La pluie.
Le mois de juin le plus merdique de tous les temps.
Depuis plusieurs semaines, la même rengaine, grise, trempée, glaciale. Et c’était pire encore la nuit. Le commandant Olivier Passan fit claquer la culasse de son Px4 Storm SD et le posa sur ses genoux, cran de sûreté levé. Il reprit le volant de la main gauche et saisit de l’autre son Iphone. Le programme GPS tournait sur l’écran tactile, éclairant son visage par en dessous, façon vampire.
— On est où ? grogna Fifi. Putain, on est où, là ?
Passan ne répondit pas. Ils roulaient lentement, phares éteints, distinguant à peine le décor. Un labyrinthe circulaire, à la Borges. Des murs courbes tapissés de briques et d’enduit rosâtre, multipliant les entrées, les allées, les détours, mais repoussant toujours l’intrus vers l’extérieur, à la manière d’une muraille de Chine qui tournerait sur elle-même, protégeant un centre mystérieux.
Le labyrinthe n’était qu’une cité classée ZFU : zone franche urbaine. Le Clos-Saint-Lazare, à Stains.
— On a pas le droit d’être là, marmonna Fifi. Si le SRPJ du 9–3 apprend que…
— Ta gueule.
Passan lui avait demandé de se vêtir sobrement pour ne pas attirer l’attention. Et voilà le tableau : le flic arborait une chemise hawaiienne et un short rouge de skateur. Olivier préférait ne pas savoir ce qu’il s’était envoyé avant de le rejoindre. Vodka, amphètes, coke… Sans doute les trois.
Tenant toujours le volant, il attrapa sur la banquette arrière un gilet balistique — il portait le même sous sa veste :
— Enfile ça.
— Pas besoin.
— Fous ça, j’te dis : avec ta chemise, on dirait un travelo à la Gay Pride.
Fifi, alias Philippe Delluc, s’exécuta. Olivier l’observa en douce. Tignasse oxygénée, cicatrices d’acnée, piercings au coin des lèvres. Son col ouvert laissait entrevoir la gueule d’un dragon fiévreux qui lui dévorait le bras et l’épaule gauches. Aujourd’hui encore, après trois ans d’équipe, Passan se demandait comment un tel lascar avait pu survivre aux dix-huit mois réglementaires de l’ENSOP, aux entretiens de motivation, aux visites médicales…
Mais le résultat était là. Un flic capable d’atteindre une cible au .9 mm à plus de cinquante mètres en utilisant indifféremment la main droite ou la gauche, comme de passer plusieurs nuits successives à éplucher des fadettes sans manquer une ligne. Un lieutenant à peine âgé de trente ans qui avait déjà essuyé le feu au moins cinq fois sans reculer. Le meilleur second qu’il ait jamais eu.
— Refile-moi l’adresse.
Fifi arracha le Post-it collé au tableau de bord :
— 134, rue Sadi-Carnot.
Selon le GPS, ils étaient tout près mais ils ne cessaient de croiser d’autres noms : rue Nelson-Mandela, square Molière, avenue Pablo-Picasso… Tous les dix mètres, un dos-d’âne secouait la voiture. Ces bosses à répétition commençaient à lui filer la gerbe.
Passan avait pris le temps d’imprimer un plan du quartier. Le Clos-Saint-Lazare est une des plus grandes cités de la Seine-Saint-Denis. Près de dix mille habitants vivent dans ces logements sociaux dont la pièce maîtresse est une barre d’immeubles courbe qui serpente à travers un parc boisé. Autour, des blocs rectilignes, hiératiques, semblent monter la garde comme des sentinelles.
— Merde, siffla Fifi entre ses dents.
À cent mètres de là, sous un porche, des Noirs s’acharnaient sur un homme à terre. Passan freina, se mit au point mort et se laissa glisser en roue libre vers le groupe. Un tabassage en règle. Aux pieds des agresseurs, la victime tentait de se protéger le visage.
Les coups pleuvaient et surprenaient le gars chaque fois selon un angle différent, imprévu. Un des tortionnaires, jeans coupés et casquette Kangol, lui écrasa son pied dans la bouche, lui faisant bouffer ses dents brisées :
— Lèche mes pompes, enculé de Feuj ! Lèche-les, bâtard ! (Le Black enfonça plus profondément sa basket entre les gencives meurtries.) LÈCHE, ENFOIRÉ !
Fifi attrapa son CZ 85 et ouvrit sa portière. Passan l’arrêta.
— On bouge pas. Tu vas tout faire foirer.
Une clameur s’éleva. La victime s’était redressée d’un bond, avait monté les marches et filé à l’intérieur du bâtiment. Les Blacks s’esclaffèrent, sans le poursuivre.
Passan enclencha la première et les dépassa. Fifi referma sa portière en douceur. Nouveau dos-d’âne. La Subaru ne faisait pas plus de bruit qu’un sous-marin sillonnant des grands fonds. Coup d’œil à l’Iphone.
— Rue Sadi-Carnot…, murmura-t-il. C’est là…
— Où tu vois une rue ?
Une artère se dessinait à droite, dissimulée par des palissades de chantier. Le quartier faisait l’objet de rénovations. Un panneau publicitaire évoquait, sans ironie : « Parc des Félins ». Au fond, entre ruines et matériaux de construction, des bâtiments, carrés, impersonnels. Ce genre de module qui, en banlieue, peut aussi bien être une école qu’un entrepôt.
— 128… 130… 132…, compta Passan à mi-voix. Là-bas.
Leurs regards convergèrent vers la porte d’un bloc. Passan coupa le contact, éteignit son Iphone. On apercevait seulement des flaques noires et grasses, piquées de pluie.
— Qu’est-ce qu’on fait ? demanda Fifi.
— On y va.
— T’es sûr de ton coup ?
— Je suis sûr de rien. On y va, c’est tout.
Un cri de femme retentit. Plissant les yeux, ils cherchèrent d’où venait le hurlement. Des lascars arrivaient. Ils poussaient une adolescente qui tentait de freiner sa marche à travers ses sanglots. L’un lui bottait le derrière, l’autre lui envoyait des claques sur la nuque. Ils se dirigeaient vers une caravane de chantier.
Fifi ouvrit de nouveau sa portière. Passan lui saisit le bras :
— Laisse filer. On est pas là pour ça. Pigé ?
Le punk lui lança un regard furieux :
— Je suis flic pour ça, OK ?
Olivier hésita. Un nouveau cri retentit.
— Putain…, capitula-t-il.
Ils sortirent de la Subaru dans le même mouvement, calibre au poing. Ils coururent à couvert des quelques bagnoles stationnées puis bondirent sur les voyous. Pas de sommation ni d’avertissement. Passan expédia un coup de tête au premier qui s’écrasa dans un tas de sable. Fifi balaya les jambes du second, le retourna sur le ventre, chercha ses pinces. Le troisième s’enfuit, hurlant des injures en verlan, à la manière d’un démon.
Dans la même seconde, la fille, cheveux fous, ombre tremblante, disparut. Les flics se regardèrent. L’affaire tournait court. Ils n’avaient plus de victime, plus d’agression, plus rien. Profitant de l’hésitation, le type à terre balança son bras dans le .9 mm de Fifi et sauta sur ses pieds.
Un coup de feu partit. Les menottes valsèrent quelque part, produisant un cliquetis furtif. Le voyou s’était déjà dissous dans la nuit.
— Merde ! cracha Passan.
Par réflexe, il jeta un coup d’œil vers le hangar : la porte venait de s’ouvrir. Il distingua le crâne chauve, la silhouette trapue, les gants de chirurgien bleu pâle. Il avait imaginé tant de fois ce moment. Dans son esprit, le flag était toujours net, précis, millimétré.
Il braqua son .45 et hurla :
— On bouge plus !
L’homme s’immobilisa. Sur son crâne mouillé de pluie se reflétaient des éclairs provenant de la porte entrebâillée. Ça brûlait à l’intérieur. Ils arrivaient trop tard. Au même instant, un déclic se fit dans son cerveau. Il pivota et découvrit le dernier violeur qui s’enfuyait vers la cité circulaire.
Fifi le mit en joue, doigt sur la détente. Passan lui abaissa le bras :
— Ça va pas, non ?
Nouveau volte-face : le chauve démarrait lui aussi au pas de charge, dans la direction opposée. Son ciré noir virevoltait sous la pluie. Le fiasco atteignait des proportions inégalées. Coup d’œil à Fifi. Il avait repris sa position de tir, visant tour à tour l’un et l’autre fugitif.
— Laisse tomber le caille ! hurla Passan. Rattrape Guillard !
Le lieutenant s’élança en direction du chantier. Passan courut vers l’entrepôt. Rengainant son Beretta, il enfila maladroitement des gants et fit coulisser la porte montée sur rail.
Il savait ce qui l’attendait.
Ce fut pire encore.
Dans un atelier d’environ cent mètres carrés, encombré de moteurs, de chaînes, d’outils, de pièces détachées, une jeune femme était attachée contre une citerne, à plus d’un mètre cinquante du sol. Bras et jambes écartés, liés par des courroies de distribution. Une Maghrébine, vêtue d’un ensemble de sport Adidas. Pantalon et culotte baissés aux chevilles, tee-shirt relevé.
On lui avait ouvert le ventre du sternum au pubis et ses intestins se déroulaient jusqu’au sol. Devant elle, dans une flaque embrasée, brûlait un fœtus. Le modus operandi habituel. Quelques secondes, quelques siècles passèrent. Passan ne bougeait plus. Les chairs rougeoyaient dans la fumée asphyxiante. Le bébé paraissait l’observer de ses yeux rongés de feu.
Enfin, le flic s’arracha à sa propre fascination et slaloma parmi les pneus, les arbres de transmission, les pots d’échappement. Il attrapa un tapis de sol et couvrit le corps minuscule, s’y reprenant à plusieurs fois pour l’éteindre. Il trouva une échelle modulable. D’une pression, il activa le mécanisme et grimpa à hauteur de la femme ligotée. Il savait qu’elle était morte. Deux doigts sur sa gorge pour confirmation. Son Iphone sonna. Il fouilla dans ses poches, manqua de se casser la gueule de son perchoir.
La voix essoufflée de Fifi :
— Qu’est-ce que tu fous ?
— Tu l’as eu ?
— Des queues. Y s’est barré !
— T’es où ?
— J’sais pas !
— J’arrive.
Passan sauta à terre et s’élança vers la porte, calibre en main. Il se faufila entre des bétonneuses, trébucha parmi des parpaings, des sacs de plâtre, des tiges d’acier. Il n’y voyait rien.
Au bout de quelques mètres, il s’étala de tout son long. Il se releva et chercha d’un œil mauvais l’obstacle qui l’avait fait chuter : Fifi, le pied coincé sous une palette de placoplâtre.
— J’suis tombé, Passan… J’suis tombé…
Olivier n’aurait su dire s’il riait ou pleurait. Il se pencha pour l’aider mais l’autre cria :
— Oublie ! Retrouve l’enculé !
— Où il est ?
— Le mur !
Passan se retourna et découvrit, à cent mètres de là, un mur aveugle qui se déployait sur plusieurs centaines de mètres. Au-delà, un halo de lumière frémissait : la nationale. Beretta à la main, il reprit sa course, trouva un talus, l’escalada, enjamba la muraille. Il bascula de l’autre côté, se ramassant comme il put.
De la terre noire, sur plusieurs hectares. Au loin, des voitures qui filaient. À la faveur des phares, la silhouette de Patrick Guillard se découpait. Il titubait parmi les sillons de glaise, avançant péniblement en direction de la route.
Passan chargea. Il haletait sous son gilet de kevlar. Ses pieds s’enfonçaient dans la boue. Il parvenait à peine à arracher ses pas des mottes visqueuses.
Pourtant, il gagnait du terrain.
Guillard atteignait la nationale en surplomb. Passan allongea encore ses foulées. L’autre allait franchir la glissière de sécurité quand il l’attrapa aux jambes, lui faisant redescendre la pente. Le tueur tenta de s’accrocher aux touffes d’herbe. Passan l’empoigna par le col, le retourna et lui frappa plusieurs fois le crâne contre une rigole de ciment.
— Putain d’enculé…
Guillard tenta de le repousser. Le flic le cognait maintenant avec sa crosse, sentant le sang inonder ses doigts, ses yeux, ses nerfs. Le sol vibrait au passage des bagnoles à quelques mètres au-dessus d’eux.
Soudain, Passan s’arrêta. Les yeux hors de la tête, il se mit debout, rengaina, monta le remblai en tirant le corps de son adversaire jusqu’à la chaussée.
Des phares explosèrent dans l’obscurité. Un poids lourd arrivait à vive allure.
D’un coup de pied, le flic projeta Guillard dans l’axe des roues. Un talon sur son torse, il le maintint en place. Le semi-remorque n’était plus qu’à quelques mètres.
Il ferma les yeux.
Il était la Loi.
Il était la Justice.
Il était le Glaive et la Sentence…
Une seconde avant que le bahut n’écrase le crâne du meurtrier, il eut un sursaut. Il attrapa Guillard et le releva. Ils basculèrent ensemble par-dessus la glissière et roulèrent au bas du versant. Le camion passa dans une gigantesque convulsion, pleins phares et klaxon hurlant, à quelques mètres de leurs corps enlacés.
— Ça va chier. Je te jure que ça va chier !
Passan considéra le capitaine de la BAC sans répondre. Un petit râblé qui s’agitait dans son blouson de jean, Sig Sauer bien en vue. Le logo de sa brigade était cousu sur sa manche : une barre d’immeubles dans le viseur d’une arme. Un hélicoptère survolait la zone, balayant les toits trempés de son phare ultra-puissant. Passan avait suffisamment sillonné ce genre de cités pour savoir ce que cherchait la patrouille : des groupes de lascars en planque, prêts pour un assaut à coups de bouteilles, de bougies d’allumage, de caillasses. Des CRS étaient déjà descendus dans les caves en quête de caddies remplis de pierres.
Olivier se frotta le visage comme pour abraser sa peau puis fit quelques pas, loin de l’attroupement. Ce climat de démence guerrière ne l’atteignait pas. Il se remettait de sa propre crise de folie. La lumière aveuglante du camion. La tête du tueur sur le billot de bitume. Sa pulsion meurtrière déguisée en intention de justice.
Il revint vers Tom Pouce.
— C’était une urgence, admit-il enfin.
— Et tu débarques comme ça, sur mon territoire, sans prévenir personne ?
— On a eu le tuyau à la dernière minute.
— L’article 59, t’en as entendu parler ?
— C’était un flag, putain. On devait agir vite. Et en toute discrétion.
L’OPJ éclata d’un rire mauvais :
— Pour la discrétion, tu repasseras !
Autour d’eux, c’était un tourbillon de gyrophares, de Rubalise, d’uniformes, de combinaisons blanches. Flics de la BAC, policiers municipaux, agents de sécurité, CRS, PTS : tout le monde était là. Des dizaines de gamins, noyés dans des tee-shirts trop larges ou des vestes à capuche, se pressaient contre les rubans jaunes.
— T’es sûr que c’est l’Accoucheur, au moins ?
Olivier désigna la porte de l’atelier :
— Ça te suffit pas ?
La levée du corps était en route. Deux hommes des pompes funèbres poussaient un brancard — la victime était glissée dans une housse de plastique. Sur leurs pas, un autre tenait une glacière frappée d’une croix rouge. Le fœtus calciné.
L’OPJ rajusta son brassard :
— Vous avez mis tout le quartier en danger, bordel.
— C’est ton quartier le danger.
— C’est ma faute, p’t’être ?
Passan capta dans son regard une lueur d’épuisement. D’un coup, sa colère, son mépris retombèrent. Ce flic était simplement à cran, usé par des années de guérilla urbaine inutile. Il contempla à nouveau le décor éclairé par intermittences. Les familles aux fenêtres, les cailles groupés autour du périmètre de sécurité, les mômes qui piaffaient en pyjama sur les seuils de la cité circulaire — et les forces de l’ordre, casques antiémeutes et flash-balls, prêtes à tirer dans le tas.
Quelques flics « ethniques » — noirs, maghrébins, exhibant des sigles « Police » — tentaient de calmer le jeu. Passan songea aux pisteurs de l’Ouest américain, des Indiens qui ouvraient la voie aux Blancs dans un monde occulte, hostile. Ces flics aussi étaient des éclaireurs.
Tournant les talons, il se dirigea vers sa voiture et revit en accéléré les événements qui l’avaient mené jusqu’à la porte des Enfers. La disparition l’avant-veille de Leïla Moujawad, vingt-huit ans, enceinte de huit mois et demi. L’information, livrée quelques heures auparavant par la Brigade financière, selon laquelle la holding dirigée par le principal suspect, Patrick Guillard, abritait une société offshore, elle-même propriétaire d’un atelier à Stains, au 134, rue Sadi-Carnot. Un hangar dont personne n’avait jamais entendu parler, situé à moins de trois kilomètres des lieux de dépose des trois premiers corps.
Il avait appelé Fifi. Ils avaient foncé. Ils étaient arrivés trop tard. Les vies de Leïla et de son enfant s’étaient jouées à quelques minutes… Passan en avait trop vu dans sa carrière pour se révolter face à cette énième injustice.
Soudain, un hurlement déchira le brouhaha général. Un jeune homme bouscula les CRS et courut vers le fourgon des pompes funèbres. Passan le reconnut aussitôt. Mohamed Moujawad. Trente et un ans. Le mari de Leïla. Il l’avait auditionné la veille, dans les locaux du SRPJ de Saint-Denis.
Il avait sa dose pour cette nuit. Le procureur n’allait pas tarder. Un nouveau magistrat serait saisi — il se démerderait avec Ivo Calvini, le juge chargé de la série de meurtres. Dans tous les cas, lui n’obtiendrait pas l’enquête. Pas tout de suite quoi qu’il en soit. Il devrait d’abord payer ses fautes. Perquisition illégale. Flagrant délit manqué. Violation de l’injonction lui interdisant d’approcher Guillard à moins de deux cents mètres. Violences sur un suspect bénéficiant de la présomption d’innocence. Les avocats du salopard allaient lui dévorer le cœur.
— On se casse ?
Fifi fumait une cigarette, assis dans la Subaru. Ses jambes poilues, dont l’une avait été soignée et bandée par les urgentistes, dépassaient de la portière ouverte.
— Donne-moi une seconde.
Passan retourna dans l’antre du crime. Il n’aurait pas de sitôt l’occasion de glaner des éléments sur l’affaire. Plusieurs techniciens de l’Identité judiciaire s’y activaient. Les flashs d’un photographe éclaboussaient les murs. Les poudres, les pinceaux, les sachets à scellés circulaient de main en main. Spectacle mille fois vu, rabâché jusqu’à l’écœurement.
Il repéra Isabelle Zacchary, la coordinatrice des opérations, qu’il avait personnellement appelée. Enfouie dans sa combinaison blanche, elle se tenait debout près des traces noires laissées par les viscères de la victime.
— Qu’est-ce que t’as pour l’instant ?
— T’es saisi ?
— Tu sais bien que non.
— Je sais pas si…
— Je te demande juste un premier bilan.
Zacchary tira sur sa capuche : elle paraissait étouffer. Avec son masque à filtres latéraux autour du cou, on aurait dit une créature mutante. Chaque fois qu’elle bougeait, elle provoquait un bruit de papier froissé. Elle avait conservé ses lunettes, qui lui donnaient d’ordinaire un air distancié et sexy. Pas ce soir.
— Je peux rien te dire pour le moment. On envoie tout au labo.
Passan balaya l’espace d’un regard. La citerne ensanglantée, les liens suspendus, les instruments chirurgicaux sur le comptoir, brunis de sang. Les miasmes de chair grillée planaient encore.
Un doute le frappa tout à coup :
— On a ses empreintes ?
— Partout. Mais c’est son garage, non ?
Il fallait les trouver sur la victime elle-même. Sur les lames qui avaient servi à la mutiler. Sur le bidon d’essence utilisé pour brûler l’enfant. Ou encore des fragments de sa peau sous les ongles de la victime. N’importe quoi d’organique qui puisse relier le garagiste à ses proies.
— Envoie-moi les constates par mail.
— Écoute, c’est vraiment pas réglo, je…
— C’est mon enquête, tu piges ?
Zacchary hocha la tête. Passan savait qu’elle le ferait — huit ans de collaboration, une ou deux nuits à flirter ensemble, une ambiguïté sexuelle qui n’avait jamais cessé entre eux, il fallait bien que ça serve à quelque chose.
En ressortant il n’éprouva aucun soulagement : il faisait aussi mauvais dehors que dedans. L’averse avait repris. La bousculade débordait le cordon de CRS. Tout ça allait mal finir. Seul coup de chance : pas de médias à l’horizon. Par miracle, aucun journaliste, aucun photographe ni cameraman n’était encore sur les lieux.
Contournant sa bagnole pour prendre le volant, il aperçut une nouvelle civière qu’on poussait vers une ambulance. Patrick Guillard, enfoui sous une couverture de survie argentée. Il portait une minerve et respirait dans un masque à oxygène. La coque de PVC transparent déformait ses traits et lui rendait son vrai visage — un monstre pelé et blanc, aux traits hideux.
Les infirmiers ouvrirent les portes du véhicule et engagèrent avec précaution le brancard. Les gyrophares bleus ricochaient sur les plis de la couverture moirée, donnant l’impression que le bourreau émergeait d’un cocon de paillettes turquoise.
Leurs regards se croisèrent.
Ce qu’il vit dans les pupilles du tueur, au-dessus de l’encolure du masque, lui fit comprendre qu’il n’avait pas gagné la guerre.
Peut-être même pas cette bataille.
Une heure plus tard, Olivier Passan fermait les yeux sous les rais de la douche de ses nouveaux bureaux. Cette eau lui semblait chargée d’un pouvoir. Elle éliminait non seulement la crasse, la sueur, mais aussi les odeurs de corps brûlés, les images de chairs torturées, les pulsions de mort et de destruction qui le hantaient encore. Il baissa la tête sous le crépitement. La température était fraîche, presque froide. Le jet lui lacérait la peau, faisait rougir son épiderme, lui frappait le crâne.
Enfin, il se sécha. Il se sentait régénéré. L’impression était accentuée par les locaux de la Direction centrale de la Police judiciaire, rue des Trois-Fontanot, à Nanterre. Un lieu high-tech, spacieux et neutre, qui n’avait rien à voir avec le labyrinthe obscur du Quai des Orfèvres. On avait installé ici plusieurs brigades en attendant que le chantier du nouveau 36 commence. Mais la rumeur disait qu’ils allaient bientôt tous rentrer au bercail, faute de fonds pour les travaux.
Torse nu, il s’observa dans les miroirs au-dessus des lavabos. Visage émacié, mâchoire carrée, coupe en brosse : plus soldat-commando que flic. Sous la calotte des cheveux ras, ses traits étaient plutôt fins et réguliers. Il baissa les yeux sur sa poitrine. Muscles saillants, lignes dures. Ce tableau valait bien les heures passées en salle. Passan ne travaillait pas son corps dans un souci de forme physique. Encore moins pour l’esthétique. Il le faisait à titre de pièce à conviction — pour démontrer sa pure volonté.
Il regagna les vestiaires, enfila ses fringues sales et emprunta l’ascenseur. Deuxième étage. Structure d’acier. Murs de verre. Moquette grise. Il aimait cette monotonie, cette froideur.
Fifi, douché, peigné, s’agitait face à la machine à café.
— Ça marche pas ?
Le punk décocha un violent coup de pied dans le distributeur :
— Ça marche.
Il attrapa le gobelet fumant et le tendit à son supérieur. Il s’en commanda un autre, frappant de nouveau l’appareil. Sa peau trouée paraissait plus violemment meurtrie encore sous sa tignasse mouillée.
Ils burent en silence. En un regard, ils se comprirent. Parler d’autre chose. Évacuer à tout prix la pression. Mais le silence s’éternisait. Hormis leur boulot de flic, ils n’avaient qu’un sujet en commun : le marasme de leur vie privée.
C’est Fifi qui se décida :
— T’en es où avec Naoko ?
— On divorce. C’est officiel.
— Et pour la baraque, vous faites comment ? Vous vendez ?
— Pas question. C’est pas le moment. On la garde.
L’adjoint paraissait sceptique. Il savait que la conjoncture immobilière n’avait rien à voir avec la résolution de Passan.
— Qui va y rester ? hasarda-t-il.
— Tous les deux. On va alterner.
— Comment ça ?
Passan écrasa son gobelet et l’expédia dans la poubelle :
— On y vivra à tour de rôle. Chacun une semaine.
— Et les mômes ?
— Ils ne bougent pas. Ils ne changent pas d’école. On a bien réfléchi : pour eux, c’est le moins traumatisant.
Fifi conserva le silence, manifestant une nouvelle fois ses doutes.
— Tout le monde fait ça maintenant, ajouta Passan, comme pour mieux se convaincre. C’est une organisation très courante.
Le lieutenant se débarrassa à son tour de son gobelet :
— C’est une idée à la con, ouais. Bientôt, ce sont eux qui vous recevront dans leur maison. Vous allez devenir des touristes sous votre propre toit.
Passan se crispa. Des semaines qu’il soupesait cette décision, qu’il tentait de se persuader que c’était la seule et unique solution. Des semaines qu’il écartait toutes les objections possibles.
— C’est ça ou je continue à vivre dans ma cave.
Depuis six mois, il habitait le sous-sol de la villa. Un espace éclairé par des soupiraux en rez-de-jardin, où il se planquait comme dans la crainte d’un bombardement.
