DEUXIÈME PARTIE

Le cœur lui faisait mal, quand il arriva à Paris. C’était la première fois qu’il y rentrait, depuis la mort d’Olivier. Jamais il n’avait voulu revoir cette ville. Dans le fiacre qui l’emportait de la gare à l’hôtel, il osait à peine regarder par la portière; il passa les premiers jours dans sa chambre, sans se décider à sortir. Il avait l’angoisse des souvenirs, qui le guettaient, à la porte. Mais quelle angoisse, au juste? S’en rendait-il bien compte? Était-ce, comme il voulait croire, la terreur de les voir ressurgir, avec leur visage vivant? Ou celle, plus douloureuse, de les retrouver morts?… Contre ce nouveau deuil, toutes les ruses à demi inconscientes de l’instinct s’étaient armées. C’était pour cette raison – (il ne s’en doutait peut-être pas) – qu’il avait choisi son hôtel dans un quartier éloigné de celui qu’il habitait jadis. Et quand, pour la première fois, il se promena dans les rues, quand il dut diriger à la salle de concerts ses répétitions d’orchestre, quand il se retrouva en contact avec la vie de Paris, il continua quelque temps à se fermer les yeux, à ne pas vouloir voir ce qu’il voyait, à ne voir obstinément que ce qu’il avait vu jadis. Il se répétait d’avance:


– «Je connais cela, je connais cela…»


En art comme en politique, la même anarchie intolérante, toujours. Sur la place, la même Foire. Seulement, les acteurs avaient changé de rôles. Les révolutionnaires de son temps étaient devenus des bourgeois; les surhommes, des hommes à la mode. Les indépendants d’autrefois essayaient d’étouffer les indépendants d’aujourd’hui. Les jeunes d’il y a vingt ans étaient à présent plus conservateurs que les vieux qu’ils combattaient naguère; et leurs critiques refusaient le droit de vivre aux nouveaux venus. En apparence, rien n’était différent.


Et tout avait changé…


*

«Mon amie, pardonnez-moi! Vous êtes bonne de ne pas m’en avoir voulu de mon silence. Votre lettre m’a fait un grand bien. J’ai passé quelques semaines dans un terrible désarroi. Tout me manquait. Je vous avais perdue. Ici, le vide affreux de ceux que j’ai perdus. Tous les anciens amis dont je vous ai parlé, disparus. Philomèle – (vous vous souvenez de la voix qui chantait, en ce soir triste et cher où, errant parmi la foule d’une fête, je revis dans un miroir vos yeux qui me regardaient) – Philomèle a réalisé son rêve raisonnable: un petit héritage lui est venu; elle est en Normandie; elle possède une ferme qu’elle dirige. M. Arnaud a pris sa retraite; il est retourné avec sa femme dans leur province, une petite ville du côté d’Angers. Des illustres de mon temps, beaucoup sont morts ou se sont effondrés; seuls, quelques vieux mannequins, qui jouaient il y a vingt ans les jeunes premiers de l’art et de la politique, les jouent encore aujourd’hui, avec le même faux visage. En dehors de ces masques, je ne reconnaissais personne. Ils me faisaient l’effet de grimacer sur un tombeau. C’était un sentiment affreux. – De plus, les premiers temps après mon arrivée, j’ai souffert physiquement de la laideur des choses, de la lumière grise du Nord, au sortir de votre soleil d’or; l’entassement des maisons blafardes, la vulgarité de lignes de certains dômes, de certains monuments, qui ne m’avait jamais frappé jusque-là, me blessait cruellement. L’atmosphère morale ne m’était pas plus agréable.


«Pourtant, je n’ai pas à me plaindre des Parisiens. L’accueil que j’ai trouvé ne ressemble guère à celui que je reçus autrefois. Il paraît que, pendant mon absence, je suis devenu une manière de célébrité. Je ne vous en parle pas, je sais ce qu’elle vaut. Toutes les choses aimables que ces gens disent ou écrivent sur moi me touchent; je leur en suis obligé. Mais que vous dirai-je? Je me sentais plus près de ceux qui me combattaient autrefois que de ceux qui me louent aujourd’hui… La faute en est à moi, je le sais. Ne me grondez pas! J’ai eu un moment de trouble. Il fallait s’y attendre. Maintenant, c’est fini. J’ai compris. Oui, vous avez eu raison de me renvoyer parmi les hommes. J’étais en train de m’ensabler dans ma solitude. Il est malsain de jouer les Zarathoustra. Le flot de la vie s’en va, s’en va de nous. Vient un moment, où l’on n’est plus qu’un désert. Pour creuser jusqu’au fleuve un nouveau chenal dans le sable, il faut bien des journées de fatigue. – C’est fait. Je n’ai plus le vertige. J’ai rejoint le courant. Je regarde et je vois…


«Mon amie, quel peuple étrange que ces Français! Il y a vingt ans, je les croyais finis… Ils recommencent. Mon cher compagnon Jeannin me l’avait bien prédit. Mais je le soupçonnais de se faire illusion. Le moyen d’y croire, alors! La France était, comme leur Paris, pleine de démolitions, de plâtras et de trous. Je disais: «Ils ont tout détruit… Quelle race de rongeurs!» – Une race de castors. Dans l’instant qu’on les croit acharnés sur des ruines, avec ces ruines mêmes ils posent les fondations d’une ville nouvelle. Je le vois à présent que les échafaudages s’élèvent de tous côtés


«Wenn ein Ding geschehen,


Selbst die Narren es verstehen… [2]


«À la vérité, c’est toujours le même désordre français. Il faut y être habitué pour reconnaître, dans la cohue qui se heurte en tous sens, les équipes d’ouvriers qui vont chacune à sa tâche. Ce sont des gens, comme vous savez, qui ne peuvent rien faire sans crier sur les toits ce qu’ils font. Ce sont aussi des gens qui ne peuvent rien faire, sans dénigrer ce que les voisins font. Il y a de quoi troubler les têtes les plus solides. Mais quand on a vécu, ainsi que moi, près de dix ans chez eux, on n’est plus dupe de leur vacarme. On s’aperçoit que c’est leur façon de s’exciter au travail. Tout en parlant, ils agissent; et, chacun des chantiers bâtissant sa maison, il se trouve qu’à la fin la ville est rebâtie. Le plus fort, c’est que l’ensemble des constructions n’est pas trop discordant. Ils ont beau soutenir des thèses opposées, ils ont tous la caboche faite de même. De sorte que, sous leur anarchie, il y a des instincts communs, il y a une logique de race qui leur tient lieu de discipline, et que cette discipline est peut-être, au bout du compte, plus solide que celle d’un régiment prussien.


«C’est partout le même élan, la même fièvre de bâtisse: en politique, où socialistes et nationalistes travaillent à l’envi à resserrer les rouages du pouvoir relâché; en art, dont les uns veulent refaire un vieil hôtel aristocratique pour des privilégiés, les autres un vaste hall ouvert aux peuples, où chante l’âme collective: reconstructeurs du passé, constructeurs de l’avenir. Quoi qu’ils fassent d’ailleurs, ces ingénieux animaux refont toujours les mêmes cellules. Leur instinct de castors ou d’abeilles leur fait, à travers les siècles, accomplir les mêmes gestes, retrouver les mêmes formes. Les plus révolutionnaires sont peut-être, à leur insu, ceux qui se rattachent aux traditions les plus anciennes. J’ai trouvé dans les syndicats et chez les plus marquants des jeunes écrivains, des âmes du moyen âge.


«Maintenant que je me suis réhabitué à leurs façons tumultueuses, je les regarde travailler, avec plaisir. Parlons franc: je suis un trop vieil ours, pour me sentir jamais à l’aise dans aucune de leurs maisons; j’ai besoin de l’air libre. Mais quels bons travailleurs! C’est leur plus haute vertu. Elle relève les plus médiocres et les plus corrompus. Et puis, chez leurs artistes, quel sens de la beauté! Je le remarquais moins autrefois. Vous m’avez appris à voir. Mes yeux se sont ouverts, à la lumière de Rome. Vos hommes de la Renaissance m’ont fait comprendre ceux-ci. Une page de Debussy, un torse de Rodin, une phrase de Suarès, sont de la même lignée que vos cinquecentisti.


«Ce n’est pas que beaucoup de choses ne me déplaisent ici. J’ai retrouvé mes vieilles connaissances de la foire sur la Place, qui m’ont jadis causé tant de saintes colères. Ils n’ont guère changé. Mais moi, hélas! j’ai changé. Je n’ose plus être sévère. Quand je me sens l’envie de juger durement l’un d’entre eux, je me dis: «Tu n’en as pas le droit. Tu as fait pis que ces hommes, toi qui te croyais fort.» J’ai appris aussi à voir que rien n’existait d’inutile, et que les plus vils ont leur rôle dans le plan de la tragédie. Les dilettantes dépravés, les fétides amoralistes, ont accompli leur tâche de termites: il fallait démolir la masure branlante, avant de réédifier. Les Juifs ont obéi à leur mission sacrée, qui est de rester, à travers les autres races, le peuple étranger, le peuple qui tisse, d’un bout à l’autre du monde, le réseau de l’unité humaine. Ils abattent les barrières intellectuelles des nations, pour faire le champ libre à la Raison divine. Les pires corrupteurs, les destructeurs ironiques qui ruinent nos croyances du passé, qui tuent nos morts bien-aimés, travaillent, sans le savoir, à l’œuvre sainte, à la nouvelle vie. C’est de la même façon que l’intérêt féroce des banquiers cosmopolites, au prix de combien de désastres! édifie, qu’ils le veuillent ou non, l’unité future du monde, côte à côte avec les révolutionnaires qui les combattent, et bien plus sûrement que les niais pacifistes.


«Vous le voyez, je vieillis. Je ne mords plus. Mes dents sont usées. Quand je vais au théâtre, je ne suis plus de ces spectateurs naïfs qui apostrophent les acteurs et insultent le traître.


«Grâce tranquille, je ne vous parle que de moi; et pourtant je ne pense qu’à vous. Si vous saviez combien mon moi m’importune! Il est oppressif et absorbant. C’est un boulet, que Dieu m’a attaché au cou. Comme j’aurais voulu le déposer à vos pieds! Mais le triste cadeau!… Vos pieds sont faits pour fouler la terre douce et le sable qui chante sous les pas. Je les vois, ces chers pieds, nonchalamment qui passent sur les pelouses parsemées d’anémones… (Êtes-vous retournée à la villa Doria?)… Les voici déjà las! Je vous vois maintenant à demi étendue dans votre retraite favorite, au fond de votre salon, accoudée, tenant un livre que vous ne lisez pas. Vous m’écoutez avec bonté, sans faire bien attention à ce que je vous dis: car je suis ennuyeux; et, pour prendre patience, de temps en temps, vous retournez à vos propres pensées; mais vous êtes courtoise et, veillant à ne pas me contrarier, lorsqu’un mot par hasard vous fait revenir de très loin, vos yeux distraits se hâtent de prendre un air intéressé. Et moi, je suis aussi loin que vous de ce que je dis; moi aussi, j’entends à peine le bruit de mes paroles; et tandis que j’en suis le reflet sur votre beau visage, j’écoute au fond de moi de tout autres paroles, que je ne vous dis pas. Celles-là, Grâce tranquille, tout au rebours des autres, vous les entendez bien; mais vous faites semblant de ne pas les entendre.


«Adieu. Je crois que vous me reverrez, sous peu. Je ne languirai pas ici. Qu’y ferais-je, à présent que mes concerts sont donnés? – J’embrasse vos enfants, sur leurs bonnes petites joues. L’étoffe en est la vôtre. Il faut bien se contenter!…


Christophe.»


*

«Grâce tranquille» répondit:


«Mon ami, j’ai reçu votre lettre dans le petit coin du salon, que vous vous rappelez si bien; et je vous ai lu, comme je sais lire, en laissant de temps en temps votre lettre reposer, et en faisant comme elle. Ne vous moquez pas! C’était afin qu’elle durât plus longtemps. Ainsi nous avons passé toute une après-midi. Les enfants m’ont demandé ce que je lisais toujours. J’ai dit que c’était une lettre de vous. Aurora a regardé le papier, avec commisération, et elle a dit: «Comme ça doit être ennuyeux d’écrire une si longue lettre!» J’ai tâché de lui faire comprendre que ce n’était pas un pensum que je vous avais donné, mais une conversation que nous avions ensemble. Elle a écouté sans mot dire, puis elle s’est sauvée avec son frère, pour jouer dans la chambre voisine; et, quelque temps après, comme Lionello était bruyant, j’ai entendu Aurora qui disait: «Il ne faut pas crier; maman fait la conversation avec signor Christophe.»


«Ce que vous me dites des Français m’intéresse, et ne me surprend pas. Vous vous souvenez que je vous ai reproché d’être injuste envers eux. On peut ne pas les aimer. Mais quel peuple intelligent! Il y a des peuples médiocres, que sauve leur bon cœur ou leur vigueur physique. Les Français sont sauvés par leur intelligence. Elle lave toutes leurs faiblesses. Elle les régénère. Quand on les croit tombés, abattus, pervertis, ils retrouvent une nouvelle jeunesse dans la source perpétuellement jaillissante de leur esprit.


«Mais il faut que je vous gronde. Vous me demandez pardon de ne me parler que de vous. Vous êtes un ingannatore [3]. Vous ne me dites rien de vous. Rien de ce que vous avez fait. Rien de ce que vous avez vu. Il a fallu que ma cousine Colette – (pourquoi n’allez-vous pas la voir?) – m’envoyât sur vos concerts des coupures de journaux, pour que je fusse informée de vos succès. Vous ne m’en dites qu’un mot, en passant. Êtes-vous si détaché de tout?… Ce n’est pas vrai. Dites-moi que cela vous fait plaisir!… Cela doit vous faire plaisir, d’abord parce que cela me fait plaisir. Je n’aime pas à vous voir un air désabusé. Le ton de votre lettre était mélancolique. Il ne faut pas… C’est bien, que vous soyez plus juste pour les autres. Mais ce n’est pas une raison pour vous accabler, comme vous faites, en disant que vous êtes pire que les pires d’entre eux. Un bon chrétien vous louerait. Moi, je vous dis que c’est mal. Je ne suis pas un bon chrétien. Je suis une bonne Italienne, qui n’aime pas qu’on se tourmente avec le passé. Le présent suffit bien. Je ne sais pas au juste tout ce que vous avez pu faire jadis. Vous m’en avez dit quelques mots, et je crois avoir deviné le reste. Ce n’était pas très beau; mais vous ne m’en êtes pas moins cher. Pauvre Christophe, une femme n’arrive pas à mon âge sans savoir qu’un brave homme est bien faible souvent! Si on ne savait sa faiblesse, on ne l’aimerait pas autant. Ne pensez plus à ce que vous avez fait. Pensez à ce que vous ferez. Ça ne sert à rien de se repentir. Se repentir, c’est revenir en arrière. Et en bien comme en mal, il faut toujours avancer. Sempre avanti, Savoia!… Si vous croyez que je vais vous laisser revenir à Rome! Vous n’avez rien à faire ici. Restez à Paris, créez, agissez, mêlez-vous à la vie artistique. Je ne veux pas que vous renonciez. Je veux que vous fassiez de belles choses, je veux qu’elles réussissent, je veux que vous soyez fort, pour aider les jeunes Christophes nouveaux, qui recommencent les mêmes luttes et passent par les mêmes épreuves. Cherchez-les, aidez-les, soyez meilleur pour vos cadets que vos aînés n’ont été pour vous. – Et enfin, je veux que vous soyez fort, afin que je sache que vous êtes fort: vous ne vous doutez pas de la force que cela me donne à moi-même.


«Je vais presque chaque jour, avec les petits, à la villa Borghèse. Avant-hier, nous avons été, en voiture, à Ponte Molle, et nous avons fait à pied le tour de Monte Mario. Vous calomniez mes pauvres jambes. Elles sont fâchées contre vous. – «Qu’est-ce qu’il dit, ce monsieur, que nous sommes tout de suite lasses, pour avoir fait dix pas à la villa Doria? Il ne nous connaît point. Si nous n’aimons pas trop à nous donner de la peine, c’est que nous sommes paresseuses, ce n’est pas que nous ne pouvons pas…» Vous oubliez, mon ami, que je suis une petite paysanne…


«Allez voir ma cousine Colette. Lui en voulez-vous encore? C’est une bonne femme, au fond. Et elle ne jure plus que par vous. Il paraît que les Parisiennes sont folles de votre musique. Il ne tient qu’à mon ours de Berne d’être un lion de Paris. Avez-vous reçu des lettres? Vous a-t-on fait des déclarations? Vous ne me parlez d’aucune femme. Seriez-vous amoureux? Racontez-moi. Je ne suis pas jalouse.


