L’absence ajoute encore au pouvoir de ceux qu’on aime. Le cœur ne retient d’eux que ce qui nous est le plus cher. L’écho de chaque parole qui, par delà les espaces, vient de l’ami lointain, vibre dans le silence, religieusement.
La correspondance de Christophe et de Grazia avait pris le ton grave et contenu d’un couple qui n’en est plus à l’épreuve dangereuse de l’amour, mais qui, l’ayant passée, se sent sûr de sa route et marche, la main dans la main. Chacun des deux était fort pour soutenir et pour diriger l’autre, faible pour se laisser diriger et soutenir par lui.
Christophe retourna à Paris. Il s’était promis de n’y plus revenir. Mais que valent ces promesses! Il savait qu’il y trouverait encore l’ombre de Grazia. Et les circonstances, conspirant avec son secret désir contre sa volonté, lui montrèrent à Paris un devoir nouveau à remplir. Colette, très au courant de la chronique mondaine, avait appris à Christophe que son jeune ami Jeannin était en train de faire des folies. Jacqueline, qui avait toujours été d’une grande faiblesse envers son fils, n’essayait plus de le retenir. Elle passait elle-même par une crise singulière: trop occupée de soi, pour s’occuper de lui.
Depuis la triste aventure qui avait brisé son mariage et la vie d’Olivier, Jacqueline menait une existence très digne et retirée. Elle se tenait à l’écart de la société parisienne, qui, après lui avoir hypocritement imposé une sorte de quarantaine, lui avait de nouveau fait des avances, qu’elle avait repoussées. De son action elle n’éprouvait vis-à-vis de ces gens nulle honte; elle estimait qu’elle n’avait pas de compte à leur rendre: car ils valaient moins qu’elle; ce qu’elle avait accompli franchement, la moitié des femmes qu’elle connaissait le pratiquaient sans bruit, sous le couvert protecteur du foyer. Elle souffrait seulement du mal qu’elle avait fait à son meilleur ami, au seul qu’elle eût aimé. Elle ne se pardonnait pas d’avoir perdu, dans un monde aussi pauvre, une affection comme la sienne.
Ces regrets, cette peine, s’atténuèrent peu à peu. Il ne subsista plus qu’une souffrance sourde, un mépris humilié de soi et des autres, et l’amour de son enfant. Cette affection, où se déversait tout son besoin d’aimer, la désarmait devant lui; elle était incapable de résister aux caprices de Georges. Pour excuser sa faiblesse, elle se persuadait qu’elle rachetait ainsi sa faute envers Olivier. À des périodes de tendresse exaltée succédaient des périodes d’indifférence lassée; tantôt elle fatiguait Georges de son amour exigeant et inquiet, tantôt elle paraissait se fatiguer de lui, et elle le laissait tout faire. Elle se rendait compte qu’elle était une mauvaise éducatrice, elle s’en tourmentait; mais elle n’y changeait rien. Quand elle avait (rarement) essayé de modeler ses principes de conduite sur l’esprit d’Olivier, le résultat avait été déplorable; ce pessimisme moral ne convenait ni à elle, ni à l’enfant. Au fond, elle ne voulait avoir sur son fils d’autre autorité que celle de son affection. Et elle n’avait pas tort: car entre ces deux êtres, si ressemblants qu’ils fussent, il n’était d’autres liens que du cœur. Georges Jeannin subissait le charme physique de sa mère; il aimait sa voix, ses gestes, ses mouvements, sa grâce, son amour. Mais il se sentait, d’esprit, étranger à elle. Elle ne s’en aperçut qu’au premier souffle de l’adolescence, lorsqu’il s’envola loin d’elle. Alors, elle s’étonna, elle s’indigna, elle attribua cet éloignement à d’autres influences féminines; et, en voulant maladroitement les combattre, elle ne fit que l’éloigner davantage. En réalité, ils avaient toujours vécu, l’un à côté de l’autre, préoccupés chacun de soucis différents et se faisant illusion sur ce qui les séparait, grâce à une communion de sympathies et d’antipathies à fleur de peau, dont il ne resta plus rien quand de l’enfant (cet être ambigu, encore tout imprégné de l’odeur de la femme) l’homme se dégagea. Et Jacqueline disait, avec amertume, à son fils:
– Je ne sais pas de qui tu tiens. Tu ne ressembles ni à ton père, ni à moi.
Elle achevait ainsi de lui faire sentir tout ce qui les séparait; et il en éprouvait un secret orgueil, mêlé de fièvre inquiète.
Les générations qui se suivent ont toujours un sentiment plus vif de ce qui les désunit que de ce qui les unit; elles ont besoin de s’affirmer leur importance de vivre, fût-ce au prix d’une injustice ou d’un mensonge avec soi-même. Mais ce sentiment est, suivant l’époque, plus ou moins aigu. Dans les âges classiques où se réalise, pour un temps, l’équilibre des forces d’une civilisation, – ces hauts plateaux bordés de pentes rapides, – la différence de niveau est moins grande d’une génération à l’autre. Mais dans les âges de renaissance ou de décadence, les jeunes hommes qui gravissent ou dévalent la pente vertigineuse laissent loin, par derrière, ceux qui les précédaient. – Georges, avec ceux de son âge, remontait la montagne.
Il n’avait rien de supérieur, ni par l’esprit, ni par le caractère: une égalité d’aptitudes, dont aucune ne dépassait le niveau d’une élégante médiocrité. Et cependant, il se trouvait, sans efforts, au début de sa carrière, plus élevé de quelques marches que son père, qui avait dépensé, dans sa trop courte vie, une somme incalculable d’intelligence et d’énergie.
À peine les yeux de sa raison s’étaient ouverts au jour qu’il avait aperçu autour de lui cet amas de ténèbres transpercées de lueurs éblouissantes, ces monceaux de connaissances et d’inconnaissances, de vérités ennemies, d’erreurs contradictoires, où son père avait fiévreusement erré. Mais il avait en même temps pris conscience d’une arme qui était en son pouvoir, et qu’Olivier n’avait jamais connue: sa force…
D’où lui venait-elle?… Mystères de ces résurrections d’une race, qui s’endort épuisée, et se réveille débordante, comme un torrent de montagne, au printemps!… Qu’allait-il faire de cette force? L’employer, à son tour, à explorer les fourrés inextricables de la pensée moderne? Ils ne l’attiraient point. Il sentait peser sur lui la menace des dangers qui s’y tenaient embusqués. Ils avaient écrasé son père. Plutôt que de renouveler l’expérience et de rentrer dans la forêt magique, il y eût mis le feu. Il n’avait fait qu’entr’ouvrir ces livres de sagesse ou de folie sacrée dont Olivier s’était grisé: la pitié nihiliste de Tolstoy, le sombre orgueil destructeur d’Ibsen, la frénésie de Nietzsche, le pessimisme héroïque et sensuel de Wagner. Il s’en était détourné avec un mélange de colère et d’effroi. Il haïssait la lignée d’écrivains réalistes qui, pendant un demi-siècle, avaient tué la joie de l’art. Il ne pouvait cependant effacer tout à fait les ombres du triste rêve dont son enfance avait été bercée. Il ne voulait pas regarder derrière lui; mais il savait bien que derrière lui, l’ombre était. Trop sain pour chercher un dérivatif à son inquiétude dans le scepticisme paresseux de l’époque précédente, il abominait le dilettantisme des Renan et des Anatole France, comme une dépravation de la libre intelligence, le rire sans gaieté, l’ironie sans grandeur: moyen honteux, et bon pour des esclaves, qui jouent avec leurs chaînes, impuissants à les briser!
