— C’est Stevie Wonder qui donne une conférence de presse dans les années 70. Un journaliste inspiré lui demande si c’est pas trop triste de naître aveugle. Stevie Wonder hésite un instant puis répond : « Ça aurait pu être pire. J’aurais pu naître noir. »
Passan essaya de sourire. Ce simple effort provoqua une onde de douleur. Il avait l’impression que son épiderme, sous les bandages imprégnés de Xylocaïne, se craquelait.
15 heures. Sous morphine, il avait dormi toute la matinée. À midi, on lui avait changé ses pansements. Les brûlures s’étaient rallumées comme des flammes dans une chaudière. Nouvelle injection. Nouveau coma. Puis réveil pour découvrir Fifi à son chevet.
Le punk n’avait pas chômé. Il avait trouvé le soum. Avec l’aide de Super Mario, il avait retiré les caméras de la chambre de Naoko, transféré les moniteurs de contrôle à l’intérieur du fourgon stationné rue Cluseret, à quelques mètres de la villa. Deux flics étaient assignés à cette surveillance. Deux autres au quadrillage du quartier. Lefebvre avait soutenu Fifi. La tendance s’était inversée : désormais, les désirs de Passan étaient des ordres.
Assis à côté du lit, cigarette en main, l’adjoint poursuivait ses anecdotes. En matière de rock, il pouvait enchaîner les histoires, témoignages et autres citations plusieurs heures durant.
— Tu sais ce que dit Keith Richards à propos des musiciens actuels ?
— Non.
— « Où sont les mecs qui doivent nous ridiculiser ? Je ne vois que des chauves derrière des platines. »
La grimace de Passan essaya d’être plus convaincante.
— C’est censé me remonter le moral ?
— Seulement te changer les idées.
Il hocha la tête. Il étouffait sous ses pansements — le tulle gras lui tatouait les chairs, la morphine lui assourdissait les nerfs. Dans la chambre, des ombres pleines, noires, obliques, se confrontaient à des fragments de clarté éblouissants, coupants comme du verre.
Il ferma les paupières : ce fut pire. Quand il ne voyait pas le visage en feu de Guillard, des démons aux yeux de soufre avançaient en crabe au fond de son cerveau. Il chassa ces visions et tenta, encore une fois, d’analyser les informations de Fifi.
Elles se résumaient à zéro, ou presque. Le corps de Guillard reposait à l’IML de Paris. Le procureur et le juge Calvini avaient ordonné une perquisition à son domicile de Neuilly. On n’avait rien trouvé — ce qui n’étonnait guère Passan. On prévoyait maintenant de fouiller chaque garage, et en particulier les bureaux du siège. Il n’attendait rien non plus de ce côté.
Ironie du sort : l’inculpation posthume de Guillard ne reposait pas sur l’accusation de meurtre de quatre jeunes femmes mais sur la tentative d’homicide volontaire contre un commandant de police. Et encore cette procédure n’était étayée, pour l’instant, que par son propre témoignage. Or, rien n’était clair. Que faisait au juste Passan sur les traces de Patrick Guillard, lui qui ne devait plus l’approcher à moins de deux cents mètres ? Avaient-ils rendez-vous ? Qui avait convoqué l’autre ? Était-il plausible que Guillard, brûlé et moribond, ait craché de l’essence au visage de son adversaire ?
Une certitude : la salle où avaient été retrouvés les corps n’abritait pas de produits inflammables. Il y avait donc eu préméditation. Mais de qui était le piège ? Pour l’instant, on accordait du crédit à la version de Passan — ses brûlures faisaient foi.
C’était la parole d’un survivant contre le silence d’un mort…
Du côté du visiteur de la villa, pas plus de résultat. Les investigations sur le commerce des capucins n’avaient rien donné. Sur les techniques de prise de sang ou sur un éventuel voleur d’hémoglobine qui aurait déjà frappé ailleurs, rien non plus. Les prélèvements dans la maison n’avaient pas été plus concluants. Quant aux analyses ADN, il y avait fort à parier qu’on ne trouverait que des traces de la famille Passan, auxquelles s’ajouteraient celles de Gaïa, la baby-sitter.
— Je t’ai raconté la fois où j’ai roulé sur le pied de Joe Strummer, le guitariste des Clash ?
Passan eut un mouvement évasif. Fifi embraya mais il n’écoutait plus. Sur le coup des 13 heures, entre deux phases d’inconscience, il avait parlé à Naoko. Elle avait conduit les enfants à l’école, puis s’était rendue au boulot, comme chaque jour. Elle ignorait que deux flics étaient collés à ses pas, que la maison était toujours sous surveillance. Il voulait préserver la version officielle : le coupable était mort, toute menace éliminée.
Avec un temps de retard, il réalisa que Fifi s’était levé.
— Tu y vas ?
— Je repasse ce soir. Tu veux que j’allume la télé ?
Il refusa avec mauvaise humeur. Cette bienveillance l’enfonçait encore dans sa faiblesse.
— Des nouvelles de Levy ? demanda-t-il avant que l’autre ne sorte.
— Que dalle. L’information judiciaire est lancée. On va étudier ses comptes en banque pour vérifier s’il s’est pas barré quelque part.
— Si c’est le cas, il aura pris ses précautions.
— Nul n’est infaillible.
— Et s’il est mort ?
— Son corps finira par émerger. On checke la liste de ses ennemis.
— Y a du boulot.
Fifi esquissa un salut de cow-boy, index sur la tempe, et disparut. Passan se retrouva seul entre ses quatre murs. Il n’y avait rien à faire ici pour tuer le temps. Tout juste pouvait-on l’user à coups de réflexions, de pensées. Il ferma les yeux. Les flashs revinrent lui bombarder la tête. Il avait l’impression de subir un blitz permanent.
Un bruit le réveilla. Durant quelques secondes, il ne sut ni où il était ni ce qu’il entendait. L’instant suivant, il recadra la chambre, baignant dans une lumière grisâtre de fin d’après-midi. Il avait donc dormi plusieurs heures. Il identifia le trille qui résonnait dans la pièce : la sonnerie d’un portable qu’il ne reconnaissait pas. Il se souvint que son mobile avait grillé dans l’usine et que son adjoint lui en avait donné un nouveau.
Il aperçut le cadran qui s’éclairait sur la table de chevet.
— Allô ?
— C’est moi, Fifi. On a du nouveau sur Levy.
Passan songea à la veille de Noël, lorsqu’il était enfant. Il fermait les yeux dans son lit, impatient d’absorber les quelques heures qui le séparaient des cadeaux de l’aube. Il les rouvrait et le miracle était survenu : le Père Noël était passé. Aujourd’hui, ses cadeaux avaient bien changé…
— Vous l’avez retrouvé ?
— Plus ou moins. Il venait d’ouvrir un coffre dans une agence HSBC, avenue Jean-Jaurès, dans le 19e. Il s’y est rendu hier, en milieu de journée.
Passan se prit une suée grasse sous ses bandages.
— À quelle heure exactement ?
— 11 h 37.
Malgré la douleur lancinante, malgré la morphine, le déclic jaillit. La course-poursuite de la veille. Guillard était descendu soit à Stalingrad, soit à Jaurès. Or, Guillard et Levy se ressemblaient. L’imposture était possible.
— On est sûr que c’était lui ?
— Justement, non. Selon les témoins de l’agence, le type était bizarre. Il portait une casquette, des lunettes noires. Il a refusé de les retirer.
Aucun doute : Guillard.
— À l’agence, qu’est-ce qui s’est passé ?
— On lui a ouvert son coffre.
— À un type qui n’était peut-être pas le bon ? Qui a refusé de montrer son visage ?
— Le gars avait l’air sûr de lui. Et il avait une carte de flic.
— Ensuite ?
— Rien. Il s’est cassé, et basta. Mais si c’était Levy, on…
— C’était Guillard.
— Guillard ? (Fifi accusait le coup.) Pourquoi lui ?
— Je t’expliquerai.
Levy avait découvert un indice matériel. Il avait voulu le monnayer mais il avait sous-estimé son ennemi. Guillard l’avait tué, après l’avoir fait parler. Il s’était rendu à la banque pour récupérer la pièce à conviction.
Quel objet ? Quel document ?
Les gants. D’une manière ou d’une autre, Levy avait trouvé les gants de Stains.
— Ho, Olive ? T’es toujours là ?
— Écoute-moi bien, fit-il d’une voix ferme, tu vas contacter les trois labos génétiques qui bossent pour nous. Bordeaux. Nantes. Strasbourg. Vois si Levy leur a demandé une analyse ces derniers jours.
— Sur quelle affaire ? Avec quelle saisie ?
— Peu importe. Ce qui compte, c’est quel type d’échantillons il a fourni.
— Qu’est-ce qu’on cherche ?
— Des gants de nitryle.
— Tu veux dire…
— Levy a mis la main dessus. Au lieu de mener une procédure officielle, il s’est assuré que ces gants portaient d’un côté les fragments ADN de la victime et de l’autre ceux de Guillard. Il les a ensuite récupérés et a essayé de négocier. Guillard l’a tué et a repris son bien.
— Dans le coffre de Jaurès ?
Passan ne prit pas la peine de confirmer :
— Vois avec les labos. Ouvre tous les coffres de Guillard. Il doit en avoir d’autres. Démerde-toi avec Calvini. Et appelle les bleus de Stains, la BAC de Saint-Denis.
— Pourquoi ?
— Pour savoir comment Levy a retrouvé les gants. Il faut relancer le porte-à-porte.
— Ça va être chaud.
Il ne répondit pas. Malgré la brève excitation de ces nouvelles, la morphine l’avait rattrapé et plongé de nouveau dans un profond sommeil.
19 heures. Après ses cours, et une réunion de profs sans intérêt, Sandrine Dumas avait enfin pu partir. Depuis la porte de la Villette, elle avait mis près d’une heure pour rejoindre la porte Maillot puis remonter l’avenue Charles-de-Gaulle jusqu’à Nanterre. Un parcours du combattant, ponctué par une série de malaises. Des suées à essorer sa robe. Des démangeaisons à s’arracher la perruque… Elle avait encaissé tout cela dans un esprit de croisade. Aider les autres : c’était sa mission. Le comble pour une mourante…
L’objectif de ce soir était Olive. Depuis des années, ils n’étaient plus amis. Ils étaient même parfois ennemis, lorsque Sandrine prenait le parti de Naoko. Mais elle partageait le secret du flic. Un secret que personne ne connaissait et qu’Olivier lui-même occultait.
En 1998, il avait brutalement sombré. Alors qu’il poursuivait deux cambrioleurs sur le toit d’un immeuble de la rue des Petites-Écuries, il l’avait appelée. Il ne pouvait plus bouger. Il se tenait cramponné à une toiture de zinc, paralysé, terrifié, avec une seule idée en tête : sauter.
Elle s’était précipitée. Elle l’avait rejoint par l’étage des chambres de bonne et avait réussi à le ramener à l’intérieur. Passan ne pouvait plus parler. Elle n’avait perçu qu’un bruit, particulièrement horrible : celui de ses dents qui grinçaient.
Elle avait alors compris deux vérités.
La première : il s’était tourné vers elle parce qu’il n’avait personne d’autre. Ils s’étaient connus de la manière la plus banale possible. Un an plus tôt, elle s’était fait agresser et voler en sortant d’une boîte du 10e arrondissement : le flic avait enregistré sa plainte. Ils avaient dîné. Ils avaient vu. Ils avaient vaincu. Rien à faire ensemble. Mais ils avaient continué — d’une autre façon — à se fréquenter. Elle était devenue la bonne copine, la confidente. Celle à qui on dit tout et à qui on ne fait rien. Elle s’en était contentée.
Deuxième vérité : il ne traversait pas une mauvaise passe, cette crise de panique était le premier signe d’une sévère dépression. Elle l’avait installé chez elle. Il avait obtenu un arrêt maladie auprès du médecin-chef de la police. Officiellement, on lui avait diagnostiqué une insuffisance cardiaque et prescrit une liste d’examens médicaux longue comme le bras. Elle avait découvert qu’il avait pris des bêtabloquants afin d’être en hypotension lors de sa visite médicale. Jamais il n’aurait voulu passer pour un dépressif aux yeux de sa hiérarchie.
Durant plusieurs mois, elle s’était occupée de lui, l’avait nourri, veillé, surveillé. Elle avait planqué son arme de service. Elle l’avait réconforté lorsqu’il était submergé par des vagues d’angoisse — ou des paralysies soudaines. Tout le monde pensait qu’ils vivaient ensemble, ce qui était vrai. Mais leur relation était celle d’un malade et d’une infirmière.
Peu à peu, il avait repris le boulot. Il étouffait dans les tunnels, pleurait dans les toilettes, s’enfermait dans son bureau. Parfois, c’était pire : il reprenait du poil de la bête et traversait des phases d’hyperactivité, marquées par une agressivité incontrôlable. Il partait alors dans la nuit et revenait à l’aube, le regard vitreux, le costume taché de sang, sans le moindre souvenir. Sandrine était terrifiée. Cet homme d’une force colossale, armé d’un calibre et d’une carte de police, était un danger majeur pour la ville. Puis il retombait dans sa léthargie habituelle et elle le nourrissait à nouveau avec des petits pots pour bébé.
Elle avait eu le temps de réfléchir à son cas. Son idée — pas très originale — était qu’il tirait sur la corde depuis sa naissance. Il avait grandi seul, s’était débrouillé seul, s’était affirmé seul. Ce qui donnait l’illusion d’une forte personnalité n’était en fait qu’un forage continu dans ses propres forces. Aujourd’hui, le puits était à sec. Ne restaient que les pollutions effrayantes — peur du noir, angoisse de la mort, solitude chronique — que Passan avait cru éliminer…
C’est d’ailleurs ce qu’avaient conclu les psychiatres lors d’un internement en urgence à Sainte-Anne, en janvier 1999. Passan était parvenu au bout de son système. À fond de cale. Sans doute un évènement avait-il provoqué cette faille brutale. Pour l’identifier, et se prémunir contre d’autres séismes, il fallait qu’il plonge maintenant en lui-même. Une thérapie permettrait d’ouvrir sa boîte noire.
Antidépresseurs. Anxiolytiques. Analyse… Il avait réactivé les anticorps de son âme et les avait purifiés. Côté boulot, l’honneur était sauf. Personne n’avait jamais soupçonné sa vraie maladie. Côté privé, ils s’étaient quittés bons amis et Passan avait alors trouvé sa raison de renaître : Naoko.
Sandrine accéda enfin au parking du centre hospitalier. Elle repéra le bâtiment sur le campus. Dans l’ascenseur, elle réalisa qu’elle était en nage. Encore cette odeur… Elle avait oublié son parfum. Elle haussa les épaules. Tout ça, c’était du passé.
Couloir. Chaleur. Relents d’éther, de désinfectant, d’urine. Ses visites quotidiennes à Saint-Antoine l’avaient définitivement guérie de l’angoisse des hôpitaux. Désormais, elle aurait pu camper dans une morgue sans éprouver la moindre gêne.
Elle frappa à la porte de Passan. Pas de réponse. Une main sur la poignée, elle risqua un regard.
— Salut.
Il était méconnaissable. Une partie de ses cheveux avait brûlé. Des pansements ceignaient son crâne. D’autres traversaient son visage, alternant gaze verdâtre et bandes blanches. Elle renonça à l’embrasser et s’installa sur une chaise, près du lit, sans ôter sa veste. Aussitôt, le silence l’oppressa. Le problème, avec les gens qu’on connaît trop, c’est qu’on n’a rien à leur dire.
— Tu as besoin de quelque chose ? hasarda-t-elle au bout d’un long moment.
Signe de tête : non.
— Tu as mal ?
Signe de tête, à l’indienne : ni oui ni non.
— Tu vas rester longtemps ici ?
— Une journée encore. Après ça, on me retire les pansements. Enfin, j’espère.
Sa voix semblait avoir brûlé avec son visage. Sandrine aurait pu l’interroger sur les évènements ou sur sa conviction à propos de Guillard. Elle y renonça : il mentirait, de toute façon.
— Je pense à Naoko, murmura-t-il comme pour proposer un sujet.
— Allons bon, fit-elle sur le ton de la plaisanterie.
— Hier, avant tout ça, on s’est vus dans notre jardin.
— Le fameux jardin zen ?
Elle ne lâchait pas son ton ironique. Passan n’eut pas l’air d’entendre. Il se parlait à lui-même.
— Je l’ai trouvée vraiment… belle.
— T’as rien d’autre comme scoop ?
Il tourna les yeux vers elle, entre les bandages :
— Je veux dire… (Sa respiration filtrait par la texture de la gaze.) C’était comme un vieux morceau à la radio. Un truc que t’as tellement écouté que tu l’entends plus… Et puis un jour, d’un coup, au volant de ta bagnole, t’as de nouveau le frisson.
— Et alors ? (Sa voix s’était chargée d’irritation.) Vous ne divorcez plus ?
Il agita lentement sa main. Elle regretta d’avoir durci le ton.
— Au contraire…, murmura-t-il. Mais hier, j’étais heureux de retrouver celle que j’ai aimée et non pas l’étrangère qui partage ma vie depuis des années.
De nouveau, le silence.
— Quand tu vas au Japon, reprit-il, tu n’arrêtes pas d’osciller entre deux états d’esprit. Parfois, tu as l’impression d’être sur la planète Mars. La seconde suivante, à travers une phrase, un détail, les Japonais te paraissent au contraire très proches.
— Où veux-tu en venir ?
— J’ai vécu ce va-et-vient pendant dix ans avec Naoko.
— Ça fait partie de son charme.
Il grogna quelques syllabes puis prononça plus distinctement :
— La dernière fois que je l’ai embrassée, c’était il y a au moins deux ans. J’ai eu l’impression d’embrasser ma propre main.
Elle s’approcha et lui parla comme un prêtre dans un confessionnal :
— Je ne sais pas pourquoi tu remues tout ça… Franchement, il y a d’autres urgences. Tu dois te reposer, tu…
Elle s’arrêta. Le visage de Passan s’était affaissé d’un coup, menton contre la poitrine. Il dormait. Cette image lui causa un choc : on aurait dit qu’il était mort.
Elle ramassa son sac et se leva, demeurant immobile quelques instants. Elle n’éprouvait ni empathie ni bienveillance.
Elle ne voyait qu’une vérité : Passan ne serait plus un obstacle pour son plan.
— Papa, il avait mis la télé dans la chambre !
— Papa fait comme il veut mais avec moi, la télé, c’est dans le salon. Et dans la chambre, c’est dodo !
Naoko n’avait pas la force de leur parler en japonais. Elle borda Hiroki qui avait déjà retrouvé le sourire.
Shinji apparut sur le seuil de la salle de bains.
— Il va mieux, papa ?
— Il va super.
— On ira le voir ?
— C’est lui qui va venir : il sort demain de l’hôpital.
Shinji secoua la tête, brosse à dents dans la bouche. Naoko l’observa : petite silhouette en pyjama d’éponge bleu, se détachant sur le rideau de douche, décoré de grenouilles et de nénuphars. Chaque fois, c’était le même émerveillement. Elle n’en revenait pas d’avoir réussi cela, envers et contre tout. Un miracle.
— Allez, viens te coucher ! fit-elle en maîtrisant son émotion.
Shinji sauta dans son lit. Nouvelle rafale de bisous. Elle avait passé un accord avec les garçons. À la place de l’histoire habituelle, elle avait proposé quinze minutes de télé. Les gamins, surpris, avaient accepté avec enthousiasme. Globalement, Naoko était contre la télévision, et aussi contre les jeux vidéo et Internet. Tout ce qui, lui semblait-elle, ne sollicitait pas assez l’imagination. Mais ce soir, elle était épuisée. Pas question de bredouiller une histoire à chacun, en japonais, avec la gorge serrée comme un nœud de pendu.
Elle éteignit le plafonnier.
— Tu laisses la porte ouverte !
— T’éteins pas ma lampe !
Naoko leur était secrètement reconnaissante de se comporter, exactement, comme chaque soir.
— Message reçu.
Elle leur envoya un dernier baiser et rejoignit sa chambre. Diego avait encore disparu. Pour ce qu’il avait été utile jusque-là… Elle se fit couler un bain. Les questions tournaient sous son crâne. Se pouvait-il que l’intrus ne soit pas Guillard ? Qu’il soit un familier de la maison ? L’odeur de cèdre mouillé agit comme une caresse, un réconfort. Elle noua ses cheveux en chignon.
Accroupie sur son tabouret, elle se frotta énergiquement avec son tenugui, une petite serviette blanche, et du gel douche standard. Elle n’utilisait pratiquement pas d’eau. Nettoyage à sec. Une fois récurée, elle se rinça avec le pommeau de douche. Purifiée, abrasée, elle plongea dans la vapeur et s’immergea dans l’eau brûlante. Quarante-cinq degrés : la température idéale.
À chaque retour à Tokyo, elle accompagnait sa mère aux sources chaudes des environs, les onsen. Après le bain, vêtues de yukata légers, elles dégustaient de grosses huîtres au goût de varech et des tempuras de crevettes, frites et rousses, qui ressemblaient à des étoiles de mer croustillantes. Dans ces moments-là, elle se disait que les Japonais sont des mammifères marins parmi d’autres.
Elle ferma les yeux. Ce bain était comme une prière.
Soudain, des bruits interrompirent l’osmose. Son cœur s’arrêta net. Ses membres, malgré la chaleur, se glacèrent d’un coup. Elle parvint à s’extraire du bain en silence. Enfila un pantalon de jogging et un tee-shirt, sans prendre le temps de s’essuyer.
De nouveau, des coups légers, précipités. À peine perceptibles. Naoko ne pouvait y croire. La menace était de retour.
Cette fois ils étaient plusieurs.
Elle passa dans sa chambre. Du regard, elle chercha une arme, quelque chose pour se défendre, pour protéger ses enfants. Elle ouvrit le tiroir de la table de chevet et trouva le kaïken.
Les bruits, de plus en plus proches.
Ils provenaient de l’escalier. Elle pouvait donc couper la route aux intrus. Les empêcher d’atteindre la chambre des enfants. Dans son esprit, elle se voyait déjà morte mais cette mort serait le prix de leur vie. Cette idée même lui donna un courage insoupçonné.
Elle avança le poing serré sur le kaïken. Les pas continuaient, juste derrière le mur. Le cœur bloqué, elle ouvrit la porte et bondit, lacérant l’obscurité de sa lame. Tout ce qu’elle obtint, ce fut une chute en règle.
Deux hommes la tenaient en joue, pistolet braqué à deux mains. Elle mit plusieurs secondes à les reconnaître dans la pénombre : Fifi et un autre, un Black à dreadlocks, qu’elle avait vu plusieurs fois devant son portail.
— Ça va ? demanda Fifi à voix basse.
Elle lâcha le poignard et demeura à genoux. Ses jambes lui paraissaient mortes.
— Qu’est-ce… qu’est-ce qui se passe ?
— Un problème technique. Une des caméras ne marche plus.
— Des caméras ?
Les rouages de son esprit se mirent à fonctionner de nouveau. Bien sûr, la maison était toujours sous vidéosurveillance… Passan ne croyait plus que Guillard ait été le visiteur du soir.
Et personne n’avait cru bon de l’en informer.
— Quelle caméra ? répéta-t-elle.
— La chambre des enfants.
Naoko se leva d’un bond et se précipita. Sans la moindre hésitation, elle ouvrit la porte de la chambre.
Son cœur ne battait plus. Ses poumons étaient bloqués et son cerveau figé.
Pourtant, quand elle découvrit le tableau, quelque chose d’autre en elle, plus profond, plus organique, se pétrifia pour de bon et pour toujours.
Dans le véhicule de police qui roulait à fond en direction du pont de Suresnes, Passan arrachait ses pansements avec une rage contenue. Il avait l’impression de réintégrer sa véritable peau — sa peau de flic.
La nouvelle de la nuit ne l’étonnait pas.
Guillard n’était pas le vampire. Il ne l’avait jamais été. L’intrus poursuivait sa vengeance et Passan devait repartir de zéro. Il aurait dû être abattu. Désespéré. Ou simplement en état de choc. Cette nouvelle guerre au contraire le galvanisait. Il ne sentait plus ses brûlures, ni l’effet de la morphine. L’adrénaline circulait dans son corps et maintenait ses sens en éveil. D’une certaine manière, seul le combat le gardait vivant.
— Coupe le deux-tons.
La voiture parvenait dans son quartier. Il était près de minuit, pas un rat dans les rues de Suresnes. Une bruine passait sur l’asphalte à la manière d’un service de nettoyage. Mais le ciel ne pouvait plus rien contre les souillures qui s’abattaient sur les hauteurs du Mont-Valérien…
Le chauffeur pila rue Cluseret. Les fourgons étaient déjà là, ainsi qu’une ambulance et les voitures de l’Identité judiciaire. Lumières tournoyantes, silhouettes en ciré, Rubalise fluorescent : sa famille vivait désormais dans un périmètre de sécurité. Ou plutôt une zone à risque où les flics arrivaient systématiquement trop tard.
Des coups à la vitre. Fifi se penchait vers lui. Son visage livide rivalisait avec la blancheur des phares. Olivier sortit de la voiture. Presque aussitôt, il dut s’adosser au flanc de la Peugeot. Un vertige, ou un retour de morphine…
— Ça va pas ?
— Je veux voir les enfants.
— Attends.
— Je veux les voir ! hurla-t-il.
Il s’achemina vers le portail mais Fifi lui barra carrément la route :
— Attends, je te dis. Ils sont okay. T’en fais pas.
— Et Naoko ?
— Tout le monde va bien. Mais il faut que je te montre quelque chose.
Passan l’interrogea du regard.
— Le soum.
Il suivit docilement son adjoint. Le bitume tanguait sous ses pas. Le fourgon de surveillance, maquillé en camionnette de chantier, était garé plus loin. Une vieille guimbarde poussiéreuse, aux vitres recouvertes d’une peinture grise qui permettait d’observer la rue sans être vu. Le camion puait le flic à un kilomètre à la ronde.
Fifi frappa la porte arrière qui s’ouvrit aussitôt. Jaffré apparut, les invitant à entrer. Tout de suite, les odeurs de sueur, d’urine, de McDo le prirent à la gorge.
— Je t’explique le contexte, fit le punk à voix basse.
Passan n’écoutait pas, les yeux fixés sur les moniteurs. Les caméras tournaient toujours : dans le salon, Naoko était assise sur le canapé, tenant dans ses bras Shinji et Hiroki apeurés. Des flics sillonnaient la pièce. Des hommes en combinaison blanche passaient au fond. La peur était tellement présente qu’elle paraissait parasiter les images, former une espèce de brouillard électrostatique.
Sur les autres écrans — cuisine, salle à manger, couloir, sous-sol : des bleus des techniciens de l’IJ s’agitaient. Tout le monde en alerte maximale. Un seul écran était opaque.
— À 22 h 15, expliqua Fifi, on est sortis fumer une clope.
— Personne n’est resté dans le soum ?
L’adjoint piétina le sol, provoquant un bruit de tôle ondulée :
— Putain, il s’était rien passé depuis trois heures !
— Continue.
— Quand on est revenus, on a tout de suite remarqué que quelque chose déconnait. Une des caméras ne fonctionnait plus.
Passan maintenait son regard sur l’écran noir.
— Celle de la chambre des enfants. On a foncé dans la maison.
— Vous avez prévenu Naoko ? Par téléphone, je veux dire ?
— Pas eu le temps. On est entrés et on s’est dispersés. Sous-sol. Rez-de-chaussée. Premier.
— Ensuite ?
— Moi et Jaffré, on a filé dans la chambre. Ils dormaient mais le chien était mort. Son cadavre reposait entre les lits.
Passan avait toujours les yeux rivés sur le moniteur éteint.
— Après ? demanda-t-il.
— Naoko a réveillé les enfants.
— Qu’est-ce que vous leur avez dit ?
— Rien. Naoko n’a pas allumé. On les a portés jusqu’au salon. Ils n’ont pas vu Diego.
— Comment ce bordel a-t-il été possible ?
Fifi tapa les touches d’un ordinateur. L’écran sombre s’éclaircit puis afficha des stries argentées.
— On s’est gourés, commenta-t-il, la caméra de la chambre n’a pas été coupée. On l’a occultée. En remontant la mémoire, on obtient ces images…
La pièce apparut en plan fixe : seules les étoiles de la lanterne de Hiroki tournaient sur les murs. L’objectif offrait l’angle caractéristique d’une caméra de sécurité : plongée s’ouvrant sur les deux lits, le seuil de la salle de bains, la porte de la chambre… Fifi actionna l’avance rapide.
Lecture. Les deux enfants dorment paisiblement. Les étoiles voyagent. Hormis ces points de lumière, aucun mouvement.
Soudain, sur le seuil de la salle de bains, une silhouette. Une femme de dos, arc-boutée, tirant quelque chose sur le sol. Elle porte une robe sombre qui lui tombe jusqu’aux pieds. Un kimono, dont les plis sont trempés de sang. L’ombre, toujours de dos, recule à petits pas, à la manière d’une vieille femme.
Passan songea, en un flash, à ces films de fantômes où la scène a été tournée à l’envers puis repassée à l’endroit afin d’accentuer l’aspect malsain de l’apparition.
Le spectre s’oriente vers le centre de la pièce avec une lenteur de cauchemar. Son fardeau laisse un sillage noir. Toute la séquence a une apparence maléfique. On distingue alors la forme qu’elle traîne : le chien éventré, dont les viscères tracent sur le sol un S immonde.
Fifi commenta d’un timbre étouffé :
— Elle l’a tué dans la salle de bains. On sait pas à quelle heure exactement mais forcément après 20 h 30, une fois les mômes couchés.
— On la voit passer sur d’autres moniteurs ?
— Non.
— Comment a-t-elle pu accéder à la salle de bains ?
— Aucune idée. En fait, c’est impossible.
— Et Naoko ?
— Quoi, Naoko ?
— Elle n’a pas bougé de sa chambre ?
— A priori, non. Mais il n’y a pas de caméra dans…
À l’écran, la créature vient de se redresser. Elle se tourne vers l’objectif. Les motifs sur la soie et les marques d’hémoglobine se confondent, comme si des organes mutilés respiraient à la surface du tissu. Sa ceinture, le obi, est mauve sanguin, comme une plaie béante.
Passan nota, d’une manière absurde, qu’un tel kimono devait coûter près de dix mille euros. Il avait toujours rêvé d’en offrir un à Naoko.
Mais le pire est ailleurs : le fantôme porte un masque de Nô. Deux yeux fendus au couteau dans la surface de bois jauni. Une bouche rouge et précise. Un sourire en forme de blessure, qui laisse entrevoir des petites dents cruelles.
Passan avait lu des bouquins sur le théâtre Nô et ses cent trente-huit masques, exprimant toutes les émotions. Que traduisait celui-ci ?
La créature regarde l’objectif quelques secondes, penche la tête de côté, dans un déclic interloqué. Des traînées de sang barrent ses épaules. Des taches ont éclaboussé son masque. Soudain, elle détend le bras et balance quelque chose vers l’optique.
— Elle a jeté un morceau du clebs sur la caméra, commenta Fifi.
— Quel morceau ?
Le punk hésita. Passan entendit sa propre voix répéter, comme à des kilomètres :
— Quel morceau ?
— Les organes génitaux.
— Naoko a vu ça ?
— Non. J’aurais dû lui montrer ?
Il ne répondit pas. Il fixait l’écran noir comme si quelque chose allait en sortir. Une explication. Une justification. Une cohérence.
Mais rien ne vint et il finit par souffler :
— Je veux voir la chambre.
La pelouse était brillante et bleue. Les gyrophares projetaient sur la façade de la villa des images dantesques. Il songea à une séance de cinéma en plein air. Le spectacle affichait complet. À chaque alerte, les forces en présence lui paraissaient augmenter.
À l’intérieur, on se marchait sur les pieds. Ils enfilèrent des surchaussures puis traversèrent la cuisine. Ils empruntèrent l’escalier sans approcher le salon. Étage. Un silence accablé l’escortait. On baissait les yeux à son passage. Ses brûlures le stigmatisaient plus encore. Aux yeux des autres, il était maudit.
Quelques pas dans le couloir et la chambre du sacrifice apparut. Les projecteurs de l’IJ étaient aveuglants. Passan ne s’attarda sur aucun détail. Il ne vit pas les techniciens qui s’affairaient. Ne salua pas Zacchary dans sa blouse ni Rudel qui tirait la gueule, lassé sans doute d’être appelé pour des cadavres d’animaux.
Il s’avança. Ses oreilles bourdonnaient comme s’il était en apnée. La pression, de plus en plus forte. Je suis en train de descendre, et de descendre encore, au fond d’un gouffre.
Enfin, il parvint à focaliser son attention sur ce qui créait une espèce de terreur sacrée au centre de la pièce. Le cadavre de Diego dans sa mare de sang coagulé. Il était couché sur le flanc gauche. Ses organes sortaient de son ventre béant, créant des nœuds et des torsions sombres. Les fragments semblaient bondir à chaque flash du photographe puis redevenir ce qu’ils étaient : des vestiges rabougris, ternes, déjà en voie de décomposition.
Passan restait pétrifié. Un grand vide creusait sa poitrine, comme si on lui avait arraché, à lui aussi, cœur et viscères. Il plaça un genou au sol et, machinalement, ébouriffa la nuque de l’animal. Il ne portait pas de gants mais personne n’osa intervenir.
Il n’avait jamais vraiment aimé Diego. Il gardait son amour pour ses enfants — et jadis pour Naoko. Accorder son affection à cette bête à poils, à l’intelligence limitée, lui semblait être une altération de ses sentiments, et d’une certaine façon une dégradation de son statut d’être humain. Maintenant que l’animal était mort, il comprenait qu’il s’était toujours trompé. Il avait adoré ce toutou placide et débonnaire, cette présence réconfortante. Diego était devenu un symbole. Un pôle d’amour qui avait échappé à toutes les lassitudes, à toutes les frustrations.
Il se releva avec cette conviction soudaine : ils allaient tous y passer. Naoko. Les enfants. Lui-même. L’hécatombe ne faisait que commencer. Il fixa son regard sur le légiste, qui rangeait ses instruments avec humeur.
— Qu’est-ce que tu peux me dire ?
— Rien de plus que ce que tu vois. Vous m’emmerdez avec vos bestioles.
Le flic ne se formalisa pas :
— Personnellement, je ne vois rien.
Le toubib leva un sourcil :
— Tu ne vois rien ?
— Il s’agit de mon propre chien. Nous sommes dans ma maison. Tout s’est passé à quelques centimètres de mes mômes endormis. J’ai du mal à être objectif.
Rudel boucla son cartable.
— On lui a ouvert le ventre et sorti les viscères. Du boulot de chasseur, ou de boucher. On lui a tranché les organes génitaux. On lui a arraché les yeux et coupé la langue.
— Pourquoi ne s’est-il pas défendu ?
— Qu’est-ce que j’en sais ? Il a peut-être été drogué. Il y a aussi des marques de liens sur les pattes.
— C’est tout ?
— J’en ai marre de vos conneries. Je suis pas véto.
— Fais un effort.
Rudel se planta face à Passan, sacoche en main. Le flic lui savait gré de ne pas le traiter comme un infirme défiguré. De ne pas lui poser la main sur l’épaule. De ne pas prendre un ton compatissant.
— On a utilisé un couteau à lame incurvée pour le charcuter. C’est à vérifier mais les plaies…
— Comme un sabre ?
— Un petit sabre alors. On voit les marques de la garde sur plusieurs blessures.
— Quelle longueur ?
— Je dirais vingt centimètres pour la lame.
— Quand pourras-tu m’en dire plus ?
— Je ne sais pas. Faut que je trouve un véto.
— Appelle-moi.
Le médecin disparut. Passan contourna la flaque de sang et s’arrêta sur le seuil de la salle de bains. Les murs étaient éclaboussés. Le fond de la baignoire souillé par des résidus d’hémoglobine, de chair, de peau et de poils. Le rideau de douche figé en plis coagulés.