Votre amie G.»


*

«Si vous croyez que je vous sais gré de votre dernière phrase! Plût à Dieu, Grâce moqueuse, que vous fussiez jalouse! Mais ne comptez pas sur moi, pour vous apprendre à l’être. Je n’ai aucun béguin pour ces folles Parisiennes, comme vous les appelez. Folles? Elles voudraient bien l’être. C’est ce qu’elles sont le moins. N’espérez pas qu’elles me tournent la tête. Il y aurait peut-être plus de chances pour cela, si elles étaient indifférentes à ma musique. Mais il est trop vrai, elles l’aiment; et le moyen de garder des illusions! Lorsque quelqu’un vous dit qu’il vous comprend, c’est alors qu’on est sûr qu’il ne vous comprendra jamais…


«Ne prenez pas trop au sérieux mes boutades. Les sentiments que j’ai pour vous ne me rendent pas injuste pour les autres femmes. Je n’ai jamais eu plus de vraie sympathie pour elles que depuis que je ne les regarde plus avec des yeux amoureux. Le grand effort qu’elles font, depuis trente ans, pour s’évader de la demi-domesticité dégradante et malsaine, où notre stupide égoïsme d’hommes les parquait, pour leur malheur et pour le nôtre, me semble un des hauts faits de notre époque. Dans une ville comme celle-ci, on apprend à admirer cette nouvelle génération de jeunes filles qui, en dépit de tant d’obstacles, se lancent avec une ardeur candide à la conquête de la science et des diplômes, – cette science et ces diplômes qui doivent, pensent-elles, les affranchir, leur ouvrir les arcanes du monde inconnu, les faire égales aux hommes!…


«Sans doute, cette foi est illusoire et un peu ridicule. Mais le progrès ne se réalise jamais de la façon qu’on espérait; il ne s’en réalise pas moins, par de tout autres voies. Cet effort féminin ne sera pas perdu. Il fera des femmes plus complètes, plus humaines, comme elles furent, aux grands siècles. Elles ne se désintéresseront plus des questions vivantes du monde: ce qui était monstrueux, car il n’est pas tolérable qu’une femme, même la plus soucieuse de ses devoirs domestiques, se croie dispensée de songer à ses devoirs dans la cité moderne. Leurs arrière-grand’mères, des temps de Jeanne d’Arc et de Catherine Sforza [4], ne pensaient pas ainsi. La femme s’est étiolée. Nous lui avons refusé l’air et le soleil. Elle nous les reprend, de vive force. Ah! les braves petites!… Naturellement, de celles qui luttent aujourd’hui, beaucoup mourront, beaucoup seront détraquées. C’est un âge de crise. L’effort est trop violent pour des forces trop amollies. Quand il y a longtemps qu’une plante est sans eau, la première pluie risque de la brûler. Mais quoi! C’est la rançon de tout progrès. Celles qui viendront après, fleuriront de ces souffrances. Les pauvres petites vierges guerrières d’à présent, dont beaucoup ne se marieront jamais, seront plus fécondes pour l’avenir que les générations de matrones qui enfantèrent avant elles: car d’elles sortira, au prix de leurs sacrifices, la race féminine d’un nouvel âge classique.


«Ce n’est pas dans le salon de votre cousine Colette qu’on a chance de trouver ces laborieuses abeilles. Quelle rage avez-vous de m’envoyer chez cette femme? Il m’a fallu vous obéir; mais ce n’est pas bien! Vous abusez de votre pouvoir. J’avais refusé trois de ses invitations, laissé sans réponse deux lettres. Elle est venue me relancer à une de mes répétitions d’orchestre – (on essayait ma sixième symphonie). – Je l’ai vue, pendant l’entr’acte, arriver, le nez au vent, humant l’air, criant: «Ça sent l’amour! Ah! comme j’aime cette musique!…»


«Elle a changé, physiquement; seuls sont restés les mêmes ses yeux de chatte à la prunelle bombée, son nez fantasque qui grimace et a toujours l’air en mouvement. Mais la face élargie, aux os solides, colorée, renforcie. Les sports l’ont transformée. Elle s’y livre, à corps perdu. Son mari, comme vous savez, est un des gros bonnets de l’Automobile-Club et de l’Aéro-Club. Pas un raid d’aviateurs, pas un circuit de l’air ou de la terre, ou de l’eau, auquel les Stevens-Delestrade ne se croient obligés d’assister. Ils sont toujours par voies et par chemins. Nulle conversation possible; il n’est question, dans leurs entretiens, que de Racing, de Rowing, de Rugby, de Derby. C’est une race nouvelle de gens du monde. Le temps de Pelléas est passé pour les femmes. La mode n’est plus aux âmes. Les jeunes filles arborent un teint rouge, hâlé, cuit par les courses à l’air et les jeux au soleil; elles vous regardent avec des yeux d’homme; elles rient d’un rire un peu gros. Le ton est devenu plus brutal et plus cru. Votre cousine dit parfois, tranquillement, des choses énormes. Elle est grande mangeuse, elle qui mangeait à peine. Elle continue de se plaindre de son mauvais estomac, afin de n’en pas perdre l’habitude; mais elle n’en perd pas non plus un bon coup de fourchette. Elle ne lit rien. On ne lit plus, dans ce monde. Seule, la musique a trouvé grâce. Elle a même profité de la déroute de la littérature. Quand ces gens sont éreintés, la musique leur est un bain turc, vapeur tiède, massage, narguilé. Pas besoin de penser. C’est une transition entre le sport et l’amour. Et c’est aussi un sport. Mais le sport le plus couru, parmi les divertissements esthétiques, est aujourd’hui la danse. Danses russes, danses grecques, danses suisses, danses américaines, on danse tout à Paris: les symphonies de Beethoven, les tragédies d’Eschyle, le Clavecin bien tempéré, les antiques du Vatican, Orphée, Tristan, la Passion , et la gymnastique. Ces gens ont le vertigo.


«Le curieux est de voir comment votre cousine concilie tout ensemble son esthétique, ses sports et son esprit pratique: (car elle a hérité de sa mère son sens des affaires et son despotisme domestique). Tout cela doit former un mélange incroyable; mais elle s’y trouve à l’aise; ses excentricités les plus folles lui laissent l’esprit lucide, de même qu’elle garde toujours l’œil et la main sûrs dans ses randonnées vertigineuses en auto. C’est une maîtresse femme; son mari, ses invités, ses gens, elle mène tout, tambour battant. Elle s’occupe aussi de politique; elle est pour «Monseigneur»: non que je la croie royaliste; mais ce lui est un prétexte de plus à se remuer. Et quoiqu’elle soit incapable de lire plus de dix pages d’un livre, elle fait des élections académiques. – Elle a prétendu me prendre sous sa protection. Vous pensez que cela n’a pas été de mon goût. Le plus exaspérant, c’est que, du fait que je suis venu chez elle afin de vous obéir, elle est convaincue maintenant de son pouvoir sur moi… Je me venge, en lui disant de dures vérités. Elle ne fait qu’en rire; elle n’est pas embarrassée pour répondre. «C’est une bonne femme, au fond…» Oui, pourvu qu’elle soit occupée. Elle le reconnaît elle-même: si la machine n’avait plus rien à broyer, elle serait prête à tout, à tout, pour lui fournir de l’aliment. – J’ai été deux fois chez elle. Je n’irai plus, maintenant. C’est assez pour vous prouver ma soumission. Vous ne voulez pas ma mort? Je sors de là brisé, moulu, courbaturé. La dernière fois que je l’ai vue, j’ai eu, dans la nuit qui a suivi, un cauchemar affreux: je rêvais que j’étais son mari, toute ma vie attaché à ce tourbillon vivant… Un sot rêve, et qui ne doit certes pas tourmenter le vrai mari: car, de tous ceux qu’on voit dans le logis, il est peut-être celui qui reste le moins avec elle; et quand ils sont ensemble, ils ne parlent que de sport. Ils s’entendent très bien.


«Comment ces gens-là ont-ils fait un succès à ma musique? Je n’essaie pas de comprendre. Je suppose qu’elle les secoue, d’une façon nouvelle. Ils lui savent gré de les brutaliser. Ils aiment, pour le moment, l’art qui a un corps bien charnu. Mais l’âme qui est dans ce corps, ils ne s’en doutent même pas; ils passeront de l’engouement d’aujourd’hui à l’indifférence de demain, et de l’indifférence de demain au dénigrement d’après-demain, sans l’avoir jamais connue. C’est l’histoire de tous les artistes, je ne me fais pas d’illusion sur mon succès, je n’en ai pas pour longtemps, et ils me le feront payer. – En attendant, j’assiste à de curieux spectacles. Le plus enthousiaste de mes admirateurs est… (je vous le donne en mille)… notre ami Lévy-Cœur. Vous vous souvenez de ce joli monsieur, avec qui j’eus autrefois un duel ridicule? Il fait aujourd’hui la leçon à ceux qui ne m’ont pas compris naguère. Il la fait même très bien. De tous ceux qui parlent de moi, il est le plus intelligent. Jugez de ce que valent les autres. Il n’y a pas de quoi être fier, je vous assure!


«Je n’en ai pas envie. Je suis trop humilié, lorsque j’entends ces ouvrages, dont on me loue. Je m’y reconnais, et je ne me trouve pas beau. Quel miroir impitoyable est une œuvre musicale, pour qui sait voir! Heureusement qu’ils sont aveugles et sourds. J’ai tant mis dans mes œuvres de mes troubles et de mes faiblesses qu’il me semble parfois commettre une mauvaise action, en lâchant dans le monde ces volées de démons. Je m’apaise, quand je vois le calme du public: il porte une triple cuirasse; rien ne saurait l’atteindre: sans quoi, je serais damné… Vous me reprochez d’être trop sévère pour moi. C’est que vous ne me connaissez pas, comme je me connais. On voit ce que nous sommes. On ne voit pas ce que nous aurions pu être; et l’on nous fait honneur de ce qui est bien moins l’effet de nos mérites que des événements qui nous portent et des forces qui nous dirigent. Laissez-moi vous conter une histoire.


«L’autre soir, j’étais entré dans un de ces cafés ou l’on fait d’assez bonne musique, quoique d’étrange façon: avec cinq ou six instruments, complétés d’un piano, on joue toutes les symphonies, les messes, les oratorios. De même, on vend à Rome, chez des marbriers, la chapelle Médicis, comme garniture de cheminée. il paraît que cela est utile à l’art. Pour qu’il puisse circuler à travers les hommes, il faut bien qu’on en fasse de la monnaie de billon [5]. Au reste, à ces concerts, on ne vous trompe pas sur le compte. Les programmes sont copieux, les exécutants consciencieux. J’ai trouvé un violoncelliste, avec qui je me suis lié: ses yeux me rappelaient étrangement ceux de mon père. Il m’a fait le récit de sa vie. Petit-fils de paysan, fils d’un petit fonctionnaire, employé de mairie, dans un village du Nord. On voulut faire de lui un monsieur, un avocat; on le mit au collège de la ville voisine. Le petit, robuste et rustaud, mal fait pour ce travail appliqué de petit notaire, ne pouvait tenir en cage; il sautait par-dessus les murs, vaguait à travers les champs, faisait la cour aux filles, dépensait sa grosse force dans des rixes; le reste du temps, flânait, rêvassait à des choses qu’il ne ferait jamais. Une seule chose l’attirait: la musique. Dieu sait comment! Nul musicien, parmi les siens, à l’exception d’un grand-oncle, un peu toqué, un de ces originaux de province, dont l’intelligence et les dons, souvent remarquables, s’emploient, dans leur isolement orgueilleux, à des niaiseries de maniaques. Celui-là avait inventé un nouveau système de notation – (un de plus!) – qui devait révolutionner la musique; il prétendait même avoir une sténographie qui permettait de noter à la fois les paroles, le chant et l’accompagnement; il n’était jamais parvenu lui-même à la relire correctement. Dans la famille, on se moquait du bonhomme; mais on ne laissait pas d’en être fier. On pensait: «C’est un vieux fou. Qui sait? Il a peut-être du génie…» – Ce fut de lui sans doute que la manie musicale se transmit au petit-neveu. Quelle musique pouvait-il bien entendre, dans sa bourgade?… Mais la mauvaise musique peut inspirer un amour aussi pur que la bonne.


«Le malheur était qu’une telle passion ne semblait pas avouable, dans ce milieu; et l’enfant n’avait pas la solide déraison du grand-oncle. Il se cachait pour lire les élucubrations du vieux maniaque, qui constituèrent le fond de sa baroque éducation musicale. Vaniteux, craintif devant son père et devant l’opinion, il ne voulait rien dire de ses ambitions, à moins d’avoir réussi. Brave garçon, écrasé par la famille, il fit comme tant de petits bourgeois français, qui n’osant, par faiblesse, tenir tête à la volonté des leurs, s’y soumettent en apparence et vivent dans une cachotterie perpétuelle. Au lieu de suivre son penchant, il s’évertua sans goût au travail qu’on lui avait assigné: incapable d’y réussir, comme d’y échouer avec éclat. Tant bien que mal, il parvint à passer les examens nécessaires. Le principal avantage qu’il y voyait était d’échapper à la double surveillance provinciale et paternelle. Le droit l’assommait; il était décidé à n’en pas faire sa carrière. Mais tant que son père vécut, il n’osa déclarer sa volonté. Peut-être n’était-il point fâché de devoir attendre encore, avant de prendre parti. Il était de ceux qui, toute leur existence, se leurrent sur ce qu’ils feront plus tard, sur ce qu’ils pourraient faire. Pour le moment, il ne faisait rien. Désorbité, grisé par sa vie nouvelle à Paris, il se livra, avec sa brutalité de jeune paysan, à ses deux passions: les femmes et la musique; affolé par les concerts, non moins que par le plaisir. Il y perdit des années, sans profiter des moyens qu’il aurait eus de compléter son instruction musicale. Son orgueil ombrageux, son mauvais caractère indépendant et susceptible, l’empêchèrent de suivre aucune leçon, de demander aucun conseil.


