La première pensée de Christophe, en s’éveillant le lendemain de la soirée cher les Roussin, fut pour Olivier Jeannin. Il fut pris aussitôt du désir irrésistible de le revoir. Il se leva et sortit. Huit heures n’étaient pas sonnées. La matinée était tiède et un peu accablante. Un jour d’avril précoce: une buée d’orage se traînait sur Paris.
Olivier habitait au bas de la montagne Sainte-Geneviève, dans une petite rue, près du Jardin des Plantes. La maison était à l’endroit le plus étroit de la rue. L’escalier s’ouvrait au fond d’une cour obscure, et exhalait des odeurs malpropres et variées. Les marches, aux tournants raides, avaient une inclinaison vers le mur, sali d’inscriptions au crayon. Au troisième, une femme, aux cheveux gris défaits, avec une camisole qui bâillait, ouvrit la porte en entendant monter, et la referma brutalement quand elle vit Christophe. Plusieurs logements par palier; à travers les portes mal jointes, on entendait des enfants se bousculer et piailler. C’était un grouillement de vies sales et médiocres, entassées dans des étages bas, autour d’une cour nauséabonde. Christophe, dégoûté, se demandait quelles convoitises avaient pu attirer tous ces êtres ici, loin des champs qui ont au moins de l’air pour tous, et quels profits ils pouvaient bien tirer de ce Paris où ils se condamnaient à vivre dans un tombeau.
Il était arrivé à l’étage d’Olivier. Une corde nouée servait de sonnette. Christophe la tira si vigoureusement qu’au bruit quelques portes, de nouveau, s’entrebâillèrent sur l’escalier. Olivier ouvrit. Christophe fut frappé de l’élégance simple, mais soignée, de sa mise; et ce soin qui, en toute autre occasion, lui eût été peu sensible, lui fit ici une surprise agréable; au milieu de cette atmosphère souillée, cela avait quelque chose de souriant et de sain. Tout de suite, il retrouva son impression de la veille devant les yeux clairs d’Olivier. Il lui tendit la main. Olivier, effrayé, balbutiait:
– Vous, vous ici!…
Christophe, tout occupé de saisir cette âme aimable dans la nudité de son trouble fugitif, se contenta de sourire sans répondre. Poussant Olivier devant lui, il entra dans l’unique pièce qui servait de chambre à coucher et de cabinet de travail. Un étroit lit de fer était appuyé au mur, près de la fenêtre; Christophe remarqua la pile d’oreillers dressée sur le traversin. Trois chaises, une table peinte en noir, un petit piano, des livres sur les rayons, remplissaient la chambre. Elle était exiguë, basse de plafond, mal éclairée; et pourtant, elle avait comme un reflet de la limpidité des yeux qui l’habitaient. Tout était propre, bien rangé, comme si la main d’une femme y avait passé; et quelques roses dans une carafe faisaient entrer un peu de printemps entre les quatre murs, ornés de photographies de vieux peintres florentins.
– Ainsi, vous êtes venu, vous êtes venu me voir? répétait Olivier avec effusion.
– Dame! il le fallait bien, dit Christophe. Vous, vous ne seriez pas venu.
– Croyez-vous? dit Olivier.
Puis, presque aussitôt:
– Oui, vous avez raison. Mais ce n’est pas faute d’y avoir pensé.
– Qu’est-ce qui vous arrêtait?
– Je le désirais trop.
– Voilà une belle raison!
– Mais oui, ne vous moquez pas. J’avais peur que vous ne le désiriez pas autant.
– Je me suis bien inquiété de cela, moi! J’ai eu envie de vous voir, et je suis venu. Si cela vous ennuie, je le verrai bien.
– Il faudra que vous ayez de bons yeux.
Ils se regardèrent en souriant.
Olivier reprit:
– J’ai été sot, hier. Je craignais de vous avoir déplu. C’est une vraie maladie que ma timidité: je ne puis plus rien dire.
– Ne vous plaignez pas. Il y a assez de gens qui parlent, dans votre pays; on est trop heureux d’en rencontrer un qui se taise de temps en temps, fût-ce par timidité, c’est-à-dire malgré lui.
Christophe riait, enchanté de sa malice.
– Alors, c’est pour mon silence que vous me faites visite?
– Oui, c’est pour votre silence, pour la qualité de votre silence. Il y en a de toutes sortes: j’aime le vôtre, voilà tout.
– Comment avez-vous fait pour avoir quelque sympathie pour moi! Vous m’avez à peine vu.
– Cela, c’est mon affaire. Je ne suis pas long à faire mon choix. Quand je vois passer dans la vie un visage qui me plaît, je suis vite décidé; je me mets à sa poursuite; il faut que je le rejoigne.
– Il ne vous arrive jamais de vous tromper dans ces poursuites?
– Souvent.
– Peut-être vous trompez-vous encore, cette fois.
– Nous verrons bien.
– Oh! je suis perdu, alors! Vous me glacez. Il me suffit de penser que vous m’observez, pour que le peu de moyens que j’ai m’abandonne.
Christophe regardait, avec une curiosité affectueuse, cette figure impressionnable, qui rosissait et pâlissait, d’un instant à l’autre. Les sentiments y passaient comme des nuages sur l’eau.
– Quel petit être nerveux! pensait-il. On dirait une femme.
Il lui toucha doucement le genou.
– Allons, dit-il, croyez-vous que je vienne armé contre vous? J’ai horreur de ceux qui font de la psychologie aux dépens de leurs amis. Tout ce que je veux, c’est le droit pour tous deux d’être libres et sincères, de se livrer à ce qu’on sent, franchement, sans fausse honte, sans crainte de s’y enfermer pour jamais, sans peur de se contredire, – le droit d’aimer maintenant, et de n’aimer plus, la minute d’après. N’est-ce pas plus viril et plus loyal, ainsi?
Olivier le regarda avec sérieux, et répondit:
– Il n’y a point de doute. Cela est plus viril, et vous êtes fort. Mais moi, je ne le suis guère.
– Je suis bien sûr que si, répondit Christophe: mais c’est d’une autre façon. Au reste, je viens justement pour vous aider à être fort, si vous voulez. Car ce que je viens de dire me permet d’ajouter, avec plus de franchise que je n’en aurais eu sans cela, que – sans préjuger du lendemain, – je vous aime.
Olivier rougit jusqu’aux oreilles. Immobilisé par la gêne, il ne trouva rien à répondre.
Christophe promenait ses regards autour de lui.
– Vous êtes bien mal logé. N’avez-vous pas d’autre chambre?
– Un cabinet de débarras.
– Ouf! on ne respire pas. Vous pouvez vivre ici?
– On s’y fait.
– Je ne m’y ferais jamais.
Christophe ouvrait son gilet, et respirait avec force.
Olivier alla ouvrir la fenêtre, tout à fait.
– Vous devez toujours être mal à l’aise dans une ville, monsieur Krafft. Moi, je ne cours pas le risque de souffrir de ma force. Je respire si peu que je trouve à vivre partout. Pourtant, il y a des nuits d’été qui sont pénibles, même pour moi. Je les vois venir avec crainte. Alors, je reste assis sur mon lit, et il me semble que je vais étouffer.
Christophe regarda la pile d’oreillers sur le lit, la figure fatiguée d’Olivier; et il le vit se débattre dans les ténèbres.
– Partez d’ici, dit-il. Pourquoi y restez-vous?
Olivier haussa les épaules, et répondit, d’un ton indifférent:
– Oh! ici ou ailleurs!…
Des souliers lourds marchaient au-dessus du plafond. À l’étage au-dessous, des voix aigres se disputaient. De minute en minute, les murs étaient ébranlés par le grondement de l’omnibus dans la rue.
– Et cette maison! continua Christophe. Cette maison qui transpire la saleté, la chaleur malpropre, l’ignoble misère, comment pouvez-vous rentrer tous les soirs là-dedans? Est-ce que cela ne vous décourage pas? Moi, il me serait impossible d’y vivre. J’aimerais mieux coucher sous un pont.
– J’en ai souffert aussi, les premiers temps. Je suis aussi dégoûté que vous. Quand j’étais enfant et qu’on me menait en promenade, rien que de passer dans certaines rues populeuses et sales, j’avais le cœur serré. Il me venait des terreurs baroques, que je n’osais dire. Je pensais: «S’il y avait en ce moment un tremblement de terre, je resterais mort ici, pour toujours»; et cela me paraissait le malheur le plus affreux. Je ne me doutais pas qu’un jour j’y habiterais, de mon gré, et que probablement j’y mourrais. Il a bien fallu devenir moins difficile. Cela me répugne toujours; mais je tâche de n’y plus penser. Quand je remonte l’escalier je me bouche les yeux, les oreilles, le nez, tous les sens, je me mure en moi. Et puis, là-bas, regardez, par-dessus ce toit, je vois le haut des branches d’un acacia. Je me mets dans ce coin, de façon à ne rien voir d’autre; le soir, quand le vent les remue, j’ai l’illusion que je suis loin de Paris; la houle des grands bois ne m’a jamais paru si douce qu’à certaines minutes le froissement soyeux de ces feuilles dentelées.
– Oui, je me doute bien, dit Christophe, que vous rêvassez toujours; mais il est fâcheux d’user dans cette lutte contre les taquineries de la vie une force d’illusion qui devrait servir à créer d’autres vies.
– N’est-ce pas le sort de presque tous? Vous-même, ne vous dépensez-vous pas en colères et en luttes?
– Moi, ce n’est pas la même chose. Je suis né pour cela. Regardez mes bras, mes mains. C’est ma santé, de me battre. Mais vous, vous n’avez pas trop de force; cela se voit, du reste.
Olivier regarda mélancoliquement ses poignets maigres, et dit:
– Oui, je suis faible, j’ai toujours été ainsi. Mais qu’y faire? Il faut vivre.
– Comment vivez-vous?
– Je donne des leçons.
– Des leçons de quoi?
– De tout. Des répétitions de latin, de grec, d’histoire. Je prépare au baccalauréat. J’ai aussi un cours morale dans une École municipale.
– Un cours de quoi?
– De morale.
– Quelle diable de sottise est-ce là? On enseigne la morale dans vos écoles?
Olivier sourit:
– Sans doute.
– Et il y a de quoi parler pendant plus de dix minutes?
– J’ai douze heures de cours par semaine.
– Vous leur apprenez donc à faire le mal?
– Pourquoi?
– Il ne faut pas tant parler pour savoir ce qu’est le bien.
– Ou pour ne le savoir point.
– Ma foi oui: pour ne le savoir point. Et ce n’est pas la plus mauvaise façon pour le faire. Le bien n’est pas une science, c’est une action. Il n’y a que les neurasthéniques, pour discutailler sur la morale; et la première de toutes les lois morales est de ne pas être neurasthénique. Diables de pédants! Ils sont comme des culs-de-jatte qui voudraient m’apprendre à marcher.
– Ce n’est pas pour vous qu’ils parlent. Vous, vous savez; mais il y en a tant qui ne savent pas!
– Eh bien, laissez-les, comme les enfants, se traîner à quatre pattes, jusqu’à ce qu’ils aient appris d’eux-mêmes. Mais sur deux pattes ou sur quatre, la première chose, c’est qu’ils marchent.
Il marchait à grands pas d’un bout à l’autre de la chambre, que moins de quatre enjambées suffisaient à mesurer. Il s’arrêta devant le piano, l’ouvrit, feuilleta les morceaux de musique, toucha le clavier, et dit:
– Jouez-moi quelque chose.
Olivier eut un sursaut:
– Moi! fit-il, quelle idée!
– Mme Roussin m’a dit que vous étiez bon musicien. Allons, jouez.
– Devant vous? Oh! dit-il, j’en mourrais.
Ce cri naïf, sorti du cœur, fit rire Christophe, et Olivier lui-même, un peu confus.
– Eh bien! dit Christophe, est-ce que c’est une raison pour un Français?
Olivier se défendait toujours:
– Mais pourquoi? Pourquoi voulez-vous?
– Je vous le dirai tout à l’heure. Jouez.
– Quoi?
– Tout ce que vous voudrez.
Olivier, avec un soupir, vint s’asseoir au piano, et, docile à la volonté de l’impérieux ami qui l’avait choisi, il commença, après une longue incertitude, à jouer le bel Adagio en si mineur, de Mozart. D’abord, ses doigts tremblaient et n’avaient pas la force d’appuyer sur les touches; puis, peu à peu, il s’enhardit; et, croyant ne faire que répéter les paroles de Mozart, il dévoila, sans le savoir, son cœur. La musique est une confidente indiscrète: elle livre les plus secrètes pensées. Sous le divin dessin de l’Adagio de Mozart, Christophe découvrait les invisibles traits, non de Mozart, mais de l’ami inconnu qui jouait: la sérénité mélancolique, le sourire timide et tendre de cet être nerveux, pur, aimant, rougissant. Mais arrivé presque à la fin de l’air, au sommet où la phrase de douloureux amour monte et se brise, une pudeur insurmontable empêcha Olivier de poursuivre; ses doigts se turent, et la voix lui manqua. Il détacha ses mains du piano, et dit:
– Je ne peux plus…
Christophe debout derrière lui, se pencha, ses deux bras l’entourant, acheva sur le piano la phrase interrompue; puis il dit:
– Maintenant, je connais le son de votre âme.
Il lui tenait les deux mains, et le regarda en face longuement. Enfin, il dit:
– Comme c’est étrange!… Je vous ai déjà vu… Je vous connais si bien et depuis si longtemps!
Les lèvres d’Olivier tremblèrent; il fut sur le point de parler. Mais il se tut.
Christophe le contempla, un instant encore. Puis, il lui sourit en silence, et sortit.
Le cœur rayonnant, il descendit l’escalier. Il croisa deux morveux très laids, qui montaient l’un une miche, l’autre une bouteille d’huile. Il leur pinça les joues amicalement. Il sourit au concierge renfrogné. Dans la rue, il marchait en chantant à mi-voix. Il se trouva au Luxembourg. Il s’étendit sur un banc à l’ombre, et ferma les yeux. L’air était immobile; il y avait peu de promeneurs. On entendait, affaibli, le bruit inégal d’un jet d’eau, et parfois le grésillement du sable sous un pas. Christophe se sentait une fainéantise irrésistible, il s’engourdissait comme un lézard au soleil; l’ombre était depuis longtemps partie de dessus son visage, mais il ne se décidait pas à faire un mouvement. Ses pensées tournaient en rond; il n’essayait pas de les fixer; elles étaient toutes baignées dans une lumière de bonheur. L’horloge du Luxembourg sonna; il ne l’écouta pas; mais, un instant après, il lui sembla qu’elle avait sonné midi. Il se releva d’un bond, constata qu’il avait flâné deux heures, manqué un rendez-vous chez Hecht, perdu sa matinée. Il rit, et regagna sa maison en sifflant. Il fit un Rondo en canon sur le cri d’un marchand. Même les mélodies tristes prenaient en lui une allure réjouie. En passant devant la blanchisserie de sa rue, il jeta, comme d’habitude, un coup d’œil dans la boutique, et vit la petite rousotte, au teint mat, rosé par la chaleur, qui repassait, ses bras grêles nus jusqu’à l’épaule, son corsage ouvert; elle lui lança, comme d’habitude, une œillade effrontée; pour la première fois, ce regard glissa sur le sien, sans l’irriter. Il rit encore. Dans sa chambre, il ne retrouva aucune des préoccupations qu’il y avait laissées. Il jeta à droite, à gauche, chapeau, veste et gilet; et il se mit au travail, avec un entrain à conquérir le monde. Il reprit les brouillons musicaux, éparpillés de tous côtés. Sa pensée n’y était pas; il les lisait des yeux seulement; au bout de quelques minutes, il retombait dans la somnolence heureuse du Luxembourg, la tête ivre. Il s’en aperçut deux ou trois fois, essaya de se secouer; mais en vain. Il jura gaiement, et, se levant, il se plongea la tête dans sa cuvette d’eau froide. Cela le dégrisa un peu. Il revint s’asseoir à sa table, silencieux, avec un vague sourire. Il songeait:
– Quelle différence y a-t-il entre cela et l’amour?
Instinctivement, il s’était mis à penser bas, comme s’il avait eu honte. Il haussa les épaules:
– Il n’y a pas deux façons d’aimer… Ou plutôt, si, il y en a deux: il y a la façon de ceux qui aiment avec tout eux-mêmes, et la façon de ceux qui ne donnent à l’amour qu’une part de leur superflu. Dieu me préserve de cette ladrerie de cœur!