Trop vigoureux pour se satisfaire du doute, trop faible pour se créer une certitude, il la voulait, il la voulait! Il la demandait, il l’implorait, il l’exigeait. Et les éternels happeurs de popularité, les faux grands écrivains, les faux penseurs à l’affût, exploitaient ce magnifique désir impérieux et angoissé, en battant du tambour et faisant le boniment pour leur orviétan [9]. Du haut de ses tréteaux, chacun de ces Hippocrates criait que son élixir était le seul qui fût bon, et décriait les autres. Leurs secrets se valent tous. Aucun de ces marchands ne s’était donné la peine de trouver des recettes nouvelles. Ils avaient été chercher au fond de leurs armoires des flacons éventés. La panacée de l’un était l’Église catholique; de l’autre, la monarchie légitime; d’un troisième, la tradition classique. Il y avait de bons plaisants qui montraient le remède à tous les maux dans le retour au latin. D’autres prônaient sérieusement, avec un verbe énorme qui en imposait aux badauds, la domination de l’esprit méditerranéen. (Ils eussent aussi bien parlé, en un autre moment, d’un esprit atlantique!) Contre les barbares du Nord et de l’Est, ils s’instituaient avec pompe les héritiers d’un nouvel empire romain… Des mots, des mots et des mots empruntés. Un fond de bibliothèque, qu’ils débitaient en plein vent. – Comme tous ses camarades, le jeune Jeannin allait de l’un à l’autre vendeur, écoutait la parade, se laissait parfois tenter, entrait dans la baraque, en ressortait déçu, un peu honteux d’avoir donné son argent et son temps pour contempler de vieux clowns dans des maillots usés. Et pourtant, telle est la force d’illusion de la jeunesse, telle sa certitude d’atteindre à la certitude qu’à chaque promesse nouvelle d’un nouveau vendeur d’espérance, il se laissait reprendre. Il était bien Français: il avait l’humeur frondeuse et un amour inné de l’ordre. Il lui fallait un chef, et il était incapable d’en supporter aucun: son ironie impitoyable les perçait tous à jour.
En attendant qu’il en eût trouvé un qui lui livrât le mot de l’énigme,… il n’avait pas le temps d’attendre! Il n’était pas homme à se contenter, comme son père, de rechercher, toute sa vie, la vérité. Sa jeune force impatiente voulait se dépenser. Avec ou sans motif, il voulait se décider. Agir, employer, user son énergie. Les voyages, les jouissances de l’art, la musique surtout dont il s’était gorgé, lui avaient été d’abord une diversion intermittente et passionnée. Joli garçon, précoce, livré aux tentations, il découvrit de bonne heure le monde de l’amour aux dehors enchantés, et il s’y jeta, avec un emportement de joie poétique et gourmande. Puis, ce Chérubin, naïf et insatiable avec impertinence, se dégoûta des femmes: il lui fallait l’action. Alors, il se livra aux sports, avec fureur. Il essaya de tous, il les pratiqua tous. Il fut assidu aux tournois d’escrime, aux matches de boxe; il fut champion français pour la course et le saut en hauteur, chef d’une équipe de foot-ball. Avec quelques jeunes fous de sa sorte, riches et casse-cou, il rivalisa de témérité dans des courses en auto, absurdes et forcenées, de vraies courses à la mort. Enfin, il délaissa tout pour le hochet nouveau. Il partagea le délire des foules pour les machines volantes. Aux fêtes d’aviation qui se tinrent à Reims, il hurla, il pleura de joie, avec trois cent mille hommes; il se sentait uni avec un peuple entier, dans une jubilation de foi; les oiseaux humains, qui passaient au-dessus d’eux, les emportaient dans leur essor; pour la première fois depuis l’aurore de la grande Révolution, ces multitudes entassées levaient les yeux au ciel et le voyaient s’ouvrir… – À l’effroi de sa mère, le jeune Jeannin déclara qu’il voulait se mêler à la troupe des conquérants de l’air. Jacqueline le supplia de renoncer à cette ambition périlleuse. Elle le lui ordonna. Il n’en fit qu’à sa tête. Christophe, en qui Jacqueline avait cru trouver un allié, se contenta de donner au jeune homme quelques conseils de prudence, qu’au reste il était sûr que Georges ne suivrait point: (car il ne les eût pas suivis, à sa place). Il ne se croyait pas permis – même s’il l’avait pu – d’entraver le jeu sain et normal de jeunes forces qui, contraintes à l’inaction, se fussent tournées vers leur propre destruction.
Jacqueline ne parvenait pas à prendre son parti de voir son fils lui échapper. En vain elle avait cru sincèrement renoncer à l’amour, elle ne pouvait se passer de l’illusion de l’amour; toutes ses affections, tous ses actes en étaient colorés. Combien de mères reportent sur leur fils l’ardeur secrète qu’elles n’ont pu dépenser dans le mariage – et hors du mariage! Et lorsqu’elles voient ensuite avec quelle facilité ce fils se passe d’elles, lorsqu’elles comprennent brusquement qu’elles ne lui sont plus nécessaires, elles passent par une crise du même ordre que celle où les a jetées la trahison de l’amant, la désillusion de l’amour. – Ce fut pour Jacqueline un nouvel écroulement. Georges n’en remarqua rien. Les jeunes gens ne se doutent pas des tragédies du cœur qui se déroulent autour d’eux: ils n’ont pas le temps de s’arrêter pour voir: un instinct d’égoïsme les avertit de passer tout droit, sans tourner la tête.
Jacqueline dévora seule cette nouvelle douleur. Elle n’en sortit que quand la douleur se fut usée. Usée avec son amour. Elle aimait toujours son fils, mais d’une affection lointaine, désabusée, qui se savait inutile et se désintéressait d’elle-même et de lui. Elle traîna ainsi une morne et misérable année, sans qu’il y prît garde. Et puis, ce malheureux cœur, qui ne pouvait ni mourir ni vivre sans amour, il fallut qu’il inventât un objet à aimer. Elle tomba au pouvoir d’une étrange passion, qui visite fréquemment les âmes féminines, et surtout, dirait-on, les plus nobles, les plus inaccessibles, quand vient la maturité et que le beau fruit de la vie n’a pas été cueilli. Elle fit la connaissance d’une femme, qui, dès leur première rencontre, la soumit à son pouvoir mystérieux d’attraction.
C’était une religieuse, à peu près de son âge. Elle s’occupait d’œuvres de charité. Une femme grande, forte, un peu corpulente; brune, de beaux traits accusés, les yeux vifs, une bouche large et fine qui souriait toujours, le menton impérieux. D’intelligence remarquable, nullement sentimentale; une malice paysanne, un sens précis des affaires, allié à une imagination méridionale qui aimait à voir grand, mais savait en même temps voir à l’échelle exacte, quand c’était nécessaire; un mélange savoureux de haut mysticisme et de rouerie de vieux notaire. Elle avait l’habitude de la domination et l’exerçait naturellement. Jacqueline fut aussitôt prise. Elle se passionna pour l’œuvre. Elle le croyait, du moins. Sœur Angèle savait à qui la passion s’adressait; elle était accoutumée à en provoquer de semblables; sans paraître les remarquer, elle savait froidement les utiliser au service de l’œuvre et à la gloire de Dieu. Jacqueline donna son argent, sa volonté, son cœur. Elle fut charitable, elle crut, par amour.
On ne tarda pas à remarquer la fascination qu’elle subissait. Elle était la seule à ne pas s’en rendre compte. Le tuteur de Georges s’inquiéta. Georges, trop généreux et trop étourdi pour se soucier des questions d’argent, s’aperçut lui-même de l’emprise exercée sur sa mère; et il en fut choqué. Il essaya, trop tard, de reprendre avec elle son intimité passée; il vit qu’un rideau s’était tendu entre eux; il en accusa l’influence occulte, et il conçut contre celle qu’il nommait une intrigante, non moins que contre Jacqueline, une irritation qu’il ne déguisa point; il n’admettait pas qu’une étrangère eût pris sa place dans un cœur qu’il avait cru son bien naturel. Il ne se disait pas que si la place était prise, c’est qu’il l’avait laissée. Au lieu de tenter de la reconquérir, il fut maladroit et blessant. Entre la mère et le fils, tous deux impatients, passionnés, il y eut échange de paroles vives; la scission s’accentua. Sœur Angèle acheva d’établir son pouvoir sur Jacqueline; et Georges s’éloigna, la bride sur le cou. Il se jeta dans une vie active et dissipée. Il joua, il perdit des sommes considérables; il mettait une forfanterie dans ses extravagances, à la fois par plaisir et afin de répondre aux extravagances de sa mère. – Il connaissait les Stevens-Delestrade. Colette n’avait pas manqué de remarquer le joli garçon et d’essayer sur lui l’effet de ses charmes, qui ne désarmaient point. Elle était au courant des équipées de Georges; elle s’en amusait. Mais le fonds de bon sens et de bonté réelle, caché sous sa frivolité, lui fit voir le danger que courait le jeune fou. Et comme elle savait bien que ce n’était pas elle qui serait capable de l’en préserver, elle avertit Christophe, qui revint aussitôt.