— Et pis quoi ? reprit l’autre. Tu vas amener tes gonzesses chez toi ? Naoko retrouvera leurs culottes dans les draps ? Elle dormira dans le même lit ?
— On commence ce soir, fit Passan pour couper court. Naoko reste cette semaine. Je vais m’installer dans le studio que j’ai loué à Puteaux.
Le punk secoua la tête avec consternation. Passan lui asséna son revers :
— Et toi ? Aurélie ?
Fifi ricana, en se commandant un nouveau jus :
— Avant-hier, elle s’est endormie pendant qu’on baisait.
Il attrapa le gobelet et demanda, en soufflant sur son café :
— C’est bon signe, tu crois ?
Ils éclatèrent de rire. Tout valait mieux que se remémorer le sillage d’horreur de l’Accoucheur.
À travers le rythme des essuie-glaces, Passan écoutait distraitement les nouvelles à la radio. Il roulait vers Suresnes — ses dernières heures au foyer avant sa migration vers Puteaux. Il ne savait pas encore s’il allait dormir, continuer à faire ses cartons ou rédiger son rapport. Côté news, le lundi 20 juin 2011 n’était pas à marquer d’une pierre blanche. Le seul fait qui retint son attention était l’histoire d’un mec divorcé qui entamait une grève de la faim pour contester la prestation compensatoire qu’il devait verser à son épouse. L’idée le fit sourire.
Avec Naoko, il n’aurait pas ce genre de problèmes. Un seul avocat, la garde alternée, pas de prime de départ — elle gagnait beaucoup mieux sa vie que lui — et ils n’avaient qu’un seul bien à partager : leur maison.
Il filait sur le quai de Dion-Bouton en direction du pont de Suresnes. Il frissonnait mais se refusait à mettre le chauffage. On était en juin, merde. Cette météo lui foutait les nerfs à vif. Un sale petit temps crispé, frileux, mesquin, qui n’avait rien à voir avec la générosité de l’été, et réveillait ses douleurs dans le dos.
De Nanterre-Préfecture, il aurait pu rejoindre le Mont-Valérien par l’intérieur de la ville mais il avait besoin d’amplitude — ciel et fleuve sous le soleil levant. En réalité, il ne distinguait pas grand-chose. La Seine, à gauche, était en contrebas et des arbres à droite occultaient la ville. Au-dessus de lui, le ciel gris était gorgé comme une éponge. On aurait pu être n’importe où sur la Terre.
Il se revoyait, le pied sur le torse de Guillard, prêt à lui broyer la tête sous les roues d’un semi-remorque. Un jour, on fermerait la porte de la cellule et il ne serait pas du bon côté. Son divorce était une des dernières choses qui le rattachaient à une existence normale — et c’était une rupture.
Il braqua sur la droite, empruntant le boulevard Henri-Sellier. Tourna avenue Charles-de-Gaulle, puis prit la direction du Mont-Valérien. Au fil de la montée, des signes familiers apparurent. Les pavillons perchés à flanc de coteau. Les murs couverts de lierre. Les cafés qui ouvraient l’un après l’autre…
Il s’arrêta dans une boulangerie déjà éclairée. Croissants. Baguette. Chupa Chups. De nouveau, un sentiment d’irréalité l’envahit. Quel lien entre ces gestes anodins et le cauchemar de Stains ? Pouvait-il prétendre réintégrer le monde ordinaire, comme ça, en claquant des doigts ?
Il reprit sa voiture et grimpa encore. Le sommet du Mont-Valérien, avec ses vastes pelouses, évoquait un parcours de golf. On y retrouvait l’atmosphère d’un plateau d’altitude. Symétrie des lignes, absence de relief… L’usine de traitement des eaux, ses canalisations précises et nettes. Le stade Jean-Moulin et ses terrains au cordeau. Le cimetière américain et ses enfilades de croix blanches.
Le jour peinait à se lever mais la vue sur Paris était impressionnante. C’était la distance, surtout, qui le réconfortait. À ses yeux, ces milliers de réverbères qui s’éteignaient, ce foisonnement de tours et d’immeubles qui baignaient dans une brume de pluie étaient le théâtre tragique d’une guerre primitive. La vallée de toutes les violences. Sur ces hauteurs, il se sentait en sécurité. Il avait rejoint son sanctuaire. Son ermitage.
Arrivé rue Cluseret, il ralentit face au portail. Télécommande. Il s’engagea dans l’allée, roulant le plus lentement possible, pour profiter du spectacle. La première image était celle d’un bloc blanc sur fond vert. À l’échelle du quartier, son jardin était immense — près de deux mille mètres carrés de pelouse. Ces glacis de gazon lui coûtaient un max mais le résultat en valait la peine.
Volontairement, il n’avait rien planté ici, ou presque. Seulement organisé un petit jardin zen sur la gauche, à l’ombre de quelques pins. Il se glissa à droite et coupa le contact. La villa ne possédait pas de parking et il n’avait pas voulu briser la cohérence de l’architecture. Bâti dans les années 20, l’édifice était un parallélépipède rectangulaire tout droit issu du Mouvement moderne, coiffé d’un toit-terrasse. Charpente en acier. Piliers en béton armé, soutenant une galerie ouverte. Fenêtres alignées en série. Du sobre. Du solide. Du fonctionnel. Un sourire de fierté lui échappa.
Croissants à la main, il déverrouilla la porte et pénétra dans le vestibule. Il repéra les cabans de Shinji et Hiroki accrochés aux portemanteaux et glissa dans leur poche une Chupa Chups. Petite surprise de papa. Puis il retira ses chaussures avant d’entrer dans le salon.
Cette maison avait d’abord été une bonne affaire. Suite au décès de Jean-Paul Queyrau, dernier représentant d’une famille de marchands d’art, la villa avait été mise aux enchères en mars 2005. Passan avait été le premier sur le coup pour une raison simple : c’était lui qui, en tant qu’OPJ de la Crime, avait constaté le décès de Queyrau, fin de race criblé de dettes, suicidé d’une balle dans la gorge.
Alors que le cadavre reposait à ses pieds, le flic était tombé amoureux des lieux. Il avait visité chaque pièce, ne s’attardant pas sur leur état de délabrement — l’héritier était devenu un clochard squattant sa propre baraque. Il avait imaginé ce qu’il pourrait en faire, lui.
Naoko avait rendu possible l’acquisition. Depuis un an, elle occupait un poste important dans une boîte d’audit financier. De plus, ses années de mannequinat lui avaient permis d’économiser un petit capital et ses parents, propriétaires fonciers à Tokyo, lui avaient fait une donation. Bien que son apport ait été largement supérieur à celui de Passan, elle avait signé une copropriété à cinquante-cinquante. En échange, il devait assurer personnellement le maximum de travaux.
Il s’était mis au boulot. Avec l’impression de travailler à la solidité de son propre foyer. De renforcer, physiquement, ses bases. Il protégeait leur histoire d’amour des attaques extérieures, de l’usure, de l’érosion… La méthode n’avait pas fonctionné. La villa avait résisté à tous les assauts mais n’avait pas su les protéger, eux.
Il s’orienta vers la cuisine. Une secousse manqua de le faire tomber. Diego venait à sa rencontre. Un montagne des Pyrénées, gris et énorme, qui aurait été plus à son aise à flanc de pâturage, auprès d’un troupeau de moutons. Il se livra aux habituelles effusions. Quand Naoko avait voulu acheter ce chien, Passan avait d’abord refusé. Le toutou indispensable à la famille bourgeoise standard… Aujourd’hui, Diego était devenu le seul sujet à faire l’unanimité.
— La ferme, Diego, chuchota-t-il, tu vas réveiller tout le monde…
Il attrapa une corbeille à pain pour ses croissants, posa la baguette en évidence sur la table. Dans la foulée, il sortit les sets à carreaux, les bols des enfants, portant leur prénom calligraphié en japonais, la tasse laquée dans laquelle Naoko buvait son thé au lait. Confiture, céréales, jus d’orange. Ces gestes solitaires ne l’attristaient pas : il y avait longtemps qu’il ne partageait plus ses petits déjeuners avec son épouse et ses gosses.
Il allait quitter la cuisine quand, malgré lui, il s’arrêta devant les photos fixées au mur. Allumant pour mieux les voir, il tomba sur un tirage qui les représentait, Naoko et lui, huit ans auparavant, sur la terrasse du temple Kiyomizu-dera, au-dessus de Kyoto. Il arborait son sourire emprunté, aussi raide qu’un cric, alors que Naoko offrait son meilleur trois quarts — réflexe professionnel du mannequin. Malgré la pose, le cliché respirait encore le bonheur. Et surtout une estime réciproque, la fierté d’être ensemble…
Il passa à une autre photo. 2009. Portrait de groupe à Shibuya, quartier branché de Tokyo. Il tenait dans ses bras Hiroki, quatre ans, coiffé d’un bonnet de Totoro, personnage célèbre de Miyazaki. Naoko portait Shinji, six ans, qui faisait des deux mains le V de la victoire. Tout le monde riait mais on discernait le malaise, la crispation des adultes. Lassitude et frustration : les métastases du temps en marche…
Juste à gauche, 2002, une plage d’Okinawa. Leur voyage de noces. Passan avait oublié les détails du périple. Il revoyait seulement Naoko face au comptoir d’enregistrement de Roissy, sortant avec excitation sa carte Flying Blue pour enregistrer ses miles. Naoko était une adepte des cartes de réduction, une accro des ventes privées. Il se souvenait qu’à cet instant, dans l’aéroport, il s’était juré de protéger toujours cette gamine, qui croyait pouvoir « assurer ».
Avait-il tenu sa promesse ?
Il éteignit la lumière, traversa le salon et s’engagea dans son escalier de béton.
Il était temps de rentrer dans ses appartements. Le palais souterrain du Rat souverain.
UN couloir de briques peintes. À gauche, une remise et une buanderie abritant le lave-linge et son séchoir. À droite, un réduit dans lequel il avait ouvert une arrivée d’eau pour se ménager une salle de bains. Au fond, une pièce qu’il avait équipée en chambre-bureau.
Il se déshabilla dans la salle des machines et fourra les fringues dans le tambour avant de lancer le lavage. Depuis des mois, il vivait ainsi, en complète autonomie, bouffant ses bento derrière son bureau, dormant seul. Nu, il considéra ses frusques tachées de sang qui tournaient dans l’eau mousseuse. Une broyeuse de cauchemars.
Il attrapa dans un panier un tee-shirt et un caleçon qui embaumaient l’adoucissant. Il les enfila puis passa dans sa chambre. Un rectangle de vingt mètres carrés aux murs de béton brut, surmonté de soupiraux. D’un côté, un lit de camp. De l’autre, sous les ouvertures, une planche posée sur deux tréteaux. Au fond, un établi sur lequel il démontait et bricolait ses armes. D’une certaine façon, ce bunker lui correspondait mieux que les grands espaces du haut. Ici, il était en planque.
Sur les murs, Passan avait fixé les portraits de ses idoles. Yukio Mishima, suicidé par seppuku en 1970, à quarante-cinq ans. Rentaro Taki, le « Mozart japonais », mort de la tuberculose en 1903, à vingt-quatre ans. Akira Kurosawa, réalisateur de Rashomon et de beaucoup d’autres chefs-d’œuvre, qui avait survécu de justesse à sa tentative de suicide en 1971, après l’échec de son premier film en couleur, Dodes’kaden. Pas vraiment une troupe de comiques…
Il mit en marche son Ipod, branché sur un haut-parleur, et régla le volume en sourdine. L’églogue pour koto et orchestre d’Akira Ifukube. Une œuvre bouleversante qu’il était sans doute le seul à écouter en France. Passan était passionné par la musique symphonique japonaise du XXe siècle, complètement inconnue en Occident, et à peine plus diffusée au Japon.
L’heure du thé. Il avait acheté jadis à Tokyo une machine qui conservait en permanence de l’eau à quatre-vingt-dix degrés. Il remplit sa théière puis répandit cinq grammes de hoji-cha — du thé vert grillé. En attendant l’infusion (trente secondes exactement), il alluma un bâton d’encens dont il attisa l’extrémité incandescente en agitant la main — jamais il n’aurait soufflé dessus, la bouche étant impure dans la religion bouddhiste.
Tasse en main, il s’allongea sur son lit et ferma les yeux. Le koto, une sorte de harpe horizontale, produisait un vibrato très sec, à la fois mélancolique et amer. À chaque note, Passan avait l’impression qu’on lui pinçait directement les nerfs. Sa gorge se serrait et, en même temps, une force apaisante se libérait au fond de sa poitrine. Une respiration du cœur, un soulagement de l’esprit…
Le Japon.
En le découvrant, il s’était découvert lui-même. Son premier voyage avait instantanément remis de l’ordre dans son existence. Il était né à Katmandou, en 1968. Ses parents, allumés du chilom, l’avaient conçu au pied d’un bouddha, en pleine montée de trip. Son géniteur était mort l’année suivante d’avoir trop vendu son sang pour acheter de l’opium. Sa mère avait disparu sans laisser d’adresse quelques mois plus tard. L’ambassade de France au Népal avait fait le nécessaire. On l’avait rapatrié. Il était devenu pupille de la Nation.
Durant quinze années, il avait été un orphelin ballotté de foyers en familles d’accueil, croisant tour à tour des êtres bienveillants, des salopards, des gens de bonne et de mauvaise influence… Après une scolarité décousue, des points de chute alternant entre le 9–2 et le 9–3, il avait résolument pris le mauvais chemin. Vols de voitures, trafics de faux papiers, rackets… Il avait réussi à survivre tout en évitant les problèmes avec la flicaille.
À vingt ans, il s’était réveillé. Il avait quitté sa banlieue ouest — Nanterre, Puteaux, Gennevilliers — et, tapant dans sa cagnotte de malfrat, s’était loué une chambre de bonne dans le 5e arrondissement, rue Descartes. Il s’était inscrit en droit à la Sorbonne, à quelques centaines de mètres.
Pendant trois ans, il avait vécu enfermé dans sept mètres carrés, à potasser, bouffer des McDo, réciter ses cours à voix haute, le nez pointé vers le plafond. Il s’était aussi passionné pour l’art, la philosophie, la musique classique. Une vraie cure de détox. Tout son fric y était passé. Il avait ensuite migré dans une chambre universitaire du CROUS, sans jamais repiquer aux combines.
Après sa licence, il avait choisi l’ENSOP. C’était, à bien y réfléchir, la seule voie qui pouvait le canaliser tout en lui offrant, plus ou moins, le même univers que jadis. La nuit, l’adrénaline, la marge.
Comme lui avait dit un jour un de ses pères de substitution, un ouvrier retraité des usines Chausson à Gennevilliers : « Un flic, c’est jamais qu’un voyou qu’a raté sa vocation. »
Il avait décidé de réussir son ratage. Une raison intime s’ajoutait à son choix : devenir OPJ, c’était servir son pays. Or, il avait une dette de ce côté-là. Après tout, c’était l’État français qui l’avait sauvé, nourri, élevé.
Dix-huit mois d’école sans moufter. Les meilleurs résultats dans chaque matière. Au moment de choisir sa promotion, une idée bizarre. Plutôt qu’une fonction stratégique au ministère de l’Intérieur ou un poste prometteur dans une brigade prestigieuse, il s’était enquis des places disponibles à l’étranger — agents de liaison, formateurs, officiers de renseignements… Sans avoir jamais mis les pieds hors de France, il avait opté pour ce qu’il y avait de plus éloigné. Un poste de stagiaire auprès de l’officier de liaison de Tokyo.
Quand il avait atterri à Narita, sa vie avait basculé à jamais.
Le Japon serait désormais une terre d’élection pour ses attentes, ses désirs, ses espoirs. Chaque trait de ce nouveau monde avait réveillé en lui des aspirations confuses, parfois même ignorées jusqu’ici.
Il était entré en résonance totale avec cette culture. Il était fait pour être japonais.
Il avait aussitôt idéalisé le pays, mêlant réalité et fiction. Il savourait la politesse innée. La propreté des rues, des lieux publics, des toilettes. Le raffinement de la nourriture. La rigueur des règles, du protocole. Il y ajoutait des traditions disparues. Le code d’honneur des samouraïs. La fascination pour la mort volontaire. La beauté des femmes de la peinture ukiyo-e.
Il occultait le reste. Le matérialisme enragé. L’obsession technologique. L’abrutissement d’une population qui travaille dix heures par jour. Un sens de la communauté qui confine à l’aliénation. Il tournait aussi le dos à l’esthétique des mangas, qu’il détestait, cette obsession de gros yeux noirs alors qu’il n’aimait que les paupières en amande. Il oubliait la course aux gadgets, le pachinko, les sitcoms, les jeux vidéo…
Surtout, Passan niait la décadence de l’archipel. Depuis son premier voyage, la situation n’avait cessé d’empirer. Crise économique. Endettement chronique. Désœuvrement des jeunes générations… Il cherchait toujours Toshiro Mifune, l’acteur fétiche de Kurosawa, et son sabre dans les rues, sans voir les androgynes efféminés, les geeks absorbés dans leurs mangas, les salariés ensommeillés dans le métro… Ces générations qui n’avaient pas hérité de la force de leurs ancêtres mais au contraire d’une fatigue accumulée, écrasante. Une société qui se relâchait enfin, gangrenée par la déliquescence occidentale.
Au fil des années, et bien qu’il ait épousé une Japonaise plus-que-moderne, Passan continuait à rêver d’un Japon intemporel, dans lequel il puisait calme et équilibre. Curieusement, il n’avait jamais touché aux arts martiaux, s’en tenant aux techniques de combat de l’école de police, ni jamais compris les méthodes de méditation zen. Il avait créé ce monde de rigueur et d’esthétique pour tenir le coup face à son boulot. Une Terre promise où il finirait par s’installer quand la corde casserait pour de bon. Et lorsqu’il sortait d’une nuit comme celle de Stains, il lui restait toujours l’églogue d’Ifukube et le regard mélancolique de Rentaro Taki.
À cette idée, il rouvrit les yeux et chercha près de son lit de camp son recueil d’haïkus. Il feuilleta l’ouvrage et trouva les mots dont il avait besoin.
Au clair de lune
Je laisse ma barque
Pour entrer dans le ciel…
Il tourna encore les pages en quête d’un autre poème mais n’acheva pas son geste. Il s’était endormi comme on meurt d’une balle en plein front, ses rêves formant au-dessus de lui une lourde sépulture de pierre.
Hirsute, chiffonnée, mal réveillée, Naoko observait son mari.
Elle se tenait immobile sur le seuil du repaire de l’ogre. Ce qu’elle voyait était une épave. Non pas d’homme, encore moins de flic — Passan était le meilleur flic du monde —, mais une épave de mari. Sur ce terrain, il avait complètement échoué et elle ne pouvait lui en vouloir : elle avait atteint le même point de non-retour.
Elle se demandait toujours comment ils en étaient arrivés là. La lumière qui les avait tant irradiés s’était éteinte. Et leur amour, à la manière d’un bronzage, avait progressivement disparu, sans que personne ne s’en rende compte. Mais pourquoi cette haine sourde à la place ? Cette indifférence irritée ? Elle avait son idée là-dessus : à cause du sexe. Plus précisément, du manque de sexe.
À Tokyo, les jeunes filles se répètent à voix basse un chiffre magique. Selon un sondage célèbre, les Français, tous sans exception, font trois à quatre fois l’amour par semaine. Une cadence qui enthousiasme les Japonaises, habituées aux libidos en berne de leurs mâles. La France, pays du romantisme et paradis du sexe !
Avant de migrer à Paris, Naoko ignorait un fait crucial : la vanité des Français. Maintenant qu’elle les connaissait, elle les imaginait parfaitement décrire leurs prouesses imaginaires, sourire en coin, l’œil égrillard.
Au moins deux années que Passan ne l’avait pas touchée. Il n’était plus question du moindre contact entre eux. De la lassitude, ils étaient passés à l’agacement, puis à la haine, et enfin à une sorte de distance asexuée, comme celle qui unit les membres d’une même famille — ce qu’ils étaient après tout.
Leurs amis les avaient regardés sombrer avec incrédulité. Olive et Naoko : le modèle, l’histoire parfaite, la fusion sans frontière ! L’exemple qui rendait jaloux les autres mais qui redonnait aussi de l’espoir. Puis les premiers signes étaient apparus, inexorables. Les éclats de voix, les réflexions acerbes dans les dîners, les absences… Et les confidences, du bout des lèvres : « Ça ne va plus entre nous. On pense à divorcer… »
Autour d’eux, on avait naïvement attribué leur naufrage à leurs différences culturelles. C’était le contraire qui s’était produit : ces différences n’avaient pas suffi, justement, à les sauver de l’ennui.
Naoko avait suivi l’évolution du désastre à la manière d’une scientifique, notant chaque étape, chaque détail. Quand ils s’étaient connus, Passan était tourné vers elle comme un tournesol vers le soleil. À cette époque, elle était son sang, sa lumière. Elle n’avait jamais été aussi hautaine, parce qu’elle était satisfaite, épanouie, et tellement fière… Puis il s’était nourri ailleurs. Ou simplement en lui-même. Il était revenu, comme il disait, à ses fondamentaux : son travail de flic, ses valeurs patriotiques, et plus tard ses enfants. Mais aussi, elle le savait, à la nuit, à la violence, au vice… Pas de place pour elle dans ce monde en noir et blanc, composé uniquement de vainqueurs et de vaincus, d’alliés et d’ennemis.
Elle croyait avoir touché le fond. Elle se trompait. Le curseur était descendu plus bas encore. Pour son mari, elle était devenue un obstacle, une entrave à sa liberté. Mais qu’en aurait-il fait au juste ? N’était-il pas déjà libre ? Si elle lui avait posé la question, il n’aurait pas su répondre. Il ne s’interrogeait pas. Il refusait d’admettre leur naufrage, se concentrant sur les travaux de la maison, son boulot, le culte obsessionnel qu’il vouait à ses enfants. Il s’y consacrait les dents serrées, sourd aux hurlements de son corps. Face à elle, il se contentait d’être irritable, hostile.
Elle s’était durcie à son tour, tant l’amour se nourrit du sentiment de l’autre. Sans entraînement, le cœur se dessèche. On perd toute faculté à partager. On finit par se protéger en se refermant sur ce qu’on a de plus triste : sa solitude…
Sans faire de bruit, elle se glissa dans la chambre de Passan — elle l’avait toujours appelé à la japonaise : par son nom de famille. Elle tira les rideaux, coupa la musique, rangea le livre. Sans un regard pour son mari, ces attentions n’étant rien d’autre que des réflexes domestiques.
Elle remonta. Dans la cuisine, elle découvrit les croissants dans la corbeille à pain, la table mise et ne put s’empêcher de sourire. Le chasseur de tueurs, meurtrier lui-même, était aussi un ange gardien…
Elle se prépara un café et contempla distraitement les photos aux murs. Combien de fois les avait-elle observées ? Aujourd’hui, elle ne les voyait plus. En filigrane, elle discernait autre chose.
Son destin solitaire. Sa quête intime.
Car Naoko avait toujours été seule.
Née sous le signe du lapin, Naoko Akutagawa avait d’abord traversé l’enfer ordinaire des enfants japonais. Une éducation à la dure, fondée sur les coups de ceinture, les douches glacées, les privations de sommeil et de nourriture… La terreur.
Son père, né en 1944, avait lui-même subi ce traitement. En Europe, on aurait glosé sur l’héritage de la violence, le fait qu’un enfant battu devient souvent lui-même un parent violent. Au Japon, on se disait simplement que les taloches, ça marche. Son père, éminent professeur d’histoire à Tokyo, en était la preuve vivante.
Au cauchemar de la maison s’ajoutait celui du système scolaire. Il fallait à la fois être la meilleure au lycée et préparer le concours pour la faculté, deux filières sans aucun lien. Cela signifiait que tout en étudiant avec acharnement la journée, Naoko devait aussi se taper les cours du soir, du week-end et des vacances. Chaque trimestre, elle recevait le classement national. Au fil de l’année, elle savait donc qu’elle était encore la 3 220e de la liste — et que tout était déjà perdu pour telle ou telle université. Pas vraiment motivant.
Mais Naoko cravachait. Encore et encore. Sans le moindre jour de vacances. Ni la moindre heure de temps libre.
Parce qu’il fallait caser en plus les cours d’arts martiaux, de calligraphie, les heures de danse classique, les corvées domestiques à l’école… Tout en se récitant mentalement les milliers de kanji, ces caractères d’origine chinoise qui possèdent chacun plusieurs significations et plusieurs prononciations. Et en se perfectionnant toujours, moralement, physiquement, grâce à une autodiscipline de fer.
Parallèlement, et c’est un des innombrables paradoxes du Japon, Naoko était choyée par sa mère. Elle avait dormi avec elle jusqu’à l’âge de huit ans. À quinze ans, elle refusait encore de passer une nuit hors du toit familial. À dix-huit, elle n’aurait jamais pris la moindre décision sans en parler à mama-san.
Finalement, après des études secondaires dans une école privée protestante, à Yokohama, Naoko avait intégré une faculté de bon niveau, dans la même ville. Durant ces années, elle avait si souvent effectué le trajet Tokyo-Yokohama qu’elle se disait que cet itinéraire était à jamais inscrit dans son sang. Une empreinte génétique dont ses enfants hériteraient, avec le nom de chaque station en guise de chromosomes.
Pas assez brillante pour viser médecine mais suffisamment têtue pour refuser de faire du droit, comme le voulait son père, elle avait opté pour une formation hybride : expertise comptable, langues, histoire de l’art.