Il s’arrêta de penser, par une pudeur à poursuivre plus avant. Longtemps, il resta à sourire à son rêve intérieur. Son cœur chantait dans le silence:
– Du bist mein, und nun ist das Meine meiner als jemals…
(«Tu es à moi, et maintenant je suis à moi, comme je ne l’ai jamais été…»)
Il prit une feuille, et, tranquille, écrivit ce que son cœur chantait.
Ils décidèrent de prendre un appartement en commun. Christophe voulait qu’on s’installât tout de suite, sans s’inquiéter de perdre un demi-terme. Olivier, plus prudent, quoiqu’il n’aimât pas moins, conseillait d’attendre l’expiration de leurs loyers. Christophe ne comprenait pas ces calculs. Comme beaucoup de gens qui n’ont pas d’argent, il ne s’inquiétait pas d’en perdre. Il se figura qu’Olivier était encore plus gêné que lui. Un jour que le dénuement de son ami l’avait frappé, il le quitta brusquement, et revint deux heures après, étalant triomphant quelques pièces de cent sous qu’il s’était fait avancer par Hecht. Olivier rougit, et refusa. Christophe, mécontent, voulut les jeter à un Italien, qui jouait dans la cour. Olivier l’en empêcha. Christophe repartit, blessé en apparence, en réalité furieux contre lui-même de sa maladresse à laquelle il attribuait le refus d’Olivier. Une lettre de son ami vint mettre un baume sur sa blessure. Olivier lui écrivait ce qu’il ne pouvait lui exprimer de vive voix: son bonheur de le connaître et son émotion de ce que Christophe avait voulu faire pour lui. Christophe riposta par une lettre débordante et folle, qui rappelait celles qu’il écrivait, à quinze ans, à son ami Otto; elle était pleine de Gemüt [2] et de coq-à-l’âne; il y faisait des calembours en français et en allemand; et même, il le mettait en musique.
Ils s’installèrent enfin. Ils avaient trouvé dans le quartier Montparnasse, près de la place Denfert, au cinquième d’une vieille maison, un logement de trois pièces, et une cuisine, fort petites, qui donnaient sur un jardin minuscule, enclos entre quatre murs. De l’étage où ils étaient, la vue s’étendait, par-dessus le mur d’en face, moins élevé que les autres, sur un de ces grands jardins de couvents, comme il y en a encore tant à Paris, qui se cachent, ignorés. On ne voyait personne dans les allées désertes. Les vieux arbres, plus hauts et plus touffus que ceux du Luxembourg, frissonnaient au soleil; des bandes d’oiseaux chantaient dès l’aube, c’étaient les flûtes des merles, et puis le choral tumultueux et rythmé des moineaux; et le soir, en été, les cris délirants des martinets, qui fendaient l’air lumineux et patinaient dans le ciel. Et la nuit, sous la lune, telles les bulles d’air qui montent à la surface d’un étang, les notes perlées des crapauds. On eût oublié que Paris était là, si la vieille maison n’eût constamment tremblé du grondement des lourdes voitures, comme si la terre avait été remuée par un frisson de fièvre.
L’une des chambres était plus large et plus belle que les autres. Ce fut un débat entre les deux amis à qui ne l’aurait pas. Il fallut la tirer au sort; et Christophe, qui en avait suggéré l’idée, sut, avec une mauvaise foi et une dextérité dont il ne se serait pas cru capable, faire en sorte qu’il ne gagnât point.
Alors, commença pour eux une période de bonheur absolu. Le bonheur n’était pas dans une chose précise, il était dans toutes à la fois; il baignait tous leurs actes et toutes leurs pensées, il ne pouvait se détacher d’eux, un seul instant.
Durant cette lune de miel de leur amitié, ces premiers temps de jubilation profonde et muette, que connaît seul «celui qui peut, dans l’univers, nommer une âme sienne»…
… Ja, wer auch nur eine Seele sein nenni auf dem Erdenrund…
ils se parlaient à peine, à peine ils osaient parler; il leur suffisait de se sentir l’un à côté de l’autre, d’échanger un regard, un mot qui leur prouvait que leur pensée, après de longs silences, suivait le même cours. Sans se faire de question, même sans se regarder, ils se voyaient sans cesse. Celui qui aime se modèle inconsciemment sur l’âme de celui qu’il aime; il a si grand désir de ne pas le blesser, d’être tout ce qu’il est, que, par une intuition mystérieuse et soudaine, il lit au fond de lui les mouvements imperceptibles. L’ami est transparent à l’ami; ils échangent leur être. Les traits imitent les traits. L’âme imite l’âme, – jusqu’au jour où la force profonde, le démon de la race, se délivre brusquement et déchire l’enveloppe de l’amour, qui le lie.
Christophe parlait à mi-voix, il marchait doucement, il prenait garde de faire du bruit dans la chambre voisine du silencieux Olivier; il était transfiguré par l’amitié; il avait une expression de bonheur, de confiance, de jeunesse, qu’on ne lui avait jamais vue. Il adorait Olivier. Il eût été bien facile à celui-ci d’abuser de son pouvoir, s’il n’en avait rougi, comme d’un bonheur qu’il ne méritait pas: car il se regardait comme très inférieur à Christophe, qui n’était pas moins humble. Cette humilité mutuelle, qui venait de leur grand amour, était une douceur de plus. Il était délicieux – même avec la conscience qu’on ne le méritait pas – de sentir qu’on tenait tant de place dans le cœur de l’ami. Ils en avaient l’un pour l’autre une reconnaissance attendrie.
Olivier avait réuni ses livres à ceux de Christophe; il ne les distinguait plus. Quand il parlait de l’un d’eux, il ne disait pas: «mon livre». Il disait: «notre livre». Il n’y avait qu’un petit nombre d’objets qu’il réservait sans les fondre dans le trésor commun: c’étaient ceux qui avaient appartenu à sa sœur, ou qui étaient associés à son souvenir. Christophe, avec la finesse de tact que l’amour lui avait donnée, ne tarda pas à le remarquer; mais il ignorait pourquoi. Jamais il n’avait osé interroger Olivier sur ses parents; il savait seulement qu’Oliver les avait perdus; et à la réserve un peu fière de son affection, qui évitait de s’enquérir des secrets de son ami, s’ajoutait la peur de réveiller en lui les douleurs passées. Quelque désir qu’il en eût, une timidité singulière l’avait même empêché d’examiner de près les photographies qui étaient sur la table d’Olivier, et qui représentaient un monsieur et une dame en des poses cérémonieuses, et une petite fille d’une douzaine d’années, avec un grand chien épagneul à ses pieds.
Deux ou trois mois après leur installation, Olivier prit un refroidissement; il lui fallut s’aliter. Christophe, qui s’était découvert une âme maternelle, veillait sur lui, avec une affection inquiète; et le médecin, qui avait, en écoutant Olivier, trouvé un peu d’inflammation au sommet du poumon, avait chargé Christophe de badigeonner le dos du malade avec de la teinture d’iode. Comme Christophe s’acquittait de la tâche avec beaucoup de gravité, il vit autour du cou d’Olivier une médaille de sainteté. Il connaissait assez Olivier pour savoir que, plus encore que lui-même, il était affranchi de toute foi religieuse. Il ne put s’empêcher de montrer son étonnement. Olivier rougit. Il dit:
– C’est un souvenir. Ma pauvre petite Antoinette la portait, en mourant.
Christophe tressaillit. Le nom d’Antoinette fut un éclair pour lui.
– Antoinette? dit-il.
– Ma sœur, dit Olivier.
Christophe répétait:
– Antoinette… Antoinette Jeannin… Elle était votre sœur?… Mais, dit-il, regardant la photographie qui était sur la table, elle était tout enfant, quand vous l’avez perdue?
Olivier sourit tristement:
– C’est une photographie d’enfance, dit-il. Hélas; je n’en ai pas d’autres… Elle avait vingt-cinq ans, lorsqu’elle m’a quitté.
– Ah! fit Christophe, ému. Et elle a été en Allemagne, n’est-ce pas?
Olivier fit signe de la tête que oui.
Christophe saisit les mains d’Olivier:
– Mais je la connaissais! dit-il.
– Je le sais bien, dit Olivier.
Il se jeta au cou de Christophe.
– Pauvre petite! Pauvre petite! répétait Christophe.
Ils pleurèrent tous deux.
Christophe se ressouvint qu’Olivier était souffrant. Il tâcha de le calmer, l’obligea à rentrer ses bras dans le lit, lui ramena les draps sur les épaules, et, lui essuyant maternellement les yeux, il s’assit à son chevet; et il le regarda.
– Voilà donc, dit-il, pourquoi je te connaissais. Dès le premier soir, je t’avais reconnu.
(On ne savait s’il parlait à l’ami qui était là, ou à celle qui n’était plus.)
– Mais toi, continua-t-il, après un moment, tu le savais?… Pourquoi ne me le disais-tu pas?
Par les yeux d’Olivier, Antoinette répondit:
– Je ne pouvais pas le dire. C’était à toi de le lire.
Ils se turent, quelque temps; puis, dans le silence la nuit, Olivier, immobile, étendu dans son lit, à voix basse raconta à Christophe, qui lui tenait la main, l’histoire d’Antoinette; – mais il ne lui dit pas ce qu’il ne devait pas dire: le secret qu’elle avait tu, – et que Christophe savait peut-être.
Dès lors, l’âme d’Antoinette les enveloppa tous deux. Quand ils étaient ensemble, elle était avec eux. Il n’était pas nécessaire qu’ils pensassent à elle: tout ce qu’ils pensaient ensemble, ils le pensaient en elle. Son amour était le lieu où leurs cœurs s’unissaient.
Olivier évoquait son image, souvent. C’était des souvenirs décousus, de brèves anecdotes. Ils faisaient reparaître dans une lueur passagère un de ses gestes timides et gentils, son jeune sourire sérieux, la grâce pensive de son être évanoui. Christophe écoutait, se taisant, et il se pénétrait des reflets de l’invisible amie. Par la loi de sa nature qui buvait plus avidement que toute autre la vie, il entendait parfois dans les paroles d’Olivier des résonances profondes, qu’Olivier n’entendait pas; et il s’assimilait mieux, qu’Olivier même, l’être de la jeune morte.
D’instinct, il la remplaçait auprès d’Olivier; et c’était un spectacle touchant de voir le gauche Allemand retrouver, sans le savoir, certaines des attentions délicates, des prévenances d’Antoinette. Il ne savait plus, par moments si c’était Olivier qu’il aimait dans Antoinette, ou Antoinette dans Olivier. Par une inspiration de tendresse, il allait, sans le dire, faire visite à la tombe d’Antoinette; et il y apportait des fleurs. Olivier fut longtemps avant de s’en douter. Il ne l’apprit qu’un jour où il trouva sur la tombe des fleurs fraîches; mais ce ne fut pas sans peine qu’il parvint à avoir la preuve que Christophe était venu. Quand il essaya timidement de lui en parler, Christophe détourna l’entretien, avec une rudesse bourrue. Il ne voulait pas permettre qu’Olivier le sût; et il s’y entêta jusqu’au jour où, au cimetière d’Ivry, ils se rencontrèrent.
De son côté, Olivier écrivait à la mère de Christophe, à l’insu de celui-ci. Il donnait à Louisa des nouvelles de son fils; il lui disait l’affection qu’il avait pour lui, et combien il l’admirait. Louisa répondait à Olivier des lettres maladroites et humbles, où elle se confondait en remerciements; elle parlait toujours de son fils, comme d’un petit garçon.
Après une période de demi-silence amoureux, «un calme ravissant, jouissant sans savoir pourquoi» – leur langue s’était déliée. Ils passaient des heures à voguer à la découverte dans l’âme de l’ami.
Ils étaient bien différents l’un de l’autre, mais tous deux d’un pur métal. Ils s’aimaient parce qu’ils étaient si différents, tout en étant les mêmes.
Olivier était faible, débile, incapable de lutter contre les difficultés. Quand il se heurtait à un obstacle, il se repliait, non par peur, mais un peu par timidité, et beaucoup par dégoût des moyens brutaux et grossiers qu’il fallait employer pour vaincre. Il gagnait sa vie en donnant des répétitions, en écrivant des livres d’art honteusement payés, suivant l’habitude, des articles de revues, rares, jamais libres, et sur des sujets qui l’intéressaient médiocrement: – on ne voulait pas de ceux qui l’intéressaient; jamais on ne lui demanda ce qu’il pouvait faire le mieux: il était poète, on lui demandait des articles de critique; il connaissait la musique, on voulait qu’il parlât de peinture; il savait qu’il n’en pouvait rien dire que de médiocre: c’était justement cela qui plaisait; ainsi, il parlait aux médiocres la langue qu’ils pouvaient entendre. Il finissait par se dégoûter et refuser d’écrire. Il n’avait de plaisir à travailler que pour de petites revues, qui ne payaient pas, et auxquelles il se dévouait, comme tant d’autres jeunes gens, parce qu’il y était libre. Là seulement, il pouvait faire paraître tout ce qui, en lui, valait de livre.
Il était doux, poli, patient en apparence, mais d’une sensibilité excessive. Une parole un peu vive le blessait jusqu’au sang; une injustice le bouleversait; il en souffrait pour lui et pour les autres. Certaines vilenies, commises il y avait des siècles, le déchiraient encore, comme s’il en avait été la victime. Il pâlissait, il frémissait, il était malheureux, en pensant au malheur de celui qui les avait subies, et combien de siècles le séparaient de sa sympathie. Quand il était le témoin d’une de ces injustices, il tombait dans des accès d’indignation, qui le faisaient trembler de tout son corps, et parfois le rendaient malade, l’empêchaient de dormir. C’était parce qu’il connaissait cette faiblesse qu’il s’imposait son calme: car lorsqu’il se fâchait, il savait qu’il passait les limites et disait alors des choses qu’on ne pardonnait pas. On lui en voulait plus qu’à Christophe, qui était toujours violent, parce qu’il semblait qu’Olivier livrât, plus que Christophe, dans ses moments d’emportement, le fond de sa pensée; et cela était vrai, il jugeait les hommes sans les exagérations aveugles de Christophe, mais sans ses illusions, avec lucidité. C’est ce que les hommes pardonnent le moins. Il se taisait donc, évitait de discuter, sachant l’inutilité de la discussion. Il avait souffert de cette contrainte. Il avait souffert davantage de sa timidité, qui l’amenait quelquefois à trahir sa pensée, ou à ne pas oser la défendre jusqu’au bout, voire même à faire des excuses, comme dans la discussion avec Lucien Lévy-Cœur, au sujet de Christophe. Il avait passé par bien des crises de désespoir, avant de prendre son parti du monde et de lui-même. Dans ses années d’adolescence, où il était plus livré à ses nerfs, perpétuellement alternaient en lui des périodes d’exaltation et des périodes de dépression, se suivant d’une façon brusque. Au moment où il se sentait le plus heureux, il pouvait être sûr que le chagrin le guettait. Et soudain, en effet, il était terrassé par lui, sans l’avoir vu venir. Alors, il ne lui suffisait pas d’être malheureux; il fallait qu’il se reprochât son malheur, qu’il fît le procès de ses paroles, de ses actes, de son honnêteté, qu’il prît le parti des autres contre lui-même. Son cœur sautait dans sa poitrine, il se débattait misérablement, l’air lui manquait. – Depuis la mort d’Antoinette, et peut-être grâce à elle, grâce à la lumière apaisante qui rayonne de certains morts aimés, comme la lueur de l’aube qui rafraîchit les yeux et l’âme des malades, Olivier était parvenu, sinon à se dégager de ces troubles, du moins à s’y résigner et à les dominer. Peu de gens se doutaient de ses combats intérieurs. Il en renfermait en lui le secret humiliant, cette agitation déréglée d’un corps débile et tourmenté, que considérait, sans pouvoir s’en rendre maîtresse, mais sans en être atteinte, une intelligence libre et sereine, – «la paix centrale qui persiste au cœur d’une agitation sans fin».
