II Combattre

28

10 heures. Boulevard périphérique, porte Maillot.

Au volant de sa Subaru, Passan slalomait entre les voitures, le deux-tons hurlant. Il s’était réveillé une heure auparavant, en pleine hallucination. Un fœtus écorché sortait du ventre de Naoko. Elle lui souriait et murmurait des paroles en japonais. Il avait mis plusieurs minutes à retrouver ses repères. Douche. Café. Costume. Des courbatures meurtrissaient ses membres. La nausée du manque de sommeil. L’oppression de la peur…

Freud disait qu’un « cauchemar est la réalisation franche d’un désir repoussé ». Passan tenait le Viennois pour un vrai génie mais parfois, il déconnait sec. Les caillots sanglants, les muscles luisants, les yeux énormes jaillissant de l’entrejambe de Naoko : aucune chance qu’il y ait là matière à désir refoulé.

Porte de Champerret.

Il prit la bande d’arrêt d’urgence et remonta la file des véhicules. Après l’inspection minutieuse de sa propre maison, il avait laissé des hommes rue Cluseret et était retourné dans son trou, à Puteaux, abandonnant Naoko dans la villa profanée. Depuis ce matin, des flics surveillaient l’école.

La vision de sa femme, debout devant son portail, lui avait laissé un goût ambigu au fond de la gorge. Une question lancinante lui incisait les nerfs. Aimait-il encore Naoko ? Certainement pas. Mais il n’avait plus le choix. Depuis longtemps, elle faisait partie de lui. Elle était sa famille.

Porte de Clichy.

Orphelin, il n’avait jamais compté que sur lui-même. Il avait musclé son corps, enrichi son cerveau. Il s’était inventé des règles, des cadres, des valeurs. En rencontrant Naoko, il avait dû apprendre à partager cette forteresse. La Japonaise avait un caractère bien trempé mais elle restait fragile, vulnérable. Il avait mis du temps à l’englober au sein de son système de survie. Progressivement, ils étaient devenus à eux deux une vraie machine de guerre.

Porte de Clignancourt.

À la naissance des garçons, il avait fallu tout recommencer. Nouveau morcellement. Nouvelle fragilité. Il était Shinji. Il était Hiroki. Il était redevenu, malgré tous ses efforts, un être craintif et exposé. Il vivait désormais comme tous les parents, sous l’emprise d’une constante appréhension. Il se réveillait la nuit pour un détail. Ou à cause d’un cauchemar : Hiroki chutait dans un escalier, Shinji ratait une dictée, l’un ou l’autre sanglotait derrière une porte close — et il ne pouvait rien faire. Il ouvrait les yeux dans la nuit, trempé d’angoisse, apercevait la forme du .45 glissé dans son holster de cuir et mesurait le gouffre de son impuissance.

Porte de la Chapelle.

Maintenant, le cauchemar était devenu réel. La menace s’était concrétisée. Avant de s’écrouler, il avait encore passé des coups de fil, lancé des sondes, secoué l’état-major, afin de vérifier qu’aucune évasion n’avait été signalée ou un quelconque acte bizarre notifié. Rien, bien sûr. D’ailleurs, il n’avait plus besoin d’autres pistes.

Le crime était signé. Le fœtus, c’était du Guillard tout craché.

Porte d’Aubervilliers.

Il prit la bretelle et découvrit l’imbroglio du quartier rénové, qui n’avait plus rien à voir avec la friche industrielle de jadis, ponctuée d’entrepôts vétustes et d’usines fermées. C’était désormais une immense zone commerciale à l’américaine. Le Millénaire n’était pas achevé mais il brandissait déjà son drapeau spécifique, comme si on pénétrait ici dans une principauté dédiée aux loisirs et à la consommation. Entre les chantiers en effervescence, les coques de béton brut, les édifices à peine terminés, le quartier donnait l’impression d’avoir ouvert trop tôt — ou de finir trop tard.

Sous l’averse, Passan n’y voyait rien. Il avait préféré arrêter sa sirène, pour ne pas ajouter au merdier général. Les déviations se multipliaient, bégayant toujours le même panneau : « Autres directions ». Les artères longeaient la ligne de tramway en construction, des parvis se multipliaient, des chantiers se creusaient. Passan se frayait un chemin tant bien que mal dans ce labyrinthe.

Selon le GPS, il n’était plus qu’à quelques mètres de son objectif. Il était d’abord passé à la villa pour déposer ses affaires et prendre du matériel, après le départ de Naoko. Le Rubalise entourait encore son jardin et les bleus postés en surveillance n’avaient pas été étonnés par sa visite : après tout, il était chez lui.

Avenue Victor-Hugo. Passan braqua sur la gauche et traversa la voie à contresens, forçant les véhicules qui arrivaient à freiner. Il atteignit le parking de la concession Feria et pila en dérapant. Sa Subaru, maculée encore de la boue de Stains, se refléta dans la vitrine, mordant les chromes scintillants des modèles exposés à l’intérieur. Il coupa le contact et sortit comme un démon.

Il fit le tour de la voiture et ouvrit son coffre. Il hésita une brève seconde puis attrapa la hache. Depuis des années, il appliquait cet adage personnel : « La meilleure idée, c’est toujours la pire. » Il n’était pas là pour s’en prendre à Guillard mais pour se défouler sur quelques capots et pare-brises. Marchant vers la devanture, il aperçut les vendeurs derrière la vitre, costard impeccable, cravate au cordeau : ils l’avaient reconnu et avaient déjà compris.

Il leva sa hache à deux mains pour frapper un grand coup.

Des bras le ceinturèrent. Un canon d’acier s’enfonça dans sa nuque. On lui bloqua les mains dans le dos. Dans son délire, il avait complètement oublié les gars de la BRI aux basques de Guillard.

La seconde suivante, il était allongé dans une flaque. Une main le désarma puis une voix rugit dans son oreille gauche :

— Calme-toi, Passan. Putain, sinon, j’te jure, j’te fous les pinces.

Redressant la tête, Olivier hurla en direction du garage :

— Sors de ta planque, enculé ! Viens ici qu’on s’explique !

Il y eut un silence. Plus rien ne bougeait dans le show-room. Seule la rumeur du trafic grondait derrière eux.

Passan tenta de tourner la tête et s’adressa aux cerbères qui l’immobilisaient :

— Lâchez-moi. C’est bon, là.

— T’es sûr ?

— Sûr, souffla-t-il. Laissez-moi me relever.

Les keufs s’écartèrent. Passan était trempé de la tête aux pieds. Il considéra les deux anges gardiens, Albuy et Malençon. Le premier se la jouait gigolo, moulé dans un costard de chez Arnys, planqué malgré la pluie derrière des Ray-Ban Wayfarer. Le second avait un look de surfer — short baggie, débardeur à l’effigie des Red Hot Chili Peppers et Vans épuisées. Les deux lascars portaient leur calibre bien en évidence : Glock 17 9 mm Para pour l’un, Sig P226 Blackwater pour l’autre.

— T’es défoncé ou quoi ? demanda Albuy. T’as pas assez d’emmerdes ?

Passan baissa les yeux et vit que son Beretta était déjà glissé dans la ceinture de l’OPJ. Sa hache avait volé deux mètres plus loin. Une nouvelle intuition le traversa. Son regard se porta vers la vitre perlée de pluie : une ombre venait de se matérialiser. L’animal était là, protégé par le verre renforcé. Il se tenait immobile, sa carrure de culturiste sanglée dans un costume d’étoffe noire.

Passan bondit sur sa hache et l’abattit de toutes ses forces contre la vitre. Le tranchant rebondit avec une telle violence que le manche lui échappa. Les deux flics étaient de nouveau sur lui.

— Si t’approches encore une fois ma famille, beugla Olivier, je te tue de mes propres mains ! Je t’arracherais les couilles si t’en avais !

— Putain, Passan, calme-toi !

L’un des flics avait saisi le col de sa veste et semblait vouloir lui enfoncer la tête à l’intérieur.

— J’te jure qu’on va t’embarquer.

Il sentit un goût de fer sur ses lèvres. Dans la bousculade, il s’était pris un coup : sa lèvre était ouverte. Il cracha un glaviot rougeâtre et hurla :

— Ce bâtard est venu chez moi cette nuit…

— Cette nuit ? Impossible. On le surveillait.

Olivier regarda le flic endimanché. La pluie ruisselait sur son visage et y collait ses cheveux. Son costard de prince claquait comme une voile déchirée dans les bourrasques du vent.

— Un mec comme lui a pu vous filer entre les pattes.

— Tu nous prends pour qui ? Des baltringues ? J’te jure que sur ce coup, Guillard a le cul propre.

Passan se retourna vers la façade : l’adversaire avait disparu. Les flics relâchèrent leur emprise. Il les considéra encore : durs, coriaces, dignes de confiance.

— Vous le protégez ou vous le surveillez ?

Albuy cracha à son tour :

— On travaille à la sécurité générale.

L’atmosphère se détendit. Passan se massa les tempes.

Et s’il avait tout faux ?

Au loin, une sirène se rapprochait. Un comble : les commerciaux de Feria avaient appelé les flics…

29

Il s’était réfugié dans un angle mort du show-room et n’avait plus bougé, à l’écoute de son cœur qui, lentement, reprenait un rythme régulier. Maintenant, il observait la scène à travers la baie vitrée : les flics d’Aubervilliers, ses employés expliquant l’agression, Passan et les deux cerbères se justifiant à grand renfort de gestes. Le tableau avait quelque chose de comique, digne des pantomimes des films muets.

Ils s’agitaient pour rien : il ne porterait pas plainte. Le combat ne se déroulait plus sur ce terrain.

Enfin, l’Ennemi reprit sa voiture et démarra en faisant hurler ses pneus.

Il tremblait par convulsions. Il devait admettre la sinistre vérité : de nouveau, voyant le flic s’approcher avec sa hache, il avait cédé à la peur la plus élémentaire.

— Ça va, monsieur ?

Un de ses agents commerciaux se tenait à deux mètres de lui. L’homme était couvert de termites dévorantes, des ailes d’insectes noirs en guise de paupières. Un bourdonnement enserrait son crâne. Il se passa la main sur le visage pour balayer l’hallucination et rajusta son nœud de cravate. Une forme de réponse : le sous-fifre n’insista pas et disparut.

Il traversa le hall d’un pas trop raide. Ses narines se dilataient. En quête d’apaisement, il humait les odeurs d’essence, de caoutchouc, de cuir qui planaient dans la pièce. Ce show-room était son sanctuaire. Ciment verni, tôles lustrées, moteurs surpuissants : l’univers brillant d’un esprit tourné vers le futur. C’était ainsi qu’il s’imaginait : demi-dieu visionnaire, démiurge industriel…

Il rejoignit l’open-space cloisonné en compartiments vitrés. Derrière les parois translucides, ses équipes chuchotaient sur son passage. Le préjudice ne cessait de s’aggraver. Les visites du flic, les filatures, la garde-à-vue, les rumeurs… Depuis deux jours, ces types postés devant la concession. Et maintenant l’agression…

Avant de pénétrer dans son bureau, il adressa un sourire à la cantonade. Personne ne le soupçonnait ici. Pour dire la vérité : personne n’osait le soupçonner. D’ailleurs, ces événements n’avaient eu aucune incidence sur le chiffre d’affaires de ses garages, qui se maintenait à la hauteur du marché.

Il ferma la porte et se rendit compte, avec un temps de retard, qu’il chuchotait lui aussi. Les tremblements ne cessaient pas. Sa chemise trempée formait sur ses pectoraux saillants une seconde peau. Une nouvelle crise se préparait. Il avait l’impression de se morceler. Ce moi qu’il avait mis tant d’années à solidifier menaçait de voler en éclats.

Il souleva un cadre fixé au mur. Coffre-fort. Code. Il plongea ses mains dans la cavité, écarta les enveloppes de cash, les liasses de documents administratifs et trouva la chemise cartonnée.

Il allait s’asseoir quand ses muscles faciaux se crispèrent puis se tordirent en un cri silencieux. Une flambée de sueur perla sur son front. Sentant ses muscles se tétaniser, il paniqua pour de bon. Lâchant son dossier, il réussit à contourner le bureau et à rejoindre la salle de bains attenante. Il trouva dans l’armoire au-dessus du lavabo une capsule d’Androtardyl. Il déchira l’enveloppe d’une seringue, fit monter le produit. 200 milligrammes. Dose absurde : il s’était déjà injecté la même chose l’avant-veille. Ses doigts tremblaient. La jouissance à venir hurlait dans son bas-ventre. Cette faim monstrueuse jamais repue…

Il planta l’aiguille dans le pli du coude et appuya sur le piston. La sensation de brûlure commença, puis le plaisir l’inonda… L’onde circulait dans son corps. Son carburant. Sa sève…

Il ferma les yeux, courbé en deux sous l’effet de la délivrance. Il revoyait des scènes de sa propre malédiction, mais dans une version légère, étrangement insouciante. Ses années d’adolescence à l’hôpital. Prises de sang. Tests d’urine. Injections de testostérone, encore et toujours… Le poisson l’avait rendu à la fois fou et fort, mâle et divin… Les hormones avaient violé son organisme et, peu à peu, avaient remplacé son sang.

Les médecins l’avaient mis en garde : il fallait, absolument, respecter les doses. Dans les salles de musculation, des « collègues » avaient abusé des androgènes. Certains étaient morts. D’autres étaient devenus impuissants.

Qu’en avait-il à foutre, lui ?

Il était né mort et impuissant.

Il se laissa glisser sur le sol, sentant la deuxième vague survenir. Après la chaleur, la force. Il eut soudain envie de soulever de la fonte. Se casser des gueules.

Entre deux spasmes, il ouvrit l’eau froide de la douche et s’accroupit, tout habillé, sous le jet.

Il resta ainsi, tapi au fond de la cabine, attendant que le crépitement glacé mette fin à la fièvre. Les minutes passèrent, battant par à-coups, interminables. Enfin, il se déshabilla, toujours sous la douche. Aujourd’hui encore, quand il ôtait ses vêtements, il éprouvait la sensation d’arracher des pansements. Il se sécha et attrapa dans son armoire un peignoir de coton blanc. Il l’enfila puis revint dans le bureau.

Il baissa les stores, mit en marche une veilleuse, alluma des bâtons d’encens dont l’odeur âcre lui parut purifier instantanément l’air ambiant. La fumée absorbait les cellules néfastes qui planaient ici — ces molécules agressives qui cherchaient à le scinder, le déchirer, pour le transformer en homme ou en femme, faisant craquer son intégrité, son intimité…

Il retourna s’asseoir derrière son bureau, accentuant la lenteur de ses gestes. Il voulait être le Sage de sa propre existence. Le Ministre de son propre Culte. Il fit sauter les élastiques de la chemise et feuilleta les liasses photocopiées. Nous y voilà

Il avait dû attendre sa majorité pour avoir accès à son dossier médical. Cela avait été un choc, mais un choc salutaire.

La précision des termes scientifiques lui avait fait du bien. Lui qui avait grandi dans l’incertitude, il aimait ces noms tout droit sortis d’une encyclopédie spécialisée. Ils formaient autour de lui une armure, une carapace, lui offrant une assise, une identité. Ses titres de gloire.

1971, diagnostic de cryptorchidie. 1974, génitoplastie. 1984, caryotype féminin. 1985, nouvelle génitoplastie. 1986, androgénothérapie… Plusieurs articles scientifiques lui étaient consacrés. Il était un cas d’école. Un « hermaphrodite vrai ». Un « intersexué ». Un Ovotesticular Disorder of Sexual Development. Lui se considérait comme un être hybride. Il aimait ce terme, parce qu’il l’associait aux Hébrides, ces îles situées à l’ouest de l’Écosse, et plus encore aux Nouvelles-Hébrides, au sud-ouest de l’océan Pacifique. Il se concevait comme un habitant d’un continent inconnu. On encore comme un « être du Milieu », en référence au monde du Seigneur des Anneaux.

Il ferma le dossier et passa à d’autres liasses : rapports de police, coupures de presse… La suite n’appartenait pas au domaine médical mais à la rubrique des faits divers.

1988. Dans un petit bar de Saint-Gély-du-Fesc, près de Montpellier, un ivrogne le traite de « tafiole » ou de « tarlouze » — il ne se souvient plus du terme exact. Il se rue sur le gars et lui brise une trente-trois centilitres sur le visage. On réussit à le maîtriser alors qu’il attaque le deuxième œil à coups de tessons.

Durant son séjour à la Colombière, l’hôpital psychiatrique de Montpellier, il intègre plusieurs vérités. La première, il doit lever le pied sur les injections de stéroïdes. La deuxième, sa mutation n’est pas complète. Il s’est rasé la tête, a sculpté son corps, changé sa voix. La testostérone a épaissi ses doigts, élargi ses mâchoires. Mais la femme est toujours là, en transparence. Même un poivrot a vu clair au fond de lui. La troisième vérité, c’est qu’il aime la violence. C’est la seule pulsion qui l’apaise.

Il comprend que, dans cet univers hostile, il va falloir la jouer fine. Tromper son monde. Dissimuler ses désirs. Et tirer profit de son handicap. D’ailleurs, il lui suffit de sortir son dossier médical pour que l’environnement s’adoucisse. Le juge se montre bienveillant, les infirmiers, les médecins compréhensifs.

Contrairement à ce qu’on pense, il y a une pitié pour les monstres.

À sa sortie de la Colombière, c’est l’impasse. Pas question de passer le bac — il ne veut pas moisir dans un bureau. Pas question non plus de suivre une formation technique — il ne veut pas devenir un esclave. Son nouvel éducateur référent entend dire qu’il n’a pas son pareil pour booster une mobylette ou regonfler une bagnole épuisée. Il réussit à convaincre un garagiste des environs de Sommières de le prendre en stage. L’être du Milieu se révèle sous les capots des coupés et des berlines. Il répare les mécaniques et, en retour, il règle la sienne. Il aime démonter et remonter les systèmes. Comprendre comment ça marche. Sentir sous ses mains la puissance des moulins, la vibration des soupapes. Ce sont ses mathématiques à lui. Un terrain neutre, à la fois brûlant et froid, où il peut se perdre et s’oublier.

En réalité, ses hantises ne le lâchent pas mais il avance masqué.

Les autres n’y voient que du feu — c’est le cas de le dire.

1989. Il bénéficie d’un Contrat Jeune Majeur mais refuse d’habiter un foyer de jeunes travailleurs. Il préfère dormir dans le garage, près des moteurs, dans les odeurs de graisse et d’essence. Il prend des cours du soir. On lui enseigne les fondements de l’ingénierie. Ses injections d’androgènes trouvent leur rythme. Cerise sur le gâteau : l’amnistie de 1988, à l’occasion de la réélection de François Mitterrand, a effacé son ardoise judiciaire.

1991. Changement de crèmerie. Embauché par un garagiste vieillissant à Béziers, il fait des merveilles. Il sait bichonner les machines mais aussi parler aux clients. Deux ans plus tard, le propriétaire passe la main, lui offrant des conditions de rachat exceptionnelles. Il a vingt-deux ans. Sa passion ne faiblit pas. Il répare. Rénove. Rembourse. Pas de femme, pas d’homme dans sa vie — juste de la tôle, des pistons, de la puissance. Il porte maintenant un bandana rouge, des verres fumés, un bleu de chauffe qui masque ses formes musclées. L’ironie est que défile dans son garage tout ce que la région compte de machos. Des fous de bagnole qui ne voient pas plus loin que le bout de leur queue et pensent que les femmes ne sont pas dignes de salir le cuir de leurs caisses.

De temps à autre, il cède à ses démons. Personne ne le sait. Personne ne le sent. Lui-même parvient à se persuader que ses actes nocturnes n’existent pas.

1997. On lui propose de gérer une concession à Montpellier pour des marques allemandes. Il laisse tomber le bandana et revoit sa tenue vestimentaire. Complet noir Armani, boots Weston, chemises Paul Smith à col dur. Il a tellement travaillé sa voix, son maintien, ses gestes qu’une nouvelle mutation ne lui fait pas peur.

Il a vingt-six ans. Sa carrière est exemplaire, exponentielle. Il vit maintenant dans un vaste appartement au cœur du quartier de l’Écusson. Ses clients l’invitent à dîner. Il est admis dans la haute société de Montpellier. Tout lui sourit. Tout, sauf lui-même.

Au fond de ses ténèbres, rien n’est réglé. Chaque soir, il endosse des vêtements féminins. La nuit, il lui arrive de visiter les cliniques, les hôpitaux de la région, déguisé en infirmière. Parfois, il passe à l’action. Les articles régionaux qui défilent sous ses doigts l’attestent : ses cauchemars sont bien réels.

L’être du Milieu est toujours en surchauffe. Sa vie est pure, aussi aseptisée qu’un bistouri passé à l’autoclave. Une lame aiguisée, sans la moindre souillure, pour mieux mutiler…

1999. Il liquide ses biens, ses crédits, et part à la conquête de l’Amérique. Texas. Utah. Colorado. Arizona. Il revient au bleu de chauffe et aux moteurs. Il est libre. Il est heureux. Il se sent bien dans ce pays ouvert aux immigrés, même lorsqu’ils viennent, comme lui, d’une planète impossible.

Mais le feu est toujours là, près de son cœur. D’autres coupures de presse, rédigées en anglais, font état de ses exploits dans les déserts américains. Les sexes qui s’entrechoquent au fond de lui sont comme deux disques d’acier au contact, tournant à dix mille tours-minute. Il ne peut trouver l’épanouissement que dans l’incandescence. Son destin est un brasier.

2001. Le mécanicien rentre en France. Pas n’importe où : dans le 9–3. Nostalgie pour les villes de son enfance ? Il ne connaît pas ce genre de sentiment. Il en connaît d’autres : soif de destruction, appel du sang… Il dispose toujours d’un pactole, héritage de sa période méridionale. Son CV s’est enrichi de deux années aux États-Unis et d’une connaissance approfondie des technologies les plus avancées. Il achète un garage à Saint-Denis et ouvre sa première enseigne : Alfieri.

Il a trente ans. L’enfant prodigue est de retour. Il est temps de régler ses comptes.

Il leva les yeux et prit conscience que deux heures s’étaient écoulées. Ses doigts trempés de sueur étaient couverts d’encre. Les lignes des articles indéchiffrables. Il se sentait apaisé. Comme d’habitude, le rappel de son parcours lui avait apporté espoir et réconfort. Il avait ainsi évolué jusqu’à l’ultime étape — celle où il avait trouvé la clé de son destin.

La Voie du Phénix.

30

Naoko avait toujours appréhendé de partager la vie d’un flic, de côtoyer cet univers de violence, de vice. Pourtant, en dix ans, rien de grave n’était jamais arrivé. C’était aujourd’hui, alors même qu’ils se séparaient, que la catastrophe tant redoutée survenait. Les Français appellent ça l’« ironie du sort ».

Elle était assise sur un des bancs qui longent le canal de l’Ourcq, porte de la Villette. Le soleil était là mais il paraissait en convalescence, affaibli, à peine sorti de la gangue de l’hiver. Elle attendait Sandrine pour un déjeuner express. Son amie était bien gentille de l’écouter encore. Mais à qui d’autre parler ?

Elle n’avait pas fermé l’œil de la nuit. Seule dans la villa, avec deux flics en faction devant sa porte, elle avait attendu le jour, cloîtrée dans sa chambre, revoyant en boucle l’horrible bestiole dans son réfrigérateur. Qu’est-ce que cela signifiait ? Qui se vengeait ainsi ?

Passan, comme toujours, ne lui avait donné aucune explication. Mais peut-être n’avait-il pas la moindre idée de ce qui se passait. Elle avait multiplié les scénarios. Un caïd de la drogue tout juste sorti de taule avait tué le singe à coups d’injections d’héroïne et l’avait placé dans le frigo en guise de message de mort. Un tueur en série, un taxidermiste fou, s’était glissé dans leur maison, prévoyant déjà de les naturaliser, elle et ses enfants. Ou encore un médecin défroqué, qui avait tué plusieurs femmes en pratiquant des opérations esthétiques délirantes, revenait maintenant pour la défigurer…

Autour d’elle, les quais étaient déserts. L’eau était noire. Des joggers passaient de temps en temps, courant après un rêve de jeunesse éternelle, quelque chose de désespéré qu’ils ne rattraperaient jamais. Au loin, le dôme de la Géode scintillait comme une monstrueuse boule à facettes. La Cité des sciences et de l’industrie barrait le ciel, à la manière d’un lieu de culte abritant un mystère.

Ce décor lui rappelait les premières œuvres de Giorgio De Chirico, qui l’avaient bouleversée alors qu’elle visitait les musées de New York avec ses parents. Elle avait lu dans le guide que le peintre exprimait la solitude de l’homme, l’énigme des rêves, une métaphysique du néant… Elle n’y comprenait rien. Dans son pays, la solitude n’existe pas. Hormis le lendemain du jour de l’An, difficile de trouver une rue déserte à Tokyo ou à Osaka. Et encore, il y a toujours les esprits. Elle n’était ni shintoïste ni bouddhiste, mais elle était convaincue que des forces invisibles peuplent le monde. Des divinités qui tissent la trame supérieure de la réalité et donnent sa cohérence à l’univers.

Malgré le soleil, elle grelottait sur son banc. Elle revoyait les yeux morts, les petites dents déchirant la chair brune. Cette image persistait au fond de sa rétine. Tout ce qu’elle contemplait était marqué, en filigrane, par ce cauchemar…

En vérité, elle n’était pas étonnée. Elle méritait ce châtiment. Elle avait volé un bonheur auquel elle n’avait pas droit. Son père l’avait prévenue : un mariage avec un gaijin était contre nature. Sa mère l’avait prévenue, pour d’autres raisons : ce mariage était contre sa nature. Quand son couple avait décliné, Naoko avait presque été soulagée. La sentence qu’elle attendait survenait enfin. Bien mal acquis ne profite jamais

— Salut !

Sandrine s’avançait, agitant nerveusement la main. Elle était de plus en plus mal fagotée. Une tunique indienne, un jean trop ample, trop court, avec un large revers. Une tête livide, fardée à outrance. Des mèches de crin, écrasées par un chapeau de paille. Une fleur derrière l’oreille… Des excentricités qui tombaient à plat et qui devaient déclencher l’hilarité de ses élèves. Sandrine se voulait « hippie revival », elle ressemblait à un épouvantail.

Naoko se leva. D’autorité, l’autre lui fit quatre bises. Elle détestait ça. Sandrine sentait la sueur et le musc. Ses gestes étaient maladroits, brutaux, presque inquiétants. Mais d’une certaine façon, tout cela réconfortait Naoko. Cette femme bizarre était son ange gardien.

Depuis son réveil, elle l’avait appelée à trois reprises. D’abord pour s’assurer que ses enfants avaient bien dormi. Puis pour vérifier qu’ils étaient bien arrivés à l’école. Enfin pour proposer ce « rendez-vous de crise ».

— T’es sympa de venir jusqu’ici, fit Sandrine en rajustant son chapeau.

— Tu rigoles ou quoi ? C’est toi qui es gentille de m’accorder encore du temps.

Son amie sourit, à la manière d’un pompier qui jaillit à travers les flammes. Ne me remerciez pas, c’est mon métier.

— Il y a du nouveau ?

D’un signe de tête, Naoko désigna le quai désert.

— On marche ?

Elles firent quelques pas en silence, bras dessus, bras dessous. Enfin, Naoko évoqua son malaise, son angoisse irrépressible.

— Ne t’en fais pas, la rassura Sandrine, Olive va régler ça.

— Il ne dit rien, fit-elle la tête baissée. Il n’a jamais rien dit.

— Tu n’as jamais rien voulu savoir. C’est toi qui lui interdisais de parler de son métier…

Naoko sourit malgré elle. Sandrine connaissait leur histoire par cœur. Elle avait raison : ce mur du silence, c’est elle-même qui l’avait édifié.

— Cette agression est forcément liée à son boulot, reprit l’autre. Il va mener son enquête et arrêter le salaud qui a fait ça. Mais tu dois quitter la villa.

— C’est ce que je fais. À partir d’aujourd’hui, c’est lui qui prend le relais.

— Le relais ?

— Avec les enfants.

Sandrine parut déçue :

— Je ne les garde pas ce soir ?

— Non. On est au moins d’accord là-dessus. On ne cédera pas à la menace.

— Tu viens dormir à la maison ?

Sans savoir pourquoi, Naoko mentit :

— Non, je te remercie. J’ai trouvé un hôtel, près du bureau. Je commence hyper tôt en ce moment.

Sandrine enchaîna :

— Donc, Olive reprend le flambeau et le combat continue ?

— Exactement. Nous allons nous battre.

Elles étaient parvenues au pied de la passerelle qui permet d’accéder à la Cité des sciences, de l’autre côté du canal.

— Tu veux grignoter quelque chose ? demanda Sandrine avec enthousiasme.

— Non. Je n’ai pas faim. Mais si tu veux, on peut aller…

— Laisse tomber, fit son amie d’un ton crispé.

Elles continuèrent sous le pont. La berge était toujours aussi déserte. Dans la lumière poudreuse, la pierre blanche contrastait violemment avec les eaux noires. Le tableau avait une dureté solaire.

— Il n’a aucun soupçon ?

— Je te répète qu’il ne me dit pas un mot. De toute façon, ça fait des mois qu’on ne se parle plus. Cette histoire n’a rien changé.

Insensiblement, Sandrine la poussait vers le bord de l’eau. Naoko l’avait souvent remarqué. Dès qu’elles se promenaient, elle se pendait à son bras et avançait à l’oblique, comme un crabe.

— Tu dois lui faire confiance. C’est un flic. C’est son métier.

— Justement.

— Justement quoi ?