1995, nouveau virage. Un photographe l’aborde dans le métro et lui propose de faire des tests. Naoko en reste bouche bée. Elle a vingt ans. Personne n’a jamais évoqué sa beauté. Au Japon, aucun parent n’aurait l’idée de féliciter son enfant à ce sujet. Mais Naoko est belle. Vraiment belle. À partir de ce premier essai, elle en a la confirmation chaque jour. Elle réussit ses premiers castings et gagne des sommes qui lui paraissent exorbitantes. Elle n’en parle pas à ses parents et poursuit ses études, économisant en secret pour s’éloigner du père. Fuir, à jamais.
D’ailleurs, elle a déjà compris qu’elle doit s’exporter si elle veut faire carrière. Son physique ne correspond pas aux critères du marché asiatique. Au Japon, on aime les Eurasiennes, qui n’ont pas les yeux bridés. Des filles du pays, mais avec un petit quelque chose en plus, une touche d’exotisme qui émoustille…
À vingt-trois ans, diplômes en poche, elle s’envole vers les États-Unis puis l’Europe : Allemagne, Italie, France… Elle possède le physique parfait de la Japonaise fantasmée en Occident. Cheveux lisses et noirs, pommettes hautes, nez bref, légèrement busqué…
Quant à ses yeux, un photographe de Milan lui dit un jour : « Tes paupières ont la douceur du pinceau, la cruauté du cutter. »
Elle ne comprend pas ce que ça veut dire mais elle s’en fout : les boulots s’enchaînent, l’argent coule à flots. Elle se fixe finalement à Paris, pour des raisons purement commerciales. Elle réalise un rêve, mais pas le sien : celui de sa mère. Oka-san est une pure francophile. Elle regarde les films de la Nouvelle Vague, écoute Adamo, lit Flaubert et Balzac. Naoko a fait ses devoirs au son de « Tombe la neige », a dû se farcir vingt fois Le Mépris de Jean-Luc Godard et connaît sur le bout des lèvres « Le pont Mirabeau ».
Le contraste entre le Paris idéalisé de sa mère et la ville hostile qu’elle découvre est stupéfiant. Elle ne reconnaît rien. Se perd dans des rues sales. Se fait arnaquer par les chauffeurs de taxi. Surtout, elle est choquée par l’arrogance des Français. Ils se moquent ouvertement de son accent, ne cherchent jamais à l’aider, lui coupent la parole, s’exprimant haut et fort, surtout quand ils sont contre. Or, les Français sont toujours contre.
À l’hôpital Sainte-Anne, un service s’est spécialisé dans le Paris shokogun (le syndrome de Paris). Chaque année, une centaine de Japonais sont si déçus par la ville qu’ils sombrent dans la dépression ou la paranoïa. Ils sont internés, soignés, rapatriés. Naoko n’en est pas là. Elle a le cœur dur — merci, papa — et n’a placé, a priori, aucun espoir romantique ici.
Au bout de deux années, quand son français est devenu acceptable, elle lâche le mannequinat — un métier et un milieu qu’elle exècre — pour devenir ce qu’elle est vraiment : une femme de chiffres. Elle décroche d’abord des missions ponctuelles d’audit, toujours liées à des boîtes japonaises ou allemandes. Puis elle entre dans une importante société nommée ASSECO. Son avenir, enfin, est assuré.
La seule difficulté demeure le sexe. Son principal combat n’est pas de coucher pour réussir mais de réussir sans coucher. Elle a déjà connu ça dans le cercle de la mode. Dans l’univers terne des audits et des expertises fiscales, c’est encore pire. Avec son visage pâle et ses cheveux d’encre, elle fait figure de créature fantastique. Elle a les qualités pour le job mais l’employeur veut toujours plus. Parfois, elle refuse net. D’autres fois, elle joue la séduction sans céder. Ces jeux l’épuisent et le résultat est invariable : quand le prédateur comprend qu’il n’obtiendra pas ce qu’il veut, il la saque.
La menace dépasse le cadre du travail. Un jour, on lui vole son sac — au Japon, le vol n’existe pas. Elle se rend au commissariat. On ne retrouve pas son Gucci mais elle a un mal fou à se débarrasser du lieutenant chargé de l’enquête…
Tout change avec Passan.
Le coup de foudre est immédiat. Aucune ombre au tableau. Aucune réserve au programme. Ce nouveau tournant passe par son frère. Quand Naoko arrive à Paris, Shigeru, son aîné de trois ans, est déjà sur place. Alcoolique à quinze ans, héroïnomane à dix-sept, Shigeru a quitté le foyer pour poursuivre sa carrière de guitariste rock en Europe. Il a brûlé quelques années à Londres puis échoué à Paris. La famille n’en entend plus parler pendant des mois. Il réapparaît en 1997, sevré, épanoui, avec dix kilos de plus. Il parle désormais le français à la perfection. Il a même décroché un poste de maître-assistant à l’INALCO, l’Institut des langues orientales de Paris.
Naoko n’est pas très proche de son frère. Leur seul lien est un faisceau de souvenirs atroces — les tannées du père, ses injures, ses humiliations. Personne n’a envie de revoir celui ou celle qui vous a connu pantalon baissé, ou sanglotant sur le seuil de votre propre maison, un soir d’hiver. Elle lui fait pourtant signe à Paris. Il l’aide à s’installer. Ils déjeunent ensemble. Parfois, elle vient le chercher à la sortie de son cours, rue de Lille, dans le 7e arrondissement.
C’est là qu’elle croise Passan, trente-deux ans, fonctionnaire de police passionné par le Japon et habitué des cours du soir de Shigeru. Dès le premier dîner, un certain 4 novembre, elle comprend que ce flic mal dégrossi est celui qu’elle a toujours cherché. Un mâle qui n’a rien à voir avec le pseudo-romantisme français ni les « hommes-soja » qui hantent le quartier de Shibuya.
Cette rencontre lui apprend d’ailleurs beaucoup sur elle-même. Mystérieusement, la ferveur de Passan pour le Japon traditionnel la séduit. Pourtant, elle a tourné le dos à ces vieilles histoires de samouraïs et de bushidô depuis longtemps. Même si elle regrette que tout ça se soit perdu avec l’essor économique du pays et les générations exsangues qui en sont sorties.
Et voilà qu’elle retrouve ces valeurs incarnées dans un Français costaud et bourru. Un athlète à la voix grave, serré dans son costume de mauvaise coupe, dont les coutures craquent à chaque éclat de rire. À sa façon, Passan est un samouraï. Un homme fidèle à la République comme les guerriers anciens l’étaient au Shogun. Ses mots, sa présence, tout révèle en lui une droiture, une morale qui inspirent instantanément confiance.
Tout cela était si loin….
Aujourd’hui, elle divorçait. Elle n’était plus protégée mais elle était libre. On racontait qu’à la grande époque du cinéma japonais, dans les années 50, il n’y avait pas de cascadeurs. Pour une raison simple : jamais un acteur n’aurait refusé de jouer une scène d’action, sous peine de perdre la face.
Elle était prête à jouer sa vie sans doublure.
Elle regarda l’horloge de la cuisine : 7 h 40. Il fallait réveiller les enfants.
— J’veux le dernier. J’veux le dernier croissant de papa !
— Trop tard, tu t’es lavé les dents.
Hiroki s’était exprimé en français, Naoko lui avait répondu en japonais. Elle boutonnait le caban du petit garçon, un genou au sol, dans le vestibule. Elle voulait, absolument, que ses deux fils possèdent la double culture. Mais l’influence de l’école, des copains, de la télévision faisait toujours pencher la balance en faveur du français. Elle vivait avec cette contrariété permanente.
— Et mon sac de piscine ?
Elle se tourna vers Shinji qui se tenait les deux pouces coincés sous les bretelles de son sac à dos. On était lundi. Le jour de la piscine. Merde. Sans répondre, elle se releva et monta à l’étage. La main sur la rampe de pierre, elle effectua un virage trop serré dans le couloir et se prit l’arête dans la hanche. Nouveau juron. Elle détesta, d’un coup, cette baraque pleine d’angles, entièrement construite en béton.
Dans la chambre des enfants, elle regroupa un maillot, le bonnet de bain obligatoire, une serviette éponge, une trousse de toilette contenant peigne, shampooing, savon. Elle fourra le tout dans un sac de toile imperméable et ressortit de la pièce en consultant sa montre. 8 h 15. Ils auraient déjà dû se trouver devant la porte de l’école. Elle étouffait de chaleur. Un voile de sueur poissait ses traits. Elle songea à son maquillage. On verrait ça plus tard…
8 h 32. Naoko ralentit devant le collège Jean-Macé, rue Carnot. Elle avait roulé comme une cinglée, pris des risques absurdes, sentant ses nerfs vibrer sous sa peau. Elle repéra un bateau le long du trottoir mais un autre véhicule, plus rapide, la doubla et s’y glissa.
— Connard ! hurla-t-elle.
Shinji montra sa tête entre les deux sièges avant :
— T’as dit un gros mot, maman.
— Je m’excuse.
Elle stoppa un peu plus loin, en double file, coupa le contact, alluma ses warnings. Elle bondit pour ouvrir la portière arrière. Chaleur.
— Allez, ouste ! Tout le monde dehors ! fit-elle en japonais.
Un petit gars dans chaque main, elle courut jusqu’au portail. D’autres mères arrivaient du même pas affolé. À cet instant, elle aperçut le bâton d’une sucette qui dépassait de la poche de poitrine de Hiroki :
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
— Un cadeau de papa ! fit le garçon sur un ton de provocation.
— Tu en as une, toi aussi ? demanda-t-elle à Shinji.
L’aîné acquiesça, plus effronté encore.
— Donnez-les-moi, ordonna-t-elle en tendant la main.
Les enfants s’exécutèrent, l’air boudeur. Elle fourra les Chupa Chups dans sa poche :
— Pas de bonbon ni de sucette : c’est la règle.
— T’as qu’à le dire à papa, grogna Shinji.
Naoko les embrassa avec un pincement au cœur et les laissa s’envoler vers la porte. La vision des deux cartables qui bringuebalaient sur les petites épaules la bouleversa encore. Elle se posa une fois de plus la question qui la hantait jour et nuit : pourquoi tout foutre en l’air avec ce divorce ? Ces deux anges ne valaient-ils pas la peine de passer au-dessus de leurs conflits d’adultes ? Dans ces moments-là, elle se disait que sa propre vie n’avait aucune importance.
Elle balança les sucettes dans une poubelle et remonta dans sa Fiat 500 flambant neuve. Redémarrant, elle se concentra sur la réunion qui l’attendait. Elle devait aviser un chef d’entreprise que sa faillite n’était plus qu’une question de mois, il suffisait de suivre la courbe des chiffres. Comment le lui annoncer ? Quelles précautions oratoires prendre ? Le japonais est une langue complexe qui, outre ses trois alphabets distincts, propose plusieurs niveaux de politesse — des étages qui constituent quasiment des dialectes séparés. Mais en français ? Maîtrisait-elle assez la langue pour jouer son exposé en douceur ?
Elle franchit le pont de Puteaux. L’averse avait repris. Elle s’engageait dans le bois de Boulogne quand elle tressaillit. Elle avait l’impression d’être suivie. Elle régla son rétroviseur et ne remarqua rien de particulier. À cette heure, le trafic était relativement dense et les voitures filaient autour d’elle comme les autres jours.
Elle poursuivit sa route, respectant le mouvement, ne pouvant ni accélérer ni ralentir. Bientôt, la tour de l’hôtel Concorde Lafayette la rassura. Coup d’œil dans le rétro. Rien à signaler. Elle chassa son soupçon et se concentra à nouveau sur les termes de sa réunion. Il fallait, comme disent les Français, prendre des gants.
Elle traversa la porte Maillot et emprunta l’avenue de la Grande-Armée. À la vue de l’Arc de Triomphe, elle éprouva une nouvelle bouffée de réconfort. Au fil des années, elle avait fini par aimer Paris. Sa crasse, sa beauté. Sa grisaille et sa grandeur. Ses emmerdeurs et ses petites brasseries mordorées.
Aujourd’hui, aucun doute : elle appartenait à cette ville.
Pour le meilleur et pour le pire.
— Je ne vous comprends pas, commandant. Depuis le départ, vous vous acharnez sur Guillard.
Le juge Ivo Calvini avait un nom de mafieux et une gueule d’imprécateur. Long visage fendu de rides verticales, orbites profondes, où des yeux intenses vous foutaient sur le grill, lèvres scellées, méprisantes, dont la commissure droite s’affaissait légèrement en un pli d’amertume. Ce dernier détail plaquait sur sa face un sourire oblique, comme inversé. Derrière son bureau, sa position était droite, cambrée, non négociable.
Passan s’agita sur son siège :
— Guillard a téléphoné aux deux premières victimes.
Calvini feuilleta son dossier :
— Vous n’allez pas remettre ça, c’est une obsession ! Un appel le 22 janvier à Audrey Seurat. Un autre à Karina Bernard le 4 mars. C’est ça, vos preuves ?
— C’est le seul nom qui croise les deux premières victimes.
— Mais pas la troisième.
— Il a pu la repérer ailleurs. Il n’a pas contacté non plus celle de cette nuit et…
Le magistrat leva le bras pour l’interrompre :
— Dans tous les cas, ce n’est pas Guillard en personne qui les a appelées. Nous le savons. Le premier coup de fil provenait d’un de ses garages, la concession Alfieri. Le deuxième d’un de ses ateliers mécaniques, Fari. Vos « preuves » ne sont que des coups de fil à des clientes, sans doute passés par des responsables commerciaux.
Olivier n’avait pas besoin qu’on lui rappelle la fragilité de ses indices. Ses conclusions reposaient exclusivement sur son intuition. Mais il savait que Guillard était l’Accoucheur. Pas une fois, depuis qu’il avait placé le garagiste dans sa ligne de mire, il n’avait douté de sa conviction.
— Je ne dis pas qu’il les a contactées pour les prévenir qu’il allait les tuer. Je pense qu’il les a remarquées sur place. Dans ses garages.
Calvini tourna une page :
— Il n’a pas de bureau là-bas. Son siège social est dans un troisième garage à Aubervilliers qui…
Passan se pencha vers le bureau et monta le ton :
— Monsieur, j’ai passé près de quatre mois sur ce dossier. Guillard se déplace sur tous ses sites. C’est comme ça qu’il a repéré ces femmes enceintes. Ça ne peut être un hasard.
— Bien sûr que si et vous le savez comme moi. Ces garages se trouvent à La Courneuve et à Saint-Denis. Les trois victimes habitent ces villes. Le tueur frappe dans cette zone. Les convergences s’arrêtent là. Vous pourriez aussi bien soupçonner un vigile de supermarché du coin ou…
Passan s’enfonça dans son siège et ferma sa veste. Il grelottait. Le bureau du juge était une pure émanation d’un esprit strict. Mobilier en fer, PVC, moquette sans âge ni couleur.
Le magistrat continuait à exposer les faits — ou plutôt l’absence de faits. Olivier renonça à lui expliquer, encore une fois, ce que pouvait signifier pour lui une intuition. Ivo Calvini était un homme d’une intelligence rare. À cinquante ans, il comptait parmi les juges les plus influents du TGI de Saint-Denis. Mais il ne possédait aucune expérience du terrain. C’était un prodige froid, une tête diplômée qui réglait ses dossiers comme des équations mathématiques, sans jamais entrer en empathie avec les parties.
Un jour, Lefebvre, commissaire principal à la Crime, champion des aphorismes, lui avait dit : « Calvini, il est super-intelligent, mais je suis moins con que lui. »
Passan se concentra à nouveau sur les paroles du maître des lieux :
— Pour chaque crime, Patrick Guillard a un alibi.
Le flic soupira : combien de fois avait-il ressassé son discours ?
— On n’a même pas la date et l’heure exactes des meurtres.
— On connaît celles des disparitions.
— Admettons. Mais les alibis de Guillard reposent sur les témoignages de ses employés. Ça vaut que dalle. Il est l’Accoucheur. Y a aucun doute. D’ailleurs, de quoi on parle, là ? Vous connaissez les faits de cette nuit, ça ne vous suffit pas ?
— J’ai lu le PV de la BAC et il ne joue pas en votre faveur. J’attends le vôtre.
Olivier se renfrogna. Il n’avait dormi que quelques heures et s’était réveillé pour découvrir un SMS le convoquant en urgence chez Calvini. Il s’était douché, rasé et avait repris la route du 93 par l’A86, saturée à ce moment de la journée. Il avait dû zigzaguer entre les files, le deux-tons hurlant. Il en avait encore les oreilles qui bourdonnaient.
Calvini réchauffa sa voix :
— Nous travaillons ensemble depuis plusieurs mois sur cette enquête. Le moins qu’on puisse dire, c’est que le courant ne passe pas entre nous.
— On n’est pas là pour se faire des amis.
Passan regretta aussitôt cette réplique. Calvini lui tendait la main et il lui crachait dedans. L’homme soupira et tira de son classeur une liasse de feuilles dactylographiées. Olivier comprit qu’il s’agissait de son propre dossier à charge. Bras croisés, col relevé, il frissonnait toujours.
— Début mai, Patrick Guillard a porté plainte contre vous. Pour harcèlement policier.
— Je l’avais pris en filature.
— Jour et nuit. Pendant trois semaines. Sans la moindre commission rogatoire. Vous l’avez aussi placé en garde à vue, sur de simples présomptions. Vous avez effectué des perquisitions illégales.
— Des visites de routine.
— À son adresse personnelle ?
Olivier ne répondit pas. Sa jambe droite tressautait. Il se demanda tout à coup si ces casseroles n’allaient pas gâcher son flagrant délit. Les lois protègent les criminels, c’est bien connu.
— Une injonction du TGI de Saint-Denis, prononcée le 17 mai dernier, vous interdit d’approcher Patrick Guillard à moins de deux cents mètres.
Le flic se murait dans son silence.
— Depuis cette histoire, déplora Calvini, j’ai cru que vous avanciez sur d’autres pistes, d’autres suspects. J’avais tort.
Olivier leva les yeux — il était temps de jouer son va-tout :
— J’ai découvert un fait nouveau.
— Lequel ?
— Le mobile de Guillard. Pourquoi il tue ces femmes. Pourquoi il brûle leurs bébés.
Le magistrat fronça les sourcils. D’un signe, il l’invita à continuer.
— Guillard est une femme.
— Je vous demande pardon ?
— Enfin, un hermaphrodite. Son caryotype comporte une paire de chromosomes XX. Ses organes génitaux doivent présenter des anomalies. Mais je n’ai pas eu accès à son dossier médical. Toujours ces putains de secrets professionnels…
— Vous avez fait faire un caryotype ? Alors que je n’ai rien signé ?
L’OPJ gigota encore sur son siège. Il avait parié que la force de sa révélation occulterait le chemin tordu qu’il avait dû emprunter pour l’obtenir. Perdu. Ivo Calvini se leva dans un mouvement de colère et se posta devant la fenêtre : il attendait sa réponse.
— Sur le troisième corps, marmonna enfin Passan, nous avons trouvé un ADN inconnu. J’ai voulu le comparer avec celui de Guillard. Ça n’a rien donné mais le labo en a profité pour établir son caryotype.
Calvini paraissait observer un point mystérieux dans la grisaille de Saint-Denis. Le flic pouvait voir ses mâchoires osciller sous sa peau.
— En quoi ce fait génétique lui fournirait-il un mobile ?
— Guillard est un psychopathe, rétorqua-t-il comme si cela expliquait tout. Il pense peut-être qu’il y a eu un problème pendant la grossesse de sa mère. Il éprouve un sentiment de haine envers elle, et par extension envers toutes les femmes enceintes.
— Pourquoi brûler les bébés ?
— Je ne sais pas. Il leur en veut peut-être aussi. À ceux qui naissent garçons ou filles, sans la moindre ambiguïté. Il veut tous les griller.
Calvini tourna enfin la tête dans sa direction :
— D’où sortez-vous cette psychologie de bazar ?
— Guillard est né sous X. Il n’a pas été reconnu par ses parents biologiques. Peut-être à cause de son anomalie, je ne sais pas. Pas besoin de s’appeler Freud pour deviner la suite. Je voudrais creuser cette voie mais l’Aide sociale à l’enfance refuse de me fournir son dossier.
Le magistrat revint derrière son bureau. Au lieu de s’asseoir il se pencha vers Passan, les mains en appui sur les angles :
— Tous les orphelins maltraités ne deviennent pas des tueurs en série.
Le commandant frappa le bureau de la paume :
— Ce mec est cinglé, point barre !
— Pourquoi l’avoir agressé cette nuit ?
— Ce n’était pas mon intention. Depuis trois mois, je cherche le lieu où il tue. J’ai obtenu hier soir une info qui m’a paru capitale. Une combine de sociétés, dans la holding de Guillard, dissimule cet atelier à Stains. Quand j’ai découvert l’adresse, ça a été comme un déclic. Les trois premiers corps ont été retrouvés dans un rayon de moins de trois kilomètres. J’ai compris que tout s’était passé là-bas.
— Mais vous n’avez prévenu personne.
— Le temps pressait. Leïla Moujawad avait disparu depuis deux jours.
Calvini se rassit, l’air plus que jamais sceptique :
— Pour l’atelier, qui vous a filé le tuyau ?
— La Brigade financière.
— Vous les avez saisis ? Je n’ai rien signé non plus.
Olivier balaya la question d’un geste :
— Parfois, l’urgence doit passer avant la paperasse.
— Pas la paperasse, commandant : la loi. Je trouverai l’homme qui vous a aidé sans autorisation. Et tout ça pour aboutir à une bavure spectaculaire. Vous avez perquisitionné dans un lieu privé, à 3 heures du matin.
— C’était un flagrant délit !
— Je dirais plutôt un abus de pouvoir. On a interrogé Guillard à l’hôpital : il affirme qu’il n’y est pour rien, qu’il a découvert, comme vous, le cadavre en flammes dans son atelier.
— C’est absurde.
— Il prétend être insomniaque. Il vient la nuit pour bricoler des moteurs dans ce garage. En arrivant, il a surpris le tueur qui s’enfuyait.
— Par où ?
— Il y a une autre issue, à l’arrière.
Passan serra les dents : il n’avait même pas remarqué cette sortie.
— Il y a eu effraction ?
— Non, mais ça ne prouve rien. On a fait des analyses. Pas la moindre trace de sang de Leïla Moujawad sur les mains ni sur les vêtements de Guillard.
Olivier sentait au fond de ses narines une odeur de poudre. Pure hallucination olfactive.
— Il portait des gants de chirurgien.
— Vous l’avez vu tuer ? Mutiler ? Mettre le feu ?
— Il s’est enfui à notre arrivée !
— Vous le braquiez avec votre arme.
Il voulut répliquer mais il n’y parvint pas. Bouche trop sèche. Gorge à vif.
— Le SRPJ de Saint-Denis a commencé l’enquête de voisinage, poursuivit le juge. Personne ne l’a vu amener la victime. Aucun témoignage ne l’accuse.
— Ça fait des semaines que je me cogne ces cités. Les gens là-bas préféreraient se couper un bras que de parler aux flics.
— Ce silence est favorable à Guillard.
— Vous savez très bien qu’il est l’assassin. Je l’ai surpris en plein acte criminel.
— Non. Vous n’avez rien vu, rien entendu. Sous la foi du serment, vous ne pouvez rien apporter de concret.
Passan était prêt à exploser. Son flag était en train de lui claquer entre les doigts.
— On joue sur les mots, là…
— Non. On parle de faits. Patrick Guillard porte plainte contre vous pour violation de l’injonction qui le protège. Coups et blessures. Tentative d’homicide volontaire. Il prétend que vous avez essayé de le tuer sur la nationale.
Le flic comprit enfin que son exécution était programmée.
— Alors quoi ?
— J’ai signé sa relaxe il y a une heure. Prions le ciel pour qu’il ne s’exprime pas dans les médias. Par votre attitude, vous nous obligez à être anormalement cléments avec lui.
— Et moi ?
— Vous passez en conseil de discipline. L’IGS a déjà votre dossier entre les mains.
— Je n’ai plus l’enquête ?
Le juge secoua la tête. Le sourire tendu vers le bas, comme un arc, narguait le flic, mais ses yeux exprimaient une sorte de fatigue. Un épuisement attristé.
— À votre avis ?
D’un geste, Olivier balaya tous les objets qui se trouvaient sur le bureau.
— Où allons-nous, monsieur ?
— À la maison.
Le chauffeur démarra. Assis à l’arrière, il détacha la minerve qu’on lui avait fixée autour du cou et s’enfonça dans son siège en cuir. Avec ce truc, il ressemblait à Erich von Stroheim dans La Grande Illusion. Il souleva le couvercle de l’accoudoir qui abritait un petit réfrigérateur, ouvrit un Coca Zéro et souffla de soulagement.
Il ressentait une vive douleur à la nuque, de multiples courbatures dans les membres et des élancements dans la poitrine, mais compte tenu de la violence de l’affrontement, ce n’était pas grand-chose. Pas grand-chose non plus ces quelques heures de garde à vue au centre hospitalier de Saint-Denis.
Tôt ce matin, on l’avait autorisé à passer un coup de fil. Son avocat avait tout réglé en moins de deux heures.
Le harcèlement de l’Ennemi jouait en sa faveur. L’agression de cette nuit n’en était qu’un nouvel épisode. Le psychopathe, c’était lui. Restait que la découverte du corps dans son atelier était un fait aggravant. S’il n’était pas l’assassin, une connexion existait entre ce lieu et la série de sacrifices. Impossible de le nier. Mais il avait tout le temps de préparer sa défense. Aiguiller l’enquête sur un de ses employés — ou sur un délinquant de la cité.