Elle frappait Christophe. Il la voyait dans les yeux d’Olivier. Olivier avait l’intuition des âmes et une curiosité d’esprit large, subtile, ouverte à tout, qui ne niait rien, qui ne haïssait rien, qui contemplait le monde avec une généreuse sympathie: cette fraîcheur de regard, qui est un don sans prix et permet de savourer, d’un cœur toujours neuf, l’éternel renouveau. Dans cet univers intérieur, où il se sentait libre, vaste, souverain, il oubliait sa faiblesse et ses angoisses physiques. Il y avait même quelque douceur à contempler de loin, avec une ironique pitié, ce corps souffreteux, toujours prêt à disparaître. Ainsi, l’on ne risquait pas de s’attacher à sa vie et l’on ne s’en attachait que plus passionnément à la vie. Olivier reportait dans l’amour et dans l’intelligence toutes les forces qu’il avait abdiquées dans l’action. Il n’avait pas assez de sève pour vivre de sa propre substance. Il était lierre: il lui fallait se lier. Il n’était jamais si riche que quand il se donnait. C’était une âme féminine, qui avait toujours besoin d’aimer et d’être aimée. Il était né pour Christophe. Tels, ces amis aristocratiques et charmants, qui sont l’escorte des grands artistes et semblent avoir fleuri de leur âme puissante: Beltraffio, de Léonard; Cavalliere, de Michel-Ange; les compagnons ombriens du jeune Raphaël; Aert van Gelder, resté fidèle à Rembrandt, misérable et vieilli. Ils n’ont pas la grandeur des maîtres; mais il semble que tout ce qu’il y a de noble et de pur chez les maîtres, se soit, chez les amis, encore spiritualisé. Ils sont les compagnes idéales des génies.
Leur amitié était un bienfait pour tous deux. La présence de l’ami communique à la vie tout son prix; c’est pour lui que l’on vit, qu’on défend contre l’usure du temps l’intégrité de son être.
Ils s’enrichissaient l’un de l’autre. Olivier avait la sérénité de l’esprit et le corps maladif. Christophe avait une puissante force et une âme tumultueuse. C’étaient l’aveugle et le paralytique. Maintenant qu’ils étaient ensemble, ils se sentaient bien riches. À l’ombre de Christophe, Olivier reprenait goût à la lumière; Christophe lui transfusait un peu de son abondante vitalité, de sa robustesse physique et morale, qui tendait à l’optimisme, même dans la douleur, même dans l’injustice, et même dans la haine. Christophe prenait bien davantage à Olivier, selon la loi du génie, qui a beau donner, il prend toujours en amour beaucoup plus qu’il ne donne, quia nominor leo, parce qu’il est le génie, et que le génie, c’est pour moitié de savoir absorber tout ce qu’il y a de grand autour, et de le faire plus grand. La sagesse populaire dit qu’aux riches va la richesse. La force va aux forts. Christophe se nourrissait de la pensée d’Olivier; il s’imprégnait de son calme intellectuel, de son détachement d’esprit, de cette vue lointaine des choses, qui comprenait et dominait, en silence. Mais transplantées en lui, dans une terre plus riche, les vertus de son ami poussaient avec une bien autre énergie.
Ils s’émerveillaient de ce qu’ils découvraient l’un dans l’autre. Chacun apportait des richesses immenses, dont lui-même jusque-là n’avait pas pris conscience: le trésor moral de son peuple; Olivier, la vaste culture et le génie psychologique de la France; Christophe, la musique intérieure de l’Allemagne et son intuition de la nature.
Christophe ne pouvait comprendre qu’Olivier fût Français. Son ami ressemblait si peu à tous les Français qu’il avait vus! Avant de l’avoir rencontré, il n’était pas loin de prendre pour type de l’esprit français moderne Lucien Lévy-Cœur, qui n’en était que la caricature. Et voici que l’exemple d’Olivier lui montrait qu’il pouvait exister à Paris des esprits encore plus libres de pensée qu’un Lucien Lévy-Cœur, qui pourtant restaient purs et stoïques. Christophe voulait prouver à Olivier que sa sœur et lui ne devaient pas être tout à fait Français.
– Mon pauvre ami, lui dit Olivier, que sais-tu de la France?
Christophe protesta de la peine qu’il s’était donnée pour la connaître; il énuméra tous les Français qu’il avait vus dans le monde des Stevens et des Roussin: Juifs, Belges, Luxembourgeois, Américains, Russes, Levantins, voire ça et là quelques Français authentiques.
– C’est bien ce que je disais, répliqua Olivier. Tu n’en as pas vu un seul. Une société de débauche, quelques bêtes de plaisir, qui ne sont même pas Français, des viveurs, des politiciens, des êtres inutiles, toute cette agitation qui passe, sans la toucher, au-dessus de la nation. Tu n’as vu que les myriades de guêpes qu’attirent les beaux automnes et les vergers abondants. Tu n’as pas remarqué les ruches laborieuses, la cité du travail, la fièvre des études.
– Pardon, dit Christophe, j’ai vu aussi votre élite intellectuelle.
– Quoi? deux ou trois douzaines d’hommes de lettres? Voilà une belle affaire! En ce temps où la science et l’action ont pris une telle grandeur, la littérature est devenue la couche la plus superficielle de la pensée d’un peuple. Dans la littérature même, tu n’as guère vu que le théâtre, et le théâtre de luxe, cette cuisine internationale, faite pour une clientèle riche d’hôtels cosmopolites. Les théâtres de Paris? Crois-tu qu’un travailleur sache seulement ce qui s’y passe? Pasteur n’y est pas allé dix fois dans sa vie! Comme tous les étrangers, tu donnes une importance démesurée à nos romans, à nos scènes de boulevards, aux intrigues de nos politiciens… Je te montrerai, quand tu voudras, des femmes qui ne lisent jamais de romans, des jeunes filles parisiennes qui ne sont jamais allées au théâtre, des hommes qui ne se sont jamais occupés de politique, – et cela, parmi les intellectuels. Tu n’as vu ni nos savants, ni nos poètes. Tu n’as vu ni les artistes solitaires qui se consument en silence, ni le brasier brûlant de nos révolutionnaires. Tu n’as vu ni un seul grand croyant, ni un seul grand incroyant. Pour le peuple, n’en parlons pas! À part la pauvre femme qui t’a soigné, que sais-tu de lui? Où aurais-tu pu le voir? Combien de Parisiens as-tu connus, qui habitaient au-dessus du second ou du troisième étage? Si tu ne les connais pas, tu ne connais pas la France. Tu ne connais pas, dans les pauvres logements, dans les mansardes de Paris, dans la province muette, les cœurs braves et sincères, attachés pendant toute une vie médiocre à de graves pensées, à une abnégation, quotidienne, – la petite Église, qui de tout temps a existé en France – petite par le nombre, grande par l’âme, presque inconnue, sans action apparente, et qui est toute la force de la France, la force qui se tait et qui dure, tandis qu’incessamment pourrit et se renouvelle ce qui se dit: l’élite… Tu t’étonnes de trouver un Français qui ne vit pas pour être heureux, heureux à tout prix, mais pour accomplir ou pour servir sa foi? Il y a des milliers de gens comme moi, et plus méritants que moi, plus pieux, plus humbles, qui, jusqu’au jour de leur mort servent sans défaillance un idéal, un Dieu, qui ne leur répond pas. Tu ne connais pas le menu peuple économe, méthodique, laborieux, tranquille, avec au fond du cœur une flamme qui sommeille, – ce peuple sacrifié, qu’a défendu jadis contre l’égoïsme des grands mon «pays [3]», le vieux Vauban aux yeux bleus. Tu ne connais pas le peuple, tu ne connais pas l’élite. As-tu lu un seul des livres qui sont nos amis fidèles, les compagnons qui nous soutiennent? Sais-tu seulement l’existence de nos jeunes revues, où se dépense une telle somme de dévouement et de foi? Te doutes-tu des personnalités morales qui sont notre soleil et dont le muet rayonnement fait peur à l’armée des hypocrites? Ils n’osent pas lutter de front; ils s’inclinent devant elles, afin de mieux les trahir. L’hypocrite est un esclave, et qui dit esclave dit maître. Tu ne connais que les esclaves, tu ne connais pas les maîtres… Tu as regardé nos luttes, et tu les as traitées d’incohérence brutale, parce que tu n’en as pas compris le sens. Tu vois les ombres et les reflets du jour, tu ne vois pas le jour intérieur, notre âme séculaire. As-tu jamais cherché à la connaître? As-tu jamais entrevu notre action héroïque, des Croisades à la Commune? As-tu jamais pénétré le tragique de l’esprit français? T’es-tu jamais penché sur l’abîme de Pascal? Comment est-il permis de calomnier un peuple qui, depuis plus de dix siècles, agit et crée, un peuple qui a pétri le monde à son image par l’art gothique, par le dix-septième siècle, et par la Révolution, – un peuple qui, vingt fois, a passé par l’épreuve du feu et s’y est retrempé, et qui, sans mourir jamais, a ressuscité vingt fois!… – Vous êtes tous de même. Tous tes compatriotes qui viennent chez nous ne voient que les parasites qui nous rongent, les aventuriers des lettres, de la politique et de la finance, avec leurs pourvoyeurs, leurs clients et leurs catins; et ils jugent la France d’après ces misérables qui la dévorent. Pas un de vous ne songe à la vraie France opprimée, aux réserves de vie qui sont dans la province française, à ce peuple qui travaille, indifférent au vacarme de ses maîtres d’un jour… Oui, c’est trop naturel que vous n’en connaissiez rien, je ne vous en fais pas un reproche: comment le pourriez-vous? C’est à peine si la France est connue des Français. Les meilleurs d’entre nous sont bloqués, prisonniers sur notre propre sol… On ne saura jamais tout ce que nous avons souffert, attachés au génie de notre race, gardant en nous comme un dépôt sacré la lumière que nous en avions reçue, la protégeant désespérément contre les souffles ennemis qui s’évertuent à l’éteindre, – seuls, sentant autour de nous l’atmosphère empestée de ces métèques, qui se sont abattus sur notre pensée, comme un essaim de mouches, dont les larves hideuses rongent notre raison et souillent notre cœur, – trahis par ceux dont c’était la mission de nous défendre, nos guides, nos critiques imbéciles ou lâches, qui flagornent l’ennemi, pour se faire pardonner d’être de notre race, abandonnés par notre peuple, qui ne se soucie pas de nous, qui ne nous connaît même pas… Quels moyens avons-nous d’être connus de lui? Nous ne pouvons pas arriver jusqu’à lui… Ah! c’est là le plus dur! Nous savons que nous sommes des milliers d’hommes en France qui pensons de même, nous savons que nous parlons en leur nom, et nous ne pouvons nous faire entendre! L’ennemi tient tout: journaux, revues, théâtres… La presse fuit la pensée, ou ne l’admet que si elle est un instrument de loisir, ou l’arme d’un parti. Les coteries et les cénacles ne laissent le passage libre qu’à condition qu’on s’avilisse. La misère, le travail excessif nous accablent. Les politiciens, occupés de s’enrichir, ne s’intéressent qu’aux prolétariats qu’ils peuvent acheter. La bourgeoisie indifférente et égoïste nous regarde mourir… Notre peuple nous ignore: ceux même qui luttent comme nous, enveloppés comme nous de silence, ne savent pas que nous existons, et nous ne savons pas qu’ils existent… Le néfaste Paris! Sans doute, il a fait aussi du bien, en groupant toutes les forces de la pensée française. Mais le mal qu’il a fait est au moins égal au bien; et, dans une époque comme la nôtre, le bien même se tourne en mal. Il suffit qu’une pseudo-élite s’empare de Paris, et embouche la trompette de la publicité, pour que la voix du reste de la France soit étouffée. Bien plus: la France s’y trompe elle-même; elle se tait, effarée, elle refoule peureusement ses pensées… J’ai bien souffert de tout cela, autrefois. Mais maintenant, Christophe, je suis tranquille. J’ai compris ma force, la force de mon peuple. Nous n’avons qu’à attendre que l’inondation passe. Elle ne rongera pas le fin granit de France. Sous la boue qu’elle roule, je te le ferai toucher. Et déjà, ça et là, de hautes cimes affleurent.
Christophe découvrit l’énorme puissance d’idéalisme qui animait les poètes, les musiciens, les savants français de son temps. Tandis que les maîtres du jour couvraient du fracas de leur sensualisme grossier la voix de la pensée française, celle-ci, trop aristocratique pour lutter de violences avec les cris outrecuidants de la racaille, continuait pour elle-même et pour son Dieu son chant ardent et concentré. Il semblait même que, désireuse de fuir le bruit répugnant du dehors, elle se fût retirée jusque dans ses retraites les plus profondes au cœur de son donjon.
Les poètes, – les seuls qui méritassent ce beau nom, prodigué par la presse et les Académies à des bavards affamés de vanité et d’argent, – les poètes, méprisants de la rhétorique impudente et du réalisme servile qui rongent l’écorce des choses sans pouvoir l’entamer, s’étaient retranchés au centre même de l’âme, dans une vision mystique où l’univers des formes et des pensées était aspiré, comme un torrent qui tombe dans un lac, et se colorait de la teinte de la vie intérieure. L’intensité de cet idéalisme, qui s’enfermait en soi pour recréer l’univers, le rendait inaccessible à la foule. Christophe lui-même ne le comprit pas d’abord. Le heurt était trop brusque, après la Foire sur la Place. C ’était comme si, au sortir d’une mêlée furieuse sous la lumière crue, il entrait dans le silence et la nuit. Ses oreilles bourdonnaient. Il ne voyait plus rien. Sur le premier moment, avec son ardent amour de la vie, il fut choqué du contraste. Dehors, mugissaient des torrents de passion, qui bouleversaient la France, qui remuaient l’humanité. Et rien, au premier regard, n’en paraissait dans l’art. Christophe demandait à Olivier:
– Vous avez été soulevés jusqu’aux étoiles et précipités jusqu’aux abîmes par votre Affaire Dreyfus. Où est le poète en qui a passé la tourmente? Il se livre, en ce moment, dans les âmes religieuses, le plus beau combat qu’il y ait eu, depuis des siècles, entre l’autorité de l’Église et les droits de la conscience. Où est le poète en qui se reflète cette angoisse sacrée? Le peuple des ouvriers se prépare à la guerre, des nations meurent, des nations ressuscitent, les Arméniens sont massacrés, l’Asie qui se réveille de son sommeil millénaire renverse le colosse moscovite, garde-clefs de l’Europe; la Turquie, comme Adam, ouvre les yeux au jour; l’air est conquis par l’homme; la vieille terre craque sous nos pas, et s’ouvre; elle dévore tout un peuple… Tous ces prodiges, accomplis en vingt ans, et qui avaient de quoi alimenter vingt Iliades, où sont-ils, où est leur trace de feu dans les livres de vos poètes? Sont-ils les seuls à ne pas voir la poésie du monde?
– Patience, mon ami, patience! lui répondait Olivier. Tais-toi, ne parle pas, écoute…
Peu à peu s’effaçait le grincement de l’essieu du monde; le grondement sur les pavés du char lourd de l’action se perdait dans le lointain. Et s’élevait le chant divin du silence,
Le bruit d’abeilles, le parfum du tilleul…
Le vent,
Avec ses lèvres d’or frôlant le sol des plaines…
Le doux bruit de la pluie avec l’odeur des roses.
On entendait sonner le marteau des poètes, sculptant aux flancs du vase
La fine majesté des plus naïves choses,
la vie grave et joyeuse,
Avec ses flûtes d’or et ses flûtes d’ébène,
la religieuse joie, la fontaine de foi qui sourd des âmes
Pour qui toute ombre est claire…
et la bonne douleur, qui vous berce et sourit,
De son visage austère, d’où descend
Une clarté surnaturelle…
et
La mort sereine aux grands yeux doux.
C’était une symphonie de voix pures. Pas une n’avait l’ampleur sonore de ces trompettes de peuples que furent les Corneille et les Hugo; mais combien leur concert était plus profond et plus nuancé! La plus riche musique de l’Europe d’aujourd’hui.
Olivier dit à Christophe, devenu silencieux:
– Comprends-tu maintenant?
Christophe, à son tour, lui fit signe de se taire. Bien qu’il préférât des musiques plus viriles, il buvait le murmure des bois et des ruisseaux de l’âme, qu’il entendait bruire. Ils chantaient, parmi les luttes éphémères des peuples, l’éternelle jeunesse du monde, la
Bonté douce de la Beauté.
Tandis que l’humanité,
Avec des aboiements d’épouvante et des plaintes,
Tourne en rond dans un champ aride et ténébreux,
tandis que des millions d’êtres s’épuisent à s’arracher les uns aux autres les lambeaux sanglants de liberté, les sources et les bois répétaient:
«Libre!… Libre!… Sanctus, Sanctus…»
Ils ne s’endormaient pas en un rêve de sérénité égoïste. Dans le cœur des poètes, les voix tragiques ne manquaient point: voix d’orgueil, voix d’amour, voix d’angoisses.
C’était l’ouragan ivre,
Avec sa force rude ou sa douceur profonde,
les forces tumultueuses, les épopées hallucinées de ceux qui chantent la fièvre des foules, les luttes entre les dieux humains, les travailleurs haletants,
Visages d’encre et d’or trouant l’ombre et la brume,
Dos musculeux tendus ou ramassés, soudain,
Autour de grands brasiers et d’énormes enclumes…
forgeant la Cité future.