Olivier resta dans l’embrasure. Des détails lui griffaient le cœur. Les brosses à dents de ses garçons, mouchetées de sang. Les jouets qu’ils utilisaient dans le bain, ternis par un film rougeâtre. Les giclées brunes sur le carrelage.
Il recula et tomba face à son reflet, au-dessus du lavabo. Plutôt une bonne surprise. Il était abîmé — mais pas méconnaissable. Un cratère rouge vif s’étirait le long de sa tempe droite. Ses cheveux de ce côté avaient disparu jusqu’au milieu du crâne. Des cloques boursouflaient sa joue gauche. Sa lèvre supérieure était aussi gonflée, côté droit, débordant à la commissure en une plaque orange cuivré.
Malgré tout, il s’en tirait à bon compte. Il puisa dans ce tableau un vague réconfort. Il se sentit prêt à affronter le regard de ses enfants et de Naoko. Au moins, il n’en rajouterait pas une couche dans cette nuit d’horreur.
Le salon ressemblait à un de ces hangars où on accueille les réfugiés après une catastrophe naturelle. Les réfugiés n’étaient que trois : Shinji, Hiroki, Naoko. Passan les vit d’abord de dos, blottis sur le sofa, enroulés dans la même couverture. Naoko avait groupé ses cheveux en chignon — la vision de ces trois nuques blanches, surmontées d’un petit dôme noir, lui fit plus d’effet que le corps de son chien ou le carnage de la salle de bains. Sa vie se résumait à ces trois têtes soyeuses — et il n’était pas foutu de les protéger.
Il contourna le canapé et leur fit face. La réaction des enfants fut immédiate :
— Papa !
Pas de répulsion ni d’hésitation : même défiguré, il était toujours leur père. À l’instant où il les serrait contre lui, son regard croisa celui de Naoko. Sur leur échelle de Richter, on atteignait des sommets.
Shinji se redressa et le dévisagea :
— Pourquoi t’as pas de pansements ?
— Parce que je vais mieux.
Hiroki intervint :
— T’es plus à l’hôpital ?
— Non. Mais je vais continuer à me soigner.
Shinji passa aux choses sérieuses :
— Diego, il est mort, papa.
— Je sais, ma puce. On va lui faire une tombe dans le jardin, avec plein de fleurs.
Il ne quittait pas Naoko du regard. Elle était livide. Des larmes voilaient ses yeux mais la peur et la colère l’emportaient sur le chagrin. L’analogie était facile mais elle ressemblait au masque de l’écran vidéo. Non pas l’expression : la matière — bois vernis, patiné, dont la teinte jaunâtre n’était plus un ton de surface mais un élément organique. La couleur de la peur.
Il posa ses fils à terre. Aussitôt, ils retournèrent se nicher près de leur mère. Une louve et ses louveteaux.
— Faut qu’on parle, dit simplement Passan.
— Sandrine va arriver. Ils vont finir la nuit chez elle.
Il acquiesça et s’adressa à Fifi :
— Tu les installes dans la chambre de Naoko en attendant ? Et tu fais gaffe là-haut.
Distribution de baisers. Les garçons suivirent docilement le flic en se frottant les yeux : ils n’allaient pas tarder à se rendormir.
Le silence s’imposa dans la pièce. Il ne restait plus que Naoko sur le sofa, Jaffré et Lestrade debout derrière elle, deux bleus sur le seuil du salon. Olivier aurait pu leur dire de sortir mais il n’avait pas envie de faciliter les choses à son ex. Il avait encore dans l’œil la silhouette au kimono ensanglanté.
— Y a certaines choses que tu ignores…, commença-t-il.
— Sans blague !
— Cette nuit, la maison était toujours sous surveillance.
— Et tu ne me l’as pas dit ?
Il fourra les mains dans ses poches et fit quelques pas.
— Pour ne pas t’affoler.
— Connard…, fit Naoko à voix basse.
— Personne n’a pu entrer ni sortir de la villa après 21 heures. Il y avait des capteurs, des caméras, tu comprends ?
Elle ne répondit pas : elle comprenait, oui. Ses lèvres frémissaient. Ses paupières s’agitaient comme les ailes d’un papillon aveuglé.
Passan se posta face à elle. Un véritable interrogatoire, tendance dure…
— Toutes les pièces étaient surveillées, sauf ta chambre et les salles de bains.
— Où tu veux en venir ? cria-t-elle soudain. Tu me soupçonnes, c’est ça ? D’avoir tué notre chien ? Dans la chambre des garçons ?
Il la considéra. Sa beauté formait une espèce de paroi entre elle et lui. Un élément extérieur au dialogue, à la fois sensible et invisible, qui brouillait les sens et déformait, mystérieusement, la perception de ses interlocuteurs.
Chassant son trouble, il appuya sur la plaie :
— On a des images de l’agresseur. C’est une femme. Elle était vêtue d’un kimono et portait un masque de théâtre Nô.
Naoko se cambra. L’effet de surprise paraissait lui avoir frappé le bas de l’échine. Elle ne simulait pas, Passan en était certain. Quinze ans d’interrogatoire, et surtout dix ans de vie commune.
— Je n’ai jamais eu de kimono, souffla-t-elle, tu le sais bien.
— Tu as pu en acheter un.
— Comme n’importe qui d’autre…
— Je te répète que personne n’a pu entrer ce soir dans la maison.
Elle enserra ses épaules avec ses bras. Elle pleurait et tremblait à la fois. De vraies convulsions. Il n’aurait su dire si elle avait froid ou si elle brûlait de fièvre. Jaffré et Lestrade détournèrent les yeux. Ce n’était pas la violence du flic qui les gênait mais l’intimité de cet échange.
Passan n’en menait pas large. Il se sentait honteux d’humilier ainsi celle qui avait partagé sa vie. De profiter de sa position et de son statut. Au fond, il ne savait rien. Il n’était fort d’aucun élément, d’aucun indice. Il ne possédait qu’une conviction : son ex était innocente. Il se demanda tout à coup s’il n’était pas en train de se venger de quelque chose d’autre, enfoui au fond de lui-même. Quelque chose qui n’avait rien à voir avec le meurtre de Diego et dont il n’avait pas même conscience.
Il attaqua sous un autre angle :
— Où est le kaïken ?
Naoko tressaillit. La surprise stoppa net ses larmes.
— Le kaïken ? Je sais pas. Dans le couloir.
— Dans le couloir ?
— Je l’ai pris quand j’ai entendu des pas dans la maison. Je l’ai laissé par terre quand je suis tombée sur Fifi et son collègue.
Toujours mains dans les poches, Passan s’adressa à Jaffré :
— Va le chercher. Pour analyse.
Elle bondit sur Passan et lui envoya une gifle à toute force :
— SALAUD ! JAMAIS JE TE PARDONNERAI ÇA !
La douleur faillit lui faire perdre connaissance. Il se rattrapa au mur et se protégea des deux mains. Les flics maîtrisèrent Naoko et la contraignirent à s’asseoir sur le sofa. Elle hurlait, se débattait, révélant sa vraie nature : une féline que deux mille ans de bienséance nippone n’étaient pas parvenus à dompter.
Passan avait l’impression que son visage avait repris feu.
— Rappelez Rudel, parvint-il à grogner. Elle fait une crise de nerfs. Bon Dieu, qu’il lui donne quelque chose !
Il partit sans se retourner, fuyant les « salaud » et les « fils de pute » que Naoko lui balançait. Il trébucha dans l’escalier et descendit vers son ancien repaire — il se souvenait d’avoir laissé des médicaments dans sa salle de bains. Il s’orienta à tâtons dans le réduit et trouva le carton « pharmacie ». Il dénicha de la Biafine, s’en enduisit le visage, assis par terre, en s’efforçant de ne pas appuyer trop fort sur ses brûlures.
Malgré la souffrance, ses idées fusaient. Une cinglée. Une hystérique. Et lui, quelle sorte d’animal était-il ? Il attendit que la pommade fasse son effet. Il n’avait pas allumé. Il percevait au-dessus de lui les bruits sourds des pas et des bousculades : on emmenait Naoko, la folle à lier.
Une fois le calme revenu, il se releva et trouva un bonnet noir, modèle commando, qu’il décida de ne plus quitter pour dissimuler sa crête de punk. Puis il remonta péniblement et sortit sous la galerie ouverte. La pluie s’était arrêtée et il le regretta. Il aurait aimé s’y plonger tout entier. Y puiser une fraîcheur bienfaisante…
— Salut.
Sandrine portait Hiroki endormi. Derrière elle, Fifi guidait Shinji à peine plus réveillé. La pelouse s’éclairait toujours par intermittences. Un bleu laiteux qui palpitait comme un cœur et renvoyait de longues ombres tentaculaires sur le gazon. Il déposa un baiser sur le crâne de chacun de ses fils.
— Je m’en occupe, murmura Sandrine. T’en fais pas. Je les emmène au cheval demain.
Il grimaça un sourire de reconnaissance.
— Merci. Merci pour tout.
Soudain, les images horrifiques du moniteur vidéo lui revinrent en mémoire. Un détail se précisa. La créature avait croisé son kimono d’une manière spécifique : pan droit sur pan gauche. Or, au Japon, on doit toujours faire l’inverse : c’est un signe de vie. La meurtrière, elle, avait disposé son col comme on le fait pour un cadavre.
Deux solutions. Soit elle ne connaissait rien aux coutumes japonaises. Soit elle se considérait comme un ange de la mort.
— Comment ça va ?
— Pas mal. Ils m’ont fait une piqûre. J’ai dormi huit heures.
— À la villa ?
— Dans ma chambre. Des flics sont restés autour de la maison.
— Où tu es maintenant ?
— En route vers chez toi. J’ai trouvé ton message.
Sandrine réprima un soupir de satisfaction. Elle se tenait dans la cour annexe du lycée. 10 h 10 : l’heure de la récré. Aux aurores, elle avait écrit un SMS à Naoko, lui proposant de venir s’installer chez elle — le temps que tout danger soit écarté à Suresnes. On passerait le week-end ainsi et on aviserait lundi pour une organisation plus durable.
— Les enfants ?
— Je les ai déposés au centre équestre, tôt ce matin.
— Super. Comment sont-ils ?
— Aucun problème.
— Ils ont reparlé de Diego ?
— Non.
Ils avaient été conduits par deux flics en civil, qui n’avaient pas hésité à faire jouer la sirène sur le boulevard périphérique. Les garçons étaient surexcités — Sandrine aussi. Un policier était resté avec Shinji et Hiroki, l’autre l’avait accompagnée à son lycée, toujours à fond.
Quand les autres profs l’avaient vue arriver en fanfare, elle avait gloussé de plaisir. Aux questions de ses collègues, elle avait opposé une mine de circonstance : « Désolée, je ne peux rien dire… » Mademoiselle Sans-Histoire était désormais au cœur d’une affaire criminelle.
— Tu es notre bonne fée, murmura Naoko. Vraiment, sans toi…
Sandrine sentit une gêne dans sa voix. La Japonaise détestait dévoiler ses émotions. Elle aussi était troublée. Elle ne pouvait se convaincre du bonheur à venir : son amie allait habiter chez elle. Quelques jours. Peut-être plus…
— Les clés sont sous le paillasson, conclut-elle pour balayer tout pathos.
— C’est provisoire, s’excusa Naoko. Je vais trouver un appart. Je…
— T’inquiète pas. Tu prends la chambre du fond. Un bureau dont je ne me sers jamais. J’ai installé les enfants dans ma chambre. Tu seras juste à côté. Attention : l’ascenseur ne marche pas…
Sandrine parlait trop vite, trahissant sa nervosité. Elle n’avait pas dormi de la nuit. Elle avait mûri chaque détail, tout en effectuant un ménage en profondeur, de 3 à 5 heures du matin. Bruits feutrés des chiffons. Pas glissés tout en frottant l’éponge…
— Je ne sais pas comment te remercier.
— En retrouvant la forme. Vous resterez le temps qu’il faudra.
— Je te préviens, rit Naoko. Avec les garçons, ça va être du sport !
— On va gérer. Ne t’en fais pas. Je dois retourner en cours. Je finis dans une heure. Je te rejoins et on ira les chercher ensemble. La chambre du fond, n’oublie pas. À tout à l’heure !
Elle raccrocha et demeura immobile, au centre de la cour. Elle ferma les yeux. Ainsi, elle y était parvenue. La fusion était en marche. C’était peut-être la première chose dans sa vie qui fonctionnait vraiment. Ironie de l’histoire : c’était aussi la dernière.
Le matin même, elle avait reçu ses résultats d’analyses. Plaquettes en chute libre. Nouvelles métastases. Pas besoin de lire la conclusion en bas de page. Elle avait atteint le stade 4 sur une échelle de… 4.
Elle rouvrit les yeux : elle était entourée par les hautes façades du lycée Arthur-Honegger. Son lycée depuis près de vingt ans. Des fenêtres en staccato qui évoquaient des ateliers d’usine. Des murs de briques qui rappelaient les habitations de la Ceinture de Paris. D’ailleurs, comme ces immeubles, l’établissement appartenait à la Régie immobilière parisienne. Sandrine avait toujours vécu à la marge — dans tous les sens du mot.
Dans un des angles de la cour, une rotonde vitrée s’ouvrait sur les escaliers reliant les sept étages de l’édifice. Elle voyait dans cette tour translucide une métaphore de sa vie : elle n’avait jamais cessé de monter et de descendre en regardant dehors, sans jamais aller nulle part. Elle avait vécu, rêvé, respiré dans cette enceinte rouge. Une brique parmi d’autres, prisonnière, anonyme…
Le brouhaha des élèves retentit soudain. On s’acheminait sous le préau. Comment avait-elle supporté ces bons à rien toutes ces années ? Une meute docile, antipathique. Un troupeau de sans-idée, de sans-cœur, grandissant dans l’égoïsme et la paresse, dans l’instinct du confort, de la facilité. Les enfants des autres. Qu’aurait-elle fait de plus si elle en avait eu ?
Elle se dirigea vers les portes.
Plus qu’une heure et elle serait libre.
Plus qu’une heure et la vraie — et brève — vie commencerait.
— Ce truc est casher, annonça Fifi. D’après l’IJ, aucune trace de sang, ni d’aucun liquide. Il n’a jamais servi.
Olivier observa le kaïken sous les plis transparents du sac à scellés. Il l’avait déniché chez un antiquaire du quartier d’Asakusa des années auparavant. Il se souvenait encore des formulaires interminables qu’il avait dû remplir pour passer la douane avec cette arme du XIXe siècle. Il se rappelait aussi les recommandations du marchand : polir la lame avec une pierre spécifique, l’aiguiser avec de l’huile de clou de girofle. Naoko n’y avait jamais touché.
Fifi continuait à parler mais Passan n’entendait pas.
Avait-il jamais connu sa femme ? Une Japonaise relativement expansive est comparable à la plus discrète des Parisiennes. Jamais de confidence. Jamais d’information personnelle. Black-out total. Or, Naoko ne se situait pas dans cette moyenne. Elle se situait bien en deçà, au fond de la forêt des secrets.
Il n’avait pu retracer son passé qu’en assemblant des fragments disparates, délivrés parfois à une année d’intervalle. En dix ans, il avait reconstitué approximativement le puzzle…
Naoko n’était pas seulement secrète, elle était contradictoire. Impossible de fixer son portrait. Elle était un jeu de piste dont les traces se brouillaient en permanence. Une boussole au magnétisme instable.
Elle estimait, par exemple, que la France était un pays d’assistés mais elle n’aurait jamais laissé filer un euro auquel la loi lui donnait droit. Elle était d’une grande pudeur mais se promenait nue sans le moindre problème et rêvait de faire du lap dance. Sa modestie, sa politesse étaient sans limite mais au fond, elle méprisait tout le monde. Elle se moquait d’Olivier et de sa passion pour le Japon ancestral mais elle ne supportait pas que quelqu’un d’autre qu’elle critique ou stigmatise ces traditions. Elle était d’une propreté maniaque mais elle était aussi l’être le plus désordonné qu’il ait jamais connu. Alors qu’elle considérait les Parisiens grossiers et vulgaires (les Japonais n’ont que quelques mots d’injure à leur disposition), elle avait intégré toutes les insultes du lexique français et s’en servait à la moindre occasion.
Finalement, tout ce qu’il savait d’elle était de l’ordre de l’instinct. Il sentait quand Naoko était émue, quand elle était heureuse, quand elle était vexée. Il captait ses émotions sans en connaître les raisons exactes. Fifi avait raison quand il évoquait la chanson de Julien Clerc, « Ma préférence » : Passan était le seul à la connaître, autant qu’on pouvait connaître une créature farouche et mystérieuse.
Cette nuit, il était retourné à l’hôpital. Il avait fait le plein de gels antalgiques, d’antiseptiques, de produits morphiniques et d’opiacés. Il s’était ensuite rendu à son bureau. L’enquête reprenait — et c’était lui le seul maître à bord. Il avait pris une douche rapide — plus question de se raser — et remis son bonnet. Jusqu’à l’aube, il avait regardé en boucle les images vidéo. La femme en kimono sombre, frappé de chrysanthèmes violacés, traînant la dépouille de Diego. Son masque blanc, yeux fendus, bouche rouge, bois et cruauté. Son geste fulgurant, pour occulter l’œil de la caméra. Et tout ça à côté de ses enfants endormis…
La meurtrière était japonaise. Ce n’était pas le kimono qui le disait, ni le masque — n’importe qui pouvait se déguiser. C’était la gestuelle, la manière d’avancer vers la caméra. Petits pas, grands secrets… Il avait observé chaque image et repéré un troisième indice : au-dessus du masque, on discernait une chevelure. Un noir brillant qu’il connaissait bien.
Autre détail important : le prix du kimono — et aussi celui du masque. Devait-il contacter les antiquaires d’art asiatique de Paris ? Pas de problème : il les connaissait tous.
Il balaya ses pensées, attrapa le kaïken et le fourra dans la poche de sa veste.
— Tu l’embarques ? demanda Fifi, surpris. C’est une pièce à conviction.
— Conviction de quoi ? Tu viens de me dire qu’il n’y a rien à en tirer. C’est un cadeau et j’y tiens.
— Peut-être. Mais ça pourrait nous aider.
— À quoi ?
— Selon Rudel, l’instrument utilisé ressemble à ce couteau. On fait des recherches pour dénicher des armes de ce type. Le kaïken reste une référence, vu le contexte japonais.
Assis derrière son bureau, Passan fit un geste qui signifiait : « Laisse tomber. » Il était fourbu mais la fatigue tendait ses nerfs.
— Rudel, il a trouvé un véto ? enchaîna-t-il.
— Ouais. Ils ont bossé toute la matinée.
— Tu as leurs conclusions ?
— Ça va pas te plaire.
Passan lança un coup d’œil sur l’image fixe de son ordinateur. Le masque Nô le regardait, avec son expression de cruauté pétrifiée.
— Elle lui a ouvert le ventre. Ensuite, elle a cisaillé différents muscles, ligaments et fibres, ce qui a permis de libérer les organes.
— C’est quoi ? Une chasseuse ?
— Ou une véto. Une toubib.
Origines nippones. Connaissances médicales. Savoir-faire de cambrioleur. Psychologie de fantôme. Des éléments sans lien ni cohérence qui semblaient sortir d’un mauvais rêve.
— Y a autre chose…, hésita Fifi.
— Quoi ?
— Elle a fait ça alors que le chien était vivant. Vivant et entravé.
— Impossible, rétorqua Passan. Il aurait gueulé et réveillé toute la baraque.
— D’après le véto, elle lui a d’abord coupé les cordes vocales.
Il accusa le coup. Impossible de déglutir.
— Diego pesait plus de soixante kilos, essaya-t-il d’argumenter. Il se serait débattu et aurait fait un boucan d’enfer.
— Peut-être qu’elle l’a d’abord drogué. En tout cas, elle lui a ligoté les pattes. On a lancé des analyses toxico. Faut attendre de ce côté-là.
Ses yeux revinrent se poser sur l’image vidéo. Les masques Nô sont classés par expression. Celui-là devait s’appeler « femme qui rit » ou au contraire « femme qui pleure ».
— Zacchary a trouvé d’autres trucs sur place ? Des traces ? Des empreintes ?
— Peanuts.
— Comment a-t-elle pu s’introduire dans la maison sans que vous la voyiez ?
— On s’est gourés.
Fifi posa son ordinateur portable sur le bureau et l’ouvrit.
— Regarde ça.
Il fit défiler en accéléré les images de la chambre des enfants. Ni Shinji ni Hiroki n’étaient visibles. La lumière du crépuscule éclairait encore les lieux. C’était bien avant le drame.
Il cliqua et revint à une vitesse normale.
Soudain, la silhouette de Naoko, de dos, traversa la pièce et pénétra dans la salle de bains. Elle était vêtue d’une de ces robes légères et strictes qu’elle arborait pour aller au bureau — mais que Passan ne lui avait jamais vu porter. Elle tenait un sac de sport à la main.
— Qu’est-ce que tu vois ? demanda Fifi.
— Naoko qui entre dans la salle de bains.
D’une pression sur la barre d’espace, le punk arrêta l’image.
— Regarde le time code.
— 20 h 11. Et alors ?
Fifi réduisit le premier écran. Ouvrit une nouvelle fenêtre. Un plan à cent quatre-vingts degrés de la cuisine. Les touches claquèrent. Défilement, vitesse normale. Naoko, debout face au comptoir, préparait une salade, empoignait une casserole fumante sur les plaques électriques.
Il ne comprenait plus rien. Elle portait à présent une autre robe — qu’il reconnaissait cette fois. Assis à la table du repas, Shinji et Hiroki se disputaient une DS.
Fifi désigna l’heure de l’enregistrement : 20 h 11. Passan n’avait pas besoin d’un dessin.
— Pendant quelques secondes, poursuivit l’adjoint, il y a eu deux Naoko dans deux pièces différentes de la villa, à deux étages différents. Celle de la salle de bains est notre tueur. Je ne sais pas par où elle est passée mais elle a attendu là que tout le monde se couche et…
Passan imaginait la situation. Ses enfants se lavant les dents, comme chaque soir, grenouilles et nénuphars en toile de fond. Des picotements lui remontèrent de la nuque jusqu’en haut du crâne.
La créature était derrière ce rideau de douche, attendant son heure.
Il se leva et attrapa sa veste.
— Où tu vas ?
— Faut que je parle à Naoko. Elle est partie chez Sandrine. Je lui dois des excuses, tu comprends ?
Fifi n’eut pas le temps de répondre, Olivier courait déjà dans le couloir.
L’immeuble de Sandrine appartenait à une petite cité du Pré-Saint-Gervais, cramponnée au flanc nord de la colline de Belleville. C’était une de ces constructions qui avaient fleuri dans les années 50, tentatives précipitées pour résoudre la crise du logement dans la capitale et moderniser la ville. À son arrivée en France, Naoko s’était passionnée pour l’histoire de l’urbanisme parisien au XXe siècle. En un seul coup d’œil, elle pouvait dater un édifice. Elle savait que l’idée initiale était d’enfouir ces cités dans des espaces verts mais personne n’avait prévu l’essor de l’automobile. Les forêts étaient devenues des parkings. Les immeubles s’étaient patinés au CO2. Ne restaient aujourd’hui que des petits blocs sans couleur, de quatre ou cinq étages, des façades lépreuses et des balcons-loggias qui ressemblaient à des niches noirâtres.
Celui de Sandrine ne faillissait pas à la règle. Du linge séchait aux fenêtres. Les enduits se crevassaient. Les voilages gris évoquaient des existences sans joie ni surprise. Pourtant, cette vision fut pour Naoko comme une bouffée d’oxygène qui marquait la fin d’un cauchemar.
Elle se gara sur le parking puis sortit du coffre sa valise, qu’elle fit rouler jusqu’au bâtiment. Une Rimowa. Les plus légères, les plus souples, les plus mobiles de toutes. Naoko avait testé chaque modèle. Elle était une championne du pragmatisme domestique. Si elle avait été originaire de Paris ou de Florence, elle aurait sans doute été plus sensible à la peinture, la sculpture, à l’art en général. Mais elle venait de Tokyo : ses priorités étaient l’adaptation, l’efficacité, la technologie. Elle était née d’un clic de souris, pas d’un coup de pinceau.
Code d’entrée. Elle se souvint que l’ascenseur ne marchait pas et attaqua les marches en soulevant sa valise. Aucun problème : elle avait emporté le strict nécessaire et Sandrine vivait au deuxième. La cage d’escalier était à ciel ouvert. Une autre spécialité des années 50 qui avait tourné court : avec l’âge, le puits de lumière était devenu un réservoir de miasmes et d’usure. La rampe avait rouillé et les marches s’étaient ébréchées.
Elle accéda à une coursive extérieure qui filait le long de l’étage, repéra la porte de Sandrine : les clés étaient bien là. Elle n’avait jamais vu l’appartement en plein jour. Ils étaient parfois venus y dîner, mais toujours de nuit.
Plutôt une bonne surprise. Tout était parfaitement rangé et l’espace embaumait les produits d’entretien. L’architecte n’avait pas lésiné sur les baies vitrées. Le soleil entrait partout et c’était la seule matière noble de l’appartement. Pour le reste, ce n’étaient que murs de plâtre, portes en contreplaqué, parquet flottant.
Elle fit le tour du propriétaire. Sandrine avait aménagé ces soixante-dix mètres carrés comme un loft. Murs blancs, lampes new-yorkaises, peu de mobilier. Naoko trouva la chambre des petits et reconnut, le cœur serré, les doudous qui sommeillaient entre les coussins. Le lit de Sandrine était à côté. Elle se souvint de son malaise de l’avant-veille. D’instinct, elle avait préféré aller à l’hôtel plutôt que de dormir chez son amie. Pourquoi ?
Au fond du couloir, il y avait le bureau — « sa » chambre. Un futon était déjà déplié. Naoko entreprit de ranger ses vêtements dans la penderie. Très vite, elle manqua de cintres. Elle découvrit les effets des enfants dans les armoires voisines. Pas de cintre libre non plus.
Balayant toutes règles de bienséance, elle se dit qu’elle pouvait bien en piquer quelques-uns à Sandrine. Dans sa chambre aussi, un placard occupait tout un mur. Les autres étaient nus : pas un tableau, pas une affiche, aucune décoration. Sandrine vivait comme une nonne. Il ne manquait qu’un crucifix au-dessus du lit.
Naoko ouvrit la première porte et découvrit une série de robes vintage. Des trucs affreux, fleuris ou bigarrés, qui semblaient provenir tout droit de Woodstock. Pas de cintre disponible. Elle essaya d’ouvrir les autres portes mais elles étaient verrouillées.
Alors, elle aperçut un détail étrange : un pan de tissu coincé entre les charnières. Pas n’importe quel tissu : de la soie peinte. Elle reconnut le motif : une fleur de camélia, typique des vêtements traditionnels au Japon. Elle palpa l’étoffe. Même avec un morceau aussi petit, elle pouvait juger de sa qualité. Toute son enfance, elle avait vu sa mère porter des kimonos. La soie coulait dans ses veines.
Que faisait une telle merveille dans l’armoire de Sandrine ? Une pièce de plusieurs milliers d’euros qui nécessitait un obi de qualité équivalente. Elle n’était même pas sûre qu’on puisse s’en procurer à Paris.
Elle essaya à nouveau d’ouvrir les portes : pas moyen. Elle passa dans la salle de bains et revint armée d’une paire de ciseaux. Sans précaution particulière, elle enfonça la lame dans la rainure et imprima une pression de côté. La serrure sauta, la paroi coulissa.
Elle resta pétrifiée. Des kimonos s’alignaient : iris blancs et bambous verts, pivoines roses et ciel bleu, fleurs de cerisier et clair de lune… Des obis pendaient à côté : soie violette, vert laqué, rouge feuille d’automne… Ce qui la choqua d’abord fut de voir ces vêtements suspendus à la verticale. Au Japon, on les plie et on les glisse dans du papier de soie.
Puis elle se souvint de la créature nocturne. Impossible. Son regard explora le fond de la penderie : dans l’ombre reposaient des socques de bois — des geta — et des chaussettes blanches à gros orteil séparé — des tabi. Un coup d’œil vers le haut pour découvrir des perruques de nylon arborant de hauts chignons noirs, plantés de broches mordorées — des kanzashi.
Naoko plaquait sa main sur la bouche lorsqu’elle entendit une voix dans son dos :
— Ce n’est pas ce que tu crois…
Elle se retourna en hurlant cette fois, les ciseaux à la main. Sandrine se tenait sur le seuil, l’air défait, les cheveux de travers. Son maquillage outrancier avait l’air aussi d’avoir dérapé.
— Ne m’approche pas, menaça la Japonaise en brandissant son arme.
Sandrine fit un pas en avant au contraire. Elle tremblait plus encore que Naoko.
— Ce n’est pas ce que tu crois, répéta-t-elle d’une voix calme. Pose ces ciseaux…
— C’est donc toi ? Tu veux prendre ma place auprès d’Olivier, c’est ça ?
Sandrine laissa échapper un rire. Sous l’épuisement, quelque chose d’autre filtrait : une fébrilité, une excitation.
— Olive est une brute à moitié cinglée, siffla-t-elle avec mépris. Tu ne le connais pas comme je le connais. D’ailleurs, de quelle place tu parles ? Vous n’êtes pas en train de divorcer ?
Elle ressemblait à un clown blafard et triste. Son maquillage se craquelait à la surface de son visage comme une terre assoiffée. Khôl trop noir, poudre trop épaisse, bouche trop rouge… Naoko eut une révélation : elle portait une perruque. Comment cela avait-il pu lui échapper jusqu’ici ?
Sandrine avançait toujours. Naoko reculait.
— C’est toi que j’admire…, souffla Sandrine d’une voix de plus en plus étrange. C’est toi que j’aime…
Elle tendit son bras vers l’armoire et caressa la soie des kimonos.
— Chaque soir, je me transforme en toi… Je deviens japonaise.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— Nous allons vivre ensemble. Nous allons nous occuper de Shinji et Hiroki. Je veux mourir auprès de toi… Je veux devenir toi avant de disparaître.
— Pourquoi tu as tué Diego ? Pourquoi tu as pris le sang de mes enfants ?
Sandrine rit de nouveau. Un pas encore. Naoko brandissait toujours ses ciseaux. Sa main palpitait si fort qu’elle allait finir par se blesser elle-même.
D’un geste, Sandrine arracha sa perruque, révélant un crâne absolument nu.
— Regarde-moi, chuchota-t-elle. La mutation a déjà commencé.
— Qu’est-ce… qu’est-ce qui t’arrive ?
— Le crabe, ma jolie. C’était ma dernière chimio et il n’y a plus d’espoir. Un ou deux mois à vivre et basta.
Elle gloussa. Dodelinant de la tête, elle suivait son idée :
— Nous allons les passer ensemble. Je vais suivre les rites de ton pays. Le Japon me protégera de la mort… J’ai lu des livres… Les kamis sont là. Ils m’attendent. Ils…
— ATTENTION ! hurla Naoko.
Sandrine n’acheva pas sa phrase.
Un sabre venait de la couper en deux.
Quand Naoko vit le torse basculer comme celui d’un mannequin, elle comprit instantanément.
Du sang jaillit de la bouche de Sandrine, de ses narines. Le buste se fracassa contre les portes de la penderie alors que le bassin tranché aspergeait toute la pièce de geysers sanglants.
Le temps que le sabre siffle encore, Naoko bondit vers la fenêtre et traversa la vitre à toute force.
Passan verrouillait sa voiture quand un bruit de verre brisé lui fit tourner la tête. Il ne comprit pas tout de suite. Ce qu’il voyait avait une dimension onirique, irréelle. Une silhouette traversait une fenêtre du deuxième étage. Elle volait, battant les airs des bras et des jambes, comme au ralenti. Passan restait figé, télécommande en main, hypnotisé par cette scène impossible.
La silhouette s’écrasa sur le toit d’un véhicule stationné au pied du bâtiment. Le choc agit comme un déclic. Passan réagit enfin. L’immeuble était celui qu’il cherchait. L’étage celui de Sandrine. La silhouette celle de Naoko. Il fonça et atteignit la voiture cabossée au moment où la Japonaise roulait du toit vers le sol.
Bras tendus, il réussit à amortir sa chute et la déposa à terre.
— Naoko…, souffla-t-il.
Ses yeux s’écarquillèrent comme si elle se réveillait en sursaut.
— Sandrine…, murmura-t-elle.
Elle avait le visage barré d’une zébrure rouge. Sa robe était maculée de sang. Tout de suite, il souleva les plis de tissu mais ne trouva aucune blessure.
— Elle est morte…, dit Naoko d’une voix à peine perceptible.
Quand il glissa son bras dans son dos pour la redresser, il sentit une tiédeur poisseuse. Il la fit rouler sur le côté et vit l’étoffe coupée. Il ouvrit plus grand la déchirure et repéra une estafilade superficielle, qui courait de la colonne vertébrale jusqu’à la hanche.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? haleta-t-il.
Naoko avait les joues roses, comme lorsqu’elle buvait du vin.
— Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Vite… Elle est là-haut…
Il avait déjà ouvert son mobile. Le numéro du Samu. La tonalité vrillait son crâne. Personne ne répondait. Il releva la tête. Un attroupement s’était formé autour de lui. Des passants. Des riverains. Des témoins.
— Reculez !
Enfin, il obtint un opérateur. Il s’expliqua en termes laconiques. La situation. L’adresse. Son nom. Son grade. Puis il raccrocha et se mit debout.
— Reculez, nom de Dieu !
Les riverains s’écartèrent avec frayeur. Il baissa les yeux et s’aperçut qu’il avait dégainé, par pur réflexe, son .45.
— Police, rugit-il. Un médecin arrive. Personne ne la touche !
Il courut vers l’entrée de l’immeuble. Traversa le hall, aperçut les mots « En panne » sur la porte de l’ascenseur et s’engouffra dans l’escalier. Il grimpa les marches quatre à quatre. Il sentait la lourdeur de ses membres — les analgésiques —, à laquelle répondait celle de la lumière grise, qui tombait au centre de la cage d’escalier.
Coursive. Porte ouverte au deuxième étage. Couloir. Une, deux pièces puis, au fond, un tableau à nourrir les pires cauchemars. Le corps de Sandrine en deux morceaux. Les jambes et le buste, tête-bêche, dans une disposition grotesque. Détail inexplicable, son crâne était chauve et une perruque avait valdingué à l’autre bout de la pièce. Pire encore, le tueur s’était servi de ses viscères pour écrire quelque chose sur les parois de la penderie.
Des idéogrammes japonais, à la verticale.
Passan ne les comprenait pas mais ce qu’il comprenait enfin, c’était que toute cette histoire n’avait rien à voir avec Guillard ni aucun coupable qu’il avait jadis arrêté.
Le cauchemar était lié à Naoko.
En un fragment de seconde, il imagina le scénario. Sandrine et Naoko surprises par l’agresseur. La première est tuée. La seconde réussit à se jeter par la fenêtre. Le temps qu’il rejoigne l’étage, le meurtrier inscrit son épitaphe sanglante. Il remarqua qu’un kimono traînait à terre, maculé, comme si on l’avait utilisé pour essuyer l’arme du crime.
Il était monté par l’escalier et l’ascenseur était en panne. Donc soit l’assassin avait fui vers les étages supérieurs, soit il était encore dans l’appartement. Il se rua dans chaque pièce, arme au poing. Personne. Il gagna la cage d’escalier et découvrit une véritable mêlée. Des voisins se tenaient sur leur palier, d’autres descendaient voir ce qui se passait.
Rengainant son arme, il se pencha par-dessus la rambarde. Des cris, des mains sur la rampe, des bruits de pas dans le puits de résonance, qui ressemblait maintenant à l’œil d’un cyclone.
Il dévala les marches, bousculant les locataires qui s’apostrophaient d’un étage à l’autre. Instinctivement, il cherchait du regard le tueur. Avec un temps de retard, il se souvint que Naoko avait dit : « Elle est là-haut. » De qui parlait-elle ? De Sandrine ? De l’assassin ?