«Quand son père mourut, il envoya promener Thémis [6] et Justinien [7]. Il se mit à composer, sans avoir le courage d’acquérir la technique nécessaire. Des habitudes invétérées de flânerie paresseuse et le goût du plaisir l’avaient rendu incapable de tout effort sérieux. Il sentait vivement; mais sa pensée, comme sa forme, lui échappait; en fin de compte, il n’exprimait que des banalités. Le pire était qu’il y avait réellement chez ce médiocre quelque chose de grand. J’ai lu deux de ses anciennes compositions. Ça et là, des idées saisissantes, restées à l’état d’ébauches, aussitôt déformées. Des feux follets sur une tourbière… Et quel étrange cerveau! Il a voulu m’expliquer les sonates de Beethoven. Il y voit des romans enfantins et saugrenus. Mais une telle passion, un sérieux si profond! Les larmes lui viennent aux yeux, quand il en parle. Il se ferait tuer pour ce qu’il aime. Il est touchant et burlesque. Dans le moment que j’étais près de lui rire au nez, j’avais envie de l’embrasser… Une honnêteté foncière. Un robuste mépris pour le charlatanisme des cénacles parisiens et pour les fausses gloires, – tout en ne pouvant se défendre d’une naïve admiration de petit bourgeois pour les gens à succès…


«Il avait un petit héritage. En quelques mois, il le mangea; et, se trouvant sans ressources, il eut, comme nombre de ses pareils, l’honnêteté criminelle d’épouser une fille sans ressources, qu’il avait séduite; elle avait une belle voix et faisait de la musique, sans amour de la musique. Il fallut vivre de sa voix et du médiocre talent qu’il avait acquis à jouer du violoncelle. Naturellement, ils ne tardèrent pas à voir leur commune médiocrité et à ne plus se supporter. Une fille leur était venue. Le père reporta sur l’enfant son pouvoir d’illusions; il pensa qu’elle serait ce qu’il n’avait pu être. La fillette tenait de sa mère: c’était une pianoteuse, qui n’avait pas ombre de talent; elle adorait son père et s’appliquait à sa tâche, pour lui plaire. Pendant plusieurs années, ils coururent les hôtels des villes d’eaux, ramassant plus d’affronts que de monnaie. L’enfant, chétive et surmenée, mourut. La femme, désespérée, devint plus acariâtre, chaque jour. Et ce fut la misère sans fond, sans espoir d’en sortir, avivée par le sentiment d’un idéal que l’on se sait incapable d’atteindre…


«Et je pensais, mon amie, en voyant ce pauvre diable de raté, dont la vie n’a été qu’une suite de déboires: «Voilà ce que j’aurais pu être. Nos âmes d’enfants avaient des traits communs, et certaines aventures de notre vie se ressemblent; j’ai même trouvé quelque parenté dans nos idées musicales; mais les siennes se sont arrêtées en chemin. À quoi a-t-il tenu que je n’aie pas sombré, comme lui? Sans doute, à ma volonté. Mais aussi aux hasards de la vie. Et même, à ne prendre que ma volonté, est-ce uniquement à mes mérites que je la dois? N’est-ce pas plutôt à ma race, à mes amis, à Dieu qui m’a aidé?…» Ces pensées rendent humbles. On se sent fraternel à tous ceux qui aiment l’art et qui souffrent pour lui. Du plus bas au plus haut, la distance n’est pas grande…


«Là-dessus, j’ai songé à ce que vous m’écriviez. Vous avez raison: un artiste n’a pas le droit de se tenir à l’écart, tant qu’il peut venir en aide à d’autres. Je resterai donc, je m’obligerai à passer quelques mois par année, soit ici, soit à Vienne ou à Berlin, quoique j’aie peine à me réhabituer à ces villes. Mais il ne faut pas abdiquer. Si je ne réussis pas à être d’une grande utilité, comme j’ai des raisons de le craindre, ce séjour me sera peut-être utile à moi-même. Et je me consolerai en pensant que vous l’avez voulu. Et puis… (je ne veux pas mentir)… je commence à y trouver du plaisir. Adieu, tyran. Vous triomphez. J’en arrive, non seulement à faire ce que vous voulez que je fasse, mais à l’aimer.


Christophe.»


*

Ainsi, il resta, en partie pour lui plaire, mais aussi parce que sa curiosité d’artiste, réveillée, se laissait reprendre au spectacle de l’art renouvelé. Tout ce qu’il voyait et faisait, il l’offrait en pensée à Grazia; il le lui écrivait. Il savait bien qu’il se faisait illusion sur l’intérêt qu’elle y pouvait trouver; il la soupçonnait d’un peu d’indifférence. Mais il lui était reconnaissant de ne pas trop la lui montrer.


Elle lui répondit régulièrement, une fois par quinzaine. Des lettres affectueuses et mesurées, comme l’étaient ses gestes. En lui contant sa vie, elle ne se départait pas d’une réserve tendre et fière. Elle savait avec quelle violence ses mots se répercutaient dans le cœur de Christophe. Elle aimait mieux lui paraître froide que le pousser à une exaltation, où elle ne voulait pas le suivre. Mais elle était trop femme pour ignorer le secret de ne point décourager l’amour de son ami et de panser aussitôt, par de douces paroles, la déception intime que des paroles indifférentes avaient causée. Christophe ne tarda pas à deviner cette tactique; et, par une ruse d’amour, il s’efforçait à son tour de contenir ses élans, d’écrire des lettres plus mesurées, afin que les réponses de Grazia s’appliquassent moins à l’être.


À mesure qu’il prolongeait son séjour à Paris, il s’intéressait davantage à l’activité nouvelle qui remuait la gigantesque fourmilière. Il s’y intéressait d’autant plus qu’il trouvait chez les jeunes fourmis moins de sympathie pour lui. Il ne s’était pas trompé: son succès était une victoire à la Pyrrhus [8]. Après une disparition de dix ans, son retour avait fait sensation dans le monde parisien. Mais par une ironie des choses qui n’est point rare, il se trouvait patronné, cette fois, par ses vieux ennemis, les snobs, les gens à la mode; les artistes lui étaient sourdement hostiles, ou se méfiaient de lui. Il s’imposait par son nom qui était déjà du passé, par son œuvre considérable, par son accent de conviction passionnée, par la violence de sa sincérité. Mais si l’on était contraint de compter avec lui, s’il forçait l’admiration ou l’estime, on le comprenait mal et on ne l’aimait point. Il était en dehors de l’art du temps. Un monstre, un anachronisme vivant. Il l’avait toujours été. Ses dix ans de solitude avaient accentué le contraste. Durant son absence, s’était accompli en Europe, et surtout à Paris, comme il l’avait bien vu, un travail de reconstruction. Un nouvel ordre naissait. Une génération se levait, désireuse d’agir plus que de comprendre, affamée de possession plus que de vérité. Elle voulait vivre, elle voulait s’emparer de la vie, fût-ce au prix du mensonge. Mensonges de l’orgueil, – de tous les orgueils: orgueil de race, orgueil de caste, orgueil de religion, orgueil de culture et d’art, – tous lui étaient bons, pourvu qu’ils fussent une armature de fer, pourvu qu’ils lui fournissent l’épée et le bouclier, et qu’abritée par eux, elle marchât à la victoire. Aussi lui était-il désagréable d’entendre la grande voix tourmentée, qui lui rappelait l’existence du doute et de la douleur: ces rafales, qui avaient troublé la nuit à peine enfuie, qui continuaient, en dépit de ses dénégations, à menacer le monde, et qu’elle voulait oublier. Impossible de ne pas entendre: on en était trop près. Alors, ces jeunes gens se détournaient avec dépit et ils criaient à tue-tête, afin de s’assourdir. Mais la voix parlait plus fort. Et ils lui en voulaient.


Au contraire, Christophe les regardait avec amitié. Il saluait l’ascension du monde vers une certitude et un ordre, à tout prix. Ce qu’il y avait de volontairement étroit dans cette poussée ne l’affectait point. Quand on veut aller droit au but, il faut regarder droit devant soi. Pour lui, assis au tournant d’un monde, il jouissait de voir, derrière lui, la splendeur tragique de la nuit, et, devant, le sourire de la jeune espérance, l’incertaine beauté de l’aube fraîche et fiévreuse. Il était au point immobile de l’axe du balancier, tandis que le pendule recommençait à monter. Sans le suivre dans sa marche, il écoutait avec joie battre le rythme de vie. Il s’associait aux espoirs de ceux qui reniaient ses angoisses passées. Ce qui serait, serait comme il l’avait rêvé. Dix ans avant, Olivier, dans la nuit et la peine, – pauvre petit coq gaulois, – avait, de son chant frêle, annoncé le jour lointain. Le chanteur n’était plus; mais son chant s’accomplissait. Dans le jardin de France, les oiseaux s’éveillaient. Et, dominant les autres ramages, Christophe entendit soudain, plus forte, plus claire, la voix d’Olivier ressuscité.


*

Il lisait distraitement, à un étalage de libraire, un livre de poésies. Le nom de l’auteur lui était inconnu. Certains mots le frappèrent; il resta attaché. À mesure qu’il continuait de lire entre les feuilles non coupées, il lui sembla reconnaître une voix, des traits amis… Impuissant à définir ce qu’il sentait, et ne pouvant se décider à se séparer du livre, il l’acheta. Rentré chez lui, il reprit sa lecture. Aussitôt, son obsession le reprit. Le souffle impétueux du poème évoquait, avec une précision de visionnaire, les âmes immenses et séculaires, – ces arbres gigantesques, dont les hommes sont les feuilles et les fruits, – les Patries. De ces pages surgissait la figure surhumaine de la Mère, – celle qui fut avant les vivants d’aujourd’hui, celle qui sera après, celle qui trône, pareille aux Madones byzantines, hautes comme des montagnes, au pied desquelles prient les fourmis humaines. Le poète célébrait le duel homérique de ces grandes Déesses, dont les lances s’entre-choquent, depuis le commencement de l’histoire: cette Iliade millénaire, qui est à celle de Troie ce que la chaîne alpestre est aux collines grecques.


Une telle épopée d’orgueil et d’action guerrière était loin des pensées d’une âme européenne, comme celle de Christophe. Et pourtant, par lueurs, dans cette vision de l’âme française, – la vierge pleine de grâce, qui porte l’égide, Athéna aux yeux bleus qui brillent dans les ténèbres, la déesse ouvrière, l’artiste incomparable, la raison souveraine, dont la lance étincelante terrasse les barbares tumultueux, – Christophe apercevait un regard, un sourire qu’il connaissait, et qu’il avait aimé. Mais au moment de la saisir, la vision s’effaçait. Et tandis qu’il s’irritait à la poursuivre en vain, voici qu’en tournant une page, il entendit un récit, que, peu de jours avant sa mort, lui avait fait Olivier.


Il fut bouleversé. Il courut chez l’éditeur, il demanda l’adresse du poète. On la lui refusa, comme c’est l’usage. Il se fâcha. Inutilement. Enfin, il s’avisa qu’il trouverait le renseignement dans un annuaire. Il le trouva en effet, et aussitôt il alla chez l’auteur. Ce qu’il voulait, il le voulait bien; jamais il n’avait su attendre.


Quartier des Batignolles. Dernier étage. Plusieurs portes donnaient sur un couloir commun. Christophe frappa à celle qu’on lui indiqua. Ce fut la porte voisine qui s’ouvrit. Une jeune femme point belle, très brune, les cheveux sur le front, le teint brouillé – une figure crispée aux yeux vifs – demanda ce qu’on voulait. Elle avait l’air soupçonneux. Christophe exposa l’objet de sa visite et, sur une nouvelle question, il donna son nom. Elle sortit de sa chambre et ouvrit l’autre porte, avec une clef qu’elle avait sur elle. Mais elle ne fit pas entrer Christophe tout de suite. Elle lui dit d’attendre dans le corridor, et elle pénétra seule, lui fermant la porte au nez. Enfin Christophe eut accès dans le logement bien gardé. Il traversa une pièce à moitié vide, qui servait de salle à manger: quelques meubles délabrés; près de la fenêtre sans rideaux, une douzaine d’oiseaux piaillaient dans une volière. Dans la pièce voisine, sur un divan râpé, un homme était couché. Il se souleva pour recevoir Christophe. Ce visage émacié, illuminé par l’âme, ces beaux yeux de velours où brûlait une flamme de fièvre, ces longues mains intelligentes, ce corps mal fait, cette voix aiguë qui s’enrouait… Christophe reconnut sur-le-champ… Emmanuel! Le petit ouvrier infirme, qui avait été la cause innocente… Et Emmanuel, brusquement debout, avait aussi reconnu Christophe.


Ils restaient sans parler. Tous deux, en ce moment, ils voyaient Olivier… Ils ne se décidaient pas à se donner la main. Emmanuel avait fait un mouvement de recul. Après dix ans passés, une rancune inavouée, l’ancienne jalousie qu’il avait pour Christophe, ressortait du fond obscur de l’instinct. Il restait là, défiant et hostile. – Mais lorsqu’il vit l’émotion de Christophe, lorsqu’il lut sur ses lèvres le nom qu’ils pensaient tous deux: «Olivier!…» ce fut plus fort que lui: il se jeta dans les bras qui lui étaient tendus.


Emmanuel demanda:


– Je savais que vous étiez à Paris. Mais vous, comment avez-vous pu me trouver?


Christophe dit:


– J’ai lu votre dernier livre; au travers, j’ai entendu sa voix.


– N’est-ce pas? dit Emmanuel, vous l’avez reconnu? Tout ce que je suis à présent, c’est à lui que je le dois.


(Il évitait de prononcer le nom.)


Après un moment, il continua, assombri:


– Il vous aimait plus que moi.


Christophe sourit:


– Qui aime bien ne connaît ni plus ni moins; il se donne tout à tous ceux qu’il aime.


Emmanuel regarda Christophe; le sérieux tragique de ses yeux volontaires s’illumina subitement d’une douceur profonde. Il prit la main de Christophe, et le fit asseoir sur le divan, près de lui.


Ils se dirent leur vie. De quatorze à vingt-cinq ans, Emmanuel avait fait bien des métiers: typographe, tapissier, petit marchand ambulant, commis de librairie, clerc d’avoué, secrétaire d’un homme politique, journaliste… Dans tous, il avait trouvé moyen d’apprendre fiévreusement, ça et là rencontrant l’appui de braves gens frappés par l’énergie du petit homme, plus souvent tombant aux mains d’hommes qui exploitaient sa misère et ses dons, s’enrichissant des pires expériences et réussissant à en sortir sans trop d’amertume, n’y laissant que le reste de sa chétive santé. Des aptitudes singulières pour les langues anciennes (moins exceptionnelles qu’on ne croirait, dans une race imbue de traditions humanistes) lui avaient valu l’intérêt et l’appui d’un vieux prêtre hellénisant. Ces études, qu’il n’avait pas eu le temps de pousser très avant, lui furent une discipline d’esprit et une école de style. Cet homme sorti de la bourbe du peuple, dont toute l’instruction s’était faite par lui-même, au hasard, et offrait des lacunes énormes, avait acquis un don de l’expression verbale, une maîtrise de la pensée sur la forme que dix ans d’éducation universitaire sont impuissants à donner à la jeune bourgeoisie. Il en attribuait le bienfait à Olivier. D’autres l’avaient pourtant plus efficacement aidé. Mais d’Olivier venait l’étincelle qui avait allumé, dans la nuit de cette âme, la veilleuse éternelle. Les autres n’avaient fait que verser de l’huile dans la lampe.


Il dit:


– Je n’ai commencé de le comprendre qu’à partir du moment où il s’en est allé. Mais tout ce qu’il m’avait dit était entré en moi. Sa lumière ne m’a jamais quitté.


Il parlait de son œuvre, de la tâche qui lui avait été, prétendait-il, léguée par Olivier: du réveil des énergies françaises, de cette flambée d’idéalisme héroïque, dont Olivier était l’annonciateur; il voulait s’en faire la voix retentissante qui plane sur la mêlée et qui sonne la victoire prochaine; il chantait l’épopée de sa race ressuscitée.


Ses poèmes étaient bien le produit de cette étrange race qui, à travers les siècles, a conservé si fort son vieil arôme celtique, tout en mettant un orgueil bizarre à vêtir sa pensée des défroques et des lois du conquérant romain. On y trouvait tout purs cette audace gauloise, cet esprit de raison folle, d’ironie, d’héroïsme, ce mélange de jactance et de bravoure, qui allait tirer la barbe aux sénateurs de Rome, pillait le temple de Delphes, et lançait en riant ses javelots contre le ciel. Mais il avait fallu que ce petit gniaf parisien incarnât ses passions, comme avaient fait ses grands-pères à perruque, et comme feraient sans doute ses arrière-petits-neveux, dans les corps des héros et des dieux de la Grèce, morts depuis deux mille ans. Instinct curieux de ce peuple, qui s’accorde avec son besoin d’absolu: en posant sa pensée sur les traces des siècles, il lui semble qu’il impose sa pensée pour les siècles. La contrainte de cette forme classique ne faisait qu’imprimer un élan plus violent aux passions d’Emmanuel. La calme confiance d’Olivier en les destins de la France s’était transformée, chez son petit protégé, en une foi brûlante, affamée d’action et sûre du triomphe. Il le voulait, il le voyait, il le clamait. C’était par cette foi exaltée et par cet optimisme qu’il avait soulevé les âmes du public français. Son livre avait été aussi efficace qu’une bataille. Il avait ouvert la brèche dans le scepticisme et dans la peur. Toute la jeune génération s’y était ruée à sa suite, vers les destins nouveaux…


Il s’animait en parlant; ses yeux brûlaient, sa figure blême se marbrait de plaques roses, et sa voix était criarde. Christophe ne pouvait s’empêcher de remarquer le contraste entre ce feu dévorant et le corps misérable qui lui servait de bûcher. Il ne faisait qu’entrevoir l’émouvante ironie de ce sort. Le chantre de l’énergie, le poète qui célébrait la génération des sports intrépides, de l’action, de la guerre, pouvait à peine marcher sans essoufflement, était sobre, suivait un régime strict, buvait de l’eau, ne devait pas fumer, vivait sans maîtresses, portait toutes les passions en lui, et était réduit par sa santé à l’ascétisme.