Et, dans la lumière éclatante et obscure qui tombe sur «les glaciers de l’intelligence», c’était l’héroïque amertume des âmes solitaires, se rongeant elles-mêmes, avec une allégresse désespérée.
Bien des traits de ces idéalistes semblaient à un Allemand plus allemands que français. Mais tous avaient l’amour du «fin parler de France», et la sève des mythes de la Grèce coulait en leurs poèmes. Les paysages de France et la vie quotidienne, par une magie secrète, se muaient dans leurs prunelles en des visions de l’Attique. On eût dit que chez ces Français du XXe siècle survécussent des âmes antiques, et qu’elles eussent besoin de rejeter leur défroque moderne, pour se retrouver dans leur belle nudité.
De l’ensemble de cette poésie se dégageait un parfum de riche civilisation mûrie pendant des siècles, qu’on ne pouvait trouver nulle part ailleurs en Europe. Qui l’avait respiré ne pouvait plus l’oublier. Il attirait de tous les pays du monde des artistes étrangers. Ils devenaient des poètes français, français jusqu’à l’intransigeance; et l’art classique français n’avait pas de disciples plus fervents que ces Anglo-Saxons, ces Flamands et ces Grecs.
Christophe, guidé par Olivier, se laissait pénétrer par la beauté pensive de la Muse de France, tout en préférant à cette aristocratique personne, un peu trop intellectuelle pour son goût, une belle fille du peuple, simple, saine, robuste, qui ne raisonne point tant, mais qui aime.
Le même odor di bellezza montait de tout l’art français, comme une odeur de fraises mûres monte des bois d’automne chauffés par le soleil. La musique était un de ces petits fraisiers, dissimulés dans l’herbe. Christophe avait d’abord passé, sans le voir, habitué dans son pays à des buissons de musique, bien autrement touffus. Mais voici que le parfum délicat le faisait se retourner; avec l’aide d’Olivier, il découvrait au milieu des ronces et des feuilles mortes, qui usurpaient le nom de musique, l’art raffiné et ingénu d’une poignée de musiciens. Parmi les champs maraîchers et les fumées d’usines de la démocratie, au cœur de la Plaine-Saint -Denis, dans un petit bois sacré, des faunes insouciants dansaient. Christophe écoutait avec surprise leur chant de flûte, ironique et serein, qui ne ressemblait à rien de ce qu’il avait entendu:
Un petit ruisseau m’a suffi
Pour faire frémir l’herbe haute
Et tout le pré
Et les doux saules
Et le ruisseau qui chante aussi:
Un petit roseau m’a suffi
À faire chanter la forêt…
Sous la grâce nonchalante et le dilettantisme apparent de ces petites pièces pour piano, de ces chansons, de cette musique française de chambre, sur laquelle l’art allemand ne daignait pas jeter les yeux, et dont Christophe lui-même avait négligé la poétique virtuosité, il commençait à entrevoir la fièvre de renouvellement, l’inquiétude, – inconnue de l’autre côté du Rhin, – avec laquelle les musiciens français cherchaient dans les terrains incultes de leur art les germes qui pouvaient féconder l’avenir. Tandis que les musiciens allemands s’immobilisaient dans les campements de leurs pères, et prétendaient arrêter l’évolution du monde à la barrière de leurs victoires passées, le monde continuait de marcher; et les Français en tête se lançaient à la découverte; ils exploraient les lointains de l’art, les soleils éteints et les soleils qui s’allument, et la Grèce disparue et l’Extrême-Orient rouvrant à la lumière, après des siècles de sommeil, ses larges yeux fendus, pleins de rêves immenses. Dans la musique d’Occident, canalisée par le génie d’ordre et de raison classique, ils levaient les écluses des anciens modes; ils faisaient dériver dans leurs bassins de Versailles toutes les eaux de l’univers: mélodies et rythmes populaires, gammes exotiques et antiques, genres d’intervalles nouveaux ou renouvelés. Comme, avant eux, leurs peintres impressionnistes avaient ouvert à l’œil un monde nouveau, – Christophes Colombs de la lumière, – leurs musiciens s’acharnaient à la conquête de l’univers des sons; ils pénétraient plus avant dans les retraites mystérieuses de l’Ouïe; ils découvraient des terres inconnues dans cette mer intérieure. Plus que probablement, d’ailleurs, ils ne feraient rien de leurs conquêtes. Suivant leur habitude, ils étaient les fourriers du monde.
Christophe admirait l’initiative de cette musique qui renaissait d’hier, et qui déjà marchait à l’avant-garde. Quelle vaillance il y avait dans cette élégante et menue petite personne! Il devenait indulgent pour les sottises que naguère il avait relevées en elle. Seuls, ceux qui ne font rien ne se trompent jamais. Mais l’erreur qui s’efforce vers la vérité vivante est plus féconde que la vérité morte.
Quel que fût le résultat, l’effort était surprenant. Olivier montrait à Christophe l’œuvre accomplie depuis trente-cinq ans, et la somme d’énergie dépensée pour faire surgir la musique française du néant où elle dormait avant 1870: sans école symphonique, sans culture profonde, sans traditions, sans maîtres, sans public; réduite au seul Berlioz, qui mourait d’étouffement et d’ennui. Et Christophe, maintenant, éprouvait du respect pour ceux qui avaient été les artisans du relèvement national; il ne songeait plus à les chicaner sur les étroitesses de leur esthétique, ou sur leur manque de génie. Ils avaient créé plus qu’une œuvre: un peuple musicien. Entre tous les grands ouvriers, qui avaient forgé la nouvelle musique française, une figure lui était chère: celle de César Franck, qui, mort avant de voir la victoire qu’il avait préparée, avait, comme le vieux Schütz, gardé en lui, intacts, pendant les années les plus mornes de l’art français, le trésor de sa foi et le génie de sa race. Apparition émouvante: au milieu du Paris jouisseur, ce maître angélique, ce saint de la musique, conservant dans une vie de gêne, de labeur dédaigné, l’inaltérable sérénité de son âme patiente, dont le sourire résigné éclairait l’œuvre de bonté.
Pour Christophe, ignorant la vie profonde de la France, c’était un phénomène presque miraculeux que ce grand artiste croyant, au sein d’un peuple athée.
Mais Olivier, haussant doucement les épaules, lui demandait dans quel pays d’Europe on pouvait trouver un peintre dévoré du souffle de la Bible, à l’égal du puritain François Millet; – un savant plus pénétré de foi ardente et humble que le lucide Pasteur, prosterné devant l’idée de l’infini, et, quand cette pensée s’emparait de son esprit, «dans une poignante angoisse», – comme il disait lui-même, – «demandant grâce à sa raison, tout près d’être saisi par la sublime folie de Pascal». Le catholicisme n’était pas plus une gêne pour le réalisme héroïque du premier de ces deux hommes que pour la raison passionnée de l’autre, parcourant d’une marche sûre, sans dévier d’un pas, «les cercles de la nature élémentaire, la grande nuit de l’infiniment petit, les derniers abîmes de l’être, où naît la vie». Chez le peuple de province, d’où ils étaient sortis, ils avaient puisé cette foi, qui couvait toujours dans la terre de France, et qu’essayait en vain de nier la faconde de quelques démagogues. Olivier la connaissait bien, cette foi: il l’avait portée dans son sein.
Il montrait à Christophe le magnifique mouvement de rénovation catholique, tenté pendant vingt-cinq ans, l’effort brûlant de la pensée chrétienne en France pour épouser la raison, la liberté, la vie; ces prêtres admirables qui avaient le courage, ainsi que disait l’un d’eux, «de se faire baptiser hommes», qui revendiquaient pour le catholicisme le droit de tout comprendre et de s’unir à toute pensée loyale: car «toute pensée loyale, même quand elle se trompe, est sacrée et divine»; ces milliers de jeunes catholiques, formant le vœu généreux de bâtir une République chrétienne, libre, pure, fraternelle, ouverte à tous les hommes de bonne volonté; et, malgré les campagnes odieuses, les accusations d’hérésie, les perfidies de droite et de gauche, – (surtout de droite) – dont ces grands chrétiens étaient l’objet, la petite légion moderniste, avançant dans le rude défilé qui menait à l’avenir, le front serein, résignée aux épreuves, sachant qu’on ne peut rien édifier de durable, sans le cimenter de ses larmes et de son sang.
Le même souffle d’idéalisme vivant et de libéralisme passionné ranimait les autres religions en France. Un frisson de vie nouvelle parcourait les vastes corps engourdis du protestantisme et du judaïsme. Tous s’appliquaient, avec une noble émulation, à créer la religion d’une humanité libre, qui ne sacrifiât rien, ni de ses puissances d’enthousiasme, ni de ses puissances de raison.
Cette exaltation religieuse n’était pas le privilège des religions; elle était l’âme du mouvement révolutionnaire. Elle prenait là un caractère tragique; Christophe n’avait vu jusqu’alors que le bas socialisme, – celui des politiciens, qui faisaient miroiter aux yeux de leur clientèle affamée le rêve enfantin et grossier du Bonheur, ou, pour parler plus franc, du Plaisir universel que la Science, aux mains du Pouvoir, devait, disaient-ils, leur procurer. Contre cet optimisme nauséabond Christophe voyait se dresser la réaction mystique et forcenée de l’élite qui guidait au combat les Syndicats ouvriers. C’était un appel à «la guerre, qui engendre le sublime, qui seule peut redonner au monde mourant un sens, un but, un idéal». Ces grands Révolutionnaires, qui vomissaient le socialisme «bourgeois, marchand, pacifiste, à l’anglaise», lui opposaient une conception tragique de l’univers, «dont l’antagonisme est la loi», qui vit de sacrifice, de sacrifice perpétuel, constamment renouvelé. – Si l’on pouvait douter que l’armée que ces chefs lançaient à l’assaut du vieux monde, comprît ce mysticisme guerrier appliquant à l’action violente Kant et Nietzsche à la fois, ce n’en était pas moins un spectacle saisissant que cette aristocratie révolutionnaire, dont le pessimisme enivré, la fureur de vie héroïque, la foi exaltée dans la guerre et dans le sacrifice, semblaient l’idéal militaire et religieux d’un Ordre Teutonique ou de Samouraï Japonais.
Rien de plus français, pourtant: c’était une race française, dont les traits se conservaient immuables depuis des siècles. Par les yeux d’Olivier, Christophe les retrouvait dans les tribuns et les proconsuls de la Convention, dans certains des penseurs, des hommes d’action, des réformateurs français de l’Ancien Régime. Calvinistes, jansénistes, jacobins, syndicalistes, partout le même esprit d’idéalisme pessimiste, luttant avec la nature, sans illusions et sans découragement, – l’armature de fer qui soutient la nation, – souvent en la broyant.
Christophe respirait le souffle de ces luttes mystiques, et il commençait à comprendre la grandeur de ce fanatisme, où la France apportait une loyauté intransigeante, dont les autres nations, plus familières avec les combinazioni, n’avaient aucune idée. Comme tous les étrangers, il s’était donné d’abord le plaisir de faire des plaisanteries faciles sur la contradiction, trop manifeste, entre l’esprit despotique des Français et la formule magique dont leur République marquait au front les édifices. Pour la première fois, il entrevit le sens de la Liberté belliqueuse qu’ils adoraient, – l’épée menaçante de la Raison. Non, ce n’était pas pour eux une simple rhétorique, une idéologie vague, comme il l’avait cru. Chez un peuple où les besoins de la raison étaient les premiers de tous, la lutte pour la raison dominait toutes les autres. Qu’importait que cette lutte parût absurde aux peuples qui se disaient pratiques? À un regard profond, les luttes pour la conquête du monde, pour l’empire ou pour l’argent, ne se montrent pas moins vaines; et des unes et des autres, dans un million d’années, il ne restera rien. Mais si ce qui donne son prix à la vie, c’est l’intensité de la lutte, où s’exaltent toutes les forces de l’être jusqu’à son sacrifice à un Être supérieur, peu de combats honorent plus la vie que l’éternelle bataille livrée en France pour ou contre la raison. Et à ceux qui en ont goûté l’âpre saveur, la tolérance apathique, tant vantée, des Anglo-Saxons, paraît fade et peu virile. Les Anglo-Saxons la rachètent, en trouvant ailleurs l’emploi de leur énergie. Mais leur énergie n’est point là. La tolérance n’est grande que quand, au milieu des partis, elle est un héroïsme. Dans l’Europe d’alors, elle n’était le plus souvent qu’indifférence, manque de foi, manque de vie. Les Anglais, arrangeant à leur usage une parole de Voltaire, se vantent volontiers que «la diversité des croyances a produit plus de tolérance en Angleterre» que ne l’a fait en France la Révolution. – C’est qu’il y a plus de foi dans la France de la Révolution que dans les croyances de l’Angleterre.
De ce cercle d’airain de l’idéalisme guerrier, des batailles de la Raison, – comme Virgile guidait Dante, Olivier conduisit Christophe par la main au sommet de la montagne, où se tenait, silencieuse et sereine, la petite élite des Français vraiment libres.
Nuls hommes plus libres au monde. La sérénité de l’oiseau qui plane dans le ciel immobile… À ces hauteurs, l’air était si pur, si raréfié, que Christophe avait peine à respirer. On voyait là des artistes qui prétendaient à la liberté illimitée du rêve, – subjectivistes effrénés, méprisant, comme Flaubert, «les brutes qui croient à la réalité des choses»; – des penseurs, dont la pensée ondoyante et multiple, se calquant sur le flot sans fin des choses mouvantes, allait «coulant et roulant sans cesse», ne se fixant nulle part, nulle part ne rencontrant le sol résistant, le roc, et «ne peignait pas l’être, mais peignait le passage», comme disait Montaigne, «le passage éternel, de jour en jour, de minute en minute»; – des savants qui savaient le vide et le néant universel, où l’homme a fabriqué sa pensée, son Dieu, son art, sa science, et qui continuaient à créer le monde et ses lois, ce rêve puissant d’un jour. Ils ne demandaient pas à la science le repos, le bonheur, ni même la vérité: – car ils doutaient de l’atteindre; – ils l’aimaient pour elle-même, parce qu’elle était belle, seule belle, seule réelle. Sur les cimes de la pensée, on voyait ces savants, pyrrhoniens [4] passionnés, indifférents à la souffrance, aux déceptions, et presque à la réalité, écoutant, les yeux fermés, le concert silencieux des âmes, la délicate et grandiose harmonie des nombres et des formes. Ces grands mathématiciens, ces libres philosophes, – les esprits les plus rigoureux et les plus positifs du monde, – étaient à la limite de l’extase mystique; ils creusaient le vide autour d’eux; suspendus sur le gouffre, ils se grisaient de son vertige; dans la nuit sans bornes ils faisaient luire, avec une sublime allégresse, l’éclair de la pensée.
Christophe, penché auprès d’eux, essayait de regarder aussi; et la tête lui tournait. Lui, qui se croyait libre, parce qu’il s’était dégagé de toute autre loi que celles de sa conscience, il sentait, avec effarement, combien il l’était peu, auprès de ces Français affranchis même de toute loi absolue de l’esprit, de tout impératif catégorique, de toute raison de vivre. Pourquoi donc vivaient-ils?
– Pour la joie d’être libre, répondait Olivier.
Mais Christophe, qui perdait pied dans cette liberté, en arrivait à regretter le puissant esprit de discipline, l’autoritarisme allemand; et il disait:
– Votre joie est un leurre, le rêve d’un fumeur l’opium. Vous vous grisez de liberté, vous oubliez la vie. La liberté absolue, c’est la folie pour l’esprit, l’anarchie pour l’État… La liberté! Qui est libre, en ce monde? Qui est libre dans votre République? – Les gredins. Vous, les meilleurs, vous êtes étouffés. Vous ne pouvez plus que rêver. Bientôt, vous ne pourrez même plus rêver.
– N’importe! dit Olivier. Tu ne peux savoir, mon pauvre Christophe, les délices d’être libre. Ils valent bien qu’on les paye de risques, de souffrances, et même de la mort. Être libre, sentir que tous les esprits sont libres autour de soi, – oui, même les gredins: c’est une volupté inexprimable; il semble que l’âme nage dans l’air infini. Elle ne pourrait plus vivre ailleurs. Que me fait la sécurité que tu m’offres, le bel ordre, la discipline impeccable, entre les quatre murs de ta caserne impériale? J’y mourrais, asphyxié. De l’air! Toujours plus d’air! Toujours plus de liberté!
– Il faut des lois au monde, dit Christophe. Tôt ou tard, le maître vient.