Hormis l’adresse du repaire, l’Ennemi n’avait rien de neuf : il l’avait deviné dès qu’il l’avait aperçu dehors, aux prises avec les lascars. Il avait réagi au quart de tour et s’était débarrassé du seul élément permettant de le relier à la Mère. Il n’était pas fier de sa fuite mais il avait agi par devoir. Il fallait placer le maximum de distance entre lui et son Œuvre ; s’éloigner le plus possible de ce que la loi française appelle un « crime » afin de poursuivre la Voie. L’Œuvre du Phénix.
Son plan avait fonctionné. Malgré le contexte accablant, le juge avait ordonné sa relaxe. Aucun lien physique entre lui et la victime. Aucune légitimité dans l’action nocturne du commandant de police. Une nouvelle enquête allait être ordonnée, avec de nouveaux interrogatoires, de nouvelles perquisitions… Mais il ne craignait rien : il pouvait décrire ses faits et gestes des cinq derniers jours. Et il n’avait jamais eu de contact avec Leïla Moujawad.
Maintenant, il devait tenir le cap. Jouer le propriétaire traumatisé, l’innocent dans tous ses états, porter plainte contre X. Qui avait forcé sa porte ? Qui s’était livré à une telle barbarie chez lui ? Comment expliquer de tels actes ? Ça ne serait pas simple mais il saurait le faire.
Le point critique était les pièces à conviction qu’il avait dû abandonner dans le terrain vague derrière le Clos-Saint-Lazare. Pas question de retourner les chercher. Il n’avait plus qu’à prier pour que personne ne les découvre.
L’autre problème était son atelier de Stains. Il faudrait expliquer pourquoi cette propriété était dissimulée au sein de sa holding. Et espérer qu’aucun vestige organique ne relie le site aux autres victimes. Mais chaque fois, il avait tout purifié par le feu — rien ne pouvait le trahir.
La seule réelle menace demeurait l’Ennemi. Celui qu’il appelait aussi « le Chasseur » ou « le Cavalier de la nuit ».
À son évocation, il ressentit une bouffée d’angoisse et but une nouvelle gorgée de Coca. Olivier Passan n’abandonnerait jamais. Il ne s’agissait ni d’enquête ni de boulot mais d’une obsession. Une force contradictoire, négative, presque complémentaire à son Projet.
Quel Dieu avait placé sur son chemin un tel obstacle ? Quel était le sens de l’épreuve ?
Les panneaux annonçaient : « Nanterre. La Défense. Neuilly-sur-Seine ».
Il aimait cette route. L’A86. Le passage du 93 au 92. Il remontait ainsi son propre parcours. Des noires cités de La Courneuve aux résidences luxueuses de Neuilly-sur-Seine. L’un après l’autre, il avait gravi les barreaux de l’échelle sociale pour atteindre ce but. Sortir de la fange. S’extirper de la misère de ses origines. Il haïssait autant la bourgeoisie, stupide et intolérante, mais à Neuilly, au moins, la tranquillité des rupins lui ménageait une oasis de paix. Dans son hôtel particulier, il était comme dans une tour d’ivoire. Libre de soulager sa douleur. D’assumer ses Renaissances.
Il pensa de nouveau au Chasseur. Connaissait-il son secret ? Il décida que oui. Il se revit, en garde à vue, subir les prélèvements en vue d’un test ADN. À ce seul souvenir, il se mit à trembler.
Passan n’était pas un flic comme les autres. Chaque homme, chaque femme émet un mélange de particules mâles et femelles, un pourcentage dominé par son sexe physiologique mais toujours corrompu par l’autre. La première fois qu’il avait rencontré le flic, ce qu’il avait capté l’avait bouleversé. L’OPJ n’était pas loin de la pureté absolue. Cent pour cent d’hormones masculines. Un métal sans scorie.
Surmontant son trouble, il avait fait bonne figure, gardant le sourire et un ton aimable. La visite du Chasseur n’était qu’un coup de sonde. Sa seule piste une coïncidence : une victime avait acheté une voiture dans son garage de Saint-Denis, une autre avait fait réparer la sienne dans son atelier de La Courneuve. Même pas un signe. Un hasard. Il n’avait eu aucun mal à lui répondre, tout en simulant la surprise, le scepticisme.
Mais personne n’était dupe. Passan était là pour lui et possédait, il le devinait, un instinct au moins égal au sien. Le duel commençait donc. La suite lui avait donné raison. Filatures, perquisitions, interrogatoires : le flic s’était acharné. Il l’avait même arrêté à la mi-mai, juste après le sacrifice de la troisième Mère. Coup de chance : depuis avril 2011, une nouvelle loi accordait la présence d’un avocat au gardé à vue. Le sien avait calmé les ardeurs de l’enquêteur.
Il avait porté plainte. Témoigné contre Passan. Décrit le harcèlement dont il était victime. Son avocat avait demandé la mise à pied immédiate du flic mais ses états de service avaient plaidé pour lui. Le commandant conservait l’enquête mais n’avait plus le droit d’approcher son suspect numéro un. Celui-ci n’était plus seulement innocent : il était intouchable.
Il aurait dû renoncer à ses Renaissances mais il ne le pouvait pas. Question de vie ou de mort. Il avait redoublé de prudence. Changé de méthode. Le seul élément qu’il n’avait pas modifié était le lieu du sacrifice. Et cela avait failli lui coûter sa liberté…
Il ouvrit une autre canette. Le soda glacé pétilla dans sa gorge. Il ferma les yeux. L’image qui éclata sous ses paupières était d’une pure sensualité. Quand ils avaient roulé au bas de la pente, le flic et lui, il avait cru mourir. En même temps, il s’était senti protégé. Il était devenu elle. La peur avait fondu en lui pour devenir vraie jouissance. Elle s’était abandonnée alors, accueillant l’Ennemi, lui ouvrant ses bras, dans un élan d’excitation indicible.
— Nous y sommes, monsieur.
Il pleurait. Il se redressa et essuya les larmes qui trempaient ses pansements. Ce simple mouvement provoqua une douleur aiguë, qui monta de la base de l’échine jusqu’à la nuque. Il mit quelques secondes à recadrer le décor : la grille de l’impasse, les hôtels particuliers, au garde-à-vous le long des trottoirs…
— Laissez-moi là et retournez au garage.
Son chauffeur, qui était à peu près aussi bavard qu’un monolithe, acquiesça d’un signe de tête. Il n’avait fait aucun commentaire sur son visage tuméfié ni aucune remarque sur ces heures passées à l’hôpital. Secrètement, il lui en savait gré et se félicita de cette ombre qui le conduisait partout, durant la face diurne de son existence, sans jamais poser de question.
Il sortit de la voiture avec difficulté. Il dressait déjà mentalement la liste des plantes et des poudres chinoises qu’il allait prendre pour apaiser ses souffrances. Des années qu’il n’avait pas absorbé un produit occidental — à l’exception de la Sève de Vie. Son corps avait trop consommé de molécules, de principes actifs, de médicaments durant son adolescence. En les rejetant, il rejetait cette civilisation qui l’avait écarté et condamné.
Le soleil s’était de nouveau planqué sous une épaisse bande de nuages sombres. La pluie reprenait, enduisant la ruelle d’un vernis gris et sale. Il marchait de son pas mécanique, le long des résidences. Ses courbatures n’étaient pas seulement causées par les coups — le Chasseur avait interrompu le Sacrifice, le processus de Renaissance n’avait pas eu lieu, ou du moins pas abouti.
Il se sentait affamé, insatisfait.
Il n’y avait qu’une solution.
Sandrine Dumas se gara devant une porte cochère et heurta, en manœuvrant, un plot qu’elle n’avait pas remarqué. Elle siffla un « merde » furieux entre ses lèvres puis sortit de sa voiture en répétant le juron à voix basse. Elle verrouilla la portière, renonça à constater les dégâts et s’élança dans la rue de Ponthieu. Elle était décoiffée, débraillée.
Mais surtout elle était en retard.
Depuis douze ans qu’elle connaissait Naoko, elle n’était jamais arrivée la première à un de leurs rendez-vous. Un jour, elle avait essayé d’expliquer à son amie le principe du quart d’heure de politesse. Face à son air perplexe, elle avait renoncé. Elle se souvenait d’un documentaire sur les Japonaises capables de trier des perles huit heures durant. Ces pupilles noires, écarquillées, aussi précises que les binoculaires d’un microscope, l’avaient marquée à jamais. Et aussi cette stupeur, cette concentration qu’on lisait sur le visage des ouvrières, accentuée encore par la découpe des paupières — ce pli mongol qui donne parfois l’impression d’un léger strabisme.
À l’idée qu’on puisse être poli en étant en retard, Naoko avait eu exactement la même expression.
Sandrine traversa l’avenue Matignon au feu vert, forçant les voitures à piler. Klaxons. Elle n’entendait rien et marmonnait toujours à voix basse. Pourquoi Naoko lui imposait de telles épreuves ? Une heure d’embouteillage pour déjeuner en coup de vent… Elle n’avait qu’à s’en prendre à elle-même : c’était elle qui avait choisi l’adresse. Et ses cours ne reprenaient qu’à 15 heures.
Parvenue devant le restaurant, elle lissa ses vêtements, respira un grand coup et franchit le seuil. Elle transpirait comme une vache. Un des effets secondaires du traitement. Dans la salle, elle repéra tout de suite Naoko. Outre sa beauté, la Japonaise avait quelque chose d’exaspérant. Une espèce de fraîcheur incorruptible qui faisait ressembler les publicités féminines à de vieilles affiches fripées.
Parfois, Naoko lui passait des produits cosmétiques nippons — la plupart portaient la mention bihaku, ce qui signifie plus ou moins « beauté pâle ». Naoko était l’incarnation parfaite de la bihaku. Elle avait la tête de quelqu’un qui se nourrit exclusivement de riz, de lait et d’eau d’Evian. Ce qui était faux : elle mangeait comme quatre et connaissait toutes les pâtisseries de Paris. Par mesquinerie, Sandrine tentait parfois de l’imaginer avec trente ans de plus. Pas moyen. Son teint l’éblouissait comme un soleil : impossible de voir au-delà.
— Désolée pour le retard, fit-elle en reprenant son souffle.
Naoko répondit d’un sourire qui signifiait : « Comme d’habitude. » Mais aussi : « Pas grave. » Sandrine posa son sac et s’installa. Ôtant son manteau, elle se sentit cernée par sa propre odeur de transpiration. Un autre effet de la chimio : la moindre fragrance l’étouffait, lui donnait envie de vomir.
— T’as vu la carte ? Il paraît que c’est un des meilleurs japonais de Paris.
Naoko esquissa une moue dubitative.
— Quoi ? fit Sandrine, feignant la panique. Ils sont pas japonais ?
— Coréens.
— Merde. J’ai lu un article dans Elle qui…
— Laisse tomber.
C’était devenu un sujet de blague entre elles. Depuis des années, Sandrine s’évertuait à lui faire découvrir de nouveaux restaurants nippons. Une fois sur deux, ils étaient en fait tenus par des Chinois ou des Coréens.
Elle ouvrit la carte. Inutile de se contrarier pour si peu. Elle voulait profiter à fond de sa phase de rémission. Depuis une semaine, elle avait retrouvé l’usage de ses papilles après avoir souffert de mucites à répétition.
— Je vais prendre le maki moriawase. Un bon plateau de sushis, c’est tout ce dont j’ai besoin !
— Ce ne sont pas des sushis, mais des makis. Maki, ça veut dire « rouler ».
Naoko avait dit cela d’un ton rogue, où pointait une espèce d’amertume. Sandrine avait déjà compris que son amie était dans un mauvais jour.
— Et toi, fit-elle avec désinvolture, qu’est-ce que tu choisis ?
— Une soupe miso, ça ira très bien.
— C’est tout ?
La Japonaise ne répondit pas. Elle avait les yeux si noirs qu’il était impossible de discerner la prunelle de l’iris.
— Tu t’es encore engueulée avec Olive ?
— Même pas. Il reste dans son sous-sol. On n’a aucun contact. De toute façon, il part ce soir.
Le serveur arriva et prit leur commande.
Après un bref silence, Sandrine préféra crever l’abcès :
— Qu’est-ce qui ne va pas ?
— Rien de plus, rien de moins que d’habitude. Je me suis levée avec un monstrueux cafard, c’est tout. Mon mariage est un naufrage complet.
— Original.
— Tu ne comprends pas. J’ai le sentiment qu’Olivier ne m’a jamais aimée.
— J’en connais pas mal qui rêveraient de ne pas être aimées de cette façon.
Naoko nia de la tête :
— Olivier aime le Japon. Il aime un fantasme, une idée. Quelque chose qui n’a rien à voir avec moi. D’ailleurs, ça fait des années qu’il ne me touche plus…
Sandrine réprima un soupir. Une heure de trafic pour jouer à la psy. Mais elle ne se plaignait pas. Elle écoutait la musique des mots et elle adorait ça. Cet accent délicat qui n’avait toujours pas trouvé le moyen de prononcer les « r » ou les « u ».
— Son sentiment pour moi a toujours été abstrait, continua Naoko. Au début, j’ai cru que cette adoration allait se préciser, qu’il allait s’intéresser à la femme sous la Japonaise. C’est le contraire qui s’est produit. Il s’est enfoncé dans son obsession. Il passe encore ses nuits à regarder des films de samouraïs, à lire des écrivains dont je ne connais même pas le nom ! Il écoute des vieux machins au koto qu’on n’entend plus au Japon, excepté à la fin de l’année, dans les grands magasins. T’aimerais vivre avec un mec qui écoute toute l’année « Petit Papa Noël » ?
Sandrine sourit sans répondre. Le serveur revenait avec un plateau en forme de navire chargé de poissons crus, agrémenté des touches roses du gingembre et des pointes vertes du wasabi. Elle se réjouissait, au plus profond d’elle-même, des saveurs imminentes. Depuis la découverte de son cancer, chaque plaisir, même le plus infime, ressemblait à la cigarette du condamné.
Naoko saisit son bol de soupe à deux mains et poursuivit, les yeux rivés sur la table :
— En ce moment, son truc, c’est d’écouter les dialogues de vieilles comédies musicales de la Shochiku. Il a commandé des CD obscurs sur Internet. Il les écoute en boucle, au casque, sans comprendre le moindre mot. Tu trouves ça sain ?
Sandrine prit un air compatissant et cueillit un nouveau rouleau d’algues, de thon et de riz. Elle avait déjà bien entamé la proue du bateau.
— Dix ans de mariage et je ne sais toujours pas s’il a compris que je suis une femme. Je suis avant tout une pièce dans son musée.
— La pièce maîtresse.
Naoko eut une moue sceptique. Elle avait une bouche sensuelle. De profil, sa lèvre inférieure était très légèrement avancée, ce qui lui conférait une grâce animale. Sandrine ne connaissait pas le Japon mais elle avait entendu parler d’une ville historique, Nara, où les biches se promènent en liberté. Elle s’était toujours dit que Naoko venait de Nara.
— À ses yeux, c’est une chance inespérée d’être marié avec une Japonaise. À travers moi, c’est mon pays qui l’accepte. Il y a un mot en français pour ça. Quand le roi sacre un chevalier…
— Adouber.
— C’est ça, il a été adoubé par le Japon. Même nos fils font partie du processus. Parfois, j’ai l’impression qu’ils sont une expérience génétique. Sa tentative de mélanger son sang avec celui de mon peuple.
Sandrine aurait voulu expliquer à Naoko qu’il y avait pire dans la vie. Comme d’approcher la quarantaine sans mec, sans enfant, avec en prime un cancer qui vous ronge les seins, le foie et l’utérus.
Mais Naoko voyait plus grand. D’un geste, elle élargit le tableau de son martyre :
— Finalement, mon problème avec lui, c’est celui que j’ai toujours eu avec la France. Je n’ai jamais été ici qu’une bête de foire. Aujourd’hui encore, quand on apprend d’où je viens, on me dit : « J’adore les sushis ! » Parfois même on se trompe et on me parle de nems. D’autres fois, pour me remercier, on joint ses mains sur la poitrine, à la thaïe. Ou on me souhaite « bonne année » en février, au Nouvel An chinois. J’en ai vraiment marre !
Sandrine attaquait le pont arrière du vaisseau. C’était tellement bon de sentir à nouveau ces parfums… Le goût iodé des poissons. La saveur piquante du gingembre. La noire amertume du soja. Des morsures, mais des morsures d’amant.
— Quand on me connaît mieux, marmonna Naoko, toujours concentrée, on me demande si c’est vrai que les Japonaises ont un vagin plus étroit.
— C’est vrai ?
— Quand je suis venue en France, poursuivit-elle sans relever, je pensais…
— Tu voulais devenir française ?
— Non. Juste un être humain à part entière. Pas un produit exotique. Pas un vagin XS.
Sandrine, la bouche pleine, remit la balle au centre :
— Et toi, demanda-t-elle soudain, t’es sûre de ne plus l’aimer ?
— Qui ?
— Passan.
— On n’en est plus là.
— Vous en êtes où ?
— Au solde de tout compte. Dix ans de vie commune et je ne sais même pas si nous avons des souvenirs ensemble. Aujourd’hui, j’éprouve une vraie tendresse pour lui mais aussi de la pitié. Et aussi de la colère, et… (Elle s’arrêta, au bord des larmes.) L’urgence, c’est de ne plus vivre sous le même toit. On ne se supporte plus, tu comprends ?
Sandrine attrapa encore un petit baiser de riz et de poisson cru qu’elle avala sans le mâcher. Dieu que c’était bon !
— Vraiment, ces trucs au saumon….
Soudain, Naoko planta ses coudes sur la table, comme si elle venait d’avoir une idée.
— Je vais te confier un secret, fit-elle en s’approchant.
— Vas-y. J’adore.
— Si tu vas au Japon, tu ne trouveras jamais de sushis au saumon.
— Non ? Pourquoi ?
— Parce que c’est trop lourd.
Sandrine lui fit un clin d’œil et se resservit :
— Tu veux dire… comme les Français ?
Naoko sourit enfin et attrapa un maki coréen.
Depuis une heure, Passan classait les PV d’audition, les constates, les rapports d’autopsies, les témoignages de proximité, les bilans des experts et autres intervenants réquisitionnés durant les quatre mois d’enquête sur les meurtres de l’Accoucheur. Au bas mot, cinq à six kilos de paperasse.
Officiellement, il triait son dossier d’enquête avant de passer le relais à ses successeurs. En réalité, il scannait les pièces les plus importantes et les transférait sur une clé USB. Dans le même temps, il imprimait une version papier qu’il comptait emporter chez lui — de quoi étrenner son studio à Puteaux.
— T’as merdé, Passan. T’as merdé grave.
Sans lever les yeux, il reconnut la voix — et l’accent marseillais. Le commissaire divisionnaire Michel Lefebvre, son supérieur direct à la Crime. Il était donc venu du 36 pour l’engueuler en personne. Presque un privilège. Olivier attendait ce savon depuis qu’il avait rédigé son rapport en fin de matinée.
Sans un mot, il continua à ranger les liasses dans les chemises puis les chemises dans les cartons posés sur son bureau. Derrière lui, l’imprimante ronronnait. Il espérait que Lefebvre ne viendrait pas fouiner de ce côté.
— Même pas un groupe d’intervention avec toi. Pour qui tu te prends ? Le cow-boy solitaire ?
Passan leva enfin la tête pour découvrir le gradé, dans son habituel complet fil à fil, d’une élégance impeccable. L’homme mesurait plus d’un mètre quatre-vingt-dix et faisait tailler ses costumes sur mesure. Tignasse grise gominée en arrière, chemise Forzieri, cravate Milano, Lefebvre se la jouait « chic italien ». Le problème, outre sa stature, était sa gueule : carrée comme un pavé, des traits musclés de mercenaire. Plus proche du général Patton que de Giorgio Armani.
Il s’était empâté mais une balafre au front attestait qu’il n’avait pas passé toute sa carrière derrière un bureau. Olivier le savait : une autre cicatrice, beaucoup plus longue, barrait son flanc gauche. Lefebvre était l’incarnation vivante d’un de ses aphorismes : « La vérité d’un homme, c’est comme un tatouage : on la voit au pieu ou à la morgue. »
Passan poursuivit son manège avec ses liasses et demanda :
— Qui reprend l’enquête ?
— Levy.
— Levy ? C’est le flic le plus pourri du 36 !
— Il a de l’expérience.
— L’expérience du crime, ça, c’est sûr.
Il connaissait Jean-Pierre Levy de longue date. Le gars croulait sous les dettes de jeu et les arriérés de pensions alimentaires. Aussi bien sur les champs de courses que dans sa vie privée, il n’avait jamais misé sur le bon cheval. Il avait été plusieurs fois accusé de corruption active et passive. Les enquêtes de l’IGS avaient tourné court mais nul n’était dupe. Détournement de scellés, trafic de stupéfiants, rackets discrets, négociations occultes…
Lefebvre marchait lourdement dans la pièce. Il se posta face au bureau et désigna les cartons alignés. Il empestait le parfum de luxe.
— C’est quoi ?
— Le dossier d’enquête de l’Accoucheur.
— Super. Les gars de Levy viendront le chercher.
Passan posa ses deux mains sur les liasses empilées :
— La bête a repris sa liberté, Michel. Ça va être coton pour le choper à nouveau.
— La faute à qui ?
— Cette nuit, c’était un flag. Un vrai. Y avait largement de quoi l’inculper. Calvini est une tête froide qui…
— Calvini protège ses miches. Si n’importe qui d’autre avait serré Guillard, ç’aurait été différent. Mais avec toi aux commandes, c’était pas jouable.
— Je suis écœuré.
Lefebvre prit un ton paternaliste, renforçant son accent du Sud.
— Laisse retomber la sauce, ma couille. Mon téléphone n’arrête pas de sonner. Les politiques ont reçu le télex de Beauvau. Ils sont comme des dingues. Ta corrida de cette nuit, c’est le dernier truc dont ils avaient besoin. Ils rêvent d’un coup d’éclat, tu leur sers un coup fourré. Bravo. Y a plus qu’à prier pour que Guillard et ses avocats ferment leur gueule. Et que les médias nous oublient pour cette fois.
— Vous n’avez qu’à leur donner ma tête.
Le commissaire lâcha un bref ricanement qui ressemblait à un pet :
— Joue pas les martyrs, Passan. On te couvre et tu le sais. (Nouveau ricanement.) On n’a pas trop le choix, en fait. Ça aussi, tu le sais. Sur les autres affaires, où t’en es ?
Olivier dut faire un effort pour se souvenir de ses enquêtes en cours. Il réalisa à quel point il était déconnecté. En marge de son boulot et de lui-même. Il bafouilla quelques commentaires qui ne firent pas illusion.
— Si tu veux continuer le business, rétorqua le colosse, tiens-toi à carreau. Si tu t’obstines à faire chier tout le monde, tu vas te retrouver en uniforme, à patrouiller dans le bois de Boulogne. Tout ce que tu pourras espérer, c’est te faire sucer par des travelos édentés.
Il tourna les talons et arracha au passage le fil électrique de la broyeuse à papier.
— Qu’est-ce que tu fais ?
— Je te préserve des tentations. Des fois que tu veuilles priver Levy de certains éléments.
— C’est pas mon genre. Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour aider…
— Tu feras rien du tout et tu le sais. Tu es déjà en train de copier le dossier pour chez toi. Arrête tes conneries, bon Dieu. En quelle langue faut te le dire ?
Après le départ de Lefebvre, Passan verrouilla sa porte et revint à son travail d’impression. Un détail qu’il ne supportait pas dans ces nouveaux bureaux : les murs étaient vitrés. Chaque flic était comme un poisson dans un aquarium, exposé aux regards de tous. Son chef avait raison. Encore une connerie et il chuterait pour de bon. En plein divorce, ce n’était vraiment pas le moment. Il fallait rentrer dans le rang et adopter une attitude exemplaire. Une phrase de Nietzsche lui traversa l’esprit : « Veux-tu avoir la vie facile ? Reste près du troupeau et oublie-toi en lui. »
Pour se motiver, il appela à l’aide son fameux sens du devoir, sa dévotion au pays. Les concepts à majuscule : l’Ordre, la République, la Patrie. Il n’en tira aucune énergie. Au contraire : tout ça lui paraissait sonner étrangement creux.
Se penchant vers l’imprimante, il récupéra d’autres feuilles, lut quelques lignes et, cette fois, sentit le déclic.
L’Accoucheur : tel était son carburant.
Dès ce soir, il allait relire chaque PV pour trouver une nouvelle faille, un nouveau détail qui lui permettrait d’attaquer sur un autre front.
En réalité, il n’avait pas besoin de reprendre ces pages. Il les connaissait par cœur.
Côté recto, des données d’enquête. Côté verso, un épisode fébrile de son existence.
Le premier cadavre avait été découvert le 18 février dernier, sur une des pelouses de la Maladrerie, cité HLM du fort d’Aubervilliers, au nord-est de la ville. La femme enceinte était nue, ventre ouvert, le bébé carbonisé posé à ses côtés, le cordon ombilical reliant encore les deux corps.
On avait d’abord cru à un règlement de comptes conjugal, version sauvage. Les premiers éléments d’enquête avaient aussitôt démenti cette hypothèse. Audrey Seurat, vingt-huit ans, enceinte de huit mois, avait disparu trois jours plus tôt. C’était son mari qui avait signalé le fait. L’homme possédait un solide alibi. Par ailleurs, aucune trace d’un amant ni d’un suspect dans l’entourage de la victime. Le scénario le plus cohérent était un enlèvement suivi d’un sacrifice dans un lieu inconnu. Le tueur avait ensuite largué mère et enfant dans le parc de la Mala, sans avoir été aperçu par le moindre témoin.