Christophe était le seul qui eût quelque influence sur le jeune Jeannin. Influence limitée et bien intermittente, mais d’autant plus remarquable qu’on avait peine à l’expliquer. Christophe appartenait à cette génération de la veille, contre laquelle Georges et ses compagnons réagissaient avec violence. Il était un des plus hauts représentants de cette époque tourmentée, dont l’art et la pensée leur inspiraient une hostilité soupçonneuse. Il restait inaccessible aux évangiles nouveaux et aux amulettes des petits prophètes et des vieux griots, qui offraient aux bons jeunes gens la recette infaillible pour sauver le monde, Rome et la France. Il demeurait fidèle à une libre foi, libre de toutes les religions, libre de tous les partis, libre de toutes les patries, – qui n’était plus de mode, – ou ne l’était pas redevenue. Enfin, si dégagé qu’il fût des questions nationales, il était un étranger à Paris, dans un temps où tous les étrangers semblaient, aux naturels de tous les pays, des barbares.
Et pourtant, le petit Jeannin, joyeux, léger, ennemi des trouble-fête, fougueusement épris du plaisir, des jeux violents, facilement dupé par la rhétorique de son temps, inclinant par vigueur de muscles et paresse d’esprit aux brutales doctrines de l’Action Française, nationaliste, royaliste, impérialiste, – (il ne savait pas trop) – ne respectait au fond qu’un seul homme: Christophe. Sa précoce expérience et le tact très fin qu’il tenait de sa mère lui avaient fait juger (sans que sa bonne humeur en fût altérée) le peu que valait ce monde dont il ne pouvait se passer, et la supériorité de Christophe. Il se grisait en vain de mouvement et d’action, il ne pouvait pas renier l’héritage paternel. D’Olivier lui venaient, par brusques et brefs accès, une inquiétude vague, le besoin de trouver, de fixer un but à son action. Et d’Olivier aussi, peut-être, lui venait ce mystérieux instinct qui l’attirait vers celui qu’Olivier avait aimé…
Il allait voir Christophe. Expansif et un peu bavard, il aimait à se confier. Il ne s’inquiétait pas de savoir si Christophe avait le temps de l’écouter. Christophe écoutait pourtant, et il ne manifestait aucun signe d’impatience. Il lui arrivait seulement d’être distrait, quand la visite le surprenait au milieu d’un travail. C’était l’affaire de quelques minutes, pendant lesquelles l’esprit s’évadait, pour ajouter un trait à l’œuvre intérieure; puis, il revenait auprès de Georges, qui ne s’était pas aperçu de l’absence. Il s’amusait de son escapade, comme quelqu’un qui rentre sur la pointe des pieds, sans qu’on l’entende. Mais Georges, une ou deux fois, le remarqua, et dit avec indignation:
– Mais tu ne m’écoutes pas!
Alors, Christophe était honteux; et docilement, il se remettait à suivre l’impatient narrateur, en redoublant d’attention, pour se faire pardonner. La narration ne manquait pas de drôlerie; et Christophe ne pouvait s’empêcher de rire, au récit de quelque fredaine: car Georges racontait tout; il était d’une franchise désarmante.
Christophe ne riait pas toujours. La conduite de Georges lui était souvent pénible. Christophe n’était pas un saint; il ne se croyait le droit de faire la morale à personne. Les aventures amoureuses de Georges, la scandaleuse dissipation de sa fortune en des sottises, n’étaient pas ce qui le choquait le plus. Ce qu’il avait le plus de peine à pardonner, c’était la légèreté d’esprit que Georges apportait à ses fautes: certes, elles ne lui pesaient guère; il les trouvait naturelles. Il avait de la moralité une autre conception que Christophe. Il était de cette espèce de jeunes gens qui ne voient dans les rapports entre les sexes qu’un libre jeu, dénué de tout caractère moral. Une certaine franchise et une bonté insouciante étaient tout le bagage suffisant d’un honnête homme. Il ne s’embarrassait pas des scrupules de Christophe. Celui-ci s’indignait. Il avait beau se défendre d’imposer aux autres sa façon de sentir, il n’était pas tolérant; sa violence de naguère n’était qu’à demi domptée. Il éclatait parfois. Il ne pouvait s’empêcher de taxer de malpropretés certaines intrigues de Georges, et il le lui disait crûment. Georges n’était pas plus patient. Il y avait entre eux des scènes assez vives. Ensuite, ils ne se voyaient plus pendant des semaines. Christophe se rendait compte que ces emportements n’étaient pas faits pour changer la conduite de Georges, et qu’il y a quelque injustice à vouloir soumettre la moralité d’une époque à la mesure des idées morales d’une autre génération. Mais c’était plus fort que lui: à la première occasion, il recommençait. Comment douter de la foi pour qui l’on a vécu? Autant renoncer à la vie! À quoi sert de se guinder à penser autrement qu’on ne pense, pour ressembler au voisin, ou pour le ménager? C’est se détruire soi-même, sans profit pour personne. Le premier devoir est d’être ce qu’on est. Oser dire: «Ceci est bien, cela est mal.» On fait plus de bien aux faibles, en étant fort, qu’en devenant faible comme eux. Soyez indulgent, si vous voulez, pour les faiblesses commises. Mais jamais ne transigez avec une faiblesse à commettre!…
Oui; mais Georges se gardait bien de consulter Christophe sur ce qu’il allait faire: – (le savait-il lui-même?) – il ne lui parlait de rien que lorsque c’était fait. – Alors?… Alors, que restait-il, qu’à regarder le polisson, avec un muet reproche, en haussant les épaules et souriant, comme un vieil oncle qui sait qu’on ne l’écoutera pas?
Ce jour-là, il se faisait un silence de quelques instants. Georges regardait les yeux de Christophe, qui semblaient venir de très loin. Et il se sentait tout petit garçon devant eux. Il se voyait, comme il était, dans le miroir de ce regard pénétrant, où s’allumait une lueur de malice; et il n’en était pas très fier. Christophe se servait rarement contre Georges des confidences que celui-ci venait de lui faire; on eût dit qu’il ne les avait pas entendues. Après le dialogue muet de leurs yeux, il hochait la tête railleusement; puis, il se mettait à raconter une histoire qui paraissait n’avoir aucun rapport avec ce qui précédait: une histoire de sa vie, ou de quelque autre vie, réelle ou fictive. Et Georges voyait peu à peu ressurgir, sous une lumière nouvelle, exposé en fâcheuse et burlesque posture, son Double (il le reconnaissait), passant par des erreurs analogues aux siennes. Impossible de ne pas rire de soi et de sa piteuse figure. Christophe n’ajoutait pas de commentaire. Ce qui faisait plus d’effet encore que l’histoire, c’était la puissante bonhomie du narrateur. Il parlait de lui comme des autres, avec le même détachement, le même humour jovial et serein. Ce calme en imposait à Georges. C’était ce calme qu’il venait chercher. Quand il s’était déchargé de sa confession bavarde, il était comme quelqu’un qui s’étend, et s’étire, à l’ombre d’un grand arbre, par une après-midi d’été. L’éblouissement fiévreux du jour brûlant tombait. Il sentait planer sur lui la paix des ailes protectrices. Près de cet homme qui portait, avec tranquillité, le poids d’une lourde vie, il était à l’abri de ses propres agitations. Il goûtait un repos, à l’entendre parler. Lui non plus, il n’écoutait pas toujours; il laissait son esprit vagabonder; mais, où qu’il s’égarât, le rire de Christophe était autour de lui.
Cependant, les idées de son vieil ami lui restaient étrangères. Il se demandait comment Christophe pouvait s’accommoder de sa solitude d’âme, se priver de toute attache à un parti artistique, politique, religieux, à tout groupement humain. Il le lui demandait: «N’éprouvait-il jamais le besoin de s’enfermer dans un camp?»
– S’enfermer! disait Christophe, en riant. N’est-on pas bien, dehors? Et c’est toi qui parles de te claquemurer, toi, un homme de grand air?
– Ah! ce n’est pas la même chose pour le corps et pour l’esprit, répondit Georges. L’esprit a besoin de certitude; il a besoin de penser avec les autres, d’adhérer à des principes admis par tous les hommes d’un même temps. J’envie les gens d’autrefois, ceux des âges classiques. Mes amis ont raison, qui veulent restaurer le bel ordre du passé.
– Poule mouillée! dit Christophe. Qu’est-ce qui m’a donné des découragés pareils!
– Je ne suis pas découragé, protesta Georges avec indignation. Aucun de nous ne l’est.
– Il faut que vous le soyez, dit Christophe, pour avoir peur de vous. Quoi! vous avez besoin d’un ordre, et vous ne pouvez pas le faire vous-mêmes? Il faut que vous alliez vous accrocher aux jupes de vos arrière-grand’mères! Bon Dieu! marchez tout seuls!
– Il faut s’enraciner, dit Georges, tout fier de répéter un des ponts-neufs du temps.
– Pour s’enraciner, est-ce que les arbres, dis-moi, ont besoin d’être en caisse? La terre est là, pour tous. Enfonces-y tes racines. Trouve tes lois. Cherche en toi.