Mais Olivier, railleur, rappela à Christophe la parole du vieux Pierre de l’Estoile:
Il est aussi peu en la puissance de toute la
faculté terrienne d’en garder la liberté
françoise de parler, comme
d’enfouir le soleil en terre,
ou l’enfermer
dedans un
trou.
Christophe s’habituait peu à peu à l’air de la liberté illimitée. Des sommets de la pensée française, où rêvent les esprits qui sont toute lumière, il regardait à ses pieds les pentes de la montagne, où l’élite héroïque qui lutte pour une foi vivante, quelle que soit cette foi, s’efforce éternellement de parvenir au faîte: – ceux qui mènent la guerre sainte contre l’ignorance, la maladie, la misère; la fièvre d’inventions, le délire raisonné des Prométhées et des Icares modernes, qui conquièrent la lumière et frayent les routes de l’air; le combat gigantesque de la science contre la nature; – plus bas, troupe silencieuse, les hommes et les femmes de bonne volonté, les cœurs braves et humbles, qui, au prix de mille peines, ont atteint à mi-côte, et ne peuvent aller plus haut, rivés à une vie médiocre, se brûlant en secret dans d’obscurs dévouements; – plus bas, au pied du mont, dans l’étroit défilé entre les pentes escarpées, la bataille sans fin, les fanatiques d’idées abstraites, d’instincts aveugles, qui s’étreignent furieusement et ne se doutent point qu’il y a quelque chose au delà, au-dessus de la muraille de rochers qui les enserre; – plus bas, les marécages et le bétail vautré dans son fumier. – Et partout, ça et là, le long des flancs du mont, les fraîches fleurs de l’art, les fraisiers parfumés de musique, le chant des sources et des oiseaux poètes.
Et Christophe demanda à Olivier:
– Où est votre peuple? Je ne vois que des élites, bonnes ou malfaisantes.
Olivier répondit:
– Le peuple? Il cultive son jardin. Il ne s’inquiète pas de nous. Chaque groupe de l’élite essaie de l’accaparer. Il ne se soucie d’aucun. Naguère, il écoutait encore, au moins par distraction, le boniment des bateleurs politiques. À présent, il ne se dérange plus. Ils sont quelques millions qui n’usent même pas de leurs droits d’électeurs. Que les partis se cassent la tête entre eux, le peuple n’en a cure, à moins qu’en se battant ils ne viennent à fouler ses champs: auquel cas il se fâche et étrille au hasard l’un et l’autre partis. Il n’agit pas, il réagit, peu importe dans quel sens, contre les exagérations qui gênent son travail et son repos. Rois, empereurs, républiques, curés, francs-maçons, socialistes, quels que soient ses chefs, tout ce qu’il leur demande, c’est de le protéger contre les grands dangers communs: la guerre, le désordre, les épidémies, – et, pour le reste, qu’il puisse en paix cultiver son jardin. Au fond, il pense:
– Est-ce que ces animaux-là ne me laisseront pas tranquille?
Mais ces animaux-là sont si bêtes qu’ils harcèlent le bonhomme et qu’ils n’auront pas de cesse qu’il ne prenne enfin sa fourche et ne les flanque à la porte, – comme il arrivera, quelque jour, de nos maîtres de l’heure. Jadis, il s’est emballé pour de grandes entreprises. Cela lui arrivera peut-être encore, quoiqu’il ait jeté sa gourme depuis longtemps; en tout cas, ses emballements ne durent guère; vite, il revient à sa compagne séculaire: la terre. C’est elle qui attache les Français à la France, beaucoup plus que les Français. Ils sont tant de peuples différents qui travaillent depuis des siècles, côte à côte, sur cette brave terre, que c’est elle qui les unit: elle est leur grand amour. À travers heur et malheur, ils la cultivent sans cesse; et tout leur en est bon, les moindres lopins du sol.
Christophe regardait. Aussi loin qu’on pût voir, le long de la route, autour des marécages, sur la pente des rochers, parmi les champs de bataille et les ruines de l’action, la montagne et la plaine de France, tout était cultivé: c’était le grand jardin de la civilisation européenne. Son charme incomparable ne tenait pas moins à la bonne terre féconde qu’à l’effort opiniâtre d’un peuple infatigable, qui jamais, depuis des siècles, n’avait cessé de la remuer, de l’ensemencer et de la faire plus belle.
L’étrange peuple! Chacun le dit inconstant; et rien en lui ne change. Les yeux avertis d’Olivier retrouvaient dans la statuaire gothique tous les types des provinces d’aujourd’hui; de même que dans les crayons des Clouet ou des Dumoustier, les figures fatiguées et ironiques des mondains et des intellectuels; ou dans la peinture des Lenain, l’esprit et les yeux clairs des ouvriers et des paysans d’Île-de-France ou de Picardie. La pensée d’autrefois circulait à travers les consciences d’aujourd’hui. L’esprit de Pascal était vivant, non seulement chez l’élite raisonneuse et religieuse, mais chez d’obscurs bourgeois, ou chez des syndicalistes révolutionnaires. L’art de Corneille et de Racine était vivant pour le peuple; un petit employé de Paris se sentait plus proche d’une tragédie du temps du roi Louis XIV que d’un roman de Tolstoï ou d’un drame d’Ibsen. Les chants du moyen-âge, le vieux Tristan français, avaient plus de parenté avec les Français modernes que le Tristan de Wagner. Les fleurs de la pensée, qui, depuis le XIIe siècle, ne cessaient de s’épanouir dans le parterre français, si diverses qu’elles fussent, étaient parentes entre elles; et toutes étaient différentes de tout ce qui les entourait.
Christophe ignorait trop la France pour bien saisir la constance de ses traits. Ce qui le frappait surtout dans ce riche paysage, c’était le morcellement extrême de la terre. Comme le disait Olivier, chacun avait son jardin; et chaque lopin était séparé des autres par des murs, des haies vives, des clôtures de toute sorte. Tout au plus s’il y avait, ça et là, quelques prés et quelques bois communaux, ou si les habitants d’un côté de la rivière se trouvaient forcément plus rapprochés entre eux que de ceux de l’autre côté. Chacun s’enfermait chez soi; et il semblait que cet individualisme jaloux, au lieu de s’affaiblir après des siècles de voisinage, fût plus fort que jamais. Christophe pensait:
– Comme ils sont seuls!
Rien de plus caractéristique, en ce sens, que la maison où habitaient Christophe et Olivier. C’était un monde en raccourci, une petite France honnête et laborieuse, sans rien qui rattachât entre eux ses divers éléments. Cinq étages, une vieille maison branlante qui s’inclinait sur le côté, avec ses planchers qui craquaient et ses plafonds vermoulus. La pluie entrait chez Christophe et Olivier qui logeaient sous le toit; on avait dû se décider à faire venir les ouvriers, pour rafistoler tant bien que mal la toiture: Christophe les entendait travailler et causer, au-dessus de sa tête. Il y en avait un, qui l’amusait et l’agaçait; il ne s’interrompait pas un instant de parler tout seul, rire, chanter, dire des balivernes, siffler des inepties, causer avec soi-même, sans cesser de travailler; il ne pouvait rien faire, sans annoncer, ce qu’il faisait:
– Je vas encore mettre un clou. Où est-ce qu’est mon outil? Je mets un clou. J’en mets deux. Encore un coup de marteau! Là, ma vieille, ça y est…
Lorsque Christophe jouait, il se taisait un moment, écoutait, puis sifflait de plus belle; aux passages entraînants, il marquait la mesure sur le toit, à grands coups de marteau. Christophe exaspéré finit par grimper sur une chaise, et passa la tête par la lucarne de la mansarde pour lui dire des injures. Mais à peine l’eut-il vu, à califourchon sur le toit, avec sa bonne figure joviale, la joue gonflée de clous, qu’il éclata de rire, et l’homme en fit autant. Christophe, oubliant ses griefs, se mit à causer. À la fin, il se rappela pourquoi il s’était mis à la fenêtre:
– Ah! à propos, dit-il, je voulais vous demander: est-ce que mon piano ne vous gêne pas?
L’autre l’assura que non; mais il le pria de jouer des airs moins lents, parce que, comme il suivait la mesure, cela le retardait dans son travail. Ils se quittèrent bons amis. En un quart d’heure, ils avaient échangé plus de paroles que Christophe n’en dit, en six mois, à tous ceux qui habitaient sa maison.
Deux appartements par étage, l’un de trois pièces, l’autre de deux seulement. Pas de chambres de domestiques: chaque ménage faisait son propre service, sauf les locataires du rez-de-chaussée et du premier, qui occupaient les deux appartements réunis.
Au cinquième, Christophe et Olivier avaient comme voisin de palier l’abbé Corneille, un prêtre d’une quarantaine d’années, fort instruit, d’esprit libre, de large intelligence, ancien professeur d’exégèse dans un grand séminaire, et récemment censuré par Rome, pour son esprit moderniste. Il avait accepté le blâme, sans se soumettre au fond, mais en silence, n’essayant point de lutter, refusant les moyens qui lui étaient offerts d’exposer publiquement ses doctrines, fuyant le bruit, et préférant la ruine de ses pensées à l’apparence du scandale. Christophe n’arrivait pas à comprendre ce type de révolté résigné. Il avait essayé de causer avec lui; mais le prêtre, très poli, restait froid, ne parlait de rien de ce qui l’intéressait le plus, mettait sa dignité à se murer vivant.
À l’étage au-dessous, dans l’appartement identique à celui des deux amis, habitait une famille Élie Elsberger: un ingénieur, sa femme, et leurs deux petites filles de sept à dix ans: gens distingués, sympathiques, vivant renfermés chez eux, surtout par fausse honte de leur situation gênée. La jeune femme, qui faisait vaillamment son ménage, en était mortifiée; elle eût accepté le double de fatigue pour que personne n’en sût rien: c’était encore là un sentiment qui échappait à Christophe. Ils étaient de famille protestante, et de l’Est de la France. Tous deux avaient été, quelques années avant, emportés par l’ouragan de l’Affaire Dreyfus; ils s’étaient passionnés pour cette cause, jusqu’à la frénésie, comme des milliers de Français sur qui, pendant sept ans, passa le vent furieux de cette sainte hystérie. Ils y avaient sacrifié leur repos, leur situation, leurs relations; ils y avaient brisé de chères amitiés; ils avaient failli y ruiner leur santé. Pendant des mois, ils n’en dormaient plus, ils n’en mangeaient plus, ils ressassaient indéfiniment les mêmes arguments, avec un acharnement de maniaques; ils s’exaltaient l’un l’autre; malgré leur timidité et leur peur du ridicule, ils avaient pris part à des manifestations, parlé dans des meetings; ils en revenaient, la tête hallucinée, le cœur malade; et ils pleuraient ensemble, la nuit. Ils avaient dépensé dans le combat une telle force d’enthousiasme et de passions que, lorsque la victoire était venue, il ne leur en restait plus assez pour se réjouir; ils en étaient demeurés vidés d’énergie, fourbus, pour la vie. Si hautes avaient été les espérances, si pure l’ardeur du sacrifice que le triomphe avait paru dérisoire, au prix de ce qu’on avait rêvé. Pour ces âmes tout d’une pièce, où il n’y avait place que pour une seule vérité, les transactions de la politique, les compromis de leurs héros avaient été une déception amère. Ils avaient vu leurs compagnons de luttes, ces gens qu’ils avaient crus animés de la même passion unique pour la justice, – uns fois l’ennemi vaincu, se ruer à la curée, s’emparer du pouvoir, rafler les honneurs et les places, et piétiner la justice: chacun son tour!… Seule, une poignée d’hommes restés fidèles à leur foi, pauvres, isolés, rejetés par tous les partis, et les rejetant tous, se tenaient dans l’ombre, à l’écart les uns des autres, rongés de tristesse et de neurasthénie, n’espérant plus en rien, avec le dégoût des hommes et la lassitude écrasante de la vie. L’ingénieur et sa femme étaient de ces vaincus.
Ils ne faisaient aucun bruit dans la maison; ils avaient une peur maladive de gêner leurs voisins, d’autant plus qu’ils souffraient d’être gênés par eux, et qu’ils mettaient leur orgueil à ne pas s’en plaindre. Christophe avait pitié des deux petites filles, dont les élans de gaieté, le besoin de crier, de sauter et de rire, étaient, à tout instant, comprimés. Il adorait les enfants, et il faisait mille amitiés à ses petites voisines, quand il les rencontrait dans l’escalier. Les fillettes, d’abord intimidées, n’avaient pas tardé à se familiariser avec Christophe, qui avait toujours pour elles quelque drôlerie à raconter, ou quelque friandise; elles parlaient de lui à leurs parents; et ceux-ci, qui avaient commencé par voir ces avances, d’un assez mauvais œil, se laissèrent gagner par l’air de franchise de leur bruyant voisin, dont ils avaient maudit plus d’une fois le piano et le remue-ménage endiablé, au-dessus de leurs têtes: – (car Christophe, qui étouffait dans sa chambre, tournait comme un ours en cage.) – Ce ne fut pas sans peine qu’ils lièrent conversation. Les manières un peu rustres de Christophe donnaient parfois un haut-le-corps à Élie Elsberger. Vainement, l’ingénieur voulut maintenir le mur de réserve, derrière lequel il s’abritait: impossible de résister à l’impétueuse bonne humeur de cet homme qui vous regardait avec de braves yeux affectueux. Christophe arrachait de loin en loin quelques confidences à son voisin. Elsberger était un curieux esprit, courageux et apathique, chagrin et résigné. Il avait l’énergie de porter avec dignité une vie difficile, mais non pas de la changer. On eût dit qu’il lui savait gré de justifier son pessimisme. On venait de lui offrir au Brésil une situation avantageuse, une entreprise à diriger; mais il avait refusé, par crainte des risques du climat pour la santé des siens.
– Eh bien, laissez-les, dit Christophe. Allez seul, et faites fortune pour eux.
– Les laisser! s’était écrié l’ingénieur. On voit bien que vous n’avez pas d’enfants.
– Si j’en avais, je penserais de même.
– Jamais! Jamais!… Et puis, laisser le pays!… Non. J’aime mieux souffrir ici.
Christophe trouvait singulière cette façon d’aimer son pays et les siens, qui consistait à végéter ensemble. Olivier la comprenait:
– Pense donc! disait-il, risquer de mourir là-bas, sur une terre qui ne vous connaît pas, loin de ceux qu’on aime! Tout vaut mieux que cette horreur. Et puis, pour quelques années qu’on a à vivre, cela ne vaut pas la peine de tant s’agiter!…
– Comme s’il fallait penser toujours à mourir! disait Christophe, en haussant les épaules. Et même si cela arrive, est-ce que ce n’est pas mieux de mourir en luttant pour le bonheur de ceux qu’on aime, que de s’éteindre dans l’apathie?