Christophe contemplait Emmanuel; et il éprouvait un mélange d’admiration et de pitié fraternelle. Il n’en voulait rien montrer; mais sans doute ses yeux en trahirent quelque chose; ou l’orgueil d’Emmanuel, qui gardait dans son flanc une blessure toujours ouverte, crut lire dans les yeux de Christophe la commisération, qui lui était plus odieuse que la haine. Sa flamme tomba, d’un coup. Il cessa de parler. Christophe essaya vainement de ramener la confiance. L ’âme s’était refermée. Christophe vit qu’il l’avait blessé.


Le silence hostile se prolongeait. Christophe se leva. Emmanuel le reconduisit, sans un mot, à la porte. Sa démarche accusait son infirmité; il le savait; il mettait son orgueil à y sembler indifférent; mais il pensait que Christophe l’observait, et sa rancune s’en aggravait.


Au moment où il serrait froidement la main à son hôte, pour le congédier, une jeune dame élégante sonnait à la porte. Elle était escortée d’un gamin prétentieux, que Christophe reconnut pour l’avoir remarqué à des premières théâtrales, souriant, caquetant, saluant de la patte, baisant la patte des dames, et, de sa place à l’orchestre, décochant des sourires jusqu’au fond du théâtre: faute de savoir son nom, il l’appelait «le daim». – Le daim et sa compagne, à la vue d’Emmanuel, se jetèrent sur le «cher maître», avec des effusions obséquieuses et familières. Christophe, qui s’éloignait, entendit la voix sèche d’Emmanuel répondre qu’il ne pouvait recevoir, qu’il était occupé. Il admira le don que possédait cet homme d’être désagréable. Il ignorait ses raisons de faire mauvais visage aux riches snobs qui venaient le gratifier de leurs visites indiscrètes; ils étaient prodigues de belles phrases et d’éloges; mais ils ne s’occupaient pas plus d’alléger sa misère que les fameux amis de César Franck ne cherchèrent jamais à le décharger des leçons de piano, que jusqu’au dernier jour il dut donner pour vivre.


Christophe retourna plusieurs fois chez Emmanuel. Il ne réussit plus à faire renaître l’intimité de la première visite. Emmanuel ne témoignait aucun plaisir à le voir, et se tenait sur une réserve soupçonneuse. Par moments, le besoin d’expansion de son génie l’emportait; un mot de Christophe le faisait vibrer jusqu’aux racines; alors, il s’abandonnait à un accès d’enthousiasme; et son idéalisme jetait sur son âme cachée de splendides lueurs. Puis, brusquement, il retombait; il se crispait dans un silence hargneux; et Christophe retrouvait l’ennemi.


Trop de choses les séparaient. La moindre n’était pas leur différence d’âge. Christophe s’acheminait vers la pleine conscience et la maîtrise de soi, Emmanuel était encore en formation, et plus chaotique que Christophe n’avait jamais été. L’originalité de sa figure tenait aux éléments contradictoires qu’on y trouvait aux prises: un stoïcisme puissant, qui tâchait de dompter une nature rongée de désirs ataviques, – (le fils d’un alcoolique et d’une prostituée); – une imagination frénétique, qui se cabrait sous le mors d’une volonté d’acier; un immense égoïsme et un immense amour des autres, – (on ne savait jamais quel des deux serait vainqueur); – un idéalisme héroïque et une avidité de gloire qui le rendait maladivement inquiet des autres supériorités. Si la pensée d’Olivier, si son indépendance, son désintéressement se retrouvaient en lui, si Emmanuel était supérieur à son maître par sa vitalité plébéienne, qui ne connaissait pas l’écœurement de l’action, par le génie poétique et par la rude écorce, qui le défendait contre tous les dégoûts, il était loin d’atteindre à la sérénité du frère d’Antoinette: son caractère était vaniteux, tourmenté; et le trouble d’autres êtres venait s’ajouter au sien.


Il vivait dans une union orageuse avec une jeune femme qu’il avait pour voisine: celle qui avait reçu Christophe, la première fois. Elle aimait Emmanuel et s’occupait de lui jalousement, faisait son ménage, recopiait ses œuvres, les écrivait sous sa dictée. Elle n’était pas belle et portait le fardeau d’une âme passionnée. Sortie du peuple, longtemps ouvrière dans un atelier de cartonnage, puis employée des postes, elle avait passé une enfance étouffée dans le cadre ordinaire des ouvriers pauvres de Paris: âmes et corps entassés, travail harassant, promiscuité perpétuelle, pas d’air, pas de silence, jamais de solitude, impossibilité de se recueillir, de défendre la retraite de son cœur. Esprit fier, qui couvait une ferveur religieuse pour un idéal confus de vérité, elle s’était usé les yeux à copier pendant la nuit, et parfois sans lumière, à la clarté de la lune, les Misérables de Hugo. Elle avait rencontré Emmanuel, à un moment où il était plus malheureux qu’elle, malade et sans ressources; elle s’était vouée à lui. Cette passion était le premier, le seul amour de sa vie. Aussi elle s’y attachait, avec une ténacité d’affamée. Son affection était pesante pour Emmanuel, qui la partageait moins qu’il ne la subissait. Il était touché de ce dévouement; il savait qu’elle lui était la meilleure des amies, le seul être pour qui il fût tout, et qui ne pût se passer de lui. Mais ce sentiment même l’écrasait. Il avait besoin de liberté, il avait besoin d’isolement; ces yeux qui mendiaient avidement un regard l’obsédaient; il lui parlait avec dureté, il avait envie de lui dire: «Va-t’en!» Il était irrité par sa laideur et par ses brusqueries. Si peu qu’il connût la société mondaine et quelque mépris qu’il lui témoignât, – (car il souffrait de s’y voir plus laid et plus ridicule), – il était sensible à l’élégance, il subissait l’attrait de femmes qui avaient pour lui (il n’en doutait pas) le sentiment qu’il avait pour son amie. Il tâchait de témoigner à celle-ci une affection qu’il n’avait pas, ou du moins que ne cessaient d’obscurcir des bourrasques de haine involontaire. Il n’y parvenait point; il portait dans sa poitrine un grand cœur généreux, avide de faire le bien, et un démon de violence, trop apte à faire le mal. Cette lutte intérieure et la conscience qu’il avait de ne pouvoir la terminer à son avantage le jetaient dans une sourde irritation, dont Christophe recevait les éclats.


Emmanuel ne pouvait se défendre envers Christophe d’une double antipathie: l’une, issue de sa jalousie ancienne (ces passions d’enfance, dont la poussée subsiste, même quand on en a oublié la cause); l’autre, inspirée par un brûlant nationalisme. Il incarnait en la France tous les rêves de justice, de pitié, de fraternité humaine, conçus par les meilleurs de l’époque précédente. Il ne l’opposait pas au reste de l’Europe, comme une ennemie dont la fortune croît sur les ruines des autres nations; il la mettait à leur tête, comme la souveraine légitime qui règne pour le bien de tous, – épée de l’idéal, guide du genre humain. Plutôt qu’elle commît une injustice, il l’eût préférée morte. Mais il ne doutait point d’elle. Il était exclusivement français, de culture et de cœur, uniquement nourri de la tradition française dont il retrouvait les raisons profondes en son instinct. Il méconnaissait, avec sincérité, la pensée étrangère, pour laquelle il avait une condescendance dédaigneuse, – une irritation, si l’étranger n’acceptait point cette situation humiliée.


Christophe voyait tout cela; mais plus âgé et plus instruit par la vie, il ne s’en affectait point. Si cet orgueil de race ne laissait pas d’être blessant, Christophe n’en était pas atteint; il faisait la part des illusions de l’amour filial, et il ne songeait pas à critiquer les exagérations d’un sentiment sacré. Au reste l’humanité même trouve son profit à la croyance vaniteuse des peuples dans leur mission. De toutes les raisons qu’il avait de se sentir éloigné d’Emmanuel, une seule lui était pénible: la voix d’Emmanuel, qui s’élevait parfois à des intonations suraiguës. L’oreille de Christophe en souffrait cruellement. Il ne pouvait s’empêcher de faire des grimaces. Il tâchait qu’Emmanuel ne les vît point. Il s’appliquait à entendre la musique, et non pas l’instrument. Une telle beauté d’héroïsme rayonnait du poète infirme, quand il évoquait les victoires de l’esprit, devancières d’autres victoires, la conquête de l’air, le «dieu volant» qui soulevait les foules et comme l’étoile de Bethléem, les entraînait à sa suite extasiées, vers quels lointains espaces ou quelles revanches prochaines! La splendeur de ces visions d’énergie n’empêchait pas Christophe d’en sentir le danger, de prévoir où menaient ce pas de charge et la clameur grandissante de cette nouvelle Marseillaise. Il pensait avec un peu d’ironie, (sans regret du passé ni peur de l’avenir), que le chant aurait des échos que le chantre ne prévoyait pas, et qu’un jour viendrait où les hommes soupireraient après le temps disparu de la Foire sur la place… Qu’on était libre alors! L’âge d’or de la liberté! Jamais on n’en connaîtrait plus de pareil. Le monde s’acheminait vers un âge de force, de santé, d’action virile, et peut-être de gloire, mais d’autorité dure et d’ordre étroit. L’aurons-nous assez appelé de nos vœux, l’âge de fer, l’âge classique! Les grands âges classiques, – Louis XIV ou Napoléon, – nous paraissent, à distance, les cimes de l’humanité. Et peut-être la nation y réalise-t-elle le plus victorieusement son idéal d’État. Mais allez donc demander aux héros de ces temps ce qu’ils en ont pensé! Votre Nicolas Poussin s’en est allé vivre et mourir à Rome; il étouffait chez vous. Votre Pascal, votre Racine ont dit adieu au monde. Et parmi les plus grands, que d’autres vécurent à l’écart, disgraciés, opprimés! Même l’âme d’un Molière cachait des amertumes. – Pour votre Napoléon, que vous regrettez tant, vos pères ne semblent pas s’être doutés de leur bonheur; et le maître lui-même ne s’y est pas trompé: il savait que quand il disparaîtrait, le monde ferait: «Ouf!»… Autour de l’Imperator, quel désert de pensée! Sur l’immensité de sable, le soleil africain…


Christophe ne disait point tout ce qu’il ruminait. Quelques allusions avaient suffi à mettre Emmanuel en fureur; il ne les renouvela point. Mais il avait beau garder pour lui ses pensées, Emmanuel savait qu’il les pensait. Bien plus, il avait obscurément conscience que Christophe voyait plus loin que lui. Et il n’en était que plus irrité. Les jeunes gens ne pardonnent pas à leurs aînés, qui les contraignent à voir ce qu’ils seront dans vingt ans.


Christophe lisait dans son cœur et se disait:


– Il a raison. À chacun sa foi! Il faut croire ce qu’on croit. Dieu me garde de troubler sa confiance dans l’avenir!


Mais sa seule présence était une cause de trouble. De deux personnalités qui sont ensemble, quelque effort qu’elles fassent toutes deux pour s’effacer, l’une écrase toujours l’autre, et l’autre en garde en soi la rancune humiliée. L’orgueil d’Emmanuel souffrait de la supériorité d’expérience et de caractère de Christophe. Et peut-être se défendait-il de l’amour qu’il sentait grandir pour lui…


Il devint plus farouche. Il ferma sa porte. Il ne répondit pas aux lettres. – Christophe dut renoncer à le voir.


*

On était arrivé aux premiers jours de juillet. Christophe faisait le compte de ce que ces mois lui avaient apporté: beaucoup d’idées nouvelles, peu d’amis. Des succès brillants et dérisoires: retrouver son image, le reflet de son œuvre, affaiblis ou caricaturés, dans des cerveaux médiocres, cela n’a rien de réjouissant. Et de ceux dont il eût aimé à être compris, la sympathie lui manquait; ils n’avaient pas accueilli ses avances; il ne pouvait se joindre à eux, quelque désir qu’il eût de s’associer à leurs espoirs, de leur être un allié; on eût dit que leur amour-propre inquiet se défendît de son amitié et trouvât plus de satisfaction à l’avoir pour ennemi. Bref, il avait laissé passer le flot de sa génération, sans passer avec elle; et le flot de la génération suivante ne voulait pas de lui. Il était isolé, et ne s’en étonnait pas, toute sa vie l’y ayant habitué. Mais il jugeait que maintenant il avait conquis le droit, après ce nouvel essai, de retourner dans son ermitage suisse, en attendant de réaliser un projet qui, depuis peu, prenait plus de consistance. À mesure qu’il vieillissait, il était tourmenté du désir de revenir s’installer au pays. Il n’y connaissait plus personne, il y trouverait sans doute encore moins de parenté d’esprit que dans cette ville étrangère; mais ce n’en est pas moins le pays: vous ne demandez pas à ceux de votre sang de penser comme vous; il existe entre eux et vous mille secrets liens; les sens ont appris à lire dans le même livre du ciel et de la terre, le cœur parle la même langue.


Il raconta gaiement ses mécomptes à Grazia, et dit son intention de retourner en Suisse; il demandait, en plaisantant, la permission de quitter Paris et annonçait son départ pour la semaine suivante. Mais, à la fin de la lettre, un post-scriptum disait:


– «J’ai changé d’avis. Mon départ est remis.»


Christophe avait en Grazia une confiance entière; il lui livrait le secret de ses plus intimes pensées. Et pourtant, il y avait un compartiment de son cœur, dont il gardait la clef: c’étaient les souvenirs qui n’appartenaient pas seulement à lui, mais à ceux qu’il avait aimés. Ainsi, il se taisait sur ce qui touchait à Olivier. Sa réserve n’était pas voulue. Les mots ne pouvaient sortir, quand il allait parler à Grazia de l’ami. Elle ne l’avait point connu…


Or, ce matin-là, tandis qu’il écrivait à son amie, on frappa à la porte. Il alla ouvrir, en maugréant d’être dérangé. Un jeune garçon de quatorze à quinze ans demanda monsieur Krafft. Christophe, bourru, le fit entrer. Il était blond, les yeux bleus, les traits fins, pas très grand, la taille mince. Debout devant Christophe, il restait sans parler, un peu intimidé. Très vite il se remit, et il leva ses yeux limpides, qui le considéraient avec curiosité. Christophe sourit, en regardant le charmant visage; et le jeune garçon sourit aussi.


– Eh bien, lui dit Christophe, qu’est-ce que vous voulez?


– Je suis venu, dit l’enfant…


(Il se troubla de nouveau, il rougit et se tut).


– Je vois bien que vous êtes venu, dit Christophe, en riant. Mais pourquoi êtes-vous venu? Regardez-moi: est-ce que vous avez peur de moi?


– Non.


– Bravo! Alors, dites-moi d’abord qui vous êtes.


– Je suis, dit l’enfant…


Il s’arrêta encore. Ses yeux, qui faisaient curieusement tout le tour de la chambre, venaient de découvrir, sur la cheminée de Christophe, une photographie d’Olivier. Christophe suivit machinalement la direction de son regard.


– Allons! fit-il. Courage!


L’enfant dit:


– Je suis son fils.


Christophe tressauta; il se souleva de son siège, saisit le jeune garçon par les deux bras, et l’attira à lui. Retombé sur sa chaise, il le tenait étroitement serré; leurs figures se touchaient presque; et il le regardait, il le regardait en répétant:


– Mon petit… mon pauvre petit…


Brusquement, il lui prit la tête entre ses mains, et il l’embrassa sur le front, sur les yeux, sur les joues, sur le nez, sur les cheveux. Le jeune garçon, effrayé et choqué par la violence de ces démonstrations, se dégagea de ses bras. Christophe le laissa. Il se cacha le visage dans ses mains, il appuya son front contre le mur, et il resta ainsi pendant quelques instants. Le petit avait reculé au fond de la chambre. Christophe releva la tête. Sa figure était apaisée; il regarda l’enfant, avec un sourire affectueux:


– Je t’ai effrayé, dit-il. Pardon… Vois-tu, c’est que je l’aimais bien.


Le petit se taisait, encore effarouché.


– Comme tu lui ressembles! dit Christophe… Et pourtant, je ne t’aurais pas reconnu. Qu’y a-t-il de changé?


Il demanda:


– Comment t’appelles-tu?


– Georges.


– C’est vrai. Je me souviens. Christophe-Olivier-Georges… Tu as quel âge?


– Quatorze ans.