– Je n’ai pas le temps, dit Georges.
– Tu as peur, répéta Christophe.
Georges se révolta; mais il finit par convenir qu’il n’avait aucun goût à regarder au fond de soi; il ne comprenait pas le plaisir qu’on y pouvait trouver: à se pencher sur ce trou noir, on risquait d’y tomber.
– Donne-moi la main, disait Christophe.
Il s’amusait à entr’ouvrir la trappe, sur sa vision réaliste et tragique de la vie. Georges reculait. Christophe refermait le vantail, en riant.
– Comment pouvez-vous vivre ainsi? demandait Georges.
– Je vis, et je suis heureux, disait Christophe.
– Je mourrais, si j’étais forcé de voir cela toujours.
Christophe lui tapait sur l’épaule:
– Voilà nos fameux athlètes!… Eh bien, ne regarde donc pas, si tu ne te sens pas la tête assez solide. Rien ne t’y force, après tout. Va de l’avant, mon petit! Mais pour cela, qu’as-tu besoin d’un maître qui te marque à l’épaule, comme un bétail? Quel mot d’ordre attends-tu? Il y a longtemps que le signal est donné. Le boute-selle a sonné, la cavalerie est en marche. Ne t’occupe que de ton cheval. À ton rang! Et galope!
– Mais où vais-je? dit Georges.
– Où va ton escadron, à la conquête du monde. Emparez-vous de l’air, soumettez les éléments, enfoncez les derniers retranchements de la nature, faites reculer l’espace, faites reculer la mort…
«Expertus vacuum Dædalus aera…»
… Champion du latin, connais-tu cela, dis-moi? Es-tu seulement capable de m’expliquer ce que cela veut dire?
«Perrupit Acheronta…»
… Voilà votre lot à vous. Heureux conquistadores!…
Il montrait si clairement le devoir d’action héroïque, échu à la génération nouvelle, que Georges, étonné, disait:
– Mais si vous sentez cela, pourquoi ne venez-vous pas avec nous?
– Parce que j’ai une autre tâche. Va, mon petit, fais ton œuvre. Dépasse-moi, si tu peux. Moi, je reste ici, et je veille… Tu as lu ce conte des Mille et une Nuits, où un génie, haut comme une montagne, est enfermé dans une boîte, sous le sceau de Salomon?… Le génie est ici, dans le fond de notre âme, cette âme sur laquelle tu as peur de te pencher. Moi et ceux de mon temps, nous avons passé notre vie à lutter avec lui; nous ne l’avons pas vaincu; il ne nous a pas vaincus. À présent, nous et lui, nous reprenons haleine; et nous nous regardons, sans rancune et sans peur, satisfaits des combats que nous nous sommes livrés, et attendant qu’expire la trêve consentie. Vous, profitez de la trêve pour refaire vos forces et pour cueillir la beauté du monde! Soyez heureux, jouissez de l’accalmie. Mais souvenez-vous qu’un jour, vous et ceux qui seront vos fils, au retour de vos conquêtes, il faudra que vous reveniez à cet endroit où je suis et que vous repreniez le combat, avec des forces neuves, contre celui qui est là et près de qui je veille. Et le combat durera, entrecoupé de trêves, jusqu’à ce que l’un des deux ait été terrassé. À vous, d’être plus forts et plus heureux que nous!… – En attendant, fais du sport, si tu veux; aguerris tes muscles et ton cœur; et ne sois pas assez fou pour dilapider en niaiseries ta vigueur impatiente: tu es d’un temps (sois tranquille!) qui en trouvera l’emploi.
Georges ne retenait pas grand’chose de ce que lui disait Christophe. Il était d’esprit assez ouvert pour que les pensées de Christophe y entrassent; mais elles en ressortaient aussitôt. Il n’était pas au bas de l’escalier qu’il avait tout oublié. Il n’en demeurait pas moins sous une impression de bien-être, qui persistait, alors que le souvenir de ce qui l’avait produite était depuis longtemps effacé. Il avait pour Christophe une vénération. Il ne croyait à rien de ce que Christophe croyait. (Au fond, il riait de tout, il ne croyait à rien.) Mais il eût cassé la tête à qui se fût permis de dire du mal de son vieil ami.
Par bonheur, on ne le lui disait pas: sans quoi, il aurait eu fort à faire.
Christophe avait bien prévu la saute de vent prochaine. Le nouvel idéal de la jeune musique française était différent du sien; mais tandis que c’était une raison de plus pour que Christophe eût de la sympathie pour elle, elle n’en avait aucune pour lui. Sa vogue auprès du public n’était pas faite pour le réconcilier avec les plus affamés de ces jeunes gens; ils n’avaient pas grand’chose dans le ventre; et leurs crocs, d’autant plus, étaient longs et mordaient. Christophe ne s’émouvait pas de leurs méchancetés.
– Quel cœur ils y mettent! disait-il. Ils se font les dents, ces petits…
Il n’était pas loin de les préférer à ces autres petits chiens, qui le flagornaient, parce qu’il avait du succès, – ceux dont parle d’Aubigné, qui, «lorsqu’un mâtin a mis la tête dans un pot de beurre, lui viennent lécher les barbes par congratulation».
Il avait une pièce reçue à l’Opéra. À peine acceptée, on la mit en répétition. Un jour, Christophe apprit, par des attaques de journaux, que pour faire passer son œuvre, on avait remis aux calendes la pièce d’un jeune compositeur, qui devait être jouée. Le journaliste s’indignait de cet abus de pouvoir, dont il rendait responsable Christophe.
Christophe vit le directeur, et lui dit:
– Vous ne m’aviez pas prévenu. Cela ne se fait point. Vous allez monter d’abord l’opéra que vous aviez reçu avant le mien.
Le directeur s’exclama, se mit à rire, refusa, couvrit de flatteries Christophe, son caractère, ses œuvres, son génie, traita l’œuvre de l’autre avec le dernier mépris, assura qu’elle ne valait rien et qu’elle ne ferait pas un sou.
– Alors, pourquoi l’avez-vous reçue?
– On ne fait pas tout ce qu’on veut. Il faut bien donner, de loin en loin, un semblant de satisfaction à l’opinion. Autrefois, ces jeunes gens pouvaient crier; personne ne les entendait. À présent, ils trouvent moyen d’ameuter contre nous une presse nationaliste, qui braille à la trahison et nous appelle mauvais Français, quand on a le malheur de ne pas s’extasier devant leur jeune école. La jeune école! Parlons-en!… Voulez-vous que je vous dise? J’en ai plein le dos! Et le public, aussi. Ils nous rasent, avec leurs Oremus!… Pas de sang dans les veines; des petits sacristains qui vous chantent la messe; quand ils font des duos d’amour, on dirait des De profundis… Si j’étais assez sot pour monter les pièces qu’on m’oblige à recevoir, je ruinerais mon théâtre. Je les reçois: c’est tout ce qu’on peut me demander.
– Parlons de choses sérieuses. Vous, vous faites des salles pleines…
Les compliments reprirent.
Christophe l’interrompit net, et dit avec colère:
– Je ne suis pas dupe. Maintenant que je suis vieux et un homme «arrivé», vous vous servez de moi, pour écraser les jeunes. Lorsque j’étais jeune, vous m’auriez écrasé comme eux. Vous jouerez la pièce de ce garçon, ou je retire la mienne.
Le directeur leva les bras au ciel, et dit:
– Vous ne voyez donc pas que si nous faisions ce que vous voulez, nous aurions l’air de céder à l’intimidation de leur campagne de presse?
– Que m’importe? dit Christophe.
– À votre aise! Vous en serez la première victime.
On mit à l’étude l’œuvre du jeune musicien, sans interrompre les répétitions de l’œuvre de Christophe. L’une était en trois actes, l’autre en deux; on convint de les donner dans le même spectacle. Christophe vit son protégé; il avait voulu être le premier à lui annoncer la nouvelle. L ’autre se confondit en promesses de reconnaissance éternelle.
Naturellement, Christophe ne put faire que le directeur ne donnât tous ses soins à sa pièce. L’interprétation, la mise en scène de l’autre furent sacrifiées. Christophe n’en sut rien. Il avait demandé à suivre quelques répétitions de l’œuvre du jeune homme; il l’avait trouvée bien médiocre; il avait hasardé deux ou trois conseils: ils avaient été mal reçus; il s’en était tenu là et il ne s’en mêlait plus. D’autre part, le directeur avait fait admettre au nouveau-venu la nécessité de quelques coupures, s’il voulait que sa pièce passât sans retard. Ce sacrifice, d’abord aisément consenti, ne tarda pas à sembler douloureux à l’auteur.