Au rez-de-chaussée, le Samu et un fourgon de bleus étaient arrivés. Naoko était sous une couverture de survie, une minerve autour du cou. Il rejoignit les deux gars qui s’apprêtaient à la placer sur une civière. Un troisième homme l’examinait — sans doute l’urgentiste.
— Ça va aller ? demanda Olivier.
— Qui êtes-vous ? rétorqua l’autre sans le regarder.
— Son mari.
Le médecin ne répondit pas. Il fit un signe aux infirmiers qui s’emparaient de Naoko. En un seul mouvement, ils la soulevèrent et la déposèrent sur le brancard.
Passan empoigna le toubib par le col de sa blouse et le retourna avec brutalité :
— Ça va aller ou non ?
L’urgentiste ne broncha toujours pas — il en avait vu d’autres :
— Calmez-vous. Sa blessure est sans gravité mais elle a perdu pas mal de sang.
Le flic l’écarta et suivit des yeux Naoko qu’on emportait vers l’ambulance. Avec sa minerve et sa couverture argentée, elle lui rappela Patrick Guillard après le flag manqué de Stains.
— Où l’emmenez-vous ?
— Aucune idée.
— Vous vous foutez de ma gueule ?
— On va chercher un lit quelque part. Pour en savoir plus, appelez le central dans une demi-heure.
Passan n’insista pas. C’était la procédure normale. Il avait vécu mille fois cette scène, le fait que la victime soit sa femme n’y changeait rien. Il courut vers l’ambulance pour lui dire un mot mais les portes étaient déjà closes.
Tout ce qu’il vit, ce fut un fourgon vitré qui brûlait de la gomme en démarrant, sirène hurlante. L’image lui tordit l’estomac. Pas le moment de s’effondrer. Le meurtrier ou la meurtrière était toujours dans les parages. Il revint au pas de charge auprès des flics qui tentaient de canaliser les curieux.
— Personne ne sort de l’immeuble ! cria-t-il en brandissant sa carte. Périmètre de sécurité autour du bloc.
Les gars acquiescèrent sans savoir à qui ils avaient affaire. Dans la police, on salue tout ce qui est tricolore, on soupçonne les autres.
Il s’adressa à deux plantons qui transpiraient sous leur casquette :
— Venez avec moi. Je ne veux plus voir personne dans les escaliers ! Chacun chez soi !
Et se tournant vers le seul gradé du groupe :
— Appelez du renfort. Appelez aussi le proc et la Crime de Paris.
Il y eut un flottement puis, au bout de quelques secondes, les gars s’animèrent. Ils expulsèrent ceux qui n’habitaient pas là, refoulèrent les autres. On y vit plus clair. Les portes claquaient. Les paliers se vidaient. Passan suivait le mouvement, remontant chaque étage, l’image monstrueuse du corps de Sandrine lui revenant au fil des marches. Une femme pouvait-elle vraiment avoir fait ça ?
Il décida que oui. Elle avait pu monter dans les étages quand il s’était arrêté au deuxième, puis descendre tranquillement alors qu’il découvrait le cadavre de Sandrine. Ou alors se planquer dans une des pièces avant de s’enfuir. Mais alors, les badauds devant l’immeuble l’auraient repérée. Elle était donc encore ici. Quelque part entre ces murs.
Il grimpa jusqu’au cinquième, mettant en route son sonar personnel, en quête d’ondes négatives. Aucune présence suspecte. Le silence revenait dans la cage d’escalier. Il chercha et trouva sans difficulté une échelle de service pour accéder au toit-terrasse.
Il ouvrit le vasistas d’un coup de coude et se hissa en une traction. La toiture était plate comme un terrain de basket, plantée de cheminées et de boîtes de ventilation, creusée de flaques miroitantes. Au loin, c’était la plaine parisienne, ceinturée par le boulevard périphérique. Tout était brouillé par une buée de chaleur plutôt surprenante en ce mois de juin pourri. Cette vision lui rappela l’époque où il souffrait de vertige, ressentant la moindre hauteur, le moindre vide comme une force magnétique irrésistible. Ce temps était révolu et, malgré lui, il en éprouva une satisfaction réflexe. Maintenant, les démons étaient bien réels : ils tuaient à l’arme blanche et laissaient des idéogrammes sanglants sur les murs.
Tous sens en alerte, il dégaina et s’avança vers les blocs de ciment en répétant à voix basse : « Sandrine est morte… Sandrine est morte… » comme pour s’en convaincre. La meurtrière se cachait-elle derrière une cheminée ? Il progressait à pas prudents, faisant crisser malgré lui les cailloux sur le sol, les deux poings serrés sur la crosse de son Glock. Il contourna la première cheminée : personne. Une deuxième : idem. Et ainsi de suite. Il regarda sa montre : une demi-heure s’était écoulée depuis la chute de Naoko.
L’assassin était loin.
Il reprit l’échelle et une idée lui vint. Il essaya d’ouvrir la porte de l’ascenseur au cinquième étage. Bloquée. Comme au quatrième et au troisième. Au deuxième et au premier : même chanson. Au rez-de-chaussée, il considéra le panneau « En panne » et saisit la poignée.
La porte s’ouvrit sur la cabine plongée dans la pénombre.
Il cracha un « merde » sonore. Dans la panique qui avait suivi la découverte du corps, la meurtrière n’avait eu qu’à s’y planquer.
Personne n’avait songé à fouiller de ce côté-là.
Tout s’était inversé. C’était maintenant lui qui faisait les cent pas face au lit de Naoko. Le CHU avait changé — l’hôpital pédiatrique Robert-Debré — mais la chambre n’était pas plus accueillante ni mieux équipée que la sienne. Comme lui l’avant-veille, Naoko avait le privilège d’être seule. Pour le reste, la routine : murs beigeasses, odeurs de morgue, chaleur malsaine…
16 heures. Fifi était allé chercher Shinji et Hiroki au centre équestre. Il n’avait pu les ramener à Suresnes. Encore moins chez Sandrine. Ils avaient déjeuné au McDo puis s’étaient engouffrés dans un cinéma comme dans un abri anti-atomique. Fin du programme à 18 heures : on aviserait ensuite.
Depuis plusieurs minutes, Passan répétait les mêmes questions, ignorant l’extrême faiblesse de Naoko, bourrée de produits codéinés. L’opération de suture de sa plaie avait duré près d’une heure.
— Arrête de t’agiter comme ça…, marmonna-t-elle. Tu me fatigues.
— C’est un miracle que tu t’en sois sortie.
— Tout va bien… J’ai rien. Demande au médecin. Une simple égratignure.
— Une égratignure ? Une blessure au sabre ?
— La lame a juste effleuré ma peau. Je m’en tire bien. La voiture a amorti ma chute. Je vais avoir un bon bleu et c’est tout.
Passan hocha vigoureusement la tête et grogna :
— Un putain de miracle, ouais…
Dans son lit, Naoko se tenait immobile comme un sphinx. Une perfusion s’écoulait dans le pli de son coude.
— Qu’est-ce que tu as vu exactement ? relança-t-il avec obstination.
— Ça fait dix fois que je te le dis : rien.
— T’as bien vu qui a tué Sandrine, non ?
La Japonaise esquissa un geste mais sa main retomba lourdement sur le drap.
— Il y avait une forme. En noir. Elle se tenait derrière Sandrine. Après, il y a eu le sang. Tout était rouge. Je n’ai eu que le temps de plonger par la fenêtre.
— Tu ne te souviens de rien de plus ? Pas le moindre détail ?
— Je pense que c’était une femme.
— Une Japonaise ?
— Si j’en juge par sa manière d’utiliser le katana, je pense, oui… Elle l’a tuée d’un seul geste. (Elle descendit d’un ton.) Pauvre Sandrine… Avec ses kimonos…
Sa phrase s’acheva dans un sanglot. Passan n’avait pas de temps pour la compassion. Ils étaient les prochains sur la liste, il en était certain. Une liste à la japonaise… Le masque Nô. Le kimono. Et maintenant le katana. La meurtrière suivait des traditions anciennes. Celles qu’il admirait tant.
— Tu savais qu’elle avait un cancer ?
— Qui ça ?
— Sandrine. Un cancer en phase terminale. Elle n’en avait plus que pour quelques mois.
Première nouvelle. Passan, comme une excuse, répondit :
— L’autopsie n’a pas commencé.
— Il n’y a pas que la médecine légale pour connaître la vie des gens.
— Très drôle.
Naoko se redressa dans son lit :
— Tu ne comprends pas ce qui s’est passé ? Avec nos conneries de disputes, de divorce, de garde alternée, on n’a pas vu l’essentiel. Concentrés sur nos petites misères, on s’est même pas aperçus que notre meilleure amie était en train de mourir.
Passan esquiva l’attaque :
— Je n’ai pas l’impression que nos misères soient si petites.
Naoko poursuivit d’une voix hypnotique, comme pour elle-même :
— Quand j’ai découvert les kimonos dans la penderie, je l’ai soupçonnée d’avoir organisé ces attaques contre nous. C’était absurde mais sur le moment…
— Qu’est-ce qu’elle avait en tête au juste ?
— Je ne sais pas. Elle s’était focalisée sur le Japon. Elle voulait vivre ses dernières semaines avec moi et les enfants. Elle m’a parlé des kamis…
— Elle était devenue shintoïste ?
Elle monta tout à coup la voix :
— J’en sais rien, je te dis ! À l’article de la mort, qui sait ce qui passe dans la tête des gens ? (Elle baissa à nouveau le ton.) Elle avait sans doute trouvé un réconfort dans le mysticisme oriental, la sérénité zen… Des foutaises. Le Japon est un poison.
La phrase choqua Olivier mais il comprenait ce qu’elle voulait dire. L’archipel jouait un rôle d’exutoire en Occident. Plutôt que de régler ses problèmes, on préférait rêver à un Éden asiatique, un idéal japonais, empreint de paix et de sérénité. Il en était la première victime.
— Revenons à la meurtrière, fit-il d’une voix ferme. Tu as bien dû l’apercevoir. Comment elle était habillée ?
— En noir, je te dis. Enfin, je crois. Je sais pas…
— Quel âge ?
— Tu m’emmerdes. Tout s’est passé en une seconde. J’ai vu le corps de Sandrine s’ouvrir en deux. J’avais du sang dans les yeux. Je… je me suis retournée et j’ai sauté. Je…
Sa voix dérailla pour de bon. Un sanglot, quelques larmes : l’équivalent des grandes eaux chez une Occidentale.
Passan se radoucit et s’approcha du lit :
— Il faut que tu te reposes. On verra ça demain. Mais on a tout faux depuis le début, tu comprends ? J’ai toujours cru qu’on m’en voulait, à moi. Guillard ou une autre raclure… Mais j’ai bien l’impression que tout est lié à toi, depuis toujours. Cette histoire est japonaise.
Naoko écarquilla les yeux :
— Ce n’est pas parce qu’une dingue criminelle s’habille en kimono que…
Passan sortit son Iphone et lui montra la photo prise sur la scène de crime.
— Y avait ça inscrit sur le mur. Qu’est-ce que ça veut dire ?
Naoko eut un recul. Il remarqua qu’elle essayait de déglutir. Sa gorge tressautait. Sa peau n’était pas blanche mais jaunie, caillée. Elle rappelait, encore une fois, le bois usé des masques du Nô.
— Réponds, insista-t-il.
Elle se mordit la lèvre et le foudroya du regard. Comme toujours, il fut frappé par la beauté du pli mongol de ses paupières. Cette ligne biseautée qui produisait une impression de léger strabisme. Ce regard était un oxymore : il unissait les contraires. Une violence acérée mais aussi une douceur, une tendresse, nées de cette infime divergence des pupilles qui atténuait tout, vous murmurait aux yeux, vous caressait le cœur…
Naoko chuchota :
— « C’est à moi »…
— « C’est à moi » quoi ? répéta-t-il.
— Il n’y a ni masculin ni féminin dans ce genre de phrases en japonais. Ça peut vouloir dire aussi : « Ils ou elles sont à moi »…
— Ce sont des caractères kanji ou hiragana ?
— Il y a les deux.
— Il n’y a pas les autres ?
— Les katakana ? Non. La phrase ne comporte aucun signe lié à l’étranger.
Les Japonais avaient créé un troisième alphabet pour exprimer les sons et les noms venus de l’extérieur, ce qui en disait long sur l’état d’esprit du pays.
— La tournure est respectueuse, neutre, brutale ?
— Brutale.
Tu m’étonnes.
— Regarde bien cette phrase : il n’y a pas un détail qui puisse nous renseigner, d’une quelconque façon, sur son auteur ?
— Non.
Passan s’emporta, brandissant son mobile d’un air menaçant :
— De quoi parle-t-elle, nom de Dieu ?
Naoko baissa les paupières, cillant très rapidement.
— Je sais pas, fit-elle d’une voix de plus en plus terne. Peut-être des kimonos. Ils avaient l’air somptueux. Sandrine les a peut-être volés et…
— Tu te fous de ma gueule ?
Naoko le fixa sans répondre. Ses yeux ne traduisaient plus rien. Ni crainte ni colère. Il songea à la soi-disant impassibilité des Asiatiques. Puis à sa propre connerie. Dix ans de vie commune pour aboutir à ce cliché. Il n’avait rien appris. Il n’apprendrait jamais rien.
— « C’est à moi », répéta-t-il comme s’il mâchait de l’écorce. Qu’est-ce que ça peut vouloir dire ? Ça ne peut pas être lié à ton passé ? À tes parents ? À tes amis là-bas ?
— T’es malade ou quoi ?
— Il y a forcément une clé. Tu dois chercher. Pour l’instant, je ne vois que cet angle.
— Tu délires. On parle de quelqu’un qui a tué notre chien, qui a assassiné Sandrine. Quelqu’un d’assez fou pour utiliser un sabre traditionnel en plein Paris. Je suis désolée, je n’ai pas ça dans mes souvenirs.
Il acquiesça malgré lui : cette hypothèse ne tenait pas debout. Une nouvelle fois, il joua la douceur et s’assit au bord du lit. Il se risqua à prendre sa main. Naoko la lui abandonna sans résistance. Mauvais signe…
— Je rentre à Tokyo, fit-elle d’un ton sans appel.
— Bonne idée. Tu vas te reposer, tu…
— Non. Je retourne y vivre. Terminé les conneries.
Passan comprit qu’inconsciemment, il avait toujours redouté cette nouvelle.
— Et… les enfants ? balbutia-t-il.
— On en discutera. A priori, ils viennent avec moi.
Il eut envie de répondre en flic obtus : « Pour l’instant, tu ne dois pas sortir du territoire. Tu es notre principal témoin dans une affaire de meurtre. » Ou encore en mari borné : « Ce sont nos avocats qui vont régler ça. » Mais il souffla d’un ton réconfortant :
— Repose-toi. On en reparle demain.
— Où vous allez dormir ?
Il fut pris au dépourvu. Il n’y avait pas encore pensé.
— À l’hôtel, répondit-il machinalement. T’en fais pas.
Il devait se concentrer pour lui répondre posément et conserver une certaine logique dans ses idées. Une pression obscure écrasait son cerveau. Tokyo. Les enfants. La peur originelle…
D’abord résoudre cette affaire. Ensuite l’empêcher de partir.
Un cauchemar après l’autre…
— Je te laisse, conclut-il dans un murmure. T’es crevée.
Il se leva et lui reprit la main pour l’embrasser. Quand il se pencha, il eut l’impression que le couperet de la guillotine s’abattait sur sa nuque.
— Commandant Passan ?
Une jeune femme, en chasuble et pantalon vert pâle, s’avançait vers lui. Elle avait à peine meilleure mine que sa blouse. Visage en pointe, surplombé par deux yeux proéminents. Ses mèches blondes tire-bouchonnaient sur son front comme des racines arrachées de terre.
— Brigitte Devèze. Je suis l’urgentiste qui a soigné votre femme.
Passan lui serra la main et mentit :
— Je vous cherchais, justement.
— Ne vous en faites pas, prévint-elle aussitôt. Sa blessure est sans gravité.
— Et sa chute ?
— La tôle de la voiture l’a amortie. Elle a eu beaucoup de chance.
Il la remercia d’un sourire et regarda sa montre : 18 h 30. La séance de cinéma devait être terminée. Appeler Fifi. Dénicher un hôtel. Retrouver un semblant de vie normale.
— Qu’est-ce qui s’est passé au juste ? s’enquit l’interne, tout en observant d’un air préoccupé son visage brûlé. Sa blessure paraît avoir été faite par une lame, ou quelque chose de ce genre. J’ai posé la question à votre épouse mais ce n’était pas très clair.
Il faillit encore une fois répondre en flic — « Les questions, c’est moi » — mais il sourit à nouveau, prenant un chemin de traverse.
— L’enquête est en cours : je n’en sais pas plus que vous. (Nouveau coup d’œil à sa montre.) Je suis désolé, mes enfants m’attendent.
Sans la laisser reprendre, il poussa une porte battante et gagna l’escalier. Une fois dehors, il composa le numéro de Fifi.
— Tout va bien ?
— Nickel.
— Qu’est-ce que vous avez vu ?
— Kung Fu Panda 2.
— C’était bien ? demanda-t-il d’une voix distraite.
— Bruyant.
Le punk, amateur de néo-métal, de hardcore et d’indus, en avait pourtant entendu d’autres.
— Naoko, comment ça va ?
— Pas mal, vu les circonstances. Du nouveau chez Sandrine ?
— Pas encore. Zacchary est en plein boulot.
— Le proc est passé ?
— Je crois, oui.
— Qui est saisi de l’affaire ? La Crime ?
— Pour l’instant, ça flotte. Le SRPJ de Saint-Denis mène les premières constates.
— C’est notre affaire, putain !
— Calme-toi. T’es tricard à la Crime et tu devrais être encore à l’hôpital. Tout ce que tu peux faire, c’est porter plainte contre X au commissariat de Pantin.
Fifi disait vrai. Mais Passan pouvait tout de même appeler le proc, contacter Lefebvre, secouer le cocotier. Et se démerder pour récupérer l’enquête.
— Calvini veut te voir, reprit l’autre.
— Pourquoi ?
— Aucune idée. Demain matin, première heure.
— Un dimanche ?
— Il sera chez lui. J’ai l’adresse. Je te l’envoie par SMS.
Olivier parvenait à sa voiture. Cette invitation ne lui disait rien de bon.
— Du nouveau sur Guillard ?
— Aucune idée.
— Renseigne-toi. Et sur Levy ?
— Que dalle. Le mec s’est volatilisé.
Il était temps de prononcer un kaddish pour le vieux flic errant.
— Vous faites quoi, là ?
— On mange une glace.
— Où ?
— Montparnasse.
Il se souvint d’avoir protégé, du temps de la BRI, un témoin venu d’Albanie : le temps du procès, l’homme logeait au Méridien, avenue du Commandant-Mouchotte, juste derrière la gare Montparnasse. Aujourd’hui, l’hôtel appartenait à la chaîne Pullman mais l’architecture ne devait pas avoir changé. Il connaissait les accès, les issues, la topographie des étages : il pouvait assurer un périmètre de sécurité avec quelques flics seulement. Il donna l’adresse à Fifi : rendez-vous là-bas dans une demi-heure.
Une fois dans sa Subaru, il affronta le nouveau sujet d’angoisse. Non pas la menace du tueur mais le projet de Naoko : un aller simple pour Tokyo. Elle lui avait toujours juré que sa vie était à Paris et que, même en cas de rupture, elle resterait. Bullshit. Ses enfants possédaient des passeports japonais. En clair : libre à elle de s’envoler du jour au lendemain avec sa progéniture. Aucun problème.
Toujours prudent, il s’était déjà renseigné : dans ce cas, on pouvait la mettre en examen pour enlèvement, sortie illégale du territoire et quelques autres joyeusetés, mais il n’existait aucune convention d’extradition entre la France et le Japon. Passan, quoi qu’il fasse, l’aurait dans l’os.
Était-elle vraiment déterminée ? L’affaire de la villa l’avait-elle fait basculer pour de bon ? Ou ses propres accusations de la veille ? En roulant vers la porte Maillot, il ne cessait de revoir son visage fermé, plat comme du papier, cerné par ses cheveux d’encre. Il connaissait cette expression. Même au début de leur mariage, quand elle lui en voulait, il butait déjà contre ce masque bordé de noir. Et plus tard, dans la nuit, quand il tentait de se rapprocher, c’était l’hôtel du cul tourné.
Il essaya de se rassurer avec des arguments rationnels. Sa carrière, ses placements, sa maison : toute la vie de Naoko était en France. Et elle répétait toujours que ce serait un atout, pour les enfants, d’être parfaitement bilingues. Allait-elle tout balancer maintenant, repartir à zéro ?
Naoko ne mettait pas de faux espoirs dans son pays en crise. Pas de jugement plus dur que le sien sur le Japon. Pour elle, l’herbe n’était certainement pas plus verte dans les rizières de Honshu. Mais aujourd’hui, après un singe écorché dans le réfrigérateur, un vampire s’attaquant à ses enfants, un chien éviscéré et une meilleure amie coupée en deux, n’importe quelle décharge aurait paru plus verte que le Mont-Valérien.
Avec difficulté, Naoko parvint à se redresser et à sortir ses jambes du lit. Chaque mouvement était une épreuve à part entière. Retenant son souffle, elle retira lentement l’aiguille de la perfusion. Puis se laissa glisser jusqu’à toucher le sol et se mit debout. Elle resta ainsi, immobile, plusieurs secondes, essayant de garder l’équilibre.
Tout va bien. Elle pouvait marcher. Passan lui avait apporté des vêtements propres. Elle fouilla dans l’armoire et trouva ce qui lui convenait. Elle enfila une culotte, une robe légère, chaussa des sandales ouvertes. L’anesthésie locale était encore efficace : elle ne ressentait aucune douleur. Elle attrapa aussi un imperméable bleu pâle. Passan avait même pensé à son sac à main. Parfait.
Elle risqua un œil dans le couloir. Pas un chat. Elle sortit et referma la porte sans bruit. Sac à l’épaule, elle longea le mur, retrouvant peu à peu une certaine sûreté dans la démarche. En ce samedi, elle ressemblait à n’importe quel visiteur de fin d’après-midi. Il n’y avait plus qu’à trouver ce dont elle avait besoin…
Quelques heures plus tôt, on l’avait laissée poireauter, allongée sur sa civière, dans le hall des urgences. Un problème de disponibilité de chambre. Ou une pénurie de médecins. Elle n’avait pas compris. Prenant son mal en patience, engourdie par les calmants, elle avait observé les lieux et lu les panneaux.
Le sixième sens de l’étrangère. Constamment sur ses gardes, elle avait gagné une acuité bien supérieure à n’importe quel Français face aux signalisations. Elle ne pouvait pénétrer dans un bâtiment public — poste, mairie, hôpital — sans photographier instantanément le moindre mot, la moindre indication. Elle ne signait jamais un contrat de location ou un récépissé de livraison sans en passer en revue toutes les clauses, même les plus discrètes.
Robert-Debré était spécialisé dans les pathologies pédiatriques et les maladies rares de l’enfance. Naoko se doutait qu’un endroit occupé par des enfants ou des adolescents impliquait plusieurs ateliers de loisirs. Lorsque Shinji avait été opéré de l’appendicite à Necker, elle l’avait accompagné dans une grande pièce remplie de jeux de société, de livres, d’ordinateurs. Et qui disait ordinateur disait, avec un peu de chance, Internet…
Elle prit l’ascenseur et commença par le premier étage. Nouveau couloir. Plus que jamais, une maman à la recherche de son gamin. Le seul détail qui clochait était sa démarche, qui évoquait plutôt la retraite de l’armée japonaise à Okinawa.
Un espace « Plein ciel » apparut au fond du couloir. « Interdit aux adultes. » Pas de surveillant à l’entrée. Un décor de murs graffités, ponctué de baby-foots et d’instruments de musique. Les tenues des membres du club oscillaient entre les classiques jean-tee-shirt et, pour les moins chanceux, pyjama-perfusion.
Elle repéra des gamins qui pianotaient sur leur clavier comme si leur vie en dépendait. Aucune machine n’était libre. Naoko négligea les accros aux jeux et avisa un garçon dégingandé branché sur Facebook.
Elle l’aborda poliment et lui demanda si elle pouvait utiliser son ordinateur. Le visage du gosse s’éclaira d’un beau sourire, où on devinait déjà l’homme qu’il allait devenir. Naoko se dit qu’un jour ou l’autre, Shinji et Hiroki seraient aussi des adolescents de ce genre, insouciants, irrésistibles.
Aussitôt, elle se connecta à un site spécialisé afin de pouvoir écrire en caractères japonais. Son hôte — il était immense : au moins un mètre quatre-vingt-cinq — était resté debout auprès d’elle.
— C’est du japonais ? s’étonna-t-il comme s’il s’agissait du langage des elfes du Seigneur des Anneaux.
Elle acquiesça en regrettant déjà cette conversation. Si Passan menait son enquête dans l’hôpital, il retrouverait ce teenager qui se souviendrait d’elle. Il lui suffirait alors de passer au crible tous les disques durs.
Elle se connecta sur Facebook. Elle frappa le nom oublié et découvrit un portrait à la fois souriant et boudeur : elle n’avait pas changé. Elle pianota encore et obtint une autre confirmation. Malgré tout, elle était toujours dans la liste de ses amis. Soudain, le visage inoffensif se superposa au faciès criblé de sang de la veille. Elle fut prise de violents frissons.
Les touches claquèrent. L’inbox se résumait à un mot.
Un seul.
— Ça va ? s’inquiéta l’adolescent.
— Pas de problème. Pourquoi ?
— Vous êtes toute pâle.
— Tout va bien, sourit-elle. Je peux encore garder l’ordinateur quelques minutes ?
Le môme ouvrit ses longues mains. Ses gestes flottaient devant lui comme des algues au fond de l’eau.
— Ici, on a tout notre temps.
Naoko n’osa pas lui demander de quoi il souffrait. Elle alla sur le site de la Japan Airlines et, par mesure de prudence, opta pour la version japonaise.
Un vol pour le lendemain, à 11 h 40. Elle cliqua, donna les noms des passagers, le numéro de sa carte de crédit. Pas sa Visa courante mais son American Express secrète — celle qu’elle conservait en cas de départ précipité. Au fond, elle avait toujours vécu comme une criminelle, prête à lever le camp sans se retourner.
En quelques clics, les réservations furent confirmées. Elle voyait, en surimpression des chiffres et des dates, les caractères écrits avec les entrailles de Sandrine.
Elle seule pouvait comprendre le sens du message.
Elle seule pouvait y répondre.
Passan et ses enfants pénétrèrent dans le lobby de l’hôtel Pullman à 19 h 30. Leur garde rapprochée se composait de Fifi, Jaffré, Lestrade — trois flics armés qui se transformaient peu à peu en baby-sitters, prenant sur leur temps libre.
Il songea encore au témoin albanais qu’il avait planqué ici. La comparaison n’était pas si absurde. Ils se trouvaient exactement dans la même situation. Des êtres vulnérables, exposés à un grave danger. Il avait croisé de nombreux cas de ce genre. Témoins, victimes, suspects innocents… Des gens ordinaires broyés par des circonstances extraordinaires. Il était désormais des leurs.
Fifi s’occupa du check-in. Jaffré et Lestrade portèrent les bagages dans la chambre. Une suite junior, seule solution pour que l’équipe demeure groupée. Le substitut du procureur avait signé l’avis de réquisition. Même les extras seraient payés par l’État. Témoins protégés : plus que jamais.
En découvrant les lieux, Shinji et Hiroki poussèrent des hurlements de joie. Passan leur avait expliqué que leur maman était malade et ils ne s’en étaient pas formalisés. Il avait déjà remarqué ce fait singulier : tant qu’un des deux piliers du foyer était là, les gamins ne montraient aucun signe d’inquiétude. Or, malgré sa gueule cramée, il était présent — et toujours aussi solide.
Pendant que les OPJ s’installaient dans le salon sur le mode camping, Fifi brancha la console de jeux sur la télévision. De son côté, Olivier s’éclipsa dans la salle de bains pour se repasser une couche de Biafine. Fifi lui avait aussi fourni des calmants « hors marché ». Les médicaments autorisés, c’était, selon lui, « pour les tarlouzes » : ses pilules étaient autrement plus efficaces. Il croyait son adjoint sur parole, prince consort des up and down, mais il hésitait encore…
Il entrouvrit la porte et l’appela :
— Tes trucs, là, ça va pas m’abrutir ?
— Aucun risque, rétorqua Fifi en pénétrant dans la salle de bains, c’est ce qu’on prend les lendemains d’ecsta. Avant, on avait recours à l’héroïne mais la chimie moderne n’arrête pas de progresser.
— Je suis rassuré.
Fifi rit et en avala un, pour l’encourager.
— OK, fit Passan en fermant la porte. T’as appelé la Crime ?
— Pour l’instant, c’est toujours le SRPJ de Saint-Denis qui traite l’affaire. Le proc va saisir un juge en urgence.
— Quand tu as le nom, tu me fais signe. T’as contacté les mecs du 9–3 ?
— L’enquête de proximité a commencé au Pré-Saint-Gervais. Personne n’a rien vu, rien entendu. Quant au dispositif après le meurtre, la fille est passée entre les mailles du filet. Aucune trace, rien.
Passan revit la cabine sombre de l’ascenseur. Il n’avait plus de doute : la créature s’y était planquée avant de fuir en toute discrétion — pour frapper encore.
Fifi sortit un sachet de papier cristal plié en quatre.
— Je peux ? demanda-t-il en désignant la coke.
— Non. Où tu te crois ? T’es en service, ma gueule. Et mes enfants sont à côté.
— Bien sûr, ricana-t-il. Où avais-je la tête ?
— Tu te contenteras des bières du minibar. Chez moi, rien de neuf ?
— Que dalle. Le porte-à-porte n’a rien donné. Les analyses de l’IJ non plus. J’te jure, des fois, j’ai l’impression qu’on a affaire à un fantôme.
Passan arracha son bonnet, se gratta la tête puis lissa les cheveux qui lui restaient comme s’il voulait mettre de l’ordre dans ses idées :
— Tu as pu récolter des infos sur Sandrine ?
— J’peux pas tout faire, protesta Fifi. Soit t’engages une nounou, soit…
Olivier fit un geste pour couper court aux jérémiades :
— Tu vas pouvoir bosser de la chambre, ce soir.
— Tu restes pas avec nous ?
Il éluda la question :
— Je veux aussi que tu creuses du côté des katanas.
— Des quoi ?
— Les sabres japonais. Contacte les restaurateurs de lames, les antiquaires, les clubs de kendo.
— Cette nuit ?
— Démerde-toi. Regarde aussi du côté des douanes si on a vu passer récemment ce genre d’objets.
Fifi s’assit sur le rebord de la baignoire. Le cachet paraissait faire son effet : le punk se fluidifiait à vue d’œil. Passan aurait aimé pouvoir en dire autant mais la douleur était toujours là.
— Je te rappelle qu’on n’a pas l’enquête, fit l’adjoint d’une voix épuisée. Pas l’ombre d’une réquise ni le moindre pouvoir.
— C’est pas la première fois.
— Naoko, qu’est-ce qu’elle dit ?
— Rien.
— Bien sûr.
Passan ne releva pas le ton chargé d’insinuations. Il était 20 h 30. Il songea à un dernier versant de l’affaire :
— Et Levy ?
— Quoi Levy ?
— Je t’avais demandé de voir s’il avait lancé des analyses génétiques.
— Merde, j’allais oublier… Avec toutes ces histoires, je…
— T’as trouvé quelque chose ?
Fifi sortit un carnet de sa poche-revolver :
— Plutôt, ouais. Levy a envoyé un gant à Bordeaux le 21 juin. Le même jour, il en a fait parvenir un autre au labo de Strasbourg. Il les a récupérés le lendemain soir, avec les résultats.
Quand on est flic, avoir raison signifie souvent signer un certificat de décès.
— À tous les coups, ce sont les gants de Guillard, reprit le bad boy. Pourquoi les avoir séparés ?
— Il voulait être le seul à comparer les résultats. Il a essayé de vendre les gants et les analyses à Guillard.
— Il s’est cassé avec le fric ?
— Il est mort.
Passan ouvrit la porte et sortit. Fifi lui emboîta le pas. Shinji et Hiroki, aux manettes du jeu vidéo, riaient sous l’œil amusé de Lestrade et Jaffré. Olivier attrapa deux pyjamas et des affaires de toilette dans le sac de voyage, emmena les enfants dans la salle de bains et, malgré leurs protestations, les déshabilla. Des gestes routiniers, pour se raccrocher toujours à la même illusion — celle d’une soirée ordinaire.
Ensuite, il téléphona à Naoko. Voix neutre, indéchiffrable. Les garçons voulurent lui parler. Ils décrivirent la suite de l’hôtel, énumérèrent les sucreries du minibar puis retournèrent à leur jeu.
— Pour le dîner, fit Passan à son adjoint, appelez le room-service.
— Qu’est-ce que tu vas foutre encore ?
— Juste un truc à boucler.
Le punk se posta devant lui, mi-inquiet, mi-agressif :
— La dernière fois que tu m’as dit ça, tu t’es transformé en banane flambée. Où tu vas ?
Passan s’efforça de sourire. La crème et les médocs faisaient enfin leur effet. Et peut-être aussi la pilule magique.
— Je retourne chez moi.
— Pour quoi faire ?
— Mes adieux.
Il prit une douche, se changea, embrassa ses deux lutins. Les menus étaient arrivés : hamburgers maousses et frites à gogo. Les principes d’éducation de Naoko étaient loin mais après tout, malgré le chaos général, on était samedi soir.
Il franchit le seuil en saluant ses hommes et en promettant de revenir dans la nuit. Fifi lui rappela son rendez-vous du lendemain matin avec le juge. Se dirigeant vers les ascenseurs, Passan se dit que le seul fantôme de l’histoire, c’était lui.
Le portail de la villa était barré par une croix de Rubalise. Il l’arracha et actionna sa télécommande. Sa décision était prise. Ils allaient vendre la maison. Ils solderaient leur crédit et placeraient le reste au nom des enfants. Un placement sécuritaire qui évoluerait, au fil des années, avec le cours de l’euro. Sécuritaire. Aujourd’hui, seules les banques pouvaient lui offrir ce mot sur un plateau. C’est dire où il en était rendu…
Il traversa la pelouse, sans un regard pour son jardin. Les projecteurs au pied des arbres s’allumèrent. Les rubans plastifiés reliaient les piliers comme une cordée d’alpinistes. Il passa dessous, enfila des gants de latex et tourna la clé. Comme un voleur.
À l’intérieur, il alluma chaque pièce. Il ne voulait pas se laisser contaminer par les ténèbres. Il se livra à un tour du propriétaire, souleva distraitement quelques coussins, des angles de tapis. Il ne cherchait pas. Les gars de Zacchary l’avaient déjà fait et n’avaient rien trouvé. Il reprenait simplement contact, pour la dernière fois, avec ces objets, ces murs, cette maison.
À l’étage, il s’arrêta devant la chambre des enfants. Du seuil, il observa la tache noire entre les deux lits. Il ne tremblait pas, ne bougeait pas. Rien de plus compact qu’un fragment de banquise, au cœur de la nuit. Il songea à Diego qui ne s’était jamais méfié de l’intruse, n’avait jamais aboyé. Pourquoi ? Parce qu’elle était japonaise ? Le pauvre chien n’était pas difficile à berner…
Il pénétra dans la chambre de Naoko, sans allumer. Il était déjà venu dans la journée y prendre quelques affaires. Cette fois, il détailla chaque élément. Les armoires de bois verni, le futon, la couette rouge, la table de chevet : tout était en place. Sans réfléchir, il s’assit au bord du lit face à la baie vitrée.
Il sentit un objet dur lui rentrer dans l’aine. Il fouilla la poche de sa veste et en sortit le kaïken. Il ouvrit le sac à scellés et observa l’arme à la clarté des luminaires du jardin. Le fourreau de bois noir, courbe, élancé, en arrêt, comme on dit d’un chien de chasse. Le manche en ivoire, éclatant, presque phosphorescent. Il songea à ce poème où José Maria de Heredia compare un samouraï dans son armure à un « crustacé noir ». Il avait lui aussi le sentiment de tenir un animal à carapace dure et à l’intelligence aiguë.