– Quatorze ans! Il y a si longtemps déjà?… Cela me paraît hier, – ou dans la nuit des temps… Comme tu lui ressembles! Ce sont les mêmes traits. Le même, et cependant un autre. La même couleur des yeux, et pas le même regard. Le même sourire, la même bouche, et pas le même son de voix. Tu es plus fort, tu te tiens plus droit. Tu as la figure plus pleine, mais tu rougis comme lui. Viens, assieds-toi, causons. Qui t’a envoyé chez moi?


– Personne.


– C’est de toi-même que tu es venu? Comment me connais-tu?


– On m’a parlé de vous.


– Qui?


– Ma mère.


– Ah! dit Christophe. Est-ce qu’elle sait que tu es venu chez moi?


– Non.


Christophe se tut, un moment; puis demanda:


– Où habitez-vous?


– Près du parc Monceau.


– Tu es venu à pied? Oui? C’est une bonne course. Tu dois être fatigué.


– Je ne suis jamais fatigué.


– À la bonne heure! Montre-moi tes bras.


(Il les palpa).


– Tu es un solide petit gars… Et qu’est-ce qui t’a donné l’idée de venir me voir?


– C’est que papa vous aimait plus que tout.


– C’est elle qui te l’a dit?


(Il se reprit:)


– C’est ta mère qui te l’a dit?


– Oui.


Christophe sourit, pensif. Il songeait: «Elle aussi!… Comme ils l’aimaient, tous! Pourquoi donc ne le lui ont-ils pas montré?…»


Il continua:


– Pourquoi as-tu attendu si longtemps pour venir?


– Je voulais venir plus tôt. Mais je croyais que vous ne vouliez pas me voir.


– Moi!


– Il y a plusieurs semaines, aux concerts Chevillard, je vous ai aperçu; j’étais avec ma mère, à quelques fauteuils de vous; je vous ai salué; vous m’avez regardé de travers, en fronçant le sourcil, et vous ne m’avez pas répondu.


– Moi, je t’ai regardé?… Mon pauvre petit, tu as pu penser?… Je ne t’ai pas vu. J’ai les yeux fatigués. Voilà pourquoi je fronce le sourcil… Tu me crois donc bien méchant?


– Je crois que vous pouvez l’être aussi, quand vous voulez.


– Vraiment? dit Christophe. En ce cas, si tu pensais que je ne voulais pas te voir, comment as-tu osé venir?


– Parce que moi, je voulais vous voir.


– Et si je t’avais mis à la porte?


– Je ne me serais pas laissé faire.


Il disait cela, d’un petit air décidé, confus et provocant tout ensemble.


Christophe éclata de rire; et Georges fit comme lui.


– C’est moi que tu aurais mis à la porte!… Voyez-vous cela! Quel luron!… Non, décidément, tu ne ressembles pas à ton père.


Le visage mobile du jeune garçon s’assombrit.


– Vous trouvez que je ne lui ressemble pas? Mais vous disiez, tout à l’heure!… Alors, vous croyez qu’il ne m’aurait pas aimé? Alors, vous ne m’aimez pas?


– Et qu’est-ce que cela peut te faire, que je t’aime?


– Cela me fait beaucoup.


– Parce que?


– Parce que je vous aime.


En une minute, ses yeux, sa bouche, tous ses traits se coloraient de dix expressions diverses. Comme en un jour d’avril, l’ombre des nuages qui courent sur les champs, au souffle des vents printaniers. Christophe éprouvait une joie délicieuse à le voir, à l’entendre; il lui semblait être lavé des soucis du passé; ses tristes expériences, ses épreuves, ses souffrances et celles d’Olivier, tout était effacé: il renaissait tout neuf dans ce jeune surgeon de la vie d’Olivier.


Ils causèrent. Georges ne connaissait rien de la musique de Christophe, avant ces derniers mois; mais depuis que Christophe était à Paris, il ne manquait pas un concert où l’on jouait de ses œuvres. Il en parlait, le visage animé, les yeux brillants, riants, et les larmes tout proche: un amoureux!… Il confia à Christophe qu’il adorait la musique, et que, lui aussi, il voulait en faire. Mais Christophe s’aperçut, après quelques questions, que le petit en ignorait les éléments. Il s’informa de ses études. Le jeune Jeannin était au lycée; il dit, allègrement, qu’il n’était pas un fameux élève.


– Où es-tu le plus fort? En lettres ou en sciences?


– C’est à peu près la même chose partout.


– Mais comment? Mais comment? Est-ce que tu serais un cancre?


Il rit franchement et dit:


– Je crois que oui.


Puis, il ajouta confidentiellement:


– Mais je sais bien que non, tout de même.


Christophe ne put s’empêcher de rire:


– Alors, pourquoi ne travailles-tu pas? Est-ce que rien ne t’intéresse?


– Au contraire! tout m’intéresse.


– Eh bien, alors?


– Tout est intéressant, on n’a pas le temps…


– Tu n’as pas le temps? Et que diable fais-tu?


Il esquissa un geste vague:


– Beaucoup de choses. Je fais de la musique, je fais du sport, je vais voir des expositions, je lis…


– Tu ferais mieux de lire tes livres de classe.


– On ne lit jamais en classe ce qui est intéressant… Et puis, nous voyageons. Le mois dernier, j’ai été en Angleterre, pour voir le match entre Oxford et Cambridge.


– Cela doit bien avancer tes études!


– Bah! on apprend plus, ainsi, qu’en restant au lycée.


– Et ta mère, que dit-elle de cela?


– Ma mère est très raisonnable. Elle fait tout ce que je veux.


– Mauvais diable!… Tu as de la chance de ne pas m’avoir pour père.


– C’est vous qui n’auriez pas eu de chance.


Impossible de résister à son air enjôleur.


– Et dis-moi, grand voyageur, fit Christophe, connais-tu mon pays?


– Oui.


– Je suis sûr que tu ne sais pas un mot d’allemand.


– Je sais très bien, au contraire.


– Voyons un peu.


Ils se mirent à causer en allemand. Le petit baragouinait, d’une façon incorrecte, mais avec un aplomb drolatique; très intelligent, d’un esprit éveillé, il devinait plus qu’il ne comprenait; il devinait souvent de travers; il était le premier à rire de ses bévues. Il racontait ses voyages, ses lectures, avec entrain. Il avait beaucoup lu, hâtivement, superficiellement, en passant la moitié des pages, en inventant ce qu’il n’avait pas lu, mais toujours talonné par une curiosité vive et fraîche, qui cherchait partout des raisons d’enthousiasme. Il sautait d’un sujet à l’autre; et sa figure s’animait, en parlant des spectacles ou d’œuvres qui l’avaient ému. Ses connaissances étaient sans aucun ordre. On ne savait pas comment il avait lu un livre de dixième rang, et ignorait tout des œuvres les plus célèbres.


– Tout cela est très gentil, dit Christophe. Mais tu n’arriveras à rien, si tu ne travailles pas.


– Oh! je n’en ai pas besoin. Nous sommes riches.


– Diable! c’est grave, alors. Tu veux être un homme qui n’est bon à rien, qui ne fait rien?


– Au contraire, je voudrais tout faire. C’est stupide de s’enfermer, toute sa vie, dans un métier.


– C’est encore la seule façon qu’on ait trouvé de le faire bien.


– On dit ça!


– Comment! «on dit ça»?… Moi, je dis ça. Voilà quarante ans que j’étudie mon métier. Je commence à peine à le savoir.


– Quarante ans, pour apprendre son métier! Et quand peut-on le faire, alors?


Christophe se mit à rire.


– Petit Français raisonneur!


– Je voudrais être musicien, dit Georges.


– Eh bien, il n’est pas trop tôt pour t’y mettre. Veux-tu que je t’apprenne?


– Oh! je serais si heureux!


– Viens demain. Je verrai ce que tu vaux. Si tu ne vaux rien, je te défends de mettre jamais les mains sur un piano. Si tu as des dispositions, nous essaierons de faire de toi quelque chose… Mais je t’avertis: je te ferai travailler.


– Je travaillerai, dit Georges, ravi.


Ils prirent rendez-vous pour le lendemain. Au moment de sortir, Georges se rappela que le lendemain, il avait d’autres rendez-vous, et aussi le surlendemain. Oui, il n’était pas libre avant la fin de la semaine. On convint du jour et de l’heure.


Mais le jour et l’heure venus, Christophe attendit en vain. Il fut déçu. Il s’était fait une joie enfantine de revoir Georges. Cette visite inattendue avait éclairé sa vie. Il en avait été si heureux et ému qu’il n’en avait pas dormi, de la nuit qui avait suivi. Il songeait, avec une gratitude attendrie, au jeune ami qui était venu le trouver, de la part de l’ami; il souriait, en pensée, à cette charmante figure: son naturel, sa grâce, sa franchise malicieuse et ingénue, le ravissaient; il s’abandonnait à cet enivrement muet, à ce bourdonnement du bonheur, qui remplissait ses oreilles et son cœur, dans les premiers jours de l’amitié avec Olivier. Il s’y joignait un sentiment plus grave et presque religieux, qui, par delà les vivants, apercevait le sourire du passé. – Il attendit, le lendemain et le surlendemain. Personne. Pas une lettre d’excuses. Christophe, attristé, chercha des raisons pour excuser l’enfant. Il ne savait où lui écrire, il n’avait pas son adresse. L’aurait-il connue, qu’il n’eût osé lui écrire. Un vieux cœur qui s’éprend d’un jeune être éprouve une pudeur à lui témoigner le besoin qu’il a de lui; il sait bien que celui qui est jeune n’a pas le même besoin: la partie n’est pas égale; et l’on ne craint rien tant que de paraître s’imposer à qui ne se soucie point de vous.


Le silence se prolongeait. Bien que Christophe en souffrît, il se contraignait à ne faire aucune démarche pour retrouver les Jeannin. Mais, chaque jour, il attendait celui qui ne venait point. Il ne partit pas pour la Suisse. Il resta, tout l’été, à Paris. Il se jugeait absurde; mais il n’avait plus goût à voyager. En septembre seulement, il se décida à passer quelques jours à Fontainebleau.


Vers la fin d’octobre, Georges Jeannin revint frapper à la porte. Il s’excusa tranquillement, sans la moindre confusion, de son manque de parole.


– Je n’ai pas pu venir, dit-il; et ensuite, nous sommes partis, nous avons été en Bretagne.


– Tu aurais pu m’écrire, dit Christophe.


– Oui, c’était ce que je voulais faire. Mais je n’avais jamais le temps… Et puis, dit-il en riant, j’ai oublié, j’oublie tout.


– Depuis quand es-tu revenu?


– Depuis le commencement d’octobre.


– Et tu as mis trois semaines pour te décider à venir?… Écoute, dis-moi franchement: c’est ta mère qui t’empêche?… Elle n’aime pas que tu me voies?


– Mais non! tout au contraire. C’est elle qui m’a dit aujourd’hui de venir.


– Comment cela?


– La dernière fois que je vous ai vu, avant les vacances, je lui ai tout raconté, en rentrant. Elle m’a dit que j’avais bien fait; elle s’est informée de vous, elle m’a fait beaucoup de questions. Quand nous sommes rentrés de Bretagne, il y a trois semaines, elle m’a engagé à retourner chez vous. Il y a huit jours, elle me l’a rappelé de nouveau. Et ce matin, quand elle a su que je n’étais pas encore venu, elle a été fâchée, elle a voulu que je vinsse tout de suite après déjeuner, sans plus attendre.


– Et tu n’as pas honte de me raconter cela? Il faut qu’on te force à venir chez moi?


– Non, non, ne croyez pas!… Oh! je vous ai fâché! Pardon… C’est vrai, je suis étourdi… Grondez-moi, mais ne m’en veuillez pas. Je vous aime bien. Si je ne vous aimais pas, je ne serais pas venu. On ne m’a pas forcé. Moi, d’abord, on ne me force jamais à faire que ce que je veux faire.


– Garnement! dit Christophe, en riant malgré lui. Et tes projets musicaux, qu’est-ce que tu en as fait?


– Oh! j’y pense toujours.


– Cela ne t’avance pas beaucoup.


– Je veux m’y mettre, à présent. Ces mois derniers, je ne pouvais pas, j’avais tant, tant à faire! Mais maintenant, vous allez voir comme je vais travailler, si vous voulez encore de moi…


(Il avait des yeux câlins.)


– Tu es un farceur, dit Christophe.


– Vous ne me prenez pas au sérieux?


– Ma foi, non.


– C’est dégoûtant! Personne ne me prend au sérieux. Je suis découragé.


– Je te prendrai au sérieux quand je t’aurai vu au travail.


– Tout de suite, alors!


– Je n’ai pas le temps. Demain.


– Non, c’est trop loin, demain. Je ne peux pas supporter que vous me méprisiez, tout un jour.


– Tu m’ennuies.


– Je vous en prie!…


Christophe, souriant de sa faiblesse, le fit asseoir au piano, et lui parla de musique. Il lui posa des questions; il lui faisait résoudre de petits problèmes d’harmonie. Georges ne savait pas grand’chose; mais son instinct musical suppléait à beaucoup d’ignorance; sans connaître leurs noms, il trouvait les accords que Christophe attendait; et ses erreurs mêmes témoignaient, dans leur gaucherie, d’une curiosité de goût et d’une sensibilité singulièrement aiguisée. Il n’acceptait pas sans discussion les remarques de Christophe; et les intelligentes questions qu’il posait, à son tour, montraient un esprit sincère qui n’acceptait pas l’art comme un formulaire de dévotion qu’on récite des lèvres, mais qui voulait le vivre, pour son propre compte. – Ils ne s’entretinrent pas seulement de musique. À propos d’harmonies, Georges évoquait des tableaux, des paysages, des âmes. Il était difficile à tenir en bride; il fallait constamment le ramener au milieu du chemin; et Christophe n’en avait pas toujours le courage. Il s’amusait à écouter le joyeux bavardage de ce petit être, plein d’esprit et de vie. Quelle différence de nature avec Olivier!… Chez l’un, la vie était une rivière intérieure qui coulait silencieuse; chez l’autre, elle était tout en dehors: un ruisseau capricieux qui se dépensait à des jeux, au soleil. Et pourtant, la même belle eau pure, comme leurs yeux. Christophe, avec un sourire, retrouvait chez Georges certaines antipathies instinctives, des goûts et des dégoûts, qu’il connaissait bien, et cette intransigeance naïve, cette générosité de cœur qui se donne tout entier à ce qu’on aime… Seulement, Georges aimait tant de choses qu’il n’avait pas le loisir d’aimer longtemps la même.


Il revint, le lendemain et les jours qui suivirent. Il s’était pris d’une belle passion juvénile pour Christophe; et il s’appliquait à ses leçons avec enthousiasme… – Et puis, l’enthousiasme faiblit, les visites s’espacèrent. Il vint moins souvent. Et puis, il ne vint plus. Il disparut de nouveau, pour des semaines.


Il était léger, oublieux, naïvement égoïste et sincèrement affectueux; il avait bon cœur et une vive intelligence, qu’il dépensait en menue monnaie, au jour le jour. On lui pardonnait tout, parce qu’on avait plaisir à le voir: il était heureux…


Christophe se refusait à le juger. Il ne se plaignait pas. Il avait écrit à Jacqueline, pour la remercier de ce qu’elle lui avait envoyé son fils. Jacqueline répondit une courte lettre, d’une émotion contenue; elle exprimait le vœu que Christophe s’intéressât à Georges, le dirigeât dans la vie. Elle ne faisait aucune allusion à la possibilité de rencontrer Christophe. Par pudeur de souvenir et par fierté, elle ne pouvait se résoudre à le revoir. Et Christophe ne se crut point permis de venir, sans qu’elle l’y invitât. – Ainsi, ils restèrent séparés l’un de l’autre, s’apercevant de loin parfois à un concert, et reliés seulement par les rares visites du jeune garçon.


*

L’hiver passa. Grazia n’écrivait plus que rarement. Elle gardait à Christophe sa fidèle amitié. Mais, en vraie Italienne, fort peu sentimentale, et attachée au réel, elle avait besoin de voir les gens, sinon pour penser à eux, du moins pour avoir plaisir à causer avec eux. Il lui fallait, pour entretenir la mémoire de son cœur, rafraîchir de temps en temps la mémoire de ses yeux. Ses lettres se faisaient donc brèves et lointaines. Elle restait sûre de Christophe, comme Christophe l’était d’elle. Mais cette sécurité répandait plus de lumière que de chaleur.