Naoko hésita avant de poursuivre. Elle avait évité, toute la nuit, cette hypothèse. La pire de toutes, mais qui tenait la route face aux autres :

— Et si c’était lui ?

Sandrine s’arrêta, incrédule :

— Quoi, lui ?

— Qui essaie de me faire peur.

— T’es malade ou quoi ?

— Il n’y a pas eu d’effraction. Le chien n’a pas aboyé. L’intrus est un familier.

— Pourquoi ferait-il ça ?

— Je sais pas. Pour nous rapprocher. Nous forcer à faire front ensemble contre un ennemi imaginaire.

— Il ne veut plus divorcer ?

Elle ne répondit pas. Jamais Passan n’avait manifesté le moindre doute au sujet de leur séparation. Peut-être exprimait-elle, au contraire, son propre dilemme… Elle ne savait plus où elle en était.

— Tu délires complètement, asséna Sandrine. On dirait que tu as oublié qui est Olive.

Naoko reprit sa marche. Le seul fait d’énoncer cette crainte à voix haute l’avait soulagée. D’ailleurs, durant quelques secondes, elle n’y crut plus. Puis le doute revint, lancinant…

— C’est un flic, s’obstina-t-elle. Il ne connaît que la violence, les rapports de force.

— Et alors ?

— Je me demande si toutes ces années dans la rue ne l’ont pas rendu cinglé… Je… je…

Elle fondit en larmes, libérant la tension qui l’oppressait depuis la nuit précédente. Sandrine la saisit par les épaules, la tourna et la prit dans ses bras.

— Ma petite, je dois te dire que t’es en train de déconner à plein tube.

Naoko se dégagea de l’étreinte et essuya ses larmes. Elles suivirent de nouveau la berge. La pierre claire, le canal sombre, la poussée oblique de Sandrine. Tout cela l’écœurait. Elle eut soudain envie de dormir, de sombrer dans l’inconscience.

— Je me demandais…, marmonna Naoko. Vous étiez ensemble quand je l’ai connu, non ?

— Non. C’était déjà fini.

— Comment était-il avec toi ?

— Ça n’a été qu’un flirt. Rien à voir. Tu es l’amour de sa vie.

Naoko nia d’un signe de tête :

— Non. Tout ça, c’est terminé.

— On a compris. Mais vous devez rester soudés le temps de cette galère…

Naoko renifla, sortit un kleenex et sourit. Sandrine, avec son allure fofolle et ses gestes désordonnés, était dotée d’un solide bon sens qu’elle n’avait jamais eu. Elle, la Japonaise, supposée froide et réservée, partait au quart de tour à la moindre idée délirante.

Cette fois, ce fut elle qui enlaça Sandrine. L’odeur de musc lui monta aux narines, l’emplissant d’un sentiment de réconfort presque animal.

— Je sais pas ce que je ferais sans toi…

31

Depuis deux heures, Passan étudiait le dossier de l’Aide sociale à l’enfance consacré à Guillard Patrick. À midi, il était retourné au Chris’Belle. Vernant avait le document. Olivier l’avait aussitôt feuilleté puis était reparti au pas de course. L’autre l’avait rattrapé, tentant de lui arracher une promesse. Il n’avait obtenu qu’un direct dans le foie.

Le flic avait foncé jusqu’à Nanterre-Parc puis s’était enfermé dans son bureau du troisième, écartant tous les dossiers, les empilant contre la porte pour que personne ne le dérange. Il avait réglé la climatisation au plus frais avant de plonger dans les origines de l’hermaphrodite.

Entre-temps, Isabelle Zacchary l’avait appelé, pour lui faire un compte rendu sur l’atelier de Stains. Rien ne pouvait être retenu contre Guillard. Ses empreintes étaient partout mais pas sur le corps lui-même ni sur les instruments chirurgicaux qui avaient servi à le charcuter. Sur ses vêtements, pas le moindre fragment biologique appartenant à la victime, pas la moindre liaison avec le sacrifice. On n’avait pas non plus retrouvé de seringue ni de chlorure de potassium. Passan ne fit pas de commentaire. Son idée était que le salopard s’en était débarrassé dans le brasier du nourrisson.

Quant à la prétendue fuite d’un autre homme par la porte de derrière, c’était la thèse du « Pourquoi pas ? » qui persistait. Il existait bien une autre issue. Elle n’était pas verrouillée et ne portait aucune autre empreinte que celles de Guillard. Suffisant pour l’inculper ? Non. Écoutant Zacchary, Passan songeait toujours aux gants de nitryle — plus que jamais, la seule preuve reliant le tueur à sa victime.

Il fallait retourner au terrain vague, chercher encore…

Il n’avait reçu aucune nouvelle de Levy et il n’en attendait pas. Si de nouveaux éléments étaient découverts, il serait le dernier averti. Il était en quarantaine et il savait pourquoi : tant qu’il rôderait dans les parages, l’enquête serait sujette à caution… Lors du procès d’O.J. Simpson, un des faits qui avaient permis sa libération était que le détective responsable de l’enquête avait répété, lors d’une seule conversation téléphonique, plus de quarante fois le mot « nègre ». Cette seule circonstance avait suffi à jeter le discrédit sur les preuves qui accablaient le joueur de baseball. S’il voulait être crédible, Levy avait intérêt à tenir Passan à distance.

Le dossier Guillard était plus fertile. Dès les premières lignes, le flic se retrouva en terrain de connaissance. Éducateurs référents. Enfants placés. Parents de substitution. Famille nourricière. Famille agréée… Un vocabulaire qu’il connaissait par cœur. Passan n’avait jamais éprouvé la moindre empathie pour le suspect mais à la lecture de son dossier, il devait se rendre à l’évidence : ils sortaient tous les deux du même merdier.

Les premiers feuillets contenaient un scoop : Guillard avait vu le jour à l’institut médical Sainte-Marie, à Aubervilliers. Quand un enfant naît sous X, la règle administrative est d’inscrire comme lieu de naissance la mairie de la commune concernée. Or, la fiche d’état civil de Guillard indiquait celle de Saint-Denis. Le fonctionnaire qui l’avait déclaré avait ajouté cet obstacle supplémentaire pour brouiller un peu plus les pistes — à moins que ce soit une simple erreur.

Il fallait donc repartir de zéro. Visiter l’établissement hospitalier. Consulter ses registres. Identifier la mère sans nom ni visage. En espérant qu’on ne s’était pas amusé à falsifier aussi la date de naissance. Autre fait singulier : étant donné qu’on choisit en général comme patronyme pour un enfant né sous X trois prénoms, le troisième faisant office de nom de famille, d’où venait « Guillard » ? Une création du fonctionnaire ? Impossible de le savoir.

La loi accorde soixante jours à la génitrice pour revenir sur sa décision. Elle est en droit aussi de laisser une lettre que son enfant pourra lire à l’« âge de discernement », avec l’« accord de ses représentants légaux ». La mère de Guillard n’avait pas changé d’avis. Et elle n’avait rien laissé. À partir de là, Patrick était devenu adoptable mais personne ne s’était jamais porté candidat : comme dans tout autre domaine, les adoptants évitent les mauvais numéros de série.

Cela leur faisait un point commun : Passan non plus n’avait jamais été adopté. Pour une autre raison : il n’avait jamais été orphelin. Sa junkie de mère avait toujours survécu. À distance. Un jour, elle méditait dans un ashram du Sikkim. Un autre, elle vivait en communauté à Auroville, au nord de Pondichéry. Plus tard, elle suivait une cure de détox à Zhongdian, à la frontière tibétaine. Puis on la retrouvait à Calcutta, disciple d’un maître hindouiste qui pratiquait des sacrifices à Kali. Passan lisait ses rares lettres avec incrédulité. Il l’imaginait patauger dans le sang et les fleurs, une chèvre égorgée à ses pieds. Quand elle s’était fait le fix ultime, Passan avait vingt ans. Un peu tard pour se trouver une famille.

Comme Guillard, il avait connu les week-ends dans des foyers vides, les vacances en colonie, le perpétuel ballottage entre juges et éducateurs. Il avait éprouvé cette soif d’amour sans but ni objet qui assèche le cœur. Ce manque de tendresse qui vous durcit la carne.

L’enfant Guillard n’avait jamais fait de vieux os nulle part. Ce n’était plus une éducation, c’était de l’intérim. Le dossier contenait les noms et les coordonnées des éducateurs mais Olivier savait que personne ne parlerait. Son seul atout était un coup de chance. En 1984, Guillard avait séjourné au foyer Jules-Guesde, à Bagnolet. Or, Passan y avait lui-même passé plusieurs années. Il fut tenté de téléphoner puis se dit qu’aller sur place serait plus efficace.

Avant de partir, il contacta tout de même quelques foyers et lieux de vie. Partout, ce fut le même black-out. Il tombait sur des animateurs trop jeunes qui ne savaient rien ou des éducateurs trop vieux, qui avaient volontairement perdu la mémoire. Même accueil ou presque dans les familles. Il réussit pourtant à échanger quelques mots avec une dénommée Janine Lestaix, qui avait accueilli Guillard en 1982, à Clichy-sous-Bois. La femme faisait une faute de français à chaque phrase, ponctuant ses assertions de « faut qu’j’voye » ou encore « y a pas photo ». Elle n’avait pas l’air de disposer de toutes ses facultés mentales.

À plusieurs reprises, elle fit le même lapsus, appelant Patrick Patricia. Quand le flic lui en fit la remarque, elle répondit, d’une manière absurde :

— Faut qu’je voye avec mon avocat.

Patrick/Patricia : l’ambiguïté de l’enfant s’était donc aggravée à la puberté. Peut-être avait-il subi une opération mais le dossier médical faisait l’objet d’une autre censure. Un autre boulot de recherche en perspective.

Il décrocha son téléphone et appela Fifi :

— Toujours dans les murs ?

— On fait nos cartons.

— Monte me voir une minute.

En l’attendant, Passan s’interrogea. Quand Guillard était revenu sur les lieux de son enfance, avait-il récupéré son dossier lui aussi ? Avait-il fouiné et retrouvé ses géniteurs ?

— Ça va, ma gueule ?

Passan leva les yeux : le punk pénétrait dans la pièce. Il fit mine de tousser et s’éventa avec la main, rapport à la forte poussière qui régnait dans l’espace.

— Du nouveau ? s’enquit Passan alors que Fifi refermait la porte.

— Que dalle.

Les constates effectuées dans sa villa n’avaient rien donné. Ni les prélèvements de la PTS. L’autopsie de la bestiole était en cours.

— Qui la fait ?

— Un véto. Je te donnerai ses coordonnées.

— Et sur l’origine du singe ?

— On remonte les filières, les zoos, les animaleries, mais avec Internet, tu pourrais t’acheter un orang-outang sans la moindre autorisation sanitaire.

— Les douanes ?

— En route aussi. Mais Reza nous fout la pression sur les autres coups.

Passan ne releva pas. Toujours assis derrière son bureau, il tendit ses photocopies.

— C’est quoi ?

— Des extraits du dossier de Guillard.

— Quel dossier ?

— Celui de l’Aide sociale à l’enfance.

— Mon plan a marché ?

— Il a galopé. Là-dedans, tu as les centres, les foyers et les familles où Guillard a séjourné. Pour commencer, va à l’hôpital où il est né. Tâche de mettre la main sur la mère et le père.

— Passan, on n’a pas le temps, là…

Le flic se leva et attrapa sa veste :

— Tu me le dois, compris ?

Fifi hocha la tête. Passan avait étouffé un nombre incalculable de coups foireux le concernant : manquements à l’appel, cuites, overdoses, voies de fait… Sans compter d’obscurs trafics intra-muros avec les Stups. Des prix défiant toute concurrence sur les produits des saisies régulières…

Il ordonna en ouvrant la porte :

— Rappelle-moi dès que t’as du nouveau.

— Où tu vas ?

— Petit pèlerinage.

32

Il s’était donné une demi-heure pour arriver à Jules-Guesde. Durant le trajet, il s’interrogea. Cette nouvelle enquête sur Guillard servait quelle cause au juste ? Il n’était même pas sûr que le garagiste soit l’intrus de la nuit précédente. Encore moins sûr que ces informations sur ses origines prouvent quoi que ce soit sur sa culpabilité.

Mais il devait bouger, parler, agir. Tout plutôt que rester prisonnier de son bureau.

Il avait appelé l’école de ses enfants. Rien à signaler. Il avait appelé Gaïa, la baby-sitter. Elle irait les chercher à 16 h 30, comme d’habitude. Il avait appelé Pascal Jaffré et Jean-Marc Lestrade, les deux gars de son groupe qui avaient accepté d’assurer la surveillance de la maison à partir de 18 heures. Lui-même arriverait dans ces eaux-là afin de passer auprès de ses gosses une soirée absolument normale — le plus dur de la mission.

Il sortit porte de Bagnolet et emprunta l’avenue Gambetta en direction de la rue Floréal. Les rues se rétrécissaient et c’était comme si elles imprimaient une pression sur sa poitrine. L’émotion ? Pas le moment de céder aux trémolos.

Il se gara sous les platanes qui bordaient la rue. Depuis midi, le soleil persistait. Du pur mois de juin, enfin. Les ombres des arbres tremblaient sur le bitume. Les feuilles laissaient échapper des éclats éblouissants. L’été : il pouvait le sentir au frémissement de l’air, à l’odeur de gomme brûlée, aux gazouillis des oiseaux qui survolaient la rumeur des voitures. Quand il sonna au portail du centre, il avait lâché sa peau de flic stressé. Il était plutôt en proie à une étrange mélancolie.

La porte de fer s’ouvrit en un déclic. Personne pour l’accueillir. Il traversa le parc. Rien ne cadrait avec ses souvenirs. Les pelouses, les bâtiments, les allées : tout lui semblait plus étriqué, dérisoire. Quand il était enfant, ces surfaces gazonnées évoquaient des plaines, les blocs de briques des murailles. Il se retrouvait face à de petits immeubles de deux étages, cernés de parterres aux dimensions de squares municipaux.

Il remonta l’allée, évitant, comme un gosse, les ombres des marronniers. À son époque, Guesde abritait jusqu’à six cents pensionnaires puis les effectifs s’étaient réduits. Aujourd’hui, il n’y en avait plus qu’une centaine répartis entre la crèche, l’école primaire, le collège et le lycée. Avec toujours la même spécialité : des destins de galère.

Dans les années 70, le centre était surnommé « l’école des voleurs ». Les mômes partaient en brigades sur la ligne 3 — Pont-de-Levallois-Gallieni — à l’assaut des portefeuilles. Une meute de piafs aux mains agiles. En un sens, ces virées avaient constitué ses premières classes de flic. Il se souvenait qu’un accident avait calmé le jeu. Sur le quai d’une gare, Dido le Gitan n’avait pas voulu lâcher le sac d’une bourgeoise. L’anse avait cédé alors que la rame arrivait. Le gosse n’avait eu la vie sauve que parce que son buste et sa tête mesuraient moins de cent quarante-trois centimètres, l’écartement des voies ferrées — mais il y avait perdu ses jambes.

Dans le hall du premier bâtiment, fraîcheur et pénombre lui tombèrent dessus. Carrelage en damier. Escaliers cirés. Silence passé à la Javel. Il se trouvait dans le bloc administratif, qui signifiait jadis emmerdements et punitions. Pas un rat à l’horizon. Passan frappa à quelques portes, trouva enfin une secrétaire.

— Je voudrais parler à Monique Lamy.

— C’est pour quoi ?

Il montra le bouquet de pivoines qu’il avait acheté en route.

— Je suis un ancien pensionnaire.

La femme décrocha son téléphone, sans entrain.

Monique, sa botte secrète. Animatrice depuis des temps immémoriaux, elle représentait son seul point de contact avec le passé. Il l’avait revue deux fois en trente ans. Elle s’était déplacée pour la cérémonie de sortie de sa promotion, à l’ENSOP, en 1993, avant qu’il parte pour le Japon. Une dizaine d’années plus tard, elle était venue le voir à la BRI à propos d’un gosse du collège interpellé pour vol qualifié et coups et blessures. Passan avait fait le nécessaire, au nom du bon vieux temps. Et c’était tout. Mais chaque année, pour la fête des Mères, il lui envoyait des fleurs.

Des pas dans l’escalier. Il leva la tête. Monique était du genre intemporel. Une Mamie Nova version baba cool — robe bariolée, pataugas, chignon gris — qui, jeune fille, ressemblait déjà à une étiquette de pot de confiture. Sa voix grave était posée comme une corde à vide, jouée pleinement, tranquillement, mais ses manières contrastaient avec ce timbre équilibré : saccadées, bourrues, presque brutales.

Passan offrit ses pivoines puis expliqua, en quelques mots, la raison de sa venue. Il ne voulait pas d’épanchements.

— C’est une visite de flic ? sourit-elle en humant les pétales.

Il lui rendit son sourire :

— Le nom te dit quelque chose ?

— Patrick, oui, bien sûr…

— Tu te souviens de lui ?

— Je me souviens de vous tous.

L’amalgame lui déplut mais Monique, c’était un peu Jésus : ils étaient tous ses enfants. Elle confia le bouquet à la secrétaire et le guida de nouveau vers le jardin. Ils s’assirent sur un banc, à l’ombre des feuilles agitées par le vent tiède. Un brouhaha s’élevait, de l’autre côté des bâtiments : sans doute la sortie des cours.

— Il a des ennuis ?

— Désolé, Monique. Même à toi, je ne peux rien dire.

Elle eut un nouveau sourire. Passan songea à un galet de rivière, poli par des crues glacées et des étés rayonnants. Elle sortit un paquet de tabac à rouler. Il se souvenait encore de son odeur de foin chauffé au soleil. Du Samson.

— Patrick est resté deux ans, démarra-t-elle, après avoir allumé sa clope. À partir de 1984, je crois. Il n’était pas heureux. Il ne s’intégrait pas.

— À cause de son anomalie ?

— Tu es au courant ?

— C’est mentionné dans son dossier, répondit-il évasivement.

Elle tira une ou deux taffes et reprit, le nez au vent :

— Il a été opéré alors qu’il était ici. Il a disparu environ deux mois.

— Quelle était la nature de l’opération ?

— On n’a jamais su. Les médecins de Necker étaient très discrets.

Passan imagina une castration à coups de bistouri, des ovaires arrachés avec des tenailles.

— Personne ne l’aidait pour sa toilette ?

— Il avait environ douze ans. Il ne voulait pas qu’on l’approche.

— Mais c’était bien un garçon ?

Monique eut un geste vague :

— Disons que c’était son sexe d’élevage.

— Son quoi ?

— Un mot horrible pour désigner l’option prise à sa naissance. Le choix des médecins, de l’état civil, des éducateurs. On doit suivre la ligne qui a été fixée.

— Mais tu dirais qu’il était naturellement de quel côté ?

— Un garçon, envers et contre tout. Il faisait beaucoup de sport. Toujours seul, dans son coin. Il suivait aussi un traitement à la testostérone. Ses muscles se développaient mais…

— Mais ?

— Il gardait une espèce de féminité, dans ses gestes, sa voix, ses manières. Les autres gamins se moquaient de lui, le traitaient de « pédale ».

— Comment était-il ? Je veux dire, au quotidien ?

— Farouche, agressif. Il nous a ravagé plusieurs fois le réfectoire. Ses crises étaient souvent dues à ses injections. Les autres s’acharnaient sur lui. Il n’avait aucun ami, aucun soutien. Ses meilleurs moments, c’était quand on l’oubliait.

— Vous ne pouviez rien faire ?

— On ne peut pas surveiller les enfants vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Et il n’y a pas de répit pour un souffre-douleur.

— Tu te rappelles de persécutions précises ?

— J’ai été témoin un jour d’une scène… Ce n’est pas un bon souvenir.

— Vas-y. Je suis vacciné.

— Ils l’ont attrapé dans la cour puis lui ont baissé son pantalon et son slip. Ensuite, ils l’ont frappé. J’ai eu du mal à les arrêter.

Une « mise à l’air ». Un classique auquel il avait souvent assisté à l’école et qui restait, malgré toutes les horreurs qu’il avait croisées depuis, son pire souvenir. L’humiliation d’un enfant. La cruauté des autres. Cet acte « pour rire » confirmait ce qu’il avait toujours pensé : une blague, c’est le premier pas vers le crime.

— Ne t’en fais pas, fit-elle. Il a dû oublier. Les années servent à ça.

— Tu en es sûre ?

— En réalité, ça lui arrivait tout le temps.

Passan n’insista pas. Les mômes placés ne sont ni pires ni meilleurs que les autres, mais leur abandon, leur solitude, leur traumatisme accentuent leur cruauté. Comme s’ils commençaient déjà à se venger de la vie.

— Finalement, continua Monique, l’Aide sociale, en accord avec le juge, a opté pour un foyer dans le Sud. On était tous soulagés. Sur la fin, il était devenu carrément dangereux.

— C’est-à-dire ?

— Il avait réussi à voler un excavateur chez le dentiste. Un jour, il a tenté de crever l’œil d’un garçon. Une autre fois, il a essayé de mettre le feu au dortoir.

Le goût des flammes, déjà. Mais un peu faible pour l’accuser des quatre autodafés du 9–3…

— On voudrait que ce genre d’enfant soit attachant, poursuivit Mamie Nova en glissant son mégot éteint dans sa poche, qu’il soit une victime innocente face à l’acharnement de ses camarades. Mais Patrick était lui-même un démon. Il torturait les animaux dans notre poulailler. Il était le premier à s’en prendre aux plus faibles. Il y avait en lui… un mal insondable. Il ne s’intéressait à rien, ne faisait rien à l’école. C’était un bloc négatif, un déni.

Elle parut réfléchir puis murmura, pensive :

— Je me souviens juste d’un livre…

— Quel livre ?

Elle se leva brusquement, mains dans les poches.

— Je crois qu’on l’a toujours.

Elle disparut. Passan regarda sa montre : 17 h 30. Il ne devait pas traîner. Il consulta sa messagerie. Naoko avait appelé. Pour la cinquième fois de la journée. Elle voulait savoir si l’enquête avait progressé. S’il serait bien à l’heure ce soir et si des hommes étaient déjà postés rue Cluseret.

Crissement de graviers. Monique était de retour. Sans s’asseoir, elle lui tendit un livre qu’il reconnut aussitôt : 15 légendes de la mythologie éditées par Gautier-Languereau.

— Il le conservait toujours avec lui, commenta l’animatrice. Quand il a quitté le centre, il a voulu l’emporter mais le règlement est strict sur le matériel. Je le lui aurais bien donné mais j’étais en mission dans le nord de la France. Ensuite, il était trop tard pour le lui envoyer : les renseignements concernant les placements sont confidentiels.

Passan manipulait l’ouvrage avec précaution, appréciant le papier épais, les illustrations de Georges Pichard. Malgré le temps, les pages avaient la blancheur, la texture d’une hostie. Une jaquette illustrée représentait un athlète barbu qui semblait sortir des studios de Cinecitta, avec un navire en arrière-plan — sans doute Ulysse ou Jason…

Le flic avait la gorge bloquée. Un vrai nœud de marin. Lui aussi avait passé des après-midi entiers à dévorer cette collection. Il se revoyait, perché dans un arbre, grignotant des pastilles Vichy au fil des pages des 15 histoires fantastiques.

— Je peux le garder ?

— Pas de problème.

Il se leva à son tour :

— Merci, Monique.

— Tu t’en vas déjà ? Tu ne veux pas boire quelque chose ?

— Je te remercie mais je dois rentrer : je suis seul avec les enfants ce soir.

— Comment vont-ils ? (À chaque mail, elle demandait de leurs nouvelles.) Tu as des photos récentes ?

Passan en avait plein son Iphone mais il préféra mentir — sa couenne était déjà bien entamée, pas le moment de chatouiller la corde familiale.

— Je suis désolé, mais non.

Il l’embrassa et conclut par un dernier mensonge :

— Je reviendrai bientôt.

— Bien sûr, fit-elle d’un ton léger. Je ne t’ai pas dit grand-chose. Ça va te servir pour ton enquête ?

Il considéra la couverture du livre sans répondre.

— On fait ce qu’on peut ici, conclut-elle, mais tout est déjà écrit.

Elle laissa passer un bref silence, bercé par le vent vert et la poussière dorée, puis répéta :

— Souviens-toi de ça, Olivier : tout est écrit dès les premières années. Pour lui. Pour toi. Pour vous tous.

33

En poste derrière les Classe E et les Classe S, il observait l’étrange manège qui se déroulait sur le parking, devant la concession. Un homme à casquette grise était arrivé au volant d’une berline noire, une Audi A6 de PDG. Un gyrophare tournoyait sur son toit. Sortant du véhicule, il s’était dirigé vers les deux anges gardiens. D’un geste, il leur avait ordonné de partir. Sans broncher, les types s’étaient exécutés. Maintenant, il allumait une cigarette, comme s’il prenait le relais de la surveillance.

Qui était ce flic ? Un nouvel enquêteur ? Un tueur professionnel, envoyé par Passan ? Il délirait. Les choses ne se passent pas ainsi dans la police française. Pourtant, tous les signaux étaient au rouge. Il était plus de 18 heures. Il avait libéré ses employés et se trouvait seul dans le garage.

Une sueur acide s’écoulait le long de ses vertèbres. Pas la sueur de la salle de sport. Celle des dortoirs, quand il était gosse, redoutant à chaque instant une attaque des autres. Il songea à son chauffeur, puis au calibre automatique qu’il cachait dans son coffre-fort. Mais il ne bougeait pas, comme hypnotisé par cette nouvelle présence.

L’homme fumait toujours tranquillement, adossé à sa berline. Trapu, il paraissait gris de la tête aux pieds. Son visage, rectangulaire, ressemblait à un parpaing. Voûté, inexpressif, il portait un treillis militaire usé, trop large pour lui. On aurait dit un animal né de la ville, se nourrissant d’elle, puisant dans ses gaz, sa crasse, sa poussière une sorte d’invulnérabilité. Il devait avoir une cinquantaine d’années, ce qui signifiait trente ans, au bas mot, de bitume.

Le type balança finalement sa clope et marcha dans sa direction. Même à cette distance, sa part intuitive — féminine — sentait qu’il était dangereux.

Il chercha dans sa poche la télécommande pour abaisser le rideau de fer mais il était trop tard. À travers la vitre, le visiteur l’avait repéré et l’interrogeait d’un geste : « Je peux entrer ? » À contrecœur, il déverrouilla la porte. L’autre pénétra dans le show-room, à la manière d’un client retardataire.

Les deux hommes se dévisagèrent. Le silence des voitures, dans la grande salle, avait une puissance religieuse. Le sol de béton laqué brillait au contact des derniers rayons du soleil.

— Jean-Pierre Levy, attaqua l’homme gris. Commandant de police à la Brigade criminelle de Paris. Je dirige l’enquête sur l’homicide de Leïla Moujawad.

Il saisit la carte de visite et la contempla durant quelques secondes. Ses doigts laissèrent une marque de sueur sur le bristol. Il songea aux gamins qui l’appelaient autrefois « la Limace ».

Sans un mot, il empocha la carte, éprouvant un obscur soulagement. Il réalisait qu’il avait cru, au plus profond de sa chair, à l’hypothèse du tueur envoyé par l’Ennemi. Chacun possédait un ange de la mort. Le sien s’appelait Olivier Passan.

— Vous êtes juif ? demanda-t-il brusquement.

— Ça vous pose un problème ?

Le garagiste ouvrit les bras vers les voitures qui brillaient dans le clair-obscur :

— Je vends des Mercedes, commenta-t-il sur un ton méprisant. Je dois m’habituer à toutes les clientèles…

Levy hocha lentement la tête :

— On m’avait prévenu que vous étiez quelqu’un de sympathique. On peut fumer ici, non ?

Il ne répondit pas. L’autre alluma une cigarette. Il pouvait sentir — physiquement sentir — son sang-froid. Cet aplomb était lié à sa force naturelle, mais aussi à autre chose.

— Qu’est-ce que vous voulez ? demanda-t-il d’un coup.

— Les flics ne répondent pas aux questions, ils les posent.

— Alors, allez-y.

— Comment se fait-il que vous soyez là, à parader dans votre costard fil à fil au lieu de croupir au fond d’une taule ?

Le Phénix se détendit. Il s’attendait à une attaque plus précise. Quelque chose de concret. Le flic ne faisait que bluffer. Autour de lui, la fumée de Marlboro se répandait. Curieusement, la sensation ne lui déplut pas. Les volutes légères créaient un halo d’irréalité, de solennité au-dessus d’une scène qui s’annonçait détestable — et minable.

— C’est tout simple : je suis innocent.

— Non. C’est parce que le commandant qui dirigeait l’enquête a merdé. Il n’a pas été foutu de trouver des indices directs, ni de maîtriser son flag. Je connais bien Passan. C’est un flic intelligent, acharné, mais trop impulsif. Sans le vouloir, il t’a permis de t’en sortir, mon salaud.

Il tressaillit au tutoiement et à l’injure.

— Vous… vous êtes différent ?

— Je joue le jeu des salopards, en connaissance de cause.

— C’est… c’est-à-dire ?

La chaleur revenait. La chaleur et la brûlure. Pas question de subir une crise sous les yeux de cet étranger.

— Si t’es encore là, en liberté, à te pavaner, c’est qu’il manque, malgré l’évidence, un joint pour te relier à ta dernière victime, Leïla Moujawad.

— J’appelle mon avocat.

Il se dirigea vers son bureau mais Levy fit un pas de côté, lui barrant la route.

— Tu vas rester là et m’écouter, enfoiré. Ce joint, nous savons toi et moi qu’il existe.

Les fluides de son corps circulaient à toute allure. En complète surchauffe.

