Romain Rolland
Jean-Christophe Tome VII

Dans La Maison
PRÉFACE À LA PREMIÈRE ÉDITION
AUX AMIS DE JEAN-CHRISTOPHE

Depuis des années, j’ai si bien pris l’habitude de causer mentalement avec mes amis absents, connus et inconnus, que j’éprouve aujourd’hui le besoin de le faire à voix haute. Je serais un ingrat, si je ne les remerciais pour tout ce que je leur dois. Depuis que j’ai commencé d’écrire cette longue histoire de Jean-Christophe, c’est avec et pour eux que j’écris. Ils m’ont encouragé, suivi avec patience, réchauffé de leur sympathie. Si j’ai pu leur faire quelque bien, ils m’en ont fait beaucoup plus. Mon ouvrage est le fruit de nos pensées unies.


Lorsque j’ai débuté, je n’osais pas espérer que nous serions plus d’une poignée d’amis: mon ambition ne dépassait pas la maison de Socrate. Mais, d’année en année, j’ai senti davantage combien nous étions de frères à aimer les mêmes choses, à souffrir des mêmes choses, en province comme à Paris, hors de France comme en France. J’en ai eu la preuve, quand parut le volume, où Christophe, décharge sa conscience – et la mienne, – en disant son mépris pour La Foire sur la Place. Aucun de mes livres n’a éveillé un écho plus immédiat. C’est qu’il n’était pas seulement ma voix, mais celle de mes amis. Ils savent bien que Christophe est à eux autant qu’à moi. Nous avons mis en lui beaucoup de notre âme commune.


*

Puisque Christophe leur appartient, je dois à ceux qui me lisent quelques explications sur le volume que je leur présente aujourd’hui. Pas plus que dans La Foire sur la Place , ils ne trouveront ici d’aventures de roman, et la vie du héros y semble interrompue.


Il me faut exposer les conditions où j’ai entrepris l’ensemble de mon œuvre.


J’étais isolé. J’étouffais, comme tant d’autres en France, dans un monde moral ennemi; je voulais respirer, je voulais réagir contre une civilisation malsaine, contre une pensée corrompue par une fausse élite, je voulais dire à cette élite: «Tu mens, tu ne représentes pas la France.»


Pour cela, il me fallait un héros aux yeux et au cœur purs, qui eût l’âme assez haute pour avoir le droit de parler, et la voix assez forte pour se faire entendre. J’ai bâti patiemment ce héros. Avant de me décider à écrire la première ligne de l’ouvrage, je l’ai porté en moi, dix ans; Christophe ne s’est mis en route que quand j’avais déjà reconnu pour lui la route jusqu’au bout; et tels chapitres de La Foire sur la Place , tels volumes de la fin de Jean-Christophe [1], ont été écrits avant L’Aube, ou en même temps. La vision de la France, qui se reflète en Christophe et en Olivier, avait, dès le début, sa place marquée dans ce livre. Il n’y faut donc pas voir une déviation de l’œuvre, mais une halte prévue, en cours de route, une de ces grandes terrasses de la vie, d’où l’on contemple la vallée que l’on vient de traverser et l’horizon lointain vers lequel on va se remettre en marche.


Il est clair que je n’ai jamais prétendu écrire un roman, dans ces derniers volumes (La Foire sur la Place et Dans la Maison), pas plus que dans le reste de l’ouvrage. Qu’est-ce donc que cette œuvre? Un poème? – Qu’avez-vous besoin d’un nom? Quand vous voyez un homme, lui demandez-vous s’il est un roman ou un poème? C’est un homme que j’ai créé. La vie d’un homme ne s’enferme point dans le cadre d’une forme littéraire. Sa loi est en elle; et chaque vie a sa loi. Son régime est celui d’une force de la nature. Certaines vies humaines sont des lacs tranquilles, d’autres de grands cieux clairs où voguent les nuages, d’autres des plaines fécondes, d’autres des cimes déchiquetées. Jean-Christophe m’est apparu comme un fleuve; je l’ai dit, dès les premières pages. – Il est, dans le cours des fleuves, des zones où ils s’étendent, semblent dormir, reflétant la campagne qui les entoure, et le ciel. Ils n’en continuent pas moins de couler et changer; et parfois, cette immobilité feinte recouvre un courant rapide, dont la violence se fera sentir plus loin, au premier obstacle. Telle est l’image de ce volume de Jean-Christophe. Et maintenant que le fleuve s’est longuement amassé, absorbant les pensées de l’une et de l’autre rives, il va reprendre son cours vers la mer, – où nous allons tous.

R. R.


Janvier 1909


J’ai un ami!… Douceur d’avoir trouvé une âme, où se blottir au milieu de la tourmente, un abri tendre et sûr où l’on respire enfin, attendant que s’apaisent les battements d’un cœur haletant! N’être plus seul, ne devoir plus rester armé toujours, les yeux toujours ouverts et brûlés par les veilles, jusqu’à ce que la fatigue vous livre à l’ennemi! Avoir le cher compagnon, entre les mains duquel on a remis tout son être, – qui a remis en vos mains tout son être. Boire enfin le repos, dormir tandis qu’il veille, veiller tandis qu’il dort. Connaître la joie de protéger celui qu’on aime et qui se confie à vous comme un petit enfant. Connaître la joie plus grande de s’abandonner à lui, de sentir qu’il tient vos secrets, qu’il dispose de vous. Vieilli, usé, lassé de porter depuis tant d’années la vie, renaître jeune et frais dans le corps de l’ami, goûter avec ses yeux le monde renouvelé, étreindre avec ses sens les belles choses passagères, jouir avec son cœur de la splendeur de vivre… Souffrir même avec lui… Ah! même la souffrance est joie, pourvu qu’on soit ensemble!


J’ai un ami! Loin de moi, près de moi, toujours en moi. Je l’ai, je suis à lui. Mon ami m’aime. Mon ami m’a. L’amour a nos âmes en une âme mêlées.

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