Christophe ne souffrait pas trop de ses nouveaux mécomptes. Son activité musicale suffisait à le remplir. Arrivé à un certain âge, un vigoureux artiste vit dans son art bien plus que dans sa vie; la vie est devenue le rêve, l’art la réalité. Au contact de Paris, sa puissance créatrice s’était réveillée. Nul stimulant plus énergique, au monde, que le spectacle de cette ville de travail. Les plus flegmatiques sont touchés par sa fièvre. Christophe, reposé par des années de saine solitude, apportait une somme énorme de forces à dépenser. Enrichi des conquêtes nouvelles que ne cessait de faire, dans le champ de la technique musicale, l’intrépide curiosité de l’esprit français, il se lançait à son tour à la découverte; plus violent et plus barbare, il allait plus loin qu’eux tous. Mais rien, dans ses hardiesses nouvelles, n’était plus abandonné au hasard de l’instinct. Un besoin de clarté s’était emparé de Christophe. Tout le long de sa vie, son génie avait obéi à un rythme de courants alternants; sa loi était de passer tour à tour d’un pôle à l’autre opposé et de remplir l’entre-deux. Après s’être avidement livré, dans la période précédente, «aux yeux du chaos qui luisent à travers le voile de l’ordre», au point de déchirer le voile, pour mieux les voir, il cherchait à s’arracher à leur fascination, à jeter de nouveau sur la face du sphinx le rets magique de l’esprit dominateur. Le souffle impérial de Rome avait passé sur lui. Comme l’art parisien d’alors, dont il subissait un peu la contagion, il aspirait à l’ordre. Mais non pas, – à la façon de ces réactionnaires fatigués, qui dépensent leurs restes d’énergie à défendre leur sommeil, – non pas à «l’ordre dans Varsovie»! Ces bonnes gens qui en reviennent à Saint-Saëns et à Brahms, – aux Brahms de tous les arts, aux forts en thème, aux fades néoclassiques, par besoin d’apaisement! Dirait-on pas qu’ils sont exténués de passion! Vous êtes bientôt fourbus, mes amis… Non, ce n’est pas de votre ordre que je parle. Le mien n’est pas de la même famille. C’est l’ordre dans l’harmonie des libres passions et de la volonté… Christophe s’étudiait à maintenir dans son art le juste équilibre des puissances de la vie. Ces accords nouveaux, ces démons musicaux qu’il avait fait surgir de l’abîme sonore, il les employait à bâtir de claires symphonies, de vastes architectures ensoleillées, comme les basiliques à coupoles italiennes.


Ces jeux et ces combats de l’esprit l’occupèrent, tout l’hiver. Et l’hiver passa vite, bien que parfois, le soir, Christophe, terminant sa journée et regardant derrière soi la somme de ses jours, n’aurait pas su se dire si elle était longue ou courte, et s’il était encore jeune ou s’il était très vieux…


Alors, un nouveau rayon de soleil humain perça les voiles du rêve et, une nouvelle fois encore, ramena le printemps. Christophe reçut une lettre de Grazia, lui disant qu’elle venait à Paris avec ses deux enfants. Depuis longtemps, elle en avait le projet. Sa cousine Colette l’avait souvent invitée. La peur de l’effort à faire pour rompre ses habitudes, pour s’arracher à sa nonchalante paix et à son home qu’elle aimait, pour rentrer dans le tourbillon parisien qu’elle connaissait, lui avait fait remettre son voyage, d’année en année. Une mélancolie qui la prit, ce printemps, peut-être une déception secrète – (que de romans muets dans le cœur d’une femme, sans que les autres en sachent rien, et que souvent elle se l’avoue elle-même!) – lui inspirèrent le désir de s’éloigner de Rome. Les menaces d’une épidémie lui furent un prétexte pour hâter le départ des enfants. Elle suivit de peu de jours sa lettre à Christophe.


À peine la sut-il arrivée chez Colette, Christophe accourut la voir. Il la trouva encore absorbée et lointaine. Il en eut de la peine; mais il ne la lui montra pas. Il avait fait maintenant à peu près le sacrifice de son égoïsme; et cela lui donnait la clairvoyance du cœur. Il comprit qu’elle avait un chagrin qu’elle voulait cacher; et il s’interdit de chercher à le connaître. Il s’efforça seulement de la distraire, en lui contant gaiement ses mésaventures, en lui faisant part de ses travaux, de ses projets, en l’enveloppant discrètement de son affection. Elle se sentait pénétrée par cette grande tendresse, qui craignait de s’imposer; elle avait l’intuition que Christophe avait deviné sa peine; et elle en était attendrie. Son cœur un peu dolent se reposait dans le cœur de l’ami, qui lui parlait d’autre chose que de ce qui les occupait tous deux. Et peu à peu, il vit l’ombre mélancolique s’effacer des yeux de son amie et leur regard se faire plus proche, encore plus proche… Si bien qu’un jour, en lui parlant, il s’interrompit brusquement et la regarda en silence.


– Qu’avez-vous? lui demanda-t-elle.


– Aujourd’hui, dit-il, vous êtes tout à fait revenue.


Elle sourit, et tout bas elle répondit:


– Oui.


Il n’était pas très facile de causer tranquillement. Ils étaient rarement seuls. Colette les gratifiait de sa présence, plus qu’ils n’auraient voulu. Elle était excellente, malgré tous ses travers, sincèrement attachée à Grazia et à Christophe; mais il ne lui venait pas à l’idée qu’elle pût les ennuyer. Elle avait bien remarqué – (ses yeux remarquaient tout) – ce qu’elle appelait le flirt de Christophe avec Grazia: le flirt était son élément, elle en était enchantée; elle ne demandait qu’à l’encourager. Mais précisément, on ne le lui demandait pas; on souhaitait qu’elle ne se mêlât pas de ce qui ne la regardait point. Il suffisait qu’elle parût, ou fît à l’un des deux une allusion discrète (indiscrète) à leur amitié, pour que Christophe et Grazia prissent un air glacé et parlassent d’autre chose. Colette cherchait à leur réserve toutes les raisons possibles, hors une seule, la vraie. Heureusement pour les amis, elle ne pouvait tenir en place. Elle allait et venait, entrait, sortait, surveillait tout dans la maison, menait dix affaires à la fois. Dans l’intervalle de ses apparitions, Christophe et Grazia, seuls avec les enfants, reprenaient le fil de leurs innocents entretiens. Ils ne parlaient jamais des sentiments qui les unissaient. Ils se confiaient leurs petites aventures journalières. Grazia s’informait, avec un intérêt féminin, des affaires domestiques de Christophe. Tout allait mal chez lui; il avait des démêlés sans fin avec ses femmes de ménage; il était constamment dupé, volé par ceux qui le servaient. Elle en riait de bon cœur, avec une compassion maternelle pour le peu de sens pratique de ce grand enfant. Un jour que Colette venait de les quitter, après les avoir persécutés plus longtemps qu’à l’ordinaire, Grazia soupira:


– Pauvre Colette! Je l’aime bien… Comme elle m’ennuie!…


– Je l’aime aussi, dit Christophe, si vous entendez par là qu’elle nous ennuie.


Grazia rit:


– Écoutez… Me permettez-vous… (il n’y a décidément pas moyen de causer en paix ici)… me permettez-vous d’aller une fois chez vous?


Il eut un saisissement.


– Chez moi! Vous viendriez!


– Cela ne vous contrarie pas?


– Me contrarier! Ah! mon Dieu!


– Eh bien, voulez-vous mardi?


– Mardi, mercredi, jeudi, tous les jours que vous voudrez.


– Mardi, quatre heures, alors. C’est convenu.


– Vous êtes bonne, vous êtes bonne.


– Attendez. C’est à une condition.


– Une condition? À quoi bon? Tout ce que vous voulez. Vous savez bien que je le ferai, avec ou sans conditions.


– J’aime mieux une condition.


– C’est promis.


– Vous ne savez pas quoi.


– Cela m’est égal, c’est promis. Tout ce que vous voudrez.


– Mais écoutez d’abord, entêté!


– Dites.


– C’est que d’ici là, vous ne changerez rien – rien, vous entendez, – à votre appartement; tout restera dans le même état, exactement.


La mine de Christophe s’allonge. Il prend l’air consterné.


– Ah! ce n’est pas de jeu.


Elle rit:


– Vous voyez, voilà ce que c’est de s’engager trop vite! Mais vous avez promis.


– Mais pourquoi voulez-vous?…


– Parce que je veux vous voir chez vous, comme vous êtes, tous les jours, quand vous ne m’attendez pas.


– Enfin, vous me permettrez bien?…


– Rien du tout. Je ne permettrai rien.


– Au moins.


– Non, non, non, non. Je ne veux rien entendre. Ou je ne viendrai pas, si vous le préférez…


– Vous savez bien que je consentirais à tout, pourvu que vous veniez.


– Alors, c’est promis?


– Oui.


– J’ai votre parole?


– Oui, tyran.


– Bon tyran?


– Il n’y a pas de bon tyran; il y a des tyrans qu’on aime, et des tyrans qu’on déteste.


– Et je suis des deux, n’est-ce pas?


– Oh non! vous n’êtes que des premiers.


– C’est joliment humiliant.


Le jour dit, elle vint. Christophe, avec son scrupule de loyauté, n’avait pas osé ranger la moindre feuille de papier dans son appartement en désordre: il se serait cru déshonoré. Mais il était à la torture. Il avait honte de ce que penserait son amie. Il l’attendait anxieusement. Elle fut exacte, elle arriva, quatre à cinq minutes à peine après l’heure. Elle monta l’escalier, de son petit pas ferme. Elle sonna. Il était derrière la porte, et il ouvrit. Elle était mise avec une simple élégance. Au travers de sa voilette il vit ses yeux tranquilles. Ils se dirent: «Bonjour», à mi-voix, en se donnant la main; elle, plus silencieuse que d’habitude; lui, gauche et ému, se taisait pour ne pas montrer son trouble. Il la fit entrer, sans lui dire la phrase qu’il avait préparée, afin d’excuser le désordre de la chambre. Elle s’assit sur la meilleure chaise et lui, auprès.


– Voilà mon cabinet de travail.


Ce fut tout ce qu’il trouva à lui dire.


Un silence. Elle regardait sans hâte, avec un sourire de bonté, elle aussi un peu troublée. (Plus tard elle lui raconta qu’enfant, elle avait pensé à venir chez lui; mais elle avait eu peur, au moment d’entrer.) Elle était saisie de l’aspect de solitude et de tristesse de l’appartement: l’antichambre étroite et obscure, le manque absolu de confort, la pauvreté visible, lui serraient le cœur; elle était pleine de pitié affectueuse pour son vieil ami, que tant de travaux, tant de peines et quelque célébrité n’avaient pu affranchir de la gêne des soucis matériels. Et en même temps, elle s’amusait de l’indifférence totale au bien-être que révélait la nudité de cette pièce, sans un tapis, sans un tableau, sans un objet d’art, sans un fauteuil; pas d’autres meubles qu’une table, trois chaises dures et un piano; et, mêlés à quelques livres, des papiers, des papiers partout, sur la table, sous la table, sur le parquet, sur le piano, sur les chaises – (elle sourit, en voyant avec quelle conscience il avait tenu parole.) Après quelques instants, elle lui demanda:


– C’est ici – (montrant sa place) – que vous travaillez?


– Non, dit-il, c’est là.


Il indiqua le renfoncement le plus obscur de la pièce, et une chaise basse qui tournait le dos à la lumière. Elle alla s’y mettre gentiment, sans un mot. Ils se turent quelques minutes, et ils ne savaient que dire. Il se leva et alla au piano. Il joua, il improvisa pendant une demi-heure; il se sentait entouré de son amie, et un immense bonheur lui gonflait le cœur; les yeux fermés, il joua des choses merveilleuses. Elle comprit alors la beauté de cette chambre, toute vêtue de divines harmonies; elle entendait, comme s’il battait dans sa poitrine, ce cœur aimant et souffrant.


Quand les harmonies se furent tues, il resta, un moment encore immobile, devant le piano; puis, il se retourna, entendant la respiration de son amie qui pleurait. Elle vint à lui.


– Merci, murmura-t-elle en lui prenant la main.


Sa bouche tremblait un peu. Elle ferma les yeux. Il fit de même. Quelques secondes, ils restèrent ainsi, la main dans la main; et le temps s’arrêta…


Elle rouvrit les yeux et, pour se dégager de son trouble, elle demanda:


– Voulez-vous que je voie le reste de l’appartement?


Heureux, aussi, d’échapper à son émotion, il ouvrit la porte de la chambre voisine; mais aussitôt il eut honte. Il y avait là un lit de fer étroit et dur.


(Plus tard, quand il confia à Grazia qu’il n’avait jamais introduit de maîtresse dans sa maison, elle lui dit, moqueuse:


– Je m’en doute bien! Il eût fallu qu’elle eût un grand courage.


– Pourquoi?


– Pour dormir dans votre lit.)


Il y avait aussi une commode de campagne, au mur un moulage de la tête de Beethoven, et, près du lit, dans des cadres de quelques sous, les photographies de sa mère et d’Olivier. Sur la commode, une autre photographie: elle, Grazia, à quinze ans. Il l’avait trouvée, à Rome, dans un album chez elle, et il l’avait volée. Il le lui avoua, en lui demandant pardon. Elle regarda l’image, et dit:


– Vous me reconnaissez là?


– Je vous reconnais, et je me souviens.


– Quelle aimez-vous le mieux des deux?


– Vous êtes toujours la même. Je vous aime toujours autant. Je vous reconnais partout. Même dans vos photographies de toute petite enfant. Vous ne savez pas quelle émotion j’éprouve à sentir dans cette chrysalide toute votre âme, déjà. Rien ne me fait mieux connaître que vous êtes éternelle. Je vous aime dès avant votre naissance, et je vous aime jusqu’après que…


Il se tut. Elle resta sans répondre, amoureusement troublée. Quand elle fut revenue dans le cabinet de travail et qu’il lui eut montré, devant la fenêtre, le petit arbre son ami, où bavardaient les moineaux, elle dit:


– Maintenant, savez-vous ce que nous allons faire? Nous allons goûter. J’ai apporté le thé et les gâteaux, parce que j’ai bien pensé que vous n’aviez rien de tout cela. Et j’ai encore apporté autre chose. Donnez-moi votre pardessus.


– Mon pardessus?


– Oui, oui, donnez.


Elle tira de son sac des aiguilles et du fil.


– Quoi, vous voulez?


– Il y avait deux boutons, l’autre jour, dont le sort m’inquiétait. Où en sont-ils aujourd’hui?


– C’est vrai, je n’ai pas encore pensé à les recoudre. C’est si ennuyeux!


– Pauvre garçon! Donnez.


– J’ai honte.


– Allez préparer le thé.


Il apporta dans la chambre la bouillotte et la lampe à alcool, pour ne pas perdre un instant de son amie. Elle, tout en cousant, regardait du coin de l’œil malicieusement ses gaucheries. Ils prirent le thé dans des tasses ébréchées, qu’elle trouva affreuses, avec ménagement, et qu’il défendait avec indignation, parce qu’elles étaient des souvenirs de la vie commune avec Olivier.


Au moment où elle partait, il demanda:


– Vous ne m’en voulez pas?


– De quoi donc?


– Du désordre qui est ici?


Elle rit.


– Je ferai l’ordre.


Quand elle fut sur le seuil, et près d’ouvrir la porte, il s’agenouilla devant elle, et lui baisa les pieds.


– Que faites-vous? dit-elle. Fou, cher fou! Adieu.


*

Il fut convenu qu’elle reviendrait, toutes les semaines, à jour fixe. Elle lui avait fait promettre qu’il n’y aurait plus d’excentricités, plus d’agenouillements, plus de baisements de pieds. Un calme si doux émanait d’elle que Christophe en était pénétré, même dans ses jours de violences; et bien que, lorsqu’il était seul, il pensât à elle avec un désir passionné, ensemble ils étaient toujours comme de bons camarades. Jamais il ne lui échappait un mot, un geste qui pût inquiéter son amie.


Pour la fête de Christophe, elle habilla sa petite fille, comme elle-même elle était, au temps où ils s’étaient rencontrés jadis, pour la première fois; et elle fit jouer à l’enfant le morceau que Christophe, jadis, lui faisait répéter.