Ses fantasmes nippons lui parurent une nouvelle fois dérisoires. Les épouses de samouraïs qui se tranchaient la gorge. Les courtisanes qui se coupaient le petit doigt en signe d’engagement auprès de leur amant. Les femmes mariées qui se brûlaient les dents à l’acide tannique pour obtenir une bouche absolument noire et renforcer ainsi la blancheur de leur peau. Il avait rêvé ces morts, ces mutilations, ces sacrifices.
Aujourd’hui, la violence était là — et il n’y comprenait rien. Un bref instant, il eut envie de foutre le kaïken à la poubelle. Mais il se ravisa et le replaça dans le tiroir de la table de nuit.
Un cadeau est un cadeau.
Il se leva et gagna le sous-sol. Autant aller bosser dans son repaire. Il avait quitté le gouffre Guillard et rejoignait maintenant un nouvel abîme. Beaucoup plus menaçant, parce qu’insondable.
« C’EST À MOI. »
Qu’avait voulu dire la meurtrière ? Naoko avait-elle volé un objet précieux, des informations ? Cette sentence était-elle liée à sa famille ? À un ex ? Ça ne collait pas. Elle avait quitté le Japon très jeune et n’y retournait que de manière épisodique, pour des visites familiales. Elle s’était toujours comportée comme une exilée qui ne regrette rien et qui a coupé les ponts avec son pays. L’idée lui vint tout à coup que, justement, elle avait peut-être fui quelque chose…
Il alluma la lampe, s’installa derrière son bureau de fortune et réfléchit encore. Il restait une autre possibilité : ses propres traces au Japon. Une vengeance liée à une arrestation effectuée là-bas…
Il ne voyait pas. Il avait collaboré à des affaires mineures, poursuivant des escrocs en fuite, des financiers planqués, des maris en rupture de pension alimentaire, des trafiquants d’estampes ou de matériel technologique. Il n’avait noué aucune amitié, fréquenté aucun Japonais, évitant aussi les autres étrangers qui lui semblaient manger dans sa gamelle. Le Japon était son paradis personnel : il aurait voulu être le seul sur le coup.
Restaient les femmes. Là non plus, rien de marquant. Elles nourrissaient ses songes, ses fantasmes, sans qu’il ait jamais eu la moindre aventure. Chaque soir, il regardait avec fascination des pornos japonais, où les femmes étaient des victimes et les hommes des bourreaux. Le jour, il tombait amoureux au moins une fois par heure, au gré des passantes. Il avait pratiqué l’amour à sa façon, virtuellement, en respectant toujours ses propres marques : la putain et la madone…
23 heures. Il se secoua de ses rêveries. Il était temps de composer une oraison funèbre pour Sandrine.
Sa conviction : malgré ses kimonos et ses obis, son amie n’avait rien à voir avec la série de crimes. Elle était une victime collatérale du carnage — ce qui signifiait que c’était Naoko qui était visée au Pré-Saint-Gervais. Il devait tout de même, par acquit de conscience, enquêter sur la morte. Il pouvait commencer en fouillant ses e-mails, son site Facebook… mais il n’était pas friand de ce genre de recherches. Il préférait bosser à l’ancienne.
Il attrapa son téléphone fixe et chercha dans son agenda. Du vivant de Sandrine, il ne pensait jamais à elle. Elle appartenait à un passé qu’il avait renié. Son retour du Japon. La période Louis-Blanc. Sa dépression. La vie sans Naoko…
— Allô ?
Il avait composé le numéro de Nathalie Dumas, épouse Bouassou, la jeune sœur de Sandrine, qu’il avait croisée quelques fois. Après les condoléances d’usage, il l’interrogea sur la maladie de son aînée. Nathalie paraissait abasourdie. Tous s’attendaient à sa disparition, mais pas à coups de sabre. Elle retraça la progression foudroyante du cancer. En février, des examens avaient mis en évidence une tumeur au sein gauche. Des analyses plus poussées avaient révélé des métastases au foie, à l’utérus. Il était déjà trop tard pour opérer. Une première chimiothérapie lui avait offert une brève rémission. Avant une rechute. Deuxième chimio au mois de mai. Le verdict était tombé mi-juin : plus rien à faire.
Par politesse, et histoire de ménager une pause, il demanda quand et où se dérouleraient les obsèques. Mardi prochain, au cimetière de Pantin. Plutôt maladroitement, il enchaîna sur sa vie privée. Nathalie répondit évasivement. Elle ne connaissait aucun amant à sa sœur qui menait une vie rangée, morne et discrète. Une vieille fille. Le mot n’était pas prononcé mais il sourdait sous chaque détail. Passan aurait voulu risquer une question plus intime, sur sa sexualité véritable, mais il n’en eut pas le courage.
Il essaya un autre angle d’attaque : la passion de Sandrine pour le Japon. La sœur n’en avait jamais entendu parler. Encore moins de kimonos coûteux, ni de perruques de nylon. Il remercia son interlocutrice et promit de venir aux funérailles. Mais il savait qu’il n’irait pas : il détestait les enterrements.
Un samedi soir, à minuit, les possibilités d’enquête sont plutôt limitées. Il appela pourtant Jean-Pierre Jost, alias Facturator, l’expert de la Brigade financière qui avait décroché le scoop à propos de la holding de Guillard. L’homme, qui regardait la télé en famille, le reçut avec mauvaise humeur : Calvini l’avait identifié et sérieusement engueulé pour avoir divulgué des infos privées sans la moindre saisie.
Passan résuma la fin de l’histoire, parla de ses brûlures. Jost se calma. Olivier en profita pour lui demander une ultime faveur.
— C’est une question de vie ou de mort, conclut-il.
— Pour qui ?
— Moi. Ma femme. Mes enfants. T’as le choix.
L’homme se racla la gorge puis nota les coordonnées exactes de Sandrine Dumas.
— Je te rappelle.
Passan se prépara un café corsé. Il sentait la maison vide au-dessus de sa tête. Malgré la débauche d’éclairage, elle lui paraissait sinistre. Une friche de béton. Le sanctuaire d’une ère révolue. Il n’éprouvait aucune nostalgie. Il devait simplement se battre pour qu’il y ait un deuxième acte, ailleurs.
Il s’installait de nouveau derrière ses tréteaux, cafetière et chope en main, quand son mobile sonna. Facturator déjà. Pour un spécialiste de ce niveau, consulter les comptes d’une Sandrine Dumas n’était pas une grande prouesse. Les résultats étaient à la hauteur de l’exploit. Ils déroulaient la morne vie d’une quadragénaire qui végétait entre son lycée et son F3. Seule saillie : l’obtention d’un crédit bancaire de vingt mille euros à la fin du mois d’avril. Pour un tel prêt, pas besoin de passer un examen médical. Après moi le déluge.
L’autre fait marquant, directement lié au premier, était l’achat de plusieurs kimonos en soie peinte dans une boutique de l’île de la Cité. Il y en avait pour quatorze mille euros, à quoi s’ajoutait l’acquisition d’obis pour près de trois mille euros. Avant le grand départ, Sandrine s’était fait plaisir…
Passan remercia Jost et l’abandonna à son foyer. Ces nouveaux éléments n’apportaient rien : ils corroboraient simplement le témoignage de Naoko. Il se sentit triste pour sa vieille amie. Sandrine, à l’article de la mort, s’était éprise de la Japonaise. Le sentiment ne datait sans doute pas d’hier mais son agonie avait exacerbé sa passion. La moribonde avait espéré un tour de magie. Elle avait voulu mourir dans la peau de Naoko, dans l’ombre réconfortante de l’archipel et de ses esprits.
Cette évocation le ramenait, encore une fois, à son ex. Malgré tout, l’hypothèse la plus crédible était un secret de son côté. Au fond, tout était possible avec Naoko. Il énuméra, mentalement, les preuves de sa personnalité en forme de bunker, de son égoïsme blindé. Ses accouchements au Japon. La gestion jalouse de son fric — ils n’avaient jamais fait compte commun. Sa manie de parler japonais aux enfants, comme pour lui voler des moments avec eux. Et maintenant son intention de rentrer à Tokyo, avec Shinji et Hiroki…
Comment avaient-ils pu partager dix années avec elle ? Dix mille kilomètres de différence, et une impasse au bout…
Sa colère se rallumait, comme une flamme dans l’obscurité. Pour l’alimenter, il passa en revue tout ce qu’il détestait chez Naoko. Son thé à toute heure de la journée. Sa manière de remplir sa tasse à ras bord. Son obsession des produits de beauté entassés sur les étagères, délimitant une espèce de territoire protégé. Son habitude de faire sans cesse des cadeaux minuscules, signes de mesquinerie plus que de générosité. Ses bains interminables. Ses gargarismes dès qu’elle rentrait à la maison. Son accent, heurté, qu’il ne pouvait parfois plus entendre. Sa manie de commencer toutes ses phrases par « non » ou son recours à la langue anglaise quand elle ne connaissait pas le mot en français. Et surtout ses yeux noirs, obliques, impénétrables, qui ne disaient rien et prenaient tout.
À la longue, Naoko était devenue une maladie, une lèpre qui rongeait son idéal, sa vision épurée du Japon. Les poings serrés, il ferma les yeux pour la voir brûler dans les flammes de sa rage.
Ce fut le contraire qui se produisit.
Il se souvint de l’accord profond qui les avait toujours unis. Passan aimait la manière dont Naoko concevait l’amour. Pas d’effusion, pas de « je t’aime » à tout bout de champ (ces mots ne sont jamais utilisés en japonais), pas de « c’est toi qui raccroches en premier » et toutes ces mièvreries qu’il n’avait jamais supportées…
Jean Cocteau avait piqué une réplique à Pierre Reverdy et l’avait placée dans les dialogues d’un film de Robert Bresson : « Il n’y a pas d’amour. Il n’y a que des preuves d’amour. » Instantanément, la phrase s’était élevée au rang de maxime universelle. Passan avait toujours perçu dans cette formule une vérité profonde : en amour, seuls les actes comptent, les mots ne coûtent rien.
Mais Naoko en usait si peu que les siens étaient devenus des actes. Quand, au cœur de la nuit, elle lui avait murmuré, une fois ou deux, pas plus, avec son accent ensorcelant : « Je t’aime », alors il avait eu l’impression de contempler l’eau au fond d’un puits, au cœur du désert, sous la voûte étoilée.
Deux mots qui avaient donné un sens à sa vie…
— Guillard a signé des aveux.
— Comment ça ?
— Il m’a envoyé son histoire.
Olivier considérait Ivo Calvini devant le portail de son pavillon. Ses yeux étaient toujours enfoncés et fiévreux, mais son apparence — il portait un survêtement bleu criard et des baskets aussi blanches que des bornes kilométriques — lui donnait un air surprenant, presque comique. Sa maison aussi était inattendue : un modeste pavillon en meulière, aux allures de coron, situé au cœur de Saint-Denis. Calvini, avec sa tête d’énarque et sa morgue de président du Conseil, n’était qu’un petit riverain de banlieue…
— Comment l’avez-vous reçue ? demanda le flic.
— Par la poste. Tout simplement. Une conclusion « poste mortem » en quelque sorte.
Le magistrat faisait de l’humour : ça aussi, c’était nouveau. Mais toute la situation était spéciale : l’homme le convoquait chez lui, un dimanche à 9 heures matin. Du jamais vu.
— Entrez, je vous en prie.
Il s’effaça pour le laisser pénétrer dans le jardin. Ils traversèrent un carré de gazon puis Calvini désigna une table et des chaises en fer forgé sous un grand chêne.
— Attendez-moi ici. Il ne fait pas trop froid. Je vais chercher les documents. Vous voulez un café ?
Passan acquiesça.
Il n’avait rien bu, rien avalé depuis la veille. Il s’était endormi en pleine nostalgie amoureuse. Un coma sans rêve ni sensation. Il s’était réveillé à 5 heures, sidéré par son inconséquence. Ses enfants étaient en danger. Son ex-femme était à l’hôpital, menacée elle aussi. Une meurtrière courait dans la ville, armée d’un katana. Et lui, que faisait-il ? Il dormait. Il était passé au Pullman de Montparnasse pour voir ses enfants. Il avait échangé trois mots à voix basse avec Fifi pendant que Jaffré et Lestrade ronflaient sur les canapés.
— Tu t’occupes des gamins, aujourd’hui ?
— Bien sûr, c’est mon job.
— Vous allez faire quoi ?
— Aquaboulevard. Foire du Trône. J’hésite.
Ils n’avaient rien à dire de plus. Ni sur la nuit passée ni sur le jour qui venait. On était dimanche et l’enquête resterait au point mort pendant vingt-quatre heures. D’ailleurs, ce n’était pas leur enquête…
Des perles de rosée brillaient sur le mobilier de jardin. Olivier essuya une chaise et s’assit. La quiétude du site était troublante. Pas un bruit de voiture, pas d’effluves de carbone. Les oiseaux chantaient à tue-tête. Mais il suffisait de lever les yeux pour se resituer : au-dessus du mur d’enclos, des angles de tours barraient le ciel. Le pavillon était à quelques centaines de mètres de la cité des Francs-Moisins. Le juge vivait sur le terrain de chasse de l’Accoucheur.
Des pas. Calvini revenait, dossier sous le bras, chopes, cafetière et sucrier dans les mains. Sa silhouette n’était pas plus épaisse que celle d’un squelette mais même dans cet horrible survêtement, il affichait une certaine noblesse.
Il s’installa à côté de Passan, dos à sa maison, et déposa son matériel avec précaution. Il prit quelques secondes pour observer le visage brûlé du commandant. Il paraissait à la fois admiratif et consterné.
Le flic essaya de faire diversion :
— Vous habitez ici depuis longtemps ?
Le magistrat sourit — son fameux sourire oblique :
— Vous m’imaginiez dans un immeuble bourgeois du 17e ?
— Plutôt, oui.
— Je suis un juge du 9–3. Je dois vivre dans mon secteur. Je suis comme les architectes qui s’obstinent à habiter leurs cages à poules. Sucre ?
— Non.
— Et vous, où habitez-vous ?
Calvini remplissait la chope de Passan. L’odeur du café se mêlait aux parfums de terre humide.
— Je ne sais plus trop, hésita le flic. Je possède une villa à Suresnes mais… c’est compliqué.
L’hôte n’insista pas. Il poussa la chemise plastifiée dans sa direction.
— La confession de Guillard. Nous l’avons reçue hier matin au TGI. Je dois dire que c’est plutôt… impressionnant. Bien sûr, c’est une copie.
Olivier discerna sous la couverture translucide des pages calligraphiées au stylo bille. Une écriture d’enfant, petite et ronde. Celle d’un mec qui n’était pas beaucoup allé à l’école.
— En gros, ça dit quoi ?
— Que vous aviez raison. Sur toute la ligne. Guillard était l’Accoucheur. C’était un hermaphrodite vrai. Il a subi une opération à treize ans pour devenir un garçon. Ensuite, la testostérone et son ressentiment ont nourri sa violence. Il a commencé à foutre le feu à des maternités et…
D’un geste, Passan lui coupa la parole :
— Je n’ai jamais cessé d’enquêter sur Guillard. Je connais son histoire par cœur. En quoi avez-vous l’assurance qu’il était réellement l’Accoucheur ?
— Il y a là des détails sur les meurtres que personne, à part vous, moi et le tueur, ne peut connaître.
Olivier parcourut les feuilles. Il n’éprouvait aucune satisfaction. Il avait l’impression de tenir entre les mains une sorte de traité de paix. Un armistice précaire, provisoire, jusqu’au prochain cinglé, jusqu’à la prochaine série.
— Les dernières pages sont un tissu de délires, continua Calvini. Un galimatias qui parle d’oracles, de vérité antique. Il est aussi question de vous…
— J’étais son adversaire le plus dangereux.
— Pas seulement. Il y a des pages qui risquent de vous mettre… mal à l’aise. À l’évidence, sa part féminine était amoureuse de vous.
Cela aussi, Passan l’avait pressenti et il n’était pas troublé. La promiscuité avec le mal, il avait appris à s’y faire. D’une certaine façon, elle l’avait même rendu plus fort.
— Il fait allusion à Levy ?
— Il admet l’avoir tué sans plus de précision. À ses yeux, il s’agit d’un simple accident de parcours. Vous savez quelque chose là-dessus ?
Passan résuma l’affaire des gants. Calvini but une gorgée de café, posément.
— Je vais vérifier tout ça. Si vous avez raison, on va avoir du mal à enterrer notre commandant avec les honneurs.
Grelottant sur sa chaise, Passan feuilletait la liasse. Son visage le lançait à nouveau. Furieux de s’être endormi, il n’avait pris aucun cachet ce matin. En mode mineur, sa barbe de deux jours le démangeait mais il ne devait surtout pas se gratter.
— À la fin, reprit Calvini, Guillard annonce son projet de suicide. Cet aveu vous met hors de cause.
— Quelqu’un me soupçonnait ?
— Tout le monde.
— Quelle était l’autre version ?
— Que vous l’aviez poussé dans le feu.
— Et moi avec ?
— Dans la bousculade… Mais Guillard révèle aussi son intention de vous attirer dans les flammes. D’ailleurs, il parle de vous au passé, comme si vous étiez mort. Il était persuadé que vous feriez le grand saut avec lui.
— À qui d’autre a-t-il envoyé ce document ?
— Pour l’instant, les médias n’ont pas l’air au courant, Dieu merci. On va pouvoir rendre tout ça présentable.
Guillard ne cherchait pas le battage médiatique. Il méprisait le monde. Un seul homme comptait à ses yeux : Passan lui-même. S’il avait pensé que le flic pouvait survivre à son immolation, c’est à lui qu’il aurait envoyé ses confessions.
— Je suis donc… réintégré ?
— Hic et nunc. Vous reprenez votre poste aujourd’hui.
— Donnez-moi l’affaire Sandrine Dumas.
— Impossible. Je n’ai même pas été saisi.
— Qui l’est ?
— On ne sait pas encore. Le proc décidera.
— Intercédez en ma faveur.
— Ça ne servirait à rien. On ne change pas un groupe après une journée d’enquête. D’ailleurs, vous êtes trop impliqué sur ce coup.
— On ne bouffe pas où on chie, c’est ça ?
Il regretta aussitôt ce trait de vulgarité. Son hôte avait raison : il était trop tard…
— Revenez tranquillement parmi nous, ajouta Calvini. Vous avez une gueule de zombie. Vous tremblez des pieds à la tête. Votre place est à l’hôpital. D’ailleurs, vos exploits n’effacent pas tout.
— Qu’est-ce que vous voulez dire ?
Le juge sortit de sa poche un paquet de Marlboro et lui en offrit une qu’il refusa d’un signe de tête.
— En l’espace de quelques jours, vous avez accumulé les conneries. Vous avez continué à harceler Guillard, malgré le verdict du tribunal qui vous condamnait.
— Si sa culpabilité ne fait plus aucun doute…
— La loi est la loi. Vous avez aussi agressé un psychiatre avec une arme à feu.
— Il n’a pas porté plainte.
Calvini expira une longue bouffée :
— Vous êtes violent, incontrôlable. Ce que vous avez de mieux à faire, c’est de vous faire oublier. Sur tous les plans. J’ai entendu parler de vos… ennuis personnels.
Passan tressaillit.
— Si vous voulez garder un secret, évitez d’appeler les flics.
— Je n’ai pas appelé les flics.
— C’est votre erreur. Vous avez voulu jouer le coup en solitaire. Qu’est-ce que vous avez gagné ? On ne peut relier le meurtre de votre meilleure amie à une affaire qui n’existe pas. Le juge saisi va devoir ordonner une perquisition chez vous pour y voir clair.
Olivier frappa du poing sur la table :
— Vous avez décidé de m’enfoncer ?
— J’ai décidé de vous aider. Je vais voir si vous pouvez collaborer avec le groupe qui…
— Non. C’est mon enquête. C’est ma famille. Je travaillerai seul.
Calvini sourit. Passan était déjà debout. L’entrevue était terminée — de son point de vue. Le juge se leva à son tour, il était aussi grand que le flic.
— Arrêtez de vous comporter comme un gamin. Réfléchissez et rappelez-moi demain. (Il lui tendit le dossier.) N’oubliez pas ça.
Voyant les lignes patiemment écrites par Guillard, le flic songea à autre chose :
— Il savait qu’il allait mourir, il a rédigé un testament ?
— Bien sûr. Son notaire m’a appelé. Guillard avait amassé une vraie fortune avec ses garages.
— Il n’avait aucune famille, qui hérite ?
— Il lègue tout à un foyer d’accueil, à Bagnolet.
— Jules-Guesde ?
— Vous connaissez ?
— J’y ai passé une partie de mon enfance.
Calvini haussa les sourcils, comme si on venait à la fois de lui poser une question et de lui donner la réponse. Passan le remercia et tourna les talons.
Alors qu’il remontait l’allée de graviers, il médita sur cette dernière révélation. À quoi menait la somme des douleurs ? À un geste d’attendrissement, un ultime mouvement en faveur de l’humanité. Peut-être Guillard avait-il agi au nom d’un souvenir, ou d’un objet, comme ces 15 légendes de la mythologie qui lui avaient donné une clé infernale pour survivre.
Le magistrat ouvrit le portail à distance. Passan franchit le seuil sans se retourner. La vérité qui l’avait saisi à l’école des voleurs lui revint : la cruauté intime de Guillard n’était qu’une réponse à la cruauté générale.
Était-ce le même processus qui motivait la meurtrière de Sandrine ?
Passan avait acheté un bouquet de roses et s’était fendu d’une cravate. Il était fin prêt pour ses négociations de paix.
Dès le hall de l’hôpital Robert-Debré, il dut parlementer : les visites ne commençaient qu’à 14 heures. Il s’efforça de rester poli, préféra jouer du violon et évita de sortir sa carte. Enfin, il put accéder au deuxième étage. Quand il découvrit la chambre vide, chaque détail du décor s’enfonça dans sa rétine comme une aiguille.
Le matelas nu.
La structure d’inox privée de perfusion.
Le pied du lit sans relevé de température.
Il se précipita sur l’armoire et l’ouvrit d’un seul geste : vide. Il recula d’un pas comme s’il avait été physiquement repoussé par cette vision.
Il balança son bouquet par terre et appela Fifi :
— Les enfants sont là ?
— Mais non ! Naoko est venue les chercher. Elle m’a dit que c’était d’accord avec toi et…
— À quelle heure exactement ?
— 8 h 30, je dirais…
Il regarda sa montre : près de 11 heures.
— Écoute-moi, fit-il d’une voix blanche. Appelle Roissy et stoppe tous les vols pour le Japon.
— Tu crois que…
— Tu les bloques au sol. Sans exception. Ensuite, tu vérifies si Naoko est à bord.
— On n’a pas l’ombre d’une perquise, ni d’une saisie !
— Je vais me démerder avec le proc. Naoko est un témoin capital dans une affaire de meurtre. Agis : la paperasse suivra.
— T’es sûr de ton coup ?
— Elle se barre avec mes mômes, tu piges ?
Il raccrocha sans attendre de réponse et sortit au pas de charge, laissant derrière lui les fleurs déchiquetées.
— Commandant !
Passan se retourna : l’urgentiste de la veille, le spectre au visage pointu, se tenait au bout du couloir. Il fit volte-face et marcha dans sa direction, avec l’air amical d’un taureau qui charge.
La femme croisa les bras et resta plantée sur ses talons.
— C’est vous qui avez autorisé ma femme à sortir ? hurla-t-il.
— On se calme. Je vous l’ai dit hier : son état est sans gravité. Après une nuit sous observation, elle pouvait partir. D’ailleurs, c’est elle qui nous l’a demandé. Elle avait l’air pressé et…
— Vous êtes complètement con ou quoi ? fit-il en desserrant sa cravate. Elle sort d’une agression à main armée !
La femme ne broncha pas. Elle avait sans doute l’habitude de gérer ce genre de crises, quand elle ne se battait pas contre la mort elle-même. La colère de Passan ne l’impressionnait pas.
— Nous ne sommes pas chargés de protéger nos patients. Nous les soignons, et basta. Et le fait d’être grossier n’arrangera rien.
— Putain de connasse ! répliqua Passan pour signifier qu’il avait bien compris.
Il tourna les talons en se retenant de ne pas la claquer. Il devait rattraper ces précieuses secondes gaspillées. Foncer à Roissy. Vérifier chaque vol direct pour Tokyo. JAL. All Nippon Airways. Air France… Et ceux avec transfert. Cathay Pacific. China Airlines… Toutes les compagnies asiatiques. Sortir Naoko de la cabine, par les cheveux s’il le fallait, et récupérer ses gamins…
— Commandant !
Le flic étouffa un juron et pivota encore. Cette fois, ce fut elle qui marcha vers lui. Ses traits livides, ses yeux exorbités, curieusement vivants dans ce visage de poisson mort, ne trahissaient aucune émotion.
— Il y a quelque chose dont je voulais vous parler…
— C’est pas le moment, là.
— Un détail m’a intriguée dans vos paroles hier, poursuivit-elle en ignorant sa remarque.
— Quoi ? Qu’est-ce que j’ai dit ?
— Vous avez évoqué vos enfants.
L’allusion à Shinji et Hiroki le surprit. L’atmosphère du couloir lui parut plus chaude encore.
— Et alors ?
— Ils sont nés d’un premier mariage ?
— Pas du tout. De quoi je me mêle ?
— Ils sont adoptés ?
— Pourquoi vous me demandez ça ? Expliquez-vous, merde !
Pour la première fois, l’urgentiste hésita. Ses yeux clairs, à fleur de tête, cherchaient un point imaginaire vers le sol.
Passan fit un pas vers elle :
— Vous en avez trop dit ou pas assez.
— Si vous n’êtes pas au courant, je ne sais pas si…
Il serra les poings, la toubib ne bougea pas.
— Parlez, ordonna-t-il entre ses dents.
— Écoutez, c’est moi qui ai supervisé le bilan de votre épouse. Prise de sang, IRM, scanners… S’il y a une chose dont je suis sûre, c’est qu’elle n’a jamais accouché de sa vie.
— QUOI ?
La femme ouvrit ses mains, en signe d’évidence :
— Elle ne le peut pas. Elle souffre d’une malformation congénitale. Syndrome de Rokitansky-Küster-Hauser.
Le flic avait l’impression de se tenir au bord de la gueule brûlante d’un volcan. Pourtant, il avança encore. Le médecin recula pour de bon.
— En clair ?
— Elle n’a pas d’utérus.
Il dut s’appuyer contre le mur pour ne pas défaillir.
— Le vol de la JAL est parti il y a vingt minutes. Naoko est à bord, avec Shinji et Hiroki. Y a plus rien à faire. On pourra même pas les arrêter à la douane. On n’a pas d’accords territoriaux avec le Japon et…
Passan fonçait en direction de la place de la République. La voix de Fifi à l’autre bout de la connexion lui paraissait loin. Très loin. À peu près à la distance qui l’avait séparé jusqu’ici de la vérité. Son cœur battait à cent vingt battements-minute. Il respirait avec difficulté.
Pourtant, il conduisait sans heurt, les nerfs verrouillés. Quand il ne resterait plus rien de lui — ni mari, ni père, ni homme —, il resterait encore le flic.
— T’as prévenu le proc ? demanda-t-il d’une voix glacée.
— Tu devais le faire, non ?
— Alors, on ne dit rien.
— Pas de mandat de recherche internationale ?
— Tu l’as dit toi-même : ça servirait à rien. C’est à moi de faire le ménage devant ma porte.
Olivier dépassa le commissariat de la rue du Louvre puis s’engouffra dans le tunnel des Halles. Après le soleil, les ténèbres…
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Fifi d’une voix hésitant entre la crainte et la curiosité.
Il ignora la question :
— Je veux que tu checkes les appels de Naoko depuis son portable. Vérifie aussi les mobiles des chambres voisines, à Debré.
— Pourquoi ?
— Elle n’est pas née de la dernière pluie. Elle sait qu’on va vérifier son téléphone. Procure-toi aussi les numéros des infirmières, des cabines publiques de l’hosto. Vois s’il y a là-bas des ordinateurs connectés à Internet. Trouve-moi tout ce qui est relié à l’extérieur !
— Qu’est-ce que tu cherches au juste ?
Passan retrouva le soleil. Nouvelle gifle de lumière. La rue Turbigo, quasiment déserte. On était dimanche. Pour tout le monde sauf pour lui. Il n’était plus qu’à quelques mètres de sa destination.
— Elle a réservé ses places depuis l’hosto, répondit-il enfin.
— Et alors ? On a les coordonnées du vol.
— Je suis quasiment sûr qu’elle a contacté quelqu’un d’autre.
— Qui ?
— L’assassin.
— Tu veux dire… ?
— Depuis le début, toute l’histoire est liée à son passé. Avance et rappelle-moi.
Il pila devant le 136. Machinalement, il s’observa dans le rétro. Sous l’effet du choc, ou de l’angoisse, son visage lui parut amaigri. Ses yeux mangeaient toute la figure. Sa peau lui faisait souffrir le martyre. Il avala un cachet de Fifi — plus rien ne pourrait l’endormir.
Il bondit vers le porche. Pas le code. Clé universelle. Il était déjà venu une fois chez Isabelle Zacchary après l’arrestation d’un meurtrier grâce à l’identification de son ADN. Une petite fête de flics. Du champagne tiède, une ordure sous les verrous, une vie innocente perdue à jamais.
Il se souvenait d’un appartement familial spacieux. Des jouets traînaient partout et il avait eu l’impression de voir enfin Zacchary en relief. Mariée, mère de trois enfants, occupant sa vie autrement qu’à collecter des fibres de moquette sanglante ou à analyser des résidus de salive.
Il ignora l’ascenseur et grimpa en quelques enjambées au troisième. Sur le seuil, il sentit une odeur de pain grillé et d’œufs brouillés. Il était plus de 13 heures. Le moment privilégié du brunch dominical. Des réminiscences de bagels, de cream-cheese, de saumon fumé lui montèrent à la gorge. Depuis combien de temps n’avait-il pas eu droit à un breakfast en famille ?
Il se manifesta façon flic, alternant traits de sonnette et coups de poing, jusqu’à ce qu’on lui ouvre. Le visage empourpré de colère d’Isabelle Zacchary apparut. Dès qu’elle le reconnut, ses traits se fixèrent. C’était la première fois qu’elle voyait ses brûlures de près. Elle tenta l’humour :
— Tu t’es enfin décidé à venir m’enlever ?
Il ne répondit pas : son expression était explicite. Zacchary fronça les sourcils. Ses cheveux gris cendré étaient groupés en un chignon qui lui donnait un air russe à l’ancienne.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— J’ai besoin d’un service.
— Rentre. On peut s’installer dans mon bureau. On…
— Non. Toi, viens dans le couloir.
Elle avança d’un pas. Son visage avait définitivement quitté les rives sereines du repas familial ou de l’ironie artificielle.
En quelques mots, Passan expliqua la situation. Au fil de son discours, il découvrait lui-même la logique terrifiante des évènements — une logique dont il avait été la première victime. Une imposture qui avait commencé à dix mille kilomètres et s’achèverait là-bas.
— Qu’est-ce que tu veux ?
— Tu as conservé les échantillons de sang de Shinji et Hiroki ? Ceux de la cabine de douche ?
— Bien sûr. L’enquête n’est pas close.
Il plongea la main dans sa poche et brandit un tube étiqueté :
— Le sang de Naoko. L’urgentiste de l’hôpital Debré me l’a filé.
— Et alors ?
— Je fais une prise de sang et on compare les quatre ADN.
L’expression de Zacchary se modifia encore. De la gravité professionnelle, elle passa à l’émotion bouleversée. Les femmes ne rigolent pas avec la maternité.
— À quoi bon ? Tu as déjà ta réponse, non ?
— Je veux en avoir le cœur net. On peut faire les tests maintenant ?
— Ça ne peut pas attendre lundi ?
Nouveau silence en guise de réponse.
Elle eut un sourire de résignation :
— Entre une seconde. Je dois téléphoner.
Le laboratoire d’analyses génétiques se situait à Charenton. Passan rejoignit les quais de la rive droite et fila en direction de l’autoroute de l’Est. De longs nuages noirs, effilés et menaçants, étaient de retour. Un orage planait dans l’air. L’été retrouvait sa gueule d’automne.
Passan s’attendait à ce que Zacchary le bombarde de questions, ils n’échangèrent pas un mot du trajet. En réalité, le flic dialoguait avec lui-même. Comment qualifier l’acte de Naoko ? Trahison ? Tromperie ? Imposture ? Aucun terme ne lui paraissait assez fort, assez dur. Surtout, il n’en comprenait pas la raison. Pourquoi ne lui avait-elle pas fait confiance ? Une autre femme lui aurait dit la vérité. Ils auraient pris ensemble la décision d’adopter. Ils auraient fait le voyage jusqu’au Japon…
Il comprenait maintenant pourquoi elle n’avait jamais voulu qu’il l’accompagne chez le gynécologue ni qu’il assiste à la moindre échographie. Sans compter ses soi-disant accouchements à Tokyo, « en famille »… Putain de Niakoués.
D’autres questions — des questions de flic — le taraudaient. Comment avait-elle pu simuler deux fois une grossesse sous son nez ? Il avait vu son ventre se dilater, même si Naoko ne lui proposait jamais d’y placer sa main. Il avait vu ses seins se gonfler, ses hanches prendre de l’ampleur. Et comment avait-elle fait pour la procédure d’adoption ? N’avait-elle pas eu besoin de sa signature ? N’y avait-il pas eu des réunions ? Des concertations ? Il se renseignerait. Il l’interrogerait. Il détaillerait la conspiration dans ses moindres détails.
— Tu viens ou quoi ?
Ils étaient arrivés. Il avait suivi les indications de Zacchary en mode réflexe, sans passer par la case conscience. La demi-heure de trajet s’était consumée en quelques secondes et il s’était garé sans même s’en rendre compte.
— Le directeur du labo a bien voulu venir, fit Isabelle en ouvrant sa portière. Il habite à côté.
— Pourquoi ?
— Pour mes beaux yeux.
Ils traversèrent le parvis puis gagnèrent un bâtiment anonyme. Tout était fermé. Le généticien les attendait sur le seuil. Tout de suite, Passan le relégua au rang des figurants. Il n’aurait su dire s’il était petit, grand, jeune ou âgé. Il avançait comme un condamné dans le couloir de la mort, qui ne perçoit plus la réalité qui l’entoure. Il avait hâte d’en finir. De placer sa tête sur le billot.
Le laboratoire, d’un seul tenant, était compartimenté en chambres closes dont les plafonds ne montaient qu’à mi-hauteur des murs de soutien. De loin, on aurait pu croire à des conteneurs alignés. Un bourdonnement résonnait : les salles aseptiques maintenues en permanence sous pression pour éviter toute bactérie.
À travers les lucarnes, on apercevait des paillasses, des flacons, des pipettes. Passan reconnaissait les centrifugeuses, les étuves, les ordinateurs surmontés de binoculaires. Ne manquaient que les techniciens en blouse blanche qui s’affairaient d’habitude ici.
— On prend laquelle ? demanda Zacchary.
— La prochaine à droite, répondit le scientifique en enfilant des vêtements stériles.
Sans un mot, Zacchary équipa aussi Passan : combinaison, surchaussures, charlotte en papier, gants de latex… Elle était elle-même déguisée en cosmonaute — il la retrouvait comme il l’avait toujours connue : femme de papier prête à renifler des traces d’assassin.
Sauf que la scène de crime, aujourd’hui, c’était lui.
Dans la salle, l’éclat des plafonniers sur le carrelage et les murs l’éblouit. Docilement, il releva sa manche. Le médecin effectua la prise de sang, en expliquant qu’il existait deux méthodes pour une identification génétique, une rapide et une longue, la première étant moins précise. Olivier était au courant : il avait confondu plusieurs meurtriers avec l’analyse du premier type, en attendant la confirmation de la seconde. Pour ce qui le concernait, l’examen rapide suffirait.