Le procureur avait saisi la Crime de Paris, qui avait confié le dossier au commandant Olivier Passan. Tout de suite, le flic avait compris que cette histoire serait l’affaire de sa vie. Il était d’abord resté en état de choc face aux images de la mise en scène : l’obscénité de ce corps nu, avec le bébé calciné, sur la pelouse verte. Le contraste entre les chairs sanglantes et le gazon frais…
Puis il s’était ressaisi. L’hallucinante cruauté de la mutilation, le mystère autour de la cause de la mort de la mère (malgré l’éventration, le légiste penchait pour un empoisonnement), l’absence d’indices et de témoins : tout traduisait l’œuvre d’un meurtrier aux nerfs de glace. Un être à la fois dément et organisé, délirant et rigoureux — qui n’allait certainement pas en rester là.
Il avait briefé son groupe. Les consignes : reprendre l’enquête à zéro, interroger les voisins, passer au peigne fin l’histoire de la victime, reconstituer ses dernières journées, consulter les fichiers en quête d’un meurtre présentant des similitudes… Tout de suite, les difficultés avaient commencé. Le porte-à-porte n’avait rien donné. La Maladrerie n’est pas une des cités les plus chaudes du 9–3 mais pas non plus un lieu où les flics sont accueillis à bras ouverts. Côté scène de crime, ça n’avait pas été plus brillant. Aucune empreinte, aucune trace organique, aucun indice. Quant aux fichiers d’archives, ils n’existaient que dans les films…
En revanche, la police du quartier disposait d’un centre de supervision urbaine où toutes les images vidéo, appels PC radio, géolocalisations des patrouilles étaient enregistrés. Mais là non plus l’analyse des données n’avait fourni aucun résultat — la plupart des caméras étaient détériorées, aucun fait suspect n’avait été enregistré dans la zone durant les semaines précédentes. Seul un soupçon émergeait : le tueur possédait peut-être un jammer, qui permet de couper toutes les connexions satellite durant dix minutes dans un rayon d’un kilomètre. Ce fait s’était confirmé avec les autres meurtres. Chaque nuit précédant la dépose d’un cadavre, une panne de transmission de quelques minutes était observée aux environs de l’aube. L’heure du tueur.
Renseignements pris, ce type de brouilleur était fabriqué au Pakistan et se vendait sous le manteau. Question : le fait de connaître l’heure exacte d’un trou noir dans une cité d’Aubervilliers apportait-il quelque chose ? Non. Le fait de savoir que l’assassin utilisait du matériel provenant du Pakistan ? Non plus. On avait recherché les filières permettant de se procurer un tel instrument. En vain.
Parallèlement, les résultats toxico du sang, de l’urine, de la bile étaient tombés. La femme était morte d’une injection de chlorure de potassium, composé chimique qu’on utilise pour les réductions embryonnaires lors d’une grossesse multiple. Passan avait personnellement planché sur le KCI, le nom de la formule brute du chlorure de potassium. Son administration en intraveineuse provoque un arrêt cardiaque par fibrillation ventriculaire. C’était à la fois un produit très répandu, déjà présent dans le corps humain et utilisé comme composant dans l’alimentation ou dans la production d’engrais, et une substance rare en tant que poison.
Ses hommes avaient interrogé les fournisseurs des hôpitaux et des cliniques. Ils avaient vérifié les stocks. Checké les vols éventuels. Cuisiné des chimistes afin de comprendre comment on peut transformer ce sel en poison mortel. Ils avaient appris que les candidats au suicide, chez les anesthésistes, le choisissent pour son efficacité. Ils s’étaient lancés sur la piste de chimistes amateurs. Tout ça en pure perte.
Côté victime, même trou noir. Ni Audrey Seurat ni son entourage n’offraient la moindre prise au soupçon. La jeune femme, mariée depuis deux ans, était postière. Sylvain, son époux, ingénieur informaticien. Dionysiens pur jus (les habitants de Saint-Denis s’appellent ainsi), ils s’étaient installés dans la cité Floréal. Ils venaient d’acquérir une voiture d’occasion, une Golf de 2004, et avaient déjà réservé leur place à la maternité Delafontaine. Sylvain avait même posé ses dates de congé parental. Un bonheur annoncé qui avait explosé en vol.
À la mi-mars, Passan n’avait rien récolté, à part une pression grandissante de sa hiérarchie et des coups de fil à répétition d’Ivo Calvini, le magistrat instructeur. Seul point positif : les médias ne s’étaient pas intéressés à l’affaire. Ne disposant pas de tous les éléments, les journalistes n’avaient pas mesuré la dimension spectaculaire de l’homicide.
Le flic s’était acharné. Il avait reconstitué avec soin l’emploi du temps des dernières semaines d’Audrey. Interrogé son employeur, ses collègues, ses amis, les membres de sa famille. Cuisiné son gynécologue, son prof de gym, son coiffeur… Il était même allé voir du côté du garage Alfieri Automobiles, à La Courneuve, où les Seurat avaient acheté leur bagnole. Son hypothèse : à un moment ou un autre, Audrey avait croisé la route du tueur. Un détail dans son allure — visage ? vêtements ? grossesse ? — avait déclenché la pulsion criminelle du cinglé. En retraçant ses allées et venues, il croiserait lui aussi la route du meurtrier.
Il était retourné sur les lieux marquants de l’affaire. La poste de Montfermeil et ses alentours, où Audrey avait disparu. La Maladrerie. Lâchant son costume sombre et sa voiture banalisée, il était venu en RER, il avait arpenté ces petits immeubles enfouis parmi les arbres et les bâtiments publics, réponses des années 60 aux grands ensembles de la décennie précédente.
Il s’était immergé dans le quartier, avait pris son pouls. Il s’était dit, encore et toujours, que le tueur possédait une raison secrète de s’intéresser à ce coin. Soit qu’il y habite, soit, c’était le plus probable, qu’il y ait passé son enfance et qu’un traumatisme l’y ramène comme un ressac de cauchemar.
Pures conjectures. Fin mars, Passan n’était pas loin de penser qu’on n’entendrait plus jamais parler de l’assassin d’Audrey Seurat.
Quelques jours plus tard, un nouveau corps avait été découvert.
Le téléphone sonna. Le flic sursauta comme s’il venait de toucher une clôture électrique.
Il réalisa qu’il était assis par terre, les doigts couverts d’encre et de poussière, enseveli sous les dossiers. Encore une fois, l’enquête l’avait aspiré comme un champ magnétique.
La sonnerie s’entêtait. Il regarda sa montre : 17 heures. Deux plombes qu’il était là, à lire des feuillets qu’il connaissait par cœur. Les autres avaient dû se marrer en le voyant dans cette position, à travers le mur vitré.
La sonnerie toujours.
Perclus de crampes, il se redressa et trouva à tâtons le téléphone sur son bureau.
— Allô ?
— Ils sont là.
Lefebvre.
— Qui ?
— Les bœufs. Ils t’attendent au troisième. Magne-toi.
Passan raccrocha et se releva péniblement. Se massant les reins, il ne put retenir un sourire.
Après le sermon du divisionnaire, le tourniquet de l’IGS.
L’administration française n’offrait pas la moindre surprise.
Trois heures plus tard, Yukio Mishima atterrissait dans un carton, vite rejoint par Yasunari Kawabata et Akira Kurosawa. Deux suicidés, un survivant. Passan tenait à emporter ces portraits dans son studio de Puteaux. Des artistes d’une puissance exceptionnelle, dont l’existence tragique enrichissait encore, d’une mystérieuse façon, leur œuvre. À ses yeux, leur suicide avait valeur esthétique. Kawabata, à soixante-dix ans passés, prix Nobel de Littérature, avait simplement ouvert le gaz dans le petit bureau où il travaillait, comme s’il finissait là un boulot commencé longtemps avant.
Il plaça avec précaution sa théière en céladon, enveloppée dans du papier de soie, à l’intérieur du carton. Il ne s’en était pas trop mal sorti avec l’IGS. Les gars s’étaient montrés conciliants. « Simple rencontre préliminaire », avaient-ils prévenu. Il s’était demandé s’ils n’étaient pas en train de lui préparer le terrain pour un seppuku professionnel…
Le suicide. Fondement de la culture japonaise, obsession de Passan, sujet d’engueulade avec Naoko.
Elle refusait d’admettre que la mort volontaire était au cœur de sa propre culture et expliquait — à raison — que le nombre de suicides au Japon n’est pas plus élevé qu’ailleurs. En retour, il énumérait la liste des Japonais célèbres ayant mis fin à leurs jours. Écrivains : Kitamura Tokoku, Akutagawa Ryunosuke, Ozamu Dazaï… Généraux : Maresuke Nogi, Anami Korechika, Sugiyama Hajime… Conspirateurs : Yui Shosetsu, Asahi Heigo… Guerriers : Minamoto no Yorimasa, Asano Naganori (et ses quarante-sept samouraïs), Saïgo Takamori… Sans parler des kamikazes qui s’écrasaient avec leur avion sur les croiseurs américains, ni des amoureux qui préféraient se jeter des falaises de Tojimbo plutôt que de voir leur passion décliner — une idée qui se tenait, surtout à la lumière de leur propre décrépitude…
Passan admirait ces êtres qui ne craignaient pas la mort. Des hommes pour qui le devoir et l’honneur étaient tout, pour qui la sinistre joie de vivre des « gens heureux » ne comptait pas. Naoko ne supportait pas cette admiration morbide. Pour elle, c’était encore une manière de stigmatiser son peuple. Toujours la même rengaine d’une culture tragique, oscillant entre perversité sexuelle et mort volontaire. Des clichés qui la mettaient hors d’elle.
Olivier avait renoncé à discuter. Il préférait peaufiner sa propre théorie. Pour un Japonais, l’existence est comparable à un fragment de soie. Ce n’est pas sa longueur qui compte mais sa qualité. Peu importe d’en finir à vingt, trente ou soixante-dix ans : il faut que l’existence soit sans tache ni accroc. Quand un Japonais se suicide, il ne regarde pas devant lui (il ne croit pas vraiment à l’au-delà), mais derrière. Il évalue son destin à la lumière d’une cause supérieure — shôgun, empereur, famille, entreprise… Cette soumission, ce sens de l’honneur, c’est la trame du tissu. On ne doit y déceler ni scorie ni souillure.
Le flic débrancha sa bouilloire et la plaça auprès de la théière. Lui-même avait toujours vécu ainsi. Quand il se projetait dans l’avenir, c’était uniquement pour imaginer sa propre pierre tombale. Laisserait-il le souvenir d’un destin exemplaire ? Son fragment d’étoffe serait-il d’une pureté irréprochable ?
C’était déjà raté, compte tenu de tous les coups tordus, mensonges et saloperies qu’il avait dû inventer pour simplement appliquer la loi. En revanche, il n’avait jamais failli sur le plan du courage et de l’honneur. Du temps de la BRI, il avait essuyé le feu. Fait usage de son arme. Tué. Il avait vécu dans l’odeur du propergol et de l’acier chaud. Il avait connu le miaulement des balles, le froissement de l’air sur leur passage — et les décharges d’adrénaline qui allaient avec. Il avait eu peur, vraiment peur, mais jamais il n’avait reculé. Pour une raison simple : le danger n’était rien comparé à la honte qui aurait entaché son existence s’il avait failli.
En définitive, il ne craignait pas la mort mais la vie. Une vie imparfaite, chargée de remords et d’abjections.
Il décrocha un portrait de ses enfants et les observa un instant. Depuis la naissance de Shinji et de Hiroki, tout avait changé. Maintenant, il voulait durer. Leur apprendre le maximum de choses, les protéger le plus longtemps possible. Pouvait-on être un bon soldat quand on avait des enfants ?
— Qu’est-ce que tu fais ?
Passan leva les yeux : Naoko se tenait dans la pénombre, portant encore son sac et son imperméable. Il ne l’avait pas entendue venir. Il ne l’entendait jamais venir. Avec son poids plume et ses yeux de félin qui voyaient dans la nuit.
— J’emporte quelques trucs pour le studio.
Elle considéra les portraits au fond du carton, couvrant d’autres « trésors » : haïkus calligraphiés, bâtons d’encens, reproductions d’Hiroshige et d’Utamaro…
— Toujours ta passion pour les zombies, fit-elle d’un ton sec.
— Des hommes braves. Des hommes d’honneur.
— Tu n’as jamais rien compris à mon pays.
— Comment tu peux dire ça ? Après toutes ces années ?
— Comment, toi, tu peux croire à de telles conneries ? Après avoir vécu dix ans avec moi ? Après être si souvent allé là-bas ?
— Je ne vois pas où est la contradiction.
— Ce que tu appelles « courage » n’est qu’une intoxication. Nous avons été programmés. Formatés par notre éducation. Nous ne sommes pas braves : nous sommes dociles.
— Je crois que c’est toi qui n’as rien compris. Derrière l’éducation, il y a l’idéal d’un peuple !
— Notre idéal, aujourd’hui, c’est de nous libérer de tout ça. Et ne me regarde pas comme si j’étais malade.
— Ta maladie, je la connais, c’est l’Occident, sa décadence. L’individualisme forcené. L’absence de foi, d’idéologie, de…
Elle balaya la tirade d’un geste, comme elle aurait essuyé une traînée de poussière :
— On va pas encore s’engueuler.
— Qu’est-ce que tu veux ? Me dire adieu ? demanda-t-il sur un ton sarcastique.
— Juste te rappeler que les enfants ne doivent pas manger de sucreries. Ça leur fout les dents en l’air. On a toujours été d’accord là-dessus.
Avec un temps de retard, Passan comprit l’allusion. Il parlait seppuku, elle lui répondait Chupa Chups. Il avait toujours été sidéré par le matérialisme de Naoko, son attachement irrationnel aux détails de la vie quotidienne. Un jour, il lui avait demandé quelle était la première qualité qu’elle attendait d’un homme. Elle avait dit : « La ponctualité. »
— OK. Deux sucettes, ça ne changera pas la face de leur éducation, non ?
— J’en ai marre de répéter les mêmes choses.
Passan se baissa pour attraper son carton à deux mains.
— C’est tout ?
— Non. Je voulais aussi te rendre ça, ajouta-t-elle en déposant quelque chose sur les photos entassées.
Passan découvrit un poignard glissé dans un fourreau de jacquier noir. Le manche en ivoire brillait d’un éclat immaculé sous l’éclairage électrique. La courbe de bois laqué touchait à la perfection. Passan le reconnut au premier coup d’œil. Il se souvint pourquoi il l’avait choisi : le fourreau lui rappelait la chevelure de Naoko, l’ivoire sa peau blanche.
— Garde-le. C’est un cadeau.
— On en est plus là, Olive. Remballe ton truc.
Il laissa glisser sur lui la laideur des mots.
— C’est un cadeau, répéta-t-il d’un ton buté. Ça ne se reprend pas.
— Tu sais ce que c’est, non ?
Posé à l’oblique, l’arme croisait le fer avec les visages impassibles de Kawabata, Mishima, Kurosawa. Splendide.
— Un kaïken, murmura-t-il.
— Tu sais à quoi ça sert ?
— C’est moi qui te l’ai dit ! T’étais même pas au courant !
Il contempla à nouveau le précieux objet, rêveur :
— C’est avec ce poignard que les femmes des samouraïs se suicidaient. Elles se tranchaient la gorge, après s’être attaché les jambes repliées pour mourir dans une position décente et…
— Tu veux que je me suicide ?
— Tu gâches toujours tout, répondit-il d’une voix lasse. Tu renies ta propre culture. Le code de l’honneur. Le…
— T’es un malade. Toutes ces conneries n’existent plus depuis des siècles. Heureusement.
Le carton lui paraissait peser plus lourd à chaque seconde. Fardeau de sa vie passée, poids de ses croyances démodées.
— Alors, c’est quoi le Japon pour toi ? hurla-t-il soudain. Sony ? Nintendo ? Hello Kitty ?
Naoko sourit, et il comprit que, malgré le kaïken dans le carton, et le .45 à sa ceinture, la seule à être armée dans cette pièce, c’était elle.
— Il est vraiment temps que tu te casses.
Passan la contourna et franchit le seuil :
— On se reverra chez l’avocat.
Debout sur la pelouse, Naoko grelottait, les yeux fixés sur le portail.
Elle avait aidé Passan à porter ses derniers cartons. Il était parti sans un mot, sans un regard. Il faisait frais mais une espèce de chaleur fiévreuse soufflait par instants, lourde, humide, hésitante. Seuls les oiseaux paraissaient sûrs de la saison : ils pépiaient furieusement, invisibles, quelque part dans les arbres.
Enfin, elle s’ébroua et revint vers la maison. Une boule d’angoisse lui barrait la gorge. Elle fila dans la chambre des garçons — une deuxième pièce était prévue pour eux mais Passan n’avait jamais eu le temps de la finir. Elle embrassa Hiroki, encore tout ébouriffé du bain, et Shinji, concentré sur sa DS. Les enfants ne firent aucun cas de son arrivée et cette indifférence la rassura. Une soirée comme une autre.
Naoko rejoignit la cuisine. Les soles et les pommes de terre étaient déjà prêtes. Elle n’avait pas faim. Elle avait encore sur l’estomac les makis de Sandrine. Leur conversation lui revint en mémoire. Pourquoi s’était-elle énervée ainsi contre Paris, contre la France ? Il y avait longtemps qu’elle était anesthésiée contre ces galères d’exilée…
Les garçons surgirent en riant. Dans un concert de cliquetis d’assiettes et de couverts, ils s’installèrent.
Shinji attaqua aussi sec :
— Pourquoi vous vous séparez avec papa ?
Il se tenait droit sur sa chaise, comme lorsqu’on interroge en classe son institutrice. Elle comprit qu’en tant qu’aîné, il posait aussi la question au nom de son frère.
Elle n’eut pas la force de répondre en japonais :
— Pour ne plus nous disputer.
— Et nous ?
Elle les servit puis s’assit entre eux, afin de donner plus de chaleur à ses paroles :
— Vous, vous serez toujours nos amours. On vous a déjà expliqué la nouvelle organisation. Vous restez à la maison. Une semaine avec maman, une semaine avec papa.
— On pourra voir l’autre maison de papa ? intervint Hiroki.
Elle lui ébouriffa les cheveux, appuyant son sourire :
— Bien sûr ! C’est aussi chez vous ! Et maintenant, mangez.
Shinji et Hiroki plongèrent dans leur assiette. Ses enfants n’étaient pas le cœur de sa vie, ils étaient la vie de son propre cœur. Chaque battement, et même le silence entre deux palpitations, leur était dédié.
Shinji, huit ans, était le rigolo de la bande. Il avait l’énergie, l’humour de son père — et aussi une décontraction naturelle qui ne venait ni d’elle ni de lui. Son métissage se révélait dans une mystérieuse ironie. Il portait ses traits asiatiques avec une distance amusée, une gaieté décalée qui semblait dire : « Ne vous fiez pas aux apparences. »
Hiroki, six ans, était plus sérieux. Strict sur ses habitudes, ses horaires, ses jouets : toute la rigidité de sa mère. En revanche, il ne lui ressemblait pas physiquement. Sous ses cheveux noirs, il avait une tête toute ronde, qui déconcertait Naoko. Les Japonais sont fiers de l’ovale de leur visage, par opposition aux Chinois ou aux Coréens. Sur cette face de lune, planait toujours une sorte de distraction rêveuse. Souvent, le petit garçon entrait dans la conversation comme quelqu’un qui s’est trompé de porte. Il énonçait quelque chose qui n’avait rien à voir avec le propos, s’étonnait lui-même d’être là, puis se taisait à nouveau. On se disait alors qu’il vivait sur une autre planète. Et on craquait encore plus pour le petit bonhomme…
Le dîner était achevé. Naoko avait réussi à mener la conversation sur des sujets variés : l’école, Diego, le judo pour Shinji, un nouveau jeu de DS pour Hiroki… Sans qu’elle ait à le leur demander, les deux garçons rangèrent leur assiette dans le lave-vaisselle et filèrent au premier.
Après avoir embrassé Hiroki dans son lit, Naoko lui murmura en japonais :
— Demain, j’arriverai plus tôt et on prendra le bain ensemble. On fera la toilette de kokeshi !
Le petit garçon sourit à l’évocation des poupées nippones. Il somnolait déjà.
Il répondit dans une espèce de jargon franco-japonais :
— Tu laisses la porte ouverte ?
— Pas de problème, ma puce. Fais dodo.
Elle lui donna un dernier baiser dans le creux de l’épaule et passa à Shinji, plongé dans un Mickey Parade.
— Tu laisses la lumière dans le couloir ? demanda-t-il en japonais pour l’amadouer.
Elle éteignit la lampe de chevet en souriant :
— J’ai vraiment une bande de poules mouillées à la maison !
Bien plus tard, Passan rentra dans son studio. Perdu. Rejeté. Maudit.
Avant de regagner Puteaux, alors même qu’il transportait ses trésors japonais dans son coffre, il avait cédé à ses vieux démons. La Défense. Puis le 8e arrondissement et ses bonnes adresses…
Il y avait ses habitudes. Bars. Boîtes. Escorts. Pas des vieilles copines comme on en voit dans les films où le flic a toujours une maîtresse prostituée. Les adresses de Passan réservaient toujours des surprises — des nouvelles filles, des relations inédites. Bien trop chères pour lui bien sûr, mais un flic, ça peut toujours servir. Olivier n’avait rien à voir avec le condé bienveillant. Il n’était pas bon d’avoir un ami comme lui : il était bon de ne pas l’avoir comme ennemi, nuance… Obscurément, ce climat de crainte, de domination l’excitait encore plus.
Quelques années après son mariage, alors que son désir pour Naoko l’avait quitté comme le sang quitte un visage effrayé, il avait repris ses habitudes de célibataire. Les boîtes glauques. L’exploitation des putes de luxe. L’assouvissement de ses pires pulsions. Du troc pur et simple : quelques coups gratis en échange de sa protection.
Pourquoi ce besoin de se soulager avec des pros corpulentes et vulgaires alors qu’une des plus belles créatures de Paris l’attendait à la maison ? La réponse était dans la question. On ne baise pas la femme de sa vie, en position du chien, avec éjaculation faciale en guise de point d’orgue. A fortiori quand il s’agit de la mère de ses enfants.
La maman et la putain. Malgré son âge, malgré son expérience, Olivier n’avait jamais dépassé cet antagonisme puéril. Huit années de psychanalyse n’y avaient rien fait. Il lui était impossible, au plus profond de sa chair, d’associer désir et amour, sexe et pureté. La femme était pour lui une blessure dont les bords refusaient de se rejoindre.
Avec Naoko, il avait connu une première vague d’excitation, si neuve, si fraîche qu’il n’avait pas eu l’impression de salir sa madone. Quand ses goûts anciens l’avaient rattrapé, il s’était naturellement détourné de sa fée japonaise. Retour aux sources. Femmes aux hanches larges, aux cuisses grasses, aux seins lourds. Positions humiliantes. Injures. Soulagement du ventre associé à une espèce de revanche obscure. Quand le plaisir éclatait entre ses cuisses, ses dents se serraient sur un rugissement de triomphe, noir, amer, sans but ni objet.
Pas question d’associer son épouse à de telles turpitudes. Son enfer personnel ne regardait que lui.
L’ultime paradoxe était que Naoko l’aurait suivi dans ses fantasmes. Les Japonaises ont une approche du sexe totalement libérée. À mille lieues de la culpabilité chrétienne qui ronge les Occidentaux. Mais Passan ne voyait pas Naoko ainsi. Sa peau lisse et blanche, son corps musclé, sans la moindre imperfection, ne l’excitaient pas. Elle était faite pour la prière, pas pour la luxure.
Naoko n’était pas dupe. Chaque femme connaît le biorythme sexuel de son partenaire. Elle avait laissé courir, au nom peut-être de cette vieille tradition japonaise selon laquelle le mari fait des enfants à son épouse et cherche son plaisir chez les prostituées. Premier silence, premier compromis. La frustration s’était insinuée entre eux, dressant un mur invisible, transformant chaque geste en attaque, chaque mot en poison. L’éloignement des cœurs commence toujours par l’éloignement des corps…
Il se gara dans une ruelle derrière la vieille église de Puteaux, le long des quais. Il dut faire trois voyages à pied pour transporter ses archives et ses bibelots. Une fois ses derniers cartons posés au centre de la pièce, il considéra son nouveau repaire. Trente mètres carrés de parquet flottant, trois murs blancs s’ouvrant sur une baie vitrée, une cuisine dissimulée derrière un comptoir en contreplaqué. À quoi s’ajoutaient, en guise de mobilier, un convertible, une planche posée sur deux tréteaux, une chaise, une télévision. Le tout dans un immeuble des années 60. Vraiment pas de quoi pavoiser.
Depuis des semaines, il déménageait à petit feu, reculant toujours le moment de s’installer pour de bon. Il ôta sa veste et demeura encore quelques minutes immobile. La seule idée qui lui vint en cet instant était le témoignage d’un pilote kamikaze sauvé par l’armistice. Quand on l’avait interrogé sur son état d’esprit de l’époque, il avait répondu avec un sourire confus : « C’est tout simple : on n’avait pas le choix. »
Il fila sous la douche. Il y resta près d’une demi-heure, espérant effacer les souillures de la soirée. Il accordait décidément trop de pouvoir à l’eau municipale.