Sur le même palier, dans le petit appartement du quatrième étage, logeait un ouvrier électricien, nommé Aubert. – Si celui-là vivait isolé du reste de la maison, ce n’était point tout à fait sa faute. Cet homme, sorti du peuple, avait le désir passionné de n’y plus jamais rentrer. Petit, l’air souffreteux, il avait le front dur, une barre au-dessus des yeux, dont le regard vif et droit s’enfonçait comme une vrille; la moustache blonde, la bouche persifleuse, un parler sifflotant, la voix voilée, un foulard autour du cou, la gorge toujours malade, irritée encore par sa manie perpétuelle de fumer, une activité fébrile, un tempérament de phtisique. Mélange de fatuité, d’ironie, d’amertume, qui recouvraient un esprit enthousiaste, emphatique, naïf, mais constamment déçu par la vie. Bâtard de quelque bourgeois qu’il n’avait pas connu, élevé par une mère qu’il était impossible de respecter, il avait vu bien des choses tristes et sales dans sa petite enfance. Il avait fait toutes sortes de métiers, voyagé beaucoup en France. Avec une volonté admirable de s’instruire, il s’était formé seul, au prix d’efforts inouïs; il lisait tout: histoire, philosophie, poètes décadents; il était au courant de tout: théâtre, expositions, concerts; il avait un culte attendrissant de la littérature et de la pensée bourgeoise: elles le fascinaient. Il était imbibé de l’idéologie vague et brûlante qui faisait délirer les bourgeois des premiers temps de la Révolution. Il croyait avec certitude à l’infaillibilité de la raison, au progrès illimité, – quo non ascendam? – à l’avènement prochain du bonheur sur la terre, à la science omnipotente, à l’Humanité-Dieu, et à la France, fille aînée de l’Humanité. Il avait un anticléricalisme enthousiaste et crédule qui traitait toute religion, – surtout le catholicisme, – d’obscurantisme, et voyait dans le prêtre l’ennemi-né de la lumière. Socialisme, individualisme, chauvinisme, se heurtaient dans sa tête. Il était humanitaire d’esprit, despotique de tempérament, et anarchiste de fait. Orgueilleux, il savait les manques de son éducation, et, dans la conversation, il était très prudent; il faisait son profit de ce qu’on disait devant lui, mais il ne voulait pas demander conseil: cela l’humiliait; or, quelles que fussent son intelligence et son adresse, elles ne pouvaient pas tout à fait suppléer à l’éducation. Il s’était mis en tête d’écrire. Comme nombre de gens en France qui n’ont pas appris, il avait le don du style, et il voyait bien; mais il pensait confusément. Il avait montré quelques pages de ses élucubrations à un grand homme de journal en qui il croyait, et qui s’était moqué de lui. Profondément humilié, depuis lors, il ne parlait plus à personne de ce qu’il faisait. Mais il continuait d’écrire: ce lui était un besoin de se répandre et une joie orgueilleuse. Il était très satisfait de ses pages éloquentes et de ses pensées philosophiques, qui ne valaient pas un liard. Et il ne faisait nul cas de ses notations de la vie réelle qui étaient excellentes. Il avait la marotte de se croire philosophe et de vouloir composer du théâtre social, des romans à idées. Il résolvait sans peine les questions insolubles, et il découvrait l’Amérique, à chaque pas. Quand il s’apercevait ensuite qu’elle était découverte, il en était déçu, un peu amer; il n’était pas loin d’en accuser l’intrigue. Il brûlait d’un amour de la gloire et d’une ardeur de dévouement, qui souffrait de ne pas trouver comment s’employer. Son rêve eût été d’être un grand homme de lettres, de faire partie de cette élite écrivassière, qui lui apparaissait revêtue d’un prestige surnaturel. Malgré son désir de se faire illusion, il avait trop de bon sens et d’ironie pour ne pas savoir qu’il n’avait aucune chance pour cela. Mais il eût voulu vivre au moins dans cette atmosphère de pensée bourgeoise, qui de loin lui semblait lumineuse. Ce désir, bien innocent, avait le tort de lui rendre pénible la société des gens avec qui sa condition l’obligeait à vivre. Et comme la société bourgeoise, dont il cherchait à se rapprocher, lui tenait porte close, il en résultait qu’il ne voyait personne. Aussi Christophe n’eut-il aucun effort à faire pour entrer en relations avec lui. Il dut plutôt, très vite, s’en garer: sans quoi, Aubert eût été plus souvent chez Christophe que chez lui. Il était trop heureux de trouver un artiste à qui parler musique, théâtre, etc. Mais Christophe, comme on l’imagine, n’y trouvait pas le même intérêt: avec un homme du peuple, il eût préféré causer du peuple. Or c’était ce que l’autre ne voulait, ne savait plus.
À mesure qu’on descendait aux étages inférieurs, les rapports devenaient naturellement plus lointains entre Christophe et les autres locataires. Au reste, il eût fallu avoir je ne sais quel secret magique, un Sésame, ouvre-toi, pour pénétrer chez les gens du troisième. – D’un côté, habitaient deux dames, qui s’hypnotisaient dans un deuil déjà ancien: Mme Germain, femme de trente-cinq ans, qui avait perdu son mari et sa petite fille, et vivait en recluse, avec sa belle-mère, âgée et dévote. – De l’autre côté du palier, était installé un personnage énigmatique, d’âge indécis, entre cinquante et soixante ans, avec une fillette d’une dizaine d’années. Il était chauve, avait une belle barbe bien soignée, une façon de parler douce, des manières distinguées, des mains aristocratiques. On le nommait: M. Watelet. On le disait anarchiste, révolutionnaire, étranger, on ne savait trop de quel pays, Russe ou Belge. En réalité il était Français du Nord, et il n’était plus guère révolutionnaire; mais il vivait sur sa réputation passée. Mêlé à la Commune de 71, condamné à mort, il avait échappé, il ne savait lui-même comment; et pendant une dizaine d’années, il avait vécu un peu partout en Europe. Il avait été le témoin de tant de vilenies pendant la tourmente parisienne, et après, et aussi dans l’exil, et aussi depuis son retour, parmi ses anciens compagnons ralliés au pouvoir, et aussi dans les rangs de tous les partis révolutionnaires, qu’il s’était retiré d’eux, gardant pacifiquement ses convictions pour lui-même, sans tache, et inutiles. Il lisait beaucoup, écrivait un peu des livres doucement incendiaires, tenait – (à ce qu’on prétendait) – les fils de mouvements anarchistes très lointains, dans l’Inde, ou dans l’Extrême-Orient, s’occupait de la révolution universelle, et, en même temps, de recherches non moins universelles, mais d’aspect plus débonnaire: une langue mondiale, une méthode nouvelle pour l’enseignement populaire de la musique. Il ne frayait avec personne dans la maison; il se contentait d’échanger avec ceux qu’il rencontrait des saluts excessivement polis. Il consentit pourtant à dire à Christophe quelques mots de sa méthode musicale. C’était ce qui pouvait le moins intéresser Christophe: les signes de sa pensée ne lui importaient guère; en quelque langue que ce fût, il fût toujours parvenu à l’exprimer. Mais l’autre n’en démordait point et continuait d’expliquer son système, avec un doux entêtement; du reste de sa vie, Christophe ne put rien savoir. Aussi, quand il le croisait dans l’escalier, ne s’arrêtait-il plus que pour regarder la fillette qui, toujours l’accompagnait: une petite enfant blonde, pâlotte, de sang pauvre, les yeux bleus, le profil d’un dessin un peu sec, le corps frêle, l’air souffreteux et pas très expressif. Il croyait, comme tout le monde, qu’elle était la fille de Watelet. Elle était orpheline, fille d’ouvriers; Watelet l’avait adoptée, à l’âge de quatre ou cinq ans, après la mort des parents dans une épidémie. Il s’était pris d’un amour presque sans bornes pour les enfants pauvres. C’était chez lui une tendresse mystique, à la Vincent de Paul. Comme il se méfiait de toute charité officielle et qu’il savait que penser des associations philanthropiques, il faisait la charité seul; il s’en cachait: il y trouvait une jouissance secrète. Il avait appris la médecine, afin de se rendre utile. Un jour qu’il était entré chez un ouvrier du quartier, il avait trouvé des malades, il s’était mis à les soigner; il avait quelques connaissances médicales, il entreprit de les compléter. Il ne pouvait voir un enfant souffrir: cela le déchirait. Mais aussi, quelle joie exquise, quand il était parvenu à arracher au mal un de ces pauvres petits êtres, quand un pâle sourire reparaissait, sur le visage maigriot! Le cœur de Watelet se fondait. Minutes de paradis… Elles lui faisaient oublier les ennuis qu’il avait trop souvent avec ses obligés. Car il était rare qu’ils lui témoignassent de la reconnaissance. La concierge était furieuse de voir tant d’individus aux pieds sales monter son escalier: elle se plaignait aigrement. Le propriétaire, inquiet de ces réunions d’anarchistes, faisait des observations. Watelet songeait à quitter l’appartement; mais il lui en coûtait: il avait ses petites manies; il était doux et tenace, il laissait dire.
Christophe gagna un peu sa confiance, par l’amour qu’il témoignait aux enfants. Ce fut le lien commun. Christophe ne pouvait rencontrer la fillette, sans un serrement de cœur: par une de ces mystérieuses analogies de formes, que l’instinct perçoit en dehors de la conscience, l’enfant lui rappelait la petite fille de Sabine, son premier et lointain amour, l’ombre éphémère, dont la grâce silencieuse ne s’effaçait pas de son cœur. Aussi s’intéressait-il à la petite pâlotte, qu’on ne voyait jamais ni sauter, ni courir, dont on entendait à peine la voix, qui n’avait aucune amie de son âge, qui était toujours seule, muette, s’amusant à des jeux immobiles et sans bruit, avec une poupée ou un morceau de bois, remuant les lèvres, tout bas, pour se raconter une histoire. Elle était affectueuse et indifférente; il y avait en elle quelque chose d’étranger, d’incertain; mais le père adoptif ne le voyait pas: il aimait. Hélas! cet incertain, cet étranger n’existe-t-il pas toujours, même dans les enfants de notre chair?… – Christophe essaya de faire connaître à la petite solitaire les fillettes de l’ingénieur. Mais de la part de Elsberger comme de Watelet, il se heurta à une fin de non-recevoir, polie, catégorique. Ces gens-là semblaient mettre leur point d’honneur à s’enterrer vivants, chacun dans une case à part. À la rigueur, ils eussent consenti, chacun, à aider l’autre; mais chacun avait peur qu’on ne crût que c’était lui qui avait besoin d’aide; et comme, des deux côtés, l’amour-propre était le même, – la même aussi, la situation précaire, – il n’y avait pas d’espoir qu’aucun d’eux se décidât le premier à tendre la main à l’autre.
Le grand appartement du second étage restait presque toujours vide. Le propriétaire de la maison se l’était réservé; et il n’était jamais là. C’était un ancien commerçant, qui avait arrêté net ses affaires, aussitôt qu’il avait réalisé un certain chiffre de fortune, qu’il s’était fixé. Il passait la majeure partie de l’année hors de Paris: l’hiver, dans un hôtel de la Côte d’Azur; l’été, sur une plage de Normandie, vivant en petit rentier, qui se donne à peu de frais l’illusion du luxe, en regardant le luxe des autres, et en menant, comme eux, une vie inutile.
Le petit appartement était loué à un couple sans enfants: M. et Mme Arnaud. Le mari, qui avait quarante à quarante-cinq ans, était professeur dans un lycée. Accablé d’heures de cours, de copies, de répétitions, il n’avait pu arriver à écrire sa thèse; il avait fini par y renoncer. La femme, de dix ans plus jeune, était gentille, excessivement timide. Intelligents tous deux, instruits, s’aimant bien, ils ne connaissaient personne et ne sortaient jamais de chez eux. Le mari n’avait pas le temps. La femme avait trop de temps; mais c’était une brave petite, qui combattait ses accès de mélancolie, et qui surtout les cachait, s’occupant du mieux qu’elle pouvait, lisant, prenant des notes pour son mari, recopiant les notes de son mari, raccommodant les habits de son mari, se faisant elle-même ses robes, ses chapeaux. Elle eût bien voulu aller de temps en temps au théâtre; mais Arnaud n’y tenait guère: il était trop fatigué, le soir. Et elle se résignait.
Leur grande joie était la musique. Ils l’adoraient. Il ne savait pas jouer; et elle n’osait pas, bien qu’elle sût; quand elle jouait devant quelqu’un, même devant son mari, on eût dit un enfant qui pianotait. Cela leur suffisait pourtant; et Gluck, Mozart, Beethoven, qu’ils balbutiaient, étaient pour eux des amis; ils savaient leur vie en détail, et leurs souffrances les pénétraient d’amour. Les beaux livres aussi, les bons livres, lus en commun, étaient un bonheur. Mais il n’y en a guère dans la littérature d’aujourd’hui: les écrivains ne s’occupent pas de ceux qui ne peuvent leur apporter ni réputation, ni plaisir, ni argent, comme ces humbles lecteurs, qu’on ne voit jamais dans le monde, qui n’écrivent nulle part, qui ne savent qu’aimer et se taire. Cette lumière silencieuse de l’art, qui prenait en ces cœurs honnêtes et religieux un caractère presque surnaturel, suffisait, avec leur affection commune, à les faire vivre en paix, assez heureux, quoique assez tristes – (cela ne se contredit point), – bien seuls, un peu meurtris. Ils étaient l’un et l’autre très supérieurs à leur position. M. Arnaud était plein d’idées; mais il n’avait ni le temps, ni le courage maintenant de les écrire. Il fallait trop se remuer pour faire paraître des articles, des livres: cela n’en valait pas la peine; vanité inutile! Il se jugeait si peu de chose auprès des penseurs qu’il aimait! Il aimait trop les belles œuvres d’art pour vouloir «faire de l’art»: il eût estimé cette prétention impertinente et ridicule. Son lot lui semblait de les répandre. Il faisait donc profiter ses élèves de ses idées: ils en feraient des livres plus tard, – sans le nommer, bien entendu. – Nul ne dépensait autant d’argent que lui, pour souscrire à des publications. Les pauvres sont toujours les plus généreux: ils achètent leurs livres; les autres se croiraient déshonorés, s’ils ne réussissaient à les avoir pour rien. Arnaud se ruinait en livres: c’était là son faible, son vice. Il en était honteux, il s’en cachait à sa femme. Elle ne le lui reprochait pourtant pas, elle en eût fait autant. – Ils formaient toujours de beaux projets d’économies, en vue d’un voyage en Italie, – qu’ils ne feraient jamais, ils le savaient trop bien; et ils riaient de leur incapacité à garder de l’argent. Arnaud se consolait. Sa chère femme lui suffisait, et sa vie de travail et de joies intérieures. Est-ce que cela ne lui suffisait pas aussi, à elle? – Elle disait: oui. Elle n’osait pas dire qu’il lui serait doux que son mari eût quelque réputation, qui rejaillirait un peu sur elle, qui éclairerait sa vie, qui y apporterait du bien-être: c’est beau, la joie intérieure; mais un peu de lumière du dehors fait tant de bien aussi!… Mais elle ne disait rien, parce qu’elle était timide; et puis, elle savait que même s’il voulait parvenir à la réputation, il ne serait pas sûr de pouvoir: trop tard, maintenant!… Leur plus gros regret était de ne pas avoir d’enfant. Ils se le cachaient mutuellement; et ils n’en avaient que plus de tendresse l’un pour l’autre: c’était comme si ces pauvres gens avaient eu à se faire pardonner. Mme Arnaud était bonne, affectueuse; elle eût aimé à se lier avec Mme Elsberger. Mais elle n’osait pas: on ne lui faisait aucune avance. Quant à Christophe, mari et femme n’eussent pas demandé mieux que de le connaître: ils étaient fascinés par sa lointaine musique. Mais, pour rien au monde, ils n’eussent fait les premiers pas: cela leur eût paru indiscret.
Le premier étage était occupé en entier par M. et Mme Félix Weil. De riches juifs, sans enfants, qui passaient six mois de l’année à la campagne, aux environs de Paris. Bien qu’ils fussent depuis vingt ans dans la maison – (ils y restaient par habitude, quoiqu’il leur eût été facile de trouver un appartement plus en rapport avec leur fortune), – ils y semblaient toujours des étrangers de passage. Ils n’avaient jamais adressé la parole à aucun de leurs voisins, et l’on n’en savait pas plus long sur eux qu’au premier jour. Ce n’était pas une raison pour qu’on se privât de les juger: bien au contraire. Ils n’étaient pas aimés. Et sans doute, ils ne faisaient rien pour cela. Pourtant, ils eussent mérité d’être un peu mieux connus: ils étaient l’un et l’autre d’excellentes gens, et d’intelligence remarquable. Le mari, âgé d’une soixantaine d’années, était assyriologue fort connu par des fouilles célèbres dans l’Asie centrale; esprit ouvert et curieux, comme la plupart des esprits de sa race, il ne se limitait pas à ses études spéciales; il s’intéressait à une infinité de choses: beaux-arts, questions sociales, toutes les manifestations de la pensée contemporaine. Elles ne suffisaient pas à l’occuper: car elles l’amusaient toutes, et aucune ne le passionnait. Il était très intelligent, trop intelligent, trop libre de tout lien, toujours prêt à détruire d’une main ce qu’il construisait de l’autre; car il construisait beaucoup: œuvres et théories; c’était un grand travailleur; par habitude, par hygiène d’esprit, il continuait de creuser patiemment et profondément son sillon dans la science, sans croire à l’utilité de ce qu’il faisait. Il avait toujours eu le malheur d’être riche: en sorte qu’il n’avait point connu l’intérêt de la lutte pour vivre; et depuis ses campagnes en Orient, dont il s’était lassé après quelques années, il n’avait plus accepté aucune fonction officielle. En dehors de ses travaux personnels, il s’occupait cependant, avec clairvoyance, de questions à l’ordre du jour, de réformes sociales d’un caractère pratique et immédiat, de la réorganisation de l’enseignement public en France; il lançait des idées, il créait des courants; il mettait en train de grandes machines intellectuelles, et il s’en dégoûtait aussitôt. Plus d’une fois, il avait scandalisé des gens que ses arguments avaient amenés à une cause, en leur faisant la critique la plus mordante et la plus décourageante de cette cause. Il ne le faisait pas exprès: c’était chez lui un besoin de nature; très nerveux, ironique, il avait peine à tolérer les ridicules des choses et des gens, qu’il voyait avec une perspicacité gênante. Et comme il n’est pas de belle cause, ni de bonnes gens, qui, vus sous un certain angle ou avec un grossissement, n’offrent des côtés ridicules, il n’en était pas non plus que son ironie respectât longtemps. Cela n’était point destiné à lui attirer des amis. Pourtant, il avait la meilleure volonté de faire du bien aux gens; il en faisait; mais on lui en savait peu de gré; ses obligés mêmes ne lui pardonnaient pas, en secret, de s’être aperçus ridicules, dans ses yeux. Il avait besoin de ne pas trop voir les hommes, pour les aimer. Non qu’il fût misanthrope. Il était trop peu sûr de soi pour ce rôle. Il était timide vis-à-vis de ce monde qu’il raillait; au fond, il n’était pas certain que le monde n’eût pas raison contre lui; il évitait de se montrer trop différent des autres, il s’étudiait à calquer sur eux ses façons et ses opinions apparentes. Mais il avait beau faire: il ne pouvait s’abstenir de les juger; il avait le sens aigu de toute exagération, de tout ce qui n’est pas simple; et il ne savait point cacher son agacement. Il était surtout sensible aux ridicules des Juifs, parce qu’il les connaissait mieux; et comme, malgré sa liberté d’esprit qui n’admettait pas les barrières des races, il se heurtait souvent à celles que lui opposaient les gens des autres races, – comme lui-même, en dépit qu’il en eût, se trouvait dépaysé dans la pensée chrétienne, il se repliait à l’écart, avec dignité, dans son labeur ironique, et dans l’affection profonde qu’il avait pour sa femme.