Le toubib disparut avec Zacchary derrière une cloison de verre dépoli. Passan demeura seul, assis, un pansement dans le pli du coude, face à une table plastifiée. D’une manière absurde, il se souvint qu’on proposait une collation aux donneurs de sang. Cette seule idée fit gargouiller son estomac.
Son mobile sonna. Il s’empêtra dans sa combinaison mais parvint à répondre avant que la messagerie ne se déclenche.
Fifi.
— T’avais raison, fit-il sans préambule, Naoko n’a pas utilisé son portable.
— L’hosto ?
— Elle s’est connectée hier, à 18 h 10, à l’ordinateur d’une salle de jeux pour les ados, dans le département d’endocrinologie. Deux fois. Tout est écrit en japonais.
— Il faut faire traduire les messages.
Le punk ricana :
— J’ai déjà balancé les mails à mon prof de jujitsu, un Jap. Un miracle qu’il ait répondu. Le dimanche, il est en méditation et…
— Et alors ?
— Une connexion avec la JAL : les réservations des vols.
— L’autre ?
— Un message à une dénommée Yamada Ayumi. Enfin, plutôt Ayumi Yamada, dans l’ordre français.
Passan n’avait jamais entendu ce nom.
— Qu’est-ce qu’elle a écrit ? demanda-t-il d’une voix tremblante.
— Juste un mot. Un idéogramme.
— Ton prof l’a traduit ?
— Utajima. Le « temple du poème ». Selon lui, c’est un nom propre. Un lieu, sans doute. Et toi, t’es où ?
Par réflexe, Passan leva les yeux vers la salle aseptisée.
— Je t’expliquerai. Je te rappelle.
Il sentit une présence dans son dos. Isabelle Zacchary ôta son bonnet de papier :
— Ma vie est un vrai bordel, Passan, mais à côté de la tienne, c’est « La petite maison dans la prairie ».
— Épargne-moi tes vannes. Que disent les analyses ?
Elle balança quatre diagrammes sur la table, fraîchement imprimés.
— Shinji et Hiroki sont tes enfants. Et ceux de Naoko. Aucun doute possible. Les examens n’offrent aucune ambiguïté.
— Te fous pas de ma gueule. Je t’ai dit que Naoko est stérile.
Zacchary lui décocha un petit sourire futé :
— C’est pas ce que tu m’as dit, Olive. Tu m’as dit qu’elle n’a pas d’utérus. Ce qui n’a rien à voir.
— Je comprends pas.
— Naoko ne peut pas porter ses enfants, mais ça ne l’empêche pas d’en avoir. Elle n’est pas stérile.
Passan appuya ses coudes sur la table et plongea la tête entre ses mains. Un boxeur dans les cordes. Ou un moine en prière. Son cerveau était un tableau noir dont il avait perdu la craie.
— Y a qu’une solution à ton histoire, reprit Isabelle.
Il leva les yeux, l’incitant à poursuivre.
— Une GPA.
— C’est quoi ?
— Gestation pour autrui. Avec une mère porteuse.
L’air aseptisé du laboratoire lui sembla se raréfier, comme s’il venait enfin d’atteindre le sommet d’une montagne.
Tout concordait désormais.
Le singe/fœtus dans le réfrigérateur. Le sang des enfants coulant dans la cabine de douche. Les idéogrammes sur le mur, qui pouvaient signifier : « C’est à moi » ou : « Ils sont à moi »…
Isabelle Zacchary avait raison. Par deux fois, Naoko avait eu recours à une mère porteuse.
C’était cette mère qui venait chercher les siens.
— Regarde, il y a des jeux sur la chaîne 5. Il te suffit d’appuyer sur la télécommande.
Naoko parlait à Shinji en japonais. Peut-être ne lui reparlerait-elle plus jamais en français. Hiroki était assis de l’autre côté de l’allée, absorbé dans une œuvre de coloriage — l’hôtesse avait fourni feuilles et crayons. Elle avait aussi servi du champagne à la mère. Le grand jeu. Pour ce voyage, Naoko n’avait pas lésiné : trois places en classe affaires. Une fortune. Elle y avait flambé une partie de ses économies personnelles.
Aucune importance. Les économies, c’est pour les gens qui ont de l’avenir.
À présent, l’Airbus A300 de la JAL volait à plus de quarante mille pieds d’altitude. Jusqu’au moment du décollage, elle n’avait pas respiré. Elle savait que Passan viendrait à l’hôpital ce matin. Qu’il découvrirait sa disparition et appellerait aussi sec Fifi pour vérifier si elle avait emmené les enfants. Alors, il deviendrait fou. Il bloquerait les vols en direction du Japon. Il alerterait la police de Roissy-Charles-de-Gaulle et ordonnerait qu’on arrête la fugitive par tous les moyens nécessaires, violence incluse.
Tant pis — ou tant mieux — s’il s’agissait de sa propre femme.
Mais par un miracle qu’elle ne s’expliquait pas, elle avait réussi à se faufiler. La machine n’avait pas été assez rapide.
Durant la Seconde Guerre mondiale, les soldats nippons partaient à la guerre avec une boîte suspendue autour du cou destinée à recevoir leurs cendres après leur disparition au combat. Elle était comme ces soldats. Elle était morte au front et revenait maintenant au pays, avec les cendres de ses rêves, de ses projets, de son bonheur…
Elle avait échappé à Passan mais elle n’échapperait pas à elle-même. Toute sa vie, elle avait tenté de fuir ses racines. Son pays. Son père. Son infirmité. Toute sa vie, elle avait marché le long de la mer pour que le ressac efface ses traces, mais cette fois c’était fini.
Elle était ramenée de force à sa source.
Depuis son installation en France, elle s’envisageait comme une citoyenne du monde, libre, indépendante. Elle se trompait. Malgré son destin d’exilée, ses goûts et ses idées tournés vers l’Occident, elle était toujours restée, au plus profond d’elle-même, japonaise. Au diable la métaphore du bonsaï et de la croissance en pot. Depuis des années, elle grandissait dans la terre, libre, déployée — mais le cadre était toujours là. Il se trouvait sous son écorce, dans sa chair, dans sa sève…
Une petite fille française et catholique conserve un souvenir vague de sa première communion. Une heure d’ennui, une odeur d’encens, une clarté de cierges et le goût plâtreux de l’hostie. Naoko, elle, conservait le contact du talc sur ses épaules, la deuxième fois qu’on l’avait vêtue d’un kimono, à sept ans, lors de la cérémonie du shichi-go-san (la première fois, c’était à trois ans). Elle savait que les poèmes tanka suivent un rythme spécifique de syllabes : 5-7-5-7-7. Elle n’avait jamais oublié qu’il faut, au mois de mai, récolter les pousses de bambou, comme elle le faisait chaque année avec ses parents et son frère, dans le potager familial. Qu’il faut arroser le jardin de thé quand on attend de la visite afin que les parfums ravivés accueillent les invités. Chaque geste, chaque attention de ses parents avait gravé dans son propre cœur une dette sans retour — un on — dont elle ne pourrait jamais s’acquitter. Même ses pensées les plus spontanées étaient contaminées. Même aujourd’hui, lorsqu’elle sortait de chez elle le matin, elle se disait parfois qu’il y avait beaucoup de gaïjin dans la rue, se croyant encore à Tokyo…
Quoi qu’elle fasse, c’étaient les syllabes de la poésie ancienne qui rythmaient son sang, l’idée de l’eau qui se réveillait quand on sonnait à la porte, la marque d’un dû insolvable qui crispait son cœur lorsqu’elle songeait à ses parents. Elle était soie. Elle était cèdre. Elle était shoji…
D’ailleurs, avant de fuir en Europe, elle s’était passionnée pour sa propre culture. Elle s’en était imprégnée jusqu’au plus profond d’elle-même. Passan aurait ri — ou pleuré — s’il avait su qu’elle avait lu plusieurs fois avant l’âge de quinze ans le Dit du Genji — l’œuvre fondatrice de la littérature japonaise, plus de deux mille pages écrites par une dame d’honneur de la cour impériale de l’ère Heian, au XIe siècle. Il aurait été surpris d’apprendre qu’elle avait rédigé, dans le cadre d’un cursus d’histoire de l’art, un mémoire sur Yamanaka Sadao, un réalisateur qu’il ne devait même pas connaître, mort au combat à trente ans en Mandchourie.
Surtout, il aurait été sidéré de découvrir qu’elle avait été experte en kenjutsu. De l’âge de onze ans jusqu’à sa majorité, Naoko avait pratiqué la « voie du sabre », sous l’œil bienveillant de son père, lui-même persuadé d’appartenir à une lignée de samouraïs.
Durant toutes ces années, sous son influence mais aussi par volonté personnelle de se singulariser — sa génération refusait toute référence au passé —, elle s’était immergée dans la culture de son pays, ses traditions, sa poésie. Elle avait vécu, mentalement, dans d’autres siècles. Violents, magnifiques, impitoyables. Le temps où les geishas dormaient sur des repose-tête de laque pour ne pas chambouler leur coiffe à coques. Le temps où on déracinait les cerisiers, aux premiers jours du printemps, simplement pour les replanter dans le quartier des courtisanes. Le temps, pas si lointain, où les soldats vaincus rentraient au pays pour s’entendre demander : « Comment peux-tu être vivant alors que ton commandant est mort ? »
À dix-huit ans, elle avait tout envoyé balader, sabre, traditions et père compris. Non pas par révolte, mais parce qu’au contraire elle considérait l’ennemi vaincu.
Elle était libre, autonome. Cette victoire, elle la devait à une seule personne.
Son ombre, son double, son amie. Un pur esprit nommé Ayumi.
Naoko avait passé son enfance, comme toutes les filles de son âge, au plus bas de l’échelle sociale. Ses parents se tenaient au-dessus d’elle. Ses professeurs se tenaient au-dessus d’elle. La moindre personne plus âgée se tenait au-dessus d’elle. Tout individu de sexe masculin, même un nourrisson, se tenait au-dessus d’elle…
En réalité, elle ne voyait pas qui pouvait exister en dessous d’elle.
Son comportement était fondé sur des échelons, des devoirs, des courbettes. Elle maniait le langage avec précaution. Elle évoluait dans un réseau inextricable de règles, de contraintes, d’obligations. Elle ne parlait pas, elle s’excusait. Elle ne grandissait pas, elle reculait.
Jusqu’à sa rencontre avec Ayumi.
L’adolescente ne se situait pas sur un degré ou sur un autre de la hiérarchie, elle ignorait carrément l’échelle. Elle glissait sur ses côtés, volait, au mépris de toute bienséance, de tout usage.
Ayumi était muette. Pas sourde, simplement muette. Ce handicap lui conférait une force singulière. Même au Japon, on est indulgent avec un fauteur de troubles lorsqu’il est infirme. De plus, son silence donnait une puissance spécifique à sa révolte. Sa colère était souterraine, tellurique — redoutable.
Ayumi ne disait rien mais elle faisait un bruit assourdissant.
Comme Naoko, elle était née dans une famille de la haute bourgeoisie. Leur parcours paraissait tout tracé. Elles devaient choisir une formation utile — droit, médecine, finance — mais au premier enfant, elles arrêteraient de travailler pour s’occuper de leur progéniture. Il faudrait aussi, sans doute, s’inscrire dans une école de « bonnes épouses », où l’on enseigne l’art de la table, les règles du protocole, l’arrangement floral, l’art du jardin, la cérémonie du thé… Ces apprentissages, jadis reniés, revenaient en force depuis la fin des années 80.
Côté mariage, il y avait plusieurs options. Si les parents choisissaient la voie classique, ce serait le omiaï, le mariage arrangé. On pouvait également faire appel à une nakôdo, voisine ou membre de la famille qui avait entendu parler d’un jeune homme intéressant — et intéressé… — et mettait alors en contact les parties. Il y avait enfin le club de rencontres ou l’agence matrimoniale. Il en existait de toutes sortes : des payants, des gratuits, des sélectifs, des tous publics…
Ni Naoko ni Ayumi ne se sentaient concernées par ces coutumes. Elles riaient d’une anecdote bien connue au Japon : une jeune épouse, n’ayant vu qu’une seule fois son fiancé et ayant conservé tout au long du rendez-vous les yeux baissés, s’était trompée de mari le jour des noces. Elles abordaient leur avenir avec un regard différent — et conquérant. Elles voulaient être autonomes, grimper dans la société, échapper à leurs origines. Pas question de privilégier l’avis de leur famille, ni l’intérêt du clan. Pas question non plus de suivre la voie banale de l’épouse vouée aux couches-culottes. De solides études, un bon métier, et en route pour un destin moderne.
La situation n’était pas tout à fait la même pour les deux adolescentes. Si Naoko était écrasée par l’autorité paternelle et ne pouvait espérer s’émanciper qu’après avoir rempli son contrat d’étudiante modèle, Ayumi vivait seule avec son père et disposait de plus de liberté. L’homme, veuf, n’avait jamais cherché à se remarier. Il s’était consacré à sa fille muette. Leurs relations étaient très fortes, à la fois complices et mystérieuses.
Ayumi était aussi la plus rebelle — et, sur ce terrain, elle avait tout appris à Naoko. D’abord, elle lui avait enseigné le langage des signes afin de pouvoir communiquer plus spontanément. Ensuite, elle lui avait expliqué que la vraie révolte n’est pas d’agir en fonction d’un adversaire mais de l’effacer, purement et simplement. Agir comme s’il n’existait pas. Alors seulement on était libre. On pouvait identifier ses propres désirs.
Les jeune filles s’étaient connues au Hyoho Niten Ichi Ryu, une école de kenjutsu qui dispense l’enseignement d’un samouraï célèbre du XVIIe siècle : Miyamoto Musashi. Le dojo se trouvait sur l’île de Kyûshû. Naoko et Ayumi s’entraînaient avec quelques adeptes à Tokyo et effectuaient régulièrement des allers-retours chez leur maître. Parfois, elles suivaient des master classes sur une petite île au large de Nagasaki : Utajima.
Sous l’influence d’Ayumi, Naoko avait cessé de détester ce Niten où son père l’avait inscrite, pour découvrir les avantages qu’elle pouvait en tirer. La discipline de Musashi est particulière. Aucun vêtement spécifique n’est obligatoire. Chacun est libre de venir quand il veut. C’est un enseignement à mille lieues de la rigueur et de l’apparat propres aux arts martiaux. Leur maître ne possédait même pas un véritable sabre. Un vieux bokken de bois suffisait amplement, selon lui, pour pratiquer la « voie du souffle ».
Naoko adorait ce vieil homme, héritier du plus grand samouraï de tous les temps, qui, une fois dans la rue, ressemblait à un quidam moyen, avec son survêtement avachi et sa casquette de baseball. Elle se souvenait qu’à la fin de sa vie, alors que sa concentration et son geste n’avaient jamais été aussi purs, ses lèvres prononçaient, avant l’assaut, des mots silencieux. Elle s’était longuement interrogée sur ces paroles avant de se rendre compte que le vieillard jouait simplement avec son dentier. Ce détail lui avait prouvé l’essentiel : la voie de Musashi enseigne la sincérité, elle développe l’épanouissement de soi, l’aboutissement de ce que l’on est vraiment.
Cela, Ayumi l’avait saisi avant Naoko. Elle lui avait expliqué que le sabre ne leur servirait pas à devenir fortes mais libres.
Ayumi n’était pas belle. Elle avait des yeux effilés à la mongole, et un visage rond de Chinoise. Elle ressemblait à Otafuku, une divinité du Japon, créature joufflue, synonyme de fertilité — l’ironie, déjà… Pour ne rien arranger, elle portait une frange qui lui donnait un air de caniche boudeur. Elle manquait de féminité, avait des manières brusques et se tenait toujours voûtée, tête en avant, l’air obstiné.
Pourtant, c’était elle qui plaisait. Les garçons de leur génération étaient des échalas aux cheveux orange, peu intéressés par les filles, encore moins par le sexe, qui vivaient par procuration à travers les jeux vidéo, la mode, les drogues. Satisfaits d’eux-mêmes, complètement passifs, ils se croyaient originaux. Ayumi leur rentrait dans le chou et les « sojas » se laissaient faire. Elle respirait une sensualité, une audace qui les attiraient et les effrayaient à la fois.
Les deux amies traînaient à Shibuya, à Omotesando, à Harajuku. Elles mangeaient des okonomiyaki, ces galettes fourre-tout qu’on cuit devant vous. Elles prenaient soin de leurs tamagotchi, des petits animaux de compagnie virtuels. Elles rétrécissaient à mort leurs tee-shirts Hard Rock Café à la machine à laver, variaient à l’infini leur tenue d’écolière tout en restant dans la norme : jupe bleue et chaussettes blanches. Elles rédigeaient des journaux intimes, se masturbaient ensemble et buvaient du saké. Beaucoup. Ayumi avait la meilleure descente.
Alors était survenue la catastrophe. À dix-sept ans, Naoko n’avait toujours pas ses règles. Sa mère s’était décidée à consulter un médecin. Examens. Analyses. Diagnostic. La jeune fille souffrait d’une malformation congénitale : dotée de trompes et d’ovaires, elle n’avait pas d’utérus. Souvent, le syndrome de Rokitansky-Küster-Hauser s’accompagne d’une absence de vagin. Pas chez Naoko. Voilà pourquoi personne ne s’était aperçu de son anomalie.
La jeune fille s’était précipitée sur son téléphone. Ayumi, en urgence. Elles avaient mis au point un système sonore proche du morse pour communiquer à distance. Ayumi avait aussitôt étudié la question : son père était gynécologue, la bibliothèque familiale était bourrée de livres spécialisés. Selon elle, l’absence d’utérus n’empêcherait pas Naoko de fonder une famille. Elle était fertile. Elle pourrait avoir recours à une gestation pour autrui.
Les deux filles s’étaient comprises. Ayumi avait juré à Naoko qu’elle porterait ses enfants. Naoko avait pleuré de gratitude, serré son amie dans ses bras mais en son for intérieur, elle avait renoncé pour toujours à la maternité. Elle serait une femme d’affaires, une guerrière, une conquérante. Tant pis pour le reste.
En 1995, autre évènement majeur : la rencontre avec un photographe, dans le métro. Tests. Castings. Contrats… Naoko était devenue mannequin. Ayumi désapprouvait ce virage. Selon elle, c’était un boulot de conne. Naoko l’admettait mais ces premiers jobs lui apporteraient de l’argent, donc l’indépendance.
En vérité, ce travail les avait éloignées. Naoko changeait de statut. De copine effacée, elle passait au rang de fille en vue. Elle n’avait plus besoin de sa complice provocante pour attirer les hommes. Dès l’année suivante, elles s’étaient perdues de vue. Naoko en avait éprouvé un obscur soulagement. Au fond, l’emprise silencieuse d’Ayumi finissait par lui peser. Et même l’effrayer.
Naoko avait commencé à voyager. Milan. New York. Paris… Puis elle avait rencontré Passan.
Coup de foudre. Fusion. Mariage. Elle avait fait venir quelques amies du Japon — mais pas Ayumi. Les années passaient et la muette lui apparaissait, avec le recul, comme une présence négative. Presque une malédiction.
Elle se trompait : la malédiction, c’était sa propre infirmité.
Naoko avait découvert ce que l’amour signifie en France : faire des enfants. Passan voulait des portées entières ! Il rêvait d’unir l’Orient et l’Occident, ils allaient produire des chefs-d’œuvre ! Comme d’habitude, le flic était à la fois excessif, naïf et touchant — c’était ainsi qu’elle l’aimait.
Alors, dans sa petite tête butée de Japonaise, elle avait pris la pire des décisions : occulter la vérité. Une femme qui ne peut porter un enfant n’est pas une vraie femme. Elle avait décidé de mentir jusqu’au bout. Elle était retournée au Japon et avait retrouvé Ayumi. La muette avait vingt-cinq ans. Elle était en deuxième année de gynécologie et connaissait la question à fond. Si Naoko avait été plus maligne, elle aurait compris qu’Ayumi l’attendait…
L’étudiante connaissait la technique mais aussi la loi internationale, car peu de pays autorisent les GPA. Elles avaient choisi la Californie. Naoko devait prélever le sperme de son mari puis le congeler. Ayumi lui avait expliqué comment procéder. Ensuite, elles se donneraient rendez-vous à Los Angeles pour effectuer le don d’ovocytes et la FIV. À raison de deux embryons transférés, les chances d’une grossesse étaient plus que raisonnables. Ayumi irait à chaque consultation, à chaque échographie, sous le nom de Naoko. Elle accoucherait aussi sous ce nom. Il suffirait de déclarer la naissance de l’enfant à Tokyo, puis d’en référer à l’ambassade de France. Naoko rentrerait avec son bébé, certifié conforme et japonais.
La muette avait pensé à tout. Elle avait implanté, par cœlioscopie, une poche anatomique sous le péritoine de Naoko. Il n’y avait plus qu’à la remplir de sérum physiologique toutes les deux ou trois semaines pour produire une illusion de grossesse. L’idée avait choqué Naoko mais la manœuvre était simple : l’injection se pratiquait par l’ombilic. En quelques semaines, son ventre avait pris des rondeurs. Ayumi lui avait aussi fait prendre des capsules d’Utrogestan — de la progestérone qui avait aussitôt gonflé ses seins et augmenté son poids. Elle lui avait même fourni de l’urine de femme enceinte afin d’obtenir un test de grossesse positif.
Le dernier écueil était Passan lui-même. Il fallait le persuader de rester en France lorsque sa femme irait accoucher à Tokyo. Naoko savait qu’elle pouvait le convaincre. Il respecterait, encore une fois, sa décision. Il trouverait presque naturel d’être exclu de ce moment sacré. Un moment japonais.
Ainsi Shinji était venu au monde.
Le flic avait digéré l’affront mais commencé à nourrir un ressentiment à l’égard de Naoko. Leur couple avait-il basculé à ce moment-là ? À cette trahison s’étaient en tout cas ajoutés l’érosion du temps, l’épuisement des années, la faim inassouvie des corps…
Quand ils avaient « conçu » Hiroki, le flic s’était rebellé. Pas question de rejouer le même scénario. Il y avait eu des cris, des pleurs, des menaces. Mais encore une fois, Passan avait cédé. Naoko s’était envolée vers le Japon. Cette capitulation déchirait son cœur : le flic l’aimait assez pour accepter l’inacceptable.
Lorsqu’elle était rentrée à Paris avec Hiroki, elle avait compris que tout était fini avec Passan. La trahison de trop. Le gosse abandonné, le laissé-pour-compte qui lui avait accordé ce qu’il avait de plus précieux, sa confiance, avait repris sa mise.
Désormais, entre elle et lui, il n’y aurait plus que les enfants.
Elle s’était verrouillée en retour. Et elle n’avait plus donné de nouvelles à Ayumi. Elle avait occulté sa dette, le on. Elle s’était même mise à haïr cette complice qui lui avait permis d’être mère, mais qu’elle accusait secrètement d’avoir détruit son couple.
Quand la muette lui avait écrit, en février dernier, pour lui annoncer la mort de son père, Naoko avait répondu quelques mots convenus, en s’excusant de ne pouvoir se déplacer. Erreur fatale. Elle n’avait pas entendu l’appel au secours de son amie. Pas senti non plus sa fragilité psychologique. Ayumi se tenait au bord de la folie. Ayant perdu son père, elle se tournait vers son autre famille.
Ayumi était devenue un sabre sans fourreau. Naoko pouvait maintenant capter sa rage, sa colère, sa détermination.
Mais Ayumi paraissait ignorer une chose : Naoko éprouvait les mêmes sentiments.
Elle aussi était une lame nue.
Le temps est avec moi.
Passan se sentait en osmose avec l’apocalypse qui emportait la ville. Une pluie de mousson. Un déluge obstiné qui semblait ne jamais devoir cesser. Des nuages sales se partageaient le ciel mais on les devinait seulement à travers la bâche grise qui se déversait partout dans les rues, dans les cols, dans les âmes.
Fifi conduisait à fond, les lueurs du gyrophare s’éparpillant comme des éclats de verre dans la tempête. Passan ne savait même pas s’il avait mis le deux-tons : on n’entendait que le fracas de l’orage. Quand ils parvinrent sur les hauteurs du Mont-Valérien, il prononça mentalement une prière. Que toute cette flotte efface les profanations subies par la villa. Que l’eau vienne absoudre leurs péchés. Il ne perdait pas espoir.
Pas seulement pour l’enquête. Pour ses enfants, sa maison, son foyer peut-être…
— J’en ai pour cinq minutes, prévint-il quand ils furent arrivés devant chez lui.
Il bondit dehors et fut aussitôt aspiré par la tourmente. Il actionna la télécommande du portail et fila à travers les pelouses. Quand il pénétra dans la villa, il n’était plus qu’une loque tiède et dégoulinante. Il prit tout de même la peine d’enlever ses chaussures.
Il gagna directement le sous-sol. Selon toute logique, il aurait dû faire sa valise dans son studio de Puteaux mais il préférait revenir au bercail. D’ailleurs, il avait oublié ici son passeport ainsi qu’une boîte à chaussures contenant ses vieilles recharges d’agenda, où il consignait ses moindres faits et gestes depuis des années.
Il prit celles qui l’intéressaient et les glissa dans les poches de sa veste. Il fourra dans un sac de sport quelques vêtements ainsi qu’une trousse de toilette. Pour l’élégance et les chemises sans pli, on verrait une autre fois. Ses gestes étaient entravés par ses frusques visqueuses. Ses narines étaient emplies d’effluves familiers : linge humide et asphalte trempé. Une odeur de planque, de sale boulot de flic. Il aimait ça.
Quand il remonta, il fut frappé par l’écho de la maison. Les gouttes claquaient partout à la fois. Les volumes semblaient libres maintenant de jouer avec les résonances, avec le vide. Des ombres liquides circulaient, comme des spectres phréatiques. Jamais sa baraque ne lui avait autant fait l’effet d’un sanctuaire. Il avait l’impression de se trouver dans le mausolée de Lénine.
Sur le seuil de la maison, une nouvelle idée lui vint. Il posa son sac et monta quatre à quatre au premier. Il pénétra dans la chambre de Naoko, ouvrit le tiroir du meuble de chevet.
Le kaïken n’était plus là.
Fifi blindait sur la voie d’arrêt d’urgence, sirène hurlante. L’avion de Passan décollait à 20 heures. Il avait trouvé in extremis une place sur ANA. Il se dit qu’il pourrait refaire ses provisions à la pharmacie de l’aéroport. Il aurait ensuite douze heures de vol pour lécher ses plaies et ressasser les informations qu’il possédait — ou du moins ses hypothèses.
Face au terminal 1 de Roissy-Charles-de-Gaulle, il eut l’impression de franchir un grand rideau de boue grise, dont les pans s’ouvraient sur un exode. Les passagers se pressaient vers l’immense rotonde. Les parapluies se tordaient dans la tempête. Les caddies roulaient dans les flaques, produisant des gerbes sales.
Il dégrafa son holster et remit l’arme à Fifi. En retour, le punk lui tendit des feuilles tout droit imprimées d’Internet :
— La doc que tu m’as demandée.
Olivier attrapa la liasse et la roula dans sa poche de veste. Dernier cadeau de l’adjoint : un sac de papier kraft bien rempli.
— Réserve personnelle du docteur Fifi.
— Tu veux que je me fasse arrêter à la douane ?
— Si tu passes avec ta gueule, plus rien peut t’arriver.
Passan lui pressa l’épaule en souriant.
— On reste en contact ? fit le punk, soudain sérieux.
— Bien sûr.
— Tu veux qu’on surveille son mobile ?
— Inutile. Elle ne s’en servira plus. Elle a un portable japonais.
Naoko se serait plutôt fait couper les deux mains plutôt que d’utiliser à Tokyo son téléphone français. Esprit pratique, esprit de survie.
Il ouvrit sa portière.
— T’es sûr de ton coup ? insista Fifi.
— C’est toi qui l’as dit : Moi seul je sais quand elle a froid…
Il attrapa son sac à l’arrière et s’éloigna de la bagnole sans se retourner.
Une heure plus tard, il était installé dans la cabine du vol direct NH 206 pour Tokyo, en classe économique. « Confortable » aurait été un mot excessif mais il était assis près du hublot et ses brûlures lui accordaient une trêve. Dans l’état actuel des choses, son bonnet vissé sur la tête, il n’aspirait à rien de plus.
Il n’attendit pas le décollage pour se plonger dans son dossier. Une documentation complète sur la gestation pour autrui. Les étapes principales — fécondation in vitro, transfert embryonnaire… — , les pays où ces techniques étaient autorisées — États-Unis, Canada, Inde… — , la procédure à suivre pour trouver une mère porteuse…
Naoko était allée aux États-Unis, il en était certain. Côte Ouest, la plus proche du Japon. Elle avait toujours été fascinée par les States qu’elle voyait comme une sorte de Terre promise pour les émigrés. Vision naïve selon lui, mais qu’il respectait et comprenait. Au fil des pages, des points techniques l’arrêtèrent. Naoko avait dû stocker en douce son propre sperme. Comment avait-elle fait ? Ils n’avaient jamais utilisé de préservatifs.
Peu à peu, il évaluait l’ampleur du mensonge. Tout ce qu’elle avait dû dissimuler, travestir. Visites médicales. Examens. Voyages. En réalité, elle ne s’était jamais cachée mais l’avait trompé sur la nature de ses actes. Ce n’étaient pas des mensonges par omission, mais par transcription. Toutes ces années, Naoko avait mené une double vie.
Il sortit de sa poche les recharges d’agenda. 2003. 2005. Les années de naissance des enfants. À la lumière de son secret, les dates et les voyages de Naoko prenaient un autre sens. Près de neuf mois avant ses soi-disant accouchements, elle était partie au Japon. Chaque fois, la veille, ils avaient fait l’amour. Elle prétendait que cela lui portait bonheur.
En réalité, elle effectuait sa collecte.
Elle s’était alors rendue dans une clinique pour y subir une FIV. Un ou plusieurs embryons avaient été placés dans l’utérus de la « porteuse ». Ayumi Yamada. Il releva les yeux et réfléchit. Qui était-elle ? Une candidate inconnue ? Une amie ? Une cousine ? Était-elle japonaise ? Américaine ? Japonaise émigrée aux États-Unis ?
Dans tous les cas, si c’était bien elle la meurtrière, quelque chose ne cadrait pas : Naoko, qui était la prudence incarnée, n’aurait jamais confié une telle mission à une personne instable ou inquiétante. Or, on ne devient pas psychotique du jour au lendemain. Si Naoko connaissait sa candidate, comment n’avait-elle pas décelé les signes de sa folie latente ?
Retour à l’agenda. Huit mois plus tard, nouveau départ de Naoko. Pour « accoucher ». Où le rendez-vous avec l’autre était-il fixé ? À Tokyo, bien sûr. On ne pouvait tricher avec le lieu de naissance. D’autres questions se posaient donc : comment Ayumi Yamada avait-elle pu enfanter et déclarer des garçons sous le patronyme de Passan ? S’était-elle fait passer pour Naoko ? Les complices avaient mis au point une combine — il la découvrirait. Un mois plus tard, Naoko revenait, les yeux brillants d’émotion, un bébé dans les bras.
Restait le mystère des gestations parisiennes. Fifi n’avait rien trouvé sur d’éventuels produits permettant de déclencher une grossesse artificielle. Rien non plus sur quoi que ce soit qui puisse gonfler l’abdomen. Peu importait : le résultat était là. Naoko avait tout mis en œuvre pour le tromper, jusqu’au test de grossesse positif.
L’avion décolla. Vrombissement des réacteurs. Vacarme des consignes de sécurité, débitées par une voix trop forte, mal diffusée. Passan referma son dossier. Il aurait dû être hors de lui. Il était juste épuisé, à la fois fiévreux et hébété.
Il regarda autour de lui et nota que l’avion était bourré de Japonais. Tant mieux : leur discrétion naturelle les empêcherait de le dévisager, avec sa gueule de toast grillé. Le temps du vol, il aurait l’impression d’être normal. Et cela continuerait sans doute à Tokyo…
À cette idée, ses brûlures se rappelèrent à lui. Sa peau lui paraissait se fissurer comme l’écorce d’un marron cuit. Il attendit que les signaux des plafonniers s’éteignent et s’enferma dans les toilettes pour une nouvelle tournée de Biafine. Il avala aussi deux cachets de Fifi — autant dormir plutôt que de ressasser les mêmes suppositions durant douze heures…
De retour sur son siège, il ferma les yeux, avec l’intention de trier une dernière fois ses hypothèses. Au lieu de ça, des souvenirs jaillirent. Le plus surprenant : des souvenirs heureux. Des instants de partage, d’insouciance, de complicité avec Naoko. Chaque fois, le même détail surgissait, incompréhensible, aussi précis qu’une aiguille perçant de la gaze.
Le rire de Naoko.
La Japonaise avait une particularité : elle retenait son rire. Ses manifestations de joie se résumaient à une buée, un soupçon sur ses lèvres. Et si jamais un bref éclat s’échappait, elle le dissimulait aussitôt derrière sa main. Pourtant, en de rares occasions, le vrai rire avait fusé, étincelles aiguës, roucoulements graves, pur dessin de sensualité révélant des dents parfaites. D’autant plus étonnant qu’il était survenu en des occasions inattendues. Une fois, dans une piscine dont l’eau était trop froide. Une autre, lors d’une séance de karaoké dans le quartier de Shibuya, ou encore quand Passan avait failli se faire mordre par le nouveau chien de ses parents. Alors, c’était comme si la porcelaine du visage éclatait et révélait une texture inédite. Des particules de joie s’évaporaient dans l’espace, comme lorsqu’on souffle sur un poudrier. Passan songeait aussi à la poudre de magnésium qu’utilisent les gymnastes pour défier les lois de l’apesanteur. C’était exactement ça : Naoko s’échappait, s’envolait, comme un nuage de talc. Dans ces moments-là, il se disait que son âme était d’une clarté inouïe, d’une pureté inconnue.
Vraiment pas beaucoup de pif, le flic…
Pourtant, il la comprenait. Elle ne lui avait rien dit parce qu’à ses yeux une femme sans utérus n’est pas une femme. C’était une décision japonaise. Le mensonge ou le suicide. Il rencontrait donc Naoko sur un sentier où il n’aurait jamais pensé la croiser. Celui de la tradition nippone. De l’honneur dur et pur. Il revoyait, en guise de confirmation, son regard immobile, laque noire absolument indéchiffrable, qui avait pourtant l’étrange limpidité du mystère.
Tout ce qu’il pouvait faire maintenant, c’était voler à son secours.
Utajima. Ayumi Yamada. Un lieu, un adversaire. Pas besoin d’être un génie pour deviner qu’il s’agissait d’un rendez-vous. Un rendez-vous mortel.
Naoko rentrait chez elle pour régler ses comptes.
C’était une histoire de sang et de haine. Une histoire comme les flics les aiment.
Et ça, même à dix mille kilomètres de chez lui, il pouvait gérer.
15 heures, le lendemain, heure locale.
En sortant de l’avion, Passan ne fut pas dépaysé. Le tarmac lustré de pluie se mêlait au ciel bas et sans couleur. On ne savait plus qui était le reflet, qui était le modèle, qui salissait l’autre… Le déluge parisien se poursuivait ici. Réponse logique du destin. Après tout, il était au Japon pour finir ce qu’il avait commencé en France.
Ce décor atone lui rappelait son propre état. Dans la cabine, il ne s’était pas endormi : il avait carrément tourné de l’œil. Il s’était réveillé quelques minutes avant l’atterrissage, sans avoir perçu quoi que ce soit du vol. Aucun souvenir du moindre rêve. Au moins, son corps était reposé.
Il suivit ses compagnons de voyage et se retrouva dans un vaste hall qui évoquait une édition bilingue : japonais d’un côté, anglais de l’autre. Narita ressemblait à tous les aéroports du monde. Structure de béton. Lumières brisées. Matériaux brillants et froids. À une différence près, qu’il constatait chaque fois avec la même surprise, la même candeur : il n’y avait plus ici que des Japonais, ou presque.