Cette grâce, cette tendresse, cette bonne amitié, se mêlaient à des sentiments contradictoires. Elle était frivole, elle aimait la société, elle avait plaisir à être courtisée, même par des sots; elle était assez coquette, sauf avec Christophe, – même avec Christophe. Lorsqu’il était tendre avec elle, elle était volontiers froide et réservée. Lorsqu’il était froid et réservé, elle se faisait tendre et elle lui adressait d’affectueuses agaceries. La plus honnête des femmes. Mais dans la plus honnête, il y a, par moments, une fille. Elle tenait à ménager le monde, à se conformer aux conventions. Bien douée pour la musique, elle comprenait les œuvres de Christophe; mais elle ne s’y intéressait pas beaucoup – (et il le savait bien). – Pour une vraie femme latine, l’art n’a de prix qu’autant qu’il se ramène à la vie, et la vie à l’amour… L’amour qui couve au fond du corps voluptueux, engourdi… Qu’a-t-elle à faire des symphonies tourmentées, des méditations tragiques, des passions intellectuelles du Nord? Il lui faut une musique où ses désirs cachés s’épanouissent, avec un minimum d’efforts, un opéra qui soit la vie passionnée, sans la fatigue des passions, un art sentimental, sensuel et paresseux.


Elle était faible et changeante; elle ne pouvait s’appliquer à une étude sérieuse que par intermittences; il lui fallait se distraire; rarement, elle faisait le lendemain ce qu’elle avait annoncé, la veille. Que de puérilités, de petits caprices déconcertants! La trouble nature de la femme, son caractère maladif et déraisonnable, par périodes… Elle s’en rendait compte et tâchait alors de s’isoler. Elle connaissait ses faiblesses, elle se reprochait de n’y pas résister, puisqu’elles chagrinaient son ami; quelquefois, elle lui fit, sans qu’il le sût, de réels sacrifices; mais au bout du compte, la nature était la plus forte. Au reste, Grazia ne pouvait souffrir que Christophe eût l’air de lui commander; et il arriva, qu’une ou deux fois, pour affirmer son indépendance, elle fît le contraire de ce qu’il lui demandait. Ensuite, elle le regrettait; la nuit, elle avait des remords de ne pas rendre Christophe plus heureux; elle l’aimait beaucoup plus qu’elle ne le montrait; elle sentait que cette amitié était la meilleure part de sa vie. Comme il est ordinaire, entre deux êtres très différents qui s’aiment, ils étaient le mieux unis, quand ils n’étaient pas ensemble. En vérité, si un malentendu avait séparé leurs destinées, la faute n’en était pas tout entière à Christophe, ainsi qu’il le croyait bonnement. Même lorsque Grazia, jadis, aimait le plus Christophe, l’eût-elle épousé? Elle lui aurait peut-être donné sa vie; mais lui aurait-elle donné de vivre toute sa vie avec lui? Elle savait (elle se gardait de l’avouer à Christophe) elle savait qu’elle avait aimé son mari et qu’encore aujourd’hui, après tout le mal qu’il lui avait fait, elle l’aimait comme jamais elle n’avait aimé Christophe… Secrets du cœur, secrets du corps, dont on n’est pas très fière, et qu’on cache à ceux qui vous sont chers, autant par respect pour eux que par une pitié complaisante pour soi… Christophe était trop homme pour les deviner; mais il lui arrivait, par éclairs, d’entrevoir combien celle qui l’aimait le mieux tenait peu à lui, – et qu’il ne faut compter tout à fait sur personne, sur personne, dans la vie. Son amour n’en était pas altéré. Il n’en éprouvait même aucune amertume. La paix de Grazia s’étendait sur lui. Il acceptait. Ô vie, pourquoi te reprocher ce que tu ne peux donner? N’es-tu pas très belle et très sainte, comme tu es? Il faut aimer ton sourire, Joconde…


Christophe contemplait longuement le beau visage de l’amie; il y lisait bien des choses du passé et de l’avenir. Durant les longues années où il avait vécu seul, voyageant, parlant peu, mais regardant beaucoup, il avait acquis une divination du visage féminin, cette langue riche et complexe que des siècles ont formée. Mille fois plus complexe que le langage parlé. La race s’exprime en elle… Contrastes perpétuels entre les lignes d’une figure et les mots qu’elle dit! Tel profil de jeune femme, au dessin net, un peu sec, à la façon de Burne-Jones, tragique, comme rongé par une passion secrète, une jalousie, une douleur shakespearienne… Elle parle: c’est une petite bourgeoise, sotte comme un panier, coquette et égoïste avec médiocrité, n’ayant aucune idée des redoutables forces inscrites dans sa chair. Cependant cette passion, cette violence sont en elle. Sous quelle forme se traduiront-elles, un jour? Sera-ce par une âpreté au gain, une jalousie conjugale, une belle énergie, une méchanceté maladive? On ne sait. Il se peut même qu’elle les transmette à un autre de son sang, avant que soit venue l’heure de l’explosion. Mais c’est un élément qui plane sur la race, comme une fatalité.


Grazia aussi portait le poids de ce trouble héritage, qui, de tout le patrimoine des vieilles familles, est ce qui risque le moins de se dissiper en route. Elle, du moins, le connaissait. Grande force, de savoir sa faiblesse, de se rendre, sinon maître, pilote de l’âme de la race à laquelle on est lié, qui vous emporte comme un vaisseau, – de faire son instrument de la fatalité, de s’en servir, comme d’une voilure, qu’on tend ou cargue, suivant le vent. Lorsque Grazia fermait les yeux, elle entendait en elle plus d’une voix inquiétante, dont le timbre lui était connu. Mais dans son âme saine, les dissonances finissaient par se fondre; elles formaient, sous la main de sa raison harmonieuse, une musique profonde et veloutée.


*

Par malheur, il ne dépend pas de nous de transmettre à ceux de notre sang le meilleur de notre sang.


Des deux enfants de Grazia, l’une, la fillette, Aurora, qui avait onze ans, lui ressemblait; elle était moins jolie, d’une sève un peu rustique; elle boitait légèrement: c’était une bonne petite, affectueuse et gaie, qui avait une excellente santé, beaucoup de bonne volonté, peu de dons naturels, sauf celui de l’oisiveté, la passion de ne rien faire. Christophe l’adorait. Il goûtait, en la voyant à côté de Grazia, le charme d’un être double, qu’on saisit à la fois à deux âges de sa vie… Deux fleurs d’une même tige: une Sainte Famille de Léonard, la Vierge et la sainte Anne, une gamme du même sourire. On embrasse d’un regard l’entière floraison d’une âme féminine; et cela est beau et mélancolique: car on la voit passer… Rien de plus naturel pour un cœur passionné que d’aimer d’amour brûlant et chaste les deux sœurs à la fois, ou la mère et la fille. La femme que Christophe aimait, il eût voulu l’aimer dans toute la suite de sa race. Chacun de ses sourires, de ses pleurs, des plis de son cher visage, n’était-il pas un être, le ressouvenir d’une vie écoulée, avant que se fussent ouverts ses yeux à la lumière, l’annonciateur d’un être qui viendrait plus tard, quand ses beaux yeux seraient fermés?


Le petit garçon, Lionello, avait neuf ans. Beaucoup plus joli que sa sœur, et d’une race plus fine, trop fine, exsangue et usée, il ressemblait au père, il était intelligent, riche en mauvais instincts, caressant et dissimulé. Il avait de grands yeux bleus, de longs cheveux blonds de fille, le teint blême, la poitrine délicate, une nervosité maladive, dont il jouait, à l’occasion, étant comédien né, étrangement habile à trouver le faible des gens. Grazia avait pour lui une prédilection, par cette préférence naturelle des mères pour l’enfant moins bien portant, – aussi par cet attrait de femmes bonnes et honnêtes pour des fils qui ne sont ni l’un ni l’autre: (car en eux se soulage toute une part de leur vie qu’elles ont refoulée). Et il s’y mêle encore un souvenir de l’homme qui les a fait souffrir et jouir, qu’elles ont méprisé peut-être, mais aimé. Toute cette flore capiteuse de l’âme, qui pousse dans la serre obscure et tiède du subconscient.


Malgré l’attention de Grazia à partager entre ses deux enfants également sa tendresse, Aurora sentait la différence, et elle en souffrait un peu. Christophe la devinait, elle devinait Christophe; ils se rapprochaient, d’instinct. Au lieu qu’entre Christophe et Lionello grondait une antipathie, que l’enfant déguisait sous une exagération de gentillesses zézayantes, – que Christophe repoussait, comme un sentiment honteux. Il se faisait violence; il s’efforçait de chérir cet enfant d’un autre, comme si c’était celui qu’il lui eût été ineffablement doux d’avoir de l’aimée. Il ne voulait pas reconnaître la mauvaise nature de Lionello, tout ce qui lui rappelait «l’autre»; il s’appliquait à ne trouver en lui que l’âme de Grazia. Grazia, plus clairvoyante, ne se faisait aucune illusion sur son fils; et elle ne l’en aimait que davantage.


Cependant, le mal, qui depuis des années couvait chez l’enfant, éclata. La phtisie. Grazia prit la résolution d’aller s’enfermer avec Lionello dans un sanatorium des Alpes. Christophe demanda à l’accompagner. Pour ménager l’opinion, elle l’en dissuada. Il fut peiné de l’importance excessive qu’elle attachait aux conventions.


Elle partit. Elle avait laissé sa fille chez Colette. Elle ne tarda pas à se sentir terriblement isolée, parmi ces malades qui ne parlent que de leur mal, dans cette nature sans pitié, dont le visage impassible se dresse au-dessus des loques humaines. Pour fuir le spectacle déprimant de ces malheureux qui, le crachoir à la main, s’épient les uns les autres et suivent sur le voisin les progrès de la mort, elle quitta le Palace hôpital et elle loua un chalet où elle était seule avec son petit malade. Au lieu d’améliorer, l’altitude aggravait l’état de Lionello. La fièvre était plus forte. Grazia passa des nuits d’angoisses. Christophe en ressentait au loin l’intuition aiguë, quoique son amie ne lui écrivît rien: car elle se raidissait dans sa fierté; elle eût souhaité que Christophe fût là; mais elle lui avait interdit de la suivre; elle ne pouvait consentir à avouer maintenant: «Je suis trop faible, j’ai besoin de vous…»


Un soir qu’elle se tenait sur la galerie du chalet, à cette heure du crépuscule si cruelle pour les cœurs tourmentés, elle vit… elle crut voir sur le sentier qui montait de la station du funiculaire… Un homme marchait, d’un pas précipité; il s’arrêtait, hésitant, le dos un peu voûté. Il leva la tête et regarda le chalet. Elle se jeta à l’intérieur, afin qu’il ne la vît pas; elle comprimait son cœur avec ses mains, et, tout émue, elle riait. Bien qu’elle ne fût guère religieuse, elle se mit à genoux, elle cacha sa figure dans ses bras: elle avait besoin de remercier quelqu’un… Cependant, il n’arrivait pas. Elle retourna à la fenêtre, et regarda, cachée derrière ses rideaux. Il s’était arrêté, adossé à la barrière d’un champ, près de la porte du chalet. Il n’osait pas entrer. Et elle, plus troublée que lui, souriait, et disait tout bas:


– Viens… Viens…


Enfin, il se décida, et sonna. Déjà, elle était à la porte. Elle ouvrit. Il avait les yeux d’un bon chien, qui craint d’être battu. Il dit:


– Je suis venu… Pardon…


Elle lui dit:


– Merci!


Alors, elle lui avoua combien elle l’attendait.


Christophe l’aida à soigner le petit, dont l’état empirait. Il y mit tout son cœur. L’enfant lui témoignait une animosité irritée; il ne prenait plus la peine de la cacher; il trouvait à dire des paroles méchantes. Christophe attribuait tout au mal. Il avait une patience qui ne lui était pas coutumière. Ils passèrent au chevet de l’enfant une suite de jours pénibles, surtout une nuit de crise, au sortir de laquelle Lionello, qui semblait perdu, fut sauvé. Et ce fut alors pour eux un bonheur si pur, – tous deux veillant le petit malade endormi, – que brusquement elle se leva, elle prit son manteau à capuchon, elle entraîna Christophe au dehors, sur la route, dans la neige, le silence et la nuit, sous les froides étoiles. Appuyée à son bras, aspirant avec enivrement la paix glacée du monde, ils échangeaient à peine quelques syllabes. Nulle allusion à leur amour. Seulement, quand ils rentrèrent, sur le pas de la porte, elle lui dit:


– Mon cher, cher ami!…


les yeux illuminés de bonheur pour leur enfant sauvé…


Ce fut tout. Mais ils sentirent que leur lien était devenu sacré.


*

De retour à Paris après la longue convalescence, installée dans un petit hôtel qu’elle avait loué à Passy, elle ne prit plus aucun soin de «ménager l’opinion»; elle se sentait le courage de la braver, pour son ami. Leur vie était désormais si intimement mêlée qu’elle se fût jugée lâche de cacher l’amitié qui les unissait, au risque – inévitable – que cette amitié fût calomniée. Elle recevait Christophe, à toute heure du jour; elle se montrait avec lui, en promenade, au théâtre; elle lui parlait familièrement devant tous. Personne ne doutait qu’ils ne fussent amants. Colette elle-même trouvait qu’ils s’affichaient trop. Grazia arrêtait les allusions, d’un sourire, et, tranquillement, passait outre.


Pourtant, elle n’avait donné à Christophe aucun droit nouveau sur elle. Ils n’étaient rien qu’amis; il lui parlait toujours avec le même respect affectueux. Mais entre eux, rien n’était caché; ils se consultaient sur tout; et insensiblement, Christophe exerçait dans la maison une sorte d’autorité familiale: Grazia l’écoutait et suivait ses conseils. Depuis l’hiver passé dans le sanatorium, elle n’était plus la même; les inquiétudes et les fatigues avaient éprouvé gravement sa santé, jusque-là robuste. L’âme s’en était ressentie. Malgré quelques retours des caprices d’antan, elle avait un je ne sais quoi de plus sérieux, de plus recueilli, un plus constant désir d’être bonne, de s’instruire et de ne pas faire de peine. Elle était attendrie de l’affection de Christophe, de son désintéressement, de sa pureté de cœur; et elle songeait à lui faire, quelque jour, le grand bonheur qu’il n’osait plus rêver: devenir sa femme.


Jamais il n’en avait reparlé, depuis le refus qu’elle lui avait opposé; il ne se le croyait pas permis. Mais il gardait le regret de l’espoir impossible. Quelque respect qu’il eût pour les paroles de l’amie, la façon désabusée dont elle jugeait le mariage ne l’avait pas convaincu; il persistait à croire que l’union de deux êtres qui s’aiment, d’un amour profond, et pieux, est le faîte du bonheur humain. – Ses regrets furent ravivés par la rencontre du vieux ménage Arnaud.


Mme Arnaud avait plus de cinquante ans. Son mari, soixante-cinq ou six. Tous deux paraissaient en avoir beaucoup plus. Lui, s’était épaissi; elle, tout amincie, un peu ratatinée; si fluette autrefois déjà, elle n’était plus qu’un souffle. Ils s’étaient retirés dans une maison de province, après qu’Arnaud eut pris sa retraite. Nul lien ne les rattachait plus au siècle que le journal qui venait, dans la torpeur de la petite ville et de leur vie qui s’endormait, leur apporter l’écho tardif des rumeurs du monde. Ils y lurent, une fois, le nom de Christophe. Mme Arnaud lui écrivit quelques lignes affectueuses, un peu cérémonieuses, pour lui dire la joie qu’ils avaient de sa gloire. Aussitôt, il prit le train, sans s’annoncer.