Le soir de la représentation arrivé, la pièce du débutant n’eut aucun succès; celle de Christophe fit grand bruit. Quelques journaux déchirèrent Christophe; ils parlaient d’un coup monté, d’un complot pour écraser un jeune et grand artiste français; ils disaient que son œuvre avait été mutilée, pour complaire au maître allemand, qu’ils représentaient bassement jaloux de toutes les gloires naissantes. Christophe haussa les épaules, pensant:
– Il va répondre.
«Il» ne répondit pas. Christophe lui envoya des entrefilets, avec ces mots:
– Vous avez lu?
L’autre écrivit:
– Comme c’est regrettable! Ce journaliste a toujours été si délicat pour moi! Vraiment, je suis fâché. Le mieux est de ne pas faire attention.
Christophe rit, et pensa:
– Il a raison, le petit pleutre.
Et il en jeta le souvenir dans ce qu’il nommait ses «oubliettes».
Mais le hasard voulut que Georges, qui lisait rarement les journaux et qui les lisait mal, à part les articles de sport, tombât cette fois sur les attaques les plus violentes contre Christophe. Il connaissait le journaliste. Il alla au café où il était sûr de le rencontrer, l’y trouva, le calotta, eut un duel avec lui, et lui égratigna rudement l’épaule avec son épée.
Le lendemain, en déjeunant, Christophe apprit l’affaire, par une lettre d’ami. Il en fut suffoqué. Il laissa son déjeuner et courut chez Georges. Georges lui-même ouvrit. Christophe entra, comme un ouragan, le saisit par les bras, et, le secouant avec colère, il se mit à l’accabler sous une volée de reproches furibonds.
– Animal, criait-il, tu t’es battu pour moi! Qui t’a donné la permission? Un gamin, un étourneau, qui se mêle de mes affaires! Est-ce que je ne suis pas capable de m’en occuper, dis-moi? Te voilà bien avancé! Tu as fait à ce gredin l’honneur de te battre avec lui. C’est tout ce qu’il demandait. Tu en as fait un héros. Imbécile! Et si le hasard avait voulu… (Je suis sûr que tu t’es jeté là dedans, en écervelé, comme toujours)… si tu avais été tué!… Malheureux! je ne te l’aurais pardonné, de ta vie!…
Georges, qui riait comme un fou, à cette dernière menace tomba dans un tel accès d’hilarité qu’il en pleurait:
– Vieil ami, que tu es drôle! Ah! tu es impayable! Voilà que tu m’injuries, pour t’avoir défendu! Une autre fois, je t’attaquerai. Peut-être que tu m’embrasseras.
Christophe s’interrompit; il étreignit Georges, l’embrassa sur les deux joues, et puis, une seconde fois encore, et il dit:
– Mon petit!… Pardon. Je suis une vieille bête… Mais aussi, cette nouvelle m’a bouleversé le sang. Quelle idée de te battre! Est-ce qu’on se bat avec ces gens? Tu vas me promettre tout de suite que tu ne recommenceras plus jamais.
– Je ne promets rien du tout, dit Georges. Je fais ce qui me plaît.
– Je te le défends, entends-tu. Si tu recommences, je ne veux plus te voir, je te désavoue dans les journaux, je te…
– Tu me déshérites, c’est entendu.
– Voyons, Georges, je t’en prie… À quoi cela sert-il?
– Mon bon vieux, tu vaux mille fois mieux que moi, et tu sais infiniment plus de choses; mais pour ces canailles-là, je les connais mieux que toi. Sois tranquille, cela servira: ils tourneront maintenant plus de sept fois dans leur bouche leur langue empoisonnée, avant de t’injurier.
– Eh! que me font ces oisons? Je me moque de ce qu’ils peuvent dire.
– Mais moi, je ne m’en moque pas. Mêle-toi de ce qui te regarde!
Dès lors, Christophe fut dans les transes qu’un article nouveau n’éveillât la susceptibilité de Georges. Il y avait quelque comique à le voir, les jours qui suivirent, s’attabler au café et dévorer les journaux, lui qui ne les lisait jamais, tout prêt, au cas où il y eût trouvé un article injurieux, à faire n’importe quoi (une bassesse, au besoin), pour empêcher que ces lignes ne tombassent sous les yeux de Georges. Après une semaine, il se rassura. Le petit avait raison. Son geste avait donné à réfléchir, pour le moment, aux aboyeurs. – Et Christophe, tout en bougonnant contre le jeune fou qui lui avait fait perdre huit jours de travail, se disait qu’après tout il n’avait guère le droit de lui faire la leçon. Il se souvenait de certain jour, il n’y avait pas si longtemps, où lui-même s’était battu, à cause d’Olivier. Et il croyait entendre Olivier qui disait:
– Laisse, Christophe, je te rends ce que tu m’as prêté!
Si Christophe prenait aisément son parti des attaques contre lui, un autre était fort loin de ce désintéressement ironique. C’était Emmanuel.
L’évolution de la pensée européenne allait grand train. On eût dit qu’elle s’accélérait avec les inventions mécaniques et les moteurs nouveaux. La provision de préjugés et d’espoirs, qui suffisait naguère à nourrir vingt ans d’humanité, était brûlée en cinq ans. Les générations d’esprits galopaient, les unes derrière les autres, et souvent par-dessus: le Temps sonnait la charge. – Emmanuel était dépassé.
Le chantre des énergies françaises n’avait jamais renié l’idéalisme de son maître, Olivier. Si passionné que fût son sentiment national, il se confondait avec son culte de la grandeur morale. S’il annonçait dans ses vers, d’une voix éclatante, le triomphe de la France, c’était qu’il adorait en elle, par un acte de foi, la pensée la plus haute de l’Europe actuelle, l’Athéna Niké [10] le Droit victorieux qui prend sa revanche de la Force. – Et voici que la Force s’était réveillée, au cœur même du Droit; et elle ressurgissait, dans sa fauve nudité. La génération nouvelle, robuste et aguerrie, aspirait au combat et avait, avant la victoire, une mentalité de vainqueur. Elle était orgueilleuse de ses muscles, de sa poitrine élargie, de ses sens vigoureux et affamés de jouir, de ses ailes d’oiseau de proie qui plane sur les plaines; il lui tardait de s’abattre et d’essayer ses serres. Les prouesses de la race, les vols fous par-dessus les Alpes et les mers, les chevauchées épiques à travers les sables africains, les nouvelles croisades, pas beaucoup moins mystiques, pas beaucoup plus intéressées que celles de Philippe-Auguste et de Villehardouin, achevaient de tourner la tête à la nation. Ces enfants qui n’avaient jamais vu la guerre que dans des livres n’avaient point de peine à lui prêter des beautés. Ils se faisaient agressifs. Las de paix et d’idées, ils célébraient «l’enclume des batailles», sur laquelle l’action aux poings sanglants reforgerait, un jour, la puissance française. Par réaction contre l’abus écœurant des idéologies, ils érigeaient le mépris de l’idéal en profession de foi. Ils mettaient de la forfanterie à exalter le bon sens borné, le réalisme violent, l’égoïsme national, sans pudeur, qui foule aux pieds la justice des autres et les autres nationalités, quand c’est utile à la grandeur de la patrie. Ils étaient xénophobes, anti-démocrates, et – même les plus incroyants – prônaient le retour au catholicisme, par besoin pratique de «canaliser l’absolu», d’enfermer l’infini sous la garde d’une puissance d’ordre et d’autorité. Ils ne se contentaient pas de dédaigner – ils traitaient en malfaiteurs publics les doux radoteurs de la veille, les songe-creux idéalistes, les penseurs humanitaires. Emmanuel était du nombre, aux yeux de ces jeunes gens. Il en souffrait cruellement, et il s’en indignait.
De savoir que Christophe était victime, comme lui, – plus que lui, – de cette injustice, le lui rendit sympathique. Par sa mauvaise grâce, il l’avait découragé de venir le voir. Il était trop orgueilleux pour paraître le regretter, en se mettant à sa recherche. Mais il réussit à le rencontrer, comme par hasard, et il fit les premières avances. Après quoi, son ombrageuse susceptibilité étant en repos, il ne cacha pas le plaisir qu’il avait aux visites de Christophe. Dès lors, ils se réunirent souvent, soit chez l’un, soit chez l’autre.