Les visages étaient plats, à la fois souriants et fermés comme des serrures à trois points. Ils se multipliaient à l’infini sous leur casque de cheveux noirs. Passan retrouvait l’excitation, l’enthousiasme qui l’avaient saisi un jour de 1994, lorsqu’il avait posé le pied pour la première fois sur l’archipel. Il éprouvait un mouvement de reconnaissance vague à l’égard de ce peuple et de cette terre.
Ayant gardé son sac en cabine, il s’orienta directement vers la sortie. Avant de partir, il n’avait passé qu’un coup de fil : à 17 heures à Paris, minuit à Tokyo, il avait contacté le frère de Naoko, Shigeru. L’homme pouvait le guider dans la ville tentaculaire et possédait forcément des informations sur l’histoire. Passan avait été clair : pas question de se défiler. Shigeru, en tant que membre du complot, lui devait aujourd’hui aide et soutien.
Il franchit les douanes et accéda au hall d’arrivée. Shigeru l’attendait, avec sa veste de lin chiffonné et son allure de prof altermondialiste. Dans les livres ou les films de gaijin, les Japonais sont toujours impassibles ou bloqués en mode sourire. Ils se tiennent droit comme des I, les bras le long du corps, toujours prêts à vous saluer à quatre-vingts degrés, avec la rigidité d’un automate. Shigeru ne correspondait pas à ce standard. Âgé de la quarantaine, il était d’une décontraction à toute épreuve, loin des vieilles crampes du passé. Revenu de tout, du rock, de l’alcoolisme et des drogues, il était maintenant professeur d’anglais et de français. Sans regret ni amertume.
Passan lui fit un signe de la main sans sourire. On se passerait des effusions familiales. S’il pardonnait à Naoko, il éprouvait un sourd ressentiment à l’égard de sa famille. Leur attitude ne faisait que renforcer sa conviction : ils l’avaient toujours méprisé, lui, le gaijin.
— Salut, Shigeru.
— Olivier-san.
Ils s’inclinèrent et se serrèrent la main à la fois. Passan n’avait jamais été à l’aise avec son beau-frère. En vérité, il n’était à l’aise avec aucun Japonais de sexe masculin. Il se sentait toujours auprès d’eux en rivalité. Sans savoir s’il s’agissait d’une paranoïa personnelle ou d’une réalité effective.
Shigeru l’accueillit à la japonaise : pas un mot à propos de son visage grillé, ni de son bonnet qui ressemblait à une chaussette enfoncée sur son crâne.
— Ils sont arrivés ? s’inquiéta Passan.
— Shinji et Hiroki sont chez nos parents.
— Et ta sœur ?
— Déjà repartie.
— Où ?
— Aucune idée.
Les mensonges commencent, se dit Passan. Il l’observa durant quelques secondes. Shigeru était un dandy aux cheveux longs et au bouc grisonnants, vêtu à la cool, parapluie sous le bras. Son visage présentait des traits émaciés, adoucis par de fines lunettes rondes qui trahissaient sa reconversion intellectuelle. Sa chevelure épaisse, plantée haut, lui donnait un air hautain et volontaire que l’expression des lèvres, toujours indécise, venait contredire.
— Tu as des choses à me dire, non ?
Shigeru attrapa d’autorité son sac.
— On va prendre l’express. Dans une heure, on sera à Tokyo.
Première esquive. Passan se dit qu’il n’était pas encore temps de le secouer mais il était bien décidé à se comporter ici en flic brutal et expéditif. Il venait en force d’intervention, pas en diplomate.
— Je veux voir les enfants.
— C’est prévu. Mes parents nous attendent.
Il se crispa :
— Tu crois que je serai le bienvenu ?
Shigeru éclata de rire :
— Comme toujours !
Extrême perversité de la réponse. Calme-toi. Il suivit son guide jusqu’à la sortie, réalisant que le Japon était le pire territoire pour une enquête criminelle.
Dès qu’il fut dans la navette, Passan remarqua que quelque chose clochait. La voiture était faiblement éclairée. La climatisation ne marchait pas. Ce qui signifiait que le système avait été arrêté volontairement — rien ne tombe jamais en panne sur l’archipel.
Fukushima. Passan se souvint qu’une politique de rigueur en matière d’électricité faisait suite au tsunami du mois de mars et à la catastrophe nucléaire. Le Japon qu’il allait découvrir tournait donc en sous-régime, portant une sorte de deuil de l’énergie. Pour l’heure, la chaleur était telle dans la voiture qu’il avait le sentiment de se trouver dans une serre tropicale.
Côté passagers, il ne repérait que des modèles courants. Routards enthousiastes, tendance australienne ou américaine. Hommes d’affaires impassibles, appuyés sur leurs valises à roulettes. Hôtesses japonaises, dans leur costume bleu sombre, riant derrière leur main. Des passagers lisaient mais leur livre était toujours couvert de la même façon, comme si chacun était plongé dans le même mystérieux ouvrage, recettes de vie ou préceptes philosophiques qui apprenaient à avancer dans la même direction. D’autres sommeillaient. Un des superpouvoirs de la population nippone est sa capacité à s’endormir dans n’importe quelle circonstance. Une femme ronflait la bouche ouverte. Un homme en costume roupillait carrément debout, sa maigre carcasse épousant les secousses du train, à la manière d’une structure antisismique.
Du plat de la main, Passan effaça la buée sur la vitre. Une longue plaine d’habitations se dissolvait dans l’horizon liquide. Les maisons compressées grappillaient le moindre espace jusqu’au bord de la voie ferrée. Cette grisaille indistincte était coiffée d’antennes satellite, d’auvents de tôle, de toitures vernies de pluie. Le tableau évoquait un lavis japonais à l’ancienne, où l’encre de Chine est diluée en de multiples nuances monochromes.
Juin est la saison des pluies au Japon. Ce qu’on appelle ici tsuyu, ou encore, nyubaï. Quelques semaines d’une averse continue, inlassable. Il y a des variantes — bruine, vapeur, crachin, mitraille… — mais ni le ciel ni la terre ne s’assèchent jamais. Les hommes croupissent dans l’humidité. Les idées prennent l’eau. Une chaleur asphyxiante, moite et visqueuse, complète l’épreuve. C’est une mousson sans tropique. Un déluge sans Noé. Il ne reste plus qu’à attendre l’été, le vrai, comme on attend son linge près du séchoir dans une laverie automatique.
Chiba. Funabashi. Takasago. Tokyo Station. Le silence régnait entre Passan et Shigeru. Pas question de parler dans la rame. Enfin, l’express atteignit le centre de la ville, à la manière d’une longue aiguille touchant le cœur d’un organe.
À la station Shibuya, le beau-frère prévint :
— On va prendre un taxi.
Shibuya est un des quartiers les plus modernes de Tokyo. Néons bigarrés, façades de verre, magasins de high-tech, gamines kawaii : tout le monde connaît ces images. Aujourd’hui, tours, enseignes, voitures, parapluies, tout disparaissait sous le déluge. Le crépitement de la pluie couvrait le vacarme de la circulation, le sifflement des rames de métro, la musique des boutiques, le brouhaha de la foule…
— Attends-moi ici, cria Shigeru.
Passan recula sous l’auvent d’un magasin de téléphones cellulaires. De nouveau, il remarqua des signes de restriction : des vitrines, au lieu de briller de mille feux, offraient un clair-obscur inquiétant, les distributeurs de boissons, d’ordinaire violemment rétro-éclairés, étaient plongés dans l’ombre, d’autres boutiques étaient carrément fermées. Tokyo était en convalescence.
Le flic ouvrit ses poumons et prit une large bouffée d’air japonais. Il ne voyait que des parapluies. Larges comme des coupoles, colorés comme des parasols ou transparents comme des tentes à oxygène. Dessous, il discernait à peine des salariés pressés, des fillettes en minijupe et bas résille, des mères de famille au visage maussade, qui semblaient porter leur maison, leur mari, leurs enfants sur leur dos à la manière de lentes tortues, des « sojas », jeunes hommes efflanqués aux cheveux jaunes et boots croco, qui avaient perdu leur âme dans un dédale de pilules et de circuits informatiques.
— Olivier-san !
Shigeru avait trouvé une voiture. Passan franchit la houle humaine et se glissa à l’intérieur. Gants blancs, odeur de blanchisserie, portière automatique : les taxis nippons, c’était la quintessence du métier, aux antipodes de la conception parisienne.
Il reprit son souffle, serrant son sac de voyage contre sa poitrine. Comme à chaque fois, il se laissait guider. Impossible de faire autrement. Il ne comprenait rien à l’écriture japonaise. N’avait aucun sens de l’orientation. Et d’ailleurs, il savait que la plupart des rues n’ont ici ni nom ni numéros.
Ils roulèrent pendant vingt minutes. Les parents de Naoko vivaient dans le quartier de Hiroo, une zone résidentielle qui abrite l’ambassade de France. Il avait le ventre vide, la tête lui tournait, mais il était aux anges. Paradoxalement, il ressentait toujours à Tokyo, métropole de plus de trente millions d’habitants, une paix bienveillante. Où qu’il soit, quels que soient la foule, la circulation, les ponts suspendus, la folie des idéogrammes, il éprouvait un sentiment d’ordre et de sérénité.
Le taxi stoppa. Passan laissa Shigeru régler : il n’avait pas changé d’argent. Encore un point faible.
Dehors, l’averse s’était calmée mais la chaleur ne baissait pas. Changement de décor. Des avenues à taille humaine, désertes et silencieuses, brillaient sous la pluie. Au loin, les panaches de vapeur d’un bain public, la tache verte d’un terrain de baseball, et, au-dessus de leurs têtes, les festons de câbles et de fils électriques quadrillant le ciel de Tokyo comme un filet de pêcheurs. Longtemps, il s’était demandé pourquoi, au paradis de la haute technologie, on en était resté, côté transmissions et énergie, au stade du Far-West et de ses poteaux télégraphiques. La réponse était simple : au pays des séismes, pas question d’enterrer les câbles et de risquer des courts-circuits à la moindre secousse.
Ils s’arrêtèrent devant un portail de fer peint en vert.
La maison familiale.
Les parents de Naoko habitaient une villa moderne, sans signe particulier. Enduit gris, tuiles brunes, lignes sobres. La seule originalité se situait derrière la maison : un potager de près de cinq cents mètres carrés qui faisait figure de luxe incroyable dans l’économie habituelle des espaces au Japon.
Ils pénétrèrent dans la demeure sans sonner, après avoir ôté leurs chaussures. Shigeru ne prit pas la peine de crier le traditionnel tadaïma (me voilà). La maison paraissait vide. Vide et brûlante. D’ordinaire, on y grelottait comme dans un congélateur. Aujourd’hui, seul un ventilateur tournait, au plafond du salon. Passan prit conscience de ses vêtements trempés, de sa peau gluante : cela n’allait pas s’arranger.
Il posa son sac et retrouva les lieux comme s’il les avait quittés la veille. Les murs portaient seulement les fissures du dernier tremblement de terre. Depuis mars dernier, expliqua Shigeru, les Tokyoïtes essuyaient deux ou trois secousses par semaine. À quoi bon entreprendre des travaux s’il fallait bientôt reconstruire toute la maison ? Passan ne releva pas. Il était habitué au stoïcisme des Japonais : si on ne peut rien faire face à un problème, c’est donc que, d’une certaine façon, il n’existe pas.
La maison présentait la dualité classique entre styles asiatique et occidental. D’un côté des pièces meublées à l’européenne, de l’autre un espace traditionnel, tapissé de nattes. Mais même dans les pièces modernes, les lignes étaient japonaises. Les parquets de cyprès brillaient comme de la soie noire et les tons crème et chocolat offraient une sobriété toute nippone. Des calligraphies verticales, soigneusement encadrées, étaient aussi là pour rappeler dans quel sens on voyait la vie ici.
Ils traversèrent la salle à manger et accédèrent au salon. Toujours personne. Shigeru se retourna et sourit devant l’expression inquiète de Passan :
— Ils sont dans le jardin.
Il ouvrit la baie vitrée de la véranda. Un souffle humide s’engouffra dans la pièce. Shinji et Hiroki, coiffés de chapeaux voilés d’une moustiquaire, s’activaient entre les plants de piments, de citrouilles, de concombres.
Dès qu’ils aperçurent leur père, ils volèrent au-dessus des travées et se jetèrent dans ses bras. En l’espace de quelques jours, ils avaient changé plusieurs fois de maison, quitté l’école, pris l’avion et se retrouvaient maintenant chez leurs grands-parents japonais, le tout en pleine période scolaire. Pourtant, la situation semblait leur convenir. Même le décalage horaire n’avait pas affecté leur spontanéité.
— On ramasse des tomates avec papi et mamie ! claironna Shinji, tout en retirant d’énormes gants de jardinier.
— Et on a un nouveau chien ! renchérit Hiroki. Il s’appelle Cristal !
Les deux garçons étaient couverts de boue, de joie et de lumière. Relevant la tête, Passan aperçut les grands-parents en embuscade, derrière leurs plants de tomates. Lui, le teint foncé, lisse comme un marron, affichait des airs souriants de grand-père tranquille. Elle, petite, très pâle au contraire, toujours vêtue de gris et de brun, agitait la main, comme sur un quai de gare. Son visage brillait à la manière d’une lampe de papier, produisant un éclairage indirect, feutré, sur le monde.
— Okaeri nasai (bienvenue à la maison), crièrent-ils en chœur.
Shigeru avait dû les prévenir : ils n’avaient pas l’air surpris de le voir. En retour, Olivier était heureux de les retrouver, malgré tout, et ému par les souvenirs. Il avait connu ce potager grésillant en plein été, sous le tintamarre des grillons. Il l’avait découvert assourdi par la neige en hiver. Il l’avait admiré en automne, alors que les pins murmuraient dans le vent et que les feuilles d’érables saignaient à terre.
Quand ses beaux-parents furent près de lui, il s’inclina en souriant et bredouilla quelques mots en anglais. Ils répondirent en japonais. Il ne s’était jamais entendu avec eux. Pour s’entendre, il faut se comprendre. Et pour se comprendre, il faut parler la même langue.
Ce qu’il savait à leur sujet, il le tenait de Naoko — et aussi de son intuition. Le père le méprisait cordialement, sans en faire une affaire personnelle. La mère l’appréciait mais, paradoxalement, le craignait aussi. Il appartenait au monde de ses rêves. Or, d’une certaine façon, il était trop concret. En sa présence, elle détournait les yeux, ne lui posait jamais de questions, comme lorsqu’on redoute de voir un désir se réaliser. Au fond, Passan et elle se ressemblaient : elle était fascinée par la France, il était fasciné par le Japon. Ils s’étaient croisés sur le tarmac des chimères.
Mme Akutagawa proposa une citronnade. Très vite, la conversation, traduite par Shigeru, roula sur les sujets les plus impersonnels. Au Japon, quand on cesse de parler du chien ou de la météo, on passe aussitôt pour le pire des fouineurs. Passan avait envie de hurler. Ou de casser la table basse à coups de pied. Impossible de deviner ce que les parents savaient exactement. Une certitude : ils ne diraient pas un mot.
Il accepta un nouveau verre de citronnade. Il n’avait pas mangé depuis plus de vingt-quatre heures et son estomac lui paraissait noué comme une corde d’amarrage. Sans compter son visage qui le brûlait de nouveau. Les parents n’avaient pas posé une question sur ses plaies, ni sur son bonnet absurde.
De temps à autre, il lançait un coup d’œil vers le jardin. Shinji et Hiroki slalomaient entre les rangs serrés de salades, à la poursuite de Cristal, un Akita, une des espèces emblématiques de l’archipel. Ce spectacle était sa première victoire en terre hostile. Il était au moins sûr que personne ici ne connaissait la gravité de la situation. Même chez les Akutagawa, une telle crise n’aurait pu être gérée aussi calmement. Naoko était passée en coup de vent. Elle avait déposé les enfants et était repartie, sans s’expliquer. Le père et la mère avaient cru sans doute à une scène de ménage plus grave que d’habitude, ou à une complication dans leur divorce — s’ils étaient au courant.
Son téléphone sonna dans sa poche. Il se leva en s’excusant et décrocha dans la pièce voisine. Il reconnut avec étonnement la voix de Fifi. Il avait déjà oublié Paris, son enquête, son équipe.
— J’ai tes renseignements, annonça le punk. J’ai réussi à secouer un mec des visas et…
— Qu’est-ce que ça donne ?
— Ayumi Yamada est arrivée à Paris le 24 mars. Elle a donné l’adresse de l’hôtel Scribe mais elle n’y a jamais foutu les pieds.
— Où a-t-elle vécu ?
— Aucun moyen de le savoir.
Malgré la chaleur, il tremblait dans ses frusques humides.
— Elle est repartie au Japon ce matin, à 8 h 40, heure de Paris. Le vol 7654 de la JAL.
— Elle sera à Tokyo demain matin.
— Pas à Tokyo. Elle a pris un transfert pour Nagasaki. Arrivée 10 h 22, heure locale.
Utajima désignait donc un lieu situé sur l’île de Kyushu, l’une des plus méridionales du Japon. Un port ? Un village ? Un sanctuaire ? Le « temple du poème ». Déduction implicite : Naoko était déjà en route. Lui non plus ne devait pas traîner.
La voix de Fifi lui revint aux tympans :
— Et toi ? Où t’en es ?
Il contempla les murs fissurés, le parquet noir, les calligraphies mystérieuses.
— Pour l’instant, nulle part.
Il raccrocha. Il ne lui restait plus que quelques heures pour trouver le lieu exact du rendez-vous. Et enquêter sur Ayumi Yamada. Il se plaça dans l’encadrement de la porte et fit signe à Shigeru. Il remit ses chaussures et retourna au potager pour dire au revoir aux enfants. Shinji et Hiroki venaient d’attraper le chien.
— On va lui nettoyer les pattes pour qu’il rentre avec nous dans la maison ! hurla Shinji.
Le flic resta en arrêt face à la beauté de la scène. Un rayon de soleil avait réussi à crever les nuages et éclairait le tableau d’une lumière de mercure. Les feuilles des plants, les légumes boueux, les pins trempés : tout brillait d’une manière féerique. Un fragment de la vie quotidienne nipponne. Pureté. Perfection. Simplicité…
Il éprouva une violente émotion en réalisant qu’il appartenait aussi à cette séquence — ces enfants étaient les siens et son destin avait véritablement fusionné avec cette terre adorée.
Il y vit un présage positif.
Shinji et Hiroki étaient la suite de l’histoire. Il devait se battre pour eux. Il allait doubler ici, au Japon, le cap le plus dangereux de son existence — mais ce serait pour mieux repartir.
— Qui est Ayumi Yamada ?
— Yamada Ayumi, répéta Shigeru dans l’ordre japonais. Une amie d’enfance de Naoko.
— Elle ne m’en a jamais parlé.
— C’est de la vieille histoire. Pourquoi cette question ?
Passan planta ses deux coudes sur le comptoir. Ils se trouvaient dans un bar minuscule qui sentait le houblon humide et le bois moisi. Un de ces lieux exigus dont Tokyo a le secret : on y tient à peine à six, la porte à glissière râle sur ses rainures, les plafonniers éclairent comme s’ils voulaient faire parler le moindre tabouret.
Le flic devinait que Shigeru ne simulait pas : il ignorait tout de la combine de Naoko. Il prit son souffle et résuma les évènements. Les attaques de la villa. Les prises de sang sur les enfants. Le sacrifice de Diego. Le meurtre de Sandrine. Au fil du discours, la décontraction de Shigeru fondit comme une noix de beurre sur un réchaud. Pourtant il parvenait encore à maîtriser sa surprise. Un cliché mais aussi une vérité : la capacité des Japonais à cacher leurs émotions.
— Utajima, continua Passan, tu connais ce nom ?
— Jamais entendu parler. Qu’est-ce que c’est ?
— Je ne sais pas au juste. Un lieu, un site, près de Nagasaki.
— On peut vérifier. Pourquoi ?
— Naoko a donné rendez-vous à Ayumi là-bas.
Shigeru intégra la nouvelle. Olivier le sentait prêt pour la suite.
— Tu savais que ta sœur souffre du syndrome de Rokitansky-Küster-Hauser ? Qu’elle n’a pas d’utérus ?
Le frère s’agita sur son tabouret. Les tables étaient si serrées que chacun pouvait profiter de la conversation du voisin mais ils n’étaient pas gênés par cette promiscuité. Ils bénéficiaient d’une double sécurité : la discrétion japonaise, la langue française.
— Tu le savais ou non ?
— J’en ai entendu parler, oui.
D’un coup, Passan perdit patience :
— Ta sœur ne peut pas avoir d’enfant et tu en as simplement entendu parler ?
— Tu sais, au Japon, nous sommes réservés et…
— Quand elle a accouché de Shinji, ça ne t’a pas étonné ?
— Je n’étais pas à Tokyo à l’époque.
Toujours ce don pour répondre à côté.
— Quand tu as appris la nouvelle, qu’est-ce que tu as pensé ?
— J’étais moi-même à l’hôpital. Dans une clinique, en plein sevrage. Je sortais d’une overdose et…
Olivier se pencha. Il était vraiment temps de passer au rôle qu’il connaissait le mieux.
— N’oublie pas qui je suis, Shigeru, fit-il en l’empoignant par le col (ce qui équivalait ici à un coup de poing dans le nez en France). Je suis encore le mari de ta sœur et je suis commandant de police. Arrête de me servir tes conneries.
La glotte de Shigeru sauta comme un curseur affolé. Ses yeux roulèrent dans leurs orbites, à la recherche d’une hypothétique issue de secours. On commençait à s’agiter dans le bar. Passan le relâcha.
— Je me suis douté qu’il y avait une histoire de technique nouvelle, un truc spécialisé, fit l’autre en rajustant son polo Lacoste. Je… je n’y connais rien. Ça… ça ne me regardait pas.
D’un geste, il commanda une nouvelle bière et but directement au goulot.
— Il n’y a que notre mère qui connaisse la vérité, reprit-il après une longue gorgée. Pas la peine de l’interroger. Elle ne te parlera pas.
Comme si c’était nécessaire de le préciser.
Le flic attrapa sa Kirin et s’enfila aussi une rasade. On leur avait proposé, en guise d’amuse-gueules, du thon mijoté, du gingembre, des rondelles de radis croquants. Olivier avait le ventre vide mais à l’idée de goûter ces trucs, son estomac se retournait déjà.
S’il voulait se faire un allié de Shigeru, il fallait lui donner toutes les cartes :
— Naoko a eu recours à une méthode interdite au Japon et en France mais autorisée aux États-Unis. En français, on appelle ça la « gestation pour autrui ». En anglais, surrogacy. Aujourd’hui, c’est une technique courante. Il suffit de taper sur Internet « mères-porteuses.com »…
Le Japonais ouvrait des yeux ronds.
— Je pense qu’Ayumi est la mère porteuse, conclut Olivier.
Il lui laissa le temps d’assimiler la nouvelle. La lumière s’abattait sur chaque élément comme un faisceau chirurgical. Les gouttes de sueur sur le front de Shigeru. Les paillettes d’or au fond des verres. Les reflets de la vaisselle de porcelaine, vert céladon, sur les étagères. Tout brillait d’un éclat précis et aveuglant.
— Quand Hiroki est né, repartit-il, tu étais à Tokyo, non ?
Shigeru acquiesça d’un bref signe de tête, comme à contrecœur.
— Tu n’es pas allé voir ta sœur à la clinique ?
— Ma mère m’a dit que c’était pas la peine.
— Tu m’étonnes. Ce n’était pas Naoko qui se trouvait dans le lit, mais Ayumi.
Shigeru finit par éclater de rire :
— Ce que tu racontes est impossible. Au Japon, on ne fait pas ce genre de choses.
Passan lui saisit le bras :
— Ayumi a porté Shinji et Hiroki dans son ventre. Je ne sais pas comment ni pourquoi ses rapports se sont détériorés depuis avec Naoko mais je suis sûr d’une chose : elle veut la tuer et récupérer les gamins. Tu piges ?
Son beau-frère se libéra de l’emprise et essuya ses paupières sous ses lunettes. Il eut un geste explicite à l’attention du serveur : saké. Apparurent sur le comptoir deux verres minuscules et un petit flacon de dînette. Olivier lui accorda plusieurs shots avant de revenir à son sujet :
— Parle-moi d’Ayumi.
— C’est loin. Je l’ai très peu connue.
— Le moindre élément : je suis preneur.
Shigeru haussa les épaules.
— À l’âge de treize-quatorze ans, elles étaient inséparables.
— Elles se sont connues au collège ?
— Pas au collège : elles fréquentaient le même dojo.
— Naoko pratiquait des arts martiaux ?
— Du kenjutsu.
— C’est comme le kendo ?
— Non, souffla-t-il avec une nuance de lassitude. Le kendo a été inventé à la fin du XIXe siècle, au début de l’ère Meiji, quand on a interdit le port du sabre. Le kenjutsu est la technique ancestrale. Celle des samouraïs.
— Quelles sont les différences ?
Il eut un geste vague :
— Le kenjutsu n’est pas un sport. C’est une méthode de combat sans merci. Pas de règle, pas de précaution. Par exemple, dans le kendo, on crie le nom de la partie qu’on veut toucher quand on attaque. Pas question de ça dans le kenjutsu. Le but est de tuer son adversaire, pas de le prévenir.
— Avec un vrai sabre ?
Shigeru éclata de rire :
— Non, heureusement ! Sinon, il n’y aurait plus un seul élève entier dans les dojos.
Le flic sentait la colère refluer dans ses veines. Il ne pouvait imaginer Naoko exerçant un art aussi ancien, aussi dangereux — elle qui avait toujours prôné les valeurs modernes du Japon, repoussé la moindre trace de tradition dans son existence. Encore un secret.
— Elle appartenait à une école particulière ? insista-t-il, incrédule.
Shigeru vida un nouveau verre. Son visage était congestionné par l’alcool.
— Celle de Miyamoto Musashi.
— Le samouraï ?
Passan connaissait cette grande figure du Japon. Ronin — samouraï sans maître —, peintre, calligraphe, philosophe, il était le héros d’innombrables légendes, romans et films de sabre.
— L’école s’appelle Hyoho Niten Ichi Ryu mais dans le langage courant, on dit simplement Niten.
— Pour un mec qui ne pratique pas, tu as pas mal d’infos…
Shigeru brandit le flacon vide à l’attention du serveur.
— Chez nous, tout ça est très connu.
À chaque réponse, Passan descendait d’un cran dans l’abîme. Il ne pouvait admettre que Naoko ait baigné dans ces eaux-là. Loin de lui réchauffer le cœur, cette nouvelle le glaçait plus encore. Il avait vécu dix ans avec une inconnue.
Il attrapa son verre et le vida cul sec.
— Kanpaï, murmura Shigeru tout bas, comme si un rot lui avait échappé.
Passan détestait le saké — un alcool tiède, mièvre, doucereux — et en cet instant, il détestait son ex. La chaleur du liquide lui fit pourtant du bien — de l’éther pour purifier ses plaies.
— Pourquoi ont-elles fini par se brouiller ?
Shigeru rajusta ses lunettes, trahissant son malaise :
— Ayumi est une fille spéciale.
— Quel genre ?
— Elle est muette de naissance.
Ce fait l’étonnait moins que le reste. Naoko n’avait pas dû être non plus une jeune fille classique — ni facile. Finalement, il les imaginait bien en pleine action, vêtues d’armures de cuir de bœuf, brandissant des sabres de bambou.
— Que sais-tu d’autre ?
— Rien. Je les croisais à la maison. Elles n’arrêtaient pas de gesticuler. Elles parlaient la langue des signes.
— Naoko l’avait apprise ?
— Pour Ayumi, oui.
Il se demanda si leur relation n’excédait pas la simple complicité.
— Elles étaient juste amies, fit Shigeru comme s’il lisait dans ses pensées. Une amitié exclusive, passionnée, comme on en a durant l’adolescence. Le serment du sang, les promesses éternelles, ce genre de trucs. En fait, Ayumi n’est pas sourde et il n’y a aucune raison de lui parler par signes, mais Naoko subissait une sorte de mimétisme. Ce langage tissait entre elles une proximité supplémentaire.
Passan avait la bouche brûlante. Il avait l’impression que sa langue gonflait comme celle d’un animal étranglé par la soif. Il empoigna le flacon et se servit encore une fois. De l’huile sur le feu. Il sentait le saké s’infiltrer dans ses veines.
— À quel âge se sont-elles séparées ?
— À peu près à l’époque où Naoko a commencé le mannequinat.
Il essaya plusieurs hypothèses. La jalousie. Naoko allait voyager, monter sur les podiums, passer du rôle de complice à celui de « star ». Une histoire de garçons était aussi possible. Ou simplement la lassitude, après des années de fusion…
Mais pourquoi alors Naoko l’avait-elle choisie pour cette mission de confiance ? Quand lui avait-elle avoué son infirmité ? Durant leur amitié ou bien plus tard, au moment de trouver une mère porteuse ? Il opta pour la première solution : Ayumi était la seule à connaître son secret. Voilà pourquoi Naoko s’était tournée vers elle.
— Tu as une photo d’Ayumi ?
— Je pense qu’on peut trouver ça chez les parents. Ma sœur a laissé pas mal de souvenirs dans sa chambre.
À l’idée de fouiller parmi les affaires de sa femme, le dégoût l’envahit. Il but encore un verre et se dit qu’il devait prévenir les flics japonais. Ou l’ambassade française. Il avait noté les coordonnées de l’agent de liaison.
Mais la voie officielle prendrait des heures. Il n’avait pas le temps pour ces salades.
Sans compter que personne ne le croirait. Et qu’il n’avait pas l’ombre d’une preuve…
Il se leva et fut saisi d’un vertige. Trois verres de saké, et toujours à jeun. Des rires fusèrent dans son dos. Le gaïjin qui ne tient pas l’alcool…
Un gargouillis sonore retentit au fond de ses tripes. Il fallait absolument qu’il mange quelque chose.
— Tu crois que ta mère me ferait un sandwich ?
La nuit était tombée, comme précipitée par la pluie qui avait repris. Plus fine, plus discrète maintenant. On respirait de l’air liquide. La rue qu’ils descendaient était typiquement japonaise : une chaussée sans trottoir serpentant en douceur, un sol marqué par de larges caractères, des murs aveugles protégeant des villas invisibles, des arbres s’inclinant avec bienveillance vers le bitume. Parfois de minuscules bazars, débordant d’objets hétéroclites, faisaient saillie, avec une mama-san postée sur le seuil. Et toujours les fils, les câbles, les enseignes pour relier tout ça à la manière d’une toile d’araignée.
— Ayumi, demanda Passan, tu ne l’as jamais revue ?
— Si.
Il s’arrêta et considéra Shigeru qui levait au-dessus d’eux son parapluie. Les gouttes de pluie produisaient un roulement léger de caisse claire.
— Quand ?
— Il y a quelques mois, quand son père est mort. Mes parents ont été prévenus. Ma mère m’a traîné au kokubetsu shiki.
— C’est quoi ?
— La cérémonie qui a lieu après l’incinération.
Passan se souvenait d’un autre mot pour les funérailles, s’achevant en « a ». Il n’insista pas : ce n’était pas le moment de prendre un cours de vocabulaire.
— Ayumi, elle t’a parlé ?
— C’est de l’humour ?
Passan le fusilla du regard. Le Japonais, grâce au saké, avait retrouvé sa décontraction naturelle, sa manière particulière d’effleurer les choses et les idées.
— Elle m’a juste écrit un truc sur un bloc, reprit-il. Une simple question.
— Laquelle ?
— « Comment va Naoko ? »
Cela pouvait être une simple formule de courtoisie. Ou au contraire un appel de détresse, à la japonaise. Une allusion détournée au silence de son amie.
— Elle était dans quel état ?
— En général, à l’enterrement de son père, on n’est pas dans une grande forme. Ayumi est fille unique. Sa mère est morte à sa naissance. Ils étaient très proches, son père et elle.
— Elle était donc bouleversée ?
— Impossible de savoir. Ayumi est une fille… indéchiffrable.
Dans la bouche d’un Japonais, cela équivalait à un record du monde. Passan réfléchit. Cette disparition pouvait avoir provoqué son basculement dans la folie. En tout cas l’aggravation de son état mental.
— Ces funérailles, c’était quand ?
— Au mois de février, je crois.
— Tu crois ou tu es sûr ?
— Je suis sûr.
Cela collait. Perdue, orpheline, Ayumi Yamada s’était souvenue qu’elle possédait une autre famille. Les enfants qu’elle avait portés dans ses flancs. Elle avait débarqué à Paris à la fin du mois de mars.
— De quoi est mort le père d’Ayumi ? demanda-t-il en reprenant sa marche.
Shigeru marmonna un mot incompréhensible. Sous la lumière des réverbères, son regard paraissait absent, ses traits flottants. Un sourire restait suspendu sur ses lèvres. Il était complètement saoul.
— De quoi est-il mort ? insista Passan.
— Suicide, prononça l’autre un peu plus fort.
Le flic avait l’impression de suivre un chemin balisé. Après le kenjutsu, le suicide. C’était comme si la lourde machine du Japon traditionnel se réveillait.
— Comment s’est-il tué ?
— Il s’est pendu.
— Il y a eu une enquête ?
— Je crois, oui. Sans suite.
Alors que Shigeru semblait dériver de plus en plus, Passan au contraire retrouvait son rythme, son acuité. Il reconstitua mentalement l’enchaînement des faits. Suicide du père. Solitude. La muette avait contacté Naoko, qui n’avait pas répondu. Sa détresse s’était transformée en rage. Puis en folie meurtrière.
— Ayumi, quel est son métier aujourd’hui ?
— Elle est gynécologue, comme son père.
Un instant. Pas si vite. Après avoir nagé dans le noir, toutes les lumières s’allumaient à la fois : Ayumi n’était pas seulement l’amie d’enfance à qui on confie une mission cruciale, elle était celle qui avait tout organisé. Naoko avait peut-être appris sa spécialisation et l’avait contactée pour lui proposer sa combine. Mais un fait coinçait :
— Comment peut-elle exercer avec son handicap ?
Shigeru se passa la main dans son épaisse tignasse grisonnante — beaucoup de poivre, un peu de sel.
— Elle ne consulte pas, elle fait de la recherche.
De mieux en mieux. Ayumi avait donc des contacts, un réseau international d’experts. Elle avait tout réglé. Une fois. Deux fois. Elle avait permis à Naoko — et à lui-même — de fonder une famille. Qu’avait-elle obtenu pour sa peine ? Rien. Naoko avait coupé les ponts. Le meilleur moyen pour préserver son secret. Passan était étonné qu’elle ait commis une telle erreur. Au Japon, il n’y a pas pire faute que de ne pas s’acquitter d’un devoir ou d’une dette.
Le crachin s’obstinait, d’une manière insidieuse. On évoluait sous un brumisateur. Autour d’eux, le décor ressemblait à un tableau pointilliste. Les flaques de lumière au pied des réverbères. Les cimes des pins et des gingkos, gonflées de vent. Les idéogrammes sur le bitume. Tout se dessinait à coups de pigments, de piqûres, évoquant une trame de tulle.
— Je me souviens d’un truc…, grommela Shigeru.
— QUOI ? hurla Passan.
Il en avait marre de tirer les vers du nez à un poivrot ânonnant.
— Aux funérailles, j’ai rencontré un ami de la famille. Un psychiatre psychanalyste. Takeshi Ueda. Ou Oda, je sais plus. Un homme très cultivé, qui a beaucoup voyagé. Ça m’a frappé : il parlait le français.
— Et alors ?
Shigeru déglutit bruyamment. Il paraissait s’enfoncer dans un marigot intérieur.
— J’ai cru comprendre qu’Ayumi était sa patiente.
Olivier lui arracha le parapluie des mains.
— Où je peux le trouver ?
Le beau-frère fronça les sourcils : il désapprouvait ces manières inconvenantes.
— Je ne me souviens pas.