Il les trouva dans leur jardin, assoupis sous le dais rond d’un frêne, par une chaude après-midi d’été. Ils étaient comme les deux vieux époux de Bœcklin, qui s’endorment sous la tonnelle, la main dans la main. Le soleil, le sommeil, la vieillesse les accablent; ils tombent, ils sont déjà plus qu’à mi-corps enfoncés dans le rêve d’au-delà. Et, dernière lueur de vie, persiste jusqu’au bout leur tendresse, le contact de leurs mains, la chaleur mêlée de leur corps qui s’éteint… – Ils eurent une grande joie de la visite de Christophe, pour tout ce qu’il leur rappelait du passé. Ils causèrent des jours anciens, qui de loin leurs semblaient lumineux. Arnaud se complaisait à parler; mais il avait perdu la mémoire des noms. Mme Arnaud les lui soufflait. Elle se taisait volontiers, elle aimait mieux écouter que parler; mais les images d’autrefois s’étaient conservées fraîches, dans son cœur silencieux; par lueurs, elles transparaissaient, comme des cailloux qui brillent dans un ruisseau. Il en était une, que Christophe reconnut dans les yeux qui le regardaient, avec une affectueuse compassion; mais le nom d’Olivier ne fut pas prononcé. Le vieil Arnaud avait pour sa femme des attentions maladroites et touchantes; il était soucieux qu’elle ne prît froid, qu’elle ne prît chaud; il couvait d’un amour inquiet ce cher visage fané, dont le sourire fatigué s’efforçait de le rassurer. Christophe les observait, ému, avec un peu d’envie… Vieillir ensemble. Aimer dans sa compagne jusqu’à l’usure des ans. Se dire: «Ces petits plis, près de l’œil, sur le nez, je les connais, je les ai vus se former, je sais quand ils sont venus. Ces pauvres cheveux gris, ils se sont décolorés, jour par jour, avec moi, un peu par moi, hélas! Ce fin visage s’est gonflé et rougi, à la forge des fatigues et des peines qui nous ont brûlés. Mon âme, que je t’aime mieux encore d’avoir souffert et vieilli, avec moi! Chacune de tes rides m’est une musique du passé.»… Charmantes vieilles gens, qui après la longue veille de la vie, côte à côte, vont s’endormir côte à côte dans la paix de la nuit! Leur vue était bienfaisante et douloureuse pour Christophe. Oh! que la vie, que la mort eût été belle, ainsi!


Quand il revit Grazia, il ne put s’empêcher de lui raconter sa visite. Il ne lui dit pas les pensées que cette visite avait éveillées. Mais elle les lut en lui. Il était absorbé, en parlant. Il détournait les yeux; et il se taisait, par moments. Elle le regardait, elle souriait, et le trouble de Christophe se communiquait à elle.


Ce soir-là, quand elle se retrouva seule dans sa chambre, elle resta à rêver. Elle se redisait le récit de Christophe; mais l’image qu’elle voyait au travers n’était pas celle des vieux époux endormis sous le frêne: c’était le rêve timide et ardent de son ami. Et son cœur était plein d’amour. Couchée, la lumière éteinte, elle pensait:


– Oui, c’est une chose absurde, absurde et criminelle, de perdre l’occasion d’un tel bonheur. Quelle joie au monde vaut celle de rendre heureux celui qu’on aime?… Quoi! Est-ce que je l’aime?


Elle se tut, écoutant, émue, son cœur qui répondait:


– Je l’aime.


À ce moment, une toux sèche, rauque, précipitée, éclata dans la chambre voisine, où dormaient les enfants. Grazia dressa l’oreille; depuis la maladie du petit, elle était toujours inquiète. Elle interrogea. Il ne répondit pas et continua de tousser. Elle sauta du lit, elle vint auprès de lui. Il était irrité, il geignait, il disait qu’il n’était pas bien, et il s’interrompait pour tousser.


– Où as-tu mal?


Il ne répondait pas; il gémissait qu’il avait mal.


– Mon trésor, je t’en prie, dis-moi où tu as mal.


– Je ne sais pas.


– As-tu mal, ici?


– Oui. Non. Je ne sais pas. J’ai mal partout.


Là-dessus, il était pris d’une nouvelle quinte de toux, violente, exagérée. Grazia était effrayée; elle avait le sentiment qu’il se forçait à tousser; mais elle se le reprochait, en voyant le petit en sueur et haletant. Elle l’embrassait, elle lui disait de tendres paroles, il semblait se calmer; mais aussitôt qu’elle essayait de le quitter, il recommençait à tousser. Elle dut rester à son chevet, grelottante: car il ne permettait même pas qu’elle s’éloignât, pour se vêtir, il voulait qu’elle lui tînt la main; et il ne la lâcha point, jusqu’à ce que le sommeil le prît. Alors, elle se recoucha, glacée, inquiète, harassée. Et il lui fut impossible de retrouver ses rêves.


L’enfant avait un pouvoir singulier de lire dans la pensée de sa mère. On trouve assez souvent – mais à ce degré, rarement, – ce génie instinctif chez les êtres du même sang: à peine ont-ils besoin de se regarder, pour savoir ce que l’autre pense; ils le devinent, à mille indices imperceptibles. Cette disposition naturelle, que fortifie la vie en commun, était aiguisée, chez Lionello, par une méchanceté toujours en éveil. Il avait la clairvoyance que donne le désir de nuire. Il détestait Christophe. Pourquoi? Pourquoi un enfant prend-il en aversion tel ou tel qui ne lui a rien fait? Souvent, c’est le hasard. Il suffit que l’enfant ait commencé, un jour, par se persuader qu’il déteste quelqu’un pour en prendre l’habitude; et plus on le raisonne, plus il s’obstine; après avoir joué la haine, il finit par haïr vraiment. Mais il est, d’autres fois, des raisons plus profondes qui dépassent l’esprit de l’enfant; il ne les soupçonne pas… Dès les premiers jours qu’il avait vu Christophe, le fils du comte Berény avait senti de l’animosité contre celui que sa mère avait aimé. On eût dit qu’il avait eu l’intuition de l’instant précis où Grazia songea à épouser Christophe. À partir de ce moment, il ne cessa plus de les surveiller. Il était toujours entre eux, il refusait de quitter le salon lorsque Christophe venait; ou bien il s’arrangeait de façon à faire brusquement irruption dans la pièce où ils se trouvaient ensemble. Bien plus, quand sa mère était seule et pensait à Christophe, il s’asseyait près d’elle; et il l’épiait. Ce regard la gênait, la faisait presque rougir. Elle se levait pour cacher son trouble. – Il prenait plaisir à dire de Christophe, devant elle, des choses blessantes. Elle le priait de se taire. Il insistait. Et si elle voulait le punir, il menaçait de se rendre malade. C’était une tactique dont il usait, avec succès, depuis l’enfance. Tout petit, un jour qu’on l’avait grondé, il avait inventé, comme vengeance, de se déshabiller et de se coucher nu sur le carreau, afin de prendre un gros rhume. Une fois que Christophe venait d’apporter une œuvre musicale qu’il avait composée pour la fête de Grazia, Lionello s’empara du manuscrit et le fit disparaître. On en retrouva les lambeaux déchirés, dans un coffre à bois. Grazia perdit patience; elle gronda sévèrement l’enfant. Alors, il pleura, cria, tapa des pieds, se roula par terre; et il eut une crise de nerfs. Grazia, épouvantée, l’embrassa, le supplia, promit tout ce qu’il voulut.


De ce jour, il fut le maître: car il sut qu’il l’était; et, à maintes reprises, il eut recours à l’arme qui lui avait réussi. On ne savait jamais jusqu’à quel point ses crises étaient naturelles, ou simulées. Il ne se contentait plus d’en user par vengeance, quand on le contrariait, mais par pure méchanceté, lorsque sa mère et Christophe avaient le projet de passer la soirée ensemble. Il en vint même à jouer ce jeu dangereux, par désœuvrement, par cabotinage, et afin d’essayer jusqu’où allait son pouvoir. Il était d’une ingéniosité extrême à inventer de bizarres accidents nerveux: tantôt, au milieu d’un dîner, il était pris de tremblements convulsifs, il renversait son verre ou cassait son assiette; tantôt, montant un escalier, sa main s’agrippait à la rampe; ses doigts se crispaient; il prétendait qu’il ne pouvait plus les rouvrir; ou bien, il avait une douleur lancinante au côté, et il se roulait avec des cris; ou bien, il étouffait. Naturellement, il finit par se donner une vraie maladie nerveuse. Mais il n’avait pas perdu sa peine. Christophe et Grazia étaient affolés. La paix de leurs réunions, – ces calmes causeries, ces lectures, cette musique dont ils se faisaient une fête, – tout cet humble bonheur était désormais ruiné.


De loin en loin, le petit drôle leur laissait quelque répit, soit qu’il fût fatigué de son rôle, soit que sa nature d’enfant le reprît et qu’il pensât à autre chose. (Il était sûr maintenant d’avoir gagné la partie.)


Alors, vite, vite, ils en profitaient. Chaque heure qu’ils dérobaient ainsi leur était d’autant plus précieuse qu’ils n’étaient pas certains d’en jouir jusqu’au bout. Qu’ils se sentaient proches l’un de l’autre! Pourquoi ne pouvaient-ils rester toujours ainsi?… Un jour, Grazia elle-même avoua ce regret. Christophe lui saisit la main.


– Oui, pourquoi? demanda-t-il.


– Vous le savez bien, mon ami, dit-elle, avec un sourire navré.


Christophe le savait. Il savait qu’elle sacrifiait leur bonheur à son fils; il savait qu’elle n’était pas dupe des mensonges de Lionello, et pourtant qu’elle l’adorait; il savait l’égoïsme aveugle de ces affections de famille, qui font dépenser aux meilleurs leurs réserves de dévouement au profit d’êtres mauvais ou médiocres de leur sang: après quoi, il ne leur reste plus rien à donner à ceux qui en seraient les plus dignes, à ceux qu’ils aiment le mieux, mais qui ne sont pas de leur sang. Et bien qu’il s’en irritât, bien qu’il eût envie, par moments, de tuer le petit monstre qui détruisait leur vie, il s’inclinait en silence et comprenait que Grazia ne pouvait agir autrement.


Alors ils renoncèrent tous deux, sans récriminations inutiles. Mais si l’on pouvait leur voler le bonheur qui leur était dû, rien ne pouvait empêcher leurs cœurs de s’unir. Le renoncement même, le commun sacrifice les tenaient par des liens plus forts que ceux de la chair. Chacun d’eux tour à tour confiait ses peines à son ami, s’en déchargeait sur lui, et prenait en échange les peines de son ami: ainsi, le chagrin même devenait joie. Christophe appelait Grazia «son confesseur». Il ne lui cachait pas les faiblesses dont son amour-propre avait à souffrir; il s’en accusait avec une contrition excessive; et elle apaisait en souriant les scrupules de son vieil enfant. Il allait jusqu’à lui avouer sa gêne matérielle. Toutefois, il ne s’y était décidé qu’après qu’il avait été bien entendu entre eux qu’elle ne lui offrirait rien, qu’il n’accepterait d’elle rien. Dernière barrière d’orgueil, qu’il maintint et qu’elle respecta. À défaut du bien-être qui lui était interdit de mettre dans la vie de son ami, elle s’ingéniait à y répandre ce qui avait mille fois plus de prix pour lui: sa tendresse. Il en sentait le souffle autour de lui, à toute heure du jour; le matin, il n’ouvrait pas les yeux, il ne les fermait pas, le soir, sans une muette prière d’adoration amoureuse. Et elle, quand elle s’éveillait, ou que la nuit, elle restait, comme souvent, des heures sans dormir, elle songeait:


– Mon ami pense à moi.


Et un grand calme les entourait.


*

Sa santé s’était altérée. Grazia était constamment alitée, ou devait passer des jours étendue sur une chaise longue. Christophe venait quotidiennement causer, lire avec elle, lui montrer ses compositions nouvelles. Elle se levait alors de sa chaise, elle allait au piano en boitant, avec ses pieds gonflés. Elle jouait la musique qu’il avait apportée. C’était la plus grande joie qu’elle pût lui faire. De toutes les élèves qu’il avait formées, elle était, avec Cécile, la mieux douée. Mais la musique, que Cécile sentait d’instinct sans presque la comprendre, était pour Grazia une belle langue harmonieuse dont elle savait le sens. Le démoniaque de la vie et de l’art lui échappait entièrement; elle y versait la clarté de son cœur intelligent. Cette clarté pénétrait le génie de Christophe. Le jeu de son amie lui faisait mieux comprendre les obscures passions qu’il avait exprimées. Les yeux fermés, il l’écoutait, il la suivait, la tenant par la main, dans le dédale de sa propre pensée. À vivre sa musique au travers de l’âme de Grazia, il épousait cette âme et il la possédait. De ce mystérieux accouplement naissaient des œuvres musicales, qui étaient comme le fruit de leurs êtres mêlés. Il le lui dit, un jour, en lui offrant un recueil de ses compositions, tissées avec sa substance et celle de son amie:


– Nos enfants.


Communion de tous les instants, où ils étaient ensemble et où ils étaient séparés; douceur des soirs passés dans le recueillement de la vieille maison, dont le cadre semblait fait pour l’image de Grazia, et où des domestiques silencieux et cordiaux, qui lui étaient dévoués, reportaient sur Christophe un peu du respectueux attachement qu’ils avaient pour leur maîtresse. Joie d’écouter à deux le chant des heures qui passent, et de voir le flot de la vie s’écouler… La santé chancelante de Grazia jetait sur ce bonheur une ombre d’inquiétude. Mais, malgré ses petites infirmités, elle restait si sereine que ses souffrances cachées ne faisaient qu’ajouter à son charme. Elle était «sa chère, souffrante, touchante amie, au lumineux visage». Et il lui écrivait, certains soirs, au sortir de chez elle, quand il avait le cœur gonflé d’amour et ne pouvait attendre au lendemain pour le lui dire:


«Liebe liebe liebe liebe liebe Grazia…»


Cette tranquillité dura plusieurs mois. Ils pensaient qu’elle durerait toujours. L’enfant semblait les avoir oubliés; son attention était distraite. Mais après ce répit, il revint à eux et ne les lâcha plus. Le diabolique petit s’était mis dans la tête de séparer sa mère de Christophe. Il recommença ses comédies. Il n’y apportait pas de plan prémédité. Il suivait, au jour le jour, les caprices de sa méchanceté. Il ne se doutait pas du mal qu’il pouvait faire; il cherchait à se désennuyer, en ennuyant les autres. Il n’eut de cesse qu’il n’obtînt de Grazia qu’elle partît de Paris, qu’ils voyageassent au loin. Grazia était sans force pour lui résister. Au reste, les médecins lui conseillaient un séjour en Égypte. Elle devait éviter un nouvel hiver dans un climat du Nord. Trop de choses l’avaient ébranlée: les secousses morales des dernières années, les soucis perpétuels causés par la santé de son fils, les longues incertitudes, la lutte livrée en elle et dont elle ne montrait rien, le chagrin du chagrin qu’elle faisait à son ami. Christophe, pour ne pas ajouter aux tourments qu’il devinait, cachait ceux qu’il avait à voir s’approcher le jour de la séparation; il ne faisait rien pour le retarder; et ils affectaient tous deux un calme qu’ils n’avaient point, mais qu’ils réussissaient à se communiquer l’un à l’autre.


Le jour vint. Un matin de septembre. Ils avaient ensemble quitté Paris, au milieu de juillet, et passé les dernières semaines qui lui restaient, en Engadine, près du pays où ils s’étaient retrouvés, il y avait six ans déjà.


Depuis cinq jours, ils n’avaient pu sortir: la pluie tombait sans relâche; ils étaient restés presque seuls à l’hôtel; la plupart des voyageurs avaient fui. Ce dernier matin, la pluie cessa enfin; mais la montagne restait vêtue de nuages. Les enfants partirent d’abord, avec les domestiques, dans une première voiture. À son tour, elle partit. Il l’accompagna jusqu’à l’endroit où la route descendait en lacets rapides sur la plaine d’Italie. Sous la capote de la voiture, l’humidité les pénétrait. Ils étaient serrés l’un contre l’autre, et ils ne se parlaient pas; ils se regardaient à peine. L’étrange demi-jour demi-nuit qui les enveloppait!… L’haleine de Grazia mouillait d’une buée sa voilette. Il pressait la petite main tiède sous le gant glacé. Leurs visages se joignirent. À travers la voilette humide, il baisa la chère bouche.


Ils étaient arrivés au tournant du chemin. Il descendit. La voiture s’enfonça dans le brouillard. Elle disparut. Il continuait d’entendre le roulement des roues et les sabots du cheval. Les nappes de brumes blanches coulaient sur les prairies. Sous le réseau serré, les arbres transis pleuraient. Pas un souffle. Le brouillard bâillonnait la vie. Christophe s’arrêta, suffoquant… Rien n’est plus. Tout est passé…


Il aspira largement le brouillard. Il reprit son chemin. Rien ne passe, pour qui ne passe point.

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