Emmanuel confiait à Christophe sa rancœur. Il était exaspéré des critiques; et, trouvant que Christophe ne s’en émouvait pas assez, il lui faisait lire sur son propre compte des appréciations de journaux. On y accusait Christophe de ne pas savoir la grammaire de son art, d’ignorer l’harmonie, d’avoir pillé ses confrères, et de déshonorer la musique. On l’y nommait: «Ce vieil agité»… On y disait: «Nous en avons assez, de ces convulsionnaires! Nous sommes l’ordre, la raison, l’équilibre classique…»
Christophe s’en divertissait.
– C’est la loi, disait-il. Les jeunes gens jettent les vieux dans la fosse… De mon temps, il est vrai, on attendait qu’un homme eût soixante ans, pour le traiter de vieillard. On va plus vite, aujourd’hui… La télégraphie sans fils, les aéroplanes… Une génération est plus vite fourbue… Pauvres diables! ils n’en ont pas pour longtemps! Qu’ils se hâtent de nous mépriser et de se pavaner au soleil!
Mais Emmanuel n’avait pas cette belle santé. Intrépide de pensée, il était en proie à ses nerfs maladifs; âme ardente en un corps rachitique, il lui fallait le combat, et il n’était pas fait pour le combat. L’animosité de certains jugements le blessait jusqu’au sang.
– Ah! disait-il, si les critiques savaient le mal qu’ils font aux artistes, par un de ces mots injustes jetés au hasard, ils auraient honte de leur métier.
– Mais ils le savent, mon bon ami. C’est leur raison de vivre. Il faut bien que tout le monde vive.
– Ce sont des bourreaux. On est ensanglanté par la vie, épuisé par la lutte qu’il faut livrer à l’art. Au lieu de vous tendre la main, de parler de vos faiblesses avec miséricorde, de vous aider fraternellement à les réparer, ils sont là qui, les mains dans leurs poches, vous regardent hisser votre charge sur la pente, et qui disent: «Pourra pas!…» Et quand on est au faîte, disent, les uns: «Oui, mais ce n’est pas ainsi qu’il fallait monter.» Tandis que les autres, obstinés, répètent: «N’a pas pu!…» Bien heureux, quand ils ne vous lancent pas dans les jambes des pierres, pour vous faire tomber!
– Bah! il se trouve aussi, parfois, dans le nombre, deux ou trois braves gens; et quel bien ils peuvent faire! Les méchantes bêtes, il y en a partout; cela ne tient pas au métier. Connais-tu rien de pire, dis-moi, qu’un artiste sans bonté, vaniteux et aigri, pour qui le monde est une proie, qu’il enrage de ne pouvoir mastiquer? Il faut s’armer de patience. Point de mal, qui ne puisse servir à quelque bien. Le pire critique nous est utile; il est un entraîneur; il ne nous permet pas de flâner sur la route. Chaque fois que nous croyons être au but, la meute nous mord les fesses. En marche! Plus loin! Plus haut! Elle se lassera plutôt de me poursuivre, que moi de marcher devant elle. Redis-moi le mot arabe: «On ne tourmente pas les arbres stériles. Ceux-là seuls sont battus de pierres, dont le front est couronné de fruits d’or…» Plaignons les artistes qu’on épargne. Ils resteront à mi-chemin, paresseusement assis. Quand ils voudront se relever, leurs jambes courbaturées se refuseront à marcher. Vivent mes amis les ennemis! Ils m’ont fait plus de bien, dans ma vie, que mes ennemis les amis!
Emmanuel ne pouvait s’empêcher de sourire. Puis, il disait:
– Tout de même, ne trouves-tu pas dur, un vétéran comme toi, de te voir faire la leçon par des conscrits, qui en sont à leur première bataille?
– Ils m’amusent, dit Christophe. Cette arrogance est le signe d’un sang jeune et bouillant qui aspire à se répandre. Je fus ainsi, jadis. Ce sont les giboulées de mars, sur la terre qui renaît… Qu’ils nous fassent la leçon! Ils ont raison, après tout. Aux vieux, de se mettre à l’école des jeunes! Ils ont profité de nous, ils sont ingrats: c’est dans l’ordre!… Mais, riches de nos efforts, ils vont plus loin que nous, ils réalisent ce que nous avons tenté. S’il nous reste encore quelque jeunesse, apprenons à notre tour, et tâchons de nous renouveler. Si nous ne le pouvons pas, si nous sommes trop vieux, réjouissons-nous en eux. Il est beau de voir les refloraisons perpétuelles de l’âme humaine qui semblait épuisée, l’optimisme vigoureux de ces jeunes gens, leur joie de l’action aventureuse, ces races qui renaissent, pour la conquête du monde.
– Que seraient-ils sans nous? Cette joie est sortie de nos larmes. Cette force orgueilleuse est la fleur des souffrances de toute une génération. Sic vos non vobis…
– La vieille parole se trompe. C’est pour nous que nous avons travaillé, en créant une race d’hommes qui nous dépassent. Nous avons amassé leur épargne, nous l’avons défendue dans une bicoque mal fermée, où tous les vents sifflaient; il nous fallait nous arc-bouter aux portes pour empêcher la mort d’entrer. Par nos bras, fut frayée la voie triomphale où nos fils vont marcher. Nos peines ont sauvé l’avenir. Nous avons mené l’Arche au seuil de la Terre Promise. Elle y pénétrera, avec eux, avec eux, et par nous.
– Se souviendront-ils jamais de ceux qui ont traversé les déserts, portant le feu sacré, les dieux de notre race, et eux, ces enfants, qui maintenant sont des hommes? Nous avons eu, pour notre part, l’épreuve et l’ingratitude.
– Le regrettes-tu?
– Non. Il y a une ivresse à sentir la grandeur tragique d’une puissante époque sacrifiée, comme la nôtre, à celle qu’elle a enfantée. Les hommes d’aujourd’hui ne seraient plus capables de goûter la joie superbe du renoncement.
– Nous avons été les plus heureux. Nous avons gravi la montagne de Nébo [11], au pied de laquelle s’étendent les contrées où nous n’entrerons pas. Mais nous en jouissons plus que ceux qui entreront. Qui descend dans la plaine perd de vue l’immensité de la plaine et l’horizon lointain.
L’action apaisante que Christophe exerçait sur Georges et sur Emmanuel, il en puisait l’énergie dans l’amour de Grazia. À cet amour il devait de se sentir rattaché à tout ce qui était jeune, d’avoir pour toutes les formes neuves de la vie une sympathie jamais lassée. Quelles que fussent les forces qui ranimaient la terre, il était avec elles, même quand elles étaient contre lui; il n’avait point peur de l’avènement prochain de ces démocraties, qui faisaient pousser des cris d’orfraie à l’égoïsme d’une poignée de privilégiés; il ne s’accrochait pas désespérément aux patenôtres d’un art vieilli; il attendait, avec certitude, que des visions fabuleuses, des rêves réalisés de la science et de l’action jaillît un art plus puissant que l’ancien; il saluait la nouvelle aurore du monde, dût la beauté du vieux monde mourir avec lui.
Grazia savait le bienfait de son amour pour Christophe; la conscience de son pouvoir l’élevait au-dessus d’elle-même. Par ses lettres, elle exerçait une direction sur son ami. Non qu’elle eût le ridicule de prétendre à le diriger dans l’art: elle avait trop de tact et connaissait ses limites. Mais sa voix juste et pure était le diapason auquel il accordait son âme. Il suffisait que Christophe crût entendre, par avance, cette voix répéter sa pensée, pour qu’il ne pensât rien qui ne fût juste, pur, et digne d’être répété. Le son d’un bel instrument est, pour le musicien, pareil à un beau corps où son rêve aussitôt s’incarne. Mystérieuse fusion de deux esprits qui s’aiment: chacun ravit à l’autre ce qu’il a de meilleur; mais c’est afin de le lui rendre, enrichi de son amour. Grazia ne craignait pas de dire à Christophe qu’elle l’aimait. L’éloignement la rendait plus libre de parler; et aussi, la certitude qu’elle ne serait jamais à lui. Cet amour, dont la religieuse ferveur s’était communiquée à Christophe, lui était une fontaine de paix.
De cette paix, Grazia donnait bien plus qu’elle n’avait. Sa santé était brisée, son équilibre moral gravement compromis. L’état de son fils ne s’améliorait pas. Depuis deux ans, elle vivait dans des transes perpétuelles, qu’aggravait le talent meurtrier de Lionello à en jouer. Il avait acquis une virtuosité dans l’art de tenir en haleine l’inquiétude de ceux qui l’aimaient; pour réveiller l’intérêt et tourmenter les gens, son cerveau inoccupé était fertile en inventions: cela tournait à la manie. Et le tragique fut que, tandis qu’il grimaçait la parade de la maladie, la maladie réelle cheminait; et la mort apparut, au seuil. Dramatique ironie! Grazia, que son fils avait torturée pendant des ans pour un mal inventé, cessa d’y croire lorsque le mal fut là… Le cœur a ses limites. Elle avait épuisé sa force de compassion pour des mensonges. Elle traita Lionello de comédien, au moment qu’il disait vrai. Et après que la vérité fut révélée à elle, le reste de sa vie fut empoisonnée de remords.