— C’est une paire de gants stériles de marque Steritex, ambidextres et hypoallergènes, continua Levy. À l’extérieur, il y a des traces de sang de la victime. À l’intérieur, des fragments organiques de l’assassin. Des particules de peau desquamées, collées par sa sueur. D’un côté, l’ADN de la victime. De l’autre, celui du tueur. Je continue ?

Guillard ruisselait, se dissolvait. Bizarrement, cette défaite faisait reculer la menace d’une crise. Sa tension s’évaporait par liquéfaction. Il se dit que tous les guerriers tombent parce qu’ils ont commis une erreur. Il n’était pas différent — même s’il était d’essence divine.

— À Stains, poursuivit l’homme gris, c’est pas le grand amour avec les condés. Je suis retourné sur les lieux, en solo. J’ai été vite repéré, crois-moi. Un Bougnoule m’a abordé. Le père d’un des mômes qui traînent dans le terrain vague où tu t’es fait allumer. Son gosse avait trouvé une paire de gants. Il voulait savoir si ça m’intéressait, si j’étais prêt à raquer pour ça.

Levy alluma une autre cigarette avec la précédente et balança son mégot par terre, sans l’écraser. Il recracha une longue bouffée, lente, sereine.

— Et… et alors ?

— Alors, j’ai payé. Tu vois qu’un Juif et un Arabe peuvent parfois s’entendre. J’ai fait porter les gants sous scellés dans deux labos différents. (Il dressa son index droit.) Un à Bordeaux. (Il tendit son index gauche.) L’autre à Strasbourg. Le recto pour l’un, le verso pour l’autre. J’ai reçu les résultats ce matin. (Clope au bec, le flic rapprocha ses deux doigts.) Il suffit de les réunir pour que tu prennes perpète, mon gars.

— Qu’est-ce… qu’est-ce que vous voulez ?

— Cinq cent mille euros en cash. Demain. À l’heure que tu voudras.

— Je n’ai pas cette somme.

— J’ai dans ma voiture tes comptes d’exploitation des cinq dernières années, tes relevés bancaires, tes placements, tes assurances vie. Crois-moi, fils de pute, tu vas pas apprendre à un Juif à compter.

Il éclata de rire, sous l’effet de la pression. Son visage cuisait comme une brique. Il tira la pochette glissée dans sa poche de poitrine et s’essuya le front. Il détestait ce geste. Un geste de gros. Un geste de faible…

— Ça te fait rire ? fit le visiteur. T’as tort. Si j’envoie les deux gants au troisième labo habilité par décret, t’es bon comme la romaine.

Il se sentait mieux. Il venait de perdre une bataille mais son adversaire avait un talon d’Achille : le fric.

— Comment je vous contacte ?

Un téléphone se matérialisa dans la main de Levy :

— Tu utilises ce portable. Il n’y a qu’un numéro mémorisé, celui d’un autre mobile que j’utiliserai pour l’occasion. Dès que tu as la somme, tu m’appelles.

— Vous aurez les gants ?

— Je veux de tes nouvelles cette nuit. Demain matin au plus tard.

Il écrasa sa dernière cigarette sur la carrosserie étincelante de la Classe S placée à ses côtés et tourna les talons.

Ce flic était un don du ciel. Perdre des gants était la première erreur qu’il commettait depuis le début de ses Renaissances. Entre les mains de Passan, cette pièce à conviction lui aurait été fatale.

La scène s’acheva comme elle avait commencé. Les deux autres flics revinrent sur le parking. Levy échangea quelques mots avec eux avant de repartir. Les cerbères lancèrent un coup d’œil méfiant vers la concession puis reprirent leur position de sentinelles.

Il appuya sur sa télécommande. Lentement, les rideaux de fer s’abaissèrent et le plongèrent dans l’obscurité.

Malgré lui, il murmura une phrase d’Arthur Rimbaud : « La vraie vie est absente, nous ne sommes pas au monde… »

34

Impossible de résister.

Alors qu’il était englué dans le trafic de 18 heures, Passan avait reçu un appel de Rudel le légiste. Le vétérinaire qu’il avait trouvé — un spécialiste des Cebus apella, ou « capucins à houppe noire », a priori l’espèce qui les intéressait — avait achevé l’autopsie du singe.

Impossible de résister.

Philippe Vandernoot était installé à Levallois-Perret. Passan venait de croiser la porte de Clichy. Aussitôt, il programma son GPS sur l’adresse du cabinet, rue Paul-Vaillant-Couturier. Selon le logiciel, il en avait pour vingt minutes. Avec sa sirène, il pouvait réduire ce temps de moitié. Il braqua, sortit porte de Champerret, appuya à fond sur l’accélérateur.

Voies de bus. Sens uniques. Trottoirs. Il parvint à destination en moins de huit minutes. En route, il avait trouvé le moyen d’appeler Gaïa pour l’avertir qu’il serait « légèrement » en retard. Il avait contacté aussi les deux flics chargés de surveiller sa maison, Jaffré et Lestrade. Ils étaient déjà sur place. Rien à signaler. La paix régnait sur la rue Cluseret.

Il jeta un coup d’œil à sa messagerie. Un SMS de Naoko. Elle vérifiait s’il était bien rentré. Merde. Il fourra le mobile dans sa poche après l’avoir coupé et cadra le cabinet vétérinaire. La devanture rappelait un laboratoire d’analyses médicales ou une simple agence d’intérim. Baie vitrée, stores décolorés, enseigne aux lettres grises : « Vandernoot. Soins, vaccins et chirurgie vétérinaires ». Il se gara sur un bateau et sortit dans la lumière déclinante.

La salle d’attente, déserte, était décorée de posters et d’affiches exhibant des animaux de compagnie. La table basse croulait sous les revues animalières : 30 millions d’amis, Cheval magazine, Atout chat, Animal santé et bien-être… Une curieuse odeur d’éther et de zoo planait. À droite, un comptoir équipé d’une sonnette.

Au bout d’une longue minute, un homme apparut, vêtu d’une blouse verdâtre. Sans doute Vandernoot en personne. Petit, râblé, la soixantaine, il avait un long cou grêle qui ne cadrait pas avec sa stature. Sa tête pendait en avant comme celle d’une tortue. Il portait sur le bout du nez des lunettes en demi-lune, attachées à un cordon. Ses yeux gris, profondément enchâssés, évoquaient des mollusques au fond de leur coquille.

— C’est vous le flic ?

Passan avait demandé à Rudel de prévenir le véto de son arrivée. Sa voix était anormalement forte.

— Olivier Passan, commandant à la Brigade criminelle. Je suis venu chercher le rapport d’autopsie du capucin. Et entendre votre avis personnel sur cette histoire.

— Suivez-moi.

Ils passèrent dans une salle surchauffée, qui évoquait le décor d’une scène finale de film d’horreur. Les murs étaient tapissés de cages grillagées. On y distinguait des singes agités mais silencieux, qui lançaient des regards curieux à travers les mailles. Leurs pupilles étaient si intenses qu’on avait l’impression de recevoir en pleine poitrine des billes d’acier. Au centre, une table de métal était recouverte d’un drap. Des poils, du sang, de la sciure maculaient le sol.

Le pire était l’odeur. Quelque chose qui augmentait la pression de la pièce et altérait la respiration du visiteur : remugles d’excréments, de sang, de viande crue, de sueur canine.

— Je vous propose pas de vous asseoir.

Passan se demanda qui pouvait confier son animal de compagnie à ce docteur Frankenstein. L’homme arracha le drap qui cachait la table d’examen. L’horrible créature était là, toujours en position fœtale, couturée, rafistolée, avec du fil blanc qui lui sortait du ventre et du pourtour du crâne. La cervelle reposait dans un bocal. D’autres récipients abritaient des organes flottant dans un liquide rougeâtre.

— Qu’est-ce que vous pouvez me dire sur ce… truc ?

— Un mâle, âgé de cinq ans environ. Sinon, rien de particulier.

— On parle d’un singe écorché retrouvé dans un réfrigérateur.

— Ça, c’est le contexte. Pour ce qui est des mutilations, la technique est professionnelle. Ce capucin a été dépouillé dans les règles de l’art.

— Le coupable serait un vétérinaire ?

— Vétérinaire. Boucher. Chasseur.

Aucune des spécialités ne collait avec le profil de Guillard.

— Comment a-t-il été tué ?

— Difficile à dire. Une injection létale, je pense.

— Pas de trace de blessure ?

— Non. Au départ, j’ai cru qu’on lui avait brisé la nuque mais les vertèbres sont intactes.

— Vous avez fait une analyse toxico ?

— Si vous voulez lancer ce genre d’examens, il me faut une saisie du procureur et…

— Laissez tomber.

Passan n’avait toujours pas porté plainte — l’infraction, du point de vue judiciaire, n’existait pas.

— De toute façon, depuis le temps qu’il est mort, les molécules ont dû s’évaporer.

— Il m’a l’air plutôt frais.

— C’est le cas de le dire : il a été congelé. Certains signes ne trompent pas. Dilatation des organes. Éclatement de certaines veines et artères.

— Vous voulez dire…

— Que cette bestiole a peut-être été tuée il y a des mois, ou des années. Impossible de savoir. On l’a décongelée avant de la placer dans le frigo.

— Peut-on acheter de tels animaux sous cette forme ? Je veux dire… frigorifiés ?

L’idée fit rire Vandernoot. Il alluma un cigarillo. Passan reconnut la boîte blanche aux lettres d’or : Davidoff.

— Les Africains exportent des spécimens congelés en Europe mais les bestioles ont toujours leur fourrure et elles ne sont pas tuées par injection. Du reste, le Cebus apella est un primate américain, et personne n’en bouffe.

Olivier assembla ces éléments. L’agresseur s’était procuré un capucin à houppe noire, sans doute vivant. Il lui avait injecté un produit mortel, l’avait écorché puis mis au frais, en attendant de passer à l’acte. Ce protocole demandait un savoir-faire et un matériel spécifiques, qui cadraient de moins en moins avec Guillard. Surtout, la mise en scène supposait une longue préméditation.

— Où peut-on trouver des capucins en France ?

— Y a plusieurs filières. On les utilise parfois comme animaux de compagnie. Mais je doute que notre specimen provienne d’une filière officielle.

— Pourquoi ?

— Je n’ai pas repéré le moindre signe, le moindre tatouage sur son corps.

— Si on lui a retiré le pelage…

— En général, ce genre de marque est situé à l’intérieur de l’oreille. C’est en tout cas ce qu’on faisait dans le cadre des élevages à vocation thérapeutique.

— Pardon ?

Vandernoot tira sur son cigarillo qui ressemblait, au sens propre du terme, à un bâton merdeux :

— Les capucins ont été utilisés comme animaux thérapeutiques il y a quelques années, dans le cadre d’un « programme d’aide simienne en faveur des personnes tétraplégiques ». Mais ça n’a pas duré : trop cher.

Cette histoire rappelait quelque chose à Passan. Des primates apprivoisés qui prenaient soin d’handicapés. L’équivalent des chiens pour aveugles.

— J’ai participé au programme, continua le vétérinaire. On bossait sur ce projet avec les Belges et les Canadiens.

— Ces capucins, vous les avez dressés ?

— Avec quelques collègues, ouais.

— Qu’est-ce que vous avez fait de vos… élèves ?

L’homme envoya un coup de pied dans les cages, provoquant un bruit de ferraille et une volée de cris aigus.

— Mais ils sont là, les enfoirés !

Vandernoot balança un nouveau coup contre les mailles de fer. Les hurlements baissèrent aussitôt d’intensité. Passan se pencha et observa les créatures aux yeux de hibou et à la crête noire : il n’aurait pas aimé que de telles bestioles lui préparent son café.

— Pourquoi les gardez-vous ?

— Je les dresse pour mon compte personnel. Y me font marrer.

— Vous comptez monter un cirque ?

— Je vais vous faire voir.

Il ouvrit une des cages. Une boule noire bondit dans ses bras. L’animal avait le poil luisant comme celui d’un rongeur. Il virevoltait sur place, avec souplesse, rapidité, précision. Sa longue queue revêtue de fourrure brillait sous les néons comme un muscle de soie.

Vandernoot déposa l’animal à l’extrémité de la table, aux côtés de son congénère écorché. Il le portait d’une main, sans difficulté. Le capucin ne dépassait pas trente centimètres. Passan songea à Joli-Cœur, le singe savant de Sans famille, le roman d’Hector Malot.

— Je vous présente Cocotte.

Malgré sa tête auréolée de fourrure, la femelle ressemblait à un bébé humain, avec ses oreilles décollées et sa petite bouche rose. Un enfant de quelques mois, dans une version velue, mal dégrossie. Tout juste craché par la jungle comme le noyau d’un fruit fibreux. Elle fixait Passan de ses gros yeux de jais, mélange d’attention intense et d’indifférence complète.

Le vétérinaire fouilla dans ses poches. Il sortit sa boîte de cigarillos et l’ouvrit, en s’inclinant d’une manière ironique. La bête cueillit un Davidoff et le porta aussi sec à sa gueule. La seconde suivante, le vétérinaire lui proposait du feu.

Cocotte recracha la fumée en longues bouffées. Les volutes s’échappaient entre ses dents pointues, par ses narines dilatées. Vandernoot riait aux éclats. Passan secoua la tête tant le spectacle lui paraissait affligeant.

Il était près de 19 heures. Se casser d’ici. Rentrer au bercail. Vite.

En guise de conclusion, il demanda :

— Sur le type qui a placé cette bestiole dans le réfrigérateur, qu’est-ce que vous diriez ?

— Un farceur.

— Plutôt agressif comme blague, non ?

L’autre haussa une épaule, récupéra le cigarillo de Cocotte puis versa dans une écuelle quelques gouttes de grenadine. La femelle lécha le liquide avec avidité et regagna d’elle-même sa cage.

Vandernoot écrasa son mégot et se tourna vers le flic :

— Vous voulez voir un autre tour ? Y en a qui savent jouer aux cartes.

Passan déclina l’invitation d’un sourire et partit à reculons. Il n’y avait plus rien à glaner ici pour lui. Il rejoignit sa Subaru au pas de course, indifférent au vacarme du trafic, à la puanteur acide de la rue. Levallois à cette heure charriait des travailleurs dans les deux sens. Ceux qui quittaient leur zone de travail — les blocs vitrés de la rue Anatole-France. Ceux qui tentaient de rentrer chez eux, en direction du pont de Levallois et au-delà.

Il consulta son portable. Encore un message de Naoko. Il l’effaça sans l’écouter. Il montait dans sa voiture quand l’appareil sonna. Il pensa à son ex mais c’était Fifi :

— L’institut médical Sainte-Marie d’Aubervilliers a brûlé, avec ses archives.

— Rien n’a été conservé ?

— Que dalle.

— Quand est-ce arrivé ?

— 2001.

L’année du retour de Guillard dans le 93.

— Un accident ?

— Y a eu de fortes présomptions en faveur d’un acte criminel mais aucune preuve tangible.

Passan relia les points. La tentative manquée du jeune Guillard de foutre le feu au dortoir de Jules-Guesde. L’incendie de Sainte-Marie. Les nourrissons brûlés…

— Recherche la sage-femme, les infirmières, les toubibs qui bossaient à l’hosto cette année-là.

— On a d’autres trucs en route, Olive, et…

— Tu les interroges et tu trouves l’identité de la mère.

— Personne s’en souviendra.

— Un môme au sexe atrophié, ni garçon ni fille, né sous X ? Tout le monde s’en souviendra. Identifie la mère et localise-la.

— C’est tout ?

— Non. Avec le dossier que je t’ai filé, tu as toute la jeunesse de Guillard. Tu remontes le temps et tu vois s’il y a eu d’autres incendies criminels sur sa route.

— Tu penses qu’il est pyromane ?

— Fais-le et rappelle-moi.

35

— C’est pourtant pas sorcier de respecter le tempo !

Passan était à cran. Il était arrivé chez lui à 19 h 30, sans avoir appelé Naoko. Elle avait directement contacté Gaïa et découvert qu’à 19 heures, il n’était pas rentré. Quand il s’était enfin décidé à composer son numéro, il avait reçu un savon historique.

Au lieu d’enchaîner directement sur le dîner, il avait voulu passer par la case piano. Une manière de respecter la routine et de banaliser la soirée. Or, il était trop nerveux, et Shinji sentait sa fébrilité. Par contrecoup, le petit garçon multipliait les fautes.

— Merde ! Tu le fais exprès ou quoi ?

Shinji recommença le premier mouvement de la Sonate facile de Mozart en do majeur. Il butait toujours au même endroit : la succession d’arpèges après le deuxième thème. Assis à ses côtés, Passan battait la mesure de la tête et du talon, présence menaçante, presque effrayante. Lui-même voyait se rapprocher le passage critique avec anxiété…

En vérité, les leçons de piano ne se passaient jamais bien. Les garçons en ressortaient bouleversés et lui vidé, atterré d’avoir fait pleurer les êtres qu’il aimait le plus au monde. Pourtant, il tenait à ce que ses enfants deviennent de bons pianistes. Il avait lui-même réussi, de foyers en familles d’accueil, à acquérir des rudiments dans cette discipline.

Les arpèges arrivèrent. Et avec eux, les fausses notes. Passan frappa violemment le flanc du piano et se leva d’un bond. Shinji s’arrêta. Des milliers de volts claquèrent dans l’air. Diego fila derrière le canapé.

Olivier fit quelques pas rageurs. En bras de chemise, son .45 à la ceinture, il ressemblait plus à un flic en plein interrogatoire qu’à un père bienveillant.

— Bon Dieu de bon Dieu, s’acharna-t-il, tu la savais très bien il y a trois jours !

Shinji, perché sur son tabouret, tête baissée, restait muet. De l’étage parvenaient les sons nasillards d’un jeu vidéo. Hiroki tentait de se changer les idées, en attendant son tour. Passan allait ordonner à son fils de reprendre quand il remarqua que ses pieds ne touchaient pas le sol. Ce seul détail lui parut résumer la vulnérabilité de l’enfant — et l’inégalité du combat.

D’un coup, sa colère s’évanouit. Il ébouriffa les cheveux de Shinji et l’embrassa au sommet du crâne.

— Allez, finie la leçon. On passe à table dans dix minutes.

— Et Hiroki ?

— On verra demain.

Le garçon bondit sur ses pieds. Même si son frère passait carrément au travers de l’épreuve, il n’allait pas discuter. Il s’enfuit dans l’escalier, le chien sur ses traces.

Passan soupira et rejoignit la fenêtre. Dans la rue, Jaffré et Lestrade montaient la garde. Il avait bossé avec le premier à l’Antigang. Jaffré était présent lors de l’opération à Cachan, en 2001, qui avait coûté la vie à un des leurs — mais où aucun des truands n’avait survécu. Ce jour-là, Jaffré et lui avaient tué pour la première fois. Lestrade, lui, était du même alliage que Fifi. Un champion de tir sportif qui avait toujours l’air de sortir d’une rave-party — ou de Fleury-Mérogis.

Les deux hommes l’aperçurent et lui firent un signe de la main. À minuit, Fifi et Mazoyer, un autre dur à cuire, devaient assurer la relève. Chaque gars prenait sur son temps libre. Cette idée lui faisait chaud au cœur. Il n’était pas seul.

20 h 10. Passan fila dans la cuisine.

Il était en retard sur le planning instauré de longue date par Naoko : les enfants devaient être couchés à 20 heures, dents brossées, cartables bouclés. Il mit de l’eau à bouillir. Des carbonara : la seule chose qu’il savait cuisiner. Malgré l’heure tardive, il avait refusé que la nounou prépare quoi que ce soit. Toujours ses entêtements de père modèle.

Il fit rissoler des lardons dans une poêle pendant que les tagliatelles cuisaient. Il connaissait par cœur le timing. Le temps que les pâtes soient al dente, les fragments de couenne seraient saisis. Simultanément, il préparait la sauce : crème, œufs, noix de muscade. Son secret : une fois les lardons à point, il ajoutait un filet d’huile d’olive qui les dorait à nouveau et parfumait la crème quand il mélangeait le tout. Chaque fois, il servait son chef-d’œuvre avec la même blague : « Chez Papa, le meilleur restaurant du monde ! » Toute la famille était d’accord.

Le dîner se passa au mieux. Olivier, rongé par le remords, multiplia les plaisanteries et les mimiques. À l’aide des grissini torinese dont il agrémentait ses pâtes, il se livra à plusieurs imitations. Dents de vampire avec gressins au coin des lèvres. Défenses de morse avec gressins dans le nez. Antennes de Martien avec gressins derrière les oreilles. Shinji et Hiroki riaient aux éclats.

Tout en faisant le mariole, il admirait la beauté de ses enfants. Comme n’importe quel parent, sans doute, mais lui se réjouissait en prime de leurs origines métissées. Les symphonies d’Akira Ifukube ou de Teizo Matsumura unissent l’Extrême-Orient et l’Occident. Avec ses fils, il éprouvait la même sensation : les gènes de l’Est et de l’Ouest y faisaient l’amour.

Ils se brossèrent les dents tous ensemble, dans la salle de bains des enfants, et préparèrent les cartables, cahiers de texte ouverts. Puis ce fut une histoire pour chacun. Après les avoir couchés et embrassés, Passan laissa la porte entrouverte et la lumière allumée dans le couloir, tandis que la veilleuse lançait des étoiles vers le plafond.

Pour lui, le boulot commençait.

36

Il attaqua par le toit. Rien à signaler. Il siffla pour rappeler Diego qui trottinait le long des parapets puis reprit l’escalier. L’étage. Les chambres. Celle des enfants, qui dormaient déjà. Celle de Naoko, vide et silencieuse. Les deux salles de bains puis chaque penderie. Il n’allumait pas, se contentant d’examiner les vêtements, les recoins, le sol dans la pénombre. Au contact des robes et des chemisiers de Naoko, il n’éprouva aucune nostalgie. Plutôt un dégoût confus, l’impression obscure de transgresser un tabou.

Rez-de-chaussée. Rien non plus. Il était heureux de retrouver sa maison. Il planait ici quelque chose de pur, de strict, loin de tout pathos, de tout lyrisme, qui le mettait à l’aise, le confortait dans ses certitudes. Il songea à cette phrase du Viennois Adolf Loos, précurseur de l’architecture du XXe siècle : « L’homme moderne n’a pas besoin d’ornement. Il le déteste… »

Salon. Salle à manger. RAS. Il gagna la cuisine et stoppa devant le réfrigérateur. Il dut se faire violence pour l’ouvrir et attraper un Coca Zéro — Gaïa l’avait vidé, nettoyé puis de nouveau rempli. Passan s’interrogea encore : qui pouvait avoir fait ça ? Guillard, vraiment ? Après un tour au sous-sol, il conclut que tout était absolument normal. Il se prit à espérer : un avertissement sans suite ? Une farce macabre ?

Il attrapa son mobile et écrivit un SMS à Naoko. « Tout va bien. » Il hésita puis ajouta : « Baisers. »

Il sortit sur le seuil de la villa. La nuit était noire, humide, trop fraîche. Il traversa la pelouse et s’adressa à ses hommes derrière les barreaux blancs de la clôture.

— Salut, les filles. La mer est calme ?

— Un putain de lac, tu veux dire.

Jaffré était un Black aux tresses collées sur le crâne. Il portait un pantalon à pinces en jean, aux coutures orange, qui semblait sortir du pressing. Lestrade multipliait piercings et tatouages. Il était vêtu d’une paire de jeans à franges, coupés au-dessus des genoux, et d’un tee-shirt représentant MC5, un groupe très bruyant des années 60.

— Une ronde toutes les vingt minutes, ça vous va ?

Jawohl, mon colonel !

— Vérifiez les plaques de chaque voiture, continua-t-il sans relever. Appelez les sommiers. Vous mettez pas vos gilets ?

— T’en fais pas un peu trop ?

— Le mec qui s’est introduit chez moi n’est pas un enfant de chœur.

Ils opinèrent, sans conviction.

— À minuit, Fifi et Mazoyer prennent le relais. Vous pourrez retourner sauter vos gonzesses.

Il les salua d’un signe de tête et regagna la maison. Son portable sonna dans sa poche. Il espéra une fraction de seconde un appel de Naoko.

— J’ai retrouvé les parents de Guillard, annonça Fifi.

— Où sont-ils ?

— Au cimetière. Ils ont brûlé vif, tous les deux.

— Continue.

— La mère s’appelle Marie-Claude Ferrari.

Ferrari. Comme le célèbre constructeur dont les garages de Guillard reprenaient les syllabes. Soi-disant une allusion à son rêve de jeunesse : travailler pour la marque rouge. Il avait menti : ces noms étaient sans doute des références à celui de sa génitrice. Provocation, haine secrète, il avait choisi ces lettres comme il aurait craché au visage de sa mère indigne.

— Elle tenait un salon de coiffure à Livry-Gargan. J’ai pas eu de mal à retrouver sa trace parce que la sage-femme de la maternité se souvenait de…

— Parle-moi de sa mort.

— Elle a grillé dans son salon, un soir de juillet 2001, dans des circonstances non élucidées.

Toujours l’année du grand retour de Guillard. Après avoir détruit l’hôpital de sa naissance, il avait immolé sa propre mère. Guillard le pyromane. Guillard le parricide.

— Quelle date l’incendie ?

— Le 17 juillet. Le jour d’anniversaire de Guillard. C’est lui : y a aucun doute. L’enquête a rien donné mais l’origine criminelle du feu est une certitude.

— Son mari était avec elle ?

— T’as pas compris. Le père biologique s’appelle Marc Campanez. Le type n’avait pas vu Marie-Claude depuis près de quarante ans. Il est mort à mille kilomètres de distance. Et deux mois plus tard.

— Comment tu l’as retrouvé ?

— La sage-femme, toujours. Elle se souvenait de Marie-Claude. La coiffeuse n’arrêtait pas de pleurer avant l’accouchement, disant que Campanez l’avait abandonnée à cause de son enfant malformé.

Passan suivait, comme une flamme dans l’obscurité, la colère de Guillard. Lui aussi avait dû mener sa propre enquête. Il avait recueilli les mêmes éléments et découvert que ses parents l’avaient rejeté parce qu’il était un monstre.

— La sage-femme, on est déjà venu l’interroger sur cette affaire ?

— Elle m’a rien dit.

— Qu’est-ce qu’on sait sur la mort de Campanez ?

— Il avait pris sa retraite dans l’arrière-pays sétois. On a retrouvé son corps dans sa bagnole carbonisée en pleine pinède. L’homicide est clair. Les sièges étaient imbibés d’essence. Selon l’autopsie, il est mort asphyxié. Les flics avaient plusieurs pistes mais au final, ils ont rien trouvé.

— Pourquoi plusieurs pistes ?

— Jadis, Campanez était flic dans le 9–3. On a pensé à une vengeance. Mais l’enquête a tourné court. Affaire classée.

Guillard, enfant de flic, enfant de personne… Olivier sentait la chaleur des brasiers, le crépitement des flammes. Il voyait le vieil homme griller sous les pins méditerranéens. Le corps de la mère se tordre alors que les touffes de cheveux coupés et les bombes de laque s’embrasaient…

— C’est tout ce que t’as trouvé ?

— Tu m’as mis sur le coup y a deux heures.

— Gratte encore sur les parents. Je veux le maximum d’infos sur eux. Voir leur gueule, connaître leur pedigree. Sur le reste, t’as avancé ?

— Quel reste ?

— Les éventuels incendies dans les zones où a vécu Guillard.

— J’ai pas eu le temps !

— Tu t’y mets maintenant.

— Il est 22 heures !

— Appelle les pompiers. Les gendarmes. Les assureurs. T’as les lieux. Les dates. C’est pas sorcier.

— Tu parles. En plus, je dois être chez toi à minuit.

— Oublie : je me démerderai avec Mazoyer.

Passan avait maintenant la vision très nette d’un adolescent foutant le feu à son école ou à son immeuble, parce que lui-même brûlait dans cette peau hybride qui l’emprisonnait.

— Comment ça se passe chez toi ? demanda le punk.

— Tout va bien.

— Alors essaie de dormir quelques heures.

Il remercia son adjoint et raccrocha. Il réalisa qu’il puait toujours — la sueur, la peur, le singe — et que son jardin, avec ses senteurs nocturnes, ne faisait pas le poids.

37

Il aurait pu prendre sa douche comme d’habitude au sous-sol mais il voulait rester près des enfants. Il devait donc utiliser la salle de bains de Naoko, à l’étage.

Après avoir posté Diego devant la porte des garçons, il se risqua dans la chambre de son ex. Ils l’avaient partagée pendant cinq ans mais désormais, Naoko se l’était appropriée. L’espace était devenu plus japonais que jadis. Non pas qu’elle ait accroché des estampes aux murs ou fourré des kimonos dans les placards. Surtout pas.

C’était beaucoup plus fin que ça.

Beaucoup plus subtil.

Couette rouge. Coussins mordorés. Tapis orange. Naoko aimait les couleurs et considérait le dress code parisien (« tout le monde en noir ! ») comme une offense à la vie, une répression sinistre pesant sur les êtres et les esprits. Ces couleurs vives entretenaient un lien mystérieux avec l’Orient. Il y avait aussi ici quelque chose d’ordonné, de discret qui rappelait le Japon. Une harmonie indéfinissable, où pas un millimètre carré n’était perdu ni négligé. Une sorte de politesse innée des lieux et des choses…

Passan s’assit au bord du futon et, sur une intuition, ouvrit le tiroir du meuble de chevet. Le kaïken était là, dans son fourreau de jacquier noir. Il n’était pas surpris que Naoko ne l’ait pas emporté — elle avait toujours détesté ce cadeau, symbole de la violence et du fanatisme du Japon d’antan.