Le pire était que celle-ci n’était pas à l’abri de son ironie. C’était une femme bonne, active, désireuse de se rendre utile, toujours occupée d’œuvres charitables. D’une nature beaucoup moins complexe que son mari, elle était engoncée dans sa bonne volonté morale, et dans l’idée un peu raide, intellectuelle, mais très haute, qu’elle se faisait du devoir. Toute sa vie, assez mélancolique, sans enfants, sans grande joie, sans grand amour, reposait sur cette croyance morale, qui était surtout une volonté de croire. L’ironie du mari n’avait pas manqué de saisir la part de duperie volontaire qu’il y avait dans cette foi, et – (c’était plus fort que lui) – de s’égayer à ses dépens. Il était tissu de contradictions, il avait du devoir un sentiment qui n’était pas moins haut que celui de sa femme, et, en même temps, un impitoyable besoin d’analyser, de critiquer, de n’être pas dupe, qui lui faisait déchiqueter, mettre en pièces, son impératif moral. Il ne voyait pas qu’il sapait le sol sous les pas de sa femme; il la décourageait, d’une façon cruelle. Lorsqu’il le sentait, il en souffrait plus qu’elle; mais le mal était fait. Ils n’en continuaient pas moins de s’aimer fidèlement, de travailler, et de faire du bien. Mais la dignité froide de la femme n’était pas mieux jugée que l’ironie du mari; et comme ils étaient trop fiers pour proclamer le bien qu’ils faisaient, ou le désir qu’ils avaient d’en faire, on traitait leur réserve d’indifférence et leur isolement d’égoïsme. Et plus ils sentaient qu’on avait d’eux cette opinion, plus ils se seraient gardés de rien faire pour la combattre. Par réaction contre l’indiscrétion grossière de tant d’autres de leur race, ils étaient victimes d’un excès de réserve, où s’abritait beaucoup d’orgueil.
Quant au rez-de-chaussée, élevé de quelques marches au-dessus du petit jardin, il était habité par le commandant Chabran, un officier d’artillerie coloniale, en retraite; cet homme vigoureux, encore jeune, avait fait de brillantes campagnes au Soudan et à Madagascar; puis, brusquement, il avait tout envoyé promener, et s’était terré là, ne voulant plus entendre parler d’armée, passant ses journées à bouleverser ses plates-bandes, à étudier sans succès des exercices de flûte, à bougonner contre la politique, et à rabrouer sa fille, qu’il adorait: une jeune femme de trente ans, pas très jolie, mais aimable, qui se dévouait à lui, et ne s’était point mariée pour ne pas le quitter. Christophe les voyait souvent, en se penchant à sa fenêtre; et, comme il est naturel, il faisait plus attention à la fille qu’au père. Elle passait une partie de son après-midi au jardin, cousant, rêvassant, tripotant le jardin, toujours de bonne humeur avec son vieux bougon de père. On entendait sa voix calme et claire, répondant d’un ton rieur à la voix grondeuse du commandant, dont le pas traînait indéfiniment sur le sable des allées; puis il rentrait, et elle restait assise, sur un banc du jardin, à coudre pendant des heures, sans bouger, sans parler, en souriant vaguement, tandis qu’à l’intérieur de la maison, l’officier désœuvré s’escrimait sur sa flûte aigrelette, ou, pour changer, faisait gauchement vagir un harmonium poussif, à l’amusement – ou à l’agacement de Christophe – (cela dépendait des jours).
Tous ces gens-là vivaient côte à côte, dans la maison au jardin fermé, abrités des souffles du monde, hermétiquement clos même les uns aux autres. Seul, Christophe, avec son besoin d’expansion et son trop-plein de vie, les enveloppait tous sans qu’ils le sussent, de sa vaste sympathie, aveugle et clairvoyante. Il ne les comprenait pas. Il n’avait pas les moyens de les comprendre. Il lui manquait l’intelligence psychologique d’Olivier. Mais il les aimait. D’instinct, il se mettait à leur place. Lentement montait en lui, par mystérieux effluves, la conscience obscure de ces vies voisines et lointaines, l’engourdissement de douleur de la femme en deuil, le silence stoïque des pensées orgueilleuses: du prêtre, du juif, de l’ingénieur, du révolutionnaire; la flamme pâle et douce de tendresse et de foi qui, sans bruit, consumait les deux cœurs des Arnaud; l’aspiration naïve de l’homme du peuple vers la lumière; la révolte refoulée et l’action inutile que l’officier étouffait en lui; et le calme résigné de la jeune fille, qui rêvait à l’ombre des lilas. Mais cette musique silencieuse des âmes, Christophe était le seul à la pénétrer; ils ne l’entendaient pas; chacun s’absorbait dans sa tristesse et dans ses rêves.
Tous travaillaient d’ailleurs, et le vieux savant sceptique, et l’ingénieur pessimiste, et le prêtre, et l’anarchiste, et tous ces orgueilleux, ou ces découragés. Et, sur le toit, le maçon chantait.
Autour de la maison, Christophe trouvait, chez les meilleurs, la même solitude morale, – même quand ils se groupaient.
Olivier l’avait mis en relations avec une petite revue, où il écrivait. Elle se nommait Ésope, et avait pris pour devise cette citation de Montaigne:
«On mit Æsope en vente avec deux autres esclaves. L’acheteur s’enquit du premier ce qu’il sçavoit faire; celuy-là, pour se faire valoir, respondit monts et merveilles; le deuxiesme en respondit autant de soy ou plus. Quand ce fut à Æsope, et qu’on lui eut aussi demandé ce qu’il sçavoit faire: – Rien, fit-il, car ceux-cy ont tout préoccupé; ils sçavent tout.»
Pure attitude de réaction dédaigneuse contre «l’impudence», comme disait Montaigne, «de ceux qui font profession de savoir et leur outrecuidance démesurée!» Les prétendus sceptiques de la revue: Ésope avaient, au fond, la foi la mieux trempée. Mais aux yeux du public, ce masque d’ironie offrait, naturellement, peu d’attraits; il était fait pour dérouter. On n’a le peuple avec soi que quand on lui apporte des paroles de vie simple, claire, vigoureuse, et certaine. Il aime mieux un robuste mensonge qu’une vérité anémique. Le scepticisme ne lui agrée que lorsqu’il recouvre quelque bon gros naturalisme, ou quelque idolâtrie chrétienne. Le pyrrhonisme dédaigneux dont s’enveloppait l’Ésope, ne pouvait être entendu que d’un petit nombre d’esprits, – «alme sdegnose», – qui connaissaient leur solidité cachée. Cette force était perdue pour l’action.
Ils n’en avaient cure. Plus la France se démocratisait, plus sa pensée, son art, sa science semblaient s’aristocratiser. La science, abritée derrière ses idiomes spéciaux, au fond de son sanctuaire, et sous un triple voile, que seuls les initiés avaient le pouvoir d’écarter, était moins accessible qu’au temps de Buffon et des Encyclopédistes. L’art, – celui, du moins, qui avait le respect de soi et le culte du beau, – n’était pas moins hermétique; il méprisait le peuple. Même parmi les écrivains moins soucieux de beauté que d’action, parmi ceux qui donnaient le pas aux idées morales sur les idées esthétiques, régnait souvent un étrange esprit aristocratique. Ils paraissaient plus occupés de conserver en eux la pureté de leur flamme intérieure que de la communiquer aux autres. On eût dit qu’ils ne tenaient pas à faire vaincre leurs idées, mais seulement à les affirmer.
Il en était pourtant dans le nombre, qui se mêlaient d’art populaire. Entre les plus sincères, les uns jetaient dans leurs œuvres des idées anarchistes, destructrices, des vérités à venir, lointaines, qui seraient peut-être bienfaisantes dans un siècle, ou dans vingt, mais qui, pour le moment, corrodaient, brûlaient l’âme; les autres écrivaient des pièces amères, ou ironiques, sans illusions, très tristes. Christophe en avait les jarrets coupés, pour deux jours, après les avoir lues.
– Et vous donnez cela au peuple? demandait-il, apitoyé sur ces pauvres gens, qui venaient pour oublier leurs maux pendant quelques heures, et à qui l’on offrait ces lugubres divertissements. Il y a de quoi le mettre en terre!
– Sois tranquille, répondait Olivier, en riant. Le peuple ne vient pas.
– Il fait fichtrement bien! Vous êtes fous. Vous voulez donc lui enlever tout courage à vivre?
– Pourquoi? Ne doit-il pas apprendre à voir, comme nous, la tristesse des choses, et à faire pourtant son devoir sans défaillance?
– Sans défaillance? J’en doute. Mais à coup sûr, sans plaisir. Et l’on ne va pas loin, quand on a tué dans l’homme le plaisir de vivre.
– Qu’y faire? On n’a pas le droit de fausser la vérité.
– Mais on n’a pas non plus celui de la dire tout entière à tous.
– Et c’est toi qui parles? Toi qui ne cesses pas de réclamer la vérité, toi qui prétends l’aimer plus que tout au monde!
– Oui, la vérité pour moi et pour ceux qui ont les reins assez forts pour la porter. Mais pour les autres, c’est une cruauté et une bêtise. Je le vois maintenant. Dans mon pays, cela ne me serait jamais venu à l’idée; là-bas, en Allemagne, ils n’ont pas, comme chez vous, la maladie de la vérité: ils tiennent trop à vivre; ils ne voient, prudemment, que ce qu’ils veulent voir. Je vous aime de n’être pas ainsi: vous êtes braves, vous y allez franc jeu. Mais vous êtes inhumains. Quand vous croyez avoir déniché une vérité, vous la lâchez dans le monde, sans vous inquiéter si, comme les renards de la Bible, à la queue enflammée, elle ne va pas mettre le feu au monde. Que vous préfériez la vérité à votre bonheur, je vous en estime. Mais au bonheur des autres… halte-là! Vous en prenez trop à votre aise. Il faut aimer la vérité plus que soi-même, mais son prochain plus que la vérité.
– Faut-il donc lui mentir?
Christophe lui répondit par les paroles de Gœthe:
– «Nous ne devons exprimer parmi les vérités les plus hautes que celles qui peuvent servir au bien du monde. Les autres, nous devons les garder en nous; semblables aux douces lueurs d’un soleil caché, elles répandront leur lumière sur toutes nos actions.»
Mais ces scrupules ne touchaient guère ces écrivains français. Ils ne se demandaient point si l’arc qu’ils tenaient à la main lançait «l’idée ou la mort» ou toutes les deux ensemble. Ils manquaient d’amour. Quand un Français a des idées, il veut les imposer aux autres. Quand il n’en a pas, il le veut tout de même. Et quand il voit qu’il ne le peut, il se désintéresse d’agir. C’était la raison principale pour laquelle cette élite s’occupait peu de politique. Chacun s’enfermait dans sa foi, ou dans son manque de foi.
Bien des essais avaient été tentés pour combattre cet individualisme et former des groupements; mais la plupart de ces groupes avaient immédiatement versé dans des parlotes littéraires, ou des factions ridicules. Les meilleurs s’annihilaient mutuellement. Il y avait là quelques hommes excellents, pleins de force et de foi, qui étaient faits pour rallier et guider les bonnes volontés faibles. Mais chacun avait son troupeau et ne consentait pas à le fondre avec celui des autres. Ils étaient ainsi une poignée de petites revues, unions, associations, qui avaient toutes les vertus morales, hors une: l’abnégation; car aucune ne voulait s’effacer devant les autres; et, se disputant ainsi les miettes d’un public de braves gens, peu nombreux et encore moins fortunés, elles végétaient quelque temps, exsangues, affamées; et elles tombaient enfin, pour ne plus se relever, non sous les coups de l’ennemi, mais – (le plus lamentable!) – sous leurs propres coups. Les diverses professions, – hommes de lettres, auteurs dramatiques, poètes, prosateurs, professeurs, instituteurs, journalistes, – formaient une quantité de petites castes, elles-mêmes subdivisées en castes plus petites, dont chacune était fermée aux autres. Nulle pénétration mutuelle. Il n’y avait unanimité sur rien en France, qu’à des instants très rares où cette unanimité prenait un caractère épidémique, et, généralement, se trompait: car elle était maladive. L’individualisme régnait dans tous les ordres de l’activité française: aussi bien dans les travaux scientifiques que dans le commerce, où il empêchait les négociants de s’unir, d’organiser des ententes patronales. Cet individualisme n’était pas abondant et débordant, mais obstiné, replié. Être seul, ne devoir rien aux autres, ne pas se mêler aux autres, de peur de sentir son infériorité en leur compagnie, ne pas troubler la tranquillité de son isolement orgueilleux: c’était la pensée secrète de presque tous ces gens qui fondaient des revues «à côté», des théâtres «à côté», des groupes «à côté»; revues, théâtres, groupes n’avaient le plus souvent d’autre raison d’être que le désir de n’être pas avec les autres, l’incapacité de s’unir aux autres dans une action ou une pensée commune, la défiance des autres, quand ce n’était pas l’hostilité des partis, qui armait les uns contre les autres les hommes les plus dignes de s’entendre.
Même lorsque des esprits qui s’estimaient se trouvaient associés à une même tâche, comme Olivier et ses camarades de la revue Ésope, ils semblaient toujours rester, entre eux, sur le qui-vive; ils n’avaient point cette bonhomie expansive, si commune en Allemagne, où elle devient facilement encombrante. Dans ce groupe de jeunes gens, il en était un surtout [5] qui attirait Christophe, parce qu’il devinait en lui une force exceptionnelle: c’était un écrivain de logique inflexible de volonté tenace, passionné d’idées morales, intraitable dans sa façon de les servir, prêt à leur sacrifier le monde entier et lui-même; il avait fondé et il rédigeait presque à lui seul une revue pour les défendre; il s’était juré d’imposer à la France et à l’Europe l’idée d’une France pure, libre et héroïque; il croyait fermement que le monde reconnaîtrait un jour qu’il écrivait une des pages les plus intrépides de l’histoire de la pensée française; – et il ne se trompait pas. Christophe eût désiré le connaître davantage et se lier avec lui. Mais il n’y avait pas moyen. Quoique Olivier eût souvent affaire avec lui, ils se voyaient très peu, et seulement pour affaires; ils ne se disaient rien d’intime; tout au plus échangeaient-ils quelques idées abstraites; ou plutôt – (car, pour être exact, il n’y avait pas échange, et chacun gardait ses idées) – ils monologuaient ensemble, chacun de son côté. Cependant, c’étaient là des compagnons de lutte, et qui savaient leur prix.