Enfilant un caleçon et un tee-shirt, il se prépara un litre de café, plaça dans le micro-ondes le bento qu’il s’était acheté chez un traiteur japonais, puis engloutit les brochettes de poulet, les boulettes de fromage, le riz sans prendre la peine de s’asseoir. Cela lui rappelait ses années d’études : cours de droit, plats à emporter et solitude.
Tout en mastiquant, il se remémora les bribes d’informations qu’il avait pu obtenir sur l’enquête de Stains en fin d’après-midi. Le légiste qui avait pratiqué l’autopsie, Stéphane Rudel, confirmait : c’était bien le même modus operandi. Par ailleurs, les instruments retrouvés dans l’atelier correspondaient aux mutilations des victimes précédentes. Passan était curieux de savoir comment Guillard expliquerait la présence de ce matériel dans son atelier de mécanique. Pour le reste, il fallait attendre : les analyses toxico étaient en cours.
Isabelle Zacchary, la coordinatrice de l’Identité judiciaire, l’avait aussi appelé. Pour l’heure, elle n’avait rien. Pas un seul objet, pas la moindre fibre ni la moindre surface qui fasse le joint entre l’ADN de Guillard et celui de la victime. À croire qu’il ne l’avait pas touchée.
Il balança les restes de nourriture dans la poubelle et jeta un coup d’œil à sa montre : pas loin de minuit. Il n’avait pas sommeil. Il attrapa la cafetière, une tasse, un yaourt et déposa le tout près du sofa. Puis il s’assit en tailleur sur le parquet, dos appuyé au canapé, et s’attaqua au premier carton d’archives.
Il se lança dans un nouveau tri des documents et commença sa lecture. Au bout d’une demi-heure, il voyait les lignes s’entremêler. Il but une nouvelle goulée de café et préféra fermer les yeux. Des cercles rougeâtres, bordés d’un halo violet, dansaient sous ses paupières.
Il reprit mentalement l’historique de son enquête, là où il l’avait laissé dans l’après-midi.
3 avril 2011. Comme celui d’Audrey Seurat, le cadavre de Karina Bernard, trente et un ans, enceinte de sept mois et demi, avait été déposé au cœur d’une cité du 9–3 : les Francs-Moisins, à Saint-Denis. Un quartier beaucoup plus chaud que la Maladrerie : classé ZUS (zone urbaine sensible), il constituait un des secteurs à risque de la ville.
Passan et sa ruche s’étaient aussitôt mis au boulot. Pour découvrir un scénario à l’identique. Même profil de victime. Même mode opératoire. Même panne satellite quelques heures avant la trouvaille macabre. Même absence d’indices et de traces…
Un nouveau fait était apparu toutefois : grâce à des prélèvements de l’humeur vitrée des yeux du nourrisson (dont le corps était moins dégradé que le précédent), le laboratoire de toxicologie avait repéré la présence de chlorure de potassium. Le bébé avait donc subi la même injection que la mère — au moins il n’avait pas brûlé vif. Que cherchait le tueur ? Voulait-il éviter toutes souffrances à ses victimes (on avait également retrouvé des traces d’anesthésiant dans leur sang) ?
L’enquête s’était assombrie d’une difficulté supplémentaire : l’intervention des médias. Les journalistes avaient cette fois réalisé le caractère spectaculaire du meurtre et fait le lien avec le précédent. Ils tenaient leur scoop : un serial-killer ! Un tueur de femmes enceintes ! Ils lui avaient trouvé des surnoms : « l’Accoucheur », « le Boucher du 9–3 »… Ils avaient couvert la procédure en temps réel. Équipes sur le terrain. Informations régulières. Sites internet… Résultat, les faux témoignages, les délires spontanés affluaient. En revanche, la cité des Francs-Moisins, déjà peu accueillante au naturel, s’était fermée à double tour face à cette déferlante de flics et de caméras.
Passan était dans le collimateur. Ses supérieurs l’appelaient. Ivo Calvini l’appelait. Le maire de Saint-Denis l’appelait. Le préfet de la Seine-Saint-Denis l’appelait. Les journalistes l’appelaient… Il n’avait rien à leur répondre. Hormis une conviction qui ne cessait de se renforcer : le tueur était un enfant du 9–3. Il y avait subi un traumatisme, sans doute lié à sa naissance, et se vengeait à coups de cadavres disséminés.
Mais cette intuition ne menait nulle part. Que pouvait-il faire ? Remuer les archives des maternités du département ? Pour chercher quoi ? Un accouchement qui se serait mal passé ? Un enfant malformé ? Renié ? Son idée était trop vague.
Il s’était plutôt replongé dans le tissu social de Saint-Denis. Il connaissait ces lieux : il y avait grandi. Mais depuis son époque, les choses avaient changé. Les usines à sommeil étaient devenues des usines à violence. Les logements sociaux avaient engendré un champ de bataille, où se menait une guérilla confuse, où on tirait à balles réelles des deux côtés.
Il avait écumé le terrain, tourné avec la SDPJ 93, les BAC. Il avait découvert le monde des perquisitions au pas de charge, sous une pluie de silex, de cocktails Molotov… Les bagnoles brûlées, les femmes violées qui sautent par la fenêtre, les vols à la portière…
Il avait aussi rencontré des élus locaux, des conseillers, des experts. Des optimistes qui avaient des projets plein la tête. Des alarmistes qui préconisaient d’acheter des drones, des caméras, des armes. Des radicaux qui voulaient tout détruire pour édifier, à la place, des résidences plus coûteuses. Montez les prix, la vermine crèvera d’elle-même…
Il avait aussi approché des responsables de collectivités locales, d’associations de quartier. Grâce à ces intermédiaires, il était entré en contact avec les chefs de gangs. Il avait été reçu dans des caves aménagées, où des gamins braquaient des M16, des Uzi et des armes de poing au numéro limé. Assailli par une forte odeur de shit, parmi des canettes vides et des seringues usagées, Passan avait joué franc jeu. Il avait décrit la méthode du tueur. Donné ses rares indices. Livré ses craintes. Chacun avait écouté le « babtou », un doigt sur la détente.
Les seigneurs de guerre ne savaient rien mais il avaient promis : ils allaient multiplier leurs patrouilles, sillonner les caves, les toits, les terrains vagues. Pas question qu’un assassin opère sur leurs terres et se débarrasse de sa viande froide dans leur quartier. Passan avait songé au film M. le maudit où un tueur d’enfants est capturé et jugé par la pègre de la ville où il sévit.
Parallèlement, le travail de fourmi sur Karina Bernard avait révélé un détail — un infime détail. Début mars, la victime avait donné sa voiture à réparer dans un atelier mécanique de Saint-Denis, la société Fari. Ce simple nom — sa consonance — lui avait rappelé le garage qui avait vendu la Golf à Audrey Seurat : Alfieri Automobiles. Un clic sur Internet, pour découvrir que les deux enseignes appartenaient au même groupe, dirigé par un certain Patrick Guillard.
Simple coïncidence ? Les autopsies avaient révélé des traces de lien cranté ainsi que des fibres de caoutchouc ignifugé sur la peau des victimes. L’hypothèse du légiste : des marques de courroie de distribution. À quoi s’ajoutaient des stries singulières sur la langue des mortes : le meurtrier les aurait bâillonnées avec des fragments de pneu.
Passan avait vérifié le pedigree de Guillard. Rien à signaler, sauf que l’homme était, comme lui, un enfant de l’Aide sociale à l’enfance. Né sous X, à Saint-Denis, il avait sans doute grandi dans des foyers ou des familles d’accueil mais impossible d’obtenir son dossier auprès de l’ASE. Le flic n’avait retrouvé sa piste que lorsque l’apprenti s’était mis à bosser, à dix-sept ans, à Sommières, dans le sud de la France, en tant que mécano.
Olivier avait suivi son ascension de garage en garage. 1997 : gérance d’un premier atelier, à Montpellier. 1999 : voyage aux États-Unis pour bricoler des moteurs en Arizona et en Utah. 2001, premier atelier à Saint-Denis : Alfieri. Guillard a trente ans. 2003, deuxième concession : Fari, à La Courneuve. 2007, troisième point de vente : Feria, avenue Victor-Hugo, Aubervilliers. Sans compter des gérances de centres de contrôle technique, d’ateliers d’entretien et de réparations rapides (vidanges, pneus, pare-brises, pots d’échappement, etc.). Toujours dans le 9–3 — et plus précisément dans l’ouest du département : La Courneuve, Saint-Denis, Épinay, Saint-Ouen, Stains… La zone des disparitions et de la découverte des corps.
Côté vie privée, Guillard était célibataire, sans enfant. Côté justice, pas de casier, pas même l’ombre d’un PV. Un orphelin qui s’était fait tout seul, à force de volonté et de passion pour la mécanique.
L’homme l’avait reçu dans les bureaux de son siège, à Aubervilliers, et lui avait fait visiter le garage qui jouxtait ses locaux. Trois mille mètres carrés de ciment peint, sur deux étages, consacrés à la vente de voitures et à leur réparation. Un lieu d’une propreté étonnante, où on aurait pu dîner sur le sol. Il y avait de quoi être impressionné. Passan ne l’était pas.
Il sentait quelque chose.
Patrick Guillard était affable. Il était aussi étrange. Physiquement d’abord. À quarante ans, l’homme était un athlète de petite taille, un bloc de muscles court sur pattes. Il avait la tête entièrement rasée, sans doute pour régler une fois pour toutes le problème d’une calvitie naissante. Ses traits tenaient du bulldog. Des yeux pochés, un nez épaté, des lèvres épaisses, boudeuses, laissant supposer de lointaines origines africaines.
En même temps, un soupçon de féminité émanait de ce colosse modèle réduit. Une démarche sautillante. Des rires aigus. Des mouvements de poignets trop souples, trop langoureux… Le garagiste lui rappelait les acteurs de kabuki qui jouent des rôles féminins — des mâles séducteurs qui ne parviennent jamais, dans la vie, à se débarrasser de leur préciosité.
Bien sûr, Guillard ne connaissait ni la première ni la deuxième victime — il n’avait aucun contact avec la clientèle de ses garages. Il avait pris une mine consternée quand Passan lui avait rappelé le calvaire de ces femmes, puis il avait retrouvé son sourire et expliqué pourquoi ses enseignes répétaient les mêmes sonorités, allusions à son rêve originel de travailler pour les usines Ferrari. « Depuis, j’ai atterri mais ces syllabes m’ont porté bonheur. »
Passan aurait dû se sentir en empathie avec son hôte. Un orphelin, comme lui. Sous ce discours convenu, il percevait plutôt une rumeur, un chuchotement à peine perceptible. Quelque chose déconnait.
Il n’avait plus lâché Guillard. Avec ses gars, il avait organisé une véritable traque. Il avait réussi à obtenir un soum, fourgon de surveillance équipé, assigné à une autre enquête. Il assurait lui-même la plupart des gardes de nuit. Compte tenu de sa vie privée, aucun problème. Le jour, il décryptait celle du garagiste, via la paperasse. La nuit, il observait l’homme, in situ.
Jamais sa conviction n’avait faibli. Pourtant, rien ne collait. Patrick Guillard possédait de solides alibis pour chaque enlèvement et n’avait pas le profil du tueur. Un exemple : il adorait les enfants, faisait des cadeaux aux mômes des cités qui jouxtaient ses garages. Impossible de l’imaginer dans la peau du tueur de bébés. Mais pourquoi alors n’avait-il ni gosse ni épouse ? Un homosexuel ?
Fin avril, Passan avait pris quatre jours de vacances pour se rendre dans la région de Montpellier et sonder le passé professionnel de l’homme d’affaires. Il avait retrouvé les ateliers où l’apprenti avait travaillé. Partout, il avait laissé un bon souvenir. Un type souriant, doué, appliqué. Selon ses employeurs, Guillard avait passé son enfance dans le 93 mais il n’aimait pas en parler. Des mauvais souvenirs ?
Les filatures, les perquisitions surprises, les écoutes téléphoniques, le piratage de ses données informatiques, l’analyse de ses comptes n’avaient rien donné. Finalement, Olivier n’avait obtenu qu’un résultat : le suspect avait contacté ses avocats. La hiérarchie du flic avait été alertée. Engueulades. On avait convaincu Guillard de ne pas porter plainte mais le commandant avait dû prendre ses distances.
Le 11 mai 2011, un troisième corps avait été découvert.
Rachida Nesaoui, vingt-quatre ans, enceinte de sept mois et trois semaines, nue, éventrée. Le cadavre reposait dans un terrain vague qui jouxtait la cité la Forestière, à Clichy-sous-Bois, une Zone Franche Urbaine (ZFU), plus sensible encore que les territoires précédents.
Il avait donc suffi que la surveillance se relâche pour que l’Accoucheur frappe à nouveau. Pour Passan, c’était comme un aveu : Guillard était le tueur. Un peu court comme raisonnement mais le lendemain, il l’avait arrêté, à 6 heures du matin, l’arrachant, menottes au poing, à son hôtel particulier de Neuilly-sur-Seine.
Fouille au corps, prise d’empreintes, prélèvements de salive — Guillard avait refusé de se déshabiller. Passan n’avait pas insisté mais il l’avait cuisiné pendant plusieurs heures. Tout y était passé : brutalités, menaces, injures, pauses plus calmes, où il l’avait joué ami-ami… Jusqu’au moment où l’avocat du garagiste avait rappliqué et l’avait fait libérer dans l’instant.
Entre-temps, Fifi avait étudié les fadettes des garages : aucun appel à Rachida Nesaoui. La jeune femme n’avait même pas le permis de conduire. Le lien, déjà mince, entre les deux premiers meurtres et Guillard ne tenait pas pour celui-là.
Cette fois, l’homme d’affaires avait porté plainte. Fin mai, le flic était passé devant le juge. Ses agissements étaient illégaux. Son dossier vide. Son acharnement dénué de motif. Il avait été condamné à deux mille euros d’amende pour harcèlement policier, injures et violences volontaires, violation du devoir déontologique du fonctionnaire de police. Le juge avait tenu compte de ses états de service et négligé la peine de prison avec sursis demandée par l’accusation. Il avait également refusé la mise à pied.
Le flic avait encaissé la sentence sans broncher. Son esprit était ailleurs. Il venait d’apprendre qu’un ADN inconnu avait été relevé sur la scène d’infraction numéro 3. Or, depuis la garde à vue de Guillard, il possédait son empreinte génétique. L’avocat avait exigé la destruction immédiate de ces données mais s’il faisait vite, il pouvait encore ordonner une comparaison.
Il avait quitté le tribunal au pas de course. Récupéré l’échantillon dans le frigo de l’UMJ Jean-Verdier, à Bondy, parmi les autres fragments congelés de suspects et les petites culottes sous enveloppe des femmes violées. Il avait rejoint le laboratoire de la Police scientifique, à Rosny-sous-Bois. Demandé à un expert de confronter les deux ADN. L’opération n’avait pris que quelques heures. Pour aboutir à une nouvelle déception : il ne s’agissait pas des mêmes empreintes.
Pourtant, ce nouveau fiasco avait produit un scoop : la carte génétique du suspect avait révélé son anomalie sexuelle.
Le garagiste avait parfaitement réussi à camoufler son versant féminin. Il avait su se fondre dans la masse, mais que se passait-il exactement dans sa tête ? Était-il un homme ou une femme ? Les deux ?
Passan imaginait les tortures physiques et psychiques qu’il avait dû subir dans les foyers, les familles d’accueil, les centres de jeunes travailleurs. L’angoisse des douches, des visites médicales, des vestiaires… Lui-même était passé par ces lieux : pas précisément l’école du rire. Si Guillard avait grandi dans le 9–3, alors il possédait un vrai mobile pour en vouloir à ces lieux de sinistre mémoire.
Condamné par la justice, désavoué par ses supérieurs, Passan avait décidé de poursuivre l’enquête en solitaire. Il avait contacté les hôpitaux de Saint-Denis, de La Courneuve, des villes voisines, en quête de renseignements sur le patient Guillard. En vain. Le secret médical formait un rempart solide et pas question de demander une dérogation à l’Ordre des médecins.
L’ASE refusait aussi de lui fournir la moindre information. Et plus moyen de surveiller ni d’approcher le garagiste. Quant à l’enquête concernant la troisième victime, pas plus de résultats que pour les autres. La parano s’était emparée du département. Les femmes enceintes n’osaient plus sortir de chez elles. Des rumeurs circulaient : le tueur était un flic, les meurtres ordonnés par le gouvernement pour terrifier les habitants et les chasser des cités. Quant aux médias, ils assuraient toujours leur rôle de pompiers incendiaires, mettant en perspective la panique des cités et l’absence de résultats de l’enquête.
Dans ce chaos, la disparition de Leïla Moujawad, le 18 juin, avait fait figure de climax.
Passan avait été pris de court. Dans son obstination à serrer Guillard, il avait presque oublié que le meurtrier pouvait frapper à nouveau, quelle que soit son identité. Sa première idée avait été d’aller secouer Guillard et de lui faire avouer où il avait séquestré sa victime. Mais il ne pouvait plus agir — et certainement pas de cette façon-là.
Restaient donc les opérations classiques de recherche. Patrouilles renforcées, porte-à-porte, appels à témoins. En réalité, chacun attendait la découverte du cadavre de Leïla…
C’est alors que Passan avait reçu une information capitale. Quelques semaines auparavant, il avait convaincu un gars de la Brigade financière, rue du Château-des-Rentiers, de décrypter la holding de Patrick Guillard, via un piratage informatique. Il n’y croyait pas trop mais voilà que la BF avait identifié, au sein de la constellation des sociétés, une entreprise de service, nommée PALF, aux activités mal définies — « recherches et applications en matière de maintenance et de réparations automobiles ». Cette boîte, domiciliée à Jersey, facturait ses conseils à plusieurs garages du groupe. Elle encaissait ces gains — élevés — puis les reversait à une SCI anglo-normande. En clair, Guillard pratiquait la méthode des fausses factures au sein de ses sociétés. Nul ne pouvait l’en blâmer. En revanche, une pépite sortait du bourbier : la SCI de Jersey possédait un atelier mécanique à Stains, qui n’apparaissait nulle part dans la constellation Guillard. Une planque ? Un sanctuaire ?
Le flic avait obtenu le renseignement le dimanche 19 juin, à 23 h 30. Pas la peine de prévenir qui que ce soit : personne ne voudrait intervenir avant l’heure légale, 6 heures du matin. Et tout ce qui provenait de lui à propos de Patrick Guillard sentait le soufre.
Pas de temps à perdre. Coup de fil à Fifi. Ronde en duo, ni vu ni connu, aux alentours de l’entrepôt.
On avait vu le résultat.
La pire bavure de sa carrière.
Passan se massa les paupières et ouvrit les yeux.
Rien de neuf sous la lampe à LED.
Ces faits chaotiques, ces informations qui ne menaient nulle part lui paraissaient se répercuter dans tout son corps : morsures à l’estomac, crampes dans les membres, points douloureux dans la colonne vertébrale.
2 heures. Et toujours pas sommeil. Il plongea la main dans un autre carton et attrapa les photos des scènes d’infraction. Il remplit sa chope de café avant de repartir pour un tour de cauchemar de visu.
Audrey Seurat. Karina Bernard. Rachida Nesaoui. La même scène, la même dépouille, ou presque. Chaque cadavre, dont la blancheur contrastait violemment avec la glaise noire ou les pelouses verdoyantes, était relié par un cordon racorni à un morceau de roche volcanique — le nourrisson carbonisé.
Il avait détaillé mille fois ces clichés et ils ne lui faisaient plus ni chaud ni froid. Cette nuit, ils lui rappelaient surtout le carnage de la veille. La bagarre avec les voyous. Guillard sur le seuil de son atelier. Le nouveau corps, le nouveau feu, à l’intérieur. Le tueur se débattant sous ses coups… Il se revoyait, lui, le maintenant sur la chaussée alors que le semi-remorque arrivait…
Le klaxon du camion le réveilla.
Gorgée de café. Un détail résistait au tréfonds de sa conscience mais il ne voyait pas lequel.
Quelque chose d’important.
Lecture. Patrick Guillard se tient sur le seuil de son entrepôt. Ciré noir. Crâne blanc. Reflets virevoltants sur son visage hagard.
Focus. Il porte des gants bleu pâle, tachés de sang…
Passan accéléra le mouvement. Quelques minutes plus tard.
Stop. Guillard se débat sur la chaussée détrempée.
Gros plan. Il a les mains nues.
Passan attrapa son téléphone portable. Une pression. Un numéro.
— Allô ?
La voix de Fifi, ensommeillée.
— C’est moi. Je sais comment coincer Guillard.
— Hein ?
Il perçut le froissement des draps et accorda quelques secondes à son adjoint pour retrouver ses esprits.
— Quand il s’est tiré, reprit-il, il portait des gants de chirurgien. Quand je l’ai chopé sur la nationale, il n’en avait plus. Il les a balancés dans le terrain vague.
— Et alors ?
La voix du lieutenant s’était éclaircie, traduisant son retour à la lucidité.
— Ces gants, c’est le joint qui nous manque. Côté recto, le sang de la victime. Côté verso, l’empreinte génétique de Guillard. Sa sueur a drainé des particules desquamées de sa peau. Les labos sont capables d’analyser l’ADN à partir de ces fragments. Ces gants, c’est son ticket pour la taule !
Nouveaux frottements de tissu, un briquet qui claquait :
— Okay, fit le punk, en prenant le temps d’inhaler une bouffée de cigarette. Donc ?
— On va fouiller le terrain.
— Quand ?
— Maintenant. Je viens te chercher.
— Debout, les monstres !
Naoko ouvrit à demi les rideaux pour laisser pénétrer la lumière dans la chambre. Elle avait mal dormi, quelques heures seulement. Elle avait émergé à l’aube et écouté la litanie de la pluie. En suspens dans l’obscurité, bercée par cette cadence, elle aurait pu se croire à Tokyo. Son île était sujette aux averses comme une femme est sujette aux larmes.
Patiemment, elle avait attendu l’heure de réveiller les enfants en ruminant ses interrogations : fallait-il vraiment vendre la villa ? Cette idée d’alternance était-elle la bonne ? Elle était décidée à en parler à Passan, aujourd’hui même.
Elle se pencha sur Shinji et le couvrit de petits baisers. Quand elle les voyait dormir ainsi, elle devait se faire violence pour les déranger. Elle ne cessait de lutter contre son inclination naturelle à la tendresse, la douceur. Pour faire bonne mesure, elle redoublait de fermes résolutions, de manifestations d’autorité.
— Allez, debout, mon chéri, murmura-t-elle en japonais.
Elle passa à Hiroki qui se réveillait plus facilement. L’enfant s’ébroua. En réalité, Naoko n’était pas formatée pour exprimer ses sentiments. La violence de son père avait brisé quelque chose en elle qui la rendait maladroite dans ses marques d’affection.
— Allez, Shinji ! fit-elle au plus grand qui n’avait toujours pas bougé.
Elle ouvrit complètement les rideaux et revint vers lui, bien décidée à le tirer du lit. Elle s’arrêta net : une Chupa Chups était posée à côté de son oreiller.
Elle sentit des picotements sur sa peau et secoua le garçon sans ménagement :
— Réveille-toi !
Il finit par ouvrir un œil.
— Qui t’a donné ça ? demanda-t-elle en français, brandissant la sucette.
— Je sais pas…
Mue par une intuition, elle se tourna vers Hiroki. Il était assis sur son lit, une Chupa dans les mains.
Elle la lui arracha d’un geste et hurla :
— Qui vous les a données ? Quand ?
Le silence de son fils, sa perplexité étaient une réponse claire. Hiroki venait lui aussi de découvrir la sucette. Passan. Il s’était glissé dans la maison durant la nuit. Il avait placé ce cadeau dans chaque lit…
Elle bondit sur Shinji qui se levait enfin :
— Papa est venu, c’est ça ?
Et lui saisissant le bras avec violence :
— C’est papa ?
— Tu me fais mal…
— RÉPONDS !
Shinji se frotta les yeux :
— J’en sais rien, moi.
— Habille-toi.
Naoko ouvrit l’armoire pour choisir leurs vêtements.
Se calmer.
Ne pas l’appeler sur-le-champ.
Et surtout ne pas insister auprès des garçons.
Elle revint vers Shinji, toujours engourdi de sommeil, et se força à l’habiller posément. Hiroki était déjà passé dans la salle de bains où il se lavait les dents. Elle boucla la ceinture de son aîné et lui ordonna de filer à la suite de son frère.
En se relevant, elle éprouva une sorte d’abattement sans limite. Elle avait envie de s’écrouler sur le lit et de fondre en larmes. Heureusement, la colère couvait encore et la maintenait debout.
Passan ne perdait rien pour attendre.
Trois heures qu’ils pataugeaient dans la boue. Trois heures qu’ils essuyaient des averses à répétition.
Ils avaient traversé la lumière incertaine de l’aube. Ils avaient vu la clarté laiteuse percer sous le voile gris de la pluie. En un sens, ce temps pourri jouait en leur faveur. Pas un chat au pied des immeubles. Pas une ombre le long des chantiers ni dans le terrain vague. Le Clos-Saint-Lazare refusait de se réveiller.
En revanche, Passan craignait que la pluie ait dégradé les traces sur les gants. Dans le cas, bien sûr, où ils les trouveraient…
Pour l’instant, rien. Olivier et Fifi étaient partis de la porte de l’entrepôt de Guillard, ils avaient traversé le chantier puis rejoint les terres en friche en direction de la nationale. Armés d’ustensiles trouvés sur place, un antivol en U pour Passan, une antenne de radio pour Fifi, ils fourrageaient le sol, balayaient les herbes, écartaient les débris.