Plus étonnant, elle avait oublié sa « boîte à sommeil », où était rangé un kit pour bien dormir. Un eye pillow, comme on en donne dans les avions, des boules Quies, un testeur d’humidité (elle ne pouvait dormir à moins de 40 % d’hygrométrie), une boussole (le lit devait toujours être orienté vers l’est), des gouttes pour reposer les yeux…

Cette boîte et son contenu résumaient un trait majeur de sa personnalité : la quête perpétuelle du bien-être. Naoko cherchait, d’une manière presque scientifique, à bien dormir, bien manger, bien respirer… Elle ne se séparait jamais de son humidificateur, prétendant que l’air de Paris était trop sec. Elle se nourrissait de curieux produits, algues, graines, gelées, censés équilibrer son système digestif. Elle avait même acheté une montre qui captait la circulation sanguine et la réveillait au moment où son cycle circadien était le plus calme. Rien à voir avec un quelconque égoïsme ni même un goût du confort. Il s’agissait de vivre en harmonie avec le monde. D’une manière paradoxale, Naoko s’écoutait avec modestie, afin de respecter les lois de la Nature. Elle voulait se fondre dans le Grand Tout, le plus discrètement possible.

Il vérifia son portable. Pas de SMS. Cette soirée en solitaire ne lui valait rien. Il se leva et pénétra dans la salle de bains. Le temple de Naoko. L’espace était scindé en deux parties : une première zone carrelée, abritant un lavabo et une cabine de douche modernes ; une seconde pièce, entièrement lambrissée de pin, où trônaient d’une part un baquet rectangulaire aux hautes parois et d’autre part un pommeau de douche, à utiliser assis sur un tabouret en cèdre.

Il se tourna vers les étagères et considéra les brosses. Kitagawa Utamaro, le plus grand peintre du XVIIe siècle, renforçait la noirceur des chevelures par une seconde impression d’encre de Chine. Celle de Naoko était digne de ces estampes : elle offrait un noir si plein, si total qu’on se disait que le pinceau de la Nature était repassé deux fois pour en accentuer la densité.

Naoko avait aussi laissé des produits de soin, des crèmes de beauté, alignés avec précision. Les doigts de Passan effleurèrent les flacons, les conditionnements avec la même appréhension que lorsqu’il avait ouvert les placards. Pour emmerder ses copines, Olivier prétendait que Naoko était cent pour cent naturelle. En réalité, il n’avait jamais vu une personne utiliser autant de baumes, de laits, de lotions, de sérums, de gels. À ce stade, cela tenait du culte, du rituel de dévotion.

Il était fasciné. Il considérait Naoko comme un sommet de sophistication. Une sorte d’œuvre d’art façonnée par elle-même. Il songeait toujours à l’ouverture du film de Kenji Mizoguchi, Cinq Femmes pour Utamaro, une biographie romancée du peintre. Des femmes hiératiques, au visage absolument blanc, à haute coiffure en coques, vêtues de lourds kimonos aux motifs chatoyants, marchaient d’un pas solennel sous des ombrelles de papier huilé, tenues par des hommes qui semblaient être leurs esclaves. Spectacle en soi sidérant de beauté.

Ce n’était pas rien.

Ce n’était pas tout.

À cadence régulière, elles effectuaient un pas de danse étrange. De leur pied droit, elles dessinaient lentement un arc de cercle sur le sol, révélant leurs socques de bois hauts de vingt centimètres, tout en fléchissant l’autre jambe, puis elles marquaient un temps d’arrêt avant de faire une nouvelle boucle. Des compas féminins, traçant des courbes mystérieuses, appliquant des calculs nés d’une féerie inconnue…

Subjugué, Passan avait montré ces images à Naoko pour savoir qui étaient ces princesses célestes et quelle tradition était ici représentée. Naoko avait simplement répondu, d’un ton distrait :

— « Ce sont des putes. Des oïran du quartier de Yoshiwara. »

Passan avait encaissé le coup et voilà ce qu’il s’était dit : un pays où les courtisanes ont plus de noblesse que n’importe quelle princesse occidentale, un pays où on désigne le sexe féminin par l’expression « là-bas » et où on évoque une personne bisexuelle en disant qu’il a « deux sabres » est un pays où il fait bon faire l’amour.

Il se déshabilla, posa son calibre au bord du lavabo et passa sous la douche. Il ferma les yeux au contact de l’eau. Un bref instant, il se sentit bien. Il se prit même à chantonner, à voix basse. Mais le crépitement du jet l’isolait du reste de la maison — et il n’aimait pas ça. Se savonnant énergiquement dans la vapeur, il décida de faire vite et de s’installer sur un matelas devant la porte de la chambre des enfants.

Il dormirait avec Diego.

Deux chiens de garde veillant sur le sommeil des petits.

Soudain, il ouvrit les yeux. Il baignait dans une vapeur rose. Son torse était constellé d’éclaboussures rouges. À ses pieds, une flaque saumâtre faisait des bulles. Il releva la tête et constata que les carreaux des parois étaient maculés de longues traînées d’hémoglobine.

Il était blessé. Bon Dieu. Il pissait carrément le sang. Toujours sous les rais de la douche, il se palpa, s’observa, inspecta son entrejambe. Rien. Pourtant, c’était bien du sang, coulant sur les murs, moussant sur le sol en une écume abjecte.

À tâtons, il coupa l’eau, se cogna contre la porte vitrée et parvint à sortir en trébuchant. Sa poitrine, son pubis, ses cuisses étaient écarlates. Il tendit le bras, s’accrocha au lavabo, se releva.

Il attrapa son .45 et fit monter, par réflexe, une balle dans le canon.

Les enfants.

Il bondit dans le couloir, calibre au poing. Avec précaution, il ouvrit la porte alors que Diego s’écartait mollement, ne comprenant pas ce qui se passait.

Rien à signaler. Shinji et Hiroki dormaient paisiblement.

Ruisselant, il retourna dans la salle de bains, fit sauter la balle du calibre puis replaça le cran de sécurité. En état de choc, il aperçut son reflet dans le miroir. À travers la buée rose, il ressemblait à une carcasse de bœuf, suspendue à un crochet.

Il chercha son mobile. D’une pression, il composa un numéro mémorisé puis se laissa glisser le long du mur et replia ses jambes. Le sang coagulait déjà, tirant sur sa peau.

— Allô ?

Passan parla à voix basse :

— Fifi ? C’est moi. Faut qu’tu rappliques. Tout de suite.

— Mais tu m’as dit…

— Appelle aussi l’IJ. Je veux Zacchary en personne. Avec toute son équipe.

— Qu’est-ce qui se passe, putain ?

— Des voitures banalisées. Pas de combinaison, pas de logo, pas de gyrophare. Et surtout pas de sirène ! Pigé ?

Il raccrocha. Se blottissant contre le mur, il se rendit compte qu’il balançait son torse d’avant en arrière, à la manière d’un musulman récitant ses sourates. Il se sentait cerné par des ondes d’épouvante.

Il jeta un regard apeuré vers la cabine de douche.

On aurait dit une plaie béante.

38

— La combine est assez simple.

— Parle moins fort. Mes mômes dorment à côté.

La salle de bains affichait complet. Passan avait enfilé un jean. Son .45 était glissé dans son dos. Isabelle Zacchary était accroupie dans la cabine — l’humidité plaquait sa combinaison sur ses formes mais personne n’avait la tête à ça. Deux autres techniciens s’affairaient au-dessus du lavabo dans la même tenue : blouses de papier, masques antipoussière, charlottes, gants de chirurgien et surchaussures…

Fifi se tenait sur le pas de la porte, en sueur, ahuri. Derrière lui, les deux durs censés monter la garde. Ils avaient l’expression de gars qui se sont pris une toiture de zinc sur le coin du nez. Mazoyer aussi venait d’arriver — pour rien.

— Ton mec a congelé du sang dans de fines gouttières, reprit Zacchary un ton plus bas. (Disant cela, elle mimait l’opération de ses doigts gantés.) Il a ainsi obtenu des espèces de tiges qu’il a placées là-haut, sur l’arête du carrelage.

Il régnait une chaleur d’étuve entre les quatre murs. Le parfum du bois de cèdre planait, incongru.

— Quand tu as pris ta douche, tu as créé une source de chaleur. Le sang s’est liquéfié. Deux litres à peu près…

Passan écoutait les explications, abasourdi. Le pourtour de ses paupières l’irritait, comme s’il avait fixé pendant des heures l’incandescence d’un haut fourneau. L’ennemi faisait preuve d’un machiavélisme qui dépassait tout ce qu’il avait vu — et il n’était pas un perdreau de l’année.

— C’est du sang de primate ?

— Du sang humain, intervint un des deux techniciens.

Il tenait un tube à essai, contenant une boue couleur de prune sombre.

— La réaction antigènes/anticorps ne laisse aucun doute.

Passan s’approcha. Malgré la chaleur, le sang coagulait toujours sur son épiderme, lui tirant les poils comme des griffes. Il sentait son cœur se rétracter sous sa cage thoracique. Il imaginait un caillot. Une concrétion dure. Un noyau de peur dont le fruit était sa chair.

— T’as déjà le groupe ? demanda Zacchary.

— Ça vient…

Le deuxième technicien manipulait d’autres fioles. Son masque antipoussière lui donnait l’allure d’un guerrier médiéval.

Les secondes s’écoulèrent, se transformant en lentes gouttes de sueur.

— Voilà, fit enfin l’homme masqué. AB. Un groupe plutôt rare.

Passan se rua dans le couloir, bousculant Fifi puis les trois autres flics.

Le punk le rattrapa :

— Qu’est-ce qui se passe ?

— Mes mômes sont du même groupe.

Il ouvrait déjà la porte de leur chambre avec précaution. Malgré lui, il retint sa respiration. Durant les premières secondes, il ne vit rien, puis ses yeux s’habituèrent à la pénombre.

Il s’approcha d’abord du lit de Shinji. Un genou au sol, il redressa lentement l’enfant endormi. Il l’avait déjà examiné quelques minutes auparavant mais cette fois, il observa plus en détail ses poignets, ses avant-bras, remontant lentement vers l’épaule.

Son cœur lui parut exploser. L’enfant portait de minuscules traces de piqûre dans les plis du coude. Éclairées par les étoiles qui tournoyaient dans la pièce, les marques apparaissaient puis disparaissaient. Passan se recroquevilla, le crâne entre les mains, serrant les dents pour ne pas hurler.

Il rejoignit le lit de Hiroki, le cerveau lacéré par les questions. Il releva ses manches, ouvrit ses bras, reconnut les marques et sentit d’un coup son corps se glacer. Qui était venu ici voler le sang de ses enfants ? Quand ? Comment ? Pourquoi ni lui ni Naoko ne s’était rendu compte de ces visites ?

Il embrassa l’enfant et laissa retomber sa tête sur l’oreiller. Il parvint à se mettre debout puis recula jusqu’au seuil. Sans bruit, il referma la porte.

— Alors ? demanda Fifi.

Passan balança un direct dans le mur opposé à la chambre.

39

— Il faut vous déshabiller.

— Quoi ?

— Je ne parlerai que lorsque vous serez nu.

— Qu’est-ce que c’est que cette connerie ?

— J’ai vu ça dans un film et l’idée m’a paru bonne.

— Tu crois que je porte un micro ?

Jean-Pierre Levy l’avait tutoyé d’emblée. Lui s’en tenait au vouvoiement. Plus classe, plus approprié.

— Déshabillez-vous.

— Pas question. Si tu sors pas le fric dans les cinq secondes, j’me casse. Mes gars viendront te chercher ce matin, avec les pinces. C’est moi qui mène le jeu, mon salaud.

Il sourit : le flic mentait. Le fait de vendre des voitures profilées et surpuissantes lui assurait une clientèle presque exclusivement masculine. Parmi ces machos, plusieurs officiers de police avec lesquels il entretenait des relations cordiales, presque amicales. Il lui avait suffi de passer quelques coups de fil, en prétextant vouloir s’assurer de la solvabilité de Levy. Les condés s’étaient d’abord montrés réticents — le devoir de réserve — puis les langues s’étaient déliées. Jean-Pierre Levy était connu pour ses frasques. Joueur, flambeur, endetté, deux fois divorcé : le flic courait après son ombre. Sans compter l’IGS qui n’attendait qu’une occasion pour le coincer.

Comment avait-on pu confier son dossier à ce type aux abois ? Les mystères de l’administration française. Il ne pouvait pas se plaindre : face à un autre enquêteur, le coup des gants l’aurait directement envoyé derrière les barreaux.

— Vous connaissez le pari de Pascal ?

— Le fric, nom de Dieu.

— Si vous repartez maintenant, sans me vendre ce que je veux acheter, j’aurai perdu. Mais si je vous donne l’argent et que vous m’avez trompé, j’aurai perdu aussi. Soyez raisonnable. Déshabillez-vous. Dans dix minutes, tout sera fini.

Les secondes s’étirèrent. Il ne bougeait plus, ne prononçait pas un mot. La meilleure méthode pour faire plier les volontés. Il avait appelé Levy à 2 heures du matin pour lui proposer ce lieu de rendez-vous : le sommet d’Avron, à Neuilly-Plaisance, un des rares promontoires du 93. Le plateau abritait des pelouses boisées qui s’ouvraient à cent quatre-vingts degrés sur la plaine Saint-Denis.

Le flic était sans doute parti aussi sec pour repérer le site. Lui était venu à 5 heures et avait garé sa voiture un peu plus loin. À travers les broussailles, il avait localisé Levy déjà en planque, près des grilles du parc. Enfin, à 6 h 30, les deux prédateurs étaient sortis de leur trou. Il avait déverrouillé le portail — il avait un passe — et guidé son adversaire jusqu’à un sentier retiré. Personne ici avant 8 heures : pas le moindre jogger ni le moindre passant. Idéal pour l’échange.

Il regarda sa montre : une minute s’était écoulée. Sans un mot, sans un geste.

Enfin, Levy souffla une injure et s’exécuta. Par décence, il lui tourna le dos et fit quelques pas. Il faisait frais. Le vent jouait parmi les feuillages, les ronces et les chardons. Les arbres clairsemés donnaient un air de savane africaine à l’esplanade.

Quelques secondes plus tard, Levy avait ôté ses chaussures, sa veste de treillis, son pantalon et dégrafé le holster contenant son calibre. Il pesait déjà moins lourd.

Il revint au paysage. Le soleil se levait, perçant l’hémorragie de l’aube. La vallée se dissolvait dans une brume de pollution qui évoquait le chatoiement d’une mer secouée de vaguelettes.

Le miracle se produisait. Le rayon vert de la banlieue.

Durant quelques secondes, à ce moment précis, la tristesse des villes du 93 s’évanouissait. On ne voyait plus leur laideur, leur misère, leur désordre. Seule une plaine miroitante se déployait, brillante comme un bouclier, prête pour le combat.

À cet instant, et à cet instant seulement, tous les espoirs étaient permis.

— Voilà.

Levy n’avait conservé que son caleçon. Il n’était pas gros, mais flasque. À peu près aussi dynamique qu’une chambre à air crevée. Chauve, couvert de poils ternes, qui se mêlaient à sa chair grise, il paraissait imberbe.

— Où est le fric ?

Il ne répondit pas tout de suite, le laissant encore mijoter.

— Vous avez ce dont vous m’avez parlé ?

— D’abord le fric.

— Bien sûr. Un instant.

Il retourna au pied de l’arbre où il avait posé son cartable en cuir. Parvenant près du fût, il lança un bref coup d’œil à Levy : il s’était rapproché de son arme posée parmi les herbes. Il eut un sourire rassurant et attrapa le cartable. Il savait que le Juif ne tirerait pas tant qu’il ne serait pas sûr que l’argent était à l’intérieur.

Il revint vers lui, faisant craquer sous ses pas les herbes sèches.

— Pose la sacoche et ouvre-la, très lentement.

Levy parlait comme s’il le tenait en joue. Il lui accorda cette illusion. Des oiseaux chantaient, dissimulés parmi les frondaisons. Il se sentait étrangement détendu. Il posa son soi-disant magot dans l’herbe. Il avait calculé le poids approximatif de cinq cent mille euros en liasses de billets de cinq cents euros. Un kilo de cash.

D’une main, il fit claquer les boucles du cartable.

— Recule, ordonna l’autre.

L’homme nu s’approcha du butin, sans le quitter des yeux. Il plaça un genou au sol et jeta un regard déclic entre les soufflets de cuir. Quand il se redressa, c’était trop tard : il avait la seringue plantée jusqu’à la garde dans la nuque. Il tenta de balancer un coup de poing mais ne trouva que le ciel. Tout était fini.

Trente millilitres d’Imagene. Effet immédiat.

Le flic s’affaissa parmi les herbes. Le vainqueur lança un regard aux alentours — personne — puis regarda sa montre. 6 h 40. Il disposait maintenant d’une heure et demie environ pour exécuter son plan.

Placer le prisonnier à l’abri.

Le réveiller et le faire parler.

Préparer l’intervention chimique.

Puis rentrer chez lui, par le chemin qu’il avait emprunté le matin même.

40

Trente minutes plus tard, il parvenait dans le box d’un parking de Rosny-sous-Bois. Un site à l’abandon depuis qu’une campagne de désamiantage était prévue et sans cesse remise. Les propriétaires avaient été indemnisés, les voitures évacuées. Restait ce lieu sous la terre, vide, empoisonné, que même les voyous fuyaient, de peur d’être intoxiqués.

Il avait emprunté exclusivement les rues secondaires, évitant les commissariats, les cités et tous les points chauds que les flics surveillaient. Le 93 était son territoire. Il pouvait s’y orienter les yeux fermés. Le département avait laissé une marque au fer rouge au fond de sa chair. Personne ne pourrait jamais le suivre ni le rattraper dans ce labyrinthe.

Après avoir ligoté le maître-chanteur à une chaise de métal, dont il avait lui-même rivé les pieds au sol au fer à souder, il lui fit une nouvelle injection pour le réveiller. Le temps qu’il reprenne ses esprits, il poussa à fond le système de climatisation afin d’obtenir une chaleur maximale. Le vrombissement des pales, associé aux murs noirs et au plafond très bas, évoquait un puissant vaisseau qui aurait plongé vers le noyau incandescent de la Terre.

— Qu’est-ce qui se passe ?

Il ne répondit pas, travaillant à ses réglages. Pour cette phase de l’opération, la nudité de l’ennemi était essentielle.

— Qu’est-ce que tu m’as fait ?

Levy venait de remarquer la perfusion fichée dans son bras gauche.

— QU’EST-CE QUE TU M’AS FAIT, ENCULÉ ?

Lentement, il s’approcha du flic et désigna d’un signe de tête le pousse-seringue installé sur l’établi, au fond du box. Levy ne pouvait pas le voir mais son moteur ronronnait comme celui d’un aquarium.

— Une solution saline, cria-t-il, couvrant le fracas des machines. Pour te requinquer !

— Tu t’prends pour un toubib ?

— J’ai passé la moitié de ma vie dans des hôpitaux. Je suis médecin comme les taulards sont avocats et les déments psychiatres. Pure déformation professionnelle.

Levy changea d’attitude, comme s’il avait compris la folie de son interlocuteur. Il se mit à ricaner.

— Tu m’enculeras pas, pédé.

— Nous ne sommes pas assez intimes.

Il s’approcha de l’établi et ouvrit une trousse d’intervention. À l’intérieur, un autoclave de petite taille. Il enfila de nouveaux gants de nitryle — il ne supportait que ce modèle, étant allergique au latex. Il ouvrit le couvercle d’acier, libérant un nuage de fumée, puis saisit une seringue. Ensuite, dans une des poches de la trousse, il choisit un flacon sous plastique, en déchira l’enveloppe et planta l’aiguille dans l’embout de caoutchouc.

Le flic sursautait à chaque bruit — il ne voyait rien de ces préparatifs.

— Qu’est-ce… qu’est-ce que tu fais ?

— Où sont les gants ?

Levy hurla :

— Qu’est-ce que tu vas m’faire, enfoiré ?

— Les gants.

Les flics ont la couenne dure. Le tout est de savoir jusqu’à quel point. Il se plaça face à lui pour achever de remplir sa seringue. Levy se tordait comme un serpent pris au piège et secouait la tête dans un mouvement de négation obstiné.

Avec calme, il expulsa quelques gouttes au bout de l’aiguille afin d’éliminer les bulles d’air.

— Je m’y connais en piqûre, commenta-t-il d’une voix forte. Je suis obligé de me faire régulièrement des injections de testostérone.

Levy sanglotait. Alors il passa au tutoiement. Dans cette fournaise, mêlée de haine et de peur, on pouvait enfin parler de proximité.

— Où sont les gants, Levy ? Ne m’oblige pas à jouer au nazi.

— Va te faire mettre ! hurla l’autre.

Il attrapa du coton et une solution antiseptique. Il en badigeonna le pli du coude droit du prisonnier.

— Tu noteras que je fais tout pour t’offrir un avenir.

Il se pencha vers lui et respira l’odeur acide de son exsudation. Le processus était en marche.

— Du camphre, lui glissa-t-il à l’oreille. La souffrance va courir dans tes veines assez rapidement. Tu n’es pas si vieux et ce n’est pas de chance. La souffrance, c’est comme le cancer. Elle se nourrit de la force de sa victime.

— Non.

— Mengele et sa clique injectaient ce produit à leurs prisonniers.

— Non.

— Où sont les gants ?

— NON !

Il enfonça l’aiguille dans le pli du coude.

— Tu peux t’en sortir, Levy. À Auschwitz, tes frères n’ont pas eu cette chance. Pense aux tiens ! Tu le leur dois !

— NON !

— Les gants.

Il appuya sur le piston.

— Ils sont dans un coffre de banque.

— Quelle banque ?

— HSBC. 47, avenue Jean-Jaurès, dans le 19e.

— Le numéro du coffre ?

— 12B345.

— C’est ta banque habituelle ?

— Pas cette agence.

— Ils te connaissent ?

— Je n’y suis allé qu’une fois. Pour ouvrir le coffre.

— Quand ?

— Hier soir, quand j’ai récupéré les gants.

Il évalua ses chances. Physiquement il ressemblait au flic. Avec ses papiers d’identité, il pouvait tenter le coup. Il retira l’aiguille et se détendit. Il avait emporté les vêtements de Levy, qu’il comptait brûler une fois que tout serait fini. Il palpa les poches de la veste, trouva le portefeuille. La photo de la pièce d’identité datait d’au moins dix ans mais l’homme était déjà chauve : ça pouvait marcher. Il retourna une carte de crédit et évalua la signature. Il l’imiterait sans problème. Et de la main gauche encore.

Il rangea son matériel puis se posta face au prisonnier. La chaleur devenait insoutenable. Levy avait fait sous lui. Cette odeur de merde, saturant l’espace, lui plut. Avec la climatisation réglée jusqu’à l’asphyxie, le maître-chanteur allait littéralement se dissoudre dans ses propres déjections.

D’un seul mouvement, il releva le rideau de fer, ménageant une ouverture d’un mètre de hauteur.

— Où tu vas ? couina l’autre.

— Vérifier tes informations.

— Me laisse pas…

Il éteignit la lumière. Il tenait à la main sa trousse de secours, ainsi que les vêtements du flic. Il n’avait pas quitté ses gants. Le bourdonnement de la climatisation parut se renforcer dans l’obscurité.

— Je serai de retour dans quelques heures ! cria-t-il. Si j’ai les gants, on pourra envisager ton avenir. Si je ne les ai pas, je choisirai une autre option.

— C’est… c’est quoi cette chaleur ?

— Tu dois transpirer. Tu dois exsuder l’anesthésique.

— ME LAISSE PAS !

— Ne te fatigue pas. Ce sous-sol n’a pas vu une voiture depuis trois ans. À tout à l’heure.

Il rabattit le rideau et marcha rapidement jusqu’à sa voiture. 7 h 30. Tout allait bien. Il disposait d’une demi-heure pour rejoindre Neuilly, se garer boulevard d’Inkermann, traverser les jardins par l’arrière et regagner sa tanière par la voie secrète qu’il empruntait toujours.

Il tourna la clé de contact et régla la climatisation au plus bas. Il ferma les yeux durant quelques secondes sous l’effet de la fraîcheur bienfaisante puis démarra en faisant hurler la gomme. Une fois chez lui, après une bonne douche, il n’aurait plus qu’à attendre 9 heures pour monter dans sa Classe E, conduite par son chauffeur, sous le regard attentif de sa garde rapprochée.

Une nouvelle journée commencerait.

Il était surpris par sa propre décontraction. Au fond, toute cette histoire avec Levy n’était qu’un problème collatéral. Seul comptait le combat avec l’Ennemi.

L’affrontement mais aussi le rapprochement…

41

— Tout s’est bien passé cette nuit ?

— Super.

— Ils se sont couchés tôt ?

— Aucun problème.

— T’as une drôle de voix.

— Je suis à la bourre.

— Je t’ai appelé tout à l’heure. Je voulais leur parler.

— Tu sais comment ça se passe le matin.

Naoko ne répondit pas. Elle connaissait le rythme du lever des garçons, du petit déjeuner, de la course vers l’école. Que Passan n’ait pas eu le temps de la rappeler ne l’étonnait pas.

— T’es sûr que ça va ? insista-t-elle.

— Très bien, je te dis ! Je suis en retard. Je te laisse.

Il raccrocha. Naoko resta interloquée. Elle s’en voulait d’implorer des nouvelles, elle qui plaidait pour deux camps bien séparés. Mais la situation autorisait des entorses à la règle.

Elle choisit une tenue parmi les affaires qu’elle avait rapidement fourrées la veille dans un sac. Quelque chose n’allait pas. Une dissonance, une fêlure dans la voix. Paradoxe pour un flic : Passan ne savait pas mentir.

Contrariée, elle enfila une robe bleu pastel. Le tissu était froissé. Nomade de sa propre vie, il fallait qu’elle s’habitue. Elle avait opté pour un hôtel à Neuilly, le Madrid, situé sur l’avenue du même nom, proche de la Défense. La veille, en sortant du bureau, elle avait tourné au hasard dans ce coin et avait été frappée par la rumeur cuivrée qui planait sous les platanes. Elle avait repéré l’établissement et s’était décidée, sans réfléchir.

Elle s’était mise au lit après avoir reçu un SMS rassurant de Passan mais n’avait pas réussi à s’endormir. Elle avait pris un somnifère et s’était recouchée, comme on s’acquitte d’une tâche funèbre. Elle avait sombré quelques heures, par fragments noirs.

À l’inverse de Passan, Naoko ne faisait jamais de mauvais rêve. Pas même des songes compliqués ni inquiétants. Seulement des épisodes anodins : un feu rouge ne passait jamais au vert, elle achetait des pâtisseries et se retrouvait avec des poissons dans son sac. Des rêves de ménagère. Cette nuit n’avait pas dérogé à la règle.

C’était quand elle se réveillait que le cauchemar reprenait. Elle pensait à ses enfants. Au singe écorché dans le réfrigérateur. À la menace qui pesait sur sa maison, son foyer…

9 heures. Dans une demi-heure, sa première réunion débutait. Elle s’observa dans le miroir de la salle de bains. Son maquillage était nerveux, acéré, comme une écriture fiévreuse. Les financiers s’en contenteraient : vu les chiffres qu’elle allait leur servir, ce serait le cadet de leurs soucis.

Elle ignora l’ascenseur et dévala l’escalier de service, faisant claquer ses talons. Toute la nuit, le soupçon sur Passan était revenu en leitmotiv. Parfois, l’idée lui paraissait absurde. D’autres fois, elle se disait qu’on ne connaît jamais personne en profondeur. Elle se remémorait les signes qui démontraient que son mari, au fil des années, avait progressivement basculé dans la violence, le déséquilibre, voire la folie. Ses accès de colère. Son amour pour ses enfants, qui ne fonctionnait que par à-coups, par excès. Ses engueulades avec elle, où ses griefs s’écoulaient comme du pus — on aurait dit qu’il vidait une plaie profonde. Ses ricanements sardoniques, inexplicables, lorsqu’il regardait la télévision. Ses sorties ordurières au téléphone avec ses collègues…

Dans ces moments-là, la réalité la rattrapait : elle vivait avec un homme qui avait tué d’autres hommes. Ces mains qui portaient ses enfants, la caressaient avaient aussi brisé des os, appuyé sur la détente, frayé avec la mort et le vice…

Même sa passion pour le Japon avait viré à l’obsession mortifère. Il ne parlait que de seppuku, de règles d’honneur qui légitimaient la destruction, le suicide. Toutes ces conneries qu’elle avait fuies à toutes jambes — notamment parce qu’elles lui rappelaient son père.

Mais tout cela suffisait-il pour faire de lui un cinglé déterminé à la terrifier ? Non. D’ailleurs, elle était sûre que cette affaire avait à voir avec une de ses enquêtes. Qu’il connaissait le vrai coupable. Une sombre histoire de vengeance, quelque chose de ce genre, dont il refusait de parler.

La circulation était fluide sur l’avenue Charles-de-Gaulle. Elle se faufila jusqu’au boulevard circulaire. Un autre problème se greffait à cette sinistre matinée. La veille, en fin d’après-midi, elle avait vu son avocat, un dénommé Michel Rhim. Elle lui avait raconté l’épisode du singe écorché. Pire encore : elle s’était laissée aller à évoquer ses soupçons au sujet d’Olivier. Rhim avait exulté. Il avait parlé d’expertise psychiatrique, d’enquête sociale… Il avait promis une victoire totale : garde exclusive des enfants, prestation compensatoire, pension alimentaire… Naoko lui avait expliqué qu’elle ne voulait rien de tout ça mais l’autre était lancé. Elle lui avait fait jurer de ne prendre aucune initiative sans la prévenir.

Dans le parking, elle coupa le moteur et croisa les bras sur le volant. La journée commençait à peine et elle était déjà épuisée. Son activité dans cette tour colossale… L’angoisse liée à l’intrus dans la villa… Le combat avec Passan… Tout cela lui paraissait insurmontable. Elle se redressa et fut traversée par une révélation.