— À Paris, fit Passan entre ses dents, je t’aurais déjà foutu en taule…
— Excuse-moi, ça me revient maintenant… J’ai sa carte quelque part.
— Où ?
— Chez moi, je pense.
Passan accéléra le pas :
— On prend un taxi. D’abord tes parents, ensuite chez toi. Après, on rendra visite au psychiatre.
— Pas la peine, cria Shigeru dans son dos. Il ne te dira rien.
Le flic cracha par-dessus son épaule :
— Il est temps de jouer le coup à la française.
Naoko n’avait pas reçu de réponse à son message mais elle n’en attendait pas. Elle n’était pas assez naïve pour penser qu’elle menait la danse. Elle ne faisait qu’exécuter les ordres implicites d’Ayumi. Duel d’honneur. Arme blanche. Affront lavé dans le sang. Utajima. Cette île où elles s’étaient si souvent entraînées. Tout cela, c’était le projet d’Ayumi.
Pourquoi s’y soumettait-elle ? Pourquoi, tout simplement, ne pas avoir prévenu la police ?
La voix de l’hôtesse annonça le décollage imminent pour Nagasaki. Naoko boucla sa ceinture.
Première raison : Ayumi elle-même. Son silence, sa folie, sa logique tordue. Elle avait sans doute préparé un piège qui se refermerait sur Naoko et les enfants à la moindre dénonciation.
Deuxième raison : la nature de sa faute. Les GPA étant illégales au Japon et en France, dénoncer Ayumi, c’était se dénoncer elle-même. Que risquait-elle ? Elle l’ignorait mais elle ne finirait pas sur le banc des accusés. Elle ne perdrait pas la garde de ses enfants et ne voulait pas qu’ils apprennent quoi que ce soit sur leurs origines.
Le fracas des réacteurs balaya ses réflexions. Elle tourna la tête vers le hublot et contempla la galaxie que formait l’immense agglomération de Tokyo. Une voie lactée, fourmillante d’étoiles blanches, chatoyante de lumières mordorées. Au-dessus les balises des tours, d’un rouge rubis, semblaient prévenir les avions : « Le ciel est à tout le monde. »
L’appareil prit de l’altitude. La ville s’éteignit dans l’obscurité pluvieuse. Cette image lui paraissait correspondre, exactement, à son voyage. Elle tournait le dos au Japon moderne, au géant de l’économie et de la technologie, pour rejoindre la nuit primitive, les ténèbres des temps anciens…
Elle se sentait calme. Et soulagée. C’en était fini de ce quotidien de mensonges, de ce destin en porte-à-faux. Des années à faire semblant. À simuler un cycle menstruel. À s’inventer une vie intime qui n’existait pas.
Elle se sentait aussi ridicule. Lorsqu’elle avait demandé à l’hôtesse de ranger sa longue housse dans le casier du personnel de bord, elle s’était crue obligée d’évoquer une histoire de tournoi de kendo. Qu’aurait-elle pu dire d’autre ? Qu’elle avait exhumé un sabre offert par son père afin de couper la tête de la femme qui avait porté ses enfants ? Qu’elle comptait régler un problème de procréation assistée à l’arme blanche ?…
Il y avait de quoi rire. Deux folles s’apprêtaient à combattre sur une île au large de Nagasaki. La première espérait tuer la seconde, l’enterrer, puis retourner élever ses enfants comme si de rien n’était. L’autre comptait éliminer la première, et sans doute adopter légalement Shinji et Hiroki. Dans les deux cas, c’était grotesque : Naoko en assassin était aussi crédible qu’Ayumi en mère au foyer.
Quelle que soit l’issue, qui resterait-il ? Le père. Cette idée la rassurait. Elle était sûre que Passan avait déjà tout compris et qu’il n’en aimait pas moins ses fils. Shinji et Hiroki étaient ses seules raisons de vivre. À cet égard, elle aurait dû lui parler, lui expliquer, implorer son aide. Qu’est-ce qui l’en avait empêchée ? L’orgueil. Plutôt mourir que d’affronter le poids de ses mensonges.
Au Japon, on dit : « Les fleurs d’hier sont les rêves d’aujourd’hui. » Elle pouvait ajouter : « Les fautes d’hier sont les cauchemars d’aujourd’hui. »
Elle se concentra sur son plan. Elle parviendrait à Nagasaki à 22 heures. Taxi jusqu’au port. Bateau jusqu’à Utajima — elle trouverait bien un pêcheur pour effectuer la traversée. Personne ne vivait sur l’île. Elle dormirait sur place, dans le sanctuaire shinto. À l’aube, elle aiguiserait sa lame.
Et elle attendrait.
Plus rien ne pouvait déjouer son projet. Sauf, peut-être, Passan. Où était-il ? Avait-il retrouvé sa trace ? Elle en était sûre. Le meilleur flic du monde.
Elle enfila son masque de sommeil et essaya de dormir. Très vite, ses pensées devinrent confuses. Pourtant, une évidence résistait dans la pénombre de son esprit : ses enfants étaient nés des flancs d’une sorcière. Pour les libérer, il fallait tuer la génitrice malfaisante.
Ayumi yamada n’était pas belle.
Les photos que lui avait montrées à contrecœur Mme Akutagawa révélaient une jeune femme au visage rond, à la frange basse, aux traits à peine esquissés, qui n’offraient, au sens propre du terme, que la platitude de son expression. Par contraste, Naoko, qui se tenait chaque fois à ses côtés — sailor fuku d’écolière, robes d’été, survêtements —, paraissait de plus en plus rayonnante.
Il n’avait pas trouvé d’autres indices dans la boîte à souvenirs. Pas de coordonnées pour Ayumi. Pas de journal intime dévoilant la nature de leurs relations. Pas de documents ni la moindre prescription concernant l’infirmité de Naoko.
Ils étaient aussitôt repartis chez Shigeru, à Shin-Okubo, le quartier coréen. Le flic n’était pas monté. Il en avait profité pour tirer du cash à un distributeur, en remarquant que le quartier avait un petit côté destroy inhabituel à Tokyo. Il avait même eu le temps de s’offrir un bol de nouilles soba, qu’il avait englouti debout sur le trottoir — compte tenu de l’atmosphère chez les Akutagawa, pas question de sandwichs de mama-san.
Shigeru n’était pas revenu les mains vides. Il avait retrouvé la carte du psychiatre : Takeshi Ueda consultait et vivait dans le quartier de Sugamo, au nord de la ville, non loin de Shin-Okubo. Le beau-frère avait également localisé Utajima : ce n’était ni un temple ni un quartier de Nagasaki mais une île située à environ quatre kilomètres au large du littoral.
Complètement dessaoulé, Shigeru passa d’autres coups de fil dans le taxi. Un dernier vol pour Nagasaki décollait à 23 h 45, de Tokyo-Haneda. Il contacta également la capitainerie du port de Nagasaki, en quête de renseignements sur Utajima. Selon l’homme de la brigade, ce site volcanique de quelques kilomètres carrés était inhabité, hormis un sanctuaire shinto où des stages, des retraites étaient parfois organisés.
— Des stages d’arts martiaux ? demanda Shigeru.
— Quelquefois, oui.
Ils avaient leur réponse. Naoko et Ayumi avaient sans doute vécu des moments intenses sur cette île. Leur rendez-vous ne laissait présager rien de bon. Duel à mort plutôt que pique-nique sur la plage.
Olivier regarda sa montre : 21 heures. Une heure pour cuisiner le psychiatre. Une autre pour rejoindre l’aéroport. Il improviserait à Nagasaki. Mais le taxi n’avançait pas. Le chauffeur, au mépris du plan de rigueur, avait réglé sa climatisation à fond. Passan ne risquait pas d’attraper un chaud et froid. Il était un chaud et froid. Tour à tour brûlant et glacé, pouvant à peine respirer, il aurait voulu bondir sur le toit des voitures et forcer la porte du psy en hurlant.
En même temps, il retrouvait sa ville. Cité sans contour ni limite où les néons, les kanji, les reflets étaient comme une pluie dans la pluie. Les éclats de couleur ruisselaient, suivaient les gouttières, fissuraient les flaques, léchaient les trottoirs. Ici, les mesures d’économie paraissaient oubliées.
Tokyo est une ville kaléidoscope. À chaque angle de rue, le jeu des façades, l’agencement des enseignes forment un nouveau tableau. Tournez, les tons changent, les formes se modifient, au gré de combinaisons infinies.
Soudain, tout s’éteignit, ou presque. Ils pénétrèrent dans un quartier radicalement différent. Les rues se resserraient. Les vitrines devenaient opaques. Les néons cédaient la place aux lugubres potences des fils électriques.
— Sugamo, murmura Shigeru.
Passan était habitué à ces contrastes. Tokyo fonctionne à deux vitesses. D’un côté, les artères immenses, les ponts de béton, les marées humaines. De l’autre, les quartiers minuscules, les ruelles obscures flanquées de façades aveugles et de bannières flottantes. Sugamo était une de ces zones. Passan la connaissait de réputation : le fief des seniors, le quartier branché des grands-mères. On trouvait ici tout ce dont avaient besoin les millions de retraités du Kanto.
— On va continuer à pied.
Shigeru voulut régler la course mais Passan protesta. Il paya, tant bien que mal, laissant son compagnon sélectionner dans sa paume les billets adéquats — Olivier-san était toujours le petit garçon perdu dans la ville.
Ils empruntèrent un lacis de venelles, croisèrent quelques silhouettes en kimono, des adolescentes aux cheveux chappatsu, « couleur de thé », des temples paisibles, cernés de pins et de trembles. La ville ici retenait son souffle. Pas de voiture, peu de piétons, aucun bruit. Du bois, du brun, du vert. L’ère Edo conservait ses droits, plongeant l’Occidental au cœur d’un paradis perdu. C’était du moins le sentiment de Passan qui suivait son guide en silence. Il se croyait déjà à Yoshiwara, l’ancien quartier des plaisirs. Son esprit tanguait comme à bord d’un palanquin.
Ils s’enfouirent sous un treillis de câbles, aussi dense qu’une voûte végétale, puis se glissèrent dans des ruelles plus sombres encore. Les maisons n’avaient plus qu’un étage. Des lanternes de papier remplaçaient les réverbères et on avait accroché, comme toujours en été, des clochettes aux portes, pour « rafraîchir l’air ». Sous cette pluie battante, le petit rire des grelots prenait une résonance sarcastique.
Ils débouchèrent sur une place étroite, encadrée de temples et de marchands ambulants. On y vendait, à égalité, des talismans bouddhistes, des brochettes de poulet, des porte-bonheur shinto, des gadgets électroniques. Au centre, sous un auvent, des bâtons d’encens brûlaient. Des passants s’envoyaient par grandes brassées de la fumée sur la tête, dans les yeux, autour du cou. À côté, d’autres se livraient à des ablutions en se rinçant les mains dans un bassin de pierre. D’autres encore, à la porte d’un sanctuaire, faisaient tinter une lourde cloche de bronze et claquaient bruyamment dans leurs paumes pour appeler les esprits. Tokyo by night.
— On y est.
Shigeru sonna à la porte d’une maison traditionnelle. Sa façade se résumait à un shoji : une porte coulissante aux carreaux de papier.
Le Japonais lança par-dessus son épaule, avec un sourire d’excuse :
— Ueda Takeshi n’est plus tout jeune…
À ces mots, un minuscule vieillard, vêtu d’un pull camionneur et d’un pantalon de grosse toile, surgit sur le seuil. Hilare, il les invita à entrer dans un vestibule cloisonné par des lamelles de bois verticales. Il ne riait pas : il rugissait. Il poussait des « rrooooo », des « haaaaaa » intempestifs, se frappait les cuisses, secouait la tête.
— Le jardinier, commenta Shigeru à voix basse.
Le temps qu’ils retirent leurs chaussures, un autre personnage apparut. Une vieille femme au teint sombre, vitrifié comme un parquet, qui était plus petite encore que l’homme. Elle portait un kimono clair, richement orné, et un obi rouge sang. Olivier en éprouva un pincement au cœur : il n’avait jamais vu Naoko vêtue ainsi.
La vieille s’approcha de Shigeru. Elle parlait d’une voix monocorde, rocailleuse, et paraissait toute cassée sous son kimono. Un mot vint à l’esprit de Passan, dont il ignorait le sens exact : « arthrite des rizières ».
— Maître Ueda va nous recevoir, expliqua Shigeru, décontenancé par le comité d’accueil.
Ils suivirent leur guide. Des panneaux coulissèrent. Couloir étroit, encadré de cloisons quadrillées. La chaleur s’obstinait à l’intérieur — toujours pas de climatisation. La salle d’attente était un carré de tatamis, garni de coussins. Passan tenta la position seiza — à genoux, fesses sur les talons, mains placées sur le haut des cuisses. Shigeru s’assit en tailleur, dos contre le mur, tout simplement.
Un shoji glissa d’un coup. Comme l’avait dit Shigeru, Takeshi Ueda n’était pas un jeune homme. Il devait même avoir dépassé soixante-dix ans mais il n’avait rien de commun avec les deux Lilliputiens de l’accueil. C’était un géant hors norme.
Son visage multipliait les originalités. Des yeux peu bridés, des cils de biche, une longue chevelure grise, il arborait une grosse barbe d’Aïnou, ce peuple du Nord qui avait tenu en respect les Japonais durant des siècles grâce à leur forte pilosité, effrayante pour la population nippone. Dans son pyjama de coton blanc, il tenait à la fois du gourou New Age et de Raspoutine.
Passan se leva dans le sillage de Shigeru. Il avait déjà compris que la partie serait encore plus difficile que prévu.
L’antre du psychiatre était décoré à l’occidentale : parquets à lattes étroites, mobilier européen des années 30, tapis aux motifs minimalistes. On aurait pu se trouver chez un analyste de Saint-Germain-des-Prés, à l’exception de la baie vitrée qui s’ouvrait sur un jardin japonais et d’un parfum d’encens qui planait ici comme une brume.
D’un geste, Ueda les invita à s’asseoir dans les fauteuils. Lui-même s’installa derrière son bureau. Shigeru attaqua aussitôt. Le médecin écouta sans bouger, sans ciller, puis répondit sur un ton égal. Le beau-frère reprit la parole, sur le même mode. On aurait dit deux joueurs de tennis se renvoyant la balle le plus poliment possible.
Finalement, Takeshi Ueda se mit à rire et Passan comprit que tout était foutu. Au Japon, le rire est un signe d’excuse, et l’excuse un signe de refus. Sans doute le psychiatre était-il en train de marmonner un muzukashii entre ses dents — littéralement : « c’est difficile », l’équivalent japonais du « non » français.
Passan regarda sa montre : 21 h 20. Il devait quitter les lieux avant 22 heures. Il se souvint que le psychiatre parlait français.
— Arrêtons là les conneries, dit-il brutalement.
Le praticien haussa les sourcils. Olivier balança sur le bureau des clichés de son dossier. Douche ensanglantée. Chien éventré. Cadavre mutilé de Sandrine. Ueda observa les photos. Malgré sa double maîtrise des émotions, en tant que psy et japonais, il accusa le coup. Ses joues se creusèrent et ses narines se dilatèrent. Enfin, il releva la tête :
— Vous… vous êtes vraiment de la police française ?
Passan devina qu’il devait parler maintenant non pas en flic mais en mari inquiet :
— Je suis commandant à la Brigade criminelle de Paris mais cette affaire est particulière. Je suis en territoire étranger. Je n’ai aucune légitimité. Et surtout, je suis impliqué personnellement dans l’enquête. L’animal éviscéré est mon chien. La femme coupée en deux ma meilleure amie. Et si vous ne m’aidez pas, la prochaine victime sera mon épouse.
Le psychiatre passa une main dans sa barbe. La partie supérieure de son visage se résumait maintenant à deux yeux écarquillés, derrière des cils de poupée.
— Vos soupçons se portent sur Yamada Ayumi ? demanda-t-il enfin.
Son français, qu’il parlait quasiment sans accent, égalait celui de Shigeru ou de Naoko. Une chance inouïe au cœur de Tokyo.
— Je n’ai aucun doute. Cela correspond-il à son profil psychologique ?
La main grattait nerveusement la barbe de prophète.
— Oui.
— Elle est capable d’actes meurtriers ?
— Oui.
— Mais vous n’avez pas jugé bon de l’interner ?
Takeshi ne répondit pas tout de suite. Il ne préparait pas une réponse pour se couvrir, il ordonnait mentalement ses arguments.
— Je ne soigne plus Ayumi depuis des mois.
— Depuis quand exactement ?
— La fin de l’année dernière. À l’époque, elle me paraissait, disons, stabilisée. Je ne l’ai revue qu’à la mort de son père.
— Elle vous a prévenu ?
Ueda hocha la tête.
— C’est une pratique courante au Japon ? Je veux dire, d’inviter son psy aux funérailles de son père ?
— Pas du tout, sourit le médecin. C’était un message.
— Un message ?
— Je pense… Enfin, je crois qu’elle a tué son père.
Olivier échangea un regard avec Shigeru puis lança :
— On nous a parlé d’un suicide.
— C’est la conclusion officielle. Yamada Kichijiro s’est pendu. Mais cela pouvait être une mise en scène. Ayumi est très intelligente.
— Il y a eu une autopsie ?
— Non.
— Pourquoi aurait-elle tué son père ?
— Parce que la haine, à la longue, gagne toujours.
Nouveau coup d’œil à Shigeru. Le beau-frère avait évoqué l’éducation solitaire d’un père veuf et jamais remarié. Une relation fusionnelle.
— Une histoire d’inceste ? proposa Passan, sans grande imagination.
— Pas du tout. Le sexe n’a rien à voir là-dedans.
Ueda reprit son tic avec sa barbe. On aurait dit qu’il caressait un animal familier. Le flic avait interrogé des milliers de suspects. Aucun doute : le psy allait vider son sac.
— J’ai connu Ayumi à l’âge de douze ans, se décida-t-il, après sa tentative de suicide.
— Par pendaison ?
— Non. Médicaments. À l’époque, j’étais attaché à l’hôpital Kesatsu Byoin. Ayumi y avait été internée. Les premiers contacts ont été difficiles. Du fait de son handicap bien sûr, mais pas seulement. Elle était… complètement fermée. Il m’a fallu du temps pour la mettre en confiance. J’ai même dû apprendre la langue des signes…
Il avait une voix grave, parfaitement posée. Une voix d’hypnotiseur.
— OK, fit Passan en regardant sa montre. Et alors ?
— Depuis son plus jeune âge, son père la torturait. Au sens physique du terme.
Passan ne s’attendait pas à cela. L’air de la pièce, chargé d’encens, sembla s’alourdir.
— Un pur psychopathe, poursuivit Ueda. Un être inhumain qui tirait son plaisir de la souffrance des autres, et en particulier de celle de sa petite fille.
— Sa femme ?
— Elle est morte noyée. On n’a jamais su ce qui s’était passé et on peut tout supposer. Mais je n’ai jamais mis en doute les récits d’Ayumi. Chaque nuit, il la suppliciait dans son intimité la plus profonde.
— Elle portait des cicatrices ?
— Quelques-unes, mais Yamada connaissait des points sensibles, à l’intérieur du corps. Il était gynécologue, vous comprenez ?
Sa nature de flic poussa Olivier à demander :
— Hormis votre instinct de psy, vous avez des preuves de ce que vous racontez ? Ayumi était peut-être une adolescente perturbée et…
— La preuve est dans sa gorge.
— Je ne comprends pas.
— Ayumi n’est pas muette de naissance. Son père lui a ligaturé les cordes vocales pour l’empêcher de hurler.
Il songea à la manière dont Diego avait été réduit au silence. S’il avait encore besoin de preuves, cette mutilation était comme une signature de la Japonaise.
— La douleur est devenue son seul repère, continua l’analyste. Quand elle a connu Naoko, ces valeurs ont changé. Tout à coup, son amie est devenue sa nouvelle famille, fondée cette fois sur la complicité et la douceur. Au bout de plusieurs années, Naoko est partie en Europe et Ayumi est retombée dans les griffes de son père. Cette chute a été d’autant plus douloureuse qu’elle se sentait trahie.
Passan avait plus ou moins pressenti cette partie de l’histoire.
— Ensuite ?
— Elle a tenu le coup. Elle a réussi le concours d’entrée à l’université de Tokyo. Elle a touché une bourse et accédé à une nouvelle indépendance. Elle voulait être gynécologue. Le modèle familial, toujours. Compte tenu de son handicap, elle a pu passer ses examens mais pas exercer comme un médecin ordinaire. Elle s’est orientée vers la recherche. Des années plus tard, Naoko s’est manifestée et lui a demandé de l’aide, à propos de son problème de procréation.
Passan devinait la suite — il n’avait pas le temps d’en demander les détails. Il voulait surtout resituer sa femme dans cet écheveau.
— Elles ont eu des relations homosexuelles ?
— Non. Seulement des liens d’affection intenses, tissés à un âge où l’amitié n’est pas un vain mot.
— Les saloperies du père, Naoko était au courant ?
— Ayumi m’a toujours juré que non. Je la crois. Votre femme ignorait ce versant de la vie de son amie. Tout comme elle ignorait la gravité de son état psychique. Sinon, elle n’aurait jamais fait appel à elle.
Le flic marqua son accord et repassa à l’attaque :
— Vous n’avez jamais pensé à dénoncer Yamada ?
— Déontologiquement, il m’était impossible de témoigner. J’ai tenté une dénonciation anonyme, ça n’a rien donné. Au Japon, on lave son linge sale en famille. Par ailleurs, Yamada était une sommité, pas un bonhomme qu’on accuse à la légère. Vous connaissez sans doute l’importance de la hiérarchie dans notre société. Il aurait fallu des preuves…
— Il y avait les cicatrices de sa fille.
— J’ai écrit à la police. Plusieurs fois. J’ai aussi essayé de convaincre Ayumi de porter plainte. Elle ne voulait pas en entendre parler. C’est difficile à comprendre pour un Occidental mais…
D’un geste, Passan l’arrêta : il n’avait pas envie d’entendre la sempiternelle « excuse japonaise ».
— Et vos soupçons de meurtre ?
— Quand ma conviction s’est établie, Yamada était incinéré depuis des semaines. De toute façon, je ne voulais pas livrer Ayumi mais la soigner. À l’évidence, elle avait gravement rechuté.
— Vous l’avez contactée ?
— Je lui ai écrit. Là encore plusieurs fois. Sans résultat. Dans mon domaine, on ne soigne pas les gens contre leur gré.
— Pourquoi ne l’avez-vous pas internée ?
— Ce n’est pas si facile. Ayumi a toujours réussi à donner le change. Elle aurait trompé facilement des experts. N’oubliez pas non plus son handicap. Cette difficulté aurait joué le rôle d’un camouflage supplémentaire.
— Vous diriez qu’elle est psychopathe, comme son père ?
Ueda se leva et se tourna vers la baie vitrée. À travers le verre, on distinguait plusieurs lanternes qui répandaient un halo lumineux dans le jardin, à la manière de lucioles géantes. Le goutte-à-goutte de la pluie scandait le temps qui fuyait… 22 h 05…
— Pas du tout, lâcha-t-il enfin, en nouant ses mains dans le dos. Un psychopathe est un manipulateur. Un prédateur qui n’éprouve aucun sentiment humain. Ayumi est exactement le contraire : un être de passion, déchiré par ses émotions. Tout ce qu’elle fait aujourd’hui, c’est par excès de cœur.
— C’est une façon de voir les choses.
Le psychiatre se retourna : son reflet dans la vitre dessinait un autre Takeshi, plus grand, plus fort. Une sorte de double supérieur et autoritaire.
— Ayumi est psychotique. Quand elle portait vos enfants, elle avait l’illusion de créer une nouvelle famille. Pourtant, chaque fois, Naoko est repartie avec le bébé. C’était le contrat. Je la récupérais alors anéantie et révoltée. J’ai sous-estimé son ressentiment qui peu à peu s’est mué en psychose.
C’était maintenant l’ombre d’Ayumi qui grandissait sur les parois de papier washi, montait à la manière d’un reptile immatériel et silencieux, au point que sa tête touchait le plafond et que ses épaules couvraient toute la pièce.
Passan revit le kimono croisé à l’envers, le masque Nô. Un être de mort et de destruction : aucun doute.
Le flic aurait aimé poser d’autres questions à Ueda mais il n’en avait plus le temps. En signe de conclusion, il se leva et se posta face à lui :
— Pourquoi avoir attendu tant d’années pour tuer son père ?
— Les mystères de la psyché humaine. Sa haine a mûri comme un cancer. Je ne l’ai pas anticipée. C’est mon erreur de praticien.
Il trouvait en effet que le psy n’avait pas vu venir grand-chose. Mais il était mal placé pour lui faire la leçon. « Même les singes tombent des arbres », disent les Japonais.
Le médecin reprit la main et désigna les photos, pêle-mêle sur le bureau :
— Que redoutez-vous maintenant ?
Passan ramassa ses clichés et livra ses nouvelles craintes. Le rendez-vous sur l’île. L’hypothèse d’un duel à mort. Une conclusion sanglante et sans merci. Takeshi ne fit aucun commentaire : son silence était un assentiment.
Olivier se dirigea vers le shoji. Shigeru se leva à son tour. Il ressemblait à un arbitre qui n’avait pas vu passer le match.
— Auriez-vous un dernier élément qui pourrait nous aider ?
— Je vous conseille d’appeler la police, c’est tout. La vraie. Je veux dire, la nôtre.
Olivier eut un rictus involontaire.
— Si je le fais, vous témoignerez ?
— Vous connaissez ma réponse.
— Alors, vous connaissez la mienne.
— Je viens avec toi.
— Quoi ?
— Nagasaki. Je viens avec toi.
— Pas question. C’est une affaire personnelle.
22 h 20. Ils avançaient au pas de course, en quête d’un taxi. La pluie s’était renforcée, s’écoulant à travers les venelles comme une rivière en crue. Des feux écarlates explosaient à sa surface, reflets des lanternes suspendues aux portes.
— Naoko est ma sœur. Ça me concerne aussi.
— J’ai dit : pas question.
Le flic s’arrêta et se tourna vers son beau-frère. Le déluge n’apportait aucune fraîcheur. Au contraire, les bourrasques charriaient des milliers de particules tièdes qui éclataient sur leurs visages.
— Ce voyage est une connerie, ajouta-t-il un ton plus bas. En France, les conneries, on les fait seuls.
Il n’était pas sûr que Shigeru ait tout capté — la pluie couvrait ses paroles. Mais il avait saisi au moins l’intention : régler ses comptes en solitaire, se sacrifier pour l’autre, tout ça devait parler à un Japonais.
Passan repartit plus vite encore. Shigeru ouvrit son parapluie et tenta de le rattraper. Toujours pas de taxi en vue. Olivier dut se rendre à l’évidence : il ne savait pas où aller. Il s’arrêta aux abords d’une rivière, traversée par un pont en dos-d’âne. Des saules pleureurs ployaient sous l’averse et semblaient contempler leur propre reflet chaviré. Une « japoniaiserie », aurait dit Naoko…
Shigeru le doubla et se mit à courir à travers les ruelles, suivant un mystérieux fil d’Ariane. Passan lui emboîta le pas. 22 h 40. Son avion décollait dans une heure. Il fallait compter trente minutes pour rejoindre l’aéroport d’Haneda. C’était encore jouable, à condition de trouver une voiture dans l’instant.
— Olivier-san !
Le Japonais l’attendait devant la portière ouverte d’un taxi couleur petit pois. Passan tomba lourdement sur son siège. La froideur de la climatisation lui parut plaquer un film de gel sur ses vêtements gorgés d’eau. Face à la propreté de l’habitacle, odeur d’eucalyptus et napperons brodés, il se fit l’effet d’un hippopotame s’imposant dans un délicat salon bourgeois.
Le chauffeur repartit sans traîner — Shigeru lui avait sans doute expliqué l’urgence. Passan se retourna et observa le quartier qui s’estompait sous les cataractes. Les toits bruns et cornus, les banderoles de vapeur, les lanternes qui s’obstinaient çà et là… Soudain, des enseignes « McDonald’s » et « Starbucks » jaillirent aux quatre coins d’un carrefour. Flèches de lumière, néons en forme de kanji : ils étaient de retour dans le Tokyo moderne.
Passan se tassa et rumina les dernières infos. Chaque élément l’éloignait un peu plus de Naoko, de son mariage, des années qu’il avait cru vivre avec elle. Les coulisses de son existence lui étaient enfin révélées. Des coulisses japonaises. N’aurait-il pas dû s’en réjouir ? Pour l’heure, tout ce qu’il voyait, c’était ce projet absurde d’un combat à l’arme blanche.
— Il ne faut pas t’étonner, intervint Shigeru, comme s’il suivait ses pensées.
— De quoi ? rétorqua-t-il dans un ricanement. Que ma femme ait fait porter mes enfants par une cinglée ? Qu’elle ne m’en ait jamais parlé ? Ou qu’elle s’apprête à l’affronter au sabre sur une île de la mer de Chine ?
— Je suis autant choqué que toi, Olivier-san.
— Non, tu ne l’es pas. C’est ça le plus dingue. On marche sur la tête et tu as l’air de trouver ça normal.
— C’est le bushidô, rétorqua Shigeru d’un ton grave. La « voie du guerrier ».
Passan éclata de rire. Le code d’honneur des samouraïs. Une philosophie de la servitude et de l’honneur, portée à un degré d’aveuglement absolu.
— Tu es en train de me dire que Naoko va agir selon le bushidô ?
— C’est l’option qui lui est venue naturellement.
Olivier voulut rire à nouveau mais son intention s’étrangla dans sa gorge. Il se pencha vers Shigeru. Une bouffée d’air chaud s’éleva de ses vêtements trempés. Il puait la sueur, la tourbe urbaine. Il puait la peur et l’égarement.
— J’ai vécu dix ans avec Naoko, fit-il entre ses dents. Tu ne vas pas m’apprendre qui est ta sœur. S’il y a une personne au monde qui a définitivement tourné le dos aux valeurs traditionnelles, c’est elle.
Shigeru avait posé les mains sur ses cuisses. Il se tenait très droit, la nuque raide, le regard fixé sur la route. Il retrouvait en cet instant une posture solennelle, à des années-lumière du personnage décontracté qu’il cultivait d’habitude.
— Elle peut dire ce qu’elle veut, ces valeurs coulent dans ses veines.
Passan se fit l’avocat du diable, reprenant les propres arguments de Naoko :
— Le Bushidô est un vieux grimoire totalement dépassé. Un truc que les militaires des années 30 ont remis au goût du jour en le dévoyant pour fasciner les foules. Une arnaque qui a coûté la vie à plus de deux millions de jeunes soldats.
Le Japonais rajusta ses lunettes puis répliqua, imperturbable :
— La question, ce n’est ni l’âge ni la légitimité de ce code. La question, c’est : pourquoi a-t-il marché à ce point ? Pourquoi le peuple japonais s’est-il jeté sur ces vieilles règles comme les Hébreux sur les Dix Commandements ? Parce que nous avons ça en nous, Olivier-san. Depuis des siècles. Depuis toujours. Nous sommes enfantés par des corps, définis par des gènes, mais plus profondément encore, nous sommes créés par des idées.
C’était donc ça. Lui qui avait rêvé au credo des samouraïs, il était toujours resté un étranger, un curieux face à ces consignes. Naoko, qui les avait toujours rejetées, en était imprégnée au plus profond d’elle-même. Et son réflexe aujourd’hui était de laver son honneur dans le sang de son adversaire. Dément.
— Elles vont s’affronter jusqu’à la mort, confirma Shigeru. Il y a une mère de trop dans cette histoire.
Le flic se raccrocha à des détails pratiques :
— Il faut encore qu’elle trouve un sabre.
— Mon père lui en a offert un pour ses quatorze ans. Une pièce ancienne, qu’il conservait soigneusement dans son bureau.
DÉMENT.
— Elle l’a emporté ?
— C’est la première chose que j’ai vérifiée à notre retour du bar.
Il n’y avait plus rien à ajouter. Le bruissement de la pluie les enveloppait, curieusement réconfortant. Passan se sentait à la fois exposé et à l’abri, au fond de lui-même, presque immunisé.
Au bout d’un long moment, il demanda :
— Tu crois qu’elle a ses chances ?
— Je n’en sais rien. Tout dépend si Ayumi a continué l’entraînement.
Le corps de Sandrine était la réponse. En la tuant d’un seul coup de lame, Ayumi avait fait preuve d’une expertise implacable. En revanche, Naoko n’avait pas touché un bokken depuis au moins dix ans. Il devait absolument rejoindre Nagasaki avant le bain de sang. Il était sa seule chance.
Cette idée en appela une autre : le kaïken qui n’était plus dans le tiroir de la chambre.
Peut-être que Naoko avait le bushidô dans le sang. Peut-être que son père avait déliré en lui offrant une arme meurtrière. Mais lui ne valait pas mieux avec ses cadeaux à la con.
Nagasaki, 1 heure du matin. À mille kilomètres de Tokyo, la météo ne montrait aucun signe d’amélioration. Quand Passan sortit de l’aérogare, la pluie était si forte, si obstinée qu’elle évoquait un rideau vivant.
Il avait réussi à convaincre Shigeru de rester à Tokyo. Maintenant, il lui fallait trouver un taxi. Il croisa quelques passagers sous leur parapluie, qui ne paraissaient ni choqués ni effrayés par la tourmente. Il avait déjà connu cette placidité en Inde, en Afrique : la mousson fait partie des meubles. Juste une source de fatigue parmi d’autres.
Soudain, il aperçut une voiture orange qui faisait gicler des gerbes autour d’elle. Il éprouva un élan de reconnaissance pour cette couleur criarde, seul repère dans l’obscurité. Le temps de lever la main et la portière s’ouvrit toute seule, comme actionnée par un fantôme. Il plongea dans le taxi et ne parvint à dire qu’un mot : « hôtel ». Cela parut suffire au chauffeur.
Passan était déjà venu à Nagasaki. Il en conservait deux souvenirs. Le premier : la ville portuaire était la sœur oubliée d’Hiroshima. Elle avait subi une attaque atomique le 9 août 1945 mais l’histoire n’avait retenu que le nom de la première cible. L’autre souvenir était que l’agglomération, du moins son centre, avait été entièrement reconstruite selon le style traditionnel. Il se rappelait encore, au fond de la baie, une vallée de toits retroussés, de tons rouges et chocolat, de jardins de pierre.
Pour l’instant, il ne voyait rien. Nagasaki était plongée dans les ténèbres comme en plein couvre-feu. Le chauffeur naviguait à la seule lueur de ses phares. Passan se pencha vers sa fenêtre et plissa les yeux. La voiture serpentait sur une route en surplomb. En dessous, les rues, les immeubles, les maisons se chevauchaient, en escaliers, en degrés, en terrasses, comme des rizières de tuiles, de bois, de ciment.
Ils s’enfoncèrent dans un enchevêtrement de ruelles. Enfin, au fond d’une impasse en pente, un hôtel apparut. Un bâtiment à un étage, tout en longueur, dont le rez-de-chaussée distillait une lumière de beurre, chaleureuse. Peut-être était-ce ce ruban de clarté électrique, ou le fait que l’édifice était en contrebas, mais Passan eut l’impression d’entrer dans un périmètre de sécurité, où il pourrait dormir quelques heures.
Il paya le taxi. La pluie avait cessé, vidant le ciel de ses nuages. Il aperçut la lune qui, comme dans les haïkus, ressemblait à un fruit frais, coupé net. Mais l’air était toujours aussi brûlant. Une chaleur liquide baignait chaque élément du monde, saturait chaque pore de la peau. Il plongea dans l’hôtel comme il se serait glissé dans un réfrigérateur.
Le hall d’accueil, moquette épuisée, murs peints en beige, était aussi froid qu’une morgue. On n’économisait pas l’électricité ici. Derrière le comptoir, une femme sans âge paraissait l’attendre. Peau grise, tavelée, tirée sur des pommettes en saillie. Elle portait une sorte d’uniforme, noir et bordeaux, hésitant entre la veste de steward et le tablier de cuisine.