Malgré le froid, Passan crevait de chaud sous son ciré. Il ne cessait de lancer des regards derrière lui, vers les remparts ondulés de la cité, craignant d’apercevoir une série de têtes encapuchées. Les bandes rentraient de leurs virées nocturnes avec les premiers RER et c’était souvent à l’aube que les pires bastons éclataient. Il appréhendait aussi de voir débouler une patrouille de la police municipale ou un groupe de la BAC. Il n’était pas le bienvenu ici.
Il regarda sa montre : 8 h 10. Bientôt l’heure d’aller pointer à la DCPJ. Encore un échec. Il n’était même pas sûr de son idée. Guillard était peut-être revenu chercher les gants. Ou le vent les avait poussés n’importe où. Ou des mômes les avaient trouvés et balancés. Le terrain était protégé par des rubans de non-franchissement mais personne ne respectait ici ce genre d’avertissement. Au contraire…
— On s’fait une pause ?
Passan acquiesça. Fifi alluma un joint et lui proposa une taffe, par simple politesse : Olivier ne touchait jamais à la moindre défonce. Puis il s’assit sur un réfrigérateur rouillé et sortit une flasque argentée. Il dévissa le bouchon et la tendit à son supérieur. Nouveau refus. Le punk but une brève gorgée.
— Tu devrais arrêter tout ça, conseilla Passan. Tu deviens vraiment limite.
L’autre éclata d’un rire bref :
— C’est l’ambulance qui se fout du corbillard.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— T’as beau te la jouer straight, tu roules sur les jantes.
— Comprends pas.
— Cette histoire d’Accoucheur, tu contrôles plus rien.
Passan grimpa sur une carcasse de mobylette, sans roue, plantée dans le sol.
— Je veux finir le boulot, c’est tout.
— C’est tout ? Tu te retrouves à lyncher un mec, à bousiller le bureau d’un juge, à chercher des gants en latex au p’tit matin…
— En nitryle.
— En c’que tu veux… Dans un terrain vague de merde, toujours dans la plus parfaite illégalité. Tu devrais donner ta dém : ça serait plus rapide.
Le commandant enfonça sa tête sous sa capuche. La bruine lui collait à la peau.
— Si t’es au chômage, insista Fifi, comment tu paieras ta pension alimentaire ?
— Y aura pas de pension.
— Ben voyons.
— Naoko gagne plus que moi et on aura la garde alternée.
Le punk hocha la tête, but une nouvelle goulée puis poussa un soupir de satisfaction comme s’il venait de se désaltérer pour l’année.
— C’est comme cette histoire de baraque, continua-t-il d’une voix râpeuse. Tu t’retrouves à vivre ta vie en copropriété. Tu parles d’un projet. C’est une idée de Naoko, non ?
— Pas du tout. Pourquoi ?
Le lieutenant tira si fort sur son joint que le rougeoiement de l’herbe lui alluma les yeux.
— J’sais pas… Elle a toujours eu des idées bizarres.
En équilibre sur sa selle, Olivier se pencha vers le guidon de la mobylette :
— Où tu veux en venir ?
— Les Japonais sont différents, c’est pas un scoop. Toi-même tu m’as toujours dit que Naoko était… spéciale.
— J’ai dit ça, moi ? répéta-t-il, feignant la surprise. Donne-moi un exemple.
— Elle est hyper-dure avec les gosses.
— Pas hyper-dure. Sévère, c’est tout. Et c’est pour leur bien.
Fifi s’envoya une rasade et aspira une taffe dans la foulée : il puisait l’inspiration dans cette cadence infernale.
— T’as même pas pu assister à leur naissance ! cria-t-il comme si un argument décisif lui revenait soudain.
Passan ne s’attendait pas à cette attaque oblique.
— Elle a voulu accoucher dans son pays, admit-il au bout de quelques secondes. Pour que les enfants aient la nationalité japonaise. J’ai respecté sa décision.
Le punk enfonça le clou :
— Mais elle est partie sans toi.
Le flic se rembrunit. Il regrettait d’avoir confié à Fifi ce secret.
— Elle voulait être dans sa famille, bougonna-t-il. Elle disait que l’accouchement, c’est une histoire intime, qu’elle avait besoin de sa mère. De toute façon, je n’aurais pas pu l’accompagner, à cause du boulot…
Fifi ne répondit pas. Il s’alluma un nouveau joint — Olivier se dit qu’il allait bientôt cracher du feu. On n’entendait plus que les froissements de pluie lointains de la nationale. Il se revoyait en planque, dans un soum, alors que Naoko, d’une voix rauque, épuisée, lui annonçait la naissance de leur premier fils… À plus de dix mille kilomètres.
— C’était sa décision, répéta-t-il, et je la respecte.
Fifi ouvrit les bras, en signe d’évidence :
— Elle est spéciale, quoi.
Passan quitta d’un bond sa selle, antivol en main, et s’approcha du punk, qui eut un recul réflexe.
— De toute façon, qu’est-ce que tu m’emmerdes, là ? Tout est fini entre nous et…
La sonnerie de son portable lui coupa la parole. Il décrocha d’un geste.
— Allô ?
— C’est quoi cette histoire de sucettes ?
Naoko. Ni bonjour ni la moindre parole aimable.
— T’es passé à la maison cette nuit ?
— Pas du tout. Je…
— Me prends pas pour une conne. On était d’accord. C’est ma semaine. Tu ne dois pas foutre les pieds à la villa.
Passan ne comprenait rien. Il tenta de lui soutirer des explications :
— Calme-toi. Et dis-moi ce que tu me reproches exactement.
— Je te reproche de te glisser la nuit comme un voleur dans la maison et de déposer des sucettes dans le lit de nos enfants. Je te reproche de jouer au Père Noël pour je ne sais quelle raison et de ne pas t’en tenir à nos accords. Je te reproche de foutre en l’air l’organisation qu’on a décidée, ensemble. Je….
Passan n’écoutait plus. Un intrus avait pénétré dans la villa. Dans la chambre de ses fils. Un avertissement. Une menace. Une provocation.
QUI ?
Lentement, la voix de Naoko revint toucher sa conscience :
— C’est très important pour les enfants. Comment veux-tu qu’ils trouvent leurs repères ?
— Je comprends.
Il l’entendit soupirer. Quelques secondes s’écoulèrent. Il allait l’interroger encore quand elle reprit :
— Je veux que tu passes à mon boulot.
— Quand ?
— Aujourd’hui.
— Pourquoi ?
— Pour me donner tes clés. Une semaine chacun et un seul jeu de clés.
— C’est ridicule. C’est…
— Je t’attends avant le déjeuner.
Naoko raccrocha. Passan regarda son combiné. Il ne parvenait pas à aller au-delà de cette pensée : un ennemi avait pénétré son foyer, s’était faufilé jusqu’à ses gosses. Il avait l’impression qu’on lui retournait un pied-de-biche au fond de l’estomac.
Dans le vent pluvieux, Fifi chantait sur un ton ironique « Ma préférence », de Julien Clerc :
— Il faut me croire, moi seul je sais quand elle a froid. Ses regards…
Il eut juste le temps d’éviter le U en acier que Passan venait de lancer dans sa direction.
Moins d’une heure plus tard, Passan pénétrait dans le hall immense de la tour qui abritait les bureaux de Naoko. Sol de marbre. Colonnes en série. Hauteur de plafond vertigineuse. Chaque fois, il songeait à la nef d’une cathédrale. En guise de vitraux, de gigantesques baies s’ouvraient sur les autres tours et leurs miroitements obsédants. Un édifice sacré, dédié au culte du dieu Profit.
Le flic accéléra. Il lui semblait que ses pas provoquaient un boucan d’enfer. La société de Naoko occupait deux étages du building. Un cabinet d’audit qui avait la réputation d’analyser les bilans de chaque société avec une précision chirurgicale. Des rapports sans faux col pour des diagnostics salvateurs ou meurtriers, selon le point de vue. Suppressions de filiales. Licenciements. Objectifs renforcés…
En cet instant, dans cet espace d’acier, de verre et de résonance, tout lui semblait glacé, écrasant. À commencer par Naoko, qui l’attendait, debout, bras croisés, dans un carré délimité par des canapés rouges évoquant des canots de sauvetage perdus dans un océan minéral.
Elle avait sa tête des mauvais jours. Dans ces cas-là, son visage était un masque. Figure ovale, polie, sans défaut ni la moindre expression. Un monument de froideur, à la mesure du décor.
Elle jeta un regard réprobateur sur son allure : il était trempé, chiffonné, et pas rasé. Puis, sans un mot, elle ouvrit les bras et tendit sa paume ouverte.
Passan fit mine de ne pas comprendre. Elle portait une robe pastel dessinant des plis, des caresses autour de son corps filiforme. Une sorte de drapé ardent qui l’enveloppait et la faisait irradier d’une aura légère, envoûtante. Elle se tenait la tête penchée en avant, butée, obstinée. Son front était aussi lisse et blanc qu’un bol de porcelaine.
— Tes clés, jeta-t-elle sur le ton d’un flic qui ordonne à un voyou de vider ses poches.
— C’est absurde, fit-il en sortant son trousseau.
— Ce qui est absurde, c’est de vouloir acheter l’affection de tes mômes avec des sucettes.
Olivier déposa les deux clés dans la main de la Japonaise, qui se referma comme une serre de rapace. Naoko avait une particularité : à la moindre émotion, elle se mettait à trembler. Ses doigts virevoltaient, ses lèvres frémissaient. Passan s’était toujours demandé d’où provenait la réputation d’impassibilité des Japonais. Il n’avait jamais rencontré quelqu’un d’aussi passionné, d’aussi sensible que Naoko. Des nerfs tendus comme des cordes de koto.
— Tu veux demander la garde des enfants, c’est ça ?
— Arrête de dire n’importe quoi.
— Qu’est-ce que tu manigances au juste ?
— Mais rien. Je te jure, rien du tout.
Le silence se dressa entre eux, alors que le brouhaha du hall résonnait dans les hauteurs du plafond. Un murmure de paroissiens avant la grand-messe.
— Ces sucettes, risqua-t-il, tu les as trouvées à quelle heure ?
— Ce matin, dans leur lit. Je…
Naoko s’arrêta. Son teint devint livide.
— C’est pas toi ?
Passan baissa les yeux :
— C’est moi.
— C’est lamentable. Je veux être aussi présente, tu comprends ? C’est une semaine chacun, et basta. Si tu ne les aides pas à s’habituer aux nouvelles règles, on n’y arrivera jamais.
Il ne répondit pas. Naoko avait une autre singularité qui s’accentuait sous l’effet du stress : elle cillait beaucoup plus vite que n’importe quelle Européenne. Parfois, ce mouvement rapide des paupières lui donnait un air vif et espiègle. D’autres fois, cela lui conférait une expression d’extrême vulnérabilité. Comme si elle était effrayée par la violence de la réalité, éblouie par la dureté du monde.
— OK, fit-il pour conclure. Je t’appelle ce soir.
Naoko tourna les talons et se dirigea vers les ascenseurs.
— Pas la peine.
Passan fonçait sur le boulevard circulaire.
Toute son adolescence, il avait arpenté en mobylette cette couronne de béton autour de la Défense. Le moins qu’on puisse dire, c’est que le quartier s’était construit. La Grande Arche. Les tours EDF, CBX, les immeubles Exaltis, Cœur Défense… Des flèches de verre. Des pics miroitants. Des blocs translucides. Tout ça avait fendu le bitume, fracturé la croûte terrestre, à la manière d’une gigantesque poussée libérale. La tectonique des capitaux et des placements.
Sa philosophie sociale à deux balles ne pesait pas lourd face à la confirmation du pire. On était entré chez lui. On avait violé son espace vital. On avait profané le refuge de sa femme et de ses enfants. Comment était-ce possible ? En réalité, pas si difficile. Malgré son expérience du crime, il avait toujours refusé d’installer des verrous renforcés, des portes blindées, des systèmes d’alarme. Sa superstition était la plus forte : « Trop de prudence est mère de toutes les poisses. » Ou encore : « À trop craindre le malheur, on l’attire sur soi. »
Des maximes à la con, dont il ne pouvait se déprendre.
Naoko faisait la balance. Elle était d’une anxiété maladive, vérifiant trois fois chaque verrou, jetant toujours un œil par-dessus son épaule, serrant son sac dans la foule. Mais elle n’avait jamais pu imposer une installation sérieuse pour protéger la villa.
Chaque soir, elle s’assurait que tout était bien fermé. Si les serrures avaient été forcées, elle l’aurait remarqué. L’autre énigme était Diego. La mascotte de la maison n’était pas un champion de la surveillance mais il n’aurait jamais laissé quelqu’un pénétrer dans la chambre de Shinji et Hiroki sans aboyer.
Il tenta d’imaginer le profil de l’intrus : un pro de l’effraction, un oiseau de nuit… Des noms, des dates se profilèrent dans son esprit, aussitôt balayés par un seul : Patrick Guillard. La conviction se noua au fond de lui. L’Accoucheur était venu. C’était un avertissement : Passan ne devait plus l’approcher. Sinon, le conflit se réglerait sur un autre terrain.
Il parvenait rue des Trois-Fontanot. Non. Ça ne tenait pas debout. Guillard n’aurait jamais pris de tels risques. Il était beaucoup plus simple de continuer à jouer les victimes et de laisser faire la loi. Innocent et martyr : aucune raison de modifier sa ligne.
Dresser la liste de mes ennemis. Les gars qu’il avait foutus récemment sur le grill et qui n’étaient pas encore arrêtés. Les coupables qu’il avait entaulés et qui étaient sortis de prison. Ceux qui y étaient encore mais qui avaient des complices dehors.
Comme il s’engageait dans le parking, le nom de Guillard s’imposa à nouveau. À cet instant, il prit conscience d’un sentiment ambigu. Il était effrayé à l’idée qu’on puisse toucher un cheveu de ses fils mais en même temps, il en éprouvait une obscure satisfaction. Enfin, le salopard sortait du bois…
Il coupa le contact et prit la mesure de sa propre folie. Était-il donc plus flic que père ? Malgré les risques qui pesaient sur les siens, il ressentait une excitation guerrière. Guillard était en train de commettre l’erreur qu’il attendait depuis des mois.
Verrouillant sa voiture, il comprit qu’en réalité, il était coincé. Il aurait fallu enquêter dans sa villa. Découvrir des traces d’effraction. Relever les empreintes. Interroger les voisins… Il ne pouvait rien faire de tout ça. À moins d’expliquer la situation à Naoko, et cela, il n’en était pas question.
Il se dirigea vers l’ascenseur. De toute façon, l’intrus avait sans doute pris ses précautions et n’avait laissé aucune trace. La seule parade qui lui restait pour l’instant était la prévention. La surveillance permanente de la cible annoncée. Sa propre famille.
— Je veux des patrouilles jour et nuit dans mon quartier. Un soum devant chez moi. Des gars aux basques de Guillard vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Un soum à la sortie de son impasse, square Chezy. Des équipes devant chacun de ses garages. Une filoche de tous les instants ! Putain, si l’enfoiré tousse, je veux que ça vibre sur mon portable !
Il remontait le couloir au pas de charge. Fifi suivait à petites foulées.
— On n’a pas ces moyens-là, Olive. Et tu le sais.
— Je vais appeler le juge.
— Pas la peine. Des mecs surveillent déjà Guillard.
Passan s’arrêta :
— Qui ?
— La BRI. Albuy et Malençon.
Il les connaissait tous les deux. Pas des puceaux. De vrais hommes d’intervention, plus souvent en gilet kevlar et casque blindé qu’en civil.
— Qui les a saisis ? Levy ?
— Non. Calvini. (Fifi sourit de toutes ses dents jaunes.) Il est plus malin que tu penses. Et il a pas besoin de tes crises pour garder Guillard à l’œil.
— J’ai pas confiance, fit Olivier en toute mauvaise foi. Je veux nos gars sur le coup, pigé ?
— C’est toi qu’as pas l’air de piger. Tu peux plus saisir qui que ce soit…
Passan reprit sa marche en éclatant de rire :
— Parce qu’on m’a retiré l’affaire ? Qu’est-ce qu’on en a à branler ? On va assigner le groupe et le matos sur un autre dossier. Merde, je vais pas t’apprendre le métier !
Parvenu devant son bureau, il actionna la poignée. Fermée. Nerveusement, il attrapa son trousseau et fit jouer sa clé. Elle n’entrait pas. En regardant mieux, il s’aperçut que la serrure avait été changée. L’huile brillait encore sur le canon.
— C’est quoi, ce bordel ?
— Ce que j’essaie de t’expliquer depuis que t’es arrivé. À partir d’aujourd’hui, t’es muté au troisième. Service statistiques.
— Statistiques de quoi ?
— Tous délits confondus, à répertorier par catégories. Taux de délinquance. Évolution de la criminalité dans le 92 sur les six derniers mois.
— N’importe quel ordinateur pourrait faire ça.
— Ils comptent sur ton œil d’expert.
— Je ne suis pas du SRPJ !
Le punk sortit de sa poche une enveloppe :
— La réquise officielle. T’es détaché de la Crime. Mesure exceptionnelle. On te mandate pour rédiger ce rapport à l’attention du ministère de l’Intérieur. (Il prit un ton ironique.) C’est une forme de promotion.
— Et nos affaires en cours ?
— Reza les reprend.
— Reza du 36 ?
— On retourne là-bas.
— Sans moi ?
Fifi ne répondit pas. Après la défaite, la débâcle. Olivier se passa les mains dans les cheveux, comme s’il allait en jaillir une idée, une explication. Mais il ne parvint qu’à siffler entre ses lèvres :
— Putain…
— Comme tu dis. Tant que l’affaire de l’autre nuit n’est pas réglée, tu dois la jouer low profile. Plonge dans les chiffres et fais-toi oublier.
— Et la surveillance chez moi ?
— Tout ce que tu peux faire pour l’instant, c’est aller porter plainte à ton commissariat. Et franchement, avec ton histoire de Chupa Chups, ça m’étonnerait que tu déplaces des montagnes.
Passan acquiesça, les mâchoires serrées. Un goût de bile lui brûlait la gorge.
— Je te montre ton nouveau bureau ?
Ils montèrent à pied, sans un mot. Au troisième, tout était à l’identique : moquette, luminaires, air recyclé… Pourtant, ni les murs ni les portes n’étaient vitrés. Au moins, il pourrait faire la sieste ou se masturber.
L’adjoint déverrouilla le bureau 314. Il fit un pas de côté et lui donna la clé. Passan considéra son nouveau repaire. Ironiquement, le soleil avait percé et dardait ses rayons sur le triste tableau. La pièce était entièrement remplie de dossiers, du sol au plafond. Des classeurs s’accumulaient par terre, bloquant les armoires. Des liasses jaunies s’amoncelaient, pelucheuses, frangées, émiettées, sur le bureau de fer.
— C’est pour quoi ces vieux machins ?
— Pour que tu puisses établir des comparaisons avec les années précédentes.
Il avança. La lumière révélait la poussière qui chargeait l’atmosphère.
Sur le seuil, Fifi l’observait, sourire aux lèvres. Passan crut qu’il se foutait de sa gueule mais l’adjoint sortit un Post-it de sa poche.
— T’as pas tout perdu aujourd’hui.
— C’est quoi ?
— Le scoop du jour.
Passan saisit la vignette et lut : « Nicolas Vernant ». Il leva les yeux vers Fifi, en signe d’interrogation.
— J’ai pris un café ce matin avec un pote de l’OCRTEH. Ils préparent un coup de filet. Un réseau de pédos qu’ils filent sur informatique depuis plusieurs mois.
— Ce mec est sur la liste ?
— En une année, il comptabilise près de trois mille connexions sur les pires sites du genre. Son pseudo, c’est Sadko.
— Et alors ?
— Et alors, il bosse à l’Aide sociale à l’enfance de Nanterre.
Passan comprit aussitôt. Prévenir le type et négocier avec lui. La disparition de son nom en échange du dossier de Patrick Guillard. Pur coup de bluff. Il n’avait pas les moyens de proposer un tel deal et jamais il n’épargnerait un pédophile. Mais qui le savait ? Certainement pas le salopard.
— Quand vont-ils les serrer ?
— Vendredi. T’as jusqu’à la fin de la semaine pour lui soutirer ton dossier. Les bureaux de l’ASE sont à la mairie de Nanterre, à moins d’une borne d’ici et…
— Je connais.
Il glissa le nom dans sa poche et remercia Fifi d’un signe de tête. Le punk disparut. Il ferma la porte, et attrapa le téléphone du bureau.
Une ordure à foutre sous pression. Un deal à passer avec un pédophile pour obtenir le dossier d’un assassin présumé. Les origines du monstre à portée de main… Peut-être de quoi le confondre, l’inculper — et l’arrêter.
Des bonnes nouvelles. Mais des bonnes nouvelles de flic.
Solidarité de fonctionnaires.
Passan avait joué cette carte avec Nicolas Vernant. Il l’avait joint à son bureau, s’était présenté et avait tout balancé : la surveillance sur le Net, le coup de filet du vendredi suivant, son nom sur la liste… Il voulait lui épargner le pire. Empêcher son arrestation. Éviter un scandale à l’administration française.
L’autre avait protesté mais Olivier l’avait appelé Sadko avant de conclure : « Pas au téléphone. » Il lui avait donné rendez-vous à 18 heures, dans un café-brasserie qu’il connaissait, derrière le bâtiment pyramidal de la mairie de Nanterre, le Chris’Belle. Vernant n’avait pas eu le temps de répondre : le flic avait déjà raccroché.
Il avait passé le reste de la journée à étudier non pas les fichiers statistiques, mais les récentes sorties de prison de tous ceux qu’il avait enchristés. Multipliant les coups de fil, s’usant les yeux sur les fichiers ou sur Internet, il avait vérifié les procès, les dossiers d’appel, les demandes de liberté conditionnelle, les situations et les alibis de chacun de ses ennemis. Il avait contacté des collègues, des indics, des vieilles connaissances pour se rancarder sur tous ceux qui pouvaient lui en vouloir. Avec trois années à la DPJ Louis-Blanc, quatre à la BRI puis sept à la Crime, ça faisait pas mal de monde.
Il n’avait rien trouvé de concret. Il s’était seulement rempli les bronches de poussière et le cerveau de souvenirs merdiques — sans pouvoir dresser une liste sérieuse de suspects.
Du côté de la rue Cluseret, tout ce qu’il avait réussi à obtenir était qu’une patrouille du commissariat de la place du Moutier, à Suresnes, passe de temps à autre devant sa villa. C’était peu, mais mieux que rien. Il n’avait pas porté plainte, n’avait signé aucun document. Les flics lui rendaient ce service, « par esprit de corporation ». Ni les enfants ni Naoko n’étaient encore rentrés à la maison. Pour assurer la surveillance de la soirée, il avait son idée.
17 h 30. Il roulait maintenant vers le café du rendez-vous, remontant l’avenue Joliot-Curie à Nanterre. Parvenu devant la mairie, vaste pyramide tendance maya, il se gara dans le parking suspendu et prit la direction de la rue du 8-mai-1945, en contrebas. Il connaissait les lieux par cœur : ce passage était précisément le chemin qu’il empruntait jadis quand il séchait les cours.
Il était déjà revenu ici, lors de ses débuts à la Crime, quand Richard Durn avait abattu huit élus et en avait blessé dix-neuf autres à l’arme de poing, le 27 mars 2002. Sur le théâtre du massacre, il ne s’était posé qu’une question : avait-il été en classe avec le tueur dément ? Ils étaient nés tous les deux en 1968 et avaient sans doute usé les mêmes chaises dans les mêmes salles du lycée Joliot-Curie, situé en face de la mairie. Par analogie, il avait remercié le ciel d’avoir échappé, lui, à la délinquance et à la folie.
Le Chris’Belle n’avait pas bougé. Une espèce de grotte en plexiglass, encastrée sous un étage de béton strié. Il croyait se souvenir que ce nom était né de l’association des deux prénoms des enfants du patron : Christian et Isabelle. Il pénétra dans la brasserie. Aucun changement non plus à l’intérieur. Simili-bois. Simili-cuir. Simili-marbre. Même la lumière maussade avait quelque chose d’imité, de préfabriqué.
Il repéra vite son client, planqué au fond d’un box. Un échalas au crâne en pain de sucre qui se tenait bien droit derrière sa chope de bière. Passan était payé pour ne jamais céder au délit de faciès mais sur ce coup, le mec avait bien la tête de l’emploi. Sous sa mèche grasse, sa peau blafarde luisait dans le clair-obcur de la salle. Un pervers.
Passan s’assit brutalement face à lui. Quand l’autre sursauta, il eut confirmation qu’il s’agissait bien de l’animal. Il sortit de sa poche une liasse de papiers pliée en deux — un listing pris au hasard dans les montagnes d’archives de son bureau.
— Tu sais ce que c’est ?
— Non… non.
— La liste des connexions d’un site plutôt salé.
Vernant regarda les feuilles d’un air apeuré.
— Je… je comprends pas.
— Tu comprends pas ? (Il se pencha et prit un ton de confidence.) Ton pseudo apparaît plus de mille fois sur ce listing. On a même la preuve que tu as consulté ce site dégueulasse depuis ton bureau. Tu veux les dates et les heures ?
Le gars passa du blanc au pur vélin. Il n’y avait plus qu’à l’achever.
— À l’ASE, ça fait plutôt désordre, non ?
Cambré sur son siège, le pédo tentait de garder une certaine contenance. Il tendit la main vers la liasse : Passan lui saisit le poignet et le tordit avec violence, lui arrachant un couinement de douleur.