Rentrer à Tokyo. Définitivement.

En douze ans, c’était la première fois qu’elle y pensait.

Tout de suite, elle rejeta l’hypothèse. Sa vie était ici. Sa famille. Sa maison. Sa carrière. Un tel départ serait une fuite. Face à l’agresseur. À son divorce. À Passan. C’était aussi une question d’orgueil. Quand on s’exile, ce n’est pas pour rentrer sans boulot, sans mari, avec deux gosses sur les bras. De toute façon, elle ne pouvait plus faire machine arrière — revenir aux codes, règles et obligations de son pays après avoir connu la liberté européenne.

Les Japonais ont une métaphore pour décrire le phénomène : ils se comparent aux bonsaïs, à la fois soutenus et entravés par de minuscules tuteurs. Libérez-les dans la nature et ils se déploient aussitôt. Impossible de les replacer dans leur pot.

Elle traversa résolument le parking désert. Elle devait assumer son destin, ici, maintenant. Même s’il s’agissait d’un naufrage annoncé. Devant l’ascenseur, elle sonda encore plus loin son âme et toucha la strate la plus dangereuse. Au fond, tout au fond d’elle-même, elle acceptait cette chute. À quoi s’attendait-elle ?

Elle avait menti. Elle avait dissimulé des secrets. Son existence n’était qu’un château de cartes, qui devait, fatalement, s’effondrer un jour.

Les portes chromées s’ouvrirent. Elle plongea dans la cabine, le regard perdu.

42

— Qu’en penses-tu ?

— On dirait bien des marques de prises de sang.

— Combien ?

— Difficile à dire. Ce type de traces s’atténuent rapidement. Tout ce que je peux te confirmer, c’est que les dernières datent de vingt-quatre heures tout au plus. D’après Zacchary, deux litres ont coulé dans ta douche. Si on imagine une moyenne de deux cents millilitres à chaque fois, ça fait pas mal de prélèvements…

Passan réfléchit. Cela signifiait que les derniers avaient été effectués durant la nuit du singe. Cela signifiait que l’intrus allait et venait chez lui à sa guise, depuis plusieurs semaines. Cela signifiait une préméditation terrifiante.

Dès 7 heures, il avait tiré du lit Stéphane Rudel. Le médecin légiste était arrivé juste avant le départ pour l’école : il avait examiné les enfants, sans un mot, puis avait attendu, café en main, le retour de Passan pour livrer son diagnostic. Ils étaient maintenant attablés dans la cuisine, une nouvelle tournée d’arabica était en route.

— La piqûre aurait dû les réveiller, non ? reprit Passan.

— Pas nécessairement. On a peut-être utilisé un gel anesthésiant.

Le flic attrapa la verseuse et remplit les chopes :

— Et sur leur état de santé général ?

— Tout va bien. Ils sont en pleine forme.

— Les prélèvements ne les ont pas affaiblis ?

— Non. La plupart des éléments constitutifs du sang se régénèrent rapidement.

— Il n’y a pas de risque d’infection ?

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Si les prises de sang ont été effectuées sans asepsie.

— On peut lancer une analyse si tu veux, mais il faudrait un nouveau…

— Pas la peine : c’est déjà fait.

Isabelle Zacchary avait initié toutes les analyses possibles. En vérité, il ne pensait pas que le visiteur en ait profité pour injecter un produit quelconque aux enfants ou qu’il ait pratiqué ses interventions dans de mauvaises conditions. Tout dans cette affaire trahissait un pro, obsessionnel, organisé. D’autre part, on en était encore au stade des avertissements.

Cette nouvelle attaque avait totalement changé sa position : plus question de céder à une impulsion, de menacer Guillard ni de tout casser dans son garage. Les évènements de cette nuit démontraient l’habileté de l’adversaire, et sa puissance d’action. La guerre était déclarée — et ce n’était pas le moment d’agir inconsidérément.

— Pour une prise de sang, il faut une expérience médicale ?

— Pas du tout. C’est à la portée de la première infirmière venue.

Guillard revint dans le tableau. Monique Lamy, l’éducatrice de Jules-Guesde, avait parlé d’un traitement de testostérone dès l’adolescence. Depuis ce temps, il avait dû subir des centaines d’injections. Sans doute se les faisait-il tout seul. Un spécialiste des piqûres…

— Tu peux me dire ce qui se passe au juste ? demanda enfin Rudel.

— J’aimerais bien le savoir.

Le légiste se leva, se rechaussa dans le vestibule et disparut, à la manière d’un médecin de campagne dans un film de John Ford. Sur le seuil, Passan lui promit des explications dès qu’il en saurait plus. L’autre hocha la tête : promesse de flic.

Passan débarrassa la table. Il avait aussi contacté Albuy et Malençon, les cerbères qui surveillaient Guillard nuit et jour. Selon eux, il n’avait pas bougé de chez lui cette nuit. Ça ne signifiait rien : le salopard était assez malin pour leur fausser compagnie. Une seule certitude : il n’avait pas de complice.

Diego pénétra dans la cuisine. Une autre énigme. Comment le chien avait-il pu laisser un étranger s’introduire plusieurs fois dans la villa, sans même aboyer ? Devait-il revoir complètement ses soupçons, ses hypothèses ?

On sonna au portail. Les parois de fer s’ouvrirent sur Isabelle Zacchary et ses hommes. Ils étaient venus en voitures banalisées et n’avaient pas encore enfilé de combinaisons. Rien dans leur allure ne trahissait leur activité, à l’exception de leurs mallettes de polypropylène.

— Qu’est-ce que tu veux au juste ? demanda Zacchary.

— La totale.

— On n’a même pas les résultats de la dernière fois. Ça te branche de claquer l’argent du contribuable ?

— Je peux m’adresser à une autre équipe.

Elle sourit :

— T’emballe pas, mon gros. On va faire ça pour toi.

43

Une demi-heure plus tard, Super Mario arrivait.

Dans le civil, l’ingénieur était un spécialiste des systèmes « home cinéma ». Il possédait un magasin dans le 18e arrondissement où il vendait tout ce qu’il faut pour transformer son salon en salle de projection high-tech. Il proposait aussi, sous le comptoir, du matériel de sonorisation, des caméras de surveillance, des capteurs d’alarme et des mouchards dernier cri. Des prodiges de technologie et de miniaturisation, à destination des voyeurs, des maris jaloux, des riverains paranoïaques.

À l’époque où Passan bossait au commissariat central du 10e, rue Louis-Blanc, il l’avait serré dans une affaire de voyeurisme : des images circulant sur le Net, prises dans des cabines d’essayage, des toilettes féminines, des vestiaires de piscine… L’installateur, de son vrai nom Michel Girard, avait crié à l’innocence — il n’avait fait que fournir le matériel. Passan avait vérifié : il disait la vérité. Il avait zappé son nom de la procédure, en échange de quoi il pouvait désormais l’appeler à n’importe quel moment du jour ou de la nuit pour une sonorisation express, indétectable — et gratuite.

— J’t’ai ramené la complète, fit le bonhomme, une valise dans chaque main. Tu veux quoi au juste ?

— Rentre. Je vais t’expliquer.

Tout le monde le surnommait Super Mario parce que, dans le domaine du renseignement, on appelle les poseurs de mouchards des « plombiers ». De plus, Girard, avec sa casquette rouge et ses moustaches noires, cultivait la ressemblance avec le héros de jeux vidéo. Mais c’était un Mario de première génération. Âgé d’une soixantaine d’années, il avait la peau ridée, les yeux cernés, le nez rond, grêlé comme une pierre ponce.

Ils s’installèrent dans la cuisine où les relevés étaient terminés. Passan ferma la porte, offrit du café et le briefa, sans donner de détails sur la situation :

— Je veux tout voir, tout entendre, vingt-quatre heures sur vingt-quatre.

— C’est comme si c’était fait.

— Tu m’en fous partout. Sauf dans les chiottes et les salles de bains.

L’installateur lui fit un clin d’œil égrillard :

— T’en veux pas dans les salles de bains, t’es sûr ?

— Ta gueule. On est chez moi, là.

Girard esquissa une grimace offusquée :

— Le PC de contrôle, où on le place ?

— Sur la table basse du salon.

— Tous les moniteurs ?

— Tous.

Son portable sonna. Fifi. D’un signe de tête, il donna carte blanche au plombier et sortit dans le jardin, par la porte de derrière.

— Qu’est-ce que tu branles ? demanda-t-il sans dire bonjour.

— Je peux pas venir.

— Quoi ?

— On a du boulot ici.

— Où ça ?

— Au 36. Le groupe est rentré. J’te l’ai dit hier. On a deux homicides dans le 10e. Reza nous fout la pression.

— Et moi, j’ai pas la pression ?

— Je te comprends, Olive, mais…

— T’as avancé sur ce que je t’ai demandé ?

— Je t’ai envoyé un mail sur ton Iphone. Tout ce que j’ai trouvé sur les parents de Guillard.

— Et les capucins ?

— Toujours en cours. Mais je sais pas si j’aurai le temps de…

— Les incendies volontaires ?

— J’ai mis Serchaux sur le coup. Il a bossé toute la nuit. J’attends de ses nouvelles. Merde, Olive, qu’est-ce que tu crois ? Qu’on va retourner tout le sud de la France en deux heures ?

Passan se calma. Sans saisie, sans moyen, sans autorité légale, avec un nouveau supérieur sur le dos, c’était déjà un miracle que Fifi en soit là.

— Et du côté de Levy ?

— Que dalle.

— Le juge ?

— Rien. Si on veut des infos, autant acheter le journal.

— Essaie tout de même d’en savoir plus.

— Je fais mon max.

Passan raccrocha et vérifia ses mails. Fifi lui avait envoyé plusieurs pages de texte. Rétrospectivement, il éprouva un remords de l’avoir engueulé. Il alla chercher son ordinateur portable puis s’installa dans sa voiture.

Marie-Claude Ferrari avait toujours été coiffeuse. D’abord salariée, puis propriétaire d’un salon à Livry-Gargan. Mariée et divorcée trois fois, elle avait eu deux enfants de lits différents — deux garçons — en plus de Guillard. L’un vivait à Carcassonne, l’autre dans les Yvelines. Rien à signaler de ce côté-là. En clair, le pyromane les avait écartés de sa vengeance.

Par ailleurs, elle avait toujours mené une vie de bohème, plus ou moins dissolue. Un an avant sa mort, elle s’était installée avec un Portugais de vingt ans son cadet, qui faisait des chantiers au noir et qui avait aussi un casier de dealer. Il faudrait interroger tout ce petit monde. Mais pour Passan, ils étaient déjà hors cadre.

Fifi avait ajouté, en pièces jointes, des clichés de la coiffeuse avant sa mort, en 2000. Une petite bonne femme bien en chair, aux cheveux orange coupés court, portant des bustiers échancrés, des minijupes ras la touffe ou des survêtements Adidas moirés. À soixante ans, elle arborait un tatouage de scorpion entre les seins. La classe.

Marc Campanez avait un pedigree tout aussi chic, version fonctionnaire. Jamais le moindre fait d’arme, ni la moindre notation au-dessus de la moyenne — hormis plusieurs blâmes pour alcoolisme. Une carrière à La Courneuve et à Saint-Denis, qui s’était éteinte comme elle avait commencé : dans la plus stricte indifférence. À cinquante-deux ans, il avait pris sa retraite à Sète avec le grade de lieutenant.

Le flic n’avait qu’un terrain de gloire : la drague. Le tombeur du neuf-cube, le Robert Redford des 4000 : c’était sa réputation de l’époque. Fifi avait glané quelques témoignages : le play-boy ne s’était marié qu’une fois, avait divorcé vingt ans plus tard, en ayant fait trois enfants officiels. Sans compter, sans doute, les balles perdues.

D’après les photos, Campanez avait un physique de mac. Cheveux crépus taillés court, teint bronzé au monoï, chemise ouverte sur un torse velu et une médaille de baptême. Le Don Juan de ces dames avait tout pour provoquer la stupeur chez les autres hommes : comment un mec pareil pouvait-il séduire ?

Guillard n’avait pas dû beaucoup regretter de tels parents. Il avait sans doute joui au contraire de les tuer — de détruire cette médiocrité qui s’était permis de le renier, lui. Passan referma son portable. Inexplicablement, sa conviction revint en force : le garagiste était l’intrus et il projetait de brûler sa villa, sa famille, sa vie.

Cette certitude lui fila de nouvelles crampes d’estomac et réveilla un point douloureux au plexus solaire. Un Lexomil lui aurait fait du bien — il connaissait la planque de Naoko. Mais il n’avait fait qu’une exception à sa règle — jamais de drogue — et c’était quand il était en pleine dépression.

De l’action, en guise de traitement.

44

Rien ne bougeait à l’intérieur de la concession d’Aubervilliers.

En réalité, Passan ne voyait rien. Le soleil frappait les baies vitrées avec violence et empêchait la moindre indiscrétion. Fenêtres fermées, climatisation réglée à fond, il s’était garé sur le parking face au garage, de l’autre côté de l’avenue Victor-Hugo.

À cent mètres de là, sur sa gauche, Albuy et Malençon faisaient les cent pas autour de leur véhicule. Plus près, le chauffeur de Guillard fumait une cigarette, appuyé à la Classe E du patron. Aucune chance qu’on l’ait repéré : il avait pris soin de se poster à contrejour.

Tout en gardant un œil sur son objectif, il feuilletait les 15 légendes de la mythologie, le livre fétiche de Guillard à Jules-Guesde. « Prométhée enchaîné », « La conquête de la Toison d’or », « La renaissance du Phénix », « Le devin aux pieds noirs »… Les illustrations en noir et blanc possédaient une force particulière. On aurait dit que le dessinateur avait gratté le papier avec sa plume dans l’intention d’écorcher les nerfs du lecteur.

Il était certain que l’hermaphrodite avait fondé sa folie meurtrière sur un de ces mythes. Lui, l’être doté de deux sexes, persécuté par ses camarades, toujours seul, malheureux, méchant, parlant aux oiseaux et aux vers de terre, s’était forgé une identité à travers ces pages, une parenté originelle avec un de ces personnages.

Passan songea au feu et s’arrêta sur Prométhée, le voleur de foudre. Ça ne collait pas : le Titan était un perdant, condamné à un supplice éternel par Zeus. Hermaphrodite ? L’histoire ne racontait que le destin d’un être bisexué. Pas de brasier, pas de destruction. Le Phénix, en revanche, pouvait convenir. L’oiseau légendaire n’avait pas de sexe. Ni mâle ni femelle, il se reproduisait lui-même en mettant le feu à son propre nid et renaissait de ses cendres, solitaire, autonome, incandescent. Les sacrifices des nourrissons jouaient-ils le même rôle ?

Il releva les yeux. Sous le soleil, les embouteillages prenaient une ampleur assourdissante. Malgré ses vitres closes, il pouvait sentir la puissance asphyxiante de la zone en mutation. Un quartier à l’américaine, piétonnier sans piéton, « chaleureux et humain » sans chaleur ni humanité, mais crachant un flot ininterrompu de voitures, de gaz, de bruits, de puanteurs. Le long de l’avenue, les immeubles rouges flambant neufs semblaient se tenir au-dessus du chaos. Pourtant, dans quelques années, sales et dégradés, ils feraient partie intégrante de l’enfer.

Passan se dit soudain qu’il était idiot. Il était là pour surveiller Guillard, et plus précisément pour vérifier s’il pouvait s’esquiver en douce. Or, il s’était posté exactement dans la même fenêtre de tir que les cerbères. Si le garagiste voulait agir de manière discrète, il utiliserait une autre voie, connue de lui seul.

Il démarra, quitta sa planque et fit le tour du bloc. Il tournait pour la deuxième fois sur la droite quand il tomba sur la rampe d’un parc souterrain. Une Classe A en jaillit au même instant et partit dans la direction opposée, porte d’Aubervilliers. Dans l’éclat miroitant du pare-brise, il discerna un homme portant casquette et veste grise. Guillard ? Il ne pouvait vraiment croire à un tel coup de pot. Mais peut-être la loi des équilibres était-elle à l’œuvre. Dans cette affaire, il n’avait cessé de jouer de malchance : il était temps que le vent tourne…

Passan braqua, forçant plusieurs voitures à freiner, et appuya sur l’accélérateur. Une minute plus tard, il était dans le sillage de la Merco sur le boulevard périphérique nord. Se rapprochant, il distingua le conducteur. Sous la casquette, un pansement lui barrait la nuque. Guillard. Il laissa passer deux véhicules et cala sa vitesse sur sa cible. La porte de la Chapelle était en vue. Peut-être le fuyard avait-il l’intention de rejoindre l’aéroport Roissy-Charles-de-Gaulle et de disparaître à jamais ? Mais l’autre ignora l’embranchement de l’autoroute A1. Où allait-il ?

Un kilomètre plus loin, la Classe A prit la porte de Clignancourt. Passan sortit du périph à son tour. Il négocia avec les carrefours et les artères qui s’entrecroisaient, cernés par les boutiques du marché aux puces. Guillard venait de se parquer boulevard d’Ornano, près de l’entrée du passage du Mont-Cenis. Le flic le dépassa quand il sortait de sa voiture. Un frisson le traversa. Il tenait son tueur, en pleine échappée clandestine. Cette fois, il ne le raterait pas.

À cet instant, l’autre disparut dans la cohue. Passan étouffa un juron et s’arrêta sur le premier bateau venu. Il jaillit de sa Subaru. Pas de Guillard. Seulement le bruit, la blancheur, le vertige… Soudain, il le repéra à nouveau. Il portait une veste de treillis informe, largement usée, qui tranchait avec ses costumes habituels, signés Brioni ou Zegna.

Le temps de quelques éclairs de soleil — les voitures qui filaient — et Passan le vit s’engouffrer dans la bouche de métro. Il glissa sa main dans son habitacle, rabattit son pare-soleil siglé « Police », arracha la clé du contact. Il traversa le boulevard d’Ornano au pas de course et plongea à son tour. Guichets. Portiques. Signalisations. Peu de monde à cette heure-ci mais déjà plus de Guillard. Cette station est le terminus de la ligne 4. Il n’y avait donc qu’une direction possible : la porte d’Orléans.

Il acheta un ticket, franchit le portillon, descendit les escaliers. Guillard était sur le quai, mains dans les poches, innocent parmi les innocents. Le flic se posta en retrait. Il sentait monter en lui la fièvre de l’excitation et goûtait en même temps la fraîcheur du lieu, où planait une odeur de gomme brûlée. Dos au mur, il regardait la voûte de carrelage en imaginant la pression des tonnes de terre au-dessus de lui.

Un grondement se fit entendre. La rame arrivait. Guillard monta. Le flic attendit la sirène et bondit, in extremis, dans la dernière voiture. Debout parmi les voyageurs, il reprit ses esprits, chassant de son cerveau les questions qui l’assaillaient.

Simplon. Les portes s’ouvrirent. Le quai. Pas de Guillard. Passan en profita pour monter dans la voiture suivante et se rapprocher.

Marcadet-Poissonniers. Toujours rien. Une autre voiture.

Château-Rouge. Le tueur ne se montrait pas. Le monde affluait : une population noire et bigarrée, la clientèle de la rue Myrha. Passan recula. Il serrait la barre à la tordre et voyait avec angoisse la foule grossir. Il sentait son aorte claquer dans sa poitrine, comme une douille qu’on éjecte d’un calibre. Où allait ce putain d’enfoiré ?

Barbès-Rochechouart. Ça sortait, ça rentrait, avec cette morne régularité des usagers, dociles et fatigués. Trille de la sirène. La casquette grise jaillit sur le quai. Passan eut juste le temps d’abaisser son bras pour empêcher la fermeture des portes et se jeta dehors. Il se demanda si cette sortie à la sauvette était calculée. Le signe que Guillard se sentait suivi. L’androgyne se faufilait déjà parmi la foule, en direction de la ligne 2 — Nation par Barbès.

Passan accéléra. Dans le troupeau, Guillard marchait le long de la paroi carrelée, petit format, fessier rebondi, visage baissé sous la visière de sa casquette. Au passage, il nota ce qu’il avait déjà remarqué du temps des filatures : contrastant avec sa carrure de culturiste, l’hermaphrodite avait une démarche de petit garçon, sautillante, saccadée. Ses pieds partaient légèrement en canard et ses épaules se balançaient à contretemps. Il roulait des mécaniques en gardant les bras le long du corps.

Escaliers. Couloirs. Guillard s’orienta vers la droite, rejoignant le quai en direction de Nation. Passan suivait toujours. Il ne cessait de se répéter : Tu brûles. Un courant d’air s’engouffra sous la voûte. Il imaginait un gigantesque système respiratoire, dont les poumons étaient les stations. Le métro arrivait. Sa proie monta dans l’avant-dernière voiture, lui se glissa dans la suivante. Sirène. Fermeture des portes. Coup d’œil vers le sas vitré. Trop de monde. Le convoi s’ébranla.

D’un coup, il se retrouva en pleine lumière. Ébloui, il porta la main à son visage. Avec un temps de retard, il se souvint que la ligne devenait ici aérienne. Nouveau vertige. Les vitres chauffées à blanc par le soleil de midi. Les ombres filant sur les visages, au rythme des arches du viaduc. Sa main poissait la barre. Il éprouvait un mélange de jouissance et d’appréhension. Seul au monde avec sa proie. Hors la loi.

La Chapelle. Bousculade. Pas moyen d’accéder au seuil. Il se hissa sur la pointe des pieds et lança un coup d’œil par la fenêtre.

— PARDON !

Guillard venait d’apparaître parmi le flux du quai. À coups d’épaules, Passan se fraya un chemin et s’arracha du wagon alors que l’autre se pressait vers la sortie. La casquette de toile grise se perdait parmi les têtes qui descendaient les escaliers. Olivier joua encore des coudes et se rapprocha de sa cible. Il sortit sur le boulevard de la Chapelle, se prenant de plein fouet l’agitation du quartier, sous les feuillages des arbres. Guillard se faufilait entre les voitures, gagnant le trottoir d’en face, où se succédaient les épiciers sri-lankais, les bazars pakistanais, les restos indiens.

Le flic courut et comprit que quelque chose déconnait.

L’homme ne marchait plus d’un pas sautillant. Il ne portait plus de pansement sur la nuque. Un mètre encore et Passan, sachant qu’il était déjà trop tard, l’agrippa par l’épaule. Il découvrit la gueule burinée d’un SDF sans âge. Sous la veste, il était vêtu d’un bleu de chauffe et d’une chemise hawaiienne décolorée. Guillard lui avait refilé son déguisement. Le clodo tenait encore le bifton de cinquante euros qu’il avait récolté.

Passan n’interrogea même pas le gars qui lui souriait de sa bouche édentée. Il recula et laissa échapper un rugissement vers le ciel. Au-dessus du brouhaha des voitures, le sifflement du métro aérien s’éloignait.

45

D’une manière ou d’une autre, il devait rattraper la rame. Réquisitionner un véhicule, armé de sa carte de flic ? Le meilleur moyen pour aggraver son cas. Il y avait une autre solution. Après quatre ans au commissariat de la rue Louis-Blanc, il connaissait le quartier. Ses rues, ses ethnies, ses réseaux. Il savait que la ligne 2 effectue ici une large boucle au-dessus de la place Stalingrad. Mieux : en prenant la rue Louis-Blanc, qui part de la place de la Chapelle pour rejoindre à l’oblique celle du Colonel-Fabien, il avait une chance de rejoindre la rame, deux stations plus loin. En piquant simplement un sprint.

Il s’élança vers la place de la Chapelle puis tourna sur la droite, à contresens du trafic. Il voyait défiler les boutiques. Les passants. Les feuilles des platanes qui brisaient la lumière du soleil en milliers de fragments éblouissants.

Au premier croisement, rue Perdonnet, il regarda vers la gauche. Il eut juste le temps d’apercevoir la fin de la rame qui disparaissait derrière les immeubles. Il repartit de plus belle. Deuxième croisement. Un pont, au-dessus des voies ferrées de la gare du Nord. À travers les grilles de la passerelle, la ligne s’était éloignée : cent cinquante mètres sur la gauche. Mais il gagnait du terrain sur la rame : il pouvait voir plusieurs voitures, blanc et vert, qui défilaient. Il baissa la tête et se concentra sur son souffle.

Les arbres se resserraient, les cimes s’abaissaient, les façades s’obscurcissaient. Il avait l’impression de traverser un sous-bois. Troisième croisement : la rue du Château-Landon. Des enfants sortaient de classe. Au-dessus des petites têtes, les arches du métro se découpaient, toujours plus lointaines. Aucune trace de la rame. Avait-il perdu son avance ? Débraillé, en sueur, il accéléra, sous le regard inquisiteur de l’agent en civil qui faisait traverser les écoliers.

Le rythme. Les battements de son cœur lui faisaient l’effet de coups de couteau dans sa gorge. Il était passé de la fièvre à l’incandescence pure. Les panneaux de sens interdit, rouges, palpitants, ressemblaient à des signaux d’alerte. Deux rues s’ouvrirent en ciseaux vers le boulevard de la Chapelle : Faubourg-Saint-Martin, Lafayette. Les arceaux de fer se trouvaient maintenant à plus de trois cents mètres, minuscules, hors de portée. Désespérément vides. Il s’arrêta, brisé en deux par un point de côté. La fatigue alourdissait ses membres d’un poids indicible.

Il n’avait pas couru assez vite. Il avait été semé par le convoi. Tout à coup, il releva la tête, les deux mains en appui sur les cuisses. Au contraire : il avait pris de l’avance. La rame s’était arrêtée à Stalingrad. C’était le point faible de son plan : Guillard pouvait aussi bien descendre à cette station qu’à la suivante, Jaurès. Mais aussi le point fort : ces arrêts allaient lui permettre de rejoindre le premier la place du Colonel-Fabien.

Il se remit en marche, cherchant un nouveau rythme. Son point de côté était toujours là mais il l’ignora. Quand il était môme, il utilisait ce truc : il continuait à courir, le plus régulièrement possible, insensible à la douleur, jusqu’à ce qu’elle se résorbe dans sa propre indifférence…

Il ralentit de nouveau. Le centre de police du 10e. Des groupes de flics se déployaient sur le trottoir, alors que des véhicules lançaient des flashs bleutés dans la rue grise. Commandant ou pas, il n’avait pas le temps pour des explications. Or, en langage de flic, un homme qui court en solitaire dans une rue, ça signifie « délit de fuite ». Il croisa les keufs sans un regard, marchant comme un quidam, et sut qu’il était invisible.

Au bout de cinquante mètres, il repartit au petit trot, puis à grandes enjambées, jusqu’à galoper à nouveau. Il vit son reflet se disloquer dans les murailles de verre du conseil de prud’hommes de Paris. Était-il dans les temps ? En guise de réponse, il tomba sur la grande trouée du canal Saint-Martin qui déployait ses perspectives de part et d’autre de la rue.

Les arches du métro s’étaient rapprochées. La boucle revenait vers son objectif. Mieux encore : la rame était là, étincelante. Il pouvait capter son sifflement dans l’air chaud.

Il se remit à courir à pleines foulées. La rue lui paraissait morcelée, trouée, frémissante d’ombre et de lumière. Plus que deux cents mètres… Il ne voyait que la vaste place circulaire devant lui, qui cuisait dans le soleil. Il avait l’impression d’avaler chaque mètre pour trouver un peu d’air… Un vacarme sur sa gauche : les wagons s’engouffraient sous la terre. Le tronçon aérien s’achevait ici. Il courut encore, dévala les marches de la station, trébucha, se rattrapa et se retrouva bloqué par les portillons.

Il poussa violemment un usager qui compostait son ticket et franchit le péage. Direction Nation. Il dégringola de nouvelles marches. La sirène se répercutait contre les voûtes. Les portes se fermaient. Ses épaules bloquèrent le mécanisme. Il se tortilla entre les mâchoires de caoutchouc et parvint à pénétrer dans le wagon.

Les voyageurs le regardaient, atterrés. Il esquissa un sourire, à la cantonade, et s’essuya le visage. Il réalisa qu’il était dans la voiture qu’il avait quittée à la Chapelle et se souvint que Guillard était monté dans celle d’à côté. Peut-être avait-il assisté à son petit numéro de passe-lacet.

Il se dirigea vers la porte du sas pour tenter de l’apercevoir. Il ne cherchait plus à se cacher. Il plaça ses mains de part et d’autre de son visage et observa les usagers de l’autre côté de la vitre. Pas de Guillard. Passan ne pouvait pas le croire. Le métro ralentit : Belleville.

Étouffant un rugissement, il sortit de la voiture et pénétra dans la suivante. Pas de Guillard. Saisi par la rage, il ressortit encore et, au son de la sirène, se glissa dans la troisième. Toujours pas de Guillard.

Le salopard était descendu à Stalingrad ou à Jaurès.

Cette évidence le calma d’un coup. In extremis, il s’extirpa de la voiture et s’effondra sur un siège du quai. Il crut qu’il allait vomir. Le sang lui battait les tempes. D’autres pulsations lui répondaient, provenant de son ventre, de son entrejambe. Il demeura visage baissé, comme un homme qui vient d’être passé à tabac, absorbant les ondes de douleur.

Le métro disparut. Le silence s’imposa.

Alors seulement, il se rendit compte que son portable sonnait.

— Allô ?

— C’est Fifi. Tout le monde te cherche, putain ! Où t’es ?

Il leva les yeux vers le panneau « Belleville ».

— Nulle part.

— Je t’attends à Nanterre. Magne-toi. J’ai les infos de Serchaux et j’ai contacté moi-même les pompiers des régions où a vécu Guillard.

Avec un temps de retard, Passan comprit à quoi il faisait allusion :

— T’as trouvé des incendies criminels ?

— C’est plus une bio : c’est un feu d’artifice.

46

Avenue Jean-Jaurès, il pénétra dans un bazar et acheta une nouvelle casquette et une veste de toile, toutes deux de couleur grise. Peu à peu, il retrouvait son calme. Il ne pouvait croire que le Cavalier de la nuit ait pris de tels risques. Malgré l’injonction de la justice. Malgré l’échec de Stains. Malgré son esclandre de la veille. Cette filature constituait un signe supplémentaire. Le combat frontal n’était plus qu’une question d’heures. Passan ne pouvait plus abandonner — c’était au-dessus de ses forces.

Et lui ne vivait plus que pour cet affrontement.

Il marchait maintenant d’un pas léger sur l’avenue éclatante. Semer l’Ennemi n’avait pas été si difficile. Passé la première surprise, il avait réagi avec sang-froid et usé d’un stratagème enfantin. Il aperçut l’enseigne HSBC. La longue vitre noire opposait sa rectitude à la crasse des trottoirs et au vacarme de la circulation. Par ricochet, il songea à ses propres garages qui dressaient leurs surfaces sombres, impeccables, dans le chaos de la ville. Des oasis d’ordre et de rigueur.

Il franchit le sas de sécurité et pénétra dans la banque. Une salle immense, neutre. La fraîcheur de la climatisation le figea. Il lui fallut quelques secondes pour régler son métabolisme. Il y avait beaucoup de monde, de nombreux guichets. La taille de l’agence était son meilleur atout : personne ne se souviendrait ici de Jean-Pierre Levy.

Il prit la file d’attente. Il se sentait serein, en pleine possession de ses moyens. Sa victoire sur Passan le rassérénait — et le grisait légèrement. Son tour vint. Un jeune métis, sans doute d’origine antillaise, attrapa le formulaire qu’il venait de remplir, le parcourut puis compara les deux signatures. Il saisit la pièce d’identité, regarda la photo et leva les yeux.

— Vous voulez bien retirer votre casquette et vos lunettes, monsieur ? demanda-t-il tout sourire.

— Non.

Pour appuyer son refus, il plaça la carte de police de Levy sur le comptoir. L’autre chercha désespérément de l’aide autour de lui. À l’échelle de son quotidien, la scène prenait l’ampleur d’une catastrophe. Enfin, il parvint à bredouiller :

— Veuillez attendre quelques secondes, monsieur.

Le sous-fifre disparut. Aussitôt, un autre homme émergea d’un bureau protégé par des stores. L’imposteur resta de marbre, le visage fermé.

— Un problème, monsieur ? demanda le nouvel arrivant d’une voix onctueuse de maître d’hôtel.

— Demandez ça à votre collègue.

Le cadre sourit, l’air de dire : « Pas la peine : le problème est déjà réglé. » Il tenait la carte de Levy entre ses mains, avec la même précaution que s’il s’agissait du Régent, le plus pur diamant de la Couronne de France.

— Je vais vous accompagner à la salle des coffres, fit-il en lui rendant sa pièce d’identité.

Il emboîta le pas du banquier, sans lancer un regard au jeune agent qui digérait l’humiliation. Au fond, il se sentait solidaire du métis. Il éprouvait une empathie naturelle avec tous les avaleurs de couleuvres de la Terre. Il savait qu’il avait rendu service au petit gars : une humiliation par jour et son cuir deviendrait aussi dur qu’un blindage riveté. Merci qui ?

Sous-sol. La fraîcheur descendit encore de quelques degrés. Un antre d’acier et de béton. Le domaine du concret. Du vrai pognon. Celui qui claque sous les doigts et se consume sous les désirs.

Leurs pas résonnaient comme dans une église. Il imaginait les visiteurs recueillis. Mains crispées sur leurs liasses. Regard fasciné par leurs bijoux. Lèvres en prière face à leurs actions et obligations. Il pouvait sentir le frémissement de la ferveur, de la passion, du culte de l’avoir avec un grand A. Voilà l’encens qui brûlait ici. Le dieu qui saturait la nef souterraine.

Lui s’était toujours moqué de l’argent. C’était pour ça qu’il en avait gagné autant. Il avait bossé par passion du métier, pas pour obtenir autre chose.

Ils atteignirent la salle des coffres. Le banquier déverrouilla la grille. Les parois étaient tapissées de casiers. Ils se postèrent devant son coffre. Le visiteur fit jouer sa clé. Le lieu évoquait plutôt un columbarium. Ces niches numérotées auraient aussi bien pu abriter des urnes funéraires. En un sens, il s’agissait de ça. Des cendres de rêve et de vie, croupissant dans des boîtes closes.

— Pardon.

Le banquier se glissa près de la cavité et en tira lui-même une boîte en fer. Il la lui remit avec respect et l’abandonna dans une pièce aux murs peints, meublée seulement d’une table et d’une chaise.

Levy n’avait pas menti. Les gants étaient là, dans deux sacs à scellés distincts, ainsi que les résultats d’analyses des laboratoires de Bordeaux et Strasbourg. Il vérifia : il s’agissait de documents originaux. Les versions numériques traînaient quelque part mais personne n’aurait jamais l’idée de les comparer.

Il fouilla encore. Plusieurs liasses de milliers d’euros, quelques lingots d’or, des montres, des bijoux. Levy avait placé là tous ses biens, en vue sans doute d’une fuite imminente. Un calibre barrait le butin à l’oblique : un Sig Pro SP 2009, équipé d’un désignateur laser et d’un réducteur de son. De quoi solder les derniers comptes avant le départ.

Il empocha les sacs à scellés, plia les rapports des laboratoires et les glissa dans son dos. Il ne toucha rien d’autre. Un bref instant, il demeura ainsi, debout, à contempler les vestiges de la pauvre vie de Levy. Il se sentit triste pour lui. Le Juif avait passé son existence à poursuivre les malfrats, mais plus encore à lutter contre ses propres démons.

Il effectua soudain un brutal zoom arrière et se vit, lui, dans cette pièce fermée. C’était la même désespérance. Il s’assit sur la chaise, redoutant une crise. Mais non. Beaucoup plus simple : la tristesse. Malgré le mythe qu’il avait édifié, la force qu’il avait conquise, le désespoir ne l’avait jamais quitté.

Et les mêmes souvenirs le meurtrissaient, encore et toujours.

— Tout va bien, monsieur ?

Il se rendit compte qu’il pleurait. Sans doute le banquier avait-il entendu ses sanglots. Il s’essuya les yeux et chercha en lui de nouvelles ressources de dissimulation. Quelques secondes passèrent. Quand il ouvrit la porte, il avait retrouvé sa contenance. Casquette, lunettes noires, visage verrouillé. L’autre s’inclinait déjà, reprenant la boîte avec déférence. Il patienta pendant qu’on rangeait « son » coffre puis regagna la surface.

Dehors, le soleil l’éblouit. Il décida, malgré son retard, de marcher jusqu’à la porte de Pantin. Ici, Paris n’avait rien à voir avec une ville de lumière. Tout était laid. Des constructions disparates, crasseuses, des boutiques bon marché, des enseignes dont les couleurs juraient entre elles. Des offres de misère pour des porte-monnaie de fauchés. En définitive, c’était dans cette laideur, cette pauvreté qu’il se sentait bien. Cet enfer était son creuset originel, son magma primitif.

Il songea aux gants dans sa poche et en éprouva un vague soulagement. Il ne craignait pas d’être démasqué. Au contraire, son Œuvre était sa fierté. Mais c’était lui, et lui seul, qui déciderait du moment et du lieu de sa révélation.

Où les détruire ? Il fallait un endroit spécial. Un lieu sacré. Ces gants possédaient une importance particulière. Non pas en tant que pièce à conviction, plutôt comme un souvenir, à la fois douloureux et voluptueux. Une preuve de sa lâcheté — il se revoyait détaler dans le terrain vague — mais aussi un vestige du contact avec l’Ennemi. Il avait encaissé les coups assénés par le Chasseur. Elle avait adoré ces chocs qui étaient aussi des étreintes.

Il vit passer un taxi, leva la main : le véhicule s’arrêta.

— Au parc de la butte du Chapeau-Rouge.

— C’est où ?

Il prit une inspiration, exaspéré :

— Prenez la porte de Pantin puis les boulevards extérieurs. Boulevard d’Algérie, je vous indiquerai.

47

Il se fit déposer devant la fontaine du parc, boulevard d’Indochine. De l’autre côté de la grille, une femme nue dressait ses formes imposantes au-dessus des bassins qui s’échelonnaient en paliers, évoquant des terrasses liquides. La statue elle-même semblait tombée des piédestaux du palais de Chaillot — ce qui était le cas : elle était une réplique d’une œuvre façonnée pour l’Exposition internationale de 1937.

Il paya et remonta le long des grilles pour trouver une entrée. Les jardins étaient déserts. Il en descendit les pentes parsemées d’essences rares : gingkos, séquoïas, féviers, sophoras pleureurs… La topographie du parc trahissait le style monumental des années 30 : grands espaces, lignes symétriques, larges escaliers. Cet ordre et cette rigueur lui calmaient les nerfs. Il y avait quelque chose de fasciste, de stalinien dans cette gestion des volumes — et il aimait ça.

Il parvint de nouveau aux pieds de cette Eve, à la fois colossale et languide. Secrètement, il s’identifiait aux statues féminines de cette époque. Larges épaules, petits seins, pieds lourds : il se reconnaissait dans ces formes primitives, plus assyriennes que grecques. Ces œuvres évoquaient aussi les Titans, ceux qui avaient été tués ou chassés pour laisser place, dans la cosmogonie hellénique, aux dieux de l’Olympe, plus proches des êtres humains.

À l’époque de l’école des voleurs, il venait ici le mercredi, avec son livre fétiche. Il dévorait ces histoires mythologiques, cherchant, sans le savoir, une justification à sa propre existence. Il avait vécu l’enfer à Jules-Guesde. On l’avait frappé. On avait uriné dans sa nourriture. On l’avait violé. Mais il ne se souvenait que de ces après-midi solitaires, dans ce square. Il imaginait alors sa vie comme un bas-relief de granit, lustré par les siècles.

Il avait fait d’autres recherches. Il avait lu le mythe d’Hermaphrodite, enfant d’Hermès et Aphrodite, dont la nymphe Salmacis était tombée amoureuse. Il avait découvert les androgynes primordiaux, évoqués par Aristophane dans Le Banquet de Platon. La légende perse de Kainis, fille du roi des Lapithes, qui avait demandé aux dieux, après avoir été violée, de devenir un homme. Puis il avait rencontré le Phénix…

D’abord il ne s’était pas reconnu dans l’oiseau de feu. Ce n’est qu’après sa deuxième opération et ses injections de testostérone qu’il avait compris. À chaque piqûre, son corps brûlait, et il renaissait. Il était le Phénix. Ni homme ni femme. Ou plutôt les deux. Autonome et immortel. L’oiseau n’avait pas de géniteur, pas de sexe, et il s’engendrait lui-même par les flammes, qui étaient à la fois son linceul et sa matrice. Il n’avait besoin de personne. Il était un Tout.

Il avait consulté d’autres livres et obtenu confirmation. Il était l’héritier de l’oiseau rouge qui renaissait de ses cendres en Grèce, mais aussi du Phénix d’Égypte, aigle géant aux plumes de feu. Du Simurgh de la mythologie persane, du Nan Fang Zhu Qué de la cosmogonie chinoise, de l’Oiseau-Tonnerre amérindien, de l’Oiseau Minka aborigène… Ces rapaces, aux quatre coins du monde, constituaient son arbre généalogique. Sur la Terre, il avait été le symbole de la puissance de Rome, aigle mythique, androgyne et immortel. Plus tard, il avait accompagné les images du Christ, sur les retables du Moyen Âge, sur les tableaux de la Renaissance…

Il regarda autour de la fontaine : personne. Il s’agenouilla, tournant le dos au trafic des Maréchaux. Il sortit les gants des sachets et vida sur eux la fiole d’alcool qu’il avait apportée. Son Zippo fit le reste. Une étincelle contre la pierre du briquet et les deux mains de nitryle furent enveloppées aussitôt par une autre main, brillante, incandescente. En quelques secondes, les pièces à conviction devinrent deux fragments filandreux et noirâtres.

Il brûla aussi les rapports d’analyses puis ferma les yeux, murmurant une prière à sa divinité :

— Je suis né sous le signe du dégoût et du reniement. J’ai grandi sous un torrent d’injures et d’immondices. Comme le Christ, c’est cette misère qui a forgé ma grandeur. C’est ce martyre qui m’a transcendé et révélé. Je suis l’Unité. Je suis le feu et la paix. La mort et le salut…

Il dispersa les cendres dans l’eau puis se releva. Un nuage passa juste à cet instant. La lumière s’éclipsa. Tout devint sourd, argenté, comme à l’approche d’un orage. Il n’entendait plus les bruits de la circulation, des travaux du tramway. Il percevait des voix discordantes, des déclamations de chœur antique. Il sentait l’électricité dans l’air. Des picotements au bout des doigts.

Il regarda sa montre : 13 heures. Il allait rater le déjeuner du personnel.

Il balaya le problème d’un mouvement d’épaule. Tout cela n’importait plus. Sa vengeance touchait à sa fin.

48

En sortant de l’ascenseur, Passan tomba sur Fifi qui l’attendait dans le hall du deuxième étage. Dans ce décor impersonnel, il ressemblait à un coursier égaré dans une compagnie d’assurances.

— Faut que tu mates ça, dit le punk en lui tendant un document plié.

C’était une carte du sud-est de la France : Paca, Languedoc-Roussillon, Rhône-Alpes… On avait entouré en vert les villes où Guillard avait vécu et en rouge d’autres zones : sans doute des foyers d’incendie. Les cercles se croisaient par paires et formaient des sous-ensembles, comme dans les cours d’initiation aux mathématiques.

Fifi pointa son index sur l’un d’entre eux :

— En 87, à seize ans, Guillard a été envoyé dans un centre, près du Vigan.

— Les Hameaux.

— C’est ça. Six mois plus tard, un incendie criminel détruit cinq cents hectares de végétation entre Le Vigan et Saint-Hippolyte-du-Fort. Pas de coupable. Affaire classée.

L’index se déplaça :

— 1989. Guillard est apprenti dans un garage aux environs de Sommières, l’atelier Lagarde. Fin août, le feu prend dans le sud de Ganges. Plusieurs centaines d’hectares brûlés. Un camping part en fumée. Par miracle, pas de victime. L’enquête tourne court mais on pense à un acte volontaire.

Ils étaient debout dans le hall, au centre d’une flaque de lumière. Passan avait l’impression de cuire une nouvelle fois. Il était sale, chiffonné, maculé de sueur. Son costard était bon pour le pressing, et lui pour une douche bien fraîche.

— 1990, continua Fifi. Un nouvel incendie entre Quissac et Nîmes. Le vent aggrave la situation. Mille hectares sont touchés. Les pompiers mettent deux jours à arrêter le merdier. Des villages sont évacués. Des centaines d’hommes mobilisés. À l’arrivée, trois victimes. Pas de coupable, pas d’explication. Mais les experts sont catégoriques : le départ de feu est criminel. On est à moins de trente bornes de Sommières.

Passan observait la carte et ses cercles : une véritable radiographie de la folie de Guillard. Pourtant, on pouvait encore parler de coïncidences.

L’adjoint parut lire dans ses pensées.

— T’en veux encore ? 1991 : Guillard se casse à Béziers.

— Le garage Soccart.

— L’année suivante, la clinique des Champs, dans le centre-ville, prend feu. Pas de victime. L’enquête ne donne rien, comme d’habitude.

Passan voulut faire un commentaire mais Fifi était lancé.

— 1997. Guillard dirige le garage des Roches, à Montpellier. Six mois plus tard, la maternité Notre-Dame-du-Salut brûle dans le quartier Mosson. Encore une fois, le pire est évité de justesse. À l’évidence, Guillard s’attaque maintenant aux cliniques.

Passan fit un pas sur la droite, cherchant de l’ombre. Au fil des années, la pulsion pyromane de Guillard s’était précisée. Sa rage, son désir de destruction s’étaient focalisés sur les lieux de naissance. Pas difficile d’imaginer pourquoi.

Fifi replia sa carte aux trésors et enchaîna :

— Le plus beau, c’est la suite. En 99, Guillard liquide tout et part aux États-Unis. Il bosse dans plusieurs États. En 2000, il est à Salt Lake City, dans l’Utah. La même année, la maternité de l’hôpital universitaire s’embrase. Six mois plus tard, un début d’incendie est signalé dans la banlieue de Tucson, Arizona. Guillard vient d’arriver là-bas.

Passan se souvint d’une série de meurtres de prostituées en Allemagne, dans les années 80. En suivant les allées et venues du principal suspect, on avait découvert que des meurtres similaires avaient été commis à Los Angeles, alors même qu’il s’y trouvait. Cette coïncidence avait suffi à le faire condamner. Serait-ce suffisant pour inculper l’hermaphrodite ? Tout cela était trop loin, trop ancien.

Il éprouvait une autre intuition. La relation intime de Guillard avec le feu. Le monstre n’avait sans doute jamais goûté au sexe. Ses seules jouissances lui étaient venues des flammes. Il ne pouvait pas avoir d’érection, encore moins d’éjaculation. Pas non plus d’orgasme féminin. Restait cette sensation funeste du brasier qui détruit, purifie, métamorphose…

— Personne n’a jamais fait le lien entre tous ces faits ?

— À des milliers de kilomètres de distance ? Pour trouver l’aiguille, il faut la botte de foin.

Du temps des premiers incendies, Guillard avait découvert sa puissance : des milliers d’hectares grillés, des villages évacués. Puis il avait frappé d’une manière plus précise, mais aussi, d’une certaine façon, plus cosmique. En visant les maternités, il avait voulu frapper l’espèce humaine dans son développement même.

Cette psychologie grossière n’aboutissait qu’à une conclusion, terrifiante : Guillard allait faire cramer sa maison, et sa famille avec. Sans rien ni personne pour l’en empêcher. Même pas lui, qui s’était fait semer comme un bleu cet après-midi.

— T’as bien bossé, admit-il.

— Faut surtout remercier Serchaux.

— Et depuis son retour dans le 9–3 ?

— On s’en occupe. Comme je t’ai dit, on a d’autres dossiers à traiter.

— Et pour le reste ? Les prélèvements dans ma baraque ?

— Double zéro. J’ai les premiers résultats de Zacchary. On tombe toujours sur les mêmes empreintes. Les vôtres a priori. On attend les analyses ADN d’après les fragments organiques mais…

— Le porte-à-porte ?

— Que dalle. Personne a rien remarqué d’anormal.

Passan hocha la tête. Malgré l’absence de résultats, il se sentait réconforté par cette agitation. Ses gars ne l’avaient pas oublié.

— On a gratté aussi du côté de la famille de Marc Campanez. Ses trois enfants avaient l’air plutôt surpris qu’on se préoccupe à nouveau de la mort de leur père. Ils n’ont subi aucune agression, aucune menace. On a aussi interrogé le mec de Marie-Claude. Il est pas clair mais il n’a rien à voir avec tout ça.

Passan discernait, dans le foisonnement des faits, des feux, des mobiles, le sillage de la colère de l’homme-femme. Une ligne précise qui avait la densité et la netteté d’un rayon laser.

— Sur les gants, rien de neuf ?

— J’ai fait passer le message aux gars de Levy. Je crois qu’ils sont allés fouiller le terrain vague. Ils n’ont rien trouvé.

— Levy, il en est où ?

— Pas moyen de savoir.

Fifi fit un pas en arrière et parut tout à coup se rendre compte de l’état de son interlocuteur :

— Et toi, où t’étais ? T’as l’air de sortir d’une essoreuse.

— J’ai suivi une piste et c’était un cul-de-sac.

— Quelle piste ?

— Laisse tomber.

— Je vois que c’est la grosse transparence.

Passan ne releva pas. D’une manière intuitive, il sentait que son adjoint n’en avait pas fini.

— Et toi, t’es sûr que t’as rien d’autre à me dire ?

— Si. Y a un problème.

— Quel problème ?

— On t’attend à l’étage du dessus.

— L’IGS ?

— Non. Un expert psychiatrique.

— Envoyé par les bœufs ?

— Non.

— Si c’est l’avocat de Guillard, je…

— Non plus.

— Arrête de jouer aux devinettes.

— C’est l’avocat de Naoko, un dénommé Rhim. (Le punk hésita.) Il a ordonné une expertise psychiatrique dans le cadre de votre procédure de divorce et…

— QUOI ?

— Il paraît que c’est fréquent.

Passan avala la boule de rage qui lui obstruait la gorge.

— C’est un jeune, tenta d’atténuer Fifi. Plutôt sympa.

— Où il est ? demanda Passan d’une voix de matraque.

— Calme-toi. Il m’a dit que c’était simplement un rendez-vous préliminaire. Il…

— OÙ IL EST ?

— Calme-toi, putain. Là-haut. En salle de réunion.

49

Fifi n’avait pas menti : le psychiatre avait l’air sympa. Une trentaine d’années, un costume propret qui lui donnait l’allure d’un étudiant passant le grand oral. Mèche fauve, monture d’écaille, sourire spontané. En même temps, ses traits avaient quelque chose de laqué, d’ordonné, qui semblait ne rien laisser au hasard. Passan se dit que ce type-là aurait exactement la même tête dans trente ans.

Pour ne pas lui casser la gueule tout de suite, il avait pris le temps de se passer le visage sous l’eau froide dans les toilettes de l’étage. Il avait rajusté sa cravate, lissé son costume et ravalé sa colère. On peut y aller.

Le psychiatre, perdu dans la grande salle de réunion, se leva à son arrivée et s’avança, le bras tendu. Le flic avait les mains encore fraîches. Par contraste, celle de l’expert lui parut bouillante.

— David Duclos. Merci de me recevoir, commandant. Comme vous l’a sans doute dit votre collègue, il s’agit seulement d’un rendez-vous préliminaire.

Passan accentua son sourire :

— J’ai tout mon temps. Nous pouvons procéder à l’interrogatoire tout de suite.

Duclos agita les mains en riant :

— Il ne s’agit pas d’interrogatoire ! Simplement d’une conversation qui…

— Docteur, je suis flic depuis vingt ans. Je lisais des expertises psychiatriques de salopards qui violaient leurs enfants quand vous hésitiez encore entre droit et médecine, alors ne perdons pas de temps.

Le psychiatre ouvrit les bras, l’air de dire : « Comme vous voudrez. » Plutôt mince, l’homme avait une gestuelle accentuée. Ses mouvements soulignaient son vocabulaire, l’enveloppaient de chaleur et de conviction. Passan avait d’autres mots pour caractériser ce genre d’attitude, mais cela parlait de sodomie et de vaseline.

Ils s’assirent de part et d’autre de la longue table vernie. Le décor était au diapason des couloirs et des bureaux. Environnement neutre, sans charme ni chaleur, qui déteignait sur la vie des hommes : attitudes superficielles et pensées convenues.

— Vous voulez boire quelque chose ? s’enquit Passan, signifiant par là qu’il était l’hôte.

— Non, ça ira. Merci.

Le commandant attrapa un combiné posé au bout de la table et appela une secrétaire du deuxième étage. Il lui demanda, le plus gentiment possible, de lui apporter un café. Non pas le breuvage pisseux de la machine mais le nectar qu’elle préparait elle-même, à l’aide d’une petite cafetière italienne.

Finalement, il n’était pas mécontent de cette pause. Il était meurtri par la trahison de Naoko mais rouler ce blanc-bec allait le détendre. Après la course-poursuite du métro, son échec et sa conviction que Guillard n’en avait pas fini, il n’avait pas envie de se replonger aussitôt dans le cauchemar.

— Au risque de me répéter, commença Duclos, vous n’êtes pas obligé, aujourd’hui, de répondre à mes questions.

— Pourquoi ne m’avez-vous pas prévenu de votre visite ?

— J’ai appelé ce matin mais vous n’étiez pas là.

— Pour ce type d’expertise, on envoie un courrier des jours à l’avance.

— L’avocat de votre épouse, maître Rhim, est, disons, très efficace. C’est lui qui a tenu à accélérer le mouvement.

— Pour me cueillir par surprise ?

Duclos se contenta de sourire. Il sortit de son cartable un dossier relativement épais, fermé par une courroie de tissu. Passan se crispa : ce type, ou plutôt l’avocat de Naoko, enquêtait sur lui depuis un moment. Il se demandait ce qu’il pouvait y avoir dans un tel classeur : les évènements de sa carrière étaient strictement confidentiels.

— Ma femme est au courant ou c’est une initiative personnelle de son avocat ?

Nouveau sourire. Passan connaissait par cœur cette expression : « Les questions, c’est moi » — il l’utilisait chaque jour face aux suspects et aux témoins.

Le psy posa son téléphone portable au milieu de la table :

— Ça ne vous dérange pas que j’enregistre notre conversation ?

Olivier accepta d’un signe de tête, sans cesser d’observer les gestes de son interlocuteur. Son dossier contenait plusieurs chemises de papier bourrées de liasses. Première chemise, frappée des initiales de la Préfecture de Police. Il avait donc eu accès aux archives de la Boîte. Comment ? Grâce à qui ?

— J’ai vu vos états de service, fit l’expert en feuilletant les pages. C’est impressionnant.

— Laissez tomber la pommade.

— Vraiment. Vous êtes un héros comme on n’en fait plus.

Il ne releva pas. L’autre continuait à faire semblant de lire les PV d’audition, les rapports, les coupures de presse. Les techniques du psy s’apparentaient aux méthodes des flics. Endormir la méfiance de l’adversaire pour mieux attaquer.

Le premier assaut ne tarda pas :

— Pour en arriver là, vous avez dû parcourir une longue route.

— Vous faites allusion à ma folle jeunesse ?

Rajustant ses lunettes, Duclos ouvrit la deuxième chemise. Passan tressaillit : c’étaient des extraits de son dossier de l’Aide sociale à l’enfance. Comment ce débutant avait-il pu se les procurer ? Il serra les poings sous la table. Pas le moment de s’énerver.

— Foyers. Familles d’accueil. Centres d’observation. Pas mal d’ennuis avec les forces de l’ordre quand vous étiez encore mineur.

— Il y a eu amnistie.

Duclos leva les yeux au-dessus de ses verres :

— Dans mon domaine, il n’y a jamais d’amnistie.

Une phrase d’intimidation. Une formule de flic. Passan se demanda soudain si ce gars était bien envoyé par l’avocat de Naoko. Il n’avait exigé ni papier ni document officiel. À l’idée de le faire maintenant, une immense lassitude s’abattit sur lui : il préférait encore se laisser porter.

On frappa à la porte : son café arrivait. Passan le but directement, en se brûlant la gorge.

— Après cette période… tourmentée, reprit l’autre, vous faites votre droit puis entrez dans la police. Vous adoptez alors une attitude exemplaire.

— C’est une expertise ou une psychanalyse ?

— Comment expliquez-vous ce revirement ?

— Disons que j’ai trouvé ma voie.

Le binoclard écrivit sur son bloc. Pas un mot : un sigle, un gribouillis. Troisième chemise. Même à l’envers, il reconnut les documents. Son « dossier scolaire ». C’était ainsi qu’il appelait l’ensemble des évaluations, bilans médicaux et psychiatriques, commentaires signés par ses supérieurs. La Boîte fonctionnait comme dans l’enseignement, avec notes, appréciations, bons points. Un système qu’il n’avait jamais supporté.

— Durant votre passage à la BRI, vous avez plusieurs fois fait usage de votre arme.

— J’ai abattu deux hommes pendant des opérations, si c’est ce que vous voulez dire.

— Qu’avez-vous ressenti à ce moment-là ?

Passan éclata de rire :

— Vous arrivez après la bataille, mon vieux. Ça remonte à dix ans. J’ai subi des tests, des interrogatoires, des évaluations. Vous les avez d’ailleurs sous les yeux. On m’a même envoyé à l’enterrement d’un des salopards pour me mettre à l’épreuve. Ne vous en faites pas, j’ai eu mon compte. Tout est digéré.

Le psychiatre demeurait imperturbable — il prenait de l’assurance au fil des questions :

— Mais vous, qu’avez-vous éprouvé… sur l’instant ?

Olivier se pencha au-dessus de la table.

— Quand j’ai prêté serment, j’ai accepté de courir de tels risques. C’était dans le cahier des charges, capisce ? Je fais mon métier, un point c’est tout.

L’expert, impassible, prit encore quelques notes. Il désigna l’arme fixée à la ceinture de Passan :

— Vous la portez en permanence ?

— Comme vous voyez.

— Ce n’est pas la règle à la Brigade criminelle.

— Chacun sa règle.

— Quel calibre ?

D’un geste, Passan sortit le flingue et le posa sur la table. Le Px4 Storm SD, bien qu’en polymère, produisit un bruit menaçant. Un objet qui appartenait à un autre monde, où les gestes pesaient plus lourd.

— Beretta. Calibre .45. Un des plus puissants du marché. Celui de Leonardo DiCaprio dans Inception.

Il vit l’autre déglutir. Le psy paraissait se concentrer pour ne manifester aucun signe de crainte.

Il se racla la gorge et continua :

— Cela vous donne un sentiment de puissance ?

— Je vais avoir droit au chapitre de la substitution phallique ?

— Vous considérez-vous comme violent ?

— Mon métier est violent. J’ai choisi ce boulot pour lutter contre cette violence. Pas parce que j’aime ça. Je n’ai jamais levé la main sur quiconque en dehors de mon travail.

L’expert prit encore des notes. Il donnait l’impression de remplir un quizz. Olivier vit jaillir des ordonnances. Jusqu’où avait fouillé cette bleusaille ? Qui lui avait fourni ces documents confidentiels ? Soudain, il comprit et son ventre se déchira : Naoko. Ces papiers provenaient directement de ses archives personnelles. Il ne pouvait croire qu’elle ait livré de telles munitions à son avocat.

— Je vois que vous avez suivi un traitement d’antidépresseurs.

— Et alors ?

— Que vous est-il arrivé ?

— Un passage à vide, fit Passan d’une voix rauque.

— Cette période… était-elle liée aux actes de violence que vous aviez dû commettre ?

— Non. Regardez les dates. Ça n’a rien à voir. C’était en 98.

— L’inconscient ne connaît pas les dates. Vous…

Passan leva la main :

— Gardez votre bullshit de psy !

Duclos se recula et mais soutint son regard.

— Pourquoi ce traitement ?

— Je sais pas…, grogna Olivier. Je tenais plus le coup.

— Dans votre boulot ?

— Dans mon boulot… Et aussi dans ma vie. Je ne me sentais plus capable d’assumer tout ça. Une baisse de régime. Ça arrive à tout le monde.

La défense sonnait pauvre.

— Vous avez suivi une psychanalyse pendant huit ans.

— Exact.

— Comment vous sentez-vous aujourd’hui ?

— J’ai arrêté depuis cinq ans. Tout va bien.

L’autre se tut mais son silence signifiait : « Chacun ses illusions. » Les psys, au contraire des médecins généralistes, s’évertuent à vous convaincre que vous n’êtes pas guéri — que vous ne le serez jamais. Ce qui pose la question métaphysique de leur utilité.

Mais pour l’instant, la seule interrogation d’Olivier était : pourquoi Naoko lui faisait-elle ce coup en vache ? Pour obtenir la garde exclusive des enfants ? S’approprier la maison ? L’hypothèse la plus probable était la pire : elle avait, réellement, peur de lui. Peur de sa violence. De sa psyché torturée. De ses réactions imprévisibles. Elle voulait être sûre qu’il était capable de s’occuper des garçons.

Cette idée lui serra la gorge. Il était un simple tueur, perdu pour la cause, qui n’avait rien à faire dans le monde des gens sains et normaux.

— Enchaînez, docteur.

Une autre chemise. Tout cela était savamment orchestré, en mode crescendo. Avec stupeur, Passan reconnut le dossier de Patrick Guillard. Pas son dossier d’accusé, son dossier de plaignant.

— Un suspect a porté plainte deux fois contre vous.

— Ce n’est pas un suspect, c’est un coupable.

— Il est en liberté.

— Plus pour longtemps.

Duclos parcourait les feuilles agrafées : les rendus du jugement, l’ordre d’injonction, les PV de plaintes… L’avocat de Naoko avait décidément ses entrées. Passan en tira un sombre espoir : ce n’était peut-être pas elle qui lui avait fourni tous ces documents.

— Il vous accuse de le harceler. Et même d’avoir tenté de le tuer.

— Il ment. L’enquête suit son cours.

— Sans vous. Vous avez été dessaisi.

— Vous avez les réponses, fit-il en s’agitant sur son siège. Pourquoi me poser les questions ?

— Vous avez reçu des menaces, récemment ? Des agressions dans votre foyer ?

Passan ne parvint pas à dissimuler sa surprise. De nouveau, le soupçon sur Naoko. Elle s’était livrée à son avocat.

— Quel rapport avec mon divorce ?

— Vous pensez à une vengeance ? Quelqu’un qui vous en voudrait ?

Le flic se pencha à nouveau. Le calibre .45 trônait toujours entre les deux hommes. Le canon pointé vers le psy.

— Où voulez-vous en venir ?

— La vengeance de quelqu’un que vous auriez brutalisé ? Arrêté par erreur ?

Le débit du médecin s’accélérait. Il avait peur mais ne cédait pas. Il en avait vu d’autres. Alors que Passan, acculé dans les cordes, se préparait à une autre attaque frontale, il subit un coup totalement inattendu :

— Ces menaces pourraient vous rapprocher de votre femme.

— Pardon ?

Le psychiatre ôta ses lunettes et essuya ses paupières. Il était en sueur. Le flic aussi était en nage. La climatisation était sans effet sur ces deux combattants.

— Vous ne tenez pas vraiment à divorcer. Ces menaces pourraient donner un sens nouveau à votre rôle… dans votre couple. Un rôle de protecteur.

Passan se cramponna à la table. Il sentait sa chaise s’enfoncer dans le sol.

— Vous m’accusez d’avoir organisé ce bordel ?

— L’idée n’est pas de moi.

— Qui t’a dit ça ?

L’autre se tassa sur son siège, livide. Passan bondit sur la table de réunion et se jeta sur lui. Ils roulèrent à terre. Le flic avait saisi son calibre au passage.

Il plaça le canon sous la gorge du toubib :

— Qui t’a dit ça, enculé ? QUI ?

— L’avocat de votre femme… C’est elle qui…

Passan fit monter une balle dans la chambre du Beretta :

— ENFOIRÉ !

Il ne put achever son geste. Alertés par le bruit, Fifi et d’autres hommes se précipitaient pour le désarmer.

50

Jean-Pierre Levy était inanimé, tête pantelante. L’éclat de la lumière électrique ne le fit même pas sursauter. Ce n’était pas l’effet de la perfusion. Plutôt une conséquence de l’obscurité, de la chaleur — la ventilation soufflait toujours ses tourbillons brûlants.

Il s’approcha. Levy ruisselait de sueur. Tout son corps brillait comme une armure. Le Phénix sourit et vérifia le pousse-seringue. Près d’un litre et demi du liquide avait déjà été injecté — et le Juif en avait exsudé plus de la moitié. Il était à point.

En quelques gestes rapides, il se déshabilla puis revêtit sa robe. Légèreté de l’étoffe, sensation bienfaisante. Il n’avait pas besoin de miroir. Il savait qu’avec son crâne chauve et ce drapé orange, il ressemblait à un moine bouddhiste.

Il secoua Levy, qui finit par reprendre ses esprits. Il s’ébroua, cherchant à comprendre pourquoi il se réveillait ligoté à un siège en fer, au fond d’une cellule de béton. Puis il considéra l’homme qui se tenait immobile face à lui et éclata de rire.

— Ne ris pas, conseilla le Phénix. Dans l’Antiquité, les prêtres en charge des arts divinatoires s’habillaient en femmes. Ils étaient des médiateurs. Entre les dieux et les hommes, entre les hommes et les femmes. Ils symbolisaient l’origine du monde, l’union du Ciel, principe masculin, et la Terre, principe féminin.

— Pauvre taré… Tu as les gants ?

Le Phénix pouvait sentir l’odeur de transpiration du flic, aigre, soufrée, charriée par la ventilation.

— D’ordinaire, cria-t-il pour couvrir son bourdonnement, les flics s’aventurent dans la jungle des criminels avec prudence. Ils ne s’écartent jamais de la lumière, du sentier. Tu as franchi la ligne, Levy. Avec ton misérable chantage, tu t’es risqué sur mon territoire. Là où tes lois n’ont plus cours…

Le Juif s’agita sur sa chaise soudée au sol et hurla :

— Je comprends rien à ce que tu racontes, espèce de cinglé. T’as les gants ou non ?

Il fit un pas vers le prisonnier. La ventilation faisait jouer les plis de sa robe :

— L’Antiquité présente une contradiction. Les Grecs vénéraient des dieux doubles, à la fois masculins et féminins, capables de se reproduire seuls.

Levy changea d’expression. Son effroi palpitait sous le masque de sueur.

— Tu… tu vas me tuer ?

— Pourtant, ils avaient en horreur l’hermaphrodisme chez les humains. Si un enfant naissait avec des organes génitaux ambigus, on le noyait aussitôt, on le brûlait ou bien on l’exposait au regard de tous jusqu’à ce qu’il meure. Personne ne voulait se souiller en faisant couler son sang. À l’époque, cette malformation passait pour un signe de la colère des dieux.

Soudain, il se pencha et arracha la perfusion :

— Je vais te dire : ils avaient raison. Je suis la colère de Dieu.

Levy parut soudain comprendre que ces confidences le condamnaient.

— Je t’en supplie, sanglota-t-il, libère-moi… T’as retrouvé les gants ? Laisse-moi partir… Je dirai rien… J’ai déjà tout oublié…

— Je vais t’apprendre une dernière vérité, Levy. Pour que tu ne meures pas idiot. Dans la Grèce antique, les prêtres pratiquaient l’anasyrma : déguisés en femmes, ils relevaient leur robe et dévoilaient leurs organes génitaux aux fidèles. D’un coup, ils étaient hommes et femmes. Ils étaient les forces réunifiées des origines du monde.

Il remonta le tissu safran, exhibant son sexe atrophié.

— NON !

— Rince-toi l’œil, Levy.

Le prisonnier détourna la tête :

— J’ai rien vu, j’ai rien vu…

— Regarde au contraire. Je n’ai pas besoin de me déguiser en quoi que ce soit. Je suis, naturellement, l’homme et la femme. En réalité, je ne suis ni l’un ni l’autre. Je suis au-dessus des sexes. Je suis le Phénix !

— Non…, gémit Levy.

Il rabaissa sa robe et saisit sa fiole d’alcool. Quelques gouttes perlaient encore à l’intérieur.

— Je t’ai injecté du soufre, continua-t-il. Tu as beaucoup transpiré. Tes glandes sébacées ont produit au contact de cette sueur soufrée des bactéries qui se transforment en sulfure d’hydrogène. Tu comprends ? Non ?

Levy hurla, comme pour couvrir les paroles de son bourreau. Ses yeux effarés lui sortaient des orbites.

— Ta sueur est devenue inflammable. « Levy la bombe humaine »…

Le Phénix recula d’un pas et attrapa son Zippo. Son bon vieux Zippo. Celui qui lui avait servi pour les maternités. Pour ses parents. Pour les enfants.

— NON !

Il ouvrit le capuchon, approcha le briquet du flacon et fit jouer la mollette d’un coup de pouce. Une étincelle suffit. L’embouchure du tube cracha une auréole bleutée.

— NON !!!!!!

Il lança la fiole vers l’entrejambe du maître-chanteur. Son sexe et ses cuisses s’embrasèrent d’un coup. Ses hurlements furent aussitôt avalés par le bruissement des flammes. Il se tordait sur son siège, impuissant à se défaire de ses liens — des courroies de distribution ignifugées, les meilleures du marché.

Les minutes passèrent. Le Phénix sentait l’haleine brûlante de l’autodafé, s’ajoutant à la chaleur du site. La fumée était à la fois soufflée et aspirée par le système d’aération poussé à fond. Il n’était pas inquiet pour le flic : son sacrifice rééquilibrerait son karma et lui permettrait de se réincarner dans un corps meilleur.

Il était inquiet pour lui.

Face au brasier, il n’éprouvait plus rien — aucune sérénité, aucun soulagement. Le feu ne jouait plus son rôle apaisant. L’avait-il jamais joué ? Il lui donnait la force, l’excitation — jamais la paix. Il se souvenait de son insatisfaction après l’élimination de ses parents. Même les sacrifices du 93 avaient montré leurs limites. La Renaissance était chaque fois moins puissante, moins profonde…

Le maître-chanteur ne brûlait plus. Cambré sur son siège, visage disloqué, mains retournées. La position rappelait celle des cadavres pétrifiés de Pompéi.

Il coupa la ventilation et, dans le silence soudain, ôta sa robe maculée de particules noires. Nu, il commença à faire le ménage. Il éprouvait un abattement incommensurable. Les signes se multipliaient. Il n’y avait pas de solution pour lui. Pas d’autre paix que l’ultime envol.

Équipé de gants protecteurs, il traîna la dépouille à l’autre bout de la pièce et ouvrit la trappe destinée d’ordinaire aux vidanges. L’odeur âcre et mordante de l’acide le prit à la gorge. Il aperçut son reflet à la surface du bassin. Une ombre pâle, formidablement sculptée, troublée par les rides noires qui ne demandaient qu’à détruire…

La certitude revint en force.

Ce soir, le Cavalier de la nuit serait là. Sur ses traces. Guettant le moindre de ses faits et gestes. Alors il serait temps d’agir.

Du pied, il fit rouler le cadavre et recula afin d’éviter les éclaboussures. Alors qu’une fumée abjecte s’élevait de la fosse, accentuant l’odeur de chair grillée, il ferma les yeux et ouvrit les bras.

L’Ultime Renaissance était pour ce soir.

51

On l’avait isolé dans une cellule de dégrisement, au sous-sol de la DCPJ, rue des Trois-Fontanot. Il ignorait si c’était pour le protéger des autres ou au contraire pour les protéger, eux, de sa folie. De l’autre côté des murs, lui parvenaient des cris, des grognements — poivrots en proie à des hallucinations, pseudo-innocents hurlant à l’injustice, cinglés incontrôlables attendant leur transfert à l’infirmerie psychiatrique de la Préfecture de Paris.

Recroquevillé sur le banc solidarisé à la paroi, sans ceinture ni chaussures, il ne maîtrisait pas ses pensées : son cerveau, dans un cocon ouaté, dérivait selon des courants imprévisibles. Sous l’effet du calmant qu’on lui avait injecté, il se sentait sonné, à la fois flottant et engourdi — et étrangement décalé. Pas assez toutefois pour oublier ses obsessions…

Sortir de là.

Il ne pensait pas vraiment au psychiatre. Un bleu qui avait fait une gaffe — et qui s’en souviendrait longtemps. L’aurait-il vraiment fumé ? Impossible de répondre. Il songeait plutôt à Guillard. Où était allé le salopard à midi ? Que préparait-il ? Par réflexe, il jeta un regard à son poignet mais on lui avait aussi piqué sa montre.

Sortir de là.

Ne plus le lâcher d’un millimètre. Au moindre écart, ce serait une balle dans la tête. Encore une résolution meurtrière… En moins de soixante-douze heures, il avait failli broyer le crâne de son suspect, abattre un psy — et il était maintenant résolu au pire.

Le cliquetis de la serrure le fit bondir sur ses pieds.

— Assieds-toi.

Fifi avança d’un pas et la porte se referma dans son dos.

— Assieds-toi, j’te dis.

Passan s’effondra de nouveau sur le banc et ramena les pans de sa veste sur ses flancs, comme s’il se trouvait sur le pont d’un cargo en plein vent. La sueur avait séché sur sa peau, crispant sa chair.

— Tu vas voir le proc.

— Pas le juge ?

— Duclos ne porte pas plainte. T’as le cul bordé de nouilles, ma poule. En revanche, son rapport risque d’être salé.

Olivier se prit la tête entre les mains. Il allait perdre la garde des enfants. Il allait être mis à pied. Il allait…

Il releva les yeux :

— On a prévenu Naoko ?

— Pas nous. Mais t’en fais pas : ça va remonter jusqu’à elle. Je fais confiance à son avocat. Je me suis renseigné sur lui. Un salopard de première. Un mec qui a ses entrées partout, et notamment chez nous. Je me demande où elle a déniché un lascar pareil.

Passan se frottait les épaules : les accointances du juriste expliquaient en partie les informations de Duclos. Naoko ne l’avait peut-être pas trahi tout à fait.

— Qu’est-ce que t’as foutu ce matin ?

— Rien.

— T’es allé planquer chez Guillard.

— Non.

— C’est pas une question, c’est une affirmation. Albuy et Malençon t’ont repéré sur le parking, en face de la concession.

Il préféra garder le silence.

— Qu’est-ce que t’as vu ? insista Fifi.

Pas question de raconter sa course pitoyable. Il se tut encore, recroquevillé dans l’angle du mur, regard rivé au sol. Ce qu’il ne comprenait pas, c’était pourquoi son adjoint l’interrogeait ainsi. À l’évidence, un évènement était survenu. Un évènement lié à son emploi du temps — ou à celui de Guillard.

— Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-il finalement.

Fifi portait un large tee-shirt sur lequel Peter Tosh, dieu du reggae, s’envolait dans un nuage de cannabis.

— Levy a disparu.

— Comment ça ?

— Il est pas venu au bureau ce matin. Il répond pas à son portable. Sa bagnole est introuvable.

Compte tenu du profil, il pouvait y avoir mille explications à son absence. Gueule de bois monstrueuse. Passage à tabac ordonné par des créanciers. Élimination à la suite d’une de ses énièmes combines. Fuite à l’étranger…

— Ses dernières nouvelles ?

— Hier soir. Il est allé voir Guillard.

— Tout seul ?

— Plus que tout seul : il a envoyé les gars boire un coup pendant l’entrevue.

— Où ça s’est passé ?

— Au garage d’Aubervilliers.

— Combien de temps ça a duré ?

— Trente minutes. Albuy et Malençon sont revenus, Levy s’est tiré. Depuis, plus de nouvelles.

— Et Guillard ?

— Il est rentré tranquillement chez lui.

Hypothèse. Levy avait découvert quelque chose. Il avait voulu foutre les jetons à Guillard — ou le faire chanter. Cela lui avait été fatal. Un lien avec la course de midi ? Il secoua la tête pour lui-même : trop rocambolesque.

Pourtant, une certitude demeurait : si Levy avait voulu jouer au plus fin avec Guillard, il était déjà mort.

— Tu penses comme moi ?

Olivier ne répondit pas. Les murs de sa cellule lui parurent d’un coup plus proches, plus menaçants.

Fifi frappa violemment la porte. Il lui balança un regard par-dessus son épaule :

— On y va. Profil bas avec le proc, Olive. C’est ton seul ticket de sortie.

52

19 heures. Postée en retrait, près de la maison, Naoko attendait Passan. Elle préférait ne pas voir les enfants. Trop dur ensuite de s’en séparer. D’où elle était, elle entendait leurs bruits de rigolade dans le bain et c’était déjà assez douloureux…

Elle se réfugia auprès de l’espace protégé de Passan : son jardin zen. Il s’étendait à l’ombre d’un grand pin thunbergii dont les branches poussaient à l’horizontale et d’un érable qui donnait en automne des feuilles rouges comme du sang. Il les avait fait planter dès l’achat de la maison, avant même le début des travaux. Il avait ajouté ensuite deux autres pins du Japon, à la naissance de Shinji et de Hiroki, et, bien sûr, un cerisier. Au centre, il y avait une oasis de graviers gris, soigneusement ratissés. Plus loin, sur la droite, derrière quelques rochers, se dissimulait un plan d’eau, à peine plus grand qu’une flaque, cerné de roseaux et de fougères, surplombé par un saule. Si on s’approchait, on apercevait des nénuphars — pure image d’immersion tranquille. Au-dessus, une fine cascade vernissait quelques pierres.

Naoko ne le lui avait jamais dit mais d’un point de vue strictement japonais, son site était approximatif. Ainsi, il s’était trompé sur l’orientation du soleil. Traditionnellement, une « mer de cailloux » est toujours placée au nord-est, ce qui n’était pas le cas. Mais ce qui la touchait, c’était que le lieu dressait un portrait en creux de Passan. Derrière ces buissons, ces fougères, ces « pierres flottantes », elle voyait la passion, la patience de celui qui avait aligné ici chaque rocher, orienté chaque mousse avec la ténacité du Facteur Cheval.

Dès qu’on l’avait informée de la catastrophe de l’entrevue psychiatrique, elle s’était rendue à la villa. Sans réfléchir. La compassion n’était pas son fort mais, cette fois, tout était de sa faute. Elle avait parlé à son avocat. Elle lui avait livré ses soupçons — auxquels d’ailleurs elle ne croyait pas. Rhim avait exploité le filon. Et joué ce coup sans lui en parler…

Le portail s’ouvrit. Passan et Fifi apparurent, l’un en costume chiffonné, l’autre en épouvantail post-rock. Livides, hirsutes, ils avaient l’air de rentrer d’une nuit blanche alors que le soir n’était pas encore tombé. Derrière, Naoko aperçut les cerbères qui montaient la garde. Dans quel monde vivait-elle ?

Le punk leva la main en signe de salut et pénétra dans la villa. Passan, sans un sourire, se dirigea vers elle. Il avait pris dix ans. Son visage s’était creusé. Sa barbe de trois jours évoquait une forêt sauvage, affamée.

— T’es venue chercher les enfants ? demanda-t-il avec méfiance.

Tout son être suintait d’une violence retenue mais aussi d’une lassitude, une vulnérabilité qui touchèrent immédiatement Naoko.

— Pas du tout. C’est ta semaine, on change rien.

Ta semaine. Je me demande ce qui est le plus fort chez toi ! L’entêtement, l’orgueil ou la fidélité à la règle.

— Tu veux dire que je suis japonaise ?

Sa mauvaise humeur s’évanouit en un éclat de rire. Il se passa la main dans les cheveux :

— C’est exactement ce que je veux dire. On marche ?

— On ne va pas piétiner tes sentiers.

— C’est bon. On n’en est plus là.

Ils s’engagèrent sous les frondaisons du pin thunbergii. Ce fut comme s’ils entraient dans une autre dimension. Tout devint vert dans la pénombre du soir. Un vert tamisé, à la fois réconfortant et triste, frappé de mille clairs-obscurs. La lumière paraissait mouvante, comme au fond d’un aquarium. Elle ferma les yeux et respira les effluves humides. Elle ne marchait plus dans un jardin : elle marchait dans son enfance.

— Je suis venue m’excuser, fit-elle à voix basse.

— Ça ne te ressemble pas.

— Mon avocat ne m’a même pas prévenue : il se croit en guerre.

— Le psy n’a pas inventé ce que tu as dit.

Naoko secoua lentement la tête, trop épuisée pour l’affronter :

— Écoute… J’ai déconné. J’ai dit n’importe quoi. Mon avocat a utilisé ça et t’a envoyé ce psy…

— Qui lui a donné mes ordonnances ?

— Quelles ordonnances ?

— Quand j’étais en… dépression.

Elle comprit, avec un temps de retard, que Rhim et l’expert avaient mené une véritable enquête. Ils avaient creusé dans les galeries les plus profondes du passé.

— Je n’y suis pour rien, plaida-t-elle. À cette époque, nous n’étions même pas ensemble. Ils ont dû appeler les hostos, je ne sais pas. Je te répète que mon avocat croit mener un combat.

— Pas toi ?

Elle s’arrêta. Debout sur une tobi-ishi, ces dalles à fleur de terre qui guident le promeneur, elle se sentait imprégnée par les parfums d’eau qui flottaient dans l’air. Elle était une mousse parmi d’autres.

— Non. Nous sommes d’accord pour divorcer, essayons au moins de ne pas nous engueuler sur les modalités.

Elle avait essayé de s’exprimer en douceur mais elle avait naturellement une manière trop sèche de parler, et son accent n’arrangeait pas les choses.

— Ce n’est pas moi qui ai voulu qu’on prenne deux avocats.

— J’ai pensé que ça serait plus clair.

— On voit le résultat.

— Il n’est pas trop tard pour changer de cap.

— C’est-à-dire ?

— On en cherche un autre. On le partage. On oublie l’expertise, toutes ces conneries.

— On aurait pu faire l’économie du premier.

— Je le prends à ma charge.

Le silence s’étira. Elle lui tendait la main mais il ne se pressait pas pour la saisir. Il fixait un point invisible en direction de l’eau, comme s’il pouvait voir au-delà de la ceinture de joncs et de roseaux.

— On verra, finit-il par murmurer en reprenant sa marche.

Elle lui emboîta le pas. D’ultimes rayons de soleil s’échappèrent des nuages et trouvèrent leur voie parmi les massifs. D’un coup, dans la lumière filtrée, les mousses crépitèrent de minuscules bulles d’argent. Les lichens, d’ordinaire vert bleuté, virèrent au mauve. Il y avait longtemps qu’elle n’avait pas apprécié ce site à ce point. Pas si raté que ça, son jardin…

— Tu vas avoir des problèmes au boulot ?

— En ce moment, je ne peux pas être plus bas.

Ils étaient parvenus près de l’eau dont la surface vert sombre avait la teinte pleine et puissante d’un vitrail. Au loin, des oiseaux pépiaient, mais discrètement. Comme s’ils avaient capté l’interdiction de Passan : « On ne s’approche pas. »

— Et l’enquête ?

— L’enquête ?

Il paraissait perdu, presque amnésique.

— Le singe dans le frigo.

— J’ai mis tous les gars sur le coup. Ne t’en fais pas.

— Dans le quartier, personne n’a rien vu ?

— Rien.

— Cette nuit, il s’est passé quelque chose ?

— Non.

Naoko sentit sa colère revenir : il mentait. Du moins, il ne disait pas tout.

— Ne t’en fais pas, répéta-t-il, comme pour couper court à toute autre question. À mon avis, ce salaud ne bougera plus. Dans tous les cas, je le coincerai, je te le jure.

Naoko ne mettait pas en doute sa parole. Le meilleur des chasseurs. Mais quel chemin lui faudrait-il encore parcourir pour atteindre ce but ? Que se passerait-il d’ici la capture de la proie ? Elle frissonna et ne trouva rien à dire — ni pour l’encourager ni pour le dissuader. Le territoire de Passan était celui de l’action : les mots n’y avaient pas leur place.

La nuit était tombée. Les pierres à eau mizubashi, creusées en vasques, riaient sur leur passage. Soudain, elle aperçut au fond du terrain la palissade en bambous contre le mur mitoyen. Plus que tout le reste, ce simple détail lui rappela le jardin de ses parents, lui-même imbriqué dans d’autres jardins, d’autres constructions. Au Japon, les maisons s’encastrent comme les éléments d’un Rubik’s Cube. Elle avait grandi dans ce maillage, où le vide n’existe pas, excepté dans l’esprit de l’homme durant la méditation zazen.

Ils repartirent le long du sentier. Naoko ne disait plus rien. Le silence fondait dans sa gorge comme un glaçon. Une partie de son cerveau était attentive au moindre détail. Le rire de l’eau. L’odeur des végétaux. Les écorces rouges des pins obliques. Il ne manquait que les corneilles, dont les ailes auraient claqué derrière un mur de pisé. Elle sentait son cœur se gonfler, se remplir à la fois d’eau et de sang.

Soudain, elle demanda :

— Tu te souviens quand tu essayais d’apprendre le japonais ?

Passan s’esclaffa, sans marquer la moindre surprise. Son esprit avait suivi le même chemin.

— Et toi, quand tu essayais de prononcer les « r » ?

Elle éclata de rire à son tour.

— Il y a longtemps que j’ai abandonné.

Après un temps, elle ajouta d’une voix neutre :

— Je crois qu’on n’a pas beaucoup évolué.

Ils sortirent de l’ombre des pins et découvrirent la villa. Dans l’obscurité, elle avait la simplicité d’un dessin d’enfant. Cube blanc sur tapis vert. Elle lança un coup d’œil à Passan : une expression de tendresse se peignait sur son visage. Elle sentait qu’ils partageaient maintenant une sorte de gêne confuse. Quelque chose d’indicible, lié à tout ce qu’ils avaient vécu ensemble et dont maintenant, pour une raison inexpliquée, ils avaient presque honte. Sans doute, tout simplement, ne s’en sentaient-ils plus dignes.

— Tu veux embrasser les garçons ? demanda Passan, pour dissiper le malaise.

— Non, j’y vais. Respectons la règle.

— Bien sûr, fit-il comme s’il se souvenait à qui il avait affaire.

Elle désigna les fenêtres allumées :

— Fifi, il passe la soirée avec vous ?

— On doit bosser quand les petits seront couchés.

— Sur quoi ?

— Juste de la paperasse. Pour le boulot. (Il regarda sa montre.) Il faut que je prépare le dîner. Je te raccompagne ?

— Laisse tomber. Appelle-moi demain matin.

Elle prit le chemin du portail. Son trouble se dissipait. Elle avait l’impression de reposer le pied sur la terre ferme après un voyage instable dans un songe.

Des souvenirs amers revinrent lui cingler le cœur, malgré elle. Les dernières années, avec Passan, elle avait essayé de se raccrocher au moindre détail, au moindre geste. Un simple restaurant en tête à tête, et elle aurait de nouveau brillé pour quelques semaines. Un sourire, un regard attentionné, et cela lui aurait fait sa journée. Mais même ces petites attentions, il n’avait pas été foutu de les lui accorder. Et quand par miracle cela arrivait, c’était elle qui réagissait avec maladresse. Elle était trop avide d’amour, comme un affamé mord la main qui lui tend la nourriture.

Elle fouilla dans son sac à la recherche du bipeur. Elle ne pleurait pas. Ses larmes même appartenaient à une autre époque. Le temps où elle regrettait, où elle y croyait encore.

53

Son ultima ratio était doté d’une lunette Nightforce avec réticule lumineux. À cette distance, il n’en avait pas besoin. Le grossissement de l’optique pouvait même être gênant mais cet attirail sophistiqué le mettait en confiance. S’en servirait-il ? Passan ne se posait plus ce genre de questions. Les derniers évènements lui avaient démontré que tout projet, toute préméditation étaient inutiles.

Depuis une heure, perché dans un arbre, vêtu d’un bonnet, un tee-shirt, un jean et une veste de treillis, uniformément noirs, il observait la terrasse située à quelque cent cinquante mètres, à travers ses jumelles à vision nocturne. La faible luminosité résiduelle, amplifiée plusieurs milliers de fois, baignait le décor d’un halo vert qui lui donnait l’impression d’être en opération en Afghanistan. En réalité, il n’était entouré que de façades aveugles, de cours d’immeubles et de jardinets, à peu près aussi menaçants que des stands au Salon de l’horticulture.

Il s’était pourtant placé en position de tir, le doigt sur la détente. Encore une attitude pour se rassurer. Il avait puisé dans son arsenal personnel pour s’armer de nouveau — on lui avait confisqué son calibre. Glock 17 à la ceinture, Sig SP 2022 à la cheville, couteau Eickhorn, glissé cette fois dans son dos. Il n’avait emporté aucun téléphone, ni GPS, ni ordinateur balistique, rien de détectable par des moyens techniques modernes.

Il avait décidé de considérer Guillard comme un ennemi au sens guerrier du terme, équipé, averti, dangereux — et beaucoup plus intelligent que la moyenne.

23 h 30. Rien à signaler sur la terrasse. Calme plat à l’intérieur. La proie était pourtant là, aussi éveillée qu’un nuisible aux aguets. Il savait d’instinct que cette nuit serait le théâtre d’une opération.

Après la troublante entrevue avec Naoko, il avait directement fait dîner les enfants, sans même évoquer la leçon de piano. Il les avait couchés, les confiant à Fifi, en poste dans le salon, face aux moniteurs installés sur la table basse. Les caméras tournaient. Les micros tournaient. Les flics, dehors, tournaient…

La villa était devenue une forteresse inviolable. Du moins il l’espérait.

À 21 h 30, il s’était préparé et Fifi avait fait la grimace en découvrant le sac de sport et la housse de fusil.

— Où tu vas, exactement ?

— T’en fais pas.

— Dès que tu sors de mon champ de vision, je m’en fais.

— Veille sur les garçons : c’est tout ce que je te demande.

À 22 heures, il atteignait les ténèbres silencieuses de Neuilly-sur-Seine. Aux abords du square de Chezy il s’était changé et avait attaqué une première ronde.

L’hôtel particulier de Guillard se trouvait au fond de l’allée bordée de villas et d’immeubles à l’élégance sobre. Grâce à sa clé universelle, Olivier avait franchi la première grille puis s’était avancé à couvert des voitures stationnées. Les deux cerbères étaient là, à fumer sous un réverbère, l’air de s’ennuyer ferme. Quoi qu’il arrive, il avait compris qu’il ferait sans eux. Il connaissait désormais la méthode du prédateur. La plus simple qui soit : la sortie des artistes. À Aubervilliers, il avait filé par le parking à l’arrière des bâtiments. Sa maison devait ménager une issue du même genre.

Passan avait contourné la villa puis s’était aventuré parmi les jardins, les patios, les cours, cherchant un point de vue satisfaisant. Il avait finalement trouvé un marronnier surplombant le mur d’enceinte. Enfoui parmi les frondaisons, il avait une vue parfaite sur le site.

L’édifice était doté d’un étage. Il était déjà venu fouiller la maison quelques semaines auparavant. L’intérieur lui avait plu. Murs blancs. Fenêtres rectangulaires sans balustrade ni balcon. Des pièces épurées, ponctuées de meubles design. Tout cela menait à la plateforme en teck, équipée de mobilier de jardin et d’un vaste parasol de toile blanche. L’ensemble paraissait sortir des pages glacées d’un magazine. Passan devinait que Guillard avait confié l’agencement de sa villa à un professionnel. Le tueur n’en avait personnellement rien à foutre. Il vivait ailleurs. Dans un monde de ténèbres et d’angoisse qui n’appartenait pas à cette réalité. Il aurait pu aussi bien habiter un cabanon de ferrailleur ou la cellule d’une prison.

Nouveau coup d’œil aux jumelles. Toujours rien. La fenêtre de la chambre, sur la droite, restait allumée mais elle était occultée par un store de toile claire. La course de l’après-midi avait peut-être calmé l’animal. Mais non. Sa haine à son égard, sa soif de vengeance — ou encore sa pulsion meurtrière — le pousseraient à sortir. Un vampire au gosier sec. Un prédateur en quête de chair fraîche.

Près de minuit. Il commençait à avoir des courbatures. La question revenait, lancinante : allait-il exécuter Guillard cette nuit, sans l’ombre d’une preuve ni le moindre procès ? Et après ? Pourrait-il encore se regarder dans la glace ? Qu’en penserait Naoko, elle qui le considérait déjà comme un chien enragé ?

Naoko.

L’entrevue dans le jardin l’avait déstabilisé. Jamais il n’avait ressenti aussi fortement l’atmosphère japonaise de son pauvre lopin de terre. Comme si sa femme, enfin, lui avait donné la clé qui ouvre le fusei des jardins zen. Parmi ces mousses mordorées et ces pins brillants, il s’était senti soudain transporté là-bas. À l’époque où ils se photographiaient sur la plateforme du temple Kiyomizu-dera, au-dessus de Kyoto.

Naoko était venue faire la paix. Mais comme d’habitude, elle n’avait pas dit le quart du dixième de ce qu’elle pensait. Il ne lui en voulait pas : il y avait toujours, au fond de son silence, un autre silence. Une zone d’ombre d’une densité particulière, qui ne pourrait peut-être jamais se révéler. C’est ce secret qui les avait accompagnés ce soir, alors qu’ils marchaient sur les pierres flottantes.

Au début de leur relation, Passan, pour faire le mariole, lui avait dit : « Ce que j’aime le plus, c’est votre esprit. » Il mentait, bien sûr. Face à une telle beauté, pas un seul homme ne se serait soucié de sa conversation.

En retour, elle lui avait lancé : « Vous avez tort. Mon esprit est noir. » Beaucoup plus tard, elle lui avait avoué avoir répondu cela pour faire elle aussi l’intéressante.

Pourtant, sans le savoir, tous les deux avaient dit la vérité. Naoko était en effet d’une noirceur absolue — son esprit semblait parfois même absorber toute lumière, à la manière d’un trou cosmique. Et c’étaient ces ténèbres que Passan avait passionnément aimées — comme il avait aimé se perdre dans ses cheveux aux reflets de mort soyeuse.

Il tressaillit tout d’un coup. Une silhouette venait de traverser la terrasse, si furtivement qu’on aurait pu croire à une illusion. Rien n’avait bougé dans la maison : les fenêtres de l’étage étaient toujours éclairées. Aucune porte, aucune fenêtre n’avait claqué.

Passan se cramponna à ses jumelles et scruta le jardin. Confirmation. Une ombre s’enfonçait parmi les arbres. Escaladait le mur d’enceinte. Quand elle parvint au sommet, un rayon de lune passa sur son dos comme un reflet le long d’une lame. Guillard. Entièrement vêtu de noir. Une tenue de soldat-commando, dans le même esprit que la sienne.

Il se coula de l’autre côté puis disparut. Pour réapparaître une vingtaine de mètres plus loin, dans la cour-jardin d’un immeuble. Passan reconnut sa démarche. L’Accoucheur, en route pour le royaume de la nuit.

Le flic le mit en joue mais son index n’effleura même pas la détente.

Il n’était pas là pour ça. Il était là pour suivre son gibier et découvrir ce qu’il avait dans le ventre.

Il se redressa, rangea son fusil modulaire, déplia une jambe pour atteindre à son tour le haut du mur. Il parcourut l’arête, à la manière d’un funambule, rapide et silencieux. Quand il releva les yeux, Guillard s’était évanoui. Passan se laissa glisser de l’autre côté du mur et se mit à courir.

54

Depuis près de trente minutes, il suivait Guillard, à quelques voitures d’intervalle, sur l’A86. Les phares, les réverbères, les enseignes lacéraient la nuit. Mais les ténèbres, au-dessus, étaient plus fortes : le flic avait l’impression de s’enfouir dans un magma noir et compact.

L’assassin s’était faufilé parmi le dédale des cours pour déboucher sur le boulevard d’Inkermann. Aussitôt, il avait braqué une télécommande et réveillé une superbe Classe S, sombre et laquée comme un corbillard.

Prévoyant le coup, Passan avait garé sa Subaru à proximité. Le temps de fourrer son matériel dans le coffre et en avant. Guillard roulait posément selon la limitation de vitesse. Le flic pouvait sentir, à distance, son calme, son sang-froid. Il en avait la certitude : cette fois, au moment de l’affrontement, le tueur ne paniquerait pas.

Nanterre. Gennevilliers. L’Accoucheur se dirigeait vers son terrain de chasse — le 93. Bizarrement, au lieu d’emprunter le boulevard périphérique jusqu’à la porte de la Chapelle, il avait préféré traverser la Seine, partir vers l’ouest et pratiquer une large boucle au sein du 92. Passan, lui, s’efforçait de rouler au même rythme et cette cadence tranquille lui écorchait les nerfs.

Concentré sur la route surélevée, il devinait autour de lui la plaine obscure de la banlieue. Des nuages de fumée, très clairs, presque argentés, s’échappaient d’usines invisibles, dessinant des messages votifs en direction du ciel. Il lui semblait que la terre, sous ses roues, se déréalisait au point de devenir une galaxie lointaine, dont la distance se mesurait en siècles d’industrialisation.

Guillard sortit de l’autoroute pour prendre la D986, droit vers Saint-Denis. Ils regagnèrent l’autre rive. Soudain, le tueur accéléra, quitta l’axe principal et plongea dans un dédale de rues plus étroites. Olivier se mit au diapason, se demandant s’il l’avait repéré. Les lampes à arc lui paraissaient siffler au-dessus de sa tête. Guillard braquait, accélérait, tournait encore. Il ne conduisait pas comme quelqu’un qui cherche à semer un poursuivant, à l’aveuglette. Il suivait, précisément, sa route.

Passan essayait de ménager toujours quelque distance afin de donner le change. Plus le temps de lire les panneaux, ni de s’orienter — l’éclair lui vint que l’autre allait le larguer au beau milieu de cités hostiles et disparaître. Ils traversèrent alors des îlots de pavillons en meulière ; longèrent des boutiques, au pied des cités, volets fermés comme des paupières de fer ; sillonnèrent des quartiers administratifs, hérissés d’immeubles modernes, déjà obsolètes.

Puis ce furent de grandes artères désertes : entrepôts, usines, hangars… Guillard filait à cent kilomètres-heure sans plus respecter aucun feu. Passan suivait le mouvement, phares éteints — les réverbères éclairaient comme en plein jour.

Le paysage changea encore. Terrains vagues. Friches industrielles. Guillard braqua sur la gauche et disparut dans un nuage de poussière. La route n’était plus bitumée. Passan effectua la même manœuvre, dérapant, puis se redressant. Il maintenait sa vitesse mais ne voyait plus rien.

Tout à coup, il pila, manquant d’entrer en collision avec la Mercedes, blanche de scories, arrêtée en travers du sentier. Il sortit de sa Subaru, laissant le moteur tourner. Lentement, il s’approcha, braquant son Glock à deux mains. Les hypothèses cognaient son crâne, en afflux de sang brûlant. Le tueur avait perdu le contrôle de sa bagnole. Il avait buté contre un obstacle. Il avait perdu connaissance…

Passan s’approcha encore. La portière était ouverte, l’habitacle vide.

Autour de lui, les nuages de poussière retombaient. Il tourna la tête et découvrit une enceinte grillagée. Au-delà, un complexe industriel évoquait le centre Georges-Pompidou dans une version de fer, de feu et de fumée. Un énorme martèlement se faisait entendre. Une pulsation qui semblait sourdre de la terre pour entrer directement en résonance avec les nerfs. Le flic comprit que le combat s’était déjà déplacé : Guillard marchait en direction de l’énorme vaisseau constellé de lumières.

Il rengaina et entreprit d’escalader le grillage. Il parvint à l’enjamber et dégringola de l’autre côté. Guillard avait disparu, happé par le site colossal. Des rampes obliques, des cheminées, des silos…

Il prit la direction de l’usine alors que le battement pilonnait la terre. Pas rapides, pas prudents : il s’efforçait de ne pas se casser la gueule parmi les ronces, les détritus, les nids-de-poule.

Toujours pas de Guillard.

Un fracas métallique jaillit sur sa gauche. Un train arrivait — plutôt un convoi de bennes aveugles qui bringuebalaient sur des rails enfouis sous les herbes. Il laissa passer le cortège puis reprit sa course, accélérant encore. Le complexe n’était plus qu’à cent mètres. Des brûlots jaillissaient dans la nuit comme des rots incandescents. Les cheminées évoquaient des ruines fumantes. Les points lumineux, fixés aux tours, aux citernes, semblaient envoyer des signaux vers le ciel. Et le rythme ne cessait pas : bom-bom-bom-bom…

Comme il ralentissait, il vit surgir Guillard sur un escalier circulaire qui s’enroulait autour d’un silo. Avec son costume noir et son crâne blanc, il ressemblait à un prêtre grimpant en chaire. Même à cette distance, un détail lui sauta aux yeux : il portait des gants de nitryle.

Passan empoigna de nouveau son calibre et arma la chambre. Guillard l’amenait sur une nouvelle scène de crime.

Il trouva une porte grillagée entrouverte. Il fonça parmi les canalisations et songea à des racines monstrueuses. Il était perdu. Une puanteur corrosive, asphyxiante, le prit à la gorge. Il abaissa les bords de son bonnet — une cagoule du GIPN —, ajusta les trous sur les yeux et poursuivit sa course. Enfin, il découvrit des marches au pied d’un silo, empoigna la rampe et commença son ascension. Ses pas faisaient trembler les marches, battant à contretemps du cœur de la machine. Il fit un tour complet du cylindre sans savoir s’il montait le bon escalier.

Comme une réponse, Guillard apparut deux anneaux plus haut. Passan repartit, étouffant sous les mailles en acrylique. Un nouveau tour et il scruta l’étage supérieur : rien. Regarde mieux. L’Accoucheur courait sur une passerelle. Un autre tour de réservoir. Hors d’haleine, les poumons brûlants, il parvint lui aussi sur la coursive.

Il releva sa cagoule pour avaler une bouffée d’air. Ce fut pire. L’atmosphère était devenue un poison. Il rabaissa le tissu et braqua ses yeux vers un autre pont emprunté par Guillard.

Il était là. Crâne nu, col mao, poussière blanche.

Il l’attendait.

Par réflexe, Passan leva son arme : le fantôme avait déjà disparu. Il bondit et traversa la nouvelle passerelle. À l’autre bout, plusieurs voies s’ouvraient à lui. Il prit à droite et se faufila parmi une forêt de canalisations. Il dépassa des conduits surmontés de gros volants, comme à bord d’un croiseur de guerre. Il n’était plus à l’étage des racines, mais à celui des veines et des artères.

Une porte entrouverte. Des reflets de flammes contre la paroi…

— Non…, s’étrangla Passan. NON !

Il franchit le seuil, redoutant déjà une nouvelle victime.

Ce qu’il découvrit le stupéfia.

Dans une salle encombrée de tuyaux, Guillard était nu, assis en tailleur : immobile, il brûlait au milieu d’une flaque d’essence. Son crâne était auréolé d’un pourtour de flammes. Sa chair se craquelait, dans une lueur orange et noir. Olivier revit la célèbre image du bonze qui s’était immolé à Saigon, en 1963.

Il rengaina et se précipita vers le brasier, cherchant quelque chose pour l’éteindre. Il ôta sa veste de treillis et frappa le corps à toute force. La fumée redoubla mais les flammes reculèrent. Ne sentant aucune douleur, il tira le tueur de la fournaise. L’homme continuait à brûler.

Il s’acharna, parvenant à étouffer plus ou moins le foyer. Il s’agenouilla et tenta un massage cardiaque. Il se brûla les mains en touchant le torse fumant. Il attrapa de nouveau sa veste, s’en protégea les bras et essaya de nouveau.

Passan ne raisonnait plus. Il frappait mécaniquement la poitrine de Guillard à deux mains, tentant de ranimer son ennemi nu et noir. Alors, l’Accoucheur se redressa d’un coup, lui attrapa la nuque et l’approcha comme pour l’étreindre. À cet instant, il expectora. Du feu jaillit de ses lèvres. Un voile blanc explosa devant les yeux de Passan. Son visage s’embrasa.

Passan se roula en boule sans même pouvoir hurler. Il eut l’impression de plonger dans un lac de lave, des bulles aveuglantes lui dévorant la face. La morsure était au-delà de la douleur : c’était la douleur même qui refermait ses mâchoires sur sa figure.

Dans un coin de son cerveau, il comprit que Guillard avait conservé de l’essence dans la bouche pour en pulvériser son ennemi, à la manière d’un cracheur de feu.

Le piège de l’homme-femme.

De l’homme-flamme…

55

— Comment tu as pu me faire ça ? hurlait Naoko.

Passan avait du mal à la comprendre. À cause de l’accent, aggravé par la colère. À cause de la morphine qu’on lui avait injectée dès son arrivée, et des bandages qui lui enserraient la tête. Mais il était encore conscient : il la voyait faire les cent pas devant son lit de fer, électrique.

Si jamais il avait espéré la moindre compassion, c’était raté.

— Tu m’as toujours menti ! Toujours prise pour une conne !

Il ne bougeait pas. Son visage était couvert de tulle gras, chargé de pommade antalgique. Après avoir essuyé le baiser de feu de Guillard, il s’était évanoui. Quand il s’était réveillé, il était dans une ambulance — les vigiles du site, alertés par le système d’alarme, l’avaient découvert quelques secondes seulement après l’affrontement. Patrick Guillard était déjà mort.

Le flic avait été directement transféré à l’hôpital Max-Fourestier de Nanterre. Les toubibs lui avaient expliqué que ses brûlures étaient superficielles mais qu’il devait rester quarante-huit heures en observation. Olivier n’avait pas réagi : il avait plutôt l’impression d’être cuit à point.

À présent, une perfusion dans le bras, vêtu d’une simple blouse de papier verdâtre, la tête emmaillotée comme une momie, il regardait Naoko s’agiter devant lui.

Dans cette chambre d’hôpital vide, elle ressemblait à une actrice qui serait arrivée sur le plateau avec un jour d’avance. Déjà en costume, alors que le décor n’était pas installé. Autour d’elle, on ne voyait que la misère des murs, la crasse des plinthes, les cloques du plafond. Les infirmiers avaient éteint la lumière — ne filtrait par les stores que la faible lueur de l’aube. Il était près de 6 heures.

— Au fond, tu n’es qu’un salopard paranoïaque.

Hébété, il savourait le subtil décalage de la scène. Du cinéma encore. On avait assigné un rôle à Naoko mais elle se trompait de texte. Au lieu de s’enquérir des blessures de son héros de mari, elle le couvrait d’injures.

Dans une sorte de brouillard, Passan réalisa soudain que la furie aux cheveux noirs s’était tue. Elle marchait toujours, les yeux baissés, se tordant les mains, secouée de convulsions comme sous les chocs d’un défibrillateur.

Il remit une pièce dans la machine :

— Je te remercie pour ton soutien.

— Mon soutien ? fit-elle en écho, toute pâle dans la pénombre.

Elle repartit pour un tour. Au fond, il méritait ce savon. Ce qui avait mis le feu aux poudres, sans jeu de mots, ce n’était pas l’appel en pleine nuit, ni le fait qu’on ait dû secourir son époux au fond d’un site industriel, aux côtés d’un hermaphrodite immolé. C’était Fifi.

Il avait été la chercher à son hôtel et s’était empêtré dans ses explications. Finalement, il avait dû révéler l’épisode des prises de sang. Lorsque Naoko avait compris qu’un homme s’était introduit chez elle, plusieurs nuits, pour prélever le sang de ses enfants, elle avait explosé. Prise d’une espèce de terreur rétrospective, elle se déchaînait maintenant contre Passan.

Il finit par lever la main. Un signe de trêve pour demander la parole :

— Je crois que j’ai compris. Retourne à ton hôtel te reposer.

Sa voix n’était pas enrouée : elle était grillée.

— Me reposer ? répéta-t-elle. T’es cinglé ou quoi ?

— Essaie en tout cas. Ce soir, tu dois reprendre ton tour à la maison.

Elle secoua la tête, consternée :

— Mon tour… T’es vraiment à l’ouest.

Comme saisie par une nouvelle idée, elle se rua sur l’armoire en fer et fouilla les vêtements noircis de Passan. Ces seuls gestes suffirent à instiller dans la chambre une odeur écœurante de tissu calciné, de cendre froide.

Elle se tourna vers lui, mi-triomphante, mi-pathétique, brandissant ses clés :

— Tu ne fous plus les pieds à la maison.

Quand Naoko se raccrochait à des détails domestiques, c’était le signe qu’elle était au bord du gouffre. Souvent, il avait eu l’impression qu’une fournée de linge à laver ou un réfrigérateur à dégivrer l’avait sauvée du suicide par seppuku.

— Tu peux dire à Fifi de venir ? demanda-t-il de sa voix de corde.

Elle hésita. La rage tomba de ses traits. Sa peau avait cette pâleur caillée, presque jaunâtre, des masques de bois japonais. Dans ces moments-là, son visage paraissait aussi plat qu’une feuille de papier, avec quelques traits sommaires en guise d’expression.

— Tu me jures que tout est fini ? reprit-elle une octave plus bas. Les enfants ne craignent plus rien ?

— Je te le jure.

Dans la demi-clarté, il pouvait voir ses lèvres frémir.

— Essaie de dormir, murmura-t-elle en ramassant son sac par terre.

La porte se referma.

Le fait d’être hospitalisé dans ces lieux avait quelque chose d’ironique. En réalité, il connaissait bien l’endroit, quand il s’appelait encore la Maison de Nanterre. À l’époque, on y accueillait — ou plutôt on y détenait — tout ce que l’ouest de Paris et les Hauts-de-Seine comptaient de loqueteux, de mendiants, d’agonisants. Un lieu de sinistre légende qui avait préservé durant des décennies une cour des miracles issue d’une autre époque.

C’était là que les gosses de la DASS, affiliés aux foyers du 92, subissaient chaque année leur visite médicale. Olivier se souvenait des salles carrelées, des voûtes de pierre, de la galerie ouverte. Des courants d’air qui leur glaçaient les os alors qu’ils attendaient leur tour, en slip, dans l’antichambre du cabinet du médecin. Sans oublier les pensionnaires permanents, édentés, hallucinés, qui écrasaient leur trogne contre les fenêtres en se masturbant avec frénésie.

La porte s’ouvrit : Fifi, en vrac. Passan remarqua ses pupilles étrécies. Il se demanda si le flic n’avait pas repris l’héroïne comme d’autres reprennent la cigarette sous l’effet d’un stress.

— Ça va ? demanda nerveusement le punk.

— Ça va.

— Naoko m’a dit que tu voulais me voir.

— Juste un service. Il faut que tu me trouves un soum.

— Un sous-marin ?

— Tu fous tous les moniteurs de la maison à l’intérieur. Je ne veux pas que Naoko voie les écrans. Appelle Super Mario, il y installera le merdier.

L’OPJ tenait une clope allumée entre les doigts, au mépris de tout règlement.

— Je comprends pas. On arrête pas la vidéosurveillance ?

— Je veux des certitudes.

— C’est pas Guillard qu’a fait le coup ?

— Je n’en sais rien. Quand je l’ai vu griller comme un bonze, assis en tailleur, j’ai compris qu’il n’en pouvait plus. De son corps monstrueux, de cette folie qui le poussait à tuer, de cette menace aussi qu’un jour ou l’autre, je le coince… Il voulait mourir et m’éliminer en même temps. Pas effrayer Naoko. Pas se venger sur les garçons. Quelque chose déconne dans cette histoire…

Fifi ne répondit pas. Il paraissait avoir du mal à digérer les nouvelles infos.

— D’autres trucs ne collent pas, reprit Passan de sa voix de papier de verre. Des problèmes de dates. Les prises de sang ont commencé il y a plusieurs semaines. Bien avant Stains.

— On sait tout ça. Guillard pouvait avoir des idées de vengeance depuis longtemps.

— Ça ne cadre pas avec la prudence du personnage. Et n’oublie pas qu’il venait d’enlever Leïla Moujawad. Il devait avoir d’autres chats à fouetter.

— Donc ?

— On poursuit la surveillance.

— Tu préférerais pas déménager ?

— S’il y a quelqu’un d’autre, ce n’est pas un problème d’adresse. Des nouvelles de Levy ?

— Que dalle. Soit il est loin, soit il est sous terre.

— Tu trouveras le soum ?

Fifi se passa la main sur le visage et tira une taffe. Ses pommettes grêlées d’acné luisaient sous les rayons naissants du soleil. Ses yeux brillaient d’un éclat fiévreux.

— Je vais me démerder, fit-il enfin en ouvrant la fenêtre et en balançant son mégot d’une chiquenaude.

— Naoko ne doit rien savoir. Je peux compter sur toi ?

— C’est absurde, je la ramène. Elle va voir les écrans dans le salon, les câbles, les installations.

— Tu lui dis que tout sera enlevé dans la matinée. À partir de maintenant, la surveillance s’effectue à l’extérieur de la baraque. Capisce ?

Fifi acquiesça, sans conviction.

— Et tu retires la caméra dans sa chambre. J’ai pas envie que les gars matent ma femme à poil.

— C’est tout ?

— Non. Je veux deux flics devant l’école et des mecs pour filer Naoko. On renforce le dispositif.

— Je comprends pas. Ça continue ?

— Je ne prendrai plus le moindre risque. Je peux compter sur toi ?

Le punk s’approcha du lit, à contre-jour, et lui pressa l’épaule.

56

Les voies défilaient à travers le pare-brise. Routes, échangeurs, ponts suspendus : ce paysage, totalement désert, évoquait un réseau inutile, absurde, qui ne menait nulle part et ne servait à personne. Le soleil naissant était impur, comme du cuivre sale, et donnait aux nuages effilés la couleur du tabac brun. Au loin, on voyait des îlots de pavillons en meulière, des mers d’habitations indistinctes, des forêts de tours, dressées dans la lumière rougeoyante comme des arbres en feu.

Au Japon, les routes et les autoroutes semblent toujours percer une forêt, s’immiscer dans un domaine verdoyant, déranger la nature. Ici, la vie végétale est morte depuis longtemps. Les rares arbres, les parterres de gazon, les bosquets déplumés ressemblent au contraire à des intrus qui n’ont plus leur place dans le décor.

Naoko regrettait son attitude. Le moins qu’on puisse dire, c’était que son agressivité ne cadrait pas avec la situation. Le père de ses enfants avait failli mourir et elle n’avait su que l’engueuler comme un gamin pris en flagrant délit de mensonge. En français, on disait : « Il ne faut pas tirer sur l’ambulance. » Elle l’avait carrément plastiquée.

Elle revoyait Passan. Son visage noirci, boursouflé sous les bandages. En réalité, elle avait été submergée par la tristesse — et aussi par son impuissance. La meilleure défense, c’est toujours l’attaque.

— Il m’a dit qu’il risquait d’être mis en examen, c’est vrai ? demanda-t-elle tout à coup à Fifi.

— C’est la procédure normale. T’en fais pas. Tout va bien.

Elle ravala ses sanglots. Toujours cette volonté de la rassurer, de la réconforter, même s’il fallait l’infantiliser, lui raconter n’importe quoi.

— On est sûr que c’est bien ce type qui a attaqué la maison ?

— Certain.

Fifi ne mentait pas mieux que Passan. Ils ne croyaient pas que le danger ait disparu. Ils ne pouvaient pas affirmer que l’homme brûlé cette nuit était l’intrus de la villa. Mais au lieu de partager leurs doutes avec elle, ils continuaient à bluffer.

— Il n’y aura donc plus jamais de problèmes chez nous ? insista-t-elle.

Le punk botta en touche en ricanant :

— Ça dépend de ce que tu appelles des « problèmes ».

— Un singe écorché dans mon frigo. Un vampire qui saigne mes enfants.

— Tout ça est mort et enterré avec Guillard.

Pas la peine d’insister.

— Comment a-t-il pu me cacher ça ?

— Tout ce qu’il a fait, il l’a fait pour toi.

Elle laissa échapper un rire sec, puis asséna d’un ton définitif :

— Je ne veux plus de cette vie.

Cette vie. Au départ, le projet avait été valeureux. Passan agissait au nom de la justice. Il arrêtait les méchants, protégeait la société, défendait les valeurs de la République. Mais cette vocation était devenue un métier, et ce métier était devenu une drogue. Le Bien était désormais pour lui une valeur abstraite alors que le Mal était sa réalité de chaque jour.

— Je prends le circulaire, ça te va ?

Elle hocha la tête en silence.

Ils longèrent le quartier de la Défense. Un désert de schiste, de quartz et d’autres minéraux dont la composition chimique intégrait toujours la réfraction et la luminescence. Les fossiles d’une ère déjà révolue.

Coup d’œil à sa montre. Près de 7 heures. Complètement déboussolée, elle avait fait appel, une fois de plus, à Sandrine. En l’espace d’une nuit, ses enfants avaient été gardés par Gaïa, puis par un flic armé, alcoolique et camé. Ils avaient croisé leur père, qui s’apprêtait à tuer un homme. Bientôt, ils se réveilleraient auprès de Sandrine, dont la présence ne reposait sur aucune explication valable. N’avait-elle rien de mieux à leur proposer comme stabilité familiale ?

Une certitude : quels que soient les risques, elle ne déménagerait pas.

Même si Guillard n’était pas leur agresseur, même s’il restait une possibilité pour que la menace perdure, elle ne décamperait pas. Elle ferait front, avec ses enfants. Et sans doute d’autres flics dans les parages. Elle était sûre que Passan, malgré ses promesses, n’abandonnerait pas la surveillance de la maison.

De nouveau, furtivement, la tentation traversa son esprit. Retourner à Tokyo avec les garçons, à des milliers de kilomètres de cette violence. Les yeux brouillés de larmes, elle ne voyait plus le paysage. Tout semblait troublé, diffracté. Non. Ce n’était pas la solution. Ça ne le serait jamais. Les kilomètres n’avaient jamais résolu les problèmes. Et d’ailleurs, elle ne pouvait se fuir elle-même.

Rentrer à Tokyo, c’était rouvrir sa propre boîte de Pandore.

La voiture stoppa. Elle s’extirpa de ses pensées comme on se réveille d’un mauvais rêve. Elle reconnut, à travers ses larmes, le portail de la villa.

Sans ironie, la voix de Fifi annonça :

— Voilà. On est arrivés. Terminus.

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