La méchanceté de Lionello n’avait pas désarmé. Sans amour pour qui que ce fût, il ne pouvait supporter qu’un de ceux qui l’entouraient eût de l’amour pour quelque autre que pour lui; la jalousie était sa seule passion. Il ne lui suffisait pas d’avoir réussi à éloigner sa mère de Christophe; il eût voulu la contraindre à rompre l’intimité qui persistait entre eux. Déjà, il avait usé de son arme habituelle – la maladie – pour faire jurer à Grazia qu’elle ne se remarierait pas. Il ne se contenta point de cette promesse. Il prétendit exiger que sa mère n’écrivît plus à Christophe. Cette fois, elle se révolta; et cet abus de pouvoir achevant de la libérer, elle lui dit sur ses mensonges des mots d’une sévérité cruelle, qu’elle se reprocha plus tard comme un crime: car ils jetèrent Lionello dans une crise de fureur, dont il fut réellement malade. Il le fut d’autant plus que sa mère refusa d’y croire. Alors, il souhaita, dans sa rage, de mourir pour se venger. Il ne se doutait pas que ce souhait serait exaucé.
Quand le médecin laissa entendre à Grazia que son fils était perdu, elle resta comme frappée de la foudre. Il lui fallut pourtant cacher son désespoir, afin de tromper l’enfant, qui l’avait si souvent trompée. Il soupçonnait que c’était sérieux, cette fois; mais il ne voulait pas le croire; et ses yeux quêtaient dans les yeux de sa mère ce reproche de mensonge qui l’avait mis en fureur, alors qu’il mentait. Vint l’heure où il ne fut plus possible de douter. Alors, ce fut terrible pour lui et pour les siens: il ne voulait pas mourir!…
Lorsque Grazia le vit enfin endormi, elle n’eut pas un cri, pas une plainte; elle étonna par son silence; il ne lui restait plus assez de force pour souffrir; elle n’avait qu’un désir: s’endormir à son tour. Elle continua d’accomplir tous les actes de sa vie, avec le même calme, en apparence. Après quelques semaines, le sourire reparut même sur sa bouche, plus silencieuse. Personne ne se doutait de sa détresse. Christophe, moins que tout autre. Elle s’était contentée de lui écrire la nouvelle, sans rien lui dire d’elle-même. Aux lettres de Christophe, brûlantes d’affection inquiète, elle ne répondit pas. Il voulait venir: elle le pria de n’en rien faire. Au bout de deux ou trois mois, elle reprit avec lui le ton grave et serein, qu’elle avait, avant. Elle eût jugé criminel de se décharger sur lui du poids de sa faiblesse. Elle savait que l’écho de tous ses sentiments résonnait en lui, et qu’il avait besoin de s’appuyer sur elle. Elle ne s’imposait pas une contrainte douloureuse. C’était une discipline qui la sauvait. Dans sa lassitude de vie, deux seules choses la faisaient vivre: l’amour de Christophe, et le fatalisme qui, dans la douleur comme dans la joie, formait le fond de sa nature italienne. Ce fatalisme n’avait rien d’intellectuel: il était l’instinct animal, qui fait marcher la bête harassée, sans qu’elle sente sa fatigue, dans un rêve aux yeux fixes, oubliant les pierres du chemin et son corps, jusqu’à ce qu’il tombe. Le fatalisme soutenait son corps. L’amour soutenait son cœur. Sa vie personnelle était usée, elle vivait en Christophe. Pourtant, elle évitait, avec plus de soin que jamais, d’exprimer dans ses lettres l’amour qu’elle avait pour lui. Sans doute, parce que cet amour était plus grand. Mais aussi, parce que pesait par dessus le veto du petit mort, qui lui en faisait un crime. Alors, elle se taisait, elle s’obligeait à ne plus écrire, de quelque temps.
Christophe ne comprenait pas les raisons de ces silences. Parfois, il saisissait, dans le ton uni et tranquille d’une lettre, des accents inattendus où frémissait une passion refoulée. Il en était bouleversé; mais il n’osait rien dire; il était comme un homme qui retient son souffle et craint de respirer, de peur que l’illusion ne cesse. Il savait que, presque infailliblement, ces accents seraient rachetés, dans la lettre suivante, par une froideur voulue… Puis, de nouveau, le calme… Meeresstille…
Georges et Emmanuel se trouvaient réunis chez Christophe. C’était un après-midi. L’un et l’autre étaient pleins de leurs soucis personnels: Emmanuel, de ses déboires littéraires, et Georges, d’une déconvenue dans un concours de sport. Christophe les écoutait avec bonhomie et les raillait affectueusement. On sonna. Georges alla ouvrir. Un domestique apportait une lettre, de la part de Colette. Christophe se mit près de la fenêtre, pour la lire. Ses deux amis avaient repris leur discussion; ils ne voyaient pas Christophe, qui leur tournait le dos. Il sortit de la chambre, sans qu’ils y prissent garde. Et quand ils le remarquèrent, ils n’en furent pas surpris. Mais comme son absence se prolongeait, Georges alla frapper à la porte de l’autre chambre. Il n’y eut pas de réponse. Georges n’insista point, connaissant les façons bizarres de son vieil ami. Quelques minutes après, Christophe revint. Il avait l’air très calme, très las, très doux. Il s’excusa de les avoir laissés, reprit la conversation où il l’avait interrompue, leur parlant de leurs ennuis avec bonté, et leur disant des choses qui leur faisaient du bien. Le ton de sa voix les émouvait, sans qu’ils sussent pourquoi.
Ils le quittèrent. Au sortir de chez lui, Georges alla chez Colette. Il la trouva en larmes. Aussitôt qu’elle le vit, elle accourut, demandant:
– Et comment a-t-il supporté le coup, le pauvre ami? C’est affreux!
Georges ne comprenait pas. Colette lui apprit qu’elle venait de faire porter à Christophe la nouvelle de la mort de Grazia.
Elle était partie, sans avoir eu le temps de dire adieu à personne. Depuis quelques mois, les racines de sa vie étaient presque arrachées; il avait suffi d’un souffle pour l’abattre. La veille de la rechute de grippe qui l’emporta, elle avait reçu une bonne lettre de Christophe. Elle en était attendrie. Elle eût voulu l’appeler auprès d’elle; elle sentait que tout le reste, que tout ce qui les séparait, était faux et coupable. Très lasse, elle remit au lendemain pour lui écrire. Le lendemain, elle dut rester alitée. Elle commença une lettre qu’elle n’acheva pas; elle avait le vertige, la tête lui tournait; d’ailleurs, elle hésitait à parler de son mal, elle craignait de troubler Christophe. Il était pris en ce moment par les répétitions d’une œuvre chorale et symphonique, écrite sur un poème d’Emmanuel: le sujet les avait passionnés tous deux, car c’était un peu le symbole de leur propre destinée: La Terre promise. Christophe en avait souvent parlé à Grazia. La première devait avoir lieu, la semaine suivante… Il ne fallait pas l’inquiéter. Grazia fit, dans sa lettre, allusion à un simple rhume. Puis, elle trouva que c’était encore trop. Elle déchira la lettre, et elle n’eut pas la force d’en recommencer une autre. Elle se dit qu’elle écrirait le soir. Le soir, il était trop tard. Trop tard pour le faire appeler. Trop tard même pour écrire… Comme la mort est pressée! Quelques heures suffisent à détruire ce qu’il a fallu des siècles pour former… Grazia eut à peine le temps de donner à sa fille l’anneau qu’elle portait au doigt, et elle la pria de le remettre à son ami. Elle n’avait pas été, jusque-là, très intime avec Aurora. À présent qu’elle partait, elle contemplait passionnément le visage de celle qui restait; elle pressait la main qui transmettrait son étreinte; et elle pensait avec joie:
– Je ne m’en vais pas tout à fait.
«Quid? hic, inquam, quis est qui complet aures meas tantus et tam dulcis sonus!…»
(Songe de Scipion.)