Cette réserve avait des causes multiples, difficiles à discerner, même à leurs propres yeux. D’abord, un excès de critique, qui voit trop nettement les différences irréductibles entre les esprits, et un excès d’intellectualisme qui attache trop d’importance à ces différences; un manque de cette puissante et naïve sympathie qui a besoin, pour vivre, d’aimer, de dépenser son trop-plein d’amour. Peut-être aussi, l’écrasement de la tâche, la vie trop difficile, la fièvre de pensée, qui, le soir venu, ne laisse plus la force de jouir des entretiens amicaux. Enfin, ce sentiment terrible, qu’un Français craint de s’avouer, mais qui gronde souvent au fond de lui: qu’on n’est pas de la même race, qu’on est de races différentes, établies à des âges différents sur le sol de France, et qui, tout en étant alliées, ont peu de pensées communes, et ne doivent pas trop y songer, dans l’intérêt commun. Et, par-dessus tout, la passion enivrante et dangereuse de la liberté: quand on y a goûté, rien qu’on ne lui sacrifie! Cette libre solitude est d’autant plus précieuse qu’on a dû l’acheter par des années d’épreuves. L’élite s’y est réfugiée, pour échapper à l’asservissement des médiocres. C’est une réaction contre la tyrannie des blocs religieux ou politiques, des poids énormes qui écrasent l’individu, en France: la famille, l’opinion, l’État, les associations occultes, les partis, les coteries, les écoles. Imaginez un prisonnier qui aurait, pour s’évader, à sauter par-dessus vingt murailles qui l’enserrent. S’il parvient jusqu’au bout, sans s’être cassé le cou, il faut qu’il soit bien fort. Rude école pour la volonté libre! Mais ceux qui ont passé par là, en gardent, toute leur vie, le dur pli, la manie de l’indépendance, et l’impossibilité de se fondre jamais avec les autres.
À côté de la solitude par orgueil, il y avait celle par renoncement. Que de braves gens en France, dont toute la bonté, la fierté, l’affection, aboutissaient à se retirer de la vie! Mille raisons, bonnes ou mauvaises, les empêchaient d’agir. Chez les uns, l’obéissance, la timidité, la force de l’habitude. Chez les autres, le respect humain, la peur du ridicule, la peur de se mettre en vue, de se livrer aux jugements de la galerie, d’entendre prêter à des actes désintéressés des mobiles intéressés. Celui-ci ne prenait point part à la lutte politique et sociale, celle-là se détournait des œuvres philanthropiques, parce qu’ils voyaient trop de gens qui s’en occupaient sans conscience ou sans bon sens, et parce qu’ils avaient peur qu’on ne les assimilât à ces charlatans et à ces sots. Chez presque tous, le dégoût, la fatigue, la peur de l’action, de la souffrance, de la laideur, de la bêtise, du risque, des responsabilités, le terrible: «À quoi bon?» qui anéantit la bonne volonté de tant de Français d’aujourd’hui. Ils sont trop intelligents – (d’une intelligence sans larges coups d’aile), – ils voient toutes les raisons pour et contre. Manque de force. Manque de vie. Quand on est très vivant, on ne se demande pas pourquoi l’on vit; on vit pour vivre, – parce que vivre est une fameuse chose!
Enfin, chez les meilleurs, un ensemble de qualités sympathiques et moyennes: une philosophie douce, une modération de désirs, un attachement affectueux à la famille, au sol, aux habitudes morales, une discrétion, une peur de s’imposer, de gêner, une pudeur de sentiment, une réserve perpétuelle. Tous ces traits aimables et charmants pouvaient se concilier, en certains cas, avec la sérénité, le courage, la joie intérieure; mais ils n’étaient pas sans rapports avec l’appauvrissement du sang, la décrue progressive de la vitalité française.
Le gracieux jardin d’en bas, au pied de la maison de Christophe et d’Olivier, au fond de ses quatre murs, était le symbole de cette petite France. C’était un coin de verdure, fermé au monde extérieur. Parfois, seulement, le grand vent du dehors, qui descendait en tourbillonnant, apportait à la jeune fille qui rêvait le souffle des champs lointains et de la vaste terre.
Maintenant que Christophe commençait à entrevoir les ressources cachées de la France, il s’indignait qu’elle se laissât opprimer par la canaille. Le demi-jour, où cette élite silencieuse s’enfonçait, lui était étouffant. Le stoïcisme est beau, pour ceux qui n’ont plus de dents. Lui, il avait besoin du grand air, du grand public, du soleil de la gloire, de l’amour de milliers d’âmes, d’étreindre ceux qu’il aimait, de pulvériser ses ennemis, de lutter et de vaincre.
– Tu le peux, dit Olivier, tu es fort, tu es fait pour vaincre, par tes vices – (pardonne!) – autant que par tes vertus. Tu as la chance de n’être pas d’un peuple trop aristocratique. L’action ne te dégoûte pas. Tu serais même capable, au besoin, d’être un homme politique!… Et puis, tu as le bonheur inappréciable d’écrire en musique. On ne te comprend pas, tu peux tout dire. Si les gens savaient le mépris pour eux qu’il y a dans ta musique, et ta foi en ce qu’ils nient, et cet hymne perpétuel en l’honneur de ce qu’ils s’évertuent à tuer, ils ne te pardonneraient pas, et tu serais si bien entravé, poursuivi, harcelé, que tu perdrais le meilleur de ta force à les combattre; quand tu en aurais eu raison, le souffle te manquerait pour accomplir ton œuvre; ta vie serait finie. Les grands hommes qui triomphent bénéficient d’un malentendu. On les admire pour le contraire de ce qu’ils sont.
– Peuh! fit Christophe, vous ne connaissez pas la lâcheté de vos maîtres. Je te croyais seul d’abord, je t’excusais de ne pas agir. Mais en réalité, vous êtes toute une armée, qui pensez de même. Vous êtes cent fois plus forts que ceux qui vous oppriment, vous valez mille fois mieux, et vous vous en laissez imposer par leur effronterie! Je ne vous comprends pas. Vous avez le plus beau pays, la plus belle intelligence, le sens le plus humain, et vous ne faites rien de tout cela, vous vous laissez dominer, outrager, fouler aux pieds par une poignée de drôles. Soyez vous-mêmes, que diable! N’attendez pas que le ciel vous aide, ou un Napoléon! Levez-vous, unissez-vous. À l’œuvre, tous! Balayez votre maison.
Mais Olivier, haussant les épaules, avec une lassitude ironique, dit:
– Se colleter avec eux? Non, ce n’est pas notre rôle, nous avons mieux à faire. La violence me répugne. Je sais trop ce qui arriverait. Les vieux ratés aigris, les jeunes serins royalistes, les apôtres odieux de la brutalité et de la haine s’empareraient de mon action, et la déshonoreraient. Voudrais-tu pas que je reprisse la vieille devise de haine: Fuori Barbari! ou: la France aux Français!
– Pourquoi pas? dit Christophe.
– Non, ce ne sont pas là des paroles françaises. En vain les propage-t-on chez nous, sous couleur de patriotisme. Bon pour les patries barbares! La nôtre n’est point faite pour la haine. Notre génie ne s’affirme pas en niant ou détruisant les autres, mais en les absorbant. Laissez venir à nous et le Nord trouble et le Midi bavard…
– et l’Orient vénéneux?
– et l’Orient vénéneux: nous l’absorberons comme le reste; nous en avons absorbé bien d’autres! Je ris des airs triomphants qu’il prend et de la pusillanimité de certains de ma race. Il croit nous avoir conquis, il fait la roue sur nos boulevards, dans nos journaux, nos revues, sur nos scènes de théâtre, sur nos scènes politiques. Le sot! Il est conquis. Il s’éliminera de lui-même, après nous avoir nourris. La Gaule a bon estomac; en vingt siècles, elle a digéré plus d’une civilisation. Nous sommes à l’épreuve du poison… Libre à vous, Allemands, de craindre! Il faut que vous soyez purs, ou que vous ne soyez pas. Mais nous autres, ce n’est pas de pureté qu’il s’agit, c’est d’universalité. Vous avez un empereur, la Grande-Bretagne se dit un empire; mais en fait, c’est notre génie latin qui est impérial. Nous sommes les citoyens de la Ville-Univers. Urbis. Orbis.
– Cela va bien, dit Christophe, tant que la nation est saine et dans la fleur de sa virilité. Mais un jour vient où son énergie tombe; alors, elle risque d’être submergée par l’afflux étranger. Entre nous, ne te semble-t-il pas que ce jour est venu?
– On l’a dit tant de fois depuis des siècles! Et toujours notre histoire a démenti ces craintes. Nous avons traversé de bien autres épreuves, depuis le temps de la Pucelle, où, dans Paris désert, des bandes de loups rôdaient. Le débordement d’immoralité, la ruée au plaisir, la veulerie, l’anarchie de l’heure présente ne m’effraient point. Patience! Qui veut durer, doit endurer. Je sais très bien qu’il y aura ensuite une réaction morale, – qui, d’ailleurs, ne vaudra pas mieux, et qui conduira probablement à des sottises pareilles: les moins bruyants à la mener ne seront pas ceux qui vivent aujourd’hui de la corruption publique!… Mais que nous importe? Ces mouvements n’effleurent pas le vrai peuple de France. Le fruit pourri ne pourrit pas l’arbre. Il tombe. Tous ces gens-là sont si peu de la nation! Que nous fait qu’ils vivent ou qu’ils meurent? Vais-je m’agiter pour former contre eux des ligues et des révolutions? Le mal présent n’est pas l’œuvre d’un régime. C’est la lèpre du luxe, les parasites de la richesse et de l’intelligence. Ils passeront.
– Après vous avoir rongés.
– Avec une telle race, il est interdit de désespérer. Il y a en elle une telle vertu cachée, une telle force de lumière et d’idéalisme agissant qu’elles se communiquent même à ceux qui l’exploitent et la ruinent. Même les politiciens avides subissent sa fascination. Les plus médiocres, au pouvoir, sont saisis par la grandeur de son Destin; il les soulève au-dessus d’eux-mêmes; il leur transmet, de main en main, le flambeau; l’un après l’autre, ils reprennent la lutte sacrée contre la nuit. Le génie de leur peuple les entraîne; bon gré mal gré, ils accomplissent la loi du Dieu qu’ils nient, Gesta Dei per Francos… Cher pays, cher pays, jamais je ne douterai de toi! Et quand même tes épreuves seraient mortelles, ce me serait une raison de plus pour garder jusqu’au bout l’orgueil de notre mission dans le monde. Je ne veux point que ma France se renferme peureusement dans une chambre de malade, contre l’air du dehors. Je ne tiens pas à prolonger une existence souffreteuse. Quand on a été grand comme nous, il faut mourir plutôt que cesser de l’être. Que la pensée du monde se rue donc dans la nôtre! Je ne la crains point. Le flot s’écoulera, après avoir engraissé ma terre de son limon.
– Mon pauvre petit, dit Christophe, ce n’est pas gai, en attendant. Et où seras-tu, quand ta France émergera du Nil? Est-ce qu’il ne vaudrait pas mieux lutter? Tu n’y risquerais rien de plus que la défaite, à laquelle tu te condamnes, toute ta vie.
– Je risquerais beaucoup plus que la défaite, dit Olivier. Je risquerais de perdre le calme de l’esprit; et c’est à quoi je tiens, plus qu’à la victoire. Je ne veux pas haïr. Je veux rendre justice même à mes ennemis. Je veux garder au milieu des passions la lucidité de mon regard, comprendre tout et tout aimer.
Mais Christophe, à qui cet amour de la vie, détaché de la vie, semblait peu différent de la résignation à mourir, sentait gronder en lui, comme le vieil Empédocle, un hymne à la Haine et à l’Amour frère de la Haine, l’Amour fécond, qui laboure et ensemence la terre. Il ne partageait pas le tranquille fatalisme d’Olivier; et, moins confiant que lui dans la durée d’une race qui ne se défendait point, il eût voulu faire appel aux forces saines de la nation, à une levée en masse de tous les honnêtes gens de la France tout entière.
Comme une minute d’amour en dit plus sur un être que des mois passés à l’observer, Christophe en avait plus appris sur la France, après huit jours d’intimité avec Olivier, sans presque sortir de la maison, qu’après un an de courses errantes à travers Paris et de stage dans les salons intellectuels et politiques. Au sein de cette anarchie universelle où il se sentait perdre pied, l’âme de son ami lui était apparue comme «l’Île de France», – l’île de raison et de sérénité, au milieu de la mer. La paix intérieure, qui était en Olivier, frappait d’autant plus qu’elle n’avait aucun support intellectuel, – que les circonstances de sa vie étaient pénibles, – (il était pauvre, seul, et son pays semblait en décadence), – que son corps était faible, maladif, et livré à ses nerfs. Cette sérénité ne semblait pas le fruit d’un effort de volonté – (il avait peu de volonté); – elle venait des profondeurs de son être et de sa race. Chez bien d’autres, autour d’Olivier, Christophe apercevait la lueur lointaine de cette , – «le calme silencieux de la mer immobile»; – et lui qui savait le fond orageux et trouble de son âme, et que ce n’était pas trop de toutes les forces de sa volonté pour maintenir l’équilibre de sa puissante nature, il admirait cette harmonie voilée.
Le spectacle de la France cachée achevait de bouleverser toutes ses idées sur le caractère français. Au lieu d’un peuple gai, sociable, insouciant et brillant, il voyait des esprits concentrés, isolés, enveloppés d’une apparence d’optimisme, comme d’une buée lumineuse, mais baignant dans un pessimisme profond et serein, possédés d’idées fixes, de passions intellectuelles, des âmes inébranlables, qu’il eût été plus facile de détruire que de changer. Ce n’était là sans doute qu’une élite française; mais Christophe se demandait où elle avait puisé ce stoïcisme et cette foi. Olivier lui répondit:
– Dans la défaite. C’est vous, mon bon Christophe, qui nous avez reforgés. Ah! ce n’a pas été sans douleur. Vous ne vous doutez pas de la sombre atmosphère, où nous avons grandi, dans une France humiliée et meurtrie, qui venait de voir la mort, et qui sentait toujours peser sur elle la menace meurtrière de la force. Notre vie, notre génie, notre civilisation française, la grandeur de dix siècles, – nous savions qu’elle était dans la main d’un conquérant brutal, qui ne la comprenait point, qui la haïssait au fond, et qui, d’un moment à l’autre, pouvait achever de la broyer pour jamais. Et il fallait vivre pour ces destins! Songe à ces petits Français, nés dans des maisons en deuil, à l’ombre de la défaite, nourris de ces pensées découragées, élevés pour une revanche sanglante, fatale et peut-être inutile: car, si petits qu’ils fussent, la première chose dont ils avaient pris conscience, c’était qu’il n’y a pas de justice, il n’y a pas de justice en ce monde: la force écrase le droit! De pareilles découvertes laissent l’âme d’un enfant dégradée ou grandie pour jamais. Beaucoup s’abandonnèrent; ils se dirent: «Puisque c’est ainsi, pourquoi lutter? pourquoi agir? Rien n’est rien. N’y pensons pas. Jouissons.» – Mais ceux qui ont résisté sont à l’épreuve du feu; nulle désillusion ne peut atteindre leur foi: car, dès le premier jour, ils ont su que sa route n’avait rien de commun avec celle du bonheur, et que pourtant on n’a pas le choix, il faut la suivre: on étoufferait ailleurs. On n’arrive pas, du premier coup, à cette assurance. On ne peut pas l’attendre de garçons de quinze ans. Il y a des angoisses avant, et des larmes versées. Mais cela est bien, ainsi. Il faut que cela soit ainsi…
«Ô Foi, vierge d’acier…
Laboure de ta lance le cœur foulé des races!…»
Christophe serra en silence la main d’Olivier.
– Cher Christophe, dit Olivier, ton Allemagne nous a fait bien souffrir.
Et Christophe s’excusait presque, comme s’il en était cause.
– Ne t’afflige pas, dit Olivier, souriant. Le bien qu’elle nous a fait, sans le vouloir, est plus grand que le mal. C’est vous qui avez fait reflamber notre idéalisme, c’est vous qui avez ranimé chez nous les ardeurs de la science et de la foi, c’est vous qui avez fait couvrir d’écoles notre France, c’est vous qui avez surexcité les puissances de création d’un Pasteur, dont les seules découvertes ont suffi à combler la rançon de guerre de cinq milliards, c’est vous qui avez fait renaître notre poésie, notre peinture, notre musique; c’est à vous que nous devons le réveil de la conscience de notre race. On est récompensé de l’effort qu’on a dû faire de préférer sa foi au bonheur; car on a pris ainsi le sentiment d’une telle force morale, parmi l’apathie du monde, qu’on finit par ne plus douter, même de la victoire. Si peu que nous soyons, vois-tu, mon bon Christophe, et si faibles que nous paraissions, – une goutte d’eau dans l’océan de la force allemande, – nous croyons que ce sera la goutte d’eau qui colorera l’océan. La phalange macédonienne enfoncera les massives armées de la plèbe européenne.
Christophe regarda le chétif Olivier, dont les regards brillaient de foi:
– Pauvres petits Français débiles! Vous êtes plus forts que nous.
– Ô bonne défaite, répétait Olivier. Béni soit le désastre. Nous ne le renierons pas. Nous sommes ses enfants.