Passan lâcha trois mots en anglais, présenta son passeport, paya d’avance, en espèces. Mesure de précaution absurde. La Japonaise le guida jusqu’à son refuge, sans un mot ni même un regard étonné sur sa gueule brûlée. La chambre était monacale : un lit, une penderie, une salle de bains — rien d’autre. L’hôtesse disparut. Il entendit dehors, dans la rue, des éclats de voix, des pas croître et décroître. Puis plus rien, comme si l’extérieur s’ajustait au vide de son antre.
2 heures. Il ne pouvait rien faire avant le lever du jour.
Sans allumer, à tâtons, il trouva sa trousse de toilette et s’accorda une douche. Il revêtit tee-shirt et caleçon, se lava les dents. Régla la climatisation à fond et s’écroula sur le lit. Recroquevillé en chien de fusil, sous le drap, il eut l’impression de ramasser sa propre énergie, sa propre solitude.
Comme force d’action, il ne disposait que de ce corps fourbu. C’était l’opération policière la plus minimale qu’il ait jamais menée.
L’aube pointait derrière les lourdes rayures de l’averse. Naoko était à l’abri dans le sanctuaire, au sommet de la colline. Un simple pavillon de cyprès d’une quarantaine de mètres carrés, ouvert sur ses quatre côtés. Des piliers vernis, un toit en tuiles d’écorce, un plancher de madriers noirs. Au centre, une cloche de bronze, sa grosse corde striée, des bassins pleins d’eau. Rien d’autre. Les sanctuaires shinto sont toujours vides : il faut les remplir avec les prières, les méditations — elle remplissait celui-ci avec sa peur.
Elle avait pourtant dormi d’un sommeil organique, sans rêve ni à-coups, bercée par les soupirs des grands pins. Drapée dans un kimono, elle avait eu l’impression de vivre la mue d’une chrysalide, mais inversée. La veille, elle était encore un papillon, une Européenne, une femme libre. Elle était à présent une chenille, prisonnière de son biotope, de son cycle naturel. Une vie parmi des millions d’autres, obscure, docile — une Japonaise.
Elle fouilla dans son sac et trouva une portion de riz, enroulée dans du plastique. Elle la mangea à mains nues, avec avidité. C’était froid, gluant, vitalisant. Une part d’elle-même reconnaissait ce signal. Des années de gastronomie occidentale n’y faisaient rien : sa mémoire génétique était fondée sur des siècles de repas accroupis, au pied d’une pagode, dans la fraîcheur des rizières.
Elle avait atteint Utajima dans la soirée. Le pêcheur qui l’y avait amenée pour dix mille yens lui avait laissé son numéro de portable — en cas de retour, si tout se passait bien. Ils avaient accosté sur une plage de sable noir, côté ouest. Les pins semblaient l’attendre, les lanternes de pierre aussi, plantées au pied des arbres. Un vrai décor de cinéma — pour un de ces vieux films de sabre où tout le monde est virtuellement mort dès les premières images.
Elle avait rejoint le sanctuaire, sur les hauteurs de l’île. Personne ne venait jamais ici à l’exception de jardiniers et de balayeurs, une fois par semaine. Avec un peu de chance, leur jour était passé. Elle s’était aussitôt entraînée dans les ténèbres. Les douze techniques du itto seiho. Le résultat n’était pas fameux. On ne rattrape pas des années d’oubli en quelques gestes d’échauffement. De plus, elle n’avait jamais pratiqué avec un véritable sabre — trop dangereux.
Elle se leva et s’habilla. Pantalon de survêtement, yukata de coton aux pans croisés, baskets. L’ensemble, de couleur sombre, rappelait l’uniforme obligatoire des femmes durant la Seconde Guerre mondiale, qui leur permettait de courir et de s’activer, à la différence des kimonos. Elle noua autour de sa taille une ceinture de tissu et y glissa son sabre. Puis elle fourra dans sa poche de pantalon le kaïken — son plan B.
Plus que jamais, elle se sentait stupide, un peu comme si Passan était parti pour une opération policière en tenue de mousquetaire. Mais elle éprouvait aussi un sentiment d’équilibre. Une impression d’osmose avec une tradition qui la portait et l’imprégnait tout à la fois. D’ailleurs, Passan n’aurait pas non plus trouvé absurde de suivre, dans son métier, les valeurs de D’Artagnan. Au fond, c’était ce qu’il avait toujours fait.
Plutôt que de descendre le chemin principal qui menait à la plage, elle s’achemina vers l’est : elle se souvenait d’une avancée qui lui permettrait d’inspecter une autre plage, située à l’arrière de l’île. L’entrée dérobée du site…
La pluie ne cédait pas une once de terrain, transformant chaque dalle du chemin en miroir. Elle songeait à Ayumi. Elle ne la craignait pas. Ses crimes, sa folie ne parvenaient pas à supplanter les souvenirs de jadis. Sans se l’avouer, Naoko espérait encore parvenir à un accord…
Elle trouva la terrasse. Tout de suite, elle comprit que ce poste d’observation ne lui servirait à rien. Soit Ayumi n’était pas encore arrivée et elle pouvait aussi bien accoster de l’autre côté. Soit elle était déjà là et mieux valait ne pas être acculée sur ce sommet, dos au vide.
Elle revint sur ses pas et descendit vers l’ouest, évitant volontairement l’intérieur de l’île. Pas question de s’enfouir dans cette jungle qu’elle ne connaissait pas. Autant s’installer sur la plage principale et attendre.
À présent, elle ne pensait plus à rien. À quelques heures, peut-être à quelques minutes du combat, elle avait la tête vide. Elle n’était qu’immersion, coïncidence avec la nature, chenille enfouie dans la grande étreinte du ciel et de la terre. Elle fusionnait avec la pluie, l’accueillait, s’en nourrissait. Exactement comme la forêt elle-même, qui recevait ce matin plus de vie qu’elle n’en donnait…
La plage n’offrait aucune perspective. Les nuages ressemblaient à de gigantesques pierres ponces. Les flots étaient en goudron. Une fumée d’eau s’échappait des rouleaux, renforçant l’illusion d’un asphalte brûlant. Un rideau de plomb voilait l’horizon.
Soudain, elle fut prise d’un vertige. Tout chavira. La mer s’inclina. Le sol bascula. Le temps qu’elle retrouve son équilibre, la sensation était passée. Elle tenta de comprendre ce qui lui arrivait mais aussitôt, le bouleversement recommença. Plus fort, plus violent. Cette fois, elle chuta et comprit qu’elle ne rêvait pas.
Un tremblement de terre.
Depuis le dernier séisme, des secousses plus ou moins puissantes survenaient chaque semaine. On ignorait si ces répliques annonçaient une nouvelle catastrophe ou s’il s’agissait au contraire de la fin de la partie — la queue de la comète. Une légende racontait que le Japon s’appuyait sur le dos d’un poisson-chat géant qui ne cessait de s’agiter. Nul ne savait s’il était en train de se réveiller ou de se rendormir.
À genoux dans le sable noir, Naoko sourit. Cette secousse était un avertissement.
Peut-être pas la fin du monde mais la fin de son monde…
Passan se réveilla en sursaut pour découvrir qu’il était tombé du lit. Dans le cadre de la fenêtre, le paysage tremblait comme une image de télévision déréglée. Nouvelle secousse. Les rideaux se décrochèrent. Le ventilateur au plafond se mit à grincer, oscillant dangereusement sur sa suspension. À quatre pattes, il sentait distinctement le plancher tanguer sous ses mains et ses genoux.
Le calme revint. Mais lui tremblait de tous ses membres. Quand plus rien ne tient debout, que reste-t-il ? La terre sous nos pieds. C’était l’ultime repère, le dernier refuge qui s’effondrait. Une troisième convulsion s’empara des murs. Le plâtre se répandit sur le lit, le sol, comme du sucre glace sur un gâteau. L’hôtel entier claquait des dents. Le flic se souvint que la première consigne de sécurité dans ces cas-là était de se planquer sous une table.
Sa chambre n’en comportait pas. Il revenait vers le lit quand le ventilateur se décrocha. L’engin rebondit sur le matelas avant d’atterrir sur le sol, tournoyant à la façon d’une toupie furieuse. Passan recula dos au mur, l’évitant de justesse. Il demeura ainsi, couvert de plâtre, attendant que les pales cessent leur rotation et que la Terre reprenne la sienne. Le juste retour des choses.
Les secondes passèrent. Dilatées. Interminables. Était-ce vraiment fini ? Ou la vibration reprenait-elle son élan ? Il entendit maugréer dans le couloir. Sans doute la tenancière qui se plaignait des dégâts causés par la trépidation matinale. Son ton n’avait rien d’alarmé, comme s’il s’agissait d’une nouvelle bêtise du chat.
Passan se remit debout et s’ébroua avec incrédulité. Un tremblement de terre, il ne manquait plus que ça. Il avait lu des centaines de témoignages sur les séismes japonais mais c’était la première fois qu’il vivait le phénomène. Coup d’œil à sa montre. 6 h 30. Il était temps de partir. Il regroupa ses affaires.
La porte glissa sur le côté. L’hôtelière apparut, dans son tablier couleur de framboise sombre. Elle riait, râlait, geignait, multipliait les intonations et les grimaces contradictoires. La seule constante dans son visage était sa couleur : le gris avait viré au livide, presque au verdâtre.
— Sumimasen…
Elle partit dans une nouvelle litanie, en découvrant le ventilateur décapité. Passan boucla son sac et la salua sans se retourner.
Dehors, l’agitation ne cadrait ni avec l’horaire ni avec la pluie. On riait, on se lamentait sous l’averse, on était heureux d’avoir échappé une fois encore à la colère de la Terre. En écho, les oiseaux s’égosillaient sur les câbles électriques.
Olivier remonta la ruelle en quête d’un taxi. La chaleur avait gagné encore plusieurs degrés. Même à cette heure, on se serait cru dans une lessiveuse en surchauffe.
Il tourna à droite dans une artère plus large. Des enseignes étaient tombées. Les climatiseurs et les antennes penchaient. Des poubelles étaient renversées. Il héla une voiture. Il avait eu le temps d’acheter un dictionnaire à l’aéroport de Roissy. Il chercha rapidement la traduction de « port de pêche ».
— Gyokoo, ordonna-t-il.
L’homme lui fit répéter une bonne dizaine de fois avant de prononcer lui-même le mot et d’acquiescer avec surprise, comme si les syllabes, enfin, recouvraient tout leur sens.
Le taxi serpenta dans les ruelles. Passan retrouvait la cité de son souvenir. Un déferlement de toits bruns, de jardins de pins, de sanctuaires de pierre… Du gris, du vert, de l’éternité. Les tuiles brillantes de pluie ressemblaient à des écailles de poisson. Les angles des maisons formaient des vagues retroussées, qui évoquaient une mer maussade à l’écume sombre. Nagasaki, ville maritime : aucun doute.
Il repéra un marchand de brochettes, fit stopper le taxi et courut jusqu’au grill. Il en commanda cinq, qu’il dévora à l’abri d’un auvent, écoutant le ruissellement des caniveaux, se demandant si ces quelques minutes de répit étaient raisonnables. Mais y avait-il vraiment urgence ? L’affrontement aurait-il lieu ce matin ? Demain ? Dans trois jours ?
Nouveau départ. Après dix minutes de route, au détour d’une corniche, la baie apparut, surmontée par le pont de Megami. Le port rassemblait des milliers de bateaux qui oscillaient et croisaient leurs mâts sur le rideau de l’averse. Entre les coques, les vagues lentes, lourdes, semblaient broyer du noir.
Côté terre, on perdait tout exotisme : blocs sans fioriture, entrepôts, grues… Tout était uniformément gris. Nagasaki est réputé pour ses fermes perlières. L’idée lui vint que le site était lui-même en nacre. Chaque toit, chaque façade, chaque coque avait été enveloppé, durci par cette fine substance. La baie s’ouvrait comme un gigantesque coquillage, miroitant d’eau de mer et de lumière saline.
Passan chassa ces rêveries et se fit arrêter à la capitainerie. Un marché aux poissons battait son plein. Il traversa au pas de charge des armées de crabes, des montagnes d’huîtres, des éventaires de thons et de morues. Les odeurs iodées l’assaillaient. Des visages camus lui souriaient. Des petites vieilles ratatinées, comme marinées dans du gros sel, flairaient les poissons à hauteur d’étal. Jamais on n’aurait pu croire qu’une demi-heure auparavant, la terre tremblait sur ce rivage.
Sac à l’épaule, il parvint à l’embarcadère. Il arpenta le quai, en hurlant le nom d’Utajima auprès de chaque pêcheur. À la cinquième tentative, un gaillard à casquette de baseball s’inclina et mitrailla des haï en rafales. Vingt mille yens pour le voyage. Passan paya sans broncher. Il n’avait ni le temps ni la force de négocier.
Le moteur pétarada, le pilote manœuvra entre les bateaux. L’averse redoublait. Un crépitement nerveux faisait frissonner les vagues. Quand ils sortirent de la rade, la houle s’amplifia d’un coup, comme une respiration qui s’approfondit. Ils flottaient maintenant sur des poumons aux dimensions de caverne, sombraient dans des fossés noirs, émergeaient sur des crêtes mousseuses, suivant un cycle sans fin.
Cramponné à l’avant, Passan sentait la coque de fibre de verre claquer sur les lames. Il ne voyait rien. Il pressentait seulement un mur de pluie, qui semblait reculer toujours, les éclaboussant durement avant de leur échapper. Au bout d’une demi-heure, le pêcheur modifia sa vitesse. Le bruit du moteur descendit d’une octave. La bateau épousa le rythme des vagues. Enfin, Passan mit sa main en visière et vit jaillir au ras des flots une tache brun et vert.
— Utajima ! hurla le pilote.
On aurait dit un nuage tombé du ciel. Une concrétion d’humeurs posée à fleur d’eau. La plage volcanique avait une couleur cacao alors que la colline offrait un vert éclatant, comme lavé, purifié par l’orage. Le détail énigmatique était un point rouge au pied de la forêt : un torii, ce portique de bois laqué qui marque le seuil d’un sanctuaire. L’île entière devait être un territoire sacré, hanté par des kamis, les esprits de la religion shinto.
Le pêcheur parvint à accoster au plus près de la plage. Passan sauta à terre et salua le marin, après avoir enregistré son numéro de portable. Puis il se tourna vers la forêt. Sous le torii, un sentier grimpait vers le sommet de la colline. Il passa sous l’arche inversée et entreprit l’ascension. Sur les bas-côtés, certains troncs étaient entourés par une corde, qui signale que ces arbres sont habités par des kamis. Plus il montait, plus il avait l’impression de pénétrer dans une forêt féerique, une sorte de Brocéliande des antipodes.
Comme une confirmation, au sommet, apparut le sanctuaire. Une pagode ajourée, un toit cornu posé sur des piliers de bois foncé. Dans l’ombre, il distinguait la cloche de bronze, le bassin, l’autel des offrandes…
Il gravit les marches et repéra, au pied d’une colonne, le sac de Naoko. Une espèce de besace multipoche en tissu imperméable dont elle vantait toujours les qualités : espace, étanchéité, fonctionnalité…
Ce simple objet lui serra le cœur. Elle était bien là. L’autre l’avait-elle trouvée avant lui ?
Une seule certitude : la chasse avait commencé.
Depuis l’onde de choc, elle n’avait pas bougé, à genoux dans le sable. Elle n’aurait su dire combien de temps était passé ainsi. Quelques minutes, une heure, plusieurs…
La plage s’était creusée de millions de trous d’épingle, à la manière d’une gigantesque peau d’orange. Des feuilles arrachées par le vent constellaient le sol. Les rouleaux claquaient. L’écume crissait inlassablement sur le sable. Elle ne savait plus si elle allait mourir noyée sous l’averse ou engloutie sous ces vagues qui paraissaient s’avancer pour l’aspirer.
Soudain, mue par un pressentiment, elle releva la tête. Les rais de l’averse lui cinglèrent les yeux.
Elle était là.
Toujours avec sa frange de caniche et ses yeux trop fendus. Elle avait ramené ses cheveux en un chignon de sumo. Elle portait un keikogi noir, la veste d’entraînement, et un hakama de même ton, ce pantalon-jupe spécifique aux samouraïs. Ses sabres, le katana et le wakizaki, étaient glissés dans sa ceinture, tranchant tourné vers le ciel. Les deux fourreaux de magnolia laqué se croisaient sur sa hanche, comme dans les vieux films de Toshiro Mifune.
C’était absolument comique. Mais Naoko n’avait aucune envie de rire.
Prudemment, elle se mit debout et faillit retomber aussi sec. Ses jambes ankylosées ne la soutenaient plus. Elle avait perdu l’habitude de vivre au ras du sol.
Elle retrouva son équilibre et articula distinctement, entre les lignes de pluie :
— On peut encore s’entendre.
L’instant d’après, l’épée était dans la main d’Ayumi. Naoko ne l’avait même pas vue dégainer. Elle en déduisit, simultanément, deux vérités. La muette n’avait jamais arrêté l’entraînement. Elle n’avait donc aucune chance contre elle.
Lentement, Ayumi abaissa sa lame à l’oblique. D’un geste, elle traça dans le sable plusieurs caractères kanji. Le folklore jouait à plein.
Naoko suivit les arabesques et lut : « Trop tard. »
La meurtrière rengaina, en respectant le mouvement traditionnel : pouce et index de la main gauche pinçant légèrement la lame à mesure qu’elle filait dans le fourreau. Naoko s’en souvenait : ses armes dataient du XVIIe siècle, de l’ère Genroku, période Edo. Un don de son père. Son sabre à elle n’avait pas la même valeur : soi-disant hérité de la famille paternelle, il n’était pas aussi ancien et sa ligne de trempe ne pouvait être comparée aux chefs-d’œuvre d’Ayumi.
L’ennemie désigna un rocher sombre en forme d’obélisque. Elles prirent ensemble cette direction, séparées d’une cinquantaine de mètres et accédèrent à une clairière de sable, délimitée sur la droite par des blocs noirs et sur la gauche par les pins de la forêt. Naoko suivait docilement : elle comprenait, sans surprise, qu’Ayumi avait tout prévu. Elles ne pouvaient s’affronter qu’ici, sur cette terre où elles avaient, jadis, mêlé leur sang au nom d’un pacte d’amitié irréversible.
Ayumi s’arrêta. L’ombre du granit absorbait sa chevelure et ses vêtements. Seul son visage se détachait à la manière d’un caillou blanc, coupé dans son tiers supérieur par la frange. Alors, elle eut ce geste que tous les samouraïs effectuent dans les films : dans sa main droite, une lanière se matérialisa. Elle en mordit une extrémité puis fit passer le cordon autour de ses deux épaules afin de maintenir ses manches retroussées.
Elles dégainèrent à la même seconde, s’assirent sur leurs talons puis dressèrent leurs sabres comme pour toucher leurs pointes. Depuis combien d’années Naoko n’avait-elle pas effectué ces gestes ?
Elles restèrent quelques secondes ainsi, lame contre lame. D’ordinaire, ces instants sont l’occasion de jauger son adversaire mais cela faisait vingt-cinq ans que Naoko jaugeait Ayumi — et elle s’était complètement trompée.
Elles se relevèrent dans le même mouvement. Le temps du kamaé — la garde, qui n’était pas attente mais déjà combat sous l’immobilité de surface. Ayumi commença à se déplacer latéralement. Naoko pivota, suivant l’axe de son adversaire. L’enseignement du niten est clair : au seuil du combat, l’épée devient une sorte d’antenne vibratoire, pressentant l’attaque, son angle, sa portée, son esquive…
In extremis, elle brandit son sabre et para le coup, plus soudain qu’une détonation. Puis un autre. Et un autre encore. L’instant suivant, elles étaient de nouveau en garde, à trois mètres de distance. Naoko comprit, rétroactivement, qu’elle n’était ni morte ni même touchée. L’éclat des épées avait explosé devant ses yeux. Les gouttes de pluie s’étaient transformées en étincelles. Elle n’avait rien anticipé. Rien analysé. Seuls ses réflexes l’avaient sauvée. La mémoire des muscles, des nerfs…
Ayumi avait repris son lent mouvement circulaire, mais cette fois le sabre armé, les deux mains au-dessus du crâne. Elle ressemblait à un juge, prête à départager les vivants et les morts. Naoko suivait la rotation, garde baissée. Elle éprouvait une chaleur, une sorte d’espoir à l’idée d’avoir survécu au premier assaut. Peut-être pouvait-elle résister mieux qu’elle aurait cru…
La muette esquissa un pas, Naoko recula : le signal. Elle libéra sa force. Elle sentit son ki partir du ventre et des hanches, fuser le long de ses bras jusqu’à saturer la lame d’intensité. Un coup. Deux coups. Trois coups. On ne pratique jamais plus de trois attaques : on n’a que deux jambes.
Elles reculèrent ensemble. L’odeur de l’acier chaud imprégnait l’air. Ayumi ne bougeait plus, toujours garde levée. Son silence était terrifiant. Au kenjutsu, on hurle. Le cri, le kiaï, est fondamental : il frappe au même titre que la lame. Mais Ayumi ne pouvait crier et cela lui donnait, paradoxalement, une force supplémentaire.
Ayumi bondit. Attaque au flanc. Dô. Recul. Autre attaque — deux fois à gauche, une fois de face. Attaque au front. Men. Naoko parait chaque coup. Sa dextérité revenait. Ayumi frappait comme l’enseigne Musachi, visant les points vitaux : veine jugulaire, veine du poignet, cœur, larynx, foie…
Elle recula. Naoko passa à l’offensive — elle ne voulait plus lâcher le contact, le combat, la danse de mort… Elle voulait épuiser son adversaire, mais aussi ses propres chances de survie. Se risquer au bord du gouffre… Une attaque. Deux attaques. Trois attaques…
Ayumi fit encore un pas en arrière. À moins que ce ne soit Naoko. L’épuisement les séparait, la pluie les achevait. Naoko n’était pas blessée mais elle savait lire entre les lames : elle ne pouvait pas gagner. Elle pouvait juste tenir — et se battre jusqu’au bout, pour ses enfants.
Nouvel assaut. Elle sentait ses doigts vibrer sur le cuir tressé de la poignée. Elle était hors d’haleine. Ses yeux pleuraient. Son sang brûlait sous sa chair. Elle sentait monter en elle une ivresse. Celle des samouraïs, qui meurent dans une transe d’honneur et de destruction.
Elle hurla et visa le flanc. Recula et esquiva une attaque frontale. Ayumi armait de nouveau. Naoko frappa. Ayumi ne laissait rien passer. Elle semblait survoler le combat.
À bout de forces, Naoko perdit l’équilibre et se rattrapa de justesse contre le grand rocher noir. Malgré la pluie, elle sentit que sa paume poissait. Du sang. Déjà Ayumi se ruait sur elle.
Le choc des lames fit vibrer ses os sous sa chair. C’était la fin. L’acier venait de se briser. On dit que la ligne de trempe d’un sabre ne reflète qu’une chose : l’amour de son propriétaire. Naoko n’avait jamais entretenu le sien — et cette indifférence allait lui coûter la vie. Elle balança son katana et chercha dans sa poche le kaïken.
Elle fit un bond de côté. Juste à temps pour éviter un assaut mortel.
Ayumi avait dégainé son deuxième sabre et fit siffler les deux lames. Le style spécifique de Miyamoto Musashi. Sa vélocité était sidérante. Naoko se retrouva par terre : elle ne parvenait pas à se dépêtrer de sa veste, de sa poche.
Elle se réfugia à quatre pattes dans une cavité entre deux rochers. La lame la suivit, provoquant un horrible couinement contre le granit. Naoko songea au jan-ken-pon : la pierre bat les ciseaux, la feuille bat la pierre, les ciseaux battent la feuille… Elle sentit qu’on la tirait par les pieds. Dans une convulsion, elle se retourna et vit le visage d’Ayumi. Ses yeux n’étaient plus que deux marques d’ongle dans un masque de chair.
Sans réfléchir, Naoko se mit à battre des jambes mais l’autre la tenait toujours par les chevilles. Quand elle se retrouva à l’air libre, elle réalisa qu’Ayumi avait dû laisser tomber ses sabres pour l’attraper. Elle lui sauta au visage, lui mordant la joue. L’autre lui tira violemment les cheveux et la força à lâcher prise dans une cambrure douloureuse.
Naoko se trouva projetée contre la pierre volcanique. Le choc lui fit fermer les yeux. Quand elle les rouvrit, Ayumi avait récupéré son katana. Naoko se jeta sur le wakizaki et se redressa sabre en main.
Même si la fin était proche, elle ne devait rien regretter.
Elle avait fait le maximum.
Passan rôdait autour du sanctuaire quand il perçut de lointains claquements d’acier. Le vent venait de tourner. Il tendit l’oreille pour identifier leur direction : le bas de la colline, la plage. Lui-même en venait : comment avait-il pu les manquer ?
Il se mit à courir, dévalant le sentier, son visage s’écorchant aux aiguilles de pin. Des cris maintenant. Il accédait à la plage quand les hurlements changèrent de nature. Des sons atroces, des déchirements de gorge. Il lança un regard circulaire et ne découvrit qu’un paysage de noirceur. Sous le ciel de suie, les rouleaux éclataient sur le sable, l’écume sifflait entre ses milliards de bulles, grise et terne comme un crachat.
Personne. Les cris avaient cessé. Il remarqua, sur la gauche, des rochers dont les formes évoquaient des sculptures votives. D’instinct, il prit cette direction. Il se glissa entre les blocs en s’attendant à découvrir une cérémonie chamanique, un rituel de sorcellerie.
Deux formes humaines, disloquées par la pluie, s’agitaient sur fond de pins déchaînés. L’une était à terre, l’autre, silhouette noire, brandissait un sabre.
— NON !
L’ombre tourna la tête. Au-dessus d’elle, le ciel s’ouvrit en deux. L’éclair parut jaillir des eaux pour trancher les nuages. Passan reconnut le visage. Sa pâleur exprimait une froideur, un poli de pierre sans expression. Le plus frappant était son regard. Noir comme du carbone, il paraissait brûler d’un éclat vénéneux. Une phrase de Musachi lui revint : « Un esprit exalté est faible. » Ayumi ne lui paraissait pas faible du tout.
Il attaqua en hurlant, armé de ses seuls poings. Le coup de bluff réussit. Ayumi tourna les talons et s’enfuit dans la forêt comme un fauve effrayé. Passan se précipita sur Naoko. Du sang tachait sa veste. Sa petite poitrine pointait sous le tissu trempé. La même scène qu’au Pré-Saint-Gervais, mais sans la moindre aide aux alentours.
Dénouant avec précaution le yukata, il découvrit le pansement de la première blessure, imprégné de rouge. Dans la lutte, la plaie s’était rouverte. La marque de sang dessinait un cachet de cire sur le bandage. Naoko était une miraculée — à moins qu’Ayumi n’ait jamais eu l’intention de la tuer.
Passan murmura des paroles apaisantes. Au milieu d’une flaque, il repéra un sabre brisé et, du côté des rochers, une lame plus courte coincée dans une faille. Il songea au kaïken. Il fouilla les plis de la tunique, les poches du survêtement. Fourreau de jacquier noir, poignée d’ivoire : il était là.
Il se releva, poignard au poing. Naoko saisit le pan de sa veste — ses yeux étaient injectés de sang, ses lèvres frémissaient. Elle balbutia des mots qu’il ne comprit pas — sans doute une mise en garde.
De sa main gauche, il attrapa son portable, composa le numéro du pêcheur et plaça l’appareil dans la paume de Naoko.
— Le type qui m’a amené ici, souffla-t-il. Dis-lui de revenir. (Il ajouta plus fort.) Dis-lui de se magner !
Sans attendre de réponse, il partit à la poursuite de l’ennemie, parmi les pins chahutés.
— Ayumi-san !
Son cri s’éteignit comme une chandelle sous la pluie. Il trouva un nouveau sentier. Ni pierres flottantes ni terre compacte : seulement une boue grise qui s’effaçait au profit d’une latérite rouge dans laquelle ses pieds s’enfonçaient jusqu’aux chevilles. Ses vêtements pesaient des tonnes. Il fallait qu’il la trouve. Il fallait qu’il la tue…
Il grimpa, traversant les marigots, pataugeant sans ralentir.
— Ayumi-san !
Plus il montait, plus la pluie s’acharnait. Son champ de vision se limitait à quelques mètres. Il allait hurler de nouveau quand il atteignit une trouée. D’un coup, le ciel. D’un coup, le grondement sans limite de l’orage. En contrebas, une rivière bouillonnait. Ses flots oscillaient comme des chairs amples, sensuelles, repues. Au-delà, une île, longue de quelques centaines de mètres, ressemblait à une épave couchée.
Il en eut la certitude : la muette l’attendait là-bas.
Il descendit la pente puis s’engagea dans les eaux tièdes. Il s’apprêtait à nager mais il eut pied tout du long. Parvenu de l’autre côté, il glissa le kaïken dans sa ceinture et attrapa des touffes d’herbe denses comme une chevelure pour se hisser à terre. Il se retrouva sur un étroit chemin qui longeait la berge, encadré par les hampes des roseaux. Il s’ébroua et se redressa.
Ayumi se tenait sur le sentier, à cinq mètres devant lui. Elle brandissait son sabre, la lame barrant son visage en forme de lune glacée. Sa position rappelait les innombrables films d’arts martiaux que Passan avait visionnés. Il ne put retenir un sourire. Il allait mourir selon ses désirs les plus fous.
Il pensa au kaïken dans sa ceinture. Que pouvait-il faire contre un sabre de près d’un mètre ? Il se jeta dans les buissons. Se coula sous les lianes, les feuilles, les aiguilles. Il parcourut ainsi quelques dizaines de mètres, sans se relever, sans se retourner. Il n’entendait que le clapotis de la pluie et le sifflement du sabre derrière lui. La lame était là, rapide, meurtrière. Elle miaulait, gémissait, soupirait… Elle l’appelait.
Enfin, il s’extirpa des buissons, trébuchant et tombant sur le sol. Par réflexe, il se retourna. Ayumi empoignait son katana comme un pieu, pour lui crever le cœur. Il roula sur lui-même, sentit la terre se dérober sous son poids puis la tiédeur de la rivière l’absorber.
Il poussa sur ses jambes pour s’éloigner de la rive. Il lutta contre le courant, visage tourné vers la surface, gesticulant pour rester complètement immergé. L’enjeu : retenir son souffle jusqu’à se placer hors de portée d’Ayumi — à moins que la meurtrière ne le suive dans l’eau, mais il n’y croyait pas.
Quand ses poumons furent sur le point d’éclater, il sortit enfin la tête. Il fut accueilli par le souffle du sabre. Il n’avait pas réussi à s’éloigner assez : Ayumi était toujours là. Il replongea et opta pour la stratégie inverse, rejoignant la berge, s’enfouissant parmi les roseaux. Ayumi frappait à l’aveugle, saccageant les joncs, les iris des marais. Il ne bougeait plus, immergé jusqu’au menton, cramponné aux végétaux.
Il empoigna le kaïken, se disant qu’il pouvait sortir de l’eau à mi-corps et atteindre son adversaire aux jambes. Non. Avant même de tendre le bras, il serait décapité. Il plongea au contraire, buvant la tasse. Le courant l’emportait. Les racines entravaient ses gestes comme les muscles d’un lutteur prêt à l’étrangler.
À cet instant, ses pieds furent aspirés dans une cavité latérale. Un trou dans le flanc de la rive. Le sabre franchit la barrière des feuilles et lui arracha un morceau de cuir chevelu. Ce fut comme un signal : il se laissa partir dans le tunnel, espérant refaire surface plus loin. Il se retourna et nagea. Au bout de quelques brasses, il paniqua. Il allait mourir noyé dans ce cloaque. Il s’arc-bouta, palpa les parois pour rebrousser chemin. Impossible : le boyau s’était resserré. Le courant continuait de le pousser en avant.
Il se raisonna : s’il y avait du courant, cela signifiait qu’il existait une issue. Il songea à des veines — une circulation phréatique sous la terre, un réseau qui allait le propulser à l’air libre. Il tenta d’accélérer. En vain. À chaque seconde, le noir lui paraissait plus dense, plus profond, plus présent…
Ses poumons se creusaient. Sa gorge se dilatait. La principale menace de l’apnée est la respiration réflexe. Passé un certain seuil, le système respiratoire se remet en marche, quelles que soient les circonstances.
Il allait ouvrir les lèvres…
Il allait…
Un rugissement explosa dans sa bouche. Une brûlure de vie déferla dans ses pectoraux. Le ciel. L’oxygène. Son cri se transforma en rire. Il se retourna et découvrit la berge de l’île, comme s’il était revenu à son point de départ. En réalité, il avait traversé la langue de terre par-dessous et avait gagné l’autre anse de la rivière.
Il se hissa et considéra le kaïken qu’il tenait toujours dans la main. Il s’enfouit de nouveau dans la forêt. Les plantes, les arbres, les lianes s’agitaient comme des algues sous la mer. Tout bruissait dans de grands drapés aquatiques. Lui-même se fondait dans ce monde vert et liquide. Il avait l’impression de ne pas être sorti de l’eau.
Il la découvrit de dos, qui découpait toujours la rive avec une obstination rageuse. Il ressentit une sourde jouissance à la voir ainsi, inconsciente du danger, en position d’infériorité absolue. Il s’approcha sans précaution particulière.
Cinq mètres.
Il tenait le kaïken braqué.
Trois mètres.
Il avait l’impression de percer chaque membrane végétale comme une épée déchire la chair de l’ennemi.
Un mètre.
Ayumi se retourna et arma son bras. Il n’eut que le temps de bondir en arrière. La lame s’abattit. Il fut éclaboussé de sang mais ne ressentit aucune douleur. Surtout : le kaïken n’était plus dans sa main. Il leva les yeux : la Japonaise ne bougeait plus, bras droit perpendiculaire au corps, lame parallèle au sol. Elle paraissait stupéfaite.
Un bouillon de sang jaillit de ses lèvres.
Le kaïken était enfoncé dans sa poitrine, au-dessus du sein gauche. Le temps qu’elle déploie son sabre, Passan l’avait planté dans un mouvement réflexe. Il tomba à genoux et la regarda osciller au-dessus de lui avant qu’elle ne s’effondre à son tour. Le sang continuait de couler de sa bouche, de son nez, se mêlant à l’eau de pluie. Elle lâcha son sabre et tendit les mains vers lui. Il les saisit et songea qu’elle avait porté ses enfants. Il la retint ainsi : dos droit, nuque cambrée, assise sur ses talons. Position seiza.
Il discernait dans son regard des ténèbres inaccessibles, qu’aucune pluie ne pourrait jamais laver. En même temps, quelque chose d’enfantin perdurait sous la frange. Une détresse qu’il aurait voulu sauver du désastre. Le corps de la femme céda comme un arbre scié. Il serra ses doigts mais Ayumi s’affaissa dans une flaque de boue.
Il se releva. Sans réfléchir, il enjamba le cadavre, franchit le sentier et se glissa à nouveau dans la rivière. Lentement, il rejoignit l’autre rive. Il traversa la forêt, à l’aveugle, sans la moindre conscience du chemin qu’il prenait.
Au bout d’une éternité, il découvrit la plage. Naoko était toujours là, adossée au rocher.
Il perçut en même temps, à travers le grondement du ressac, le moteur du bateau qui revenait vers l’île. Hagard, il marcha jusqu’à sa femme et s’effondra à ses côtés. Il ne trouva rien à dire mais sa présence se passait de commentaire : il ne pouvait y avoir deux survivants au combat.
Naoko se redressa et le serra dans ses bras. La violence de l’étreinte le surprit. En même temps, il y discerna une douceur comme il n’en avait pas connu depuis des années.
— Ie ni kaerimasyou, murmura-t-elle.
Il n’avait jamais compris le japonais, il ne le comprendrait jamais. Pourtant, par un miracle inexplicable, il devina la signification de ces quelques mots.
Naoko avait dit, il en était certain :
— On rentre à la maison.