Un élan de sympathie ramena Georges chez Christophe, après avoir quitté Colette. Depuis longtemps il savait, par les indiscrétions de celle-ci, la place que Grazia tenait dans le cœur de son vieil ami; et même – (la jeunesse n’est guère respectueuse) – il s’en était parfois égayé. Mais en ce moment, il ressentait avec une vivacité généreuse la douleur qu’une telle perte devait causer à Christophe; et il avait besoin de courir à lui, de le plaindre, de l’embrasser. Connaissant la violence de ses passions, – la tranquillité que Christophe avait montrée tout à l’heure l’inquiétait. Il sonna à la porte. Rien ne bougea. Il sonna de nouveau et frappa, de la façon convenue entre Christophe et lui. Il entendit remuer un fauteuil, et venir un pas lent et lourd. Christophe ouvrit. Sa figure était si calme que Georges, prêt à se jeter dans ses bras, s’arrêta; il ne sut plus que dire. Christophe demanda doucement:
– C’est toi, mon petit. Tu as oublié quelque chose?
Georges, troublé, balbutia:
– Oui.
– Entre.
Christophe alla se rasseoir dans le fauteuil où il était avant l’arrivée de Georges; près de la fenêtre, la tête appuyée contre le dossier, il regardait les toits en face et le ciel rouge du soir. Il ne s’occupait pas de Georges. Le jeune homme faisait semblant de chercher sur la table, en jetant à la dérobée un coup d’œil vers Christophe. Le visage du vieil homme était immobile; les reflets du soleil couchant illuminaient le haut des joues et une partie du front. Georges passa dans la pièce voisine, – la chambre à coucher, – comme pour continuer ses recherches. C’était là que Christophe s’était enfermé tout à l’heure avec la lettre. Elle était encore sur le lit non défait, qui portait l’empreinte d’un corps. Par terre, sur le tapis, un livre avait glissé. Il était resté ouvert, sur une page froissée. Georges le ramassa et lut, dans l’Évangile, la rencontre de Madeleine avec le Jardinier.
Il revint dans la première pièce, remua quelques objets, à droite, à gauche, pour se donner une contenance, regarda de nouveau Christophe, qui n’avait pas bougé. Il eût voulu lui dire combien il le plaignait. Mais Christophe était si lumineux que Georges sentit que toute parole eût été déplacée. C’était lui qui aurait eu plutôt besoin de consolations. Il dit timidement:
– Je m’en vais.
Christophe, sans tourner la tête, dit:
– Au revoir, mon petit.
Georges s’en alla, et ferma la porte sans bruit.
Christophe resta longtemps ainsi. La nuit vint. Il ne souffrait point, il ne méditait point. Aucune image précise. Il était comme un homme fatigué, qui écoute une musique indistincte, sans chercher à la comprendre. La nuit était avancée, quand il se leva, courbaturé. Il se jeta sur son lit, et s’endormit, d’un sommeil lourd. La symphonie continuait de bruire…
Et voici qu’il la vit, elle, la bien-aimée!… Elle lui tendait les mains, et souriait, disant:
– Maintenant, tu as passé la région du feu.
Alors, son cœur se fondit. La paix remplissait les espaces étoilés, où la musique des sphères étendait ses grandes nappes immobiles et profondes…
Quand il se réveilla (le jour était revenu), l’étrange bonheur persistait, avec la lueur lointaine des paroles entendues. Il sortit de son lit. Un enthousiasme silencieux et sacré le soulevait.
… Or vedi, figlio,
tra Béatrice e te è questo muro…
Entre Béatrice et lui, le mur était franchi.
Il y avait longtemps déjà que plus de la moitié de son âme était de l’autre côté. À mesure que l’on vit, à mesure que l’on crée, à mesure que l’on aime et qu’on perd ceux qu’on aime, on échappe à la mort. À chaque nouveau coup qui nous frappe, à chaque œuvre qu’on frappe, on s’évade de soi, on se sauve dans l’œuvre qu’on a créée, dans l’âme qu’on aimait et qui nous a quittés. À la fin, Rome n’est plus dans Rome; le meilleur de soi est en dehors de soi. La seule Grazia le retenait encore, de ce côté du mur. Et voici qu’à son tour… À présent, la porte était fermée sur le monde de la douleur.
Il vécut une période d’exaltation secrète. Il ne sentait plus le poids d’aucune chaîne. Il n’attendait plus rien. Il ne dépendait plus de rien. Il était libéré. La lutte était finie. Sorti de la zone des combats et du cercle où régnait le Dieu des mêlées héroïques, Dominus Deus Sabaoth, il regardait à ses pieds s’effacer dans la nuit la torche du Buisson Ardent. Qu’elle était loin, déjà! Quand elle avait illuminé sa route, il se croyait arrivé presque au faîte. Et depuis, quel chemin il avait parcouru! Cependant, la cime ne paraissait pas plus proche. Il ne l’atteindrait jamais (il le savait maintenant), dût-il marcher pendant l’éternité. Mais quand on est entré dans le cercle de lumière et qu’on ne laisse pas derrière soi les aimés, l’éternité n’est pas trop longue pour faire route avec eux.
Il condamna sa porte. Personne n’y frappa. Georges avait dépensé d’un coup toute sa force de compassion; rentré chez lui, rassuré, le lendemain il n’y pensait plus. Colette était partie pour Rome. Emmanuel ne savait rien; et, susceptible comme toujours, il gardait un silence piqué, parce que Christophe ne lui avait pas rendu sa visite. Christophe ne fut pas troublé dans le colloque muet qu’il eut pendant des jours avec celle qu’il portait maintenant dans son âme, comme la femme enceinte porte son cher fardeau. Émouvant entretien, qu’aucun mot n’eût traduit. À peine la musique pouvait-elle l’exprimer. Quand le cœur était plein, plein jusqu’à déborder, Christophe, les yeux clos, immobile, l’écoutait chanter. Ou, des heures, assis devant son piano, il laissait ses doigts parler. Durant cette période, il improvisa plus que dans le reste de sa vie. Il n’écrivit pas ses pensées. À quoi bon?
Quand, après plusieurs semaines, il recommença à sortir et à voir les autres hommes, sans qu’aucun de ses intimes, sauf Georges, eût un soupçon de ce qui s’était passé, le démon de l’improvisation persista quelque temps encore. Il visitait Christophe, aux heures où on l’attendait le moins. Un soir, chez Colette, Christophe se mit au piano et joua pendant près d’une heure, se livrant tout entier, oubliant que le salon était plein d’indifférents. Ils n’avaient pas envie de rire. Ces terribles improvisations subjuguaient et bouleversaient. Ceux mêmes qui n’en comprenaient pas le sens avaient le cœur serré; et les larmes étaient venues aux yeux de Colette… Lorsque Christophe eut fini, il se retourna brusquement; il vit l’émotion des gens, et, haussant les épaules, – il rit.
Il était arrivé au point où la douleur, aussi, est une force, – une force qu’on domine. La douleur ne l’avait plus, il avait la douleur; elle pouvait s’agiter et secouer les barreaux: il la tenait en cage.
De cette époque datent ses œuvres les plus poignantes, et aussi les plus heureuses: une scène de l’Évangile, que Georges reconnut:
«Mulier, quid ploras? – Quia tulerunt Dominum meum, et nescio ubi posuerunt eum.»
Et cum hæc dixisset, conversa est retrorsum, et vidit Jesum stantem: et non sciebat quia Jesus est.»
– une série de lieder tragiques sur les vers de cantares populaires d’Espagne, entre autres une sombre chanson, amoureuse et funèbre, comme une flamme noire:
Quisiera ser el sepulcro
Donde à tì te han de enterrar,
Para tenerte en mis brazos
Por toda la eternidad.
(Je voudrais être le sépulcre, où on doit t’ensevelir, afin de te tenir dans mes bras, pour toute l’éternité.)
et deux symphonies intitulées l’Île des Calmes, et le Songe de Scipion, où se réalise plus intimement qu’en aucune autre des œuvres de Jean-Christophe Krafft l’union des plus belles forces musicales de son temps: la pensée affectueuse et savante d’Allemagne aux replis ombreux, la mélodie passionnée d’Italie, et le vif esprit de France, riche de rythmes fins et d’harmonies nuancées.
Cet «enthousiasme que produit le désespoir, au moment d’une grande perte», dura un ou deux mois. Après quoi Christophe reprit son rang dans la vie, d’un cœur robuste et d’un pas assuré. Le vent de la mort avait soufflé les derniers brouillards du pessimisme, le gris de l’âme stoïcienne, et les fantasmagories du clair-obscur mystique. L’arc-en-ciel avait lui sur les nuées s’effaçant. Le regard du ciel, plus pur, comme lavé par les larmes, au travers, souriait. C’était le soir tranquille sur les monts.