux ; s’il doit y avoir un accord entre nous, il ne doit jamais être divulgué. Cicéron hésita.

— D’accord, fit-il à contrecœur avant de m’adresser un regard d’excuse. Attends-moi dehors, Tiron.

Je n’avais pas à me sentir triste. Je n’étais qu’un esclave après tout : une main supplémentaire, un outil, une « créature », comme l’avait dit Catulus. Je me sentis pourtant profondément blessé. Je repliai mon polyptyque et pénétrai dans l’antichambre, puis continuai de marcher à travers toutes ces salles d’apparat fraîchement plâtrées et résonnant de mille échos — Vénus, Mercure, Mars, Jupiter —, tandis que les esclaves en mules capitonnées se déplaçaient silencieusement parmi les dieux avec une bougie fine pour allumer les lampes et les candélabres. Je sortis dans la pénombre douce du parc, au chant des cigales et, pour des raisons que je ne m’explique toujours pas, je m’aperçus que je pleurais. Sans doute étais-je épuisé.


L’aube était sur le point de se lever quand je me réveillai, les membres raides, froids et humides de rosée. Pendant un instant, je ne sus absolument plus où j’étais ni comment j’y étais arrivé, mais je pris alors conscience que je me trouvais allongé sur un banc de pierre, devant la façade de la maison, et que c’était Cicéron qui venait de me réveiller. Son visage, penché au-dessus de moi, était sombre.

— Nous en avons fini ici, dit-il. Et nous devons retourner en ville le plus vite possible.

Il désigna du regard la voiture qui attendait, et posa un doigt sur ses lèvres pour m’avertir de ne rien dire devant l’intendant d’Hortensius. Nous montâmes donc en silence dans la carpentum, et je me souviens de m’être retourné alors que nous quittions le parc pour jeter un dernier coup d’œil sur la grande villa, les torches brûlant encore sur les terrasses, mais moins vives dans la pâle lumière du matin ; des autres aristocrates, il n’y avait pas trace.

Cicéron, conscient que, dans à peine plus de deux heures, il devrait être prêt à partir de chez lui pour se rendre au Champ de Mars, ne cessait de presser le cocher d’accélérer, et les malheureux chevaux furent tellement fouettés qu’ils durent avoir les flancs à vif. Mais nous eûmes la chance de trouver les routes désertes, à l’exception de quelques citoyens très matinaux qui se rendaient en ville pour les élections, aussi pûmes-nous filer à bride abattue et arrivâmes-nous à la porte Fontinale au moment où elle ouvrait. Nous tressautâmes ensuite sur les pentes pavées du mont Esquilin plus vite qu’un homme au pas de course. Cicéron demanda au cocher de s’arrêter juste avant le temple de Tellus pour nous laisser descendre et faire le reste du chemin à pied — ordre qui me laissa perplexe jusqu’au moment où je compris qu’il voulait éviter d’être vu par la foule de ses partisans qui avaient déjà commencé à s’assembler dans la rue, devant notre porte. Il marcha devant moi comme souvent, les mains derrière le dos, plongé dans ses pensées, et je remarquai que sa toge d’un blanc éclatant était maculée de poussière. Nous passâmes derrière la maison et entrâmes par la petite porte de service. Là, nous tombâmes sur le gérant de Terentia, l’odieux Philotimus, qui revenait visiblement d’un rendez-vous nocturne avec une esclave. Cicéron ne le vit même pas tant il était préoccupé par ce qui venait de se passer et par ce qui était encore à venir. Il avait les yeux rouges de fatigue, le visage et les cheveux brunis par la poussière du voyage. Il me demanda d’aller ouvrir les portes pour faire entrer les gens. Puis il monta.

Parmi les premiers à franchir le seuil, il y avait Quintus, qui voulut naturellement savoir ce qui se passait. Lui et les autres avaient attendu notre retour dans la bibliothèque d’Atticus jusqu’à près de minuit, et il était tout autant inquiet que furieux. Cela me plaçait en position délicate, et je ne pus que bredouiller qu’il valait mieux qu’il s’adresse directement à son frère. Pour être franc, avoir vu Cicéron et ses pires ennemis tous ensemble dans un tel décor me paraissait tellement irréel que j’aurais pu croire avoir rêvé. Quintus n’était pas satisfait, mais je fus heureusement sauvé par le nombre de visiteurs qui s’engouffraient par la porte. Je m’enfuis en prétextant que je devais vérifier si tout était prêt dans le tablinum et, de là, je me glissai dans ma petite alcôve pour me rincer le cou et le visage avec l’eau tiède de ma bassine.