— Touche pas. On s’est pas encore mis d’accord.
Il lâcha sa prise. La main disparut de la surface de la table. Vernant avait les larmes aux yeux.
— Qu’est-ce que vous prenez, monsieur ?
Un serveur venait d’apparaître à ses côtés.
— Rien, merci, fit le flic sans quitter des yeux sa victime.
— Je suis désolé, il faut consommer ici.
Levant la tête, il découvrit un solide gaillard d’une quarantaine d’années, à l’air agressif. Il devina qu’il s’agissait de Christian, le fils de la maison.
D’un geste, il sortit sa carte :
— Et toi, qu’est-ce que tu veux prendre ?
L’homme se dématérialisa. Vernant se ratatina sur son siège. À chaque seconde, il avait l’air un peu plus seul, un peu plus effrayé. Il avait compris que pour la solidarité entre fonctionnaires, il faudrait repasser.
— Avec les mecs comme toi, y a que deux voies possibles, reprit Passan d’un ton de rage froide. La manière douce et la manière forte.
L’autre tenta de déglutir. Sa pomme d’Adam trembla mais visiblement, ça ne passait pas.
— La manière douce, c’est que je t’emmène, là, tout de suite, dans un coin tranquille, et que je t’écrase les couilles entre deux parpaings. Ma version personnelle de la castration chimique.
Silence de Vernant. Passan devinait qu’il se frottait lentement les mains sous la table, paume contre paume, à s’arracher la peau.
— Et… la manière forte ? souffla-t-il enfin.
— La justice poursuit son chemin. Avec ce qu’on a sur toi, et ce que je me chargerai d’ajouter, t’es bon pour plusieurs années.
— Vous…
— En taule, les pointeurs comme toi ont un traitement spécial. Ça prendra plus de temps que mes parpaings, et ça sera plus douloureux, mais crois-moi, le résultat sera le même. Tu pourras toujours garder tes couilles dans un bocal, comme les eunuques de l’empire chinois.
— Vous… vous êtes sûr que vous êtes flic ?
Sourire de Passan :
— Y a plein de flics dans mon genre, mon salaud. Heureusement. Sinon, les enculés comme toi seraient tous en liberté, à se branler dans les cheveux des mômes.
— Qu’est-ce… qu’est-ce que vous voulez ?
— T’as un stylo ?
Le fonctionnaire tendit un Stypen. Sans doute s’attendait-il à ce qu’on lui retourne un ongle ou qu’on lui crève un œil.
— Ta main.
Vernant dut se dire que c’était l’option ongle qui sortait mais Olivier se contenta d’écrire le nom de Guillard à l’intérieur de sa paume.
— Il est né sous X, le 17 juillet 1971 à Saint-Denis. Je veux son dossier demain midi, ici même.
— C’est impossible. Les dossiers sont confidentiels et ce n’est pas ma juridiction.
Passan brandit sa liasse :
— Ce qui est vraiment impossible, c’est de retirer ton putain de nom de cette liste.
Vernant regarda sa paume :
— C’est… c’est un nom très banal.
— 17 juillet 1971. Saint-Denis. Tu trouveras. Je te fais confiance.
Il fourra le listing dans sa poche et cracha dans la bière du pervers :
— Demain midi. Ici même. Ne me déçois pas.
Quand il franchit le seuil du café, il sentait sa veste peser sur ses épaules collées de sueur. Il se demanda s’il n’avait pas passé l’âge pour ce genre de conneries. En même temps, il se trouvait encore convaincant dans le rôle du flic brutal. Ce qui dans son métier était une forme d’assurance sur l’avenir.
18 heures passées. La deuxième round commençait.
It’s quarter to three, there’s no one in the place
Except you and me…
Make it one for my baby
And one more for the road…
Naoko avait déniché sur Internet ce DVD espagnol, seule version disponible de The Sky’s the Limit. Un film méconnu de Fred Astaire datant de 1943. Si sa mère était une fan de Godard, de Truffaut, de Resnais, Naoko n’aimait que la danse classique et les claquettes. Passan aurait voulu qu’elle soit plutôt portée sur les films de Mizoguchi ou le théâtre kabuki. D’autres pensaient qu’elle adorait les idols japonais ou encore les délires du butô. Mais non. Elle avait des goûts occidentaux — et démodés. Elle raffolait des grands ballets. Gisèle. Coppélia. Le Lac des cygnes. Elle était incollable sur le nom des danseuses étoiles, des chorégraphes. Toute sa jeunesse, à Tokyo, son cœur avait battu sur des pas de deux. Elle arpentait souvent, par la pensée, l’Opéra Garnier et le Bolchoï, lieux mythiques qu’elle s’était juré de visiter.
Mais ce qu’elle préférait par-dessus tout, c’étaient les comédies musicales américaines des années 30 jusqu’aux années, disons, 50. À l’extrême limite, les films de Stanley Donen avec Audrey Hepburn, West Side Story, The Sound of Music… Pas de salut au-delà.
22 heures et elle se sentait bien. Les enfants étaient couchés. Après un bain à quarante-deux degrés, elle était encore emplie d’une chaleur bienfaisante. Elle avait l’impression d’émettre une sorte de buée de repos, d’épanouissement. Enfin…
Installée dans sa chambre — plateau de bois sur couette rouge, potage aux asperges et thé grillé —, les yeux rivés à l’écran, elle alternait les lampées de chat et les gorgées parfumées.
Au fil de la journée, sa colère était retombée et l’idée que les clés de Passan se trouvaient dans son sac la réconfortait. Il ne pouvait plus s’immiscer dans sa vie.
Soudain, elle attrapa la télécommande et stoppa le DVD. Elle avait perçu un martèlement bizarre, qui ne cadrait pas avec la respiration ordinaire de la villa. Instantanément, elle pensa à Diego. Où était-il ?
Elle tendit l’oreille. Plus rien. Elle imagina les entrailles du bâtiment. Canalisations. Câbles électriques. Ventilation. L’architecte de l’époque avait intégré tous ces systèmes à l’intérieur des murs. Pas une plinthe, pas un fil n’apparaissait. Naoko n’aimait pas cette idée. Comme si la maison possédait une vie cachée.
Elle se leva et se dirigea vers la porte, aux aguets. Aucun bruit dans le couloir. Elle s’y risqua. L’obscurité figeait le décor. Elle esquissa quelques pas, sans allumer : le silence régnait toujours. Ses pieds nus étaient glacés.
Premier réflexe, les enfants. Ils dormaient paisiblement, dans la pénombre constellée d’étoiles de la veilleuse. En éteignant la lampe, son inquiétude monta en régime. Qu’avait-elle entendu au juste ? Des coups ? Des pas ? Diego ? Une présence étrangère. Ça ne pouvait pas être Passan.
Elle vérifia les placards de la chambre puis retourna dans le couloir. Elle réprima un cri. Diego se tenait devant elle, haletant lourdement. Elle éclata de rire. Elle l’aurait embrassé. L’animal semblait tout à fait tranquille. Elle descendit l’escalier, le chien dans les jambes. Sols en béton peint, murs-rideaux, aucun meuble ou presque : par ses lignes strictes, sa nudité, la villa rappelait les maisons traditionnelles japonaises. Dans une version lourde et solide, qui ne craignait pas les tremblements de terre.
Elle traversa le salon, la salle à manger. Rien à signaler. Direction le sous-sol. L’antre de Passan. Elle alluma le couloir et fit le tour des pièces. Elle se sentait mal à l’aise ici. Son ex semblait y avoir laissé une espèce de ressentiment. Elle remonta d’un pas furtif et rejoignit la cuisine, incapable de se défaire de son angoisse, malgré la présence de Diego.
Sans allumer, elle s’adossa au comptoir et se força à respirer à fond. Enfin, elle s’approcha du réfrigérateur. Un bon jus de fruit et au lit. Elle posait la main sur la poignée quand elle aperçut, à travers la fenêtre, la voiture de Passan.
Sa colère se réveilla instantanément. Elle partit au pas de charge en direction de la porte d’entrée, attrapa son trousseau de clés et bondit dehors. Elle traversa la pelouse, sentant ses talons marteler la terre. Ses pensées suivaient la même cadence. Elle haïssait cet homme. Son obstination, son caractère buté, ses manières de flic. Il n’avait rien compris. Il ne comprendrait jamais rien…
D’un geste rageur, elle appuya sur la télécommande. Le portail s’ouvrit. Elle franchit le seuil, ignorant l’asphalte humide sous ses pieds nus.
— Qu’est-ce que tu fous là ? hurla-t-elle.
Passan descendit sa vitre :
— Je suis venu voir si tout allait bien.
Elle aperçut, sur le siège passager, la bouteille thermos de thé vert et un roman de Tanizaki. Une mélodie de flûte shakuhachi jouait en sourdine. Le kit du parfait petit Japonais ringard. Elle l’aurait tué.
— Tu n’as donc pas compris ce matin ? C’est ma semaine, tu piges ? Tu n’as pas le droit de rôder ici ! Je vais en parler à mon avocat.
Passan haussa les sourcils :
— Ton avocat ? On a dit qu’on prenait le même !
Elle croisa les bras :
— J’ai changé d’avis.
— Il n’y a plus de conciliation ?
— Tire-toi ou j’appelle les flics.
— Elle est bonne.
Passan ouvrit sa portière mais Naoko la referma aussi sec d’un coup de talon.
— On ne vit plus ensemble ! hurla-t-elle. Tu vas te foutre ça dans le crâne ? JE N’AI PLUS BESOIN DE TOI !
D’un signe de tête, Olivier désigna la villa :
— J’ai vu que t’avais allumé le sous-sol. Un problème ?
Sa voix de petit chef. Son calme de garde du corps. Naoko balança un nouveau coup de pied dans la portière.
— Casse-toi de chez moi !
Il leva une main en signe d’apaisement et tourna la clé de contact :
— OK… Ne t’énerve pas.
Naoko ne se contenait plus. Elle martela de ses poings le toit de la voiture.
— CASSE-TOI ! CASSE-TOI !
Passan démarra, faisant siffler ses roues sur le bitume trempé. Naoko eut juste le temps de s’écarter.
Elle se sentit brusquement asphyxiée, à court de souffle. Elle porta la main à sa gorge lorsque soudain, sans avoir rien vu venir, elle se mit à vomir à toute force. Le jet acide lui brûla l’œsophage, enflamma son visage. Elle tomba à genoux, les yeux brouillés de larmes.
Au bout de plusieurs secondes, l’onde de choc passa. Elle se sentit soulagée. Elle avait craché le caillot de colère qui lui pesait depuis le matin.
Chancelante, elle traversa la pelouse. Diego l’attendait. Son poil gris paraissait argenté à la lumière des lampes de la rue. Naoko se dit qu’il était passé par la trappe de la cuisine puis aperçut la porte entrouverte — dans son élan, elle n’avait rien fermé. Elle caressa l’animal qui lui faisait fête comme s’ils se retrouvaient après une longue absence.
— C’est bon, Diego… C’est bon, là, calme-toi…, murmura-t-elle.
Elle se sentait fébrile mais aussi dénouée, vidée. Elle allait enfin pouvoir dormir en paix. Dans la cuisine, elle se rinça la bouche au robinet, sans allumer. Elle se souvint de sa première idée : un verre de jus de fruit.
Elle ouvrit la porte du réfrigérateur et fit un bond en arrière en hurlant.
Face à elle, un fœtus d’au moins six mois ricanait de sa bouche morte.
Passan avait exigé que tout le monde se déchausse : flics, techniciens scientifiques, légiste… Pas question qu’on vienne piétiner le sol de sa maison avec des pompes dégueulasses, même à travers des surchaussures. Il avait sonné la cavalerie : le commissariat de Suresnes, les hommes de son groupe, Rudel, de l’institut médico-légal de Garches, Zacchary et son équipe… Il n’y avait plus de raisons d’épargner Naoko. C’était elle, désormais, qui était en première ligne.
Pour l’instant, il faisait les cent pas sur sa pelouse, observant sa future ex-épouse à distance. En vérité, il redoutait une nouvelle engueulade, comme si tout ce qui arrivait cette nuit était de sa faute — ce qui, en un sens, était la vérité.
Dans les lumières tournoyantes, elle ne lui avait jamais paru aussi belle. Elle se tenait bien droite, pieds nus, les deux bras enserrant ses épaules tremblantes, au milieu des bleus qui allaient et venaient, marquant le périmètre de sécurité. Derrière elle, la façade de crépi blanc, frappée par les rayons des gyrophares, évoquait un gigantesque écran de cinéma.
— C’est pas un fœtus.
Stéphane Rudel retirait sa combinaison, debout sur le gazon. Sous sa gangue de papier, il portait un polo Lacoste, un jean et des chaussures bateau aux semelles blanches. Il semblait prêt à remonter sur son voilier ou à aller boire un verre chez Sénéquier, à Saint-Tropez.
— Quoi ? fit Passan. Qu’est-ce que tu dis ?
— C’est un cadavre de singe, continua-t-il en fourrant la combinaison dans son cartable. De la famille des capucins. Ou des ouistitis. Un truc de ce genre.
Passan se frotta le front. Il entendait le claquement des flashs à l’intérieur de la maison. La cuisine grouillait de techniciens de l’IJ. Sa propre cuisine.
— J’ai déjà vu des singes dans ma vie.
— Celui-là est écorché.
Il observa le visage de Rudel comme s’il s’agissait d’un palimpseste rare, sur lequel il pouvait lire une vérité insoupçonnable.
— Tu me fais une autopsie ?
— Les singes, c’est pas mon rayon.
— Appelle un véto. Démerde-toi.
— Envoie-le à l’IML, grommela le toubib. Je vais voir ce que je peux faire.
Il repartit dans la nuit, cartable à la main, sans un mot d’adieu. Naoko avait disparu elle aussi. Sans doute allée voir les enfants. Passan fit encore quelques pas et essaya de se concentrer : un singe. En un sens, c’était une sacrée piste. Ils allaient pouvoir remonter ce type de filières, ils…
Levant les yeux, il aperçut, de l’autre côté de la rue, les voisins à leurs fenêtres. Putain de merde. Tout ce qu’il avait voulu éviter survenait à la puissance dix. La menace claire et ciblée. La situation d’urgence. Toutes les raisons de paniquer. Il ne s’agissait plus des caprices d’un flic parano mais de la procédure normale « afférant à assurer la sécurité d’un plaignant ». Le seul point positif était qu’il n’aurait plus de problèmes pour obtenir une surveillance permanente de sa maison.
Il notait un autre fait : vrai fœtus ou singe écorché, l’allusion à la natalité était évidente. La signature aussi : l’Accoucheur.
En rentrant, il tomba sur Zacchary qui se rechaussait sous la galerie ouverte. Toujours en combinaison blanche, toujours coiffée de sa capuche froncée.
— T’as quelque chose ?
— Trop tôt pour le dire. Mais a priori, rien de significatif. Pas d’effraction, pas d’empreintes, que dalle. Mes gars continuent.
Il ne s’attendait pas à un miracle. Un type capable de s’introduire chez un condé, alors même que ce dernier est en faction devant le portail, n’est pas précisément un amateur.
Il prit son ton « plus flic, tu meurs » :
— Tu me passes la cuisine au peigne fin. Ainsi que toutes les autres pièces.
La coordinatrice haussa les épaules.
— QUOI ? hurla Passan.
— Rien. On peut toujours rêver.
Sur ces mots, elle se dirigea vers le portail, ses valises chromées à la main. Passan se retourna : Naoko se tenait de nouveau sur le seuil. Elle avait retrouvé son air résolu.
Quand il était môme, il lisait en boucle un recueil de nouvelles : 15 histoires fantastiques. Parmi elles, il y avait « La Vénus d’Ille » de Prosper Mérimée. L’histoire d’une statue antique exhumée de terre, corps noir, yeux blancs, qui semait la terreur autour d’elle. Ce souvenir avait toujours nourri sa conviction : la femme est une force volcanique, incorruptible, dotée de grands yeux blancs qui vous regardent avec dureté. D’une certaine façon, il avait trouvé le négatif de la Vénus : une sculpture blanche avec des yeux noirs.
— T’as pas froid ?
Naoko fit signe que non. Il s’était rapproché d’elle, à quelques mètres de la galerie.
— Les enfants dorment ?
Elle secoua la tête, mi-incrédule, mi-rassurée :
— Je ne sais pas comment ils font. J’ai fermé les volets. Tu es sûr qu’ils doivent partir ?
— Certain. Je veux que les techniciens retournent la maison, du sous-sol au toit. Tu as eu Sandrine ?
— Elle est en route. Tu vas m’expliquer ce qui se passe, oui ?
Passan préféra répondre à côté :
— Le légiste est formel. C’est pas un fœtus.
— C’est quoi alors ?
— Un singe. Un capucin ou un ouistiti.
Naoko éclata d’un rire nerveux :
— Ça a l’air d’une blague.
— Le corps est écorché. On va appeler un véto pour l’autopsie. On en saura plus demain.
— Tu ne m’as pas répondu : qu’est-ce qui se passe ?
— Rien.
Elle lui décocha un coup de poing dans le bras :
— Ne joue pas à ça avec moi ! C’est lié à ton boulot ? C’est un avertissement ?
— Il est trop tôt pour le dire, hésita encore Passan.
— Qui a pu faire un truc pareil ?
— J’ai peut-être une idée. Mais je dois vérifier quelque chose.
Elle parut saisie par une évidence :
— Les Chupa, c’était pas toi ?
— C’était pas moi.
— Connard.
— Je ne voulais pas t’inquiéter.
La Japonaise fit quelques pas sur la pelouse brillante, qui s’éclipsait à intervalles réguliers au rythme des gyrophares. Tout semblait lunaire. Elle se passa la main dans les cheveux et réprima ses larmes.
— Tu m’as toujours tout caché. Et tu continues encore… Ton sale boulot de flic…
— Pour te protéger.
Son sanglot s’étrangla en un rire :
— C’est réussi.
— Je ne sais pas ce que signifie ce bordel. Je dois revenir vivre à la maison.
Naoko recula comme si un serpent l’avait touchée :
— Pas question.
— Seulement le temps qu’on règle ça.
— Pas question, je te dis. On ne reviendra pas en arrière.
— Alors déménage avec les enfants.
— Pas question non plus. C’est trop facile.
Il marqua son désaccord d’un signe de la tête mais, au fond, il était heureux de sentir sa détermination. Ils étaient faits du même acier.
— Dans ce cas, laisse-moi avancer mon tour.
— Quoi ?
— On alterne dès demain. Je m’installe pour la semaine.
Naoko se mordit la lèvre. Il aperçut ses dents parfaites, petites et blanches, entre ses lèvres rondes.
— Qu’est-ce qu’on va dire aux enfants ?
— On trouvera. Ce qui compte, c’est que je sois ici pour réagir en cas de problème.
Elle ne répondit pas. Ce silence était un assentiment.
Enfin, elle leva le menton et déclara :
— Voilà Sandrine.
Elle conduisait avec prudence sur le boulevard périphérique désert. Les deux enfants se tenaient à l’arrière. Hiroki déjà rendormi, Shinji silencieux, les yeux ouverts face à la nuit. Les éclairs des luminaires lui passaient sur le visage comme des spectres silencieux. Sandrine surveillait les garçons dans son rétroviseur, sans lâcher du regard l’axe d’asphalte qui filait sous ses roues.
Deux visages pâles, deux dômes noirs et soyeux… Elle retrouvait chez eux la beauté mystérieuse de Naoko. Une pureté inconnue de ce côté-ci de la Terre. Quel gène ? Quelle source ? Quelle genèse ? Ses pensées se perdaient, scandées par les lampes des tunnels. Comme Shinji, elle était hypnotisée par cette nuit en pointillés — et ses réflexions lui paraissaient à la fois flottantes et extrêmement précises.
Elle ne pensait pas à la terreur mêlée de flegme de Naoko et d’Olive. Ni à tous ces flics maladroits, qui couraient en tout sens dans la villa. Elle constatait qu’encore une fois, sur un simple coup de fil, elle s’était jetée dans ses fringues, avait pris sa Twingo, traversé Paris d’est en ouest pour rejoindre Suresnes. En moins d’une demi-heure, elle était là, à pied d’œuvre, pour offrir son aide, récupérer les enfants, proposer son épaule à qui voudrait pleurer…
Pourtant, dans la tourmente, personne ne l’avait remarquée. Elle avait attendu dix minutes, plantée sur le gazon, face au couple qui se rejouait la grande scène du deux.
Un fœtus écorché dans le réfrigérateur. Un intrus dans la maison. Un message de mort à peine déguisé. Il y avait de quoi paniquer, d’accord. Mais lui avait-on demandé comment elle allait, elle ? Si ses métastases galopaient toujours ? Si ses plaquettes chutaient encore ?
Personne ne lui avait posé de question. Parce que personne n’était au courant.
Au début de sa maladie, elle s’était convaincue d’être maîtresse de sa décision de ne pas en parler. Puis elle avait compris que les autres l’avaient obligée à agir ainsi. Par leur égoïsme, leur indifférence, ils l’avaient contrainte à la discrétion. S’ils avaient su et qu’ils ne l’avaient pas appelée, leur silence l’aurait achevée…
La première tumeur avait été découverte sous le sein gauche, en février, à la suite d’une banale consultation de la médecine du travail. Sandrine n’avait pas vraiment réalisé. D’autres analyses avaient révélé des métastases au foie et à l’utérus. Elle ne captait toujours pas. Elle ne se sentait pas malade. Lors de la première perfusion, elle avait enfin pris la mesure de la situation. Le mot « chimiothérapie » est un signal d’alerte que tout le monde comprend. Pourtant, la seule manifestation de son cancer était le traitement. Elle allait donc guérir avant même d’éprouver la maladie.
Tout avait changé avec les effets secondaires. On l’avait prévenue qu’elle allait ressentir une forte fatigue. Ce n’était pas le mot qui convenait. Elle s’était littéralement dissoute sous l’effet du produit. Elle avait fondu comme dans un cauchemar au point de se disloquer, de se liquéfier en une sorte de flaque d’hébétude.
Les vomissements avaient commencé. Depuis quatre mois, elle se gavait de Primpéran, de Vogalène, traquant le moindre signe d’écœurement, le moindre malaise. D’après les médecins, cette appréhension provoquait d’autres nausées. Et ainsi de suite. Si on ajoutait les bouffées de chaleur, on aurait pu croire qu’elle était enceinte.
Enceinte de la mort.
Comme disent pudiquement les toubibs, les « problèmes de transit » avaient suivi. Elle ne savait plus s’il s’agissait d’une conséquence du cancer, de la chimio ou des médicaments qu’elle ingurgitait pour lutter contre les effets indirects du traitement. Ses mécanismes intimes étaient en vrac. Une semaine, les grandes eaux. Une autre, la muraille de Chine.
D’autres désagréments étaient apparus. Elle ne supportait plus le froid, au point d’être obligée de porter des gants quand elle prenait des aliments dans le réfrigérateur. Elle avait perdu le sens du goût — ou plutôt, quoi qu’elle mange, c’était toujours la même saveur de métal au fond de sa bouche. On lui avait expliqué le phénomène : la thérapie provoquait une inflammation de certaines muqueuses, comme celles de la bouche, du tube digestif ou encore de la paroi génitale. S’il y avait eu du sexe dans sa vie, elle n’aurait rien senti non plus. Son existence avait la couleur verdâtre de la moisissure.
À d’autres moments, au contraire, le monde sensible revenait en force, la submergeait. Son odorat se déréglait, atteignant une acuité terrifiante. Elle était alors capable de repérer un mégot enfoui dans une poubelle, le parfum d’une collègue dans la pièce d’à côté. Elle tirait cinq fois la chasse d’eau tant son urine lui paraissait pestilentielle. Sa propre sueur la rendait folle. Cet état la ramenait aux nausées, qui se réveillaient de plus belle. Les cercles de Dante, tournant au fond de son propre corps…
La porte du Pré-Saint-Gervais surgit sur sa droite. Elle s’arracha à ses sinistres pensées et bifurqua d’un coup de volant. En quelques feux verts, elle fut dans son quartier. L’avenue Faidherbe et ses lumières. Le petit bâtiment mochard de sa cité. Cinq étages de vie triste et sans histoire, à base de formica et d’allocations chômage. Aucun doute : on était chez elle.
Parking. Portière arrière. En douceur, elle réveilla les deux garçons :
— Allez, mes bébés… On est arrivés.
Elle souleva Hiroki et l’installa en appui sur elle. La tête de l’enfant retomba avec lourdeur dans le creux de son épaule. Ses jambes, par réflexe, s’enroulèrent autour de sa taille. Elle verrouilla la voiture. Shinji ouvrait la marche, d’un pas à la fois vacillant et mécanique, à mi-chemin entre éclaireur et somnambule.
Digicode. Minuterie. Ascenseur. Une poignée de secondes encore et les garçons dormaient dans sa chambre. Elle se contenterait du convertible du salon. Les enfants n’étaient pas dépaysés — ils étaient déjà venus ici. Comme toutes les vieilles filles, Sandrine était toujours heureuse de jouer les mamans par intérim.
Dans la salle de bains, elle appuya sur le commutateur, s’observa dans le miroir. Ses traits n’étaient pas si désagréables. Qu’est-ce qui n’avait pas fonctionné ? Pourquoi avait-elle raté chaque station de son existence ? Le terminus était déjà là alors que rien, ou presque, n’était survenu dans sa vie.
D’un geste, elle arracha sa perruque.
Elle ricana en découvrant son crâne pointu dans la glace.