Lorsque je revis Cicéron, une heure plus tard, il faisait à nouveau preuve de ce formidable pouvoir de récupération dont j’avais déjà pu remarquer qu’il était l’apanage de tous les grands hommes politiques. En le regardant descendre l’escalier en toge fraîchement blanchie, le visage propre et rasé, les cheveux peignés et parfumés, nul n’aurait pu deviner qu’il venait de passer deux nuits blanches. La petite maison était à présent pleine de sympathisants. Cicéron avait le petit Marcus, dont c’était le premier anniversaire, soigneusement perché sur les épaules, et ils furent à leur arrivée accueillis par un tel cri d’enthousiasme qu’il dut desceller quelques tuiles du toit : pas étonnant que le pauvre enfant se mît à pleurer. Cicéron s’empressa de le descendre de ses épaules, de crainte que cela ne fût interprété comme un mauvais présage, et le remit à Terentia, qui se tenait derrière lui dans l’escalier. Il lui sourit et lui glissa quelques mots, et je m’aperçus à cet instant pour la première fois à quel point ils étaient devenus complices avec les années : ce qui n’était au départ qu’un mariage de convenance s’était mué en un extraordinaire partenariat. Je ne pus entendre ce qu’ils se dirent, puis Cicéron descendit dans la foule.

Il y avait tant de monde qu’il eut du mal à traverser le tablinum pour gagner l’atrium, où Quintus, Frugi et Atticus étaient entourés par une assez belle affiche de sénateurs. Parmi les personnalités présentes pour marquer leur soutien à Cicéron, il y avait son vieil ami Servius Sulpicius ; Gallus, le spécialiste renommé de la jurisprudence, qui avait refusé de se porter candidat ; le vieux Frugi avec lequel, bien entendu, il avait des liens familiaux ; Marcellinus, qui le soutenait depuis le procès Verres ; et tous ces sénateurs qu’il avait représentés devant les tribunaux, comme Cornélius, Fundanius, Orchivius et aussi Fonteius, l’ancien gouverneur corrompu de la Gaule. En fait, alors que je me frayais un passage à la suite de Cicéron, c’était comme si ces dix dernières années revenaient soudain à la vie tant il y avait de joutes de tribunaux à demi oubliées représentées ici ; Popillius Laenas lui-même, dont Cicéron avait sauvé le neveu d’une accusation de parricide le jour où Sthenius était venu nous voir, était là. L’atmosphère tenait davantage de la fête de famille que d’un jour d’élections, et Cicéron était, comme toujours lors de ce genre d’occasions, parfaitement dans son élément. Je doute qu’il y eût un seul de ses partisans dont il oublia de serrer la main ou avec lequel il n’établit pas, un instant durant, un rapport privilégié donnant à son interlocuteur l’impression d’avoir été spécialement remarqué.

Juste avant de partir, Quintus le prit à part et, avec emportement si je m’en souviens, lui demanda où il avait bien pu passer la nuit. Cicéron, conscient du monde autour d’eux, lui répondit d’une voix tranquille qu’il lui raconterait tout cela plus tard. Mais cela ne fit qu’énerver Quintus davantage.

— Pour qui me prends-tu ? demanda-t-il. Ta servante ? Dis-le-moi tout de suite !

Cicéron lui parla donc très rapidement du trajet jusqu’au palais de Lucullus et de la présence là-bas de Metellus, de Catulus ainsi que de celle d’Hortensius et d’Isauricus.

— Toute la bande patricienne ! chuchota Quintus avec excitation, son irritation entièrement envolée. Par tous les dieux, qui aurait imaginé une chose pareille ? Est-ce qu’ils vont nous soutenir ?

— Nous avons discuté pendant des heures et des heures, mais ils n’ont pas voulu s’engager sans s’être entretenus au préalable avec les autres grandes familles, répondit Cicéron en jetant des coups d’œil inquiets autour de lui pour le cas où quelqu’un écouterait.

Voyant qu’il y avait trop de vacarme pour qu’il pût être entendu, il continua :

— Hortensius, il me semble, aurait volontiers donné son accord tout de suite. Catulus reste viscéralement contre. Les autres feront ce que leurs intérêts leur dictent. Nous n’avons plus qu’à attendre.

Atticus, qui avait tout entendu, demanda :

— Mais ils ont cru à l’authenticité des preuves que tu leur as présentées ?

— Il me semble, oui. Grâce à Tiron. Mais nous discuterons de tout ça plus tard. Prenez l’air brave, messieurs, ajouta-t-il en leur prenant à chacun la main, nous avons une élection à gagner !

Rarement candidat mit en scène spectacle plus splendide que Cicéron ce jour-là en se rendant sur le Champ de Mars, et l’on doit au moins en remercier Quintus. Nous devions former un cortège de trois ou quatre cents personnes avec des musiciens, des jeunes gens portant des rameaux verts entrelacés de rubans, des jeunes filles lançant des pétales de roses, des amis comédiens de Cicéron venant du théâtre, des sénateurs, des chevaliers, des marchands, des forains, des habitués des tribunaux, des représentants des guildes, des clercs juridiques, des représentants des communautés romaines en Sicile et en Gaule cisalpine. Nous déclenchâmes un formidable vacarme d’acclamations et de sifflets en arrivant sur le Champ, et il y eut un grand mouvement d’électeurs dans notre direction. D’après mon expérience, on dit toujours de toute élection que celle qui est en train de se dérouler est la plus lourde de sens qui ait jamais eu lieu, et, ce jour-là du moins, c’était sans doute vrai. S’y ajoutait en plus l’excitation due au fait que personne ne savait comment les choses allaient tourner étant donné l’activité parmi les agents corrupteurs, le nombre élevé des candidats et l’hostilité qui régnait entre eux à la suite des attaques de Cicéron au Sénat contre Hybrida et Catilina.

Nous avions anticipé des conflits et Quintus avait pris la précaution de poster certains de nos partisans les plus musclés juste derrière et devant son frère. Alors que nous approchions des enclos de vote, je me sentis de plus en plus inquiet, car je pouvais voir Catilina et sa clique un peu plus loin, près de la tente du président du bureau de vote. Certains de ces bandits se mirent à nous lancer des quolibets lorsque nous arrivâmes dans le parc, mais Catilina lui-même, après un bref regard méprisant en direction de Cicéron, reprit sa conversation avec Hybrida. Je glissai au jeune Frugi que j’étais surpris qu’il ne tentât pas la moindre manœuvre d’intimidation — ce qui, après tout, était sa tactique habituelle —, à quoi Frugi, qui n’avait rien d’un naïf, répondit :

— Il n’en éprouve pas le besoin tellement il est certain de sa victoire.

Ses paroles me mirent profondément mal à l’aise.

C’est alors qu’il se produisit un événement des plus remarquables. Cicéron et tous les autres sénateurs qui se présentaient au consulat ou à la préture — soit dans les vingt-cinq personnes — se tenaient dans la partie réservée aux candidats, entourés par une clôture basse pour les séparer de la foule des partisans. Le consul qui présidait à ces élections, Marcus Figulus, s’entretenait avec l’augure pour vérifier que tout était propice au bon déroulement du scrutin, quand apparut soudain Hortensius, suivi d’une vingtaine de personnes. La foule s’ouvrit pour le laisser passer. Il s’approcha de la clôture et appela Cicéron, qui interrompit sa conversation avec un autre candidat — je crois qu’il s’agissait de Cornificius — et alla vers lui. Cela, déjà, surprit l’assistance, dans la mesure où l’on savait que les deux vieux rivaux ne s’aimaient pas beaucoup, et il y eut du mouvement parmi le public ; Catilina et Hybrida ne manquèrent pas de se retourner pour observer la scène d’un regard fixe. Pendant une seconde ou deux, Cicéron et Hortensius se dévisagèrent, puis, simultanément, ils hochèrent la tête et tendirent la main pour se la serrer longuement. Aucun mot ne fut prononcé et, tenant toujours la main de Cicéron, Hortensius se tourna à demi et leva soudain le bras de Cicéron au-dessus de sa tête. Un tonnerre d’applaudissements éclata, mêlé de quelques grognements et sifflets. Le geste, en effet, ne laissait aucun doute, et je ne me serais jamais attendu à assister à cela : les aristocrates soutenaient Cicéron ! Immédiatement, les serviteurs d’Hortensius disparurent dans la foule, sans doute pour annoncer aux agents des nobles dans les centuries qu’ils devaient modifier leur soutien. Je risquai un coup d’œil en direction de Catilina et vit sur son visage une expression de stupéfaction plus que tout autre chose, et l’incident, bien que lourd de sens — les conversations bourdonnaient soudain —, fut si fugitif qu’Hortensius s’éloignait déjà. Un instant plus tard, Figulus appela les candidats à le suivre sur l’estrade afin que le vote puisse commencer.


On peut toujours repérer l’imbécile chez celui qui prétend connaître à l’avance le résultat d’une élection. Une élection est une chose vivante — on pourrait presque dire la chose la plus vigoureuse qui soit —, animée par des milliers et des milliers de cerveaux, de membres, d’yeux, de pensées et de désirs, et elle bouge et se tortille et part dans des directions que nul n’avait prédit, parfois pour le simple plaisir de donner tort à ceux qui savent tout. Cela, je l’ai appris au Champ de Mars ce jour-là, alors que l’on inspectait les entrailles, que l’on scrutait le ciel à la recherche de vols d’oiseaux suspects, que l’on invoquait la bénédiction des dieux et que l’on priait les épileptiques de quitter les lieux (en ce temps-là, en effet, une crise d’épilepsie, ou morbus comitalis, annulait automatiquement toute la procédure), que l’on déployait une légion dans les environs de Rome pour éviter toute attaque surprise, que l’on lisait la liste des candidats, que l’on faisait sonner les trompettes et hisser le drapeau rouge sur la Janicule afin que le peuple de Rome puisse commencer à passer aux urnes.

L’honneur d’être la première des cent quatre-vingt-treize centuries à voter se décidait par tirage au sort, et faire partie de cette centuria praerogativa, comme on l’appelait, était considéré comme un rare privilège car ses décisions fixaient le plus souvent le schéma de ce qui allait suivre. Seules les centuries les plus riches participaient au tirage au sort, et je me souviens d’être resté à fixer du regard les gagnants de cette année-là, une assemblée de braves marchands et banquiers, alors qu’ils se mettaient en file avec gravité sur les ponts de bois pour disparaître derrière les panneaux. Leurs suffrages furent rapidement comptés, Figulus s’approcha de l’avant de sa tribune et annonça qu’ils avaient mis Cicéron en tête et Catilina en deuxième place. Il y eut comme un hoquet de stupéfaction, car tous ces imbéciles dont je parlais avaient assuré que ce serait Catilina en première place et Hybrida en seconde, puis le hoquet se mua très vite en acclamations alors que les partisans de Cicéron, comprenant ce qui venait de se produire, entamaient une manifestation bruyante qui se répandit sur tout le Champ de Mars. Cicéron se tenait sous le velarium, en bas de l’estrade du consul. Il ne s’autorisa qu’un sourire des plus fugitifs, puis, tout à ses talents de comédien, se composa une expression de dignité et d’autorité convenant à un consul de Rome. Catilina — qui se tenait aussi loin de Cicéron qu’il était possible, mettant tous les autres candidats alignés entre eux — semblait avoir reçu une gifle. Seul Hybrida n’exprimait rien — je ne saurais dire si c’est parce qu’il était ivre, comme d’habitude, ou parce qu’il était trop stupide pour comprendre ce qui se passait. Quant à Crassus et à César, qui bavardaient ensemble près de l’endroit où les votants sortaient après être passés devant l’urne, ils se regardèrent avec une telle expression d’incrédulité que je faillis éclater de rire. Ils tinrent un bref conciliabule, puis partirent chacun dans une direction opposée, sans aucun doute pour chercher à savoir comment un investissement de vingt millions de sesterces avait pu ne pas réussir à mettre la centuria praerogativa de leur côté.

Si Crassus avait réellement acheté les huit mille suffrages estimés par Ranunculus, cela aurait normalement dû suffire à influencer l’élection. Mais, grâce à l’intérêt qu’elle suscitait dans toute l’Italie, ce scrutin était d’une densité inhabituelle et à mesure que les votes s’égrenaient tout au long de la matinée, il devint évident que le corrupteur en chef avait manqué sa cible. Cicéron avait toujours l’ordre équestre solidement derrière lui, ainsi que les pompéiens et les ordres inférieurs. Maintenant qu’Hortensius, Catulus, Metellus, Isauricus et les frères Lucullus lui livraient les blocs d’électeurs contrôlés par les aristocrates, il gagnait un suffrage de chaque centurie, soit en première ou en deuxième place, et, bientôt, la question ne fut plus de savoir s’il deviendrait consul, mais qui le deviendrait avec lui. Pendant toute la matinée, il sembla que ce serait Catilina, et mes notes (sur lesquelles j’ai remis la main l’autre jour) montrent que, à midi, le scrutin était :

Cicéron 81 centuries

Catilina 34 centuries

Hybrida 29 centuries

Sacerdos 9 centuries

Longinus 5 centuries

Cornificius 2 centuries

Vinrent alors les votes des six centuries composées exclusivement d’aristocrates, les sex suffragia, et là, Catilina connut réellement sa douleur. Si je dois retenir une image entre toutes de cette journée mémorable, c’est celle des patriciens qui, après avoir voté, défilaient devant les candidats. Comme le Champ de Mars était en dehors des limites de la ville, rien n’empêchait Lucius Lucullus, et Quintus Metellus avec lui, tous deux en manteau pourpre et uniforme militaire, de venir voter, et leur apparition fit sensation — ce qui ne fut rien comparé au tumulte qui accueillit l’annonce que leur centurie avait voté pour Cicéron en premier, et Hybrida en second. Après eux vinrent Isauricus, Curion père, Aemilius Alba, Claudius Pulcher, Junius Servilius — le mari de la sœur de Caton, Servilia —, le vieux Metellus Pius, le grand pontife, trop malade pour marcher mais qui vint en litière, suivi par son fils adoptif, Scipion Nasica… Et, encore et toujours, Cicéron arrivait premier, Hybrida second ; Cicéron premier, Hybrida second ; Cicéron premier… Quand, enfin, ce fut au tour d’Hortensius et de Catulus de passer devant les candidats, ni l’un ni l’autre ne purent se résoudre à regarder Catilina dans les yeux, et, une fois qu’il fut annoncé que leur centurie avait elle aussi voté pour Cicéron et Hybrida, Catilina dut prendre conscience qu’il n’avait plus aucune chance. À ce moment, Cicéron avait quatre-vingt-sept centuries contre trente-cinq à Hybrida et trente-quatre à Catilina — pour la première fois de la journée, Hybrida était passé devant son colistier, mais, ce qui importait plus que tout, les aristocrates avaient publiquement repoussé l’un des leurs, et ce sans ménagement. Après cela, la candidature de Catilina fut effectivement réduite à néant, quoiqu’on eût pu lui décerner un prix de bonne conduite. J’avais cru qu’il partirait en faisant un esclandre, ou qu’il sauterait sur Cicéron pour le trucider de ses propres mains. Mais il se contenta de passer toute cette longue et chaude journée debout, à regarder défiler les citoyens devant lui et voir ses espoirs d’obtenir le consulat sombrer avec le soleil en conservant une expression de calme imperturbable, même lorsque Figulus s’avança pour la dernière fois afin de lire le résultat final des élections :

Cicéron 193 centuries

Hybrida 102 centuries

Catilina 65 centuries

Sacerdos 12 centuries

Longinus 5 centuries

Nous laissâmes éclater notre joie à en avoir mal à la gorge, quoique Cicéron parût de son côté bien préoccupé pour un homme qui venait d’atteindre l’ambition de toute une vie, et cela me plongea curieusement dans le trouble. Il affectait maintenant en permanence ce que j’en vins à reconnaître comme son « expression consulaire » : le menton à peine relevé, la bouche serrée en un pli décidé, et son regard apparemment fixé sur un point glorieux dans le lointain. Hybrida tendit la main à Catilina, mais celui-ci l’ignora et descendit du podium comme un homme en transe. Il était ruiné, en faillite — sans doute ne faudrait-il pas attendre plus d’un an ou deux pour qu’il soit purement et simplement expulsé du Sénat. Je cherchai du regard Crassus et César, mais ils avaient quitté le Champ de Mars des heures plus tôt, dès que Cicéron avait atteint le nombre de centuries nécessaire pour l’emporter. Tous les aristocrates les avaient d’ailleurs imités. Ils étaient rentrés chez eux dès qu’ils avaient été certains que Catilina était hors d’état de nuire, comme des gens qui s’étaient vu confier une tâche désagréable — tuer un chien de chasse favori parce qu’il a attrapé la rage par exemple — et n’avaient à présent d’autre envie que de retrouver la tranquillité confortable de leurs foyers.


C’est donc ainsi que Marcus Tullius Cicéron obtint, à quarante-deux ans, soit à l’âge minimum requis, l’imperium suprême du consulat romain — et l’obtint, aussi incroyable que cela puisse paraître, par un vote unanime des centuries alors qu’il était un « homme nouveau » sans famille ni fortune ni la force des armes pour le soutenir : un exploit jamais vu auparavant et qui ne se reproduirait plus par la suite. Nous rentrâmes ce soir-là du Champ de Mars dans sa modeste maison et, lorsqu’il eut remercié ses partisans et eut pris congé d’eux, une fois reçues les félicitations de ses esclaves, il ordonna que l’on fît monter les banquettes de la salle à manger sur le toit afin de dîner à ciel ouvert, comme il l’avait fait cette nuit — si longtemps auparavant, semblait-il — où il avait pour la première fois déclaré son ambition de devenir consul. J’eus l’honneur d’être invité à me joindre au groupe familial, car Cicéron assura qu’il n’aurait jamais atteint son objectif sans moi. Pendant un bref moment de délire, je crus qu’il allait m’accorder ma liberté et me donner sur-le-champ cette ferme dont il avait parlé, mais il n’en dit pas un mot, et ce ne me parut ni le moment ni l’endroit d’évoquer la question. Il occupait une banquette avec Terentia, Quintus était avec Pomponia, Tullia avec son fiancé, Frugi, et moi, je partageais une banquette avec Atticus. Vu mon grand âge, je ne me souviens guère de ce que nous avons mangé ou bu, ni rien de cette sorte, mais je me rappelle que nous avons tous évoqué nos souvenirs particuliers de cette journée, et surtout le spectacle extraordinaire qu’avait constitué l’aristocratie votant en masse pour Cicéron.

— Dis-moi, Marcus, fit Atticus avec l’habileté qui le caractérisait, alors que le bon vin avait déjà coulé à flots, comment as-tu réussi à les convaincre ? Parce que, même si je sais que tu es un génie des mots, ces hommes te méprisaient : ils détestaient tout ce que tu disais, tout ce que tu représentais. Que leur as-tu proposé à part le fait d’arrêter Catilina ?

— Bien entendu, répondit Cicéron, j’ai dû promettre de mener l’opposition contre Crassus, César et les tribuns quand ils présenteront leur projet de loi de réforme agraire.

— Ce ne sera pas évident, intervint Quintus.

— Et c’est tout ? insista Atticus. (Je pense, avec le recul, qu’il procédait à un véritable contre-interrogatoire et qu’il connaissait déjà la réponse à sa question, sans doute par son ami Hortensius.) Tu n’as vraiment pas accepté autre chose ? Tu es resté tellement d’heures là-bas.

Cicéron cilla.

— En fait, avoua-t-il à contrecœur, je dois me charger de proposer au Sénat, en tant que consul, d’accorder un triomphe à Lucullus, ainsi qu’à Quintus Metellus.

Je comprenais enfin pourquoi Cicéron avait paru si lugubre et préoccupé lorsqu’il était sorti de sa réunion avec les aristocrates. Quintus reposa son assiette et le regarda avec une horreur non dissimulée.

— Alors, ils veulent d’abord que tu te mettes le peuple à dos en t’opposant à la réforme agraire, et puis ils te demandent de te faire un ennemi de Pompée en accordant des triomphes à ses plus grands rivaux ?

— Je crains, mon frère, répliqua Cicéron avec lassitude, que l’aristocratie n’ait pas acquis sa fortune sans être dure en affaires. J’ai tenu bon aussi longtemps que j’ai pu.

— Pourquoi as-tu accepté ?

— Parce que j’avais besoin de gagner.

— Gagner quoi exactement ? Cicéron ne répondit rien.

— C’est bien, commenta Terentia en tapotant le genou de son mari. Je crois que c’était de toute façon la bonne attitude à adopter.

— C’est ça ! protesta Quintus. Et Marcus n’aura pas pris ses fonctions depuis quelques semaines qu’il ne lui restera plus personne pour le soutenir. Le peuple l’accusera de trahison. Les pompéiens diront la même chose. Et les aristocrates le laisseront tomber dès qu’il aura servi leurs objectifs. Qui trouvera-t-il pour le défendre, alors ?

— Moi, je te défendrai, intervint Tullia, mais, pour une fois, personne ne rit à cette déclaration de loyauté précoce, et Cicéron lui-même ne parvint à produire qu’un maigre sourire.

Alors il reprit le dessus :

— Vraiment, Quintus, tu as le chic pour nous gâcher la soirée. Entre deux extrêmes, il y a toujours un chemin intermédiaire. Il faut absolument arrêter Crassus et César et, pour ça, je peux trouver des arguments. En ce qui concerne Lucullus, tout le monde s’accorde à penser qu’il mérite cent fois un triomphe pour ce qu’il a fait dans sa guerre contre Mithridate.

— Et Metellus ? coupa Quintus.

— Je suis sûr que je pourrai trouver quelque chose à louer même chez Metellus, si tu me donnes assez de temps.

— Et Pompée ?

— Pompée, comme nous le savons tous, est un humble serviteur de la République, répliqua Cicéron avec un geste vague de la main. Et surtout, ajouta-t-il très pince-sans-rire, il n’est pas là.

Il y eut un silence, puis, malgré lui, Quintus se mit à rire.

— Il n’est pas là, répéta-t-il. Cela ne fait aucun doute. Nous finîmes tous par rire ; que faire d’autre en vérité ?

— Voilà qui est mieux ! s’exclama Cicéron avec un sourire. L’art de vivre est de traiter les problèmes quand ils se présentent au lieu de se désespérer en s’en inquiétant bien trop à l’avance. Surtout ce soir. Vous savez à qui nous devrions boire ? lança-t-il soudain, une larme au coin de l’œil. Je crois que nous devrions trinquer à la mémoire de notre cher cousin Lucius, qui était ici, sur ce toit, la première fois que nous avons parlé du consulat et qui aurait tant voulu voir ce jour.

Il leva sa tasse et nous l’imitâmes tous, bien que je ne pusse m’empêcher de repenser à la toute dernière remarque que Lucius lui avait adressée : Des mots, des mots, rien que des mots. N’y a-t-il donc aucune limite aux subterfuges dont tu peux leur faire user ?

Plus tard, alors que tout le monde était parti, soit pour rentrer chez eux, soit pour se mettre au lit, Cicéron était resté allongé sur l’une des banquettes, les mains croisées derrière la nuque, et contemplait les étoiles. Je me tenais sans faire de bruit sur la banquette qui lui faisait face, mon carnet prêt à servir si jamais il avait besoin de quelque chose. Je m’efforçais de rester éveillé, mais il faisait chaud et je défaillais de fatigue. Lorsque ma tête retomba pour la quatrième ou cinquième fois sur la poitrine, il me regarda et me dit d’aller me reposer.

— Tu es le secrétaire particulier d’un consul désigné à présent. Tu devras avoir l’esprit aussi aiguisé que ton calame.

Je me levai pour prendre congé et il se replongea dans la contemplation des deux.

— Comment la postérité nous jugera-t-elle, hein, Tiron ? dit-il. C’est la seule question qui compte pour un homme d’État. Mais avant de pouvoir nous juger, elle devra d’abord se souvenir de qui nous sommes.

J’attendis un long moment, pour le cas où il aurait voulu ajouter quelque chose, mais il semblait avoir oublié mon existence, aussi me retirai-je et le laissai-je à ses